La gentiane jaune (Gentiana lutea)

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Synonymes : grande gentiane, gentiane officinale, quinquina d’Europe, quinquina indigène, quinquina des pauvres, jansonna, jouvansanne, lève-toi-et-marche, etc.

Inconnue de Théophraste et des Hippocratiques, la gentiane aurait été remarquée par un roi régnant sur l’Illyrie, actuelle Albanie, et, comme souvent, lui aurait donné son nom, Gentius (ou Gentios), après en avoir découvert les pouvoirs curatifs. Voilà… Paf ! C’est dit !
Faisons intervenir Fournier : c’est une « étymologie probablement légendaire et purement artificielle ; ce que l’on sait de ce Gentius s’accordant mal avec des préoccupations de phytothérapie. Aussi le Dr H. Leclerc préfère-t-il attribuer l’origine de ce nom à un médecin de l’Antiquité, par ailleurs inconnu » (1). Et, en effet, Leclerc n’en révèle pas l’identité dans son Précis de phytothérapie. Le mystère reste donc entier, même s’il est vrai que dès Dioscoride déjà on associe la gentiane à Gentius. Bref. Passons outre. Dioscoride et Pline indiquent qu’on fait, de leur temps (Ier siècle après J.-C.), un emploi courant de la gentiane jaune (morsures de serpents, maladies hépatiques et stomacales, maux oculaires, ulcères, « chutes graves et leurs suites »… ce qui rappelle immanquablement l’arnica…). Galien, au siècle suivant, en fait une plante efficace pour purger, drainer et nettoyer les mauvaises humeurs. Il est dit que les Romains prônèrent les qualités de la gentiane après l’invasion de la Gaule, à condition de savoir laquelle : la Gaule transalpine sous domination romaine dès – 121 avant J.-C. ou la Gaule de la Guerre des Gaules (- 58 à – 50 avant J.-C.) ? Dans tous les cas, la médecine romaine était bien informée au sujet de la gentiane connue de quelques siècles à peine du temps de Dioscoride, Pline et Galien. C’est étonnant qu’ils ne l’aient pas rencontrée auparavant, sachant que la pharmacopée de l’ancienne Égypte comptait au moins une gentiane. Mais peut-être n’était-ce point la gentiane jaune. Qu’importe, ça aussi, c’est dit.

Au Moyen-Âge, bien peu d’informations à formuler au sujet d’un emploi thérapeutique de la gentiane jaune. Chez Avicenne, tout d’abord, qui la qualifie de diurétique, d’emménagogue et de fébrifuge. Puis chez Hildegarde, qui la conseille en cas d’insuffisance cardiaque et d’ulcère stomacal, mais je me demande si sa Gentiana a bien été identifiée correctement… Enfin, dernière figure médiévale, Albert le Grand donne la gentiane bonne contre les obstructions hépatiques et la frigidité (atonie) stomacale.

Depuis longtemps réputée comme un puissant stimulant des fonctions digestives, la gentiane restera indétrônable comme fébrifuge par excellence et ce même après l’introduction du quinquina dans la pharmacopée en 1639. Bien que puissant, le quinquina n’aura pas exactement eu raison de la gentiane, puisque cette espèce sud-américaine, relativement rare au XVII ème siècle en France, était vendue à un prix exorbitant, ce que le monopole pesant sur le quinquina a sans doute favorisé. Bref, avant cela, on rencontre la grande gentiane jaune chez de nombreux auteurs. Pour Matthiole, elle est surtout diurétique, emménagogue, vermifuge, antidote des piqûres de scorpions, mais aussi fébrifuge. Au même siècle, Léonard Fuchs et Jérôme Bock n’en font « pas un moindre éloge ». Un peu plus tard, on voit un Olivier de Serres s’intéresser à son cas. Tonique et vermifuge, elle serait, selon l’agronome, apte à aider à l’enfantement. Puis, Gesner, Paulli, Boerhaave, etc. (et Matthiole avant eux) la considèrent comme un puissant fébrifuge contre les fièvres tierces et quartes, mais sans doute pas aussi puissant qu’ils l’imaginaient, si on compare son action à celle du quinquina, même si Boerhaave écrira en 1727 qu’avant le quinquina, elle seule pouvait guérir la fièvre quarte. Mais, alors, cela fait presque un siècle que le quinquina est connu en métropole, et il jouit d’un prestige particulier puisqu’on le dit apte à faire cesser les accès paludéens et à guérir du paludisme. Il serait donc désormais admis que le quinquina s’occuperait des « grosses » fièvres et la gentiane des « petites ». Mais non, rien n’y fait, de farouches opposants aux détracteurs de la gentiane qui ne jurent que par la quinine, vont continuer l’utilisation de la gentiane pour ses qualités fébrifuges. C’est le cas de Julia de Fontenelle (1836) qui obtient de nombreux succès sur les fiévreux grâce à la poudre de racine de gentiane. Alibert (1826) et Cazin (1858) argumentent en sa faveur et prônent l’intérêt que l’on peut porter à une plante que les découvertes « exotiques » ne peuvent déprécier. Rappelons que Cazin oriente son monumental travail (Traité pratique et raisonné) en direction des plantes indigènes, en particulier celles dont on peut utilement se servir à la campagne, comme il l’explique dans l’introduction de cet ouvrage. Et Cazin, avant de devenir un rat des champs, était un rat des villes ayant longuement œuvré dans le Nord-Pas-de-Calais où, de son temps, les fièvres paludéennes y étaient encore assez souvent fréquentes. Aussi, quand il dit que la gentiane jaune est un « fébrifuge relatif », il n’a pas tort, et des recherches menées au début du XX ème siècle en Corse, lui donneront raison, à titre posthume. En effet, il a été rendu compte que l’un des principes actifs de la gentiane, la gentiopicrine, peut remplacer la quinine quand celle-ci fait preuve de son inefficacité, en portant son action sur les hématozoaires du paludisme. Peu après, en 1912, l’abbé Kneipp écrit les paroles suivantes : « Quiconque possède un petit jardin doit y cultiver la sauge, l’absinthe et la gentiane ; il aura ainsi sa pharmacie sous la main ». De toute évidence, le bon père appréciait l’amer, mais semblait ignorer que la gentiane jaune ne se cultive que très difficilement et, encore, pas partout. Nous aurons longuement l’occasion de nous y attarder un peu plus bas. Quoi qu’il en soit, à défaut de gentiane, la petite centaurée peut utilement la remplacer au sein du trio de choc proposé par l’abbé Kneipp.

Toute plante, pour peu qu’on l’ait considérée comme une panacée, draine après elle des récits légendaires, quand ils ne sont pas fortement entachés de magie. Rappelons-nous qu’Olivier de Serres donnait la gentiane comme apte à favoriser l’enfantement, chose qui semble souligner, par son aptitude gaillarde, une grande vitalité, détail remarquable, d’autant que du temps de cet éminent agronome, bon nombre de Français vivaient moins vieux qu’une gentiane. Comment ne pas imaginer alors que cette plante, vivant parfois sur de revêches escarpements pierreux ne puisse pas contenir en elle une substance accordant la jouvence (cf. ses noms vernaculaires de jouvansanne, jansonna et, peut-être, lève-toi-et-marche). N’est-ce pas ce que le docteur Leclerc semble indiquer, lorsqu’il relate les observations d’Agricola : il « rapporte qu’un vieux médecin affirmait, d’après sa propre expérience, qu’il suffisait de prendre chaque jour un fragment de sa racine pour parvenir, en parfaite santé, à une extrême vieillesse » (2). Serait-ce elle, cette plante si précieuse vantée par Murray, qui, prolongeant la vie, favoriserait aussi les pouvoirs amoureux et les retours d’affection ? « Versée dans l’eau du bain, nous dit Michel Lis, la poudre de racine de gentiane active la puissance sexuelle » (3). Et l’on sait à quel point l’amour provoque la vie. Chose entendue, la racine de gentiane pilée a été utilisée dans des cas de désenvoûtement. On ne sait jamais, qu’un malandrin veuille empêcher la vie… D’ailleurs, la gentiane a été l’ingrédient de nombreuses recettes dont les noms ne sont pas, pour certains d’entre eux, sans rappeler un caractère « magique », tant ils semblent issus d’anciens âges : l’orviétan, la thériaque, le mithridate, le diascordium, l’opiat de Salomon, et tant d’autres encore (eau générale, teinture de Wytte, élixir de Stoughton, fébrifuge français composé d’1/3 de camomille, d’1/3 de tan de chêne et d’1/3 de racine de gentiane, etc.).

La grande gentiane jaune est une plante vivace assez fréquente dans tous les massifs montagneux. Du moins est-ce ainsi que je l’ai rencontrée dans les Alpes, le Jura et le Massif Central. Mais elle existe aussi dans les Pyrénées, les Vosges et les Cévennes. Son sol de prédilection est surtout de nature calcaire : pelouses alpines de moyenne et haute montagne (2500 m d’altitude au maximum), prairies riches et humides (parfois marécageuses), à la limite des bois clairs (c’est vrai qu’il ne me souvient pas avoir jamais rencontré une grande gentiane en sous-bois).
La racine de la gentiane, grosse, charnue et volumineuse (dans son grand âge), s’enfonce profondément dans le sol, parfois à plus d’un mètre. Elle est aussi longue que peut l’être sa tige ronde, creuse, de l’épaisseur d’un doigt (le pouce, pas l’auriculaire ^^). Ses feuilles d’un vert glauque sont, à la base, particulièrement étendues (30 cm de longueur sur 15 cm de largeur). Puis au fur et à mesure qu’elles grimpent sur la tige, leur taille s’amenuisent, jusqu’à former des « coupelles » au creux desquelles des fleurs jaunes en corolle, ne dépassant pas 2 cm de diamètre, apparaissent.

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La gentiane jaune en phytothérapie

Ce que la gentiane recèle de plus précieux se cache dans le sol. Sa racine épaisse, blanchâtre à l’intérieur, spongieuse, brunissant par la dessiccation et perdant les 2/3 de son poids par la même occasion, constitue essentiellement l’arsenal médicinal de la gentiane jaune. Cette racine est caractéristique du fait qu’elle ne contienne pas d’amidon et très peu de tanin (ce qui fait d’elle une espèce peu astringente et donc peu irritante). En revanche, on y rencontre un principe odorant (essence aromatique) et un principe pigmentaire de couleur jaune (xanthone), de la pectine, du mucilage, une catécholamine du nom d’oxytyramine, etc.
Ceux qui connaissent les apéritifs élaborés à base de racine de gentiane ne sauraient oublier l’amertume qui s’en dégage, liée à un principe très amer, la gentiopicrine, que les papilles gustatives peuvent déceler à la proportion d’1/1000000 ème !

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique générale (stomacale, nerveuse, circulatoire), fortifiante
  • Apéritive, digestive, cholérétique, cholagogue, sialagogue, draineuse hépatobiliaire, anti-émétique, vermifuge
  • Dépurative, fébrifuge
  • Antiseptique
  • Antirhumatismale
  • Leucocytogène
  • Antidépressive

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère digestive : perte d’appétit, atonie gastro-intestinale, dyspepsie, dysenterie, diarrhée, douleur gastrique, flatulences, pesanteur stomacale, pyrosis, parasites intestinaux (oxyures)
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance hépatique, jaunisse, atonie hépatobiliaire
  • Fatigue générale, anémie, convalescence, fatigue après infection, asthénie, scorbut, faiblesse musculaire
  • Fièvre, accès paludéen
  • Rhumatisme, goutte
  • Œdème
  • Toux persistante
  • Plaies gangreneuses, atones, infectées, blessure, inflammation cutanée
  • Problème de sommeil, anxiété, humeur dépressive, tendance au cafard, manque de confiance en soi

Modes d’emploi

  • Décoction puis infusion de racine
  • Macération à froid de racine
  • Macération vineuse
  • Macération alcoolique
  • Poudre de racine
  • Sirop
  • Teinture-mère

Précautions d’emploi, contre-indications, autres usages

  • Toxicité : aux doses physiologiques normales, la gentiane n’est pas considérée comme toxique. Cependant, en cas d’abus, divers désordres peuvent survenir : sensation de malaise, douleur épigastrique, maux de tête, migraine, vomissement, nausée, agitation, contractions nerveuses et musculaires, saignement de nez, éblouissement, sorte d’ivresse et de narcotisme. L’apparition de ces phénomènes est d’autant plus probable que la racine aura été employée fraîche.
  • Contre-indications : il est déconseillé d’employer la gentiane jaune dans les cas suivants : tendance à la stase sanguine, épistaxis, hémorragie stomacale, irritation gastrique plus ou moins vive, grossesse.
  • Espèce proche : la gentiane ponctuée (G. punctata).
  • Faux ami : il existe une autre espèce alpine occupant les mêmes stations que la gentiane jaune et qui lui ressemble beaucoup, surtout en dehors des périodes de floraison : le vératre blanc (Veratrum album). Chez l’une et l’autre espèce, les individus âgés permettent de faire une nette distinction : fleurs jaune d’or pour la gentiane, verdâtres chez le vératre. En revanche, chez de jeunes sujets non fleuris la confusion reste possible. Mais il est permis de déterminer à coup sûr qui est quoi : les feuilles du vératre sont légèrement poilues, ne sentent pas bon (surtout si on les froisse entre les doigts) et, signe imparable, elles ne sont pas disposées de la même façon que celles de la gentiane sur la tige. Chez cette dernière, les feuilles sont dites opposées, alors que celles du vératre sont alternes. On ne peut faire l’économie d’un tel « détail », la phytothérapie ne pouvant se concevoir sans une solide base botanique. On n’attirerait pas l’attention sur le statut de faux ami du vératre si ce dernier n’était pas une espèce toxique dont même l’ingestion de graines peut causer la mort. Il existe beaucoup de plantes aux ressemblances morphologiquement proches dans la nature. Pensons, par exemple, au lamier blanc, jamais bien éloigné de l’urticante ortie. Dans ce cas-là, le lamier se place sous le patronage de l’ortie afin de ne pas être brouté (ou simplement cueilli). Or, en montagne, gentiane jaune et vératre blanc ne sont pas consommés par les bovins qui paissent dans les pâturages. Aussi, difficile de savoir qui protège qui, à moins qu’il n’y ait, entre ces deux plantes, une relation de protection mutuelle qu’il reste à découvrir. Mais revenons-en à nos moutons…
  • Récolte : le jour où vous irez récolter, à l’aide du croc adapté, votre propre racine de gentiane au fin fond des Alpes n’est pas arrivé, et n’arrivera sans doute jamais. Tout d’abord parce que la gentiane jaune est une espèce protégée, il est donc interdit de la cueillir sur le territoire français. Mais il en fut, autrefois, tout autrement. En effet, la gentiane fut l’objet d’un arrachage abusif pendant de longues décennies, tant et si bien que l’espèce a régressé en maints endroits. Forte de sa réputation, la gentiane a vécu une mésaventure similaire à celle de l’arnica. Une demande importante s’est accompagnée de tentatives de culture en plaine, mais elles ont viré à l’échec. C’est pourquoi des zones sauvages d’altitude ont été dévastées afin d’en extraire cette plante des cimes, au plus près de la demeure des dieux. Si sa culture était opérante, « quel cultivateur accepterait d’attendre 10 à 20 ans le produit de son labeur » ? (4). Pourtant, d’autres l’on fait, avec le noyer et l’olivier, mais il est vrai que leur culture est bien moins délicate que celle de la gentiane. Une culture longue et hasardeuse n’est pas engageante, parce que, si la gentiane vit très longtemps (50 à 60 ans), elle possède un cycle végétatif très lent et peut attendre 10 à 20 ans avant de fleurir pour la première fois, ce qui lui permet enfin d’être très prolifique en graines (un seul pied peut en produire 10000 dans l’année). Or si on arrache une gentiane n’ayant pas encore porté de fleurs, on lui dénie le droit de se reproduire. Avant même que l’espèce soit protégée, Fournier, dans les années 1940, préconisait de n’arracher que les plants très âgés et dont le diamètre de la racine est supérieur à plusieurs centimètres (la taille du poignet). Autrement dit, des gentianes dans la force de l’âge. Aujourd’hui, la cueillette sauvage est donc interdite, parce qu’après de nombreuses dérives (de biopiraterie, soyons clair), la gentiane est devenue çà et là en voie d’extinction. C’est également ce qui se produirait si une réglementation n’imposait pas de rejeter à l’eau la truite dont la taille n’est pas réglementaire. Dans l’ancien temps, Cazin conseillait d’attendre l’automne pour se livrer à l’arrachage de la racine de gentiane. Puis, sans la laver, on la mondait simplement, puis on la découpait en rondelles avant de la faire sécher. Il précise aussi qu’au XIX ème siècle, il y avait lieu de se méfier de la racine de gentiane vendue en herboristerie, car des inversions dues à la négligence faisaient passer des racines de belladone, d’aconit et de vératre pour celle de la gentiane ! Mais soyez sans crainte, car la gentiane dont on use aujourd’hui en phytothérapie est issue de cultures (en altitude !). On ne peut donc que suivre le conseil laissé par Pierre Lieutaghi dans son Livre des bonnes herbes : « L’herboristerie livre généralement un produit de bonne qualité […] et il sera plus facile pour l’habitant des plaines de s’y approvisionner que de préparer une expédition vers les cimes ! » (5).
  • La gentiane jaune est, comme on l’a dit, extrêmement amère. Le miel atténue généralement cette amertume.
  • La racine de la gentiane entre dans la composition de nombreuses boissons apéritives et digestives à base d’alcool : Suze (Suisse), Picon (Marseille), Salers (Corrèze), etc.
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    1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 455
    2. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 134
    3. Michel Lis, Les miscellanées illustrées des plantes et des fleurs, p. 68
    4. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 256
    5. Ibidem, p. 257

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Le fragon petit houx (Ruscus aculeatus)

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Synonymes : petit houx, faux houx, houx frelon, houx bâtard, fragon épineux, fragon piquant, buis sauvage, buis piquant, myrte épineux, myrte sauvage des Anciens, épine de rat, fisse-larron, brusc bruc, housson, plante des jambes légères, etc.

Comme nous le voyons par la liste ci-dessus, on n’a pas chômé pour attribuer au fragon une multitude de noms vernaculaires. Notons au passage que l’épine de rat se retrouve dans le nom allemand de la plante, maüsedorn (= épine de souris). Quant à l’anglais, il l’affuble d’un très surprenant butcher’s broom (= balai de boucher. Pour en comprendre la signification, rendez-vous ICI) ! En italien, il est plus proche du nom latin du fragon, avec son bruscolo. Fournier nous explique que « ruscus était déjà le nom latin de ces plantes dans l’Antiquité. Quant à fragon qui apparaît au XII ème siècle sous la forme fregon, il dérive de ruscus, souvent transformé postérieurement en bruscus, d’où frisgones dans les glossaires du Moyen-Âge » (1). Une hypothèse faisant remonter le mot fragon au celte existe également : frisgo ou frisco, qui semble signifier « houx ».

Dioscoride avait déjà relaté les vertus diurétiques du fragon et son action dissolutive sur les lithiases urinaires. Il le disait aussi bon pour provoquer les règles. Il procédait à des macérations vineuses de baies et de « feuilles » (nous verrons plus loin pourquoi je mets ce mot entre guillemets), ainsi qu’à des décoctions de racines. Il relève aussi l’emploi culinaire des jeunes pousses. Pline, qui n’en dit pas davantage, l’appelle myrte épineux (on se demande bien où il est allé chercher ça…).
Au Moyen-Âge, les médecins arabes « semblent avoir de bonne heure utilisé ces mêmes propriétés, car la plante figure dans les plus vieilles listes de simples recueillies par les incunables » (2). Mais c’est bien peu de chose. En revanche, du milieu du XVI ème siècle jusqu’au début du XVIII ème siècle, on s’applique à en poursuivre le portrait thérapeutique. En 1554, Matthiole conforte Dioscoride en reprécisant les propriétés diurétiques du fragon. Mais nous restons là dans le domaine du raisonnable, contrairement à ce qui va maintenant suivre. Le petit houx « fut, de la part des médecins de [l’école de médecine] de Montpellier, l’objet d’éloges où l’on discerne difficilement la part de la légende et celle de la réalité. C’est ainsi que Lazare Rivière raconte qu’un mendiant, atteint depuis trois ans d’une volumineuse ascite, fut guéri après avoir pris, sur le conseil d’une bonne femme de la campagne, une décoction de petit houx pendant un mois. Barthélemy Chabrol, affirme avoir vu une ascitique qui, après avoir copieusement usé de la racine de petit houx, rendit sans interruption par la vulve environ 80 livres de sérosité [soit environ 40 kg !]. Non moins merveilleux est le cas cité par Jean Bauhin : c’est celui d’une tisserand des environs de Montbéliard dont l’hydropisie avait envahi les pieds et l’abdomen et dont le scrotum avait atteint le volume d’une tête d’enfant : une décoction de petit houx et de fenouil le délivra si bien qu’il put venir à pied exprimer sa reconnaissance à Bauhin » (3). Alors ? Fantasme ou réalité ? Tout ceci semble époustouflant et grandiose, tandis qu’un peu plus tard, Pitton de Tournefort, plus sage, évoquera les pouvoirs du petit houx « propres à emporter les obstructions des viscères et à faire passer les urines ». Si le petit houx est si efficace que ça, comment expliquer que, par la suite (XVIII ème – XIX ème siècles), on n’en entende plus parler ? En tout cas, la médecine populaire continuera à en faire un large usage, le fragon étant l’une des plantes très communément recommandées contre la goutte, les œdèmes, les calculs, les maladies des voies urinaires, les engorgements viscéraux, l’ictère et, chose peu fréquemment dite, la carence en fer. Là encore, j’ignore en quoi cela peut être une réalité. En revanche, cet élément entre en parfaite résonance avec le statut de plante de Mars qu’on a attribué au fragon selon l’astrologie médicale. En effet, le métal associé à Mars est bien le fer. Quelles autres signatures la plante offre-t-elle permettant d’asseoir ce statut de plante martienne ? Les plantes de Mars sont réputées pour leurs racines médicinales, voilà qui tombe bien car seul le rhizome du fragon présente un intérêt thérapeutique. Des racines, donc. Rubéfiantes, qui plus est. A ma connaissance, celles du fragon ne le sont pas. Les plantes de Mars sont aussi des plantes épineuses. Là, c’est mieux. On appelle le fragon myrte épineux, et ce n’est pas pour rien. Il est ligneux, coriace, robuste, piquant, tout à fait typique de Mars. Poursuivons. Une plante de Mars est remarquable par l’âcreté de son bulbe. S’il n’est pas ici question de bulbe mais de rhizome, celui-ci est bel et bien âcre. Le fragon expose également d’évidentes signatures visuelles : des « feuilles » en forme de fer de lance et des baies rouge écarlate rappelant bien évidemment Mars. En dehors de cela, on peut dire sans l’ombre d’un doute que le fragon entretient une réelle relation avec le sang, en particulier avec sa circulation. L’intrépidité et la témérité de Mars, la planète rouge, y sont-elles pour quelque chose ?

Arbrisseau semper virens, le fragon est présent sur trois continents (Afrique du Nord, Asie, Europe). En France, il est surtout localisé au sud et à l’ouest, et çà et là dans le centre (forêt de Fontainebleau, par exemple), appréciant les stations sèches et plutôt calcaires bordant l’Océan atlantique et la Mer méditerranée. Il habite les bois et les coteaux arides, les haies, parfois les falaises maritimes. Un rhizome trapu de couleur gris jaunâtre porte un faisceau de tiges vertes formant un ensemble de 20 à 70 cm de hauteur. Chaque tige porte des cladodes de 2 à 3 cm de longueur qui s’apparentent à des feuilles, mais qui n’en sont pas : il s’agit de rameaux aplatis en forme de feuille, ovales et terminés par une pointe aiguë. Quant aux feuilles, les vraies, sous forme d’écaille, elles sont à peine visibles. Sur la face supérieure de ces cladodes, on trouve entre septembre et avril, de petits fleurs étoilées de 4 à 5 mm et dont la couleur varie du verdâtre au violet. Chacune d’elles est composée de six pièces florales (trois grandes et trois petites) dont on ne sait s’il s’agit de sépales ou de pétales. Aussi les appelle-t-on tépales. Des baies rouges d’1 cm de diamètre apparaissent ensuite.
Joliment décoratif, le fragon petit houx, par son vert sapin et son rouge écarlate, exprime à merveille les couleurs de Noël.

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Le fragon en phytothérapie

Les baies, cladodes et racines du fragon ont quelquefois été employés, mais la partie médicinale majeure du fragon réside dans son rhizome de saveur âcre et un peu amère. Il contient avant tout des saponosides (donnant ruscogénine et néoruscogénine), des stérols, des flavonoïdes, du benzofurane, une résine, une essence aromatique, enfin du potassium et du calcium.

Propriétés thérapeutiques

  • Veinotonique, vasoconstricteur veineux (le plus puissant connu à ce jour, bien davantage que le marronnier d’Inde), préventif des thromboses, antihémorroïdaire, anti-inflammatoire veineux
  • Anti-œdémateux, sudorifique, diurétique éliminateur de l’acide urique
  • Fébrifuge léger (concerne les cladodes)
  • Apéritif
  • Tonique cutané, émollient

Usages thérapeutiques

  • Prévention et traitement des troubles veineux fonctionnels des membres inférieurs : insuffisance veineuse (gonflement, démangeaisons, jambes lourdes, crampe nocturne du mollet), varice, œdème, hémorroïdes, engelure, impatience nocturne, séquelle de phlébite
  • Hypotension orthostatique (chute de tension brutale lorsqu’on se lève)
  • Douleurs prémenstruelles, affections utérines, troubles de la ménopause
  • Lithiases urinaire et rénale, oligurie, urémie, goutte, arthrite
  • Adénite
  • Ictère
  • Atténuation des cernes
  • Engorgements viscéraux atoniques
  • Ulcères cutanés

Modes d’emploi

  • Décoction de rhizome
  • Infusion de racines
  • Infusion de cladodes (4)
  • Sirop des cinq racines (c’est-à-dire les cinq racines dites apéritives : ache, persil, fenouil, asperge et fragon, lequel dernier est tout de même minoritaire dans cette préparation. Il existe un autre mélange portant le même nom, mais il ne contient pas de fragon : chiendent, fraisier, guimauve, réglisse, asperge)
  • Crèmes et pommades (dans le commerce : contre les poches sous les yeux et les cernes)
  • Suppositoires (dans le commerce : contre les hémorroïdes)

Précautions d’emploi, contre-indications, autres usages

  • Le fragon peut s’associer à d’autres plantes aux propriétés veinotoniques telles que le cyprès toujours vert, la vigne rouge et le marronnier d’Inde.
  • La récolte des rhizomes s’effectue en deux périodes : à l’automne et aux mois de février/mars.
  • Le fragon est comestible, plus particulièrement ses jeunes pousses qui sont excellentes en guise d’asperges consommées en salade ou dans une omelette par exemple. Dans cette optique, on les récoltera au printemps (mars-mai). Elles sont aisément repérables : toutes jeunes, elles sont de couleur violette et cassent comme du verre. Quant aux baies, de saveur douceâtre, elles ne se prêtent pas à un usage alimentaire de par la présence de saponine qui les rend impropres à la consommation, bien qu’on ne puisse pas véritablement les qualifier de toxiques. En revanche, les semences contenues dans ces baies ont été torréfiées puis pulvérisées au XVIII ème siècle afin d’en constituer un ersatz de café. Il l’était par la couleur, mais l’histoire ne se souvient pas si cela avait bon goût.
  • Un taux de 5 à 6 % de saponine dans les rhizomes pourrait faire du fragon une plante « lavante ».
  • Autres espèces : Ruscus hypoglossum, Ruscus hypophyllum, etc.
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    1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 412
    2. Ibidem
    3. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 46
    4. « Les feuilles donnent une tisane fébrifuge qui réussit parfois là où a échoué la quinine » (Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 413)

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Solstice d’hiver, sapin et lumières

Tout comme le solstice d’été, le solstice d’hiver a toujours été un marqueur temporel fort et l’occasion de célébrations et de festivités. En Égypte antique, ce moment unique dans l’année était fêté avec de petites pyramides de bois décorées et surmontées d’un disque solaire. Des lampes à huile étaient accrochées à l’entrée des habitations afin d’illuminer les rues comme en plein jour. De la nourriture et de la bière étaient offertes aux esprits de l’autre monde. En Perse ancienne, Khoram rooz, le jour du Soleil, faisait suite au solstice. Des feux étaient allumés durant la nuit, on procédait à prières et offrandes. A Rome, lors des Saturnales qui avaient lieu en décembre, des feux étaient aussi embrasés. Le nord de l’Europe honorait cette date avec les feux nouveaux propres au monde celte. En Afrique du Nord, on ornait les habitations de lanternes et de rameaux de laurier, un arbre éminemment solaire. Tout cela avait pour but de conjurer l’hiver, la nature dépouillée, l’obscurité… parce que, bien sûr, le solstice d’hiver marque la porte solsticiale ascendante, il symbolise la renaissance solaire, mais aussi la gestation, la conception et la germination des plantes sous l’influence grandissante du Soleil.

Dans cette nature morne et décharnée, les arbres à feuilles persistantes brillent de leur verdeur. Que ce soit le laurier, le lierre, le genévrier ou le houx de la Rome païenne, il est toujours question de force, de courage, de constance, de longévité et d’immortalité quand on évoque ces végétaux. C’est pourquoi des rameaux de différentes espèces étaient cueillis pour ornementer l’intérieur des maisons. Non seulement décoratifs, ils participaient aussi à la protection de la maisonnée, en particulier ceux aux feuilles piquantes comme le houx et le genévrier. Ce sont justement des végétaux semper virens, particulièrement résistants et endurants, qui sont choisis pour incarner cette vivacité encore fragile qu’est le retour imminent de la lumière qui, de jour en jour, grappille peu à peu quelques minutes. Le point le plus bas qu’est le solstice d’hiver est un instant délicat, qu’il faut savoir et pouvoir protéger. C’est pourquoi l’on cherche à supporter le soleil dans son dernier instant de chute, afin de l’exhorter à revenir briller sur le monde. Sol invictus et Yule sont, par exemple, tout à fait représentatifs de cette vision.

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A la fin du Moyen-Âge, on remplace les gerbes de rameaux par des arbres entiers que l’on fait pénétrer à l’intérieur des maisons, du moins est-ce ainsi que l’on procédait en Allemagne, où on a jeté son dévolu sur le sapin dès 1419. Cet engouement est si vif qu’en 1521, en Alsace, on s’efforce de surveiller les forêts afin d’éviter un trop grand abattage d’arbres. Que l’on passe de la branche à l’arbre, il demeure cependant une constante : cette végétation est décorée, très souvent de noix et de pommes, dont la symbolique de fécondité, trop évidente, n’est plus à expliquer. Puis, peu à peu, cette décoration va se sophistiquer. C’est ainsi qu’apparaissent des sujets en forme d’étoile, de croissant, de sabot, de cœur, de sapin, etc., qui possèdent comme points communs d’être au moins dotés d’une pointe et de tous représenter l’opulence sinon l’abondance. Sous forme de cornes, de bois de cerf ou d’animaux les portant (bélier, bouc, cervidé), ces sujets ornementaux renvoient à la même logique : la défense et la protection, mais aussi la fécondité dont ces animaux hautement prolifiques sont les avatars. Ces arbres portaient également le feu, on y accrochait de petits cierges, des lumignons, des lanternes… On y suspendait aussi fleurs, rubans, petites pâtisseries, etc.

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Le sapin, qui est le plus souvent un épicéa, longtemps associé aux rites nordiques du solstice d’hiver, est à l’image de l’arbre générateur et anthropogonique formant l’axe du monde, et dont la bûche n’est que le fragment. Indissociable de la cheminée, la bûche marque la différence d’avec le solstice d’été où le brasier est extérieur, alors que le solstice hivernal se concentre, lui, sur l’idée de foyer intérieur qui, avant de désigner l’habitation, faisait référence à son point crucial, la cheminée, lieu de l’entretien de la vie sociale de la famille et, tout comme le sapin, symbolisation de l’axe du monde figuré par son conduit qui s’élève vers le ciel.
La bûche solsticiale devait être choisie parmi les plus belles. En chêne, on convoquait la robustesse, issue d’arbres fruitiers la fécondité. Le plus grand respect lui était accordé. On la bénissait en la lustrant avec un rameau de buis, parfois on l’arrosait de vin cuit ou d’huile, tout en accompagnant ces rituels de souhaits pour l’année à venir. Il était fréquent d’allumer la bûche à l’aide d’un tison prélevé sur la bûche de l’année précédente. Le bois de chêne était souvent retenu. Bois dur et très dense, il a l’avantage de se consumer lentement, contrairement aux résineux qui flambent littéralement. La nuit du solstice étant très longue, on ne pouvait se permettre de voir la bûche être totalement calcinée trop tôt dans la nuit, car, au cœur du foyer qu’est la cheminée, la bûche est placée là, pour que, en brûlant continuellement, elle tienne, par la chaleur dégagée, au dehors de la maison les entités malsaines qui auraient l’audace de s’aventurer à l’intérieur en empruntant le conduit de cheminée ! Les cendres de cette bûche faisaient elles aussi l’objet d’un pieu respect. C’est souvent qu’elles étaient répandues dans les champs et les jardins pour en assurer la prospérité future.

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Aujourd’hui, les choses sont quelque peu différentes. On sait bien que le classique sapin de Noël est la résultante d’une volonté de l’église chrétienne d’effacer les anciens rites païens de Yule et de Sol invictus, par exemple. Mais cet avènement ne s’est pas fait en un jour, le rôle du sapin dans les rites solsticiaux étant particulièrement inféodé aux régions d’Europe centrale et septentrionale. L’on a dit que l’ancêtre du sapin de Noël était allemand, et c’est encore d’Allemagne que proviendra l’habitude de fêter Noël avec un sapin. En effet, la belle fille de Louis-Philippe, Hélène de Mecklembourg, épouse allemande du duc d’Orléans, fera installer un tel sapin aux Tuileries dès 1837. Cependant, la France reste relativement réticente à cette coutume jusqu’au début du XX ème siècle, alors que l’idée se propagera aisément au monde anglo-saxon (Grande Bretagne, Amérique du Nord) dès le milieu du XIX ème siècle, mais sera peu populaire en Italie à la même période comme le soulignait Angelo de Gubernatis en 1878.

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La prêle des champs (Equisetum arvense)

Tiges fertiles de la prêle des champs apparaissant en début d'année. Ce sont elles qui portent les cônes sporifères

Tiges fertiles de la prêle des champs apparaissant en début d’année. Ce sont elles qui portent les cônes sporifères

La prêle est une plante primitive sans fleurs ni feuilles dont on a découvert des empreintes fossilisées datant de plus de 250 millions d’années. C’est à l’époque du Carbonifère (il y a 320 millions d’années) qu’on voit apparaître des plantes géantes dans des forêts humides et des marécages profonds : les fougères, les sigillaires, les lépidodendrons mais surtout les calamites, espèce de prêles géantes qui pouvaient atteindre 30 m de hauteur. Autant dire que les prêles actuelles sont des modèles réduits puisque la plus grande d’entre-elles, Equisetum maximum, ne mesure pas plus d’1,50 m, voire 2 m.
Munies d’un squelette qui deviendra du bois, les calamites peuvent se tenir à la verticale, ce qui n’est pas le cas des mousses qui seront donc supplantées par ces géantes. Elles se développent à l’aide d’une structure souterraine, le rhizome, qui peut porter plusieurs tiges. Actuellement, la prêle utilise encore ce mode de propagation.
Malgré cela, ces plantes ont disparu il y a environ 200 millions d’années (fin Trias – début Jurassique), vaincues par des plantes dont les appareils reproducteurs étaient plus performants. Cependant, le passage des calamites sur Terre a laissé des traces d’importance que l’on retrouve aujourd’hui encore sous forme de gisements de charbon.
Pour l’heure, les prêles se partagent encore quelques niches écologiques avec leurs voisines d’antan, les fougères, lesquelles ont également subi un effet de « nanification. » Ce sont des plantes rustiques qui ne demandent que peu d’eau et de l’ombre si possible. Elles s’aventurent sur des terrains guère engageants que les végétaux plus « évolués » n’ont pas encore colonisés.

La prêle des champs comporte des tiges fertiles brunes et articulées qui portent des épis sporifères en forme de cône, puis des pousses stériles vertes. Ces tiges fertiles meurent après sporulation en mars/avril. C’est une plante très fréquente dans l’hémisphère Nord (Europe, Asie, Amérique du Nord) qui pousse jusqu’à 2 500 m d’altitude et peut aisément mesurer 60 cm de hauteur (au grand maximum ; la plupart du temps deux fois moins). Elle affectionne les sols sablonneux et argileux, humides et marécageux, mais aussi les haies, friches, talus et bords de route.

Spores de prêle des champs vues au microscope

Spores de prêle des champs vues au microscope

Autrefois, quand on brûlait un champ pour en débarrasser les prêles présentes, on remarquait les gouttes de « verre » qu’elles laissaient en disparaissant. Il s’agit de la silice dont la plante est riche et qu’elle excrète sans cesse, laquelle silice est la composante du verre. C’est donc cette silice qui rend les prêles si âpres et râpeuses. D’ailleurs, le mot prêle, qui n’apparaît qu’au XVI ème siècle, provient des dénominations asperella et asprele, dans lesquelles on reconnaît le mot asper qui, en latin, signifie âpre, rude, rugueux (et que l’on retrouve dans aspérité, par exemple). La prêle rend donc compte de l’une de ses particularités, liée à la silice qu’elle contient : tout comme le papier émeri, l’on a fait d’elle une plante à polir, comme le souligne Olivier de Serres au début du XVII ème siècle : cette plante est employée « pour sa grande âpreté et rudesse, dont les ouvriers imagiers, peigniers et autres faisant chose délicate, se servent pour polir leur ouvrage en le frottant ». Ainsi polissait-elle, sans rayer, le bois et les métaux travaillés par les artisans. Dans l’économie domestique, elle permettait de lustrer les objets en argent et en étain, ainsi que les batteries de casseroles. Elle mérite donc amplement son sobriquet d’herbe à récurer !

L’un des surnoms de la prêle est queue de cheval. On retrouve ce nom vernaculaire dans le nom latin même de la prêle : Equisetum, de equus, « cheval » et seta, « soie », « crin », allusion évidente au « plumeau » de la prêle qui a évoqué aux Anciens la forme de la queue d’un cheval (quand ce n’était pas celle d’un renard, d’un chat ou, plus curieux, d’un rat ou d’une chèvre). Equisetum est un mot que l’on rencontre chez Pline qui, peu précis, semble recopier l’hippouris de Dioscoride (hippo, « cheval » en grec). Sous ce nom, le médecin grec décrit une plante astringente, diurétique et hémostatique, soit les trois principales propriétés de la prêle. C’est donc elle ! Pas sûr… puisque Dioscoride mentionne que c’est une plante grimpante… Pourtant, à le lire, on s’y tromperait : « elle a une vertu astringente, son jus étanche le sang coulant du nez, il est bon aux dysenteries et bu en vin provoque l’urine ». Si ce n’est pas la prêle, c’est, en tout cas, un parfait portrait pour elle. Galien parle aussi de ce que l’on pourrait penser être une prêle, puisque les indications qu’il nous livre concordent parfaitement avec le profil thérapeutique de cette plante : hémoptysie, diarrhée, plaie, etc.

Au Moyen-Âge, Hildegarde en dit peu de bien, Albert le Grand lui accorde une vertu hémostatique. Dès la Renaissance, on se réveille un peu : Agricola (1494-1555) placarde très nettement les trois vertus majeures de la prêle (hémostatique, diurétique, cicatrisante). Il sera suivi par Tragus qui confirmera ces mêmes propriétés en 1552, concédant de plus à la prêle un pouvoir sur l’hématurie. Six ans plus tard, Tabernaemontanus loue ses effets sur la tuberculose. Puis, les XVII ème et XVIII ème siècles oublient la prêle qui reviendra en force dès la fin du XIX ème siècle, sans doute après que Jacob Berzélius (1779-1848) ait isolé le silicium en 1823. En 1890, l’abbé Kneipp écrit à son sujet qu’il la tient en haute estime, et c’est un peu (beaucoup) cet homme qui relance la carrière thérapeutique de la prêle des champs.

Tige stérile de prêle des champs. C'est elle qu'on emploie en thérapeutique

Tige stérile de prêle des champs. C’est elle qu’on emploie en thérapeutique

La prêle des champs en phytothérapie

La partie médicinale offerte par la prêle réside dans ses parties aériennes, non les fertiles mais les stériles. Malgré leur caractère, nous verrons que ces tiges inodores et à la saveur peu agréable sont dotées d’une puissance extraordinaire.
Concernant la composition de la prêle, il n’est pas possible de passer sous silence d’importantes données. La prêle des champs est constituée de flavonoïdes, de saponines telle que l’équisétonine, de vitamine C, d’équisétine (un complexe d’alcaloïdes dont la palustrine), de calcium, de potassium, de magnésium, de thiaminases (qui ont le fâcheux effet de dégrader la vitamine B1), etc. Mais ce par quoi la prêle se distingue par-dessus tout, c’est par son incroyable teneur en silice (SiO2), le minerai le plus fréquent sur Terre. C’est l’un des douze éléments majeurs de la composition élémentaire des organismes. Chez l’homme adulte, on en trouve jusqu’à 7 g, soit deux fois plus que le fer. On la localise principalement dans le pancréas, l’aorte (le sang humain en contient 10 mg/l). On la rencontre aussi dans la rate, le foie et le rein, tandis que dans le cerveau, la silice n’existe qu’à l’état de traces.
La silice, par son absence ou sa présence au sein de l’organisme, est impliquée dans différents phénomènes. Elle joue un rôle dans les domaines osseux, vasculaires, nerveux et respiratoires. De plus, elle favorise l’élimination des déchets, participe au mouvement de détoxication de l’organisme, relance l’activité de l’hypophyse dans le métabolisme des sels minéraux (le calcium, entre autres), favorise l’assimilation du phosphore, purifie l’organisme sans éliminer potassium et sodium. Les végétaux pourvoyeurs de silice sont nombreux : les céréales (sauf le maïs), le millet, le sucre de betterave et de canne, le pollen, l’ail, l’échalote, le radis, le pissenlit, le topinambour, l’olive, la plupart des fruits (dans leur peau principalement), etc. Malheureusement, « on comprend qu’actuellement, il y a de très nombreuses carences d’apport. Ces carences disparaîtront le jour où seront remises en honneur les cultures et l’alimentation biologiques, comme nombre de spécialistes le demandent depuis longtemps ». Jean Valnet, à qui l’on doit ces quelques lignes, les a écrites dans les années 1960. Aujourd’hui, force est de constater qu’on est encore loin du compte, et l’on constate que l’agriculture non-biologique nous prive d’une partie des apports nécessaires en silice (20 à 30 mg/j), car les herbicides et pesticides chimiques que cette agriculture utilise à foison enrobent littéralement la peau des fruits et des légumes où sont nichées les précieuses substances indispensables dont la silice. Pourtant, malgré son étonnante présence partout dans le monde et les végétaux qu’il porte, l’on constate des phénomènes carentiels. Or, l’on a remarqué que les cancers étaient moins fréquents dans les régions riches en silice, que l’artériosclérose coïncide avec la chute de la teneur en silice des parois artérielles, etc. Louis Pasteur ne disait-il pas en 1878 que « l’action de la silice en thérapeutique est appelée à jouer un rôle grandiose » ? Privé de silice par une alimentation non-biologique, il est toujours possible à l’être humain de se tourner vers la prêle qui, question silice, n’a pas son pareil.
On lit parfois que la prêle des champs contient entre 70 et 90 % de silice, mais non rapportés à une masse à l’état frais, mais à l’ensemble des cendres obtenues après combustion complète d’une quantité donnée de prêle. Par exemple, si on brûle 100 g de prêle fraîche, on obtient 14 g de cendre (c’est-à-dire de sels minéraux et d’oligo-éléments). Ce sont sur ces 14 g qu’il faut appliquer les taux de 70 et 90 % :

  • (14/100) x 70 = 9,8
  • (14/100) x 90 = 12,6=> Autrement dit, dans 100 g de prêle fraîche, on trouve entre 9,8 et 12,6 g de silice, soit un taux effectif de 10 à 12 %.

Propriétés thérapeutiques

  • Détoxifiante, dépurative, diurétique, stimulante rénale (en médecine traditionnelle chinoise, on considère la prêle comme tonifiante de l’énergie du méridien du Rein ; on en comprendra la raison en prenant connaissance des usages thérapeutiques associés)
  • Hémostatique, cicatrisante, astringente, détersive
  • Facilite la capacité de la peau à absorber l’eau (ce qui est rendu plus difficile avec l’âge)
  • Antiseptique cutanée
  • Apporte du silicone aux cheveux, ongles, peau et muqueuses qui en consomment beaucoup
  • Stimule la synthèse du collagène
  • Favorise la reconstitution des cartilages
  • Améliore la souplesse des tendons
  • Renforce la structure osseuse
  • Reminéralisante
  • Hémopoïétique
  • Emménagogue
  • Stimulante des réactions de défense de l’organisme (Dans son intéressant ouvrage Médecines du monde, histoire et pratique des médecines traditionnelles, la sociologue Claudine Brelet écrit la chose suivante : « Une cure d’Equisitum arvense, ou prêle des champs, en décoction à raison de 50 g de plante sèche pour un demi-litre d’eau, est utile pendant les courtes et sombres journées d’hiver pour ‘réchauffer’ nos cellules. Les propriétés de la silice la font comparer à une batterie solaire ». Du reste, le silex, composé de silice, n’est-il pas celui qui, frotté l’un contre l’autre, a crée le feu ?)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère urinaire et rénale : infections urinaires (cystite, etc.), œdème de l’appareil urinaire, énurésie, néphrite, lithiase rénale, colique néphrétique, hématurie, oligurie, albuminurie
  • Troubles de la sphère digestive : aérophagie, diarrhée, dysenterie
  • Affections bucco-dentaires et de la gorge : aphte, gingivite, pharyngite, maux de gorge, carie dentaire
  • Hémorragies : hémoptysie, hémorroïdes, hémorragie viscérale (hématémèse), hémorragie utérine (métrorragie), épistaxis, tout autre flux sanguin accidentel ou anormal
  • États œdémateux : ascite, hydropisie, cellulite, obésité par rétention d’eau
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme, arthrose, goutte, fracture, lésion osseuse, ostéite, lumbago, douleur dorsale
  • Affections cutanées : plaie, plaie difficile et longue à cicatriser, ulcère, ulcère fongueux, ulcère variqueux, inflammation, démangeaison, prurit, dartre, eczéma, acné, transpiration des pieds, contusion, vergetures
  • Troubles cardiovasculaires : hypertension, artériosclérose
  • Croissance difficile, retard d’ossification et de dentition, rachitisme, déminéralisation, asthénie, faiblesse générale, sénescence (autrefois, on mêlait de la poudre de prêle au lait des enfants comme fortifiant)
  • Tuberculose
  • Diabète
  • États cancéreux
  • Insuffisance des règles

Modes d’emploi

  • Infusion, décoction, décoction concentrée
  • Poudre
  • Suc frais
  • Teinture alcoolique
  • Extrait de plante fraîche
  • Cataplasme de prêle fraîche

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte et séchage : les désherbants chimiques favorisent l’apparition des prêles. C’est un comble qui est, de plus, un cauchemar pour cette agriculture non-biologique (la Nature est pleine d’humour). Il est donc judicieux de ne pas récolter des prêles poussant même aux abords des champs qu’elles colonisent parfois à grande échelle. Hormis cet inconvénient, une fois la cueillette achevée, la dessiccation se fait très simplement, ce qui est un avantage doublé de celui qui voit la prêle ne pas être altérée dans ses qualités une fois sèche.
  • Attention, si vous souhaitez utiliser une partie de votre récolte pour vous concocter une petite infusion, sachez que la prêle ne supporte pas le contact d’ustensiles en fer. Mieux vaut alors prévoir une casserole émaillée et une cuillère en bois par exemple.
  • Comme nous l’avons dit plus haut, les thiaminases contenues dans la prêle dégradent la vitamine B1. On se préservera donc d’un usage trop prolongé, d’autant que la silice, en surdosage, est problématique et s’inscrit dans le triste souvenir de la maladie des mineurs et des fondeurs, la silicose. C’est pourquoi il est préférable de procéder par cure épisodique de trois semaines environ, suivie d’une semaine de repos, et ainsi de suite. C’est, par exemple, ce que l’on peut envisager durant une grossesse et les mois qui suivent l’accouchement.
  • Comme nous le montre l’extraordinaire richesse du limon du Nil en silice (60 %) et des boues du massif du Saint-Gothard (80 %), la silice est un fertilisant du sol et un préventif contre certaines maladies des cultures. Ainsi, une décoction de prêle protège-t-elle les rosiers de la rouille. On utilise aussi la prêle pour lutter contre mildiou, chancre et monilie.
  • Alimentation : déjà, du temps des Romains, les très jeunes pousses de prêle se dégustaient comme les asperges. Cette habitude s’est pérennisée puisqu’au XVI ème siècle, Matthiole relate le fait que dans la campagne toscane on les faisait bouillir puis frire à l’huile d’olive, un usage qui s’est perpétué jusqu’au XIX ème siècle, et que l’on rencontre à l’identique au Japon.
  • Association : si l’on souhaite utiliser la prêle en complément d’autres plantes, on peut l’annexer au bambou et à l’ortie, en guise de synergie reminéralisante. Mais elle se débrouille aussi très bien toute seule.
  • Autres espèces : la prêle étudiée ici n’est pas le seul spécimen de prêle existant, raison pour laquelle on la dit « des champs », afin de la distinguer des autres les plus communes que voici :
    1 – prêle des bois (ou des forêts) : E. sylvaticum
    2 – prêle des marais : E. palustre ou E. limosum
    3 – prêle d’hiver (ou prêle à polir) : E. hyemale
    4 – prêle des fleuves (ou des eaux) : E. fluviatile
    5 – prêle ivoirine (ou grande prêle) : E. telmateia ou E. maximum
    Il n’y a pas encore si longtemps, on donnait ces cinq prêles comme équivalentes à la prêle des champs d’un point de vue thérapeutique. Cette observance n’a plus lieu d’être aujourd’hui car l’on a constaté que la n° 2 et la n° 4 contenaient des alcaloïdes beaucoup trop toxiques pour en faire l’expérience phytothérapeutique.
  • Cosmétique : pour des raisons que nous avons citées plus haut, la prêle permet de renforcer les ongles cassants et fragiles et de redonner de la vigueur aux cheveux ternes et dévitalisés. De plus, la prêle estompe les rides, en prévient l’apparition, et, en lotion pour le visage, procure un teint net et clair.
  • Plante tinctoriale : la prêle des champs contient un pigment de couleur jaune.

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Coupe transversale d'une tige stérile de prêle des champs

Coupe transversale d’une tige stérile de prêle des champs

L’alkékenge (Physalis alkekengi)

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Synonymes : physale, coqueret, coquerelle, cerise d’hiver, mirabelle de Corse, lanterne, lampion, amour-en-cage, etc.

Contrairement aux apparences qui peuvent parfois surprendre, l’alkékenge dont il est ici question n’est pas une plante exotique. L’on sait, pour avoir découvert par milliers ses graines dans des cités lacustres, que l’alkékenge était consommé dès le Néolithique en Europe (Jura suisse, par exemple). Ne nous étonnons donc pas de le rencontrer dans la pharmacopée de la Grèce antique, où il portait le nom d’halikakkabos. C’est sous une forme très proche – halikakabon – qu’on le croise dans les travaux de Dioscoride qui lui concède des propriétés sur la sphère urinaire (diurétique contre l’ischurie), ainsi que sur le foie (ictère), une action que Galien lui reconnaîtra également. Chez les Latins, on inaugure bien avant l’heure la théorie des signatures. Le nom de physalis, emprunté au grec physaô, fait référence à quelque chose d’enflé, de gonflé, comme une ampoule ou une bulle, plus particulièrement comme une vessie eu égard à la forme qu’adopte le lampion de l’alkékenge. C’est pourquoi on lui donnera aussi le nom de vesicaria, chose d’autant plus judicieuse que l’alkékenge détermine « un flux abondant d’urines ». Cette signature est donc tout à fait appropriée et sera confirmée siècle après siècle : XIII ème (Arnaud de Villeneuve : lithiase, rétention urinaire), XVI ème (Matthiole et Jean-Baptiste Porta : diurèse, lithiase), XVII ème (Schröder : diurèse, lithiase rénale et urinaire), XVIII ème (John Ray : goutte), XIX ème (Cazin : diurèse, oligurie, rhumatisme), etc.

L’alkékenge est une plante appartenant à la fabuleuse famille des Solanacées et se comporte un peu à la manière de l’un de ses autres membres, la morelle douce-amère, par son port couché, sauf si des tuteurs lui permettent de s’ériger à 60 cm du sol environ, et parfois davantage. Vivaces, les tiges de cette plante, cassantes, légères et creuses, portent des feuilles à limbe ovale et pointu à son extrémité, généralement par deux. A l’aisselle des feuilles, des fleurs solitaires et blanchâtres pendent dans le vide. Puis, au fur et à mesure que le temps passe, des calices persistants apparaissent. D’abord vert pomme, puis dorés, ils font flamboyer la plante avec leur couleur rouge orange vif. C’est à l’intérieur des calices que l’on découvre une petite baie ronde, rouge orange, à la saveur légèrement amère et aigrelette. Autrefois commun dans la nature, l’alkékenge s’est progressivement raréfié, et cela déjà du temps de Fournier (années 1940), qui dit de lui qu’il est rare ou totalement absent par place. Il est néanmoins plus fréquent dans les régions viticoles où on pourra avoir la chance de le rencontrer sur les terres cultivées, les talus, les décombres, le long des chemins, etc.

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L’alkékenge en phytothérapie

Imaginer un instant que l’alkékenge puisse faire partie de la matière médicale peut surprendre. En effet, il est plus habituel de le rencontrer coincé entre les ramboutans et les caramboles à l’espace « fruits exotiques » d’un marchand de fruits et légumes que dans l’armoire à pharmacie. Et encore ne s’agit-il pas de l’alkékenge, mais de l’un de ses lointains cousins péruviens, Physalis peruviana. Par ailleurs, où donc peut-on rencontrer l’alkékenge sinon chez le fleuriste, où on le voit sec et dépenaillé, tous lampions étincelants dehors ? A l’évidence, l’alkékenge sait être esthétique et comestible mais, chose que notre siècle a presque oubliée, c’est aussi un remède phytothérapeutique dont la déshérence s’explique sans doute parce que, d’assez commun hier, il est devenu rare aujourd’hui, bien évidemment victime de l’urbanisation, mais également de joyeusetés qui ont pour nom herbicide et pesticide.
A peu près toutes les parties de la plante sont employables, à l’exception des racines. Les baies sont composées de sucre, d’acide citrique, d’une huile grasse, d’un pigment proche du carotène (physialène), d’un principe amer, de provitamine A et d’un taux de vitamine C qui ne doit pas les faire pâlir : en effet, il est équivalent à celui du cynorrhodon et deux fois plus importants que ceux du citron et de l’orange. Dans le reste de la plante, à savoir les calices, feuilles et tiges, on trouve des tanins, du mucilage, un principe amer appelé physialine, mais aucun alcaloïde du type solanine dont la plante a parfois été suspectée.

Propriétés thérapeutiques

  • Les baies : rafraîchissantes, laxatives légères, diurétiques éliminatrices de l’acide urique, antilithiasiques, purifiantes du sang
  • Les calices, feuilles et tiges : fébrifuges, émollients, calmants cutanés, diurétiques, dépuratifs

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère urinaire et rénale : lithiase (urinaire, rénale, urique, oxalique), rétention urinaire, oligurie, albuminurie, dysurie, rhumatisme, arthrite, goutte, troubles prostatiques
  • Troubles de la sphère hépatique : congestion hépatique, hépatisme, ictère
  • Hydropisie, œdème, anasarque, infiltration séreuse, épanchement péricardique
  • Fièvre intermittente et ses récidives
  • Fatigue, anémie, chlorose

Modes d’emploi

  • Infusion et décoction de baies sèches
  • Décoction de la plante entière (sauf racines)
  • Macération vineuse de baies fraîches
  • Macération huileuse de baies sèches
  • Sirop de baies fraîches
  • Teinture alcoolique de baies fraîches
  • Cataplasme de feuilles fraîches
  • Baies fraîches en cure quotidienne
  • Poudre (baies sèches, calices, tiges ou feuilles)

Contre-indications, précautions d’emploi, autres remarques

  • Récolte : elle s’effectue lors de la pleine maturité des baies, soit à la fin du mois d’août, ainsi qu’au mois de septembre, voire même octobre selon les régions.
  • Séchage : les baies se prêtent mieux à la dessiccation si l’on prend soin de les séparer de leur calice (qui retient l’humidité et confère aux baies son amertume). Puis on les coupe en deux, on les laisse sécher à bonne température en les retournant régulièrement, mais, comme le souligne Cazin, le mieux reste l’étuve ou le four à douce chaleur (40° C). Le séchage est long et délicat, il requiert un soin nécessaire pour que les baies soient bien sèches, en particulier avant de pouvoir les passer au pilon.
  • Effets indésirables : en interne, les tiges, feuilles et calices provoquent des bourdonnements d’oreilles, une sensation d’ivresse et un ralentissement du pouls. Mais, suite à ces quelques désagréments, le pouls revient à la normale, le teint se colore, le tonus musculaire se développe. A haute dose, ces mêmes parties végétales déterminent des douleurs épigastriques ainsi que de la constipation.
  • Association : il est possible de renforcer le pouvoir diurétique de l’alkékenge en le combinant au chiendent, à la prêle, à la reine-des-prés, etc.
  • Alimentation : les baies se consomment fraîches lorsqu’elles sont bien mûres, mais il est possible de les appareiller différemment (confites au vinaigre ou au sucre, sirop, confiture, gelée, etc.).
  • Autres espèces : le genre Physalis regroupe environ une centaine d’espèces. Parmi elles, on rencontre le Physalis alkekengi var. franchetii aux fruits généralement plus gros, le physalis du Pérou (Physalis peruviana), le physalis pubescent (Physalis pubescens), le physalis du Mexique ou tomatillo (Physalis ixocarpa). Ce sont toutes des espèces comestibles.

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L’aigremoine (Agrimonia eupatoria)

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Synonymes : agrimoine, agrimone, ingremoine, eupatoire des anciens, eupatoire des Grecs, thé du Nord, thé des bois, francormier, toute-bonne, herbe de la mère, herbe de sainte Madeleine, herbe de saint Guillaume, etc.

Le nom même de l’aigremoine est le fruit d’une erreur vieille de près de 2000 ans, et l’on s’étonne encore de la voir persister au sein d’ouvrages bien moins âgés. Mettons donc les choses à plat, décortiquons tout cela. Bienvenue dans cette nouvelle enquête phyto-botanique !

Considérons tout d’abord le nom latin de cette plante : Agrimonia eupatoria. Il est dommageable que l’erreur que nous allons exposer s’applique non pas à l’adjectif eupatoria mais au nom même agrimonia. Eupatoria est simple à comprendre. Il fait référence au roi du Pont né au II ème siècle avant J.-C., Mithridate VI, dit le Grand. La légende, rappelée par Olivier de Serres au début du XVII ème siècle, voudrait que ce roi ait donné son surnom d’Eupator à cette plante qu’est l’aigremoine, lui assurant ainsi sa réputation. En ces temps reculés, l’aigremoine ne se nomme pas encore ainsi puisque eupatoire restera son nom de l’Antiquité jusqu’au XVII ème siècle. Elle n’a sans doute que peu de rapport avec Mithridate. Les régents et les divinités aiment beaucoup dire que telle ou telle plante est de leur fait ; c’est presque si on ne cherchait pas à nous faire croire qu’ils les auraient créées de leurs mains, divines ou régaliennes. En revanche cette « eupatoire » pourrait être la corruption de hêpatorios, en relation avec les vertus hépatiques qu’on lui attribuait (du grec hêpar, foie). C’est ainsi que Dioscoride l’appelle eupatorion. Si la Collection des traités hippocratiques ne fait nulle mention de cette plante, Dioscoride lui attribue des propriétés astringentes, cicatrisantes et antidiarrhéiques. Pline, peu prolixe, l’indique en cas de dysenterie, et Galien d’obstruction du foie, toutes informations déjà présentes chez Dioscoride : « La graine et la plante, bues dans du vin, guérissent ceux qui sont atteints de dysenterie, ceux qui souffrent du foie ». Voilà, grosso modo, à quoi sert l’eupatoire des Anciens durant l’Antiquité. Il est dit qu’on l’utilisait aussi en cas de morsure de serpent, mais combien de plantes sont également concernées par cette prodigieuse, mais souvent fantasmée, propriété ? Contre toute attente, un texte astrologique rédigé en grec et postérieur aux Pline, Dioscoride et Galien, adopte l’eupatorion comme plante de Zeus, assujettie à la planète Jupiter. Pourquoi pas, puisque cette planète domine le foie et que l’aigremoine est un remède hépatique. De plus, son statut de plante diurétique la rapproche encore davantage de cette planète. Mais il y a, dans cet opuscule astrologique, outre les propriétés attendues de l’aigremoine, une chose curieuse. L’auteur anonyme de ce texte recommande l’eupatorion en vue d’élaborer un « collyre pour les taches blanches, les membranes qui se forment sur l’œil, les taies et tout ce qui ressemble à ces affections. […] Or, ni Dioscoride, ni Pline, ni aucun texte médical de l’Antiquité portant sur l’emploi de l’eupatorion ne mentionnent que la plante ait eu une telle vertu » (1) contre les maladies ophtalmiques. De son temps, Dioscoride avait bien relevé l’erreur consistant à attribuer à l’eupatorion un autre nom : argemônion, dans lequel certains ont voulu voir le mot ager, « champ », comme si l’aigremoine était seule à y pousser. Plus sérieusement, ce terme (et ses dérivés : argemôn, argemônê, argemônia, etc.) « désigne plusieurs plantes [de la famille des pavots semblerait-il, selon Fournier] auxquelles les Grecs attribuaient la propriété de guérir les taies oculaires » (2), une affection portant le nom d’argema en grec. Puis, partant de là, argemônion a été corrompu en acrimônia et agrimônia (où on reconnaît ce terme dans le mot anglais désignant aujourd’hui cette plante – agrimony – ainsi que dans sa dénomination française). « L’erreur de l’astrologue botaniste grec s’est néanmoins si bien transmise au fil des siècles que certains auteurs d’ouvrages récents de ‘médecine hermétique’ ou de ‘médecine spagyrique’ citent toujours l’aigremoine comme une plante de Jupiter et recommandent de l’utiliser en infusion pour ‘décongestionner et fortifier les yeux’ ! » (3), et tout cela en copiant-collant bêtement les informations contenues dans les ouvrages de ceux qui les ont précédés. Aïe, aïe, aïe… S’il était judicieux de placer l’aigremoine sous la coupe de Jupiter, il est ridicule de le faire pour cette soi-disant propriété ophtalmique qu’elle ne possède bien entendu pas. Et si cela eut été le cas, la planète qui gouverne la vue n’est pas Jupiter. C’est le Soleil. Cette bêtise, car cela en est une, se constate même à travers un des noms vernaculaires de l’aigremoine cité en frontispice : herbe de saint Guillaume. En effet, ce saint est réputé rendre la vue aux aveugles ! Je ne l’ai pas invoqué, mais gageons que ces quelques lignes sauront rendre la vue à ceux qui, selon toute vraisemblance, l’ont perdue. Cette erreur ayant été corrigée, passons maintenant à la suite.

Au IX ème siècle, Walafrid Strabo rend hommage à l’aigremoine en soulignant ses propriétés stomacales et vulnéraires surtout : « Si jamais quelque fer meurtrier inflige à nos membres une blessure, il est conseillé d’appeler au secours l’aigremoine et d’appliquer sur la plaie béante ses pousses fin coupées » (4). Trois siècles plus tard, Hildegarde mentionne dans ses écrits une Agrimonia, qu’elle désigne comme un remède de la gorge et de la poitrine, ainsi que de l’estomac, ce en quoi nous reconnaissons là quelques-unes des propriétés de l’aigremoine. Mais comme elle la considère comme un remède oculaire (encore !), on est en droit de s’interroger sur la véritable identité de cette Agrimonia. La complexité est telle, qu’en plus de cela, jusqu’au XV ème siècle inclus, on distingue à peine par leurs noms l’aigremoine de la verveine officinale, chose que j’avais déjà soulignée en abordant cette dernière. Sans compter que l’aigremoine porte alors foison de noms, comme lappula hepatica, chaque apothicaire y allant de sa propre dénomination, et parfois, le même nom qualifie tout à la fois l’aigremoine et la verveine ! Il est même indiqué que l’aigremoine, cueillie un vendredi (ou mieux, un vendredi saint), est une plante idéale permettant de s’attacher une femme. Je me demande vraiment à quel point il a pu y avoir confusion profonde avec la verveine qui, comme l’on sait, est plante de Vénus… Vous comprendrez aisément pourquoi certains rituels ne fonctionnent pas…

Bref, échappons-nous du Moyen-Âge. Nous voici au XVI ème siècle, en Toscane. Là, un médecin et botaniste, Matthiole, se penche sur les travaux de Dioscoride. En homme pointilleux et rigoureux qu’il est, il commente l’œuvre du médecin grec et s’acharne pour que, enfin, on reconnaisse dans l’eupatorion celle qu’il convient alors d’appeler aigremoine, chose d’autant plus difficile qu’il existe d’autres eupatoires : l’eupatoire de Mésué (achillée visqueuse), eupatoire aquatique (bident chanvre d’eau), eupatoire d’Avicenne (eupatoire chanvrine), etc. Malgré tous ces déboires, l’aigremoine sort la tête de l’eau. Matthiole lui rend honneur en complétant son profil thérapeutique. Remède du foie comme nous le savons déjà (colique hépatique, ictère, obstruction hépatique), l’aigremoine s’utilise aussi en cas d’ulcère stomacal et, à l’extérieur, sur plaie et prurit. Enfin, Matthiole lui reconnaît des vertus diurétiques et il sera, il me semble, le premier à l’indiquer, comme emménagogue (légère certes, mais réelle).

Au XIX ème siècle, le scepticisme règne au sujet de l’aigremoine, comme on peut le constater dans les travaux de Cazin qui ne lui accorde qu’une maigre notice. Mais le XX ème siècle saura s’affranchir de ce désaveu, replaçant l’aigremoine au cœur de la phytothérapie afin de lui faire renouer avec les vues données par Matthiole. C’est ainsi qu’on rencontre sous les plumes de Louis Reutter, Henri Leclerc, Jean Valnet, Pierre Lieutaghi, Fabrice Bardeau et tant d’autres encore, celle qu’il serait bien plus convenable d’appeler eupatoire agrimoine (mais je peux toujours rêver… ^^).

Si l’aigremoine est une plante commune, elle l’est cependant moins qu’autrefois, en raison de l’emploi massif d’une saleté : les herbicides. On la rencontre sur des terrains secs, argileux et ensoleillés, tels que fossé, talus, bord de route et de champ, prairie, pelouse sèche, et cela tant en Europe qu’en Asie occidentale ou en Afrique du Nord. Elle apprécie autant les basses altitudes que la moyenne montagne (1000 m). Selon son biotope, sa stature varie de 40 à 100 cm. Vivace à rhizome épais, brun et noueux, elle porte une tige généralement non ramifiée, velue, dotée de feuilles composées de folioles découpées et dentées, rappelant assez celles de l’une de ses cousine, la potentille ansérine. En haut des tiges, de petites fleurs jaune d’or s’égrènent une à une jusqu’au sommet. Si l’aigremoine fleurit durant de longs mois (juin à septembre), ses fleurs, une fois écloses, se fanent en quelques jours. Il ne faut donc pas tarder pour en réaliser la cueillette. Puis elles laissent place aux fruits, de forme conique, mesurant chacun 1 cm. Ceux-ci ont la particularité de porter une couronne de griffes qui se raidissent à maturité, ce qui leur permet, tout comme les teignes de la bardane, de s’accrocher aux vêtements ainsi qu’aux poils des animaux de passage, assurant de cette façon un mode de transport original nommé zoochorie.

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L’aigremoine en phytothérapie

Cette plante offre ses feuilles et ses fleurs pour une pratique phytothérapeutique. Fraîches, de préférence. Il est toujours possible de les employer sèches, mais dans ce cas il faut renouveler son stock chaque année.
Dans l’aigremoine, on trouve des tanins, une gomme, des principes amers, des flavonoïdes (lutéoline, catéchine), de la phytostérine (que l’on rencontre en plus grande quantité dans le ginseng), de la vitamine K, un peu d’essence aromatique, enfin une grosse proportion de silice (10 %).

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique
  • Anti-inflammatoire, décongestionnante
  • Cicatrisante interne comme externe, vulnéraire, résolutive, astringente
  • Digestive, vermifuge
  • Tonique des muqueuses de la gorge et de la bouche
  • Antibactérienne
  • Antidiabétique
  • Emménagogue légère

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère digestive : dysenterie, diarrhée, gastrite, entérite, atonie stomacale, flatulence, hématémèse
  • Troubles de la gorge et de la bouche : angine, toux, pharyngite, amygdalite, extinction de voix, stomatite, glossite, gingivite
  • Troubles de la sphère urinaire et rénale : lithiase rénale, colique néphrétique, cystite, incontinence urinaire, albuminurie, glycosurie
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance biliaire, cholécystite, colique hépatique, hépatisme chronique, jaunisse, diabète
  • Affections cutanées : plaie (infectée, atone, torpide), ulcère, ulcère variqueux, dermatite
  • Troubles locomoteurs : contusion, enflure, foulure, luxation, rhumatisme, névrite
  • Hémoptysie
  • Leucorrhée
  • Migraine

Modes d’emploi

  • Infusion
  • Décoction (pour lotion, lavement, gargarisme, bain)
  • Macération vineuse
  • Teinture-mère
  • Cataplasme de feuilles fraîches

Informations complémentaires

  • L’aigremoine n’expose à aucun désagrément majeur. Toutefois, un usage trop fréquent en interne peut amener une baisse de la tension et, par contact cutané, des phénomènes d’irritation sont envisageables.
  • La récolte de l’aigremoine s’entreprend dès que débute la floraison, soit au mois de juin environ.
  • Plante tinctoriale, l’aigremoine donne à la laine une belle couleur nankin, intermédiaire entre l’abricot et le chamois.
  • Autre espèce : l’aigremoine odorante (A. odorata ou A. procera). C’est une aigremoine des lieux frais et ombragés, portant sur ses feuilles des glandes à essence dont l’aigremoine eupatoire est pratiquement dépourvue.
  • Il existe un élixir floral à base de fleurs d’aigremoine : Agrimony. Crée par le docteur Bach, il prend place dans l’un des sept groupes d’humeur détaillés par Edward Bach au début du siècle dernier, à savoir la dépendance.
    _______________
    1. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, pp. 324-325
    2. Ibidem, p. 325
    3. Ibidem, p. 326
    4. Walafrid Strabo, Hortulus, p. 44

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Rhubarbe et rhapontic

Le rhapontic ou rhubarbe domestique

Le rhapontic ou rhubarbe domestique

Rhubarbe (Rheum officinale, Rheum palmatum) et rhapontic (Rheum rhaponticum)

Synonymes : rhubarbe de chine, rhubarbe des moines, rhubarbe des capucins, rhubarbe domestique.

Il existe, dans la Matière médicale de Dioscoride, des références faites à la racine d’une plante que le médecin grec appelle rha et rhéon. De ces deux termes sont nés les noms des deux plantes que nous étudions aujourd’hui : le rha ponticum, devenu rhapontic et le rha barbarum dans lequel on devine l’actuel nom de la rhubarbe. Mais rha ponticum et rha barbarum ne sont pas des créations à mettre au crédit de Dioscoride, bien que ce dernier indique que son rha proviendrait « des pays qui sont par-delà le Bosphore » et la Mer noire qui porte alors le nom de Pontus euxinus (Pont-Euxin), d’où le nom de rha ponticum (= la racine du Pont-Euxin). Rha barbarum désignait, quant à lui, une plante que l’on s’imaginait provenir de beaucoup plus loin, au-delà de l’empire romain tel qu’il était étendu à l’époque, c’est-à-dire du pays des « barbares », rhubarbe n’étant finalement que la contraction de rha barbarum (= la racine des barbares). Selon Émile Gilbert, qui officiait en tant que pharmacien à Moulins dans l’Allier au XIX ème siècle, les rhubarbes étaient inconnues des Grecs et des Romains. C’est tout de même curieux, puisque les descriptions de Dioscoride, du moins les indices de localisation qu’il fournit, semblent être la preuve de la véracité de ses assertions. L’on sait que celui qu’on appelle rhapontic (= rhubarbe domestique) est une plante vivace poussant spontanément sur les bords de la Volga, dans diverses localités de Russie, le long du Bosphore, sur les Rhodopes (chaîne montagneuse bulgare). S’il est évident que Dioscoride ne s’est pas rendu dans les environs de Moscou, il s’est, en revanche, beaucoup déplacé, comme il le mentionne dans la préface de la Materia medica : « j’ai parcouru beaucoup de territoires – parce que vous savez que j’ai mené une vie militaire – pour collecter la matière de cinq livres ». Alors, qui croire ? Difficile de trancher. Cependant, ce sur quoi nous pouvons nous mettre d’accord, c’est que l’ensemble des rhubarbes sont originaires d’Eurasie (Russie, Tibet, Nord de la Chine, Mandchourie, etc.). La pharmacopée chinoise a eu affaire à la rhubarbe il y a de cela relativement longtemps, puisqu’on en utilisait la racine il y a 3000 ans. Cet usage est relaté dans le Synopsie de la chambre dorée (ou Recettes du coffret d’or) de Tchang Tchong-King (150-219), qui explique que la rhubarbe est, au côté du ricin, le purgatif le plus en usage. On en trouve aussi la trace dans le Shennong bencao jing, une compilation de textes médicaux qu’il semble prudent de dater du début de notre ère.

Au IX ème siècle, la médecine arabe introduit dans sa pharmacopée ce qu’Émile Gilbert appelle des purgatifs doux (rhubarbe, séné, casse, tamarin), attendu qu’avant eux « on ne connaissait que les purgatifs violents » (1). Mais ce n’est qu’à partir des XI ème et XII ème siècles « qu’on vit entre les mains des moines les médicaments préconisés par les Arabes » (2), ce en quoi les registres des douanes du port de Saint-Jean d’Acre sont formels : la rhubarbe y est inscrite dès le XII ème siècle, alors qu’un peu plus tardivement, les règlements commerciaux de la ville de Bruges la mentionnent sous le nom de rabarbara. C’est donc bien que la rhubarbe a transité par voie maritime, même s’il est vrai que la culture s’en développe à l’époque médiévale en Europe occidentale. Cependant, c’était surtout les racines en provenance de Russie et d’Asie qui étaient vendues chez les apothicaires. Cette racine, à la fois purgative et stomachique, eut l’avantage d’attirer l’attention des maîtres mires, c’est-à-dire des maîtres en médecine, comme ceux de l’école de Salerne, par exemple, qui lui reconnurent aussi une vertu sur la sphère hépatique.
Du XV ème au XVI ème siècle, la rhubarbe pénètre de plus en plus dans la matière médicale. Mais c’est surtout le siècle suivant qui mettra particulièrement la rhubarbe à l’honneur. L’Anglais Thomas Sydenham (1624-1689) élabore une bière stomachique à la rhubarbe pour les enfants anémiés suite à une fièvre. Nicolas Lémery (1645-1715) indique que la rhubarbe est « propre pour nettoyer et fortifier l’estomac, exciter l’appétit, tuer les vers et purger doucement l’humeur bilieuse ». Augustin Belloste (1654-1730) met au point des pilules à base de rhubarbe, d’aloès, de scammonée et de poivre, le tout arrosé généreusement de mercure (il était de presque toutes les compositions magistrales en ce temps-là…), pour former un remède contre, la formule est jolie, les « coups de pieds de Vénus », c’est-à-dire les maladies vénériennes. Purgatif doux mais puissant, la rhubarbe fut utilisée au même siècle par Louis XIV plus de mille fois en 55 ans de règne afin de le purger de ses nombreux excès de table, en compagnie de plantes aux propriétés analogues (jalap, séné, bourdaine, etc.).
Au XVIII ème siècle, on la retrouve dans le catholicum simplex, un électuaire purgatif et astringent. Au XIX ème siècle, sa renommée est toujours florissante, mais très vite, l’usage médicinal de cette plante tombe en désuétude avec l’avènement des médicaments issus de la chimie de synthèse.

Le rhubarbe, qu’elle soit officinale ou domestique, est une solide plante rustique possédant une profonde racine de couleur brun rougeâtre. De son pied s’érigent de monumentales feuilles longuement pétiolées. Le pétiole, c’est-à-dire la « tige » de la feuille, vert et tacheté de rouge ou de rose, mesure de 50 à 80 cm de longueur sur 3 à 7 cm de largeur. Les feuilles, à cinq lobes irréguliers, sont peu découpées et présentent des marges frangées et une texture « gaufrée ». Elles sont davantage échancrées chez la rhubarbe officinale. En été, les hampes florales s’ornent de panicules de fleurs généralement blanchâtres.
La rhubarbe, comme le rhapontic, pousse sur des sols profonds, riches et humides, largement exposés au soleil.

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Rhubarbe et rhapontic en phytothérapie

Ces deux plantes ne sont plus tellement des espèces qu’on s’imagine employer en phytothérapie, tant elles semblent appartenir aux apothicaireries d’antan, bien plus habitués que nous sommes d’utiliser uniquement les « côtes » (en réalité les pétioles) des feuilles, et encore, pas dans un domaine thérapeutique. De tous temps, la phytothérapie s’est concentrée sur les racines de ces deux plantes. S’enfonçant parfois profondément dans le sol, de l’épaisseur d’une cuisse pour les plus grosses, les racines de rhubarbe et de rhapontic subissaient peu ou prou le même mode de dessiccation, après qu’on les ait découpées en tronçons de 10 cm environ. Après les avoir mis à sécher sur une table, on les retournait régulièrement, on les perçait d’un trou et on enfilait les morceaux sur une ficelle afin de suspendre l’ensemble qui séchait alors à l’air libre.
Ces deux racines sont composées d’à peu près les mêmes constituants : de l’amidon, des sucres (fructose, glucose), du tanin, de la pectine, des traces d’essence aromatique, de l’acide oxalique (également présent dans les oseilles, épinards et oxalis), des oxyanthraquinones (2 à 3 % chez le rhapontic, davantage chez la rhubarbe). Bien sûr, chaque espèce présente ses particularités : de l’acide chrysophanique et de la rhaponticine pour le rhapontic, de l’émodine et de la rhéine pour la rhubarbe. Chacun de ces deux végétaux contient en outre des sels minéraux (fer, magnésium, potassium, phosphore…) et des vitamines (B, C).

Propriétés thérapeutiques

D’une espèce à l’autre, elles sont similaires. On considère seulement que la rhubarbe est plus énergique que le rhapontic.

  • Toniques amères, apéritives, digestives, stomachiques, cholagogues, cholérétiques
  • Purgatives douces, laxatives douces
  • Antibactériennes, antiputrides
  • Anti-inflammatoires, rafraîchissantes
  • Anti-anémiques
  • Vermifuges
  • Astringentes

A faible dose, la racine de rhubarbe (ou de rhapontic) est un tonique intestinal, c’est là aussi que son action laxative s’exprime le mieux. A dose plus élevée, elle est purgative, « mais à la suite de cette action, il se manifeste presque toujours des signes de tonicité : elle purge d’abord pour constiper ensuite » (3).

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère digestive : atonie digestive, inappétence, dysenterie, gastralgie, diarrhée, diarrhée chronique, constipation par ptose intestinale, entérocolite, parasitose intestinale, pyrosis
  • Troubles de la sphère hépatique : hépatisme, insuffisance hépatique, ictère, insuffisance biliaire, engorgement hépatique
  • Anémie, faiblesse générale, neurasthénie, convalescence
  • Affections buccales : aphte, ulcération aphteuse, infection des muqueuses buccales
  • Affections cutanées : furoncle, ulcère, brûlure
  • Flux muqueux : leucorrhée, blennorrhée
  • Excès de cholestérol sanguin

Notons que les tiges, c’est-à-dire les pétioles, une fois cuites et réduites à la consistance d’une purée, forment un emplâtre maturatif et résolutif applicable sur les ulcères et les abcès froids.

Modes d’emploi (ne concernent uniquement que la racine)

  • Infusion
  • Poudre
  • Macération vineuse
  • Teinture alcoolique
  • Sirop simple
  • Sirop composé (avec rhubarbe, chicorée, fumeterre, alkékenge et cannelle)

Contre-indications, précautions d’emploi, informations complémentaires

  • Toxicité : les oxyanthraquinones sont particulièrement présentes dans la racine de la rhubarbe comme dans celle du rhapontic. Si elles sont faiblement concentrées dans les « tiges », on en trouve en quantité dans les limbes, c’est-à-dire les parties vertes des feuilles. A haute dose, et par voie interne, les oxyanthraquinones font l’effet d’un vésicatoire, d’où l’intérêt de ne pas cuisiner les parties vertes de la rhubarbe et du rhapontic, comme on le ferait d’épinards. Ces substances corrosives (on se servait autrefois des feuilles de rhubarbe pour lustrer les cuivres !…) peuvent altérer la muqueuse stomacale, provoquer douleurs abdominales et vomissements abondants. On a également observé une rapide dégradation des tissus rénaux et dans le pire des cas, des décès sont survenus à l’issue de consommation répétée des limbes de ces plantes.
  • Contre-indications : rhubarbe et rhapontic sont déconseillés en cas de goutte et de calculs rénaux (elles augmentent l’oxalurie), d’hémorroïdes (elles congestionnent les veines rectales), d’allaitement (elles rendent le lait maternel amer – qu’elles jaunissent au passage – et lui font acquérir leur propriété purgative).
  • Les racines de nos deux plantes recèlent des matières tinctoriales ayant différentes actions après ingestion : coloration des urines en vert-brun (ou en rouge si elles sont alcalines), de la sueur en jaune, du sérum sanguin en jaune également. Ces manifestations – spectaculaires – sont cependant dénuées de tout danger. Elles expliquent surtout pourquoi ces racines furent utilisées pour teindre les cuirs en Russie.
  • La décoction de fleurs de rhubarbe ou de rhapontic permet d’obtenir une lotion pour blondir la chevelure.
  • Peu caloriques, les pétioles de rhapontic entrent parfois dans l’élaboration de régimes à basses calories. Mais ils sont si acides qu’il faut les sucrer abondamment, ce qui est un peu ridicule puisque cela fait augmenter, de fait, la teneur calorique du mélange.
  • Alimentation : ce sont avec les pétioles du rhapontic que l’on confectionne confitures, compotes et autres pâtisseries. On les récolte dès la deuxième année, une ou deux fois par an. Un pied est exploitable de 5 à 10 ans, mais certains pieds centenaires peuvent encore fournir une abondante récolte.
  • Autres espèces de « rhubarbes exotiques devenues indigènes en France par la culture » (4) : R. undulatum ou rhubarbe ondulée de Moscovie, R. compactum ou rhubarbe compacte. La première des deux fut cultivée en Bretagne, la seconde en Isère, dans la Drôme, etc. Mais elles n’en restent pas moins originaires des mêmes zones géographiques que la rhubarbe et le rhapontic, à savoir : la Russie, le Tibet, le nord de la Chine, etc.
    _______________
    1. Emile Gilbert, La pharmacie à travers les siècles, p. 80
    2. Ibidem, p. 98
    3. François-Joesph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 820
    4. Ibidem, p. 818

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La rhubarbe officinale

La rhubarbe officinale