Frances Densmore : Les Indiens d’Amérique et leur musique (1926)

Pour ce soir, je vous ai réservé un peu d’ethnologie qui nous emmène tout droit en Amérique du Nord : il ne vous a sans doute pas échappé que j’ai glissé, dans la plupart de mes derniers articles, des références aux manières dont on usait autrefois des plantes dans les diverses tribus amérindiennes (cf. hydrastis du Canada, sceau-de-Salomon, gaillet gratteron, mahonia…), ce qui est un domaine connexe à celui du chamanisme pour lequel j’entretiens quelque passion.

Cet article est donc l’occasion (re)découvrir une grande ethnologue américaine qui a beaucoup œuvré pour la préservation du patrimoine musical de très nombreuses tribus amérindiennes d’Amérique du Nord : Frances Densmore (1867-1957).

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles


Il y a dix ans, alors que je m’apprêtais à mettre la main à la pâte encore informe des notes qui allaient, par leur élaboration cohérente, prendre la forme de mon premier livre (Animaux-totems & Roue-médecine), j’aurai été heureux de disposer, en français, de celui dont je vais maintenant vous parler. Nous étions alors en 2013 et il ne paraîtrait pas avant avril 2017, bien trop tard pour qu’il profite à mon écriture, mais enfin disponible pour la première fois en langue française (ce qui n’était pas trop tôt : ce livre de Frances Densmore est le premier – et le seul me semble-t-il – à être traduit en français !). Cependant, au cours de mes lectures liminaires, j’avais parfaitement identifié ce nom – Frances Theresa Densmore –, ainsi que la majeure partie de ses activités liées à l’anthropologie et à la musicologie, des pivots centraux que trois de ses principales œuvres permettent de rendre parfaitement visibles : tout d’abord celle-là même qui fait l’objet de cette chronique, précédée de Teton Sioux Music parue en 1918 et des deux volumes de Chippewa Music (1910 et 1913). Ce que, à l’époque, j’avais compulsé par bribes en anglais a donc été traduit par Julien Besse et édité par Allia. C’est un véritable bonheur pour moi de prendre enfin connaissance de ce texte dans son intégralité, qui plus est porté par cette entité éditoriale, tant j’apprécie la qualité et le sérieux des publications de cette maison d’éditions. Un livre, chez les éditions Allia, c’est la sobriété alliée à l’élégance, un joli format classieux revêtu d’un pelliculage mat et doux qui abrite un papier agréable et une charte graphique séduisante. Le texte, ramassé sur moins de 150 pages, régulièrement et intelligemment illustré en noir et blanc, comporte 25 chapitres dont une dizaine ne portent pas spécifiquement sur la musique, puisqu’on trouve, brièvement traités, des sujets aussi variés que l’artisanat, la vie familiale et les jeux. Bien que ces chapitres ne soient pas inintéressants en eux-mêmes, ils se connectent mal avec le vif du sujet qui patiente jusqu’à la page 72 avant d’apparaître dans un premier chapitre dans lequel l’autrice se permet de dépasser la vision simpliste que l’on peut se faire de la chanson indienne et assortit ses propos du commentaire suivant : « L’Indien prend sa musique au sérieux et ne possède pas l’équivalent de nos chansons populaires. Sa musique détient ses critères d’excellence, que l’Indien cherche à atteindre en s’exerçant »1. N’ayant pas succombé, par vanité, à chanter pour l’estime d’un public, l’Indien ne sait donc pas ce qu’est la musique « récréative ». En ce cas, l’on peut bien se demander pourquoi il chante. C’est ici l’occasion de recenser les multiples occasions de la vie indienne qui font l’objet de chant. Cela peut se résumer ainsi : en gros, on chante du jour de sa naissance à celui de sa mort. Mais soyons davantage précis et insistons bien sur ce point : l’Indien ne chante pas seulement, mais il « chante pour » (ce qu’exprime le terme omaha wawan).



Frances Densmore enregistrant un chef pikuni (1916).


Commençons, tout d’abord, par indiquer que l’on distingue les chants personnels des chants collectifs. Parmi les premiers, l’on trouve les chants de vision, c’est-à-dire ces chants spécifiques reçus lors d’une quête de vision, tandis qu’aux seconds s’associent, par exemple, les « hymnes » des sociétés guerrières.

Dès la naissance d’un enfant, l’on chante, afin de le présenter à la communauté, mais également à la Terre et au Ciel, à l’Univers tout entier. Puis l’on chante pour lui assurer une bonne croissance, comme on le ferait à une pousse de maïs. Par le truchement des berceuses, on lui communique un savoir, à la manière de ce que l’on fait avec contes et comptines. Et les mères fredonnent pour faciliter l’endormissement des « petits renards » : « Dors, dors. Tu seras transporté dans le monde des rêves merveilleux. Dans ces rêves, tu verras le futur et ta future famille. » Si les mères chantent allègrement pour « leurs petits bébés », une fois arrivés à l’âge adulte, les chants se font plus rares sur la question de l’amour. Hormis au travers des charmes d’amour magique (« Qu’es-tu en train de me dire ? Je suis parée comme les roses et aussi belle qu’elles ! »), il est assez peu question de la chanson d’amour telle que nous la concevons. Frances Densmore tente une explication : « Nous percevons de cette absence de chansons d’amour chez les Indiens de l’ancien temps une preuve de leur délicatesse, de leur sensibilité et de leur discrétion à propos de leurs sentiments les plus profonds et sacrés. Contrairement à nous, avec nos ‘bavardages’, l’Indien savait laisser une part de non-dit et se fiait davantage au silence »2. Toutefois, au chant plaintif et solitaire – « Assis ici à penser à elle… ; je suis triste quand je pense à elle » – pouvait succéder une fin de non-recevoir aussi aigrement libellée que celle-ci : « Tu espères vainement que je te convoite, en réalité, je viens voir ta petite sœur ». Naturellement, on chantait aussi en vue des mariages, afin que l’union des deux époux soit la plus propice possible, à l’image de cette prière chantée d’origine apache :

« Désormais, nous ne sentirons plus la pluie,/Car chacun sera un abri pour l’autre./Désormais nous ne sentirons pas le froid,/Car chacun sera pour l’autre une source de chaleur./Désormais il n’y a plus de solitude pour nous,/Nous sommes désormais deux corps,/Mais en une seule vie./Nous allons à présent dans notre demeure,/Pour commencer les jours de notre vie ensemble./Puissent nos jours sur Terre être bons et longs ! »

Puis, quand la fin est sur le point d’arriver, la préparation à la mort future est aussi l’occasion de chants :

« C’est au-dessus de ce monde/Que toi et moi partirons ;/Le long de la Voie Lactée/Toi et moi partirons ;/Le long d’un chemin de fleurs/Toi et moi partirons ;/Et nous cueillerons les fleurs sur notre passage./C’est ainsi que toi et moi nous en irons. »

Hormis ces alpha et oméga que sont la Vie et la Mort, voyons maintenant quelles sont toutes ces autres opportunités de chanter qui permettent d’assurer la cohésion sociale et la solidité d’une tribu :

  • Pour honorer le Grand Esprit, vénérer l’Esprit de la Vie, les plantes et les animaux, convoquer une aide surnaturelle, invoquer les esprits, chanter tout ce qui est en relation avec les éléments mythologiques, cosmogoniques et théogoniques :

« Qu’est-ce que la vie ?/C’est l’éclair/Du feu dans la nuit./C’est le souffle/Du bison dans l’hiver./C’est la petite ombre/Qui se hasarde sur l’herbe/Et se perd au coucher du soleil. »

  • Pour influer sur les phénomènes météorologiques (vent, pluie, brouillard, tonnerre, arc-en-ciel…) et les corps célestes (Lune, Soleil, étoiles) ;
  • Pour rendre hommage à la Terre nourricière, préparer les semis, assurer une bonne croissance aux végétaux, récolter avec abondance, réveiller la nature ;
  • Pour guérir et/ou exorciser un malade ;
  • Lors des jeux de hasard, de balle, devinettes, etc. ;
  • Pour célébrer les saisons. Nous avons ce bel exemple d’un chant d’origine ojibway :

« Alors que mes yeux scrutent la prairie,/Je sens l’été dans le printemps./Mais quand je m’interromps, /C’est seulement le bruit du village que j’entends… »

  • En cas d’événements périlleux : partir en voyage pour la quête du sel, pour la chasse, pour se préparer à la guerre, chanter la victoire ou pleurer les morts :

« Quelque difficulté qui surgisse,/Je ne vais pas mourir,/Mais la traverser./Bien que les flèches soient nombreuses,/J’arriverai./Mon cœur est viril. »

« A l’endroit où le combat a eu lieu,/De l’autre côté de la rivière :/Une lourde charge pour une femme/A soulever dans sa couverture,/Une lourde charge pour une femme/A porter sur son épaule./A l’endroit où le combat a eu lieu,/De l’autre côté de la rivière :/La femme va gémir/Pour rassembler les blessés,/La femme va gémir/Pour ramasser les morts. »



Hamasaka, chef kwakiutl photographié par Edward S. Curtis (vers 1914).


Il n’est pas rare que les chanteurs s’accompagnent d’instruments à vent et à percussion (seuls les Apaches utilisèrent un instrument à corde frottée, sorte de violon à une ou deux cordes). En dehors de cette exception, les deux autres catégories sont générales à la plupart des tribus amérindiennes d’Amérique du Nord. Dans la première catégorie, on trouve la flûte à bec confectionnée le plus souvent en bois sauf en des régions où il est rare : en ce cas, on taille les flûtes dans des roseaux. Le second instrument, moins fréquent, c’est le sifflet fabriqué grâce à des os d’oiseau. En ce qui concerne le deuxième groupe d’instruments, on compte ceux à toile frappée comme le tambourin à main, le grand tambour de guerre et le tambour d’eau. Parfois, des poteaux et des planches sur lesquels on frappe à l’aide de baguettes ou de bâtons de tailles variables, suffisent à substituer le tambourin habituel. Enfin, on peut réunir sous le terme de « crécelle » l’ensemble des objets que l’on agite ou que l’on racle : c’est le cas des hochets creux et ceux en forme de « fléau d’arme », et de ces bâtons à encoches régulièrement entaillés, sur lesquels on passer rapidement une baguette. Peu avare de détails, Frances Densmore donne des indications permettant la fabrication des flûtes et des tambourins, ainsi que la plupart des ingrédients matériels d’origines variées dont les Amérindiens se servaient pour confectionner leurs instruments de musique, qu’ils ornaient de gravures, de plumes, de fibres, de lanières de cuir ou de tissu, de grelots ou encore de pampilles.



Musicien yuma photographié par Isaiah West Taber (1870 et 1912).


Frances Densmore naquit dans la ville de Red Wing (Minnesota) le 21 mai 1857. Initialement pianiste, elle devint professeur de piano et organiste d’église. C’est en découvrant les travaux de l’anthropologue Alice Cunningham Fletcher (1838-1923), dont elle s’inspira dès 1893 (entre autres grâce à la lecture de A study of Omaha Indian Music), que Frances Densmore entama une carrière d’ethnologue et de musicologue, poursuivant sa tâche jusqu’à sa mort, qui survint le 5 juin 1957.

Dès 1907, son travail prit de l’ampleur, par le biais du Bureau d’ethnologie américaine de la Smithsonian Institution. Aidée dans son travail par un phonographe Edison, elle l’abandonna en 1908 pour un gramophone Colombia qu’elle utilisa jusqu’en 1940 afin d’enregistrer des chants par milliers, tout en s’attachant à relater l’histoire et l’usage de chacun d’eux, mais aussi à les traduire au fur et à mesure qu’elle rencontrait les tribus amérindiennes du territoire des États-Unis. Pendant ses vacances, elle organisait des voyages qui la menèrent, surtout entre 1911 et 1954, dans le Midwest, l’Ouest (y compris la Colombie-Britannique) et le sud-est des États-Unis, activité frénétique qui lui fit mériter amplement le titre de « la plus connue des collectrices de chansons indiennes de toute l’Amérique du Nord », collectant sans relâche des chants auprès des tribus suivantes : Chippewa (= Ojibway), Sioux, Utes du nord, Mandan, Hidatsa, Papago (= Tohono O’odham), Pawnee, Menominee, Yuman, Yaqui, Cheyenne, Arapaho, Nootka, Quileute, Tule, Omaha, Kuna, Ho-Chunk, Choctaw, indiens de Colombie-Britannique, Seminole, Acoma, Isleta, Cochiti, Zuñi, Maidu, etc. Pour rendre compte de toutes ces rencontres, elle publia une grande quantité d’ouvrages entre 1910 et 1957, et poursuivit de nombreux sujets d’études jusqu’à l’âge avancé de 87 ans, ce qui explique en partie sa vaste bibliographie qui forme une monumentale source que l’on doit à cette érudite dévouée aux traditions amérindiennes. Puis, durant les trois dernières années de sa vie, elle se consacra à l’écriture d’articles portant sur des sujets liés de près ou de loin à la musique indienne.

Celle qu’on considère comme la meilleure commentatrice des chansons d’amour indiennes, fut également une habile traductrice qui faisait autorité dans le domaine de la poésie indienne en général. On peut dire qu’elle est allée à contre-courant de la politique d’intégration des Amérindiens aux usages occidentaux telle que désirée par les autorités des États-Unis, ce qui a permis de sauver des pans entiers de leurs traditions culturelles en les fixant dans des cylindres de cire, car, autrement, qui se souviendrait de ces chants et de leur significations ? C’est une préoccupation d’autant plus sage et louable que « le vieil Indien, emportant avec lui sa musique, disparaît peu à peu dans le Grand Silence »3.

Outre l’ensemble des ouvrages qu’elle a consacrés à la musique indienne, Frances Densmore a aussi écrit des ouvrages portant sur des sujets distincts : L’utilisation des plantes par les Indiens Ojibway (1928), Les coutumes des Indiens Ojibway (1929), un travail ethnologique recensant, par l’histoire détaillée de cette tribu, ses légendes, ses traditions artistiques, ses activités artisanales, ses loisirs, etc. Une réédition du premier de ces ouvrages est parue en 1974 sous le titre How Indians use wild plants for food, medicine and crafts (Comment les Indiens utilisent les plantes sauvages pour la nourriture, la médecine et l’artisanat). On le trouve facilement. Sachez qu’il est bien intéressant également :)

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Frances Densmore

Les Indiens d’Amérique et leur musique

Éditions Allia

ISBN : 9791030405156

176 pages

12 €

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En guise de complément, voici quelques enregistrements effectués par Frances Densmore (liste précise des titres ici).

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  1. Frances Densmore, Les Indiens d’Amérique et leur musique, p. 74.
  2. Ibidem, p. 103.
  3. Ibidem, p. 172.

© Books of Dante – 2023


Le Tarot des plantes sauvages (par Marine Lafon & Sandrine de Borman)

Certains arpentent la piste des plumes ou de quelque autre indice animal – présage zoologique –, traces fugaces qui pourraient les renseigner sur leur destin ou, à tout le moins, leur dire un peu qui ils sont en cet instant précis qui a été choisi pour leur délivrer un signe. Pourquoi cette primauté de l’animal devrait-elle laisser dans l’ombre l’ensemble des indices complémentaires de même nature que les plantes dispersent çà et là à notre attention, comme autant de messages abandonnés par Cybèle et adressés à nous autres humains ? On lève les yeux vers le ciel constellé, l’on y voit la Lune : sa face cachée, bien qu’invisible, n’en existe-t-elle pas moins ? Pourquoi ne pas faire de même avec ce qui se trouve sous nos pieds, frôle nos pas, sans qu’on s’en aperçoive ? Sachons qu’auprès de toute herbe, union des dons célestes et des racines ignées de la Vie, ont lieu bien des théophanies, qui s’expriment à nous, linéament ou filigrane, dans toute leur ineffabilité, enchevêtrement de signes plus difficiles à percer encore que de simples entrelacs. Initions-nous donc à ce langage écrit à l’encre sympathique par Dame Nature. La tâche n’est pas si complexe, le mystère n’étant pas aussi complet qu’on le prétend parfois. Bien qu’arcane, il fait surtout appel à la discrétion et non à la parfaite invisibilité. Et parce qu’arcane, il est bien compréhensible qu’il faille l’enfermer, tel un secret dans une boîte, ou mieux un coffre ou une cassette, ce qui sous-entend que ce que l’on y cache possède une valeur telle qu’on ne souhaite aucunement en divulguer la teneur auprès du commun des mortels. Pour s’emparer de son sens a priori insondable, l’arcane nous invite à l’initiation et à une exploration profonde de notre cœur.

Quels liens ténus – arachnéennes passerelles – est-il possible de tendre entre les arcanes du Tarot de Marseille et les plantes sauvages les plus communes (la pâquerette, l’armoise ou encore le coquelicot) afin d’y lire « ce qu’en elles déjà elles portent », pour reprendre un vers de Margherita Guidacci ? Vers quel destin dessinent ces lignes qui, à l’instar de celles qui s’empruntent dans nos mains, peuvent révéler, quand on les presse un peu plus qu’à l’habitude, quelque secret dissimulé ? Quel mystère de la Nature peut-on y entrevoir ? Que dit-il qui, la plupart du temps, nous échappe, parce que, trop empressés, nous ne nous y arrêtons pas le temps qu’il demande ? Le recueillement, la pause contemplative, l’écoute intérieure, la prise de conscience d’une résonance, d’un écho, c’est cela que cherche à stimuler le propos riche et précieux contenu dans les pages de ce livre. Ralentir la marche du temps, cela permet aussi de surprendre une plante dans une phase de son développement et de son existence pas forcément connue de nous, univers que nous appréhendons, se révélant à nous et disant de telle plante bien plus qu’on en connaît déjà. Par exemple, il peut y avoir au revers d’une feuille un indice permettant d’en savoir davantage sur la plante qui la porte. Sous le couvert d’un ombrage, les pétales d’une fleur n’adoptent-ils pas une teinte ou une irradiation particulières qui en expliquerait mieux un sens caché ou peu visible ? Cette écorce fissurée ne renseigne-t-elle pas sur le caractère de celui qui la revêt telle une peau ? A cela, ajoutons des signatures de nature symbolique, mythologique et biochimique. Il s’agit donc de faire appel à la créativité, c’est-à-dire ce « pouvoir de relier ce qui est apparemment sans lien », selon l’observation judicieuse du poète William Plomer.

Ainsi, le Pissenlit renvoie-t-il à l’assurance conquérante du Chariot, la petite Pervenche aux opportunités d’évolution qu’offre la Roue de Fortune. La Ronce exprime la verdeur progressive de l’énergie vitale développée par la Force et le Plantain lancéolé la puissance pragmatique de l’Empereur. L’Arcane sans Nom, illustrée par la Rue fétide, dit bien l’ambivalence qui existe en chacune d’elles avec, toujours, cette volonté de couper court, tabula rasa : éclaircir pour mieux laisser croître. La Lune, féconde et menstruelle, fait écho à l’Alchémille gestatrice qui porte un joyau au creux de ses tuniques. Enfin, pour achever ici ce compendium, au Diable se superpose le Lierre, plus Cernunnos que le démon voulu par le christianisme.

Le texte est dense sans être étouffant. La précision est mise au service d’une écriture souple et dénuée des figures de style par trop grossières qui alourdissent parfois ce type de texte. On pressent que la rédaction a exigé beaucoup de travail. Cela se perçoit à travers une sensation qui m’a accompagnée durant toute la lecture du livre : il n’y a ici aucun déséquilibre dans le corps du texte qui serait induit par quelque pesanteur disgracieuse. Ici, c’est tout le contraire : au carat près si je puis utiliser une expression d’orfèvre, qui m’autorisera dès lors une liaison entre le texte et l’image. Abondamment illustré, cet ouvrage est à ce titre bien particulier en raison de la technique employée par Sandrine de Borman, qu’elle explique par un néologisme qu’elle a forgé à base de deux racines japonaises : oshi-zomés. A l’aide de la force d’une presse, les pigments et les sucs végétaux des plantes diffusent leur propre substance dans la structure du papier qui les accueille et les supporte, de la même façon que les plantes qui y sont figurées dessinent une résille d’informations qui parlent d’elles et qui se révèlent à nous selon l’audace qu’on mettra à aller à leur rencontre, en s’affranchissant des attentes préconçues et des préjugés stériles. On peut être surpris qu’un procédé aussi simple et modeste permette d’aborder les plantes sous un angle neuf, formant là un herbier comme il n’en existe aucun autre. Ce modus operandi est néanmoins enchanteur car chacune des illustrations contenues dans ce livre est une œuvre d’art qui réclamerait d’être vue in situ, pour de vrai, car comment rester de marbre devant ce millepertuis, candélabre incandescent, et cette lavande fine qui nous révèle sa part aqueuse ?

Ce livre est structuré en trois grandes parties. La première, fort indispensable, est un préalable nécessaire (introduction, prérequis) avant de tomber nez à nez avec les 22 plantes-arcanes que Marine Lafon a choisies de présenter selon une trame régulière :

  • un poème consacré à chaque plante en guise d’entrée en matière est placé vis-à-vis de l’illustration principale représentant cette plante (au grand format de 21 x 15 cm) ;
  • ensuite, un long développement aborde en détails les mots-clés associés à l’arcane en question ;
  • enfin, chaque chapitre se conclue par ce que l’autrice appelle les « rituels sauvages ». Ils n’ont rien de complexe dans leur réalisation et sont bien utiles pour toucher encore davantage du doigt chaque plante.

L’ouvrage s’achève par diverses annexes (glossaire, bibliographie, notes) qui nous permettent de quitter en douceur la pièce centrale, c’est-à-dire les 130 et quelques pages toutes dévolues aux 22 arcanes majeurs.

Le Tarot des plantes sauvages par Marin Lafon et Sandrine de Borman, Tana éditions, 2022.

ISBN : 979-10-301-0430-1

Prix : 25 €

192 pages richement illustrées en couleur, auxquelles s’ajoutent deux planches regroupant les arcanes détachables au format 11 x 6 cm. Ce qui est heureux. Il aurait été dommage de ne pas les joindre au livre.

Envie d’aller plus loin ? Découvrez l’univers des deux autrices : le site de Marine Lafon, le site de Sandrine de Borman.

© Books of Dante – 2022

Sorcières, sages-femmes & infirmières de Barbara Ehrenreich & Deirdre English

Éditions Cambourakis 2015

ISBN : 978-2-36624-122-8

Prix : 16 € TTC

Cet essai, qui fêtera ses 50 ans l’année prochaine, se subdivise en deux parties principales. Dans la première, les autrices s’essaient à montrer que la chasse aux sorcières organisée en Europe de 1450 à 1700 environ, n’est que le fruit d’une oppression de la femme par l’homme, en particulier à travers sa posture de savante et de guérisseuse. Cela est un épisode trop connu de notre histoire européenne pour que j’insiste plus longuement dessus.

Ce sur quoi je préfère m’attarder, c’est la seconde partie qui, pour nous autres Européens, nous est parfaitement inconnue (ou presque), bien qu’elle prenne pied aux États-Unis et à une époque moins reculée. C’est sur la base de cette lecture que je vous propose aujourd’hui une synthèse de ce sujet qu’il est parfaitement convenable de désigner ainsi : l’éviction des femmes des milieux médicaux aux États-Unis durant le XIXe siècle et leur relégation à des fonctions mineures dans ce domaine.

« Nommer sorcière celle qui revendique l’accès aux ressources naturelles, celle dont la survie ne dépend pas d’un mari, d’un père ou d’un frère, celle qui ne se reproduit pas, celle qui soigne, celle qui sait ce que les autres ne savent pas ou encore celle qui s’instruit, pense, vit et agit autrement, c’est vouloir activement éliminer les différences, tout signe d’insoumission et tout potentiel de révolte. C’est protéger coûte que coûte les relations patriarcales brutalement établies lors du passage du féodalisme au capitalisme »1.

Cet ouvrage représente une réaction face à la maltraitance institutionnelle et aux traitements injustes infligés aux femmes par le système médical des États-Unis dès le XIXe siècle. Cela se déclina selon deux volets : d’un point de vue du statut professionnel (de nombreuses femmes se retrouvant remisées à des tâches et des fonctions subalternes) et en tant que patientes (des traitement intensifs, hasardeux, parfois non discutés et donc non consentis, affectant dangereusement leur santé). Ces deux aspects furent placés sous la houlette condescendante et parfois méprisante des médecins, hommes blancs issus non pas de la classe populaire mais moyenne, bien « élevés », passés par le sérail universitaire et s’étant voués au corps médical pour des raisons plus liées au pouvoir et au lucre, qu’au bien-être de leurs patients.

Tentons de comprendre, avec Deirdre English (1948) et Barbara Ehrenreich (1941) comment cette construction sociale s’est imposée au fil des deux derniers siècles. Sur quoi repose-t-elle ? Contre quoi eut-elle à lutter pour parvenir à ses fins et étendre son hégémonie ?

Aux États-Unis, durant la totalité du XVIIIe siècle, ainsi que pendant une bonne moitié du siècle suivant, on constate que les activités d’ordre médical sont largement dévolues aux femmes qui officient à la manière de leurs ancêtres européennes, c’est-à-dire de façon empirique grâce à des recettes de bonnes femmes (exprimé au sens non péjoratif), autrement dit en connaisseuses des simples et des remèdes efficaces (cet héritage fut quelque peu fragilisé puisqu’il fallut s’adapter aux plantes nord-américaines que l’on ne connaissait pas en Europe, jusqu’alors usitées par les seuls Amérindiens et dont les savoirs ancestraux non écrits s’égarèrent en même temps que les colons en réglèrent l’éradication).

Ainsi, chaque village possédait sa guérisseuse à qui l’on offrait ce qu’on avait pour la dédommager de sa bienveillance, puisque ses fonctions ne lui assuraient en aucun cas un quelconque statut professionnel. Il n’en découlait donc aucun moyen de gagner inconsidérément de l’argent car tel n’était pas l’objectif. On vit surgir, à travers ce que l’on appelle le Popular Health Movement, plusieurs courants regroupés sous cette même bannière, multitude de sociétés d’hygiène et de physiologie, dont le but non lucratif était d’étendre un minimum de connaissances sur les sujets de l’hygiène quotidienne et de la médecine populaire de tous les jours. Mais c’était sans compter l’émergence des médecins dits « réguliers », aux études pas ou peu substantielles à leurs débuts et parfaitement convenues, donnant lieu à d’onéreuses « consultations » particulièrement stéréotypées et dont on peut interroger l’efficience, tant le médical semble y être oublié au profit d’une volonté de mettre en avant un « prestige ». Ces médecins eurent avec eux la loi qui les consacra officiellement comme praticiens légaux au détriment des thérapeutes empiriques. Malgré une lutte âpre qui dessina une césure entre la classe dominante et les classes populaires, entre ces médecins « réguliers » et les mouvements médicaux alternatifs, le monopole des premiers ne fit que croître au fur et à mesure qu’avançait le XIXe siècle. Tout d’abord balbutiantes, cette science et cette médecine officielles étaient parfaitement dénuées d’effets positifs, le but étant plus d’évincer prioritairement les femmes du panorama médical, ainsi que les Noirs, hommes comme femmes, ou encore les hommes blancs issus des classes les plus miséreuses. Durant un temps, il exista des écoles médicales sectaires, c’est-à-dire de ces mouvements médicaux détachés de l’enseignement dit officiel, en concurrence avec les médecins réguliers. Encore attrayantes, ouvertes largement aux femmes, ces écoles aux pratiques empiriques promulguées surtout par des femmes, furent de plus en plus attaquées par les réguliers (à travers un phénomène que l’on peut encore voir aujourd’hui en France où un groupuscule de médecins met en danger l’homéopathie pour d’hypocrites et fallacieuses raisons). Non qu’on veuille attirer à soi ce potentiel vivier pour en faire de futurs médecins formatés par ce nouvel ordre en marche. Même pas ! Concurrencer, puis évincer. Tel était le projet qui s’aida du rejet motorisé par le racisme, le sexisme le plus désinhibé, un paternalisme pénible (« Allons, mon petit… »), un argumentaire supportant des théories fumeuses (la femme étant moins intelligente que l’homme, comment voulez-vous qu’elle devienne médecin, sérieusement ?), etc. Parallèlement à cela, l’institution médicale officielle se barricada, interdisant l’accès (onéreux) à ses temples aux femmes qu’elle était justement venue concurrencer dans un premier temps. Tout cela concourut, après une lutte menée contre des savoirs empiriques plus anciens, à l’érection d’un modèle médical inaccessible aux femmes, la suppression de ses positions alternatives afin qu’à l’homme échut la meilleure place, la seule place.

Quand on décide à qui va l’argent, on peut abattre bien des opposants, fussent-ils les plus nombreux ! Des fondations (Rockefeller, Carnegie, etc.), s’appuyant sur le pouvoir politique, législatif, économique et financier, purent imposer les vues de la classe dominante en matière de profession médicale aux États-Unis. On retiendra le rapport Flexner de 1910 dont les conclusions sans appel obligèrent de nombreuses écoles dites irrégulières à fermer leurs portes, les excluant de fait et les transposant dans l’illégalité (qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage). Mais cette concurrence désormais illégale ne fut pas même invitée à se faufiler par l’étroit goulet d’étranglement qui semblait se dessiner : on ne lui laissa même pas cette mince possibilité, pire on préféra la faire passer sous les fourches caudines !

Bien qu’elle représenta pendant longtemps un danger évident, la suprématie des médecins réguliers s’accompagna, en nombre, du déclin des étudiantes en médecine à la fin du XIXe siècle, bien qu’en 1912, une étude menée par un professeur de la Johns Hopkins University – première université de médecine des États-Unis fondée en 1876 – vint démontrer que la plupart des médecins d’alors étaient moins compétents que la plupart des sages-femmes qui exerçaient encore ! Peu importait, car « le résultat fut que les femmes de la classe moyenne abandonnèrent le combat contre la médecine masculine et acceptèrent les conditions imposées par la profession médicale masculine naissante »2. « Il n’est resté aux femmes que la fonction d’infirmière, et ce n’était en aucune façon un substitut aux rôles autonomes qui avaient été les leurs comme sages-femmes et comme soignantes généralistes »3, bien au contraire ! Après la destruction de la médecine populaire, de la réduction au silence de ses représentantes, que resta-t-il aux femmes qui en avaient auparavant la charge (et à celles qui, éventuellement, auraient pu/voulu suivre la trace de leurs aînées) ? La seule porte d’entrée (de sortie) fut la possibilité de devenir ce à quoi l’homme contraignit la femme : infirmière. Ce qui, de fait, fit grimper le nombre d’élèves en écoles d’infirmières alors que celui des inscrites en médecine ne faisait que s’effondrer. Les premières purent compter sur ces philanthropes que furent Florence Nightingale (1820-1910) et Louisa Schuyler (1837-1926), femmes de la moyenne/haute société édictant une philosophie de laquelle découla les bases d’une formation à destination de femmes issues de la classe ouvrière ou de la très petite classe moyenne. Cette « formation insistait sur l’attitude plutôt que sur les savoirs-faire. Le produit final, l’infirmière façon Nightingale, était tout simplement la Dame idéale, transplantée de la maison à l’hôpital, et dispensée de la responsabilité de la reproduction. Au docteur, elle apportait la vertu d’obéissance absolue propre aux bonnes épouses. Au patient, elle apportait le dévouement désintéressé d’une mère »4. Destinée à une mission unique – servir –, l’infirmière avait l’avantage de ne pas concurrencer le médecin et de ne proposer aucune doctrine novatrice (car pour Nightingale et consorts, il était évident que la science était hors de sa portée). Il s’agissait de faire du métier d’infirmière une vocation « naturelle » à la femme, car la femme, selon Nightingale, est d’instinct une infirmière, et ne saurait être, parce qu’elle n’en possède nullement l’aptitude, d’instinct un médecin. Tout cela contribua à la construction d’un personnage socio-professionnel, produit de l’oppression des femmes au sein de la société victorienne, ainsi que de l’établissement de stéréotypes quasiment indestructibles. Preuve en est : si l’on peut « masculiniser » le mort infirmière, le peut-on du mot médecin ? Une médecine ? C’est un remède, pas la personne qui l’ordonne ! Il n’en reste pas moins que le second épisode de chasse aux sorcières qui se déroula dès le milieu du XIXe siècle aux États-Unis eut pour conséquence très nette, qu’à l’époque où les deux autrices écrivirent cet essai, c’est-à-dire au début des années 1970, une sur-représentation des hommes dans le milieu médical : en effet, il y a 50 ans, on comptait seulement 7 % de femmes médecins aux États-Unis contre 34,10 % en 2015 (à titre de comparaison, pour la Grande-Bretagne : 24 % en 1970, 45,80 % en 2015).

Pour aller plus loin, des mêmes autrices chez le même éditeur : Fragiles et contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes.

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  1. p. 116.
  2. p. 81.
  3. p. 63.
  4. p. 93.

© Books of Dante – 2022

Matthew Wood : Sept herbes, les plantes comme enseignants

Dans ce livre, Matthew Wood (né en 1954) s’efforce d’établir des liens entre sept plantes (dont nous donnerons l’identité en fin d’article) et sept épisodes décrivant des situations psycho-émotionnelles particulières tirés de la Bible, plus précisément de la Genèse. Ces vécus psychiques et émotionnels, toujours d’actualité, très précisément décrits et décortiqués par l’auteur par le biais de multiples exemples tirés de sa propre pratique, entrent en relation avec la personnalité des sept plantes pour lesquelles il a opté. S’inspirant de la théorie des signatures et de son pionnier Paracelse (1493-1541), du père de l’homéopathie Samuel Hahnemann (1755-1843) et du docteur Edward Bach (1886-1936) entre autres, Matthew Wood explique comment les teintures-mères des sept plantes qu’il appelle « points de repère » permettent aux personnes affectées par les problématiques exposées dans les paraboles bibliques de se libérer des chaînes qui les entravent.

Je ne vous cache pas que c’est le titre de cet ouvrage ainsi que l’illustration de couverture qui ont en partie motivé l’acte d’acquisition. Cependant, des renseignements pris au sujet du sommaire de ce livre ont complété mon intention de départ, non seulement parce que certaines plantes m’étaient inconnues, mais aussi parce que d’autres, dont je n’ignorais pas l’existence et qui ne sont pas regardées comme médicinales en Europe (ou très peu), offrent ici un autre aperçu de l’étendue de leurs pouvoirs. Mais, sans plus attendre, voici la traduction que j’ai effectuée de la première partie de cet ouvrage, histoire de vous donner un avant-goût de la chose.

« La Nature brille comme une lumière du Saint-Esprit et ainsi cette lumière atteint l’homme, comme dans un rêve », Paracelse.

Un vieil herboriste indien du nord du Minnesota débuta la formation d’un jeune étudiant avec ces mots : « Tout ce que tu dois savoir sur la vie se trouve dans les forêts. Vas-y pour trouver tes réponses. »

La nature est un livre à propos de la vie. Les formes, les couleurs et les habitudes de croissance des plantes racontent les difficultés qu’elles ont rencontrées au cours de leur développement et la façon dont elles ont été surmontées. Les stress physiques causés par le manque ou le surplus de chaleur, de froid, de nutriments, de lumière du soleil, d’ombre, de vent et de pluie ont donné des formes précises aux plantes, en les individualisant les unes par rapport aux autres. Ces formes et qualités précisément articulées correspondent aux propriétés médicinales dévolues à l’herbe, car les qualités au sein de la plante sont aussi une expression des conditions qui l’ont formée.

Le même environnement qui a moulé la plante a également contribué à l’existence de l’organisme humain. Chaque organe du corps, avec sa fonction différente et son environnement interne, représente une réponse aux difficultés qui lui sont présentées par nature. L’organe dans son espace de vie est analogue à la plante dans le sien. Lorsque le corps est stressé au-delà de sa capacité d’auto-régénération, la plante qui correspond à la fonction perdue « enseignera » au corps à reprendre le travail, parce qu’elle remplit une fonction correspondante dans la nature.

Il y a une unité derrière les différentes activités de la vie, que ce soit dans la plante ou dans l’homme, qui ne peut être appelée que « personnalité ». Le caractère intrinsèque d’un être est son « pouvoir médicinal », comme diraient les Indiens, parce que c’est la personnalité qui représente la réponse réussie au stress environnemental. Ce n’est pas dans les « principes actifs » que la médecine moderne distille de la nature. Ceux-ci ne représentent que des fragments, et n’étant pas eux-mêmes entiers, ne peuvent pas restaurer l’organisme dans son intégralité. Quand le guérisseur indien pointa du doigt la forêt, il ne parlait pas d’un tas de produits chimiques, mais de traits de caractère que les plantes incarnent. Elles doivent aider un jeune sur le chemin de la vie.

La personnalité d’une plante peut être « lue » comme celle d’une personne. L’apparence physique et les qualités de son environnement naturel nous disent ce qu’est cette personnalité. Cette correspondance explique l’origine de l’ancienne « doctrine des signatures », l’idée selon laquelle chaque herbe possède un « signe » ou une « signature » pointant en direction de sa vertu médicinale. C’est aussi l’origine de la toute aussi ancienne « doctrine des semblables » exprimée dans la devise « les semblables soignent les semblables » [NdT : c’est-à-dire la très célèbre formulation similia similibus curentur]. Cela indique que l’herbe qui détient le remède est similaire à l’organe, le tissu ou la constitution sur lesquels elle agit. Elle peut même être similaire à l’expression de la maladie, puisque celle-ci aussi a une personnalité, adoptée de la « niche » dans laquelle elle existe.

Il y a aussi une correspondance entre nos émotions et l’environnement. En témoignage de cela, nous disons que nous nous sentons « brillants », « sombres », « chauds », « froids », et ainsi de suite, exprimant nos émotions dans des termes analogues au monde naturel. Il y a une correspondance entre nos émotions et les plantes. La plante qui a appris à faire face à une certaine expression du froid dans la nature sera également en mesure de guérir un semblable état émotionnel « froid ». Ainsi, les plantes peuvent « enseigner » nos émotions ainsi que notre corps.

Nos émotions à leur tour correspondent à nos organes corporels. Chaque émotion a un organe physique qui vibre, pour ainsi dire, quand cette émotion est active. Quand une émotion est bloquée, l’organe analogue devient sans vie, et enfin malade. La plante qui correspond à l’organe affecté correspond aussi à l’émotion qui l’anime, et restaurera les deux à la santé. Nous ne pouvons pas conserver notre santé physique sans la santé émotionnelle qui va avec. Les plantes sont des incarnations de processus qui correspondent à la fois aux expressions émotionnelles et physiques de la vie. Elles présentent des personnalités, des pensées et des sentiments complexes, aussi articulés que les nôtres, parfois plus. Elles peuvent être nos « enseignants » à la fois physiquement et intérieurement, et sont un moyen idéal pour l’éducation et la guérison.

Au sens le plus vaste, les plantes sont des représentations des problèmes de la vie humaine. Elles nous parlent dans la poésie de l’âme. Ce livre n’est pas destiné uniquement aux herboristes, mais à toute personne en voie de développement intérieur. Les leçons incarnées par les plantes sont universelles. L’utilisation d’herbes dans la thérapie est une autre prérogative pour ceux qui ont une volonté d’action dans cette direction.

Où commençons-nous notre voyage dans un sujet aussi étendu ? L’étudiant herboriste débutant est toujours submergé par l’énormité du champ [d’action]. Parce qu’il y a tant de plantes, nous devrons isoler quelques points critiques dans l’organisme humain et trouver des herbes qui leur correspondent. Dans ce livre, nous étudierons sept articulations-clés importantes et complètes dans l’organisme humain, puis une série de plantes qui les incarnent.

Les articulations-clés présentées dans ce livre seront appelés les « sept points de repère ». Comprendre celles-ci et les sept herbes qui leur correspondent fournira la base d’une pratique saine des plantes, pour ceux qui en sont intéressés, et pour ceux qui ne le sont pas, une excursion dans les beaux mystères de l’humanité et de la Nature.

Dans la « Grand Medicine Society » des Ojibwés, ou Midewiwin, de la région du lac Supérieur, les élèves apprennent des connaissances en médecine et en herboristerie dans sept grades, dont chacun correspond à une plante qui incarne le pouvoir de médecine implicite dans la leçon de ce rang. L’identité de ces plantes est cachée et inaccessible au grand public. Certaines d’entre elles sont dangereuses. Certains de ces enseignements ont été oubliés, d’autres ne sont plus adaptés à notre époque et d’autres ne le sont que pour les Ojibwés. S’il n’y a pas d’étudiants appropriés, certaines connaissances peuvent disparaître de la tradition. Le contraire est également possible. S’il y a des élèves en dehors de la tradition qui conviennent à la réception de certains enseignements, une personne peut transmettre un héritage précieux à l’un d’entre eux. C’est mon lien avec la Grande Médecine. J’ai eu la chance de recevoir un héritage concernant l’utilisation des herbes guérisseuses. Lorsque cela s’est produit, les connaissances que j’avais absorbées au fil des années dans mon expérience de phytothérapie se sont réunies dans une organisation profonde. Sept des principales plantes de ma pratique se sont démarquées de diverses façons, jusqu’à ce qu’elles se combinent en une unité personnifiant les grands enseignements de la « voie de la médecine ». C’était un ensemble de plantes différentes de celles utilisées dans la Grande Médecine et j’ai exprimé les leçons qu’elles représentent par les mots de la culture occidentale, mais l’esprit demeure identique. C’est l’esprit qui nous murmure toujours les mystères et les défis inhérents à la condition humaine.

Seven Herbs. Plants as teachers est le premier livre de Matthew Wood qui me semble encore édité, mais qui est aussi disponible à l’état d’occasion assez facilement (j’ai acheté le mien dans cette condition à un bouquiniste français pour la modique somme de 10 €). Édité par North Atlantic Books (Berkeley, Californie) en 1987, il compte 128 pages, de format 23 x 15, en noir et blanc, ISBN : 0-938190-91-1, 8,95 $ à l’époque. Voici le site de l’auteur qui apporte des informations supplémentaires, ainsi que des liens vers ses autres ouvrages (une dizaine en tout) et parmi lesquels il en est quelques-uns qui se trouveraient bien d’être traduits en français, de même que ceux d’autres auteurs – je pense en l’occurrence à Wolf-Dieter Storl, à Christian Rätsch, etc. Mais bon, force est de constater que malheureusement des auteurs de cette qualité ne trouvent pas preneur auprès des éditeurs français et c’est bien dommage. Ceux qui se débrouillent bien en anglais pourront au moins tirer partie des ouvrages de Matthew Wood, qui a le mérite d’apporter un véritable souffle novateur (c’est ce qui m’évite de mourir de consomption, à l’image du poisson rouge qui n’a pas d’autre choix que de tourner en rond dans son bocal).

Voilà, voilà : plantes, émotions, Edward Bach, Hahnemann, Paracelse, médecine amérindienne, etc., cela fait beaucoup de mots-clés que l’affection que vous pouvez avoir pour l’un ou l’autre, peut motiver une saine lecture en compagnie de Matthew Wood dont la rencontre livresque me ravit et donne à mon début d’année 2021 une puissante impulsion.

Enfin, voici comme promis les sept plantes choisies par l’auteur, au regard desquelles je place les personnages des histoires bibliques correspondantes :

  1. Lis de Pâques (Lilium longiflorum) – Adam et Eve ;
  2. Yerba Santa (Eriodictyon californicum) – Caïn et Abel ;
  3. Iris versicolore (Iris versicolor) – Noé et l’Arche ;
  4. Armoise tridentée (Artemisa tridentata) – Abraham ;
  5. Oreille de chat (Calochortus tolmiei) – Isaac ;
  6. Actée noire (Cimicifuga racemosa) – Jacob ;
  7. Sabot de Vénus (Cypipedium calceolus) – Joseph.

© Books of Dante – 2021

La branche de myrte (conte)

« O mon Dieu, faites-moi mettre quelque chose au monde, n’importe quoi, même un rameau de myrte ! », s’exclamait, continuellement, une femme des faubourgs napolitains. Malgré la présence d’un mari dont on ne sait s’il la besognait rudement, la pauvre femme se trouvait dans l’impossibilité d’enfanter. A force d’avoir si bien prié, elle mit enfin au monde un rameau de myrte qu’elle cajola comme si c’était là son propre enfant, jusqu’au jour où le rameau devint l’objet précieux de l’admiration béate d’un prince qui passait par là. Il s’en empara, non sans avoir promis à la mère qu’il le chérirait comme la prunelle de ses yeux, puis s’en alla l’esprit empli de joie amoureuse.

Ce myrte-là était fée. Chaque nuit en sortait une véritable colombe d’amour qui se glissait entre les draps du prince pour jouer avec lui « à saute-mouton et à la bête à deux dos » jusqu’au petit matin, où l’aurore naissante lui faisait regagner le myrte. Il devint si éberlué par la beauté de la jeunette qu’il en oublia complètement les soupirantes qui ne purent que soupirer, attendu qu’elles étaient, sans en connaître la cause, réduites au régime strict sur la question de leurs affaires amoureuses, leurs parcelles n’étant plus labourées comme il se doit depuis longtemps. Un jour que le prince s’absenta à regret, les mégères s’en vinrent par chez lui, et découvrir le myrte qu’elles effeuillèrent, ce qui eut pour conséquence d’en faire magiquement jaillir la fée qui, sous les mains bien décidées des harpies, acheva son existence, réduite à l’état de capilotade. Le serviteur à qui le prince avait enjoint d’entourer le myrte des plus hauts soins, n’en crut bien évidemment pas ses yeux. Il réunit ce qui restait de l’infortunée dans le pot où se tenait le myrte ébouriffé, et prit ses jambes à son cou. Ce faisant, le prince revint en sa demeure et, comme on l’imagine, fut inconsolable. Alors qu’il ne cessait de s’apitoyer sur son sort, qu’il s’apprêtait à verser son existence dans le plus noir terreau qui attend les âmes damnées, à l’image d’un poulpe avachi sur l’étal du poissonnier et dont personne ne veut, il se complaisait à laisser entrer dans toute son âme cet état de langueur qui fait se racornir les cœurs amoureux. Mais la fée avait plus d’un tour dans son sac, et, remise de ses émotions et de ses contusions, entendant l’aigre mélopée princière, elle surgit du pot de myrte et tâcha de ragaillardir le prince qui, bienheureux de cette belle surprise, la demanda illico en mariage et fit jeter aux égouts de la ville les vilaines qui avaient failli priver le prince de « l’œuf peint de Vénus ».

D’après Giambattista Basile (1575-1632), in Le conte des contes (ou Pentamerone).

© Books of Dante – 2020

Le Manuel de l’Eau par Onésime Reclus

Très récemment, m’a pris l’envie soudaine de descendre à la cave pour en extirper un carton empli de livres, contenant très justement LE livre dont j’avais besoin pile-poil en ce moment. Il est des lubies qui ne s’expliquent pas toujours.
Ce livre, dont nous voyons ci-dessus la couverture, c’est un livre de famille si je puis dire, puisqu’il a appartenu au grand frère de mon arrière grand-père maternel, acquis pour ses bons résultats obtenus au collège en l’an 1911, ce qui est également la date du-dit bouquin.
Vieillerie et poussières, vous allez peut-être me dire… Nan ! J’avais surtout le désir d’en réitérer la lecture, la première remontant au moins à 25 ans. Entre mes mains, ce livre fatigué, je le feuillette doucement ; lecture diagonale glissant sur la douceur du papier. Et là – paf ! – un écueil écorche mes yeux et me fiche une bonne claque dans la figure. Que lisais-je donc sur telle page, qui provoqua en moi un tel émoi ? « La Terre ne vit que de l’Eau, comme l’Eau vit de l’Arbre, et l’Arbre de l’Eau. Ce sont là deux époux dont le divorce est la calamité suprême. » Je rétropédale. Vite, une autre page ! Peut-être n’y verra-t-on pas quelque chose qui rappelle de trop la brûlante actualité, mais non, c’est pis encore : « Dès que l’homme attente à la selve [nda : la forêt], la nature se trouble, le climat s’affole, l’eau s’en va, l’homme disparaît. » Tiens, prends ça dans la tronche ! Mais le clou, celui qui crucifie, tient en ceci, un paragraphe entier que je vous dévoile :

Le statut de la nature, impérieux comme tous les décrets, se lit ainsi : « Obéis ou meurs ! »
« J’ai décidé, dit-elle, que du moindre des lichens au chêne indéracinable, de la mousse invisible au sapin géant de Californie, toutes les plantes tireront de la roche inerte les sucs qui seront le sang de leur vie : ainsi, de ce qui semblait à jamais immobile, jailliront les feuilles, les fleurs et les fruits.
« J’ai décrété que de la vie inférieure des plantes naîtrait la vie supérieure des bestioles et des bêtes : si bien que de la plus méprisable des radicelles cramponnées à la pierre la chaîne des êtres arrive aux animaux qui bondissent.
« J’ai résolu d’élever l’un des moindres de ces animaux, l’homme, à la compréhension de quelques-unes de mes lois ; il parlera d’un bout du monde à l’autre bout avec la vitesse de la pensée ; il dominera la Terre et la Mer ; il montera dans les airs plus haut que le condor et il y voguera dans des aéroplanes conquérants de l’azur.
« Mais, ayant compris mes lois, il lui faudra les respecter sous peine de mort. Qu’il ne viole jamais la sainte harmonie que j’ai disposée entre les existences, de la roche à lui ! Qu’il n’oublie jamais que la forêt unit la vie sourde, confuse, immobile des pierres à la vie mobile des animaux et qu’à la détruire, cette forêt, il se détruirait lui-même parce que, ce faisant, il abaisserait la montagne et transformerait en ennemie l’eau qui crée tout, qui peut tout, qui règle tout ! »
Or, l’homme ayant méprisé la selve, s’est attiré l’inimitié de l’eau. Haine partout visible, dans la maladie ou la mort des sources, l’appauvrissement des rivières, la croissante caducité des fleuves.

L’ironie grinçante de l’affaire veut que ce livre, que l’on doit à l’un des frères du clan Reclus, Onésime (1837-1916), a été édité par le Touring-Club de France, association aujourd’hui dissoute, dont l’objectif principal consistait en la promotion du tourisme partout en France. A l’époque de cette publication, son président, Abel Ballif, rédige quelques lignes en guise de préface. En voici quelques-unes : « Œuvre d’une science profonde, où l’élévation de la pensée le dispute à l’originalité de la forme, le Manuel de l’Eau instruit et passionne. De chaque chapitre, on peut tirer tout à la fois un haut enseignement, une leçon de style, un sujet de méditation. Le maître et l’élève y trouveront également leur profit. Aux hommes de bien, qui ont accueilli avec un si vif empressement le premier de ces travaux [nda : Le Manuel de l’Arbre d’Émile Cardot paru en 1907], devenu en leurs mains une arme de salut public, un moyen de combat contre des erreurs, des ignorances, des préjugés invétérés, nous demandons le même généreux accueil pour ce dernier. » Dispendieuse de ses bienfaits, l’association qu’Abel Ballif présida jusqu’en 1919, adressa gracieusement 50000 exemplaires du Manuel de l’Arbre aux écoles de la République, et « nous en donnerons autant du Manuel de l’Eau et nous continuerons tant qu’il faudra cette œuvre de propagande » en direction de l’enseignement sylvo-pastoral dans les écoles. En voilà une de propagande qu’elle est douce (mot qui prend ici son sens le plus noble : celui de propagation et de diffusion du savoir), et dont la devise, très claire, et toujours d’actualité, était la suivante : « Pas d’arbres, pas d’eau ! »

© Books of Dante – 2019

Æsculape à Paris

Vendredi dernier, je me suis rendu à Paris pour le boulot. Bien qu’ayant quelques impératifs, je suis passé au cimetière du Père Lachaise, ai considéré, au passage, d’un œil morne l’ignominie que la municipalité s’est permise le long du mur ouest du cimetière. Le vent cinglait, tout mouillé d’un fin crachin qui parvenait à se faufiler jusque sous le parapluie. Le vent a dû faire fuir les fantômes, je n’ai pas trouvé de réponses. Bref. A tire-d’aile, je suis parvenu quai Henri IV, île saint Louis, quai de la tournelle. J’ai avisé quelques bouquinistes, mais comme je n’ai jamais un kopeck en poche, je ne me suis – hélas – pas arrêté. J’ai atterri dans le IV ème ou le V ème, je ne sais pas trop bien, ai arpenté rue Cochin, boulevard Saint-Germain (j’avais des courses à y faire et y ai trouvé un accueil charmant), mais rien de quoi apaiser ma soif et ma faim (on approchait midi). Après des centaines de mètres avalées le long de ce chemin de ronde de l’homme à la lance, me voilà débouchant sur un autre bolwerk attribué à un autre saint (y’en a plein dans le secteur, il faut pas être allergique ou anticatholique primaire), ce saint terrassant le dragon. Là, je suis entré dans une boutique, un parfait foutoir tant il y en a partout, de haut en bas, par terre, sur les étagères, un merdier véritable dans lequel une chatte ne retrouverait pas ses petits : des livres dans tous les états et à tous les prix, des disques, des dvd, des cd, etc., enfin la boutique parfaite pour les amateurs de puces. Et ça n’est pas vraiment là que je m’attendais à tomber nez à nez avec quelques exemplaires de la revue Æsculape, fondée en 1911 par le docteur Benjamin Bord et parue à raison de douze numéros par an jusqu’en 1974. Qu’un médecin intitule sa revue Æsculape, quoi de plus normal ? Esculape (chez les Romains), Asclépios (chez les Grecs), n’est-il pas le dieu de la médecine ? Certes, mais cette revue, malgré son nom, n’est pas le porte-parole de la médecine pure et dure. Pour cela, il n’est qu’à considérer les deux lignes qui suivent le titre de la revue : « revue mensuelle illustrée des lettres et des arts dans leurs rapports avec les sciences et la médecine ». Ceux qui me lisent, ceux qui comprennent où je veux en venir avec chacun de mes livres et articles, comprendront pourquoi je suis resté béat d’admiration face à une revue qui, joignant le texte à l’image de façon pertinente, peut poser la question de savoir si certains masques africains sont sculptés pour représenter une pathologie, sur ce que sont les pierres de foudre, la raison pour laquelle le pape Urbain V était affecté de strabisme, etc. Dans l’un des deux numéros que j’ai achetés, il y a un article huit pages sur les parfums dans l’Antiquité, je ne pouvais, lui, que l’acquérir. Dans le second, j’ai eu l’infini bonheur d’y découvrir un sonnet du docteur Henri Leclerc dont, vous le savez, je suis un fervent admirateur, un poème intitulé Le coquelicot, inscrit au sein d’un recueil paru en 1935, Similitudes et contrastes, aujourd’hui introuvable. Parfois, on recherche l’oiseau mais on n’en trouve qu’une plume. Je sais me satisfaire de cette plume.

© Books of Dante – 2018

François-Joseph Cazin, médecin humaniste

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Né dans le département du Pas-de-Calais en 1788, François-Joseph Cazin se destine très tôt à la médecine, étant tout d’abord, dès 1804, aide-chirurgien en hôpital militaire, avant de devenir lui-même chirurgien, puis médecin dans la marine. Par la suite, il pratiquera pendant une vingtaine d’années la médecine à Calais, avant qu’un événement inattendu n’imprime de sa patte providentielle la destinée du jeune médecin. En 1832, une épidémie de choléra se déclare dans le nord de la France. Cette maladie, provoquée par la bactérie Vibrio cholerae, touchera bien des parties du monde au gré de vagues successives. En 1832, c’est la deuxième pandémie de choléra (1826-1841) qui s’abat sur la France. Le docteur Cazin met toute son énergie au service de l’éradication de ce fléau, mais il en est lui-même l’une des victimes. C’est cela qui le décide à renoncer à la vie urbaine. Il se rend donc à la campagne, à 50 km de Calais, dans la petite ville de Samer qui l’a vu naître. Il y séjournera jusqu’en 1846. Durant ces presque quinze années, de médecin de ville, Cazin devient médecin de campagne. Et c’est durant ces années que va s’élaborer en son esprit la structure de son œuvre majeure, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes. En 1847, il est récompensé par la Société royale de Médecine de Marseille pour un mémoire qui n’est qu’une ébauche de son traité, lequel paraîtra, dans sa première édition, en 1850. N’ayant, pour ainsi dire, connu que la ville en ce qui concerne ses pratiques médicales, le docteur Cazin est particulièrement frappé par les conditions de vie des habitants des campagnes, considérant, parce que cela lui saute aux yeux, qu’en ville tout est disponible rapidement ou presque, contrairement à cette campagne où contrastent l’opulence de quelques-uns et l’indigence du plus grand nombre. Comparant sa pratique urbaine et celle rurale conditionnée par les plantes qu’il récolte aux alentours, il s’est alors convaincu de la supériorité des espèces végétales indigènes. Dans cette démarche, il a été aidé par la sensibilité qu’il a pu éprouver par rapport à l’empirisme et à la médecine populaire des campagnes, tout en ne tombant jamais dans le piège du remède de charlatan de champ de foire. Plus que tout conscient de la pauvreté dans laquelle vivent la plupart des gens qui l’entourent, il se propose de mettre à l’honneur une médecine bon marché, possible grâce à des moyens simples et peu coûteux, afin que « s’économise l’argent du malade et le temps du médecin » (1), car l’homme de la campagne du XIX ème siècle, « le plus souvent, alors, il souffre sans secours, lutte péniblement, languit ignoré et meurt silencieux et résigné dans une chaumière où le froid, l’humidité, la malpropreté se joignent aux autres causes de destruction ». « J’ai donc renoncé, poursuit-il, dans ma pratique rurale, aux médicaments d’un prix plus ou moins élevé, et aux préparations pharmaceutiques dont le luxe ne peut être payé que par le riche ».

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Cazin est l’une de ces icônes propres au XIX ème siècle, symbole de cette dichotomie entre cité et campagne, riches et pauvres, et il se range au côté de ces derniers en homme humaniste qu’il est. Alors que, dans le même temps, pérorent médecins et pharmaciens de ville, qui ne savent que louer les « progrès » de la médecine thérapeutique chimique, exaltant les bienfaits du mercure et de l’antimoine, vouant aux gémonies la thériaque et la conserve de roses. Cazin pointe du doigt les malversations concernant les drogues provenant de pays lointains et qui, une fois parvenues dans les officines, sont de bien moins bonne qualité qu’à leur départ ; non pas que le transport en aura amoindri la valeur thérapeutique, mais surtout parce qu’elles subissent, de la part de marchands peu scrupuleux, une transformation pour laquelle l’appât du lucre n’est pas étranger. C’est aussi l’occasion pour Cazin de remettre en cause cette idée reçue, particulièrement tenace puisqu’elle existe toujours en ce début de XXI ème siècle, que ce qui est exotique est plus efficace ; et, en travaillant avec des produits locaux, à portée de mains, il démontre l’inanité de ce jugement et prouve avec aisance que l’herbe n’est pas forcément plus verte chez le voisin. Il n’en va pas que de la qualité d’une plante, il en va aussi de celle de celui qui l’emploie. Et si manque le bon sens, qu’un végétal soit exotique ou indigène, il n’est rien qui soit possible de faire, l’échec thérapeutique ne saurait être que patent. Il est assez facile de jeter l’opprobre sur les plantes locales en les regardant de haut, lorsqu’on a toujours connu ces préparations médicamenteuses, embouteillées et étiquetées, flambantes neuves, sur les étagères du pharmacien, chose que Cazin finira par rejeter, insistant sur les étapes préalables et incontournables d’une bonne pratique phytothérapeutique : maîtriser la botanique médicale (!!!), récolter des plantes sauvages de préférence au moment opportun, les faire sécher correctement si cela s’avère nécessaire ou bien en faire un usage immédiat. Oui ! Qui imaginerait faire une soupe avec une botte de poireaux ayant jauni au réfrigérateur ou à la cave ? Soyons sérieux.

C’est cette fraîcheur et cette instantanéité que le docteur Cazin a placées en exergue durant toutes ses années passées comme médecin de campagne avec, sous la main, foison de remèdes végétaux que l’on retrouve dans son monumental ouvrage, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes. Cette somme, rééditée et augmentée en 1858, présente en 1200 pages environ 500 plantes, accompagnée de 40 planches botaniques dessinées par le fils de François-Joseph, Henri Cazin (1836-1891), également médecin et artiste peintre.


  1. Toutes les citations placées entre guillemets sont extraites de la préface du Traité pratique et raisonné.

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Le Docteur Henri Leclerc, en marge du codex

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Ah, le Dr Leclerc, que je cite souvent dans mes articles, je pense qu’il est de bon ton de lui accorder enfin un espace dédié qu’à lui. C’est aussi l’occasion d’inaugurer une nouvelle catégorie : les figures de la phytothérapie.

Quand on hasarde ses yeux sur divers ouvrages de phytothérapie générale, on rencontre çà et là bien des personnages ayant animé l’histoire médicale de la thérapie par les plantes, et ce de l’Antiquité jusqu’à nous : Dioscoride, Galien, Hildegarde, Matthiole, Lémery, Cazin, Fournier, Valnet… Et il y a Leclerc, dont l’ouvrage principal, je crois, se trouve être son Précis de phytothérapie. C’est, du moins, celui-là auquel on fait le plus souvent référence, comme moi-même l’ai fait jusqu’à ce jour. Pourtant, ça n’est pas là l’unique œuvre de l’homme. Il a produit bien d’autres ouvrages tels que Les épices, Les fruits de France, Les légumes de France, En marge du Codex, ainsi qu’une foule d’articles et d’études disséminés dans La Presse Médicale et La Revue de Phytothérapie qu’il fonda en 1937.

Si l’on connaît assez bien les ouvrages d’Henri Leclerc, il s’avère qu’on en sait beaucoup moins sur l’homme lui-même. Voyez Wikipédia : seulement deux lignes lui sont accordées. Et je n’ai pas même été dans la mesure de dénicher le moindre portrait de cet illustre médecin. Dévoué, affable, humble, comme le relate la Revue d’Histoire de la Pharmacie (n° 145, 1955, p. 75), le docteur Leclerc « était peut-être le seul à ignorer sa bonté et sa valeur ».

Henri Leclerc est né à Paris le 5 octobre 1870, c’est-à-dire durant le siège de la capitale par les troupes allemandes. Étudiant en médecine dans les années 1890, il se lie d’amitié avec un certain Paul Verlaine et un certain Joris-Karl Huysmans, pourtant tous les deux de plus de 20 ans son aîné (Verlaine et né en 1844, Huysmans en 1848). Tout d’abord établi à la campagne, Leclerc ne reviendra à Paris qu’en 1908. Il accueille une clientèle riche et huppée et, dans le même temps, prodigue gratuitement ses soins à une foule de pauvres gens. Puis, la Première Guerre mondiale éclate, Leclerc devient médecin militaire pour la cause.

Leclerc n’était pas qu’un médecin spécialiste, il était aussi un historien de la phytothérapie. Il connaissait, dit-on, l’histoire médicale du Moyen-Âge comme sa poche, « il ne séparait pas la science du passé de celle du présent : il appliquait à ses malades, après les avoir prudemment expérimentées et amendées, les recettes de botanique médicale recueillies par lui dans les vieux arbolayres » (Revue d’Histoire de la Pharmacie, p. 74). C’est un aspect qui n’apparaît pas de manière criante dans le Précis de phytothérapie, bien qu’à sa lecture, il est évident que le docteur Leclerc était un grand lettré, dans le sens d’un amoureux de la lettre, de la conjugaison, de la grammaire, de la syntaxe, en un mot, de la langue. C’est dans un autre de ses ouvrages, En marge du Codex, que cela saute aux yeux. J’ai réussi à mettre la main sur un exemplaire relié de 1924. Et rien que la préface, écrite de la main de Leclerc, est un régal de poésie, allant même jusqu’à citer Baudelaire. Et, dans cet ouvrage, on comprend mieux le lien que ne contournait pas Leclerc entre l’hier et l’aujourd’hui, exposant en 39 chapitres bien des préparations magistrales dont le Codex s’est enorgueilli et puis qu’il a chassé comme valetaille « au nom des lois tyranniques de l’hygiène ». Le docteur Leclerc écrit, pour chacune de ces compositions, en quelques pages, trois à six, un riche historique, donne des recettes. C’est ainsi que nous retrouvons au fil du livre des noms de formules encore célèbres tels que la thériaque, le diascordium, le laudanum, le vinaigre des quatre voleurs, l’élixir de Garus et d’autres encore malheureusement moins connus.
Ah ! Cette préface d’En marge du Codex, je ne résiste pas à l’envie de vous la partager. Ceux qui ont lu Huysmans, en particulier Là-bas, seront peut-être surpris de constater que, dans ce roman, plane, comme qui dirait, l’ombre d’Henri Leclerc. Je ne sais pas. Comme ça, une intuition…

Le 15 mars 1955, le docteur Leclerc décède d’une crise cardiaque. Il avait 84 ans.

Note liminaire : il serait bon et profitable qu’un éditeur sérieux exhume de nouveau le fabuleux travail du docteur Leclerc. Mon exemplaire de Précis de phytothérapie, acheté d’occasion, date tout de même de 1994 ! Ce n’est pas parce que j’ai dit qu’Henri Leclerc était humble et discret qu’il faut s’abstenir !

Bon, et maintenant, cette préface. Régalez-vous !

C’est pour les fervents de la tradition, pour ceux dont le culte du souvenir étreint le cœur d’une émotion pleine de charme en sa mélancolie, un deuil à nul autre pareil de voir s’effriter sous la pioche des démolisseurs le Paris de nos pères. Pierres patinées par l’œuvre du temps, rues étroites où circule encore, comme une sève, le souffle du passé, maisons mystérieuses aux pignons fantastiques, aux façades couturées de rides, aux lucarnes qui semblent cligner de l’œil pour raccrocher la pensée du promeneur, tous ces vestiges des siècles écoulés, témoins des heures glorieuses ou tragiques de notre histoire, s’abîment ou s’abîmeront un jour, victimes des besoins du Moloch qu’est une ville moderne, balayés au nom des lois tyranniques de l’hygiène : si ami soit-on du progrès, on ne peut s’empêcher de déplorer leur disparition et de murmurer, devant ces ruines que remplaceront demain des maçonneries d’une laideur attristante, les vers de Baudelaire

Le vieux Paris n’est plus : la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel.

Ces impressions, j’en retrouve l’équivalent chaque fois qu’il m’arrive de feuilleter un Codex et je serais étonné d’être le seul chez qui la lecture de notre pharmacopée officielle produise un tel effet. Comme dans la cité parisienne, le temps exerce dans la cité des médicaments son œuvre destructrice : c’est la même destinée qui condamne à la ruine les vieilles pierres et les vieilles formules : aux unes les coups de pioche, exécuteur implacable de la volonté de nos édiles, aux autres le trait de plume dont un aréopage de savants, choisi parmi les plus insignes, proclama l’opportunité. Sans doute serait-ce pousser à l’excès l’amour du Bonhomme Jadis que de crier au vandalisme pour quelques drogues dont la science a démontré l’inanité et décidé l’ostracisme : le Codex n’est pas le catalogue rétrospectif de l’art médical ; seules doivent figurer sans ses pages les substances qui intéressent directement le praticien et dont la raison d’être est établie par un examen rigoureusement critique et je ne sache pas qu’il se trouve de traditionaliste assez irréductible pour regretter la graisse de vipères, la poudre de cloportes, l’huile de vers de terre et autres monstruosités qui feraient, dans la pharmacopée, l’effet que font, dans une ville, des masures informes et sordides ; mais à côté de ces vestiges du fétichisme thérapeutique, il existe toute une série de formules archaïques, les unes déjà ensevelies dans l’oubli, les autres appelées à y sombrer un jour, dont on peut éprouver quelque tristesse à voir effacer les noms. Ce n’est pas qu’elles fussent irremplaçables, ni que beaucoup d’entre elles ne représentassent un bizarre assemblage d’éléments hétéroclites : toutefois, nos devanciers avaient apporté, à les édifier, tant de foi et d’imagination – si glorieux fut le rôle qu’elles jouèrent dans la lutte séculaire de l’humanité contre la maladie, qu’on ne peut se défendre, à leur égard, d’un sentiment fait d’indulgence, d’attendrissement et de vénération ; en faveur des matériaux qui les composaient, choisis le plus couvent avec un sens très judicieux du déterminisme thérapeutique, on leur pardonne volontiers l’étrangeté de leur architecture, le luxe de leur ornementation, les rinceaux touffus d’aromates, de baumes, de résines qui s’y enroulaient en volutes capricieuses, comme les frondaisons folles sculptées par les « tailleurs d’images » aux frontons des cathédrales. Dans beaucoup, c’est toute l’âme de l’antiquité qui vient jusqu’à nous, couronnée de fleurs comme une idylle de Théocrite ; d’autres, parfumées de myrrhe, d’oliban et de cinnamome, ressuscitent en notre esprit les splendeurs du « Moyen-Âge énorme et délicat », alors que, confinée dans les cloîtres ou tapie dans l’officine des alchimistes, la médecine exhalait un relent de mysticisme et de nécromancie ; dans celles-ci nous retrouvons le grand siècle, la gravité de M. Fagon, l’ironie de Guy Patin, le pathos de M. Diafoirus ; celles-là nous font assister à une consultation où, dans un boudoir à trumeaux peint par Boucher, des médecins à perruques poudrées, à mollets d’abbés, secouent d’une chiquenaude leurs jabots de fine batiste en discutant sur les vapeurs de leur belle cliente langoureusement étendue entre son nègre et son perroquet.
A vrai dire, cette évocation de fantômes majestueux ou gracieux serait, en faveur des vieilles formules, un plaidoyer insuffisant : la thérapeutique est une science trop austère pour former ses lois à l’école de la sentimentalité et il serait du dernier ridicule qu’un membre de la commission chargée de réviser le Codex apportât à cette mission auguste une mentalité de troubadour ou de poète romantique. Bien des drogues chères à nos pères ont, heureusement, à leur actif des mérites plus sérieux que celui d’éveiller l’attendrissement en les âmes sensibles ou de fournir un aliment à la curiosité des antiquaires : chaque jour, nous en prescrivons encore qui, par le choix et l’agencement de leurs composants, représentent des associations aussi maniables qu’efficaces et dont l’introduction dans la matière médicale est à inscrire parmi les conquêtes de la science.
C’est ainsi qu’à l’antiquité nous empruntons les pilules de cynoglosse qui nous permettent, sous un pseudonyme, de faire accepter l’opium aux malades les plus timorés, qu’à Lazare Rivière nous devons l’antiémétique le plus innocent et le plus rationnel, que le vieil emplâtre de Vigo reste toujours le topique sans rival de certaines dermatoses, que dans le laudanum l’action déprimante du roi des narcotiques est ingénieusement combattue par l’adjonction de principes stimulants ; nul purgatif n’a pu détrôner le sel de Glauber, la liqueur de Fowler résiste à la concurrence des cacodylates et des méthylarsinates et les immenses progrès réalisés dans le traitement de la syphilis n’empêchent pas qu’en plus d’un cas de cette affection la liqueur de Van Swieten ne rende encore de signalés services. Les exemples abondent qui mettraient en lumière ce que nous devons aux vieux maîtres de la thérapeutique dont ces notes historiques ont pour but d’étudier, non pas l’œuvre entière, mais quelques-uns de ses chapitres. En les réunissant, je me suis flatté de l’espérance d’être utile aussi bien à l’historien qu’au praticien. Si l’historien n’y trouve rien d’inédit, elles lui épargneront, du moins, de longues recherches sur les vieilles formules du Codex, sur leur origine, sur ceux qui les publièrent : au praticien, elles apprendront à mieux connaître les armes qu’il manie chaque jour et à se pénétrer de l’idée, toujours féconde en enseignements, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, que notre génération n’a pas tout inventé et que nous ferions preuve d’ingratitude ou oubliant ceux de qui nous tenons notre patrimoine thérapeutique.

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Watership Down, un roman plein d’aventure… et de lapins !

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L’entrée en matière de ce roman, bucolique à souhait, ne trompe pas son monde très longtemps. Tout débute par une crise. Qu’elle soit cardiaque ou économique, une crise est un événement soudain, violent et brutal, très souvent imprévisible.
Dans une garenne de la campagne anglaise, une menace sourde pèse sur une colonie de lapins. Or l’on sait bien que face à un stress potentiel les deux issues possibles sont la fuite, et éventuellement la vie à la clé, ou la tétanie, et la mort à coup sûr. Cette crise va contraindre un petit groupe d’entre eux à l’exil, sous l’égide d’Hazel et de son frère Fyveer. Fort du pressentiment d’un désastre imminent, ce dernier, un lapin timide et quelque peu « rêveur », est à l’origine du départ de son groupe. Mais le lapin étant grégaire et assez sédentaire, il n’est pas facile de forcer son caractère et ses aptitudes en lui faisant parcourir d’immenses distances, même au prix de sa vie. Pourtant, c’est bien ce qui va se produire, Fyveer ayant eu la vision du lieu où ses compagnons et lui-même doivent se rendre pour échapper au danger. Mais cela ne se fera pas sans péril ni écueil, un lapin en terrain inconnu devant nécessairement compter sur de mauvaises rencontres, incarnées tant par l’homme, que par le renard ou la belette, quand ce n’est pas le rat et le chat. Cependant, dans Watership Down, ces ennemis naturels ne s’opposent que rarement, et quand c’est le cas, la bande d’Hazel en réchappe toujours, non sans de grandes frayeurs et quelques blessures. Mais l’ennemi n’est pas toujours celui qu’on croit. Ceux qui, par deux fois, leur posent le plus de problème, ne sont autres que des lapins ! Les premiers, de gros lapins semi-domestiques ne peuvent s’adapter au tempérament d’Hazel et de sa bande, véritables lapins de garenne, ni eux au leur. Ils savent que s’ils ne souhaitent pas finir en civet ou en gibelotte, il leur faut fuir ce lieu inhospitalier et dangereux car truffé de pièges posés par les hommes.
Embarquant un de ces gros lapins avec eux, Hazel, Fyveer et les autres finissent par parvenir au lieu tant espéré où élire domicile, vu par Fyveer dans ses visions qui tiennent véritablement de la transe chamanique. Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, même juchés sur un pog digne de Montségur. Sachant que ce sont les femelles qui creusent les terriers et qu’il n’y en a aucune dans le groupe, nos lapins vont devoir, une fois de plus, forcer leur nature afin de se mettre à l’abri, chose indispensable pour ces créatures anxieuses. Et l’on sait à quel point l’exil est anxiogène pour celui qui migre… [Lire la suite ou s’arrêter là pour ne pas connaître le mot de la fin, parce que ce roman vous paraît si génial que vous ne souhaitez pas que je le spoile ? Si vous voulez tout savoir, cliquez sur ce lien, sinon poursuivez ci-dessous ^_^]

On s’immerge rapidement dans ce roman, pour peu qu’on soit, comme moi, familier et sensible à la faune et, surtout, à la flore qui le peuplent. D’ailleurs, ces deux dimensions sont étroitement imbriquées : les noms que portent de très nombreux lapins disent toute l’importance que représente pour eux le monde végétal dont ils dépendent. Ainsi rencontrons-nous Hazel (le noisetier), Dandelion (le pissenlit), Fraga (la fraise), Rubus (le mûrier), Bugloss (la buglosse), Stachys (l’épiaire), Chervil (le cerfeuil), Campàna (la campanule), Vervin (la verveine), etc.
La truffe au vent, les oreilles aux aguets, on perçoit une multitude d’odeurs et de sons typiques de la campagne, cela aide, selon moi, à l’immersion dans ce monde fascinant qu’est celui des lapins, peuplé de figures héroïques et mythologiques, assurant une cosmogonie solide et offrant de multiples occasions de raconter des histoires dans la tiédeur bienheureuse d’un terrier où toutes les (grandes) oreilles sont attentives.

En lisant Watership Down, vous en apprendrez davantage sur cet animal qu’est le lapin, une créature banale et connue, et dont on sait finalement très peu de choses. Lisez, vous aurez l’occasion de découvrir certains termes propres à leur langue tels que sfar, vilou, speussou, farfaler et faire raka. Mais cet enrobage sémantique et mythologique ne doit pas faire oublier l’une des leçons du livre : afin d’être un lapin libre, il faut savoir et pouvoir s’affranchir du totalitarisme, pour lequel il n’y a pas d’autre but que le combat et, au final, la mort.

Watership Down de Richard Adams aux éditions Monsieur Toussaint Louverture, 544 pages, 21,90 €

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