Pour ce soir, je vous ai réservé un peu d’ethnologie qui nous emmène tout droit en Amérique du Nord : il ne vous a sans doute pas échappé que j’ai glissé, dans la plupart de mes derniers articles, des références aux manières dont on usait autrefois des plantes dans les diverses tribus amérindiennes (cf. hydrastis du Canada, sceau-de-Salomon, gaillet gratteron, mahonia…), ce qui est un domaine connexe à celui du chamanisme pour lequel j’entretiens quelque passion.
Cet article est donc l’occasion (re)découvrir une grande ethnologue américaine qui a beaucoup œuvré pour la préservation du patrimoine musical de très nombreuses tribus amérindiennes d’Amérique du Nord : Frances Densmore (1867-1957).
Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)
Gilles

Il y a dix ans, alors que je m’apprêtais à mettre la main à la pâte encore informe des notes qui allaient, par leur élaboration cohérente, prendre la forme de mon premier livre (Animaux-totems & Roue-médecine), j’aurai été heureux de disposer, en français, de celui dont je vais maintenant vous parler. Nous étions alors en 2013 et il ne paraîtrait pas avant avril 2017, bien trop tard pour qu’il profite à mon écriture, mais enfin disponible pour la première fois en langue française (ce qui n’était pas trop tôt : ce livre de Frances Densmore est le premier – et le seul me semble-t-il – à être traduit en français !). Cependant, au cours de mes lectures liminaires, j’avais parfaitement identifié ce nom – Frances Theresa Densmore –, ainsi que la majeure partie de ses activités liées à l’anthropologie et à la musicologie, des pivots centraux que trois de ses principales œuvres permettent de rendre parfaitement visibles : tout d’abord celle-là même qui fait l’objet de cette chronique, précédée de Teton Sioux Music parue en 1918 et des deux volumes de Chippewa Music (1910 et 1913). Ce que, à l’époque, j’avais compulsé par bribes en anglais a donc été traduit par Julien Besse et édité par Allia. C’est un véritable bonheur pour moi de prendre enfin connaissance de ce texte dans son intégralité, qui plus est porté par cette entité éditoriale, tant j’apprécie la qualité et le sérieux des publications de cette maison d’éditions. Un livre, chez les éditions Allia, c’est la sobriété alliée à l’élégance, un joli format classieux revêtu d’un pelliculage mat et doux qui abrite un papier agréable et une charte graphique séduisante. Le texte, ramassé sur moins de 150 pages, régulièrement et intelligemment illustré en noir et blanc, comporte 25 chapitres dont une dizaine ne portent pas spécifiquement sur la musique, puisqu’on trouve, brièvement traités, des sujets aussi variés que l’artisanat, la vie familiale et les jeux. Bien que ces chapitres ne soient pas inintéressants en eux-mêmes, ils se connectent mal avec le vif du sujet qui patiente jusqu’à la page 72 avant d’apparaître dans un premier chapitre dans lequel l’autrice se permet de dépasser la vision simpliste que l’on peut se faire de la chanson indienne et assortit ses propos du commentaire suivant : « L’Indien prend sa musique au sérieux et ne possède pas l’équivalent de nos chansons populaires. Sa musique détient ses critères d’excellence, que l’Indien cherche à atteindre en s’exerçant »1. N’ayant pas succombé, par vanité, à chanter pour l’estime d’un public, l’Indien ne sait donc pas ce qu’est la musique « récréative ». En ce cas, l’on peut bien se demander pourquoi il chante. C’est ici l’occasion de recenser les multiples occasions de la vie indienne qui font l’objet de chant. Cela peut se résumer ainsi : en gros, on chante du jour de sa naissance à celui de sa mort. Mais soyons davantage précis et insistons bien sur ce point : l’Indien ne chante pas seulement, mais il « chante pour » (ce qu’exprime le terme omaha wawan).

Frances Densmore enregistrant un chef pikuni (1916).
Commençons, tout d’abord, par indiquer que l’on distingue les chants personnels des chants collectifs. Parmi les premiers, l’on trouve les chants de vision, c’est-à-dire ces chants spécifiques reçus lors d’une quête de vision, tandis qu’aux seconds s’associent, par exemple, les « hymnes » des sociétés guerrières.
Dès la naissance d’un enfant, l’on chante, afin de le présenter à la communauté, mais également à la Terre et au Ciel, à l’Univers tout entier. Puis l’on chante pour lui assurer une bonne croissance, comme on le ferait à une pousse de maïs. Par le truchement des berceuses, on lui communique un savoir, à la manière de ce que l’on fait avec contes et comptines. Et les mères fredonnent pour faciliter l’endormissement des « petits renards » : « Dors, dors. Tu seras transporté dans le monde des rêves merveilleux. Dans ces rêves, tu verras le futur et ta future famille. » Si les mères chantent allègrement pour « leurs petits bébés », une fois arrivés à l’âge adulte, les chants se font plus rares sur la question de l’amour. Hormis au travers des charmes d’amour magique (« Qu’es-tu en train de me dire ? Je suis parée comme les roses et aussi belle qu’elles ! »), il est assez peu question de la chanson d’amour telle que nous la concevons. Frances Densmore tente une explication : « Nous percevons de cette absence de chansons d’amour chez les Indiens de l’ancien temps une preuve de leur délicatesse, de leur sensibilité et de leur discrétion à propos de leurs sentiments les plus profonds et sacrés. Contrairement à nous, avec nos ‘bavardages’, l’Indien savait laisser une part de non-dit et se fiait davantage au silence »2. Toutefois, au chant plaintif et solitaire – « Assis ici à penser à elle… ; je suis triste quand je pense à elle » – pouvait succéder une fin de non-recevoir aussi aigrement libellée que celle-ci : « Tu espères vainement que je te convoite, en réalité, je viens voir ta petite sœur ». Naturellement, on chantait aussi en vue des mariages, afin que l’union des deux époux soit la plus propice possible, à l’image de cette prière chantée d’origine apache :
« Désormais, nous ne sentirons plus la pluie,/Car chacun sera un abri pour l’autre./Désormais nous ne sentirons pas le froid,/Car chacun sera pour l’autre une source de chaleur./Désormais il n’y a plus de solitude pour nous,/Nous sommes désormais deux corps,/Mais en une seule vie./Nous allons à présent dans notre demeure,/Pour commencer les jours de notre vie ensemble./Puissent nos jours sur Terre être bons et longs ! »
Puis, quand la fin est sur le point d’arriver, la préparation à la mort future est aussi l’occasion de chants :
« C’est au-dessus de ce monde/Que toi et moi partirons ;/Le long de la Voie Lactée/Toi et moi partirons ;/Le long d’un chemin de fleurs/Toi et moi partirons ;/Et nous cueillerons les fleurs sur notre passage./C’est ainsi que toi et moi nous en irons. »
Hormis ces alpha et oméga que sont la Vie et la Mort, voyons maintenant quelles sont toutes ces autres opportunités de chanter qui permettent d’assurer la cohésion sociale et la solidité d’une tribu :
- Pour honorer le Grand Esprit, vénérer l’Esprit de la Vie, les plantes et les animaux, convoquer une aide surnaturelle, invoquer les esprits, chanter tout ce qui est en relation avec les éléments mythologiques, cosmogoniques et théogoniques :
« Qu’est-ce que la vie ?/C’est l’éclair/Du feu dans la nuit./C’est le souffle/Du bison dans l’hiver./C’est la petite ombre/Qui se hasarde sur l’herbe/Et se perd au coucher du soleil. »
- Pour influer sur les phénomènes météorologiques (vent, pluie, brouillard, tonnerre, arc-en-ciel…) et les corps célestes (Lune, Soleil, étoiles) ;
- Pour rendre hommage à la Terre nourricière, préparer les semis, assurer une bonne croissance aux végétaux, récolter avec abondance, réveiller la nature ;
- Pour guérir et/ou exorciser un malade ;
- Lors des jeux de hasard, de balle, devinettes, etc. ;
- Pour célébrer les saisons. Nous avons ce bel exemple d’un chant d’origine ojibway :
« Alors que mes yeux scrutent la prairie,/Je sens l’été dans le printemps./Mais quand je m’interromps, /C’est seulement le bruit du village que j’entends… »
- En cas d’événements périlleux : partir en voyage pour la quête du sel, pour la chasse, pour se préparer à la guerre, chanter la victoire ou pleurer les morts :
« Quelque difficulté qui surgisse,/Je ne vais pas mourir,/Mais la traverser./Bien que les flèches soient nombreuses,/J’arriverai./Mon cœur est viril. »
« A l’endroit où le combat a eu lieu,/De l’autre côté de la rivière :/Une lourde charge pour une femme/A soulever dans sa couverture,/Une lourde charge pour une femme/A porter sur son épaule./A l’endroit où le combat a eu lieu,/De l’autre côté de la rivière :/La femme va gémir/Pour rassembler les blessés,/La femme va gémir/Pour ramasser les morts. »

Hamasaka, chef kwakiutl photographié par Edward S. Curtis (vers 1914).
Il n’est pas rare que les chanteurs s’accompagnent d’instruments à vent et à percussion (seuls les Apaches utilisèrent un instrument à corde frottée, sorte de violon à une ou deux cordes). En dehors de cette exception, les deux autres catégories sont générales à la plupart des tribus amérindiennes d’Amérique du Nord. Dans la première catégorie, on trouve la flûte à bec confectionnée le plus souvent en bois sauf en des régions où il est rare : en ce cas, on taille les flûtes dans des roseaux. Le second instrument, moins fréquent, c’est le sifflet fabriqué grâce à des os d’oiseau. En ce qui concerne le deuxième groupe d’instruments, on compte ceux à toile frappée comme le tambourin à main, le grand tambour de guerre et le tambour d’eau. Parfois, des poteaux et des planches sur lesquels on frappe à l’aide de baguettes ou de bâtons de tailles variables, suffisent à substituer le tambourin habituel. Enfin, on peut réunir sous le terme de « crécelle » l’ensemble des objets que l’on agite ou que l’on racle : c’est le cas des hochets creux et ceux en forme de « fléau d’arme », et de ces bâtons à encoches régulièrement entaillés, sur lesquels on passer rapidement une baguette. Peu avare de détails, Frances Densmore donne des indications permettant la fabrication des flûtes et des tambourins, ainsi que la plupart des ingrédients matériels d’origines variées dont les Amérindiens se servaient pour confectionner leurs instruments de musique, qu’ils ornaient de gravures, de plumes, de fibres, de lanières de cuir ou de tissu, de grelots ou encore de pampilles.

Musicien yuma photographié par Isaiah West Taber (1870 et 1912).
Frances Densmore naquit dans la ville de Red Wing (Minnesota) le 21 mai 1857. Initialement pianiste, elle devint professeur de piano et organiste d’église. C’est en découvrant les travaux de l’anthropologue Alice Cunningham Fletcher (1838-1923), dont elle s’inspira dès 1893 (entre autres grâce à la lecture de A study of Omaha Indian Music), que Frances Densmore entama une carrière d’ethnologue et de musicologue, poursuivant sa tâche jusqu’à sa mort, qui survint le 5 juin 1957.
Dès 1907, son travail prit de l’ampleur, par le biais du Bureau d’ethnologie américaine de la Smithsonian Institution. Aidée dans son travail par un phonographe Edison, elle l’abandonna en 1908 pour un gramophone Colombia qu’elle utilisa jusqu’en 1940 afin d’enregistrer des chants par milliers, tout en s’attachant à relater l’histoire et l’usage de chacun d’eux, mais aussi à les traduire au fur et à mesure qu’elle rencontrait les tribus amérindiennes du territoire des États-Unis. Pendant ses vacances, elle organisait des voyages qui la menèrent, surtout entre 1911 et 1954, dans le Midwest, l’Ouest (y compris la Colombie-Britannique) et le sud-est des États-Unis, activité frénétique qui lui fit mériter amplement le titre de « la plus connue des collectrices de chansons indiennes de toute l’Amérique du Nord », collectant sans relâche des chants auprès des tribus suivantes : Chippewa (= Ojibway), Sioux, Utes du nord, Mandan, Hidatsa, Papago (= Tohono O’odham), Pawnee, Menominee, Yuman, Yaqui, Cheyenne, Arapaho, Nootka, Quileute, Tule, Omaha, Kuna, Ho-Chunk, Choctaw, indiens de Colombie-Britannique, Seminole, Acoma, Isleta, Cochiti, Zuñi, Maidu, etc. Pour rendre compte de toutes ces rencontres, elle publia une grande quantité d’ouvrages entre 1910 et 1957, et poursuivit de nombreux sujets d’études jusqu’à l’âge avancé de 87 ans, ce qui explique en partie sa vaste bibliographie qui forme une monumentale source que l’on doit à cette érudite dévouée aux traditions amérindiennes. Puis, durant les trois dernières années de sa vie, elle se consacra à l’écriture d’articles portant sur des sujets liés de près ou de loin à la musique indienne.
Celle qu’on considère comme la meilleure commentatrice des chansons d’amour indiennes, fut également une habile traductrice qui faisait autorité dans le domaine de la poésie indienne en général. On peut dire qu’elle est allée à contre-courant de la politique d’intégration des Amérindiens aux usages occidentaux telle que désirée par les autorités des États-Unis, ce qui a permis de sauver des pans entiers de leurs traditions culturelles en les fixant dans des cylindres de cire, car, autrement, qui se souviendrait de ces chants et de leur significations ? C’est une préoccupation d’autant plus sage et louable que « le vieil Indien, emportant avec lui sa musique, disparaît peu à peu dans le Grand Silence »3.
Outre l’ensemble des ouvrages qu’elle a consacrés à la musique indienne, Frances Densmore a aussi écrit des ouvrages portant sur des sujets distincts : L’utilisation des plantes par les Indiens Ojibway (1928), Les coutumes des Indiens Ojibway (1929), un travail ethnologique recensant, par l’histoire détaillée de cette tribu, ses légendes, ses traditions artistiques, ses activités artisanales, ses loisirs, etc. Une réédition du premier de ces ouvrages est parue en 1974 sous le titre How Indians use wild plants for food, medicine and crafts (Comment les Indiens utilisent les plantes sauvages pour la nourriture, la médecine et l’artisanat). On le trouve facilement. Sachez qu’il est bien intéressant également :)
*
Frances Densmore
Les Indiens d’Amérique et leur musique
Éditions Allia
ISBN : 9791030405156
176 pages
12 €
*
En guise de complément, voici quelques enregistrements effectués par Frances Densmore (liste précise des titres ici).
_______________
- Frances Densmore, Les Indiens d’Amérique et leur musique, p. 74.
- Ibidem, p. 103.
- Ibidem, p. 172.
© Books of Dante – 2023
