L’aconit napel (Aconitum napellus)

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Synonymes : gueule de loup, tue-loup, tue-loup bleu, étrangle-loup, fève de loup, napel, navet du diable, casque, casque bleu, casque de Jupiter, casque de Minerve, bonnet de gendarme, pistolets, capuchon/capuche/capuce de moine, capuchon, coqueluchon, sabot, sabot du pape, pantoufle du pape, char de Vénus, madriette, madrièlets, thore, tora.

Avec l’aconit, on a le choix entre le sabre et le goupillon. Les Allemands, avec leur eisenhut (« chapeau de fer ») penchent vers le premier, les Anglais pour le second, puisqu’ils appellent cette plante principalement monk’s hood, c’est-à-dire « capuche de moine ». Il est vrai qu’aux guerriers pistolets, bonnet de gendarme et autre casque de Minerve, s’oppose une terminologie plus ecclésiastique comme nous l’avons vu, sans compter l’irruption des forces de destruction inscrites dans l’acolyctine, quelque peu contrecarrées par le char de Vénus et ce sabot qui pourrait bien être la baignoire de la belle déesse de l’amour, mais comme il y manque le peigne (Scandix pecten-veneris) et le miroir (Legousia speculum-veneris), nous ne nous aventurerons pas plus loin, et prendrons soin, dès à présent, de demeurer prudent face à cette autre grande et belle dame qu’est l’aconit.

L’akoniton des Grecs était-il l’aconit napel ? Bonne question. Si l’on prend en compte les lieux de vie habituels du napel, l’on se rend compte que cette plante apprécie rien moins que l’humidité. De là, on peut mettre en doute l’identité de l’akoniton, dont Homère explique qu’il s’agit d’une plante qui pousse entre des rochers escarpés, sans doute les mêmes que dépeint Ovide dans le livre VII des Métamorphoses : l’aconit est « une plante vivace qui pousse sur un dur sol rocheux », étymologie que l’on retrouve jusqu’à la définition d’Émile Littré : « D’autres le font venir de ἀϰόνη, roche, parce que l’aconit croît dans les lieux rocailleux ». En revanche, un autre aconit européen, l’aconit tue-loup (Aconitum vulparia), dont les fleurs sont jaune pâle, et qui contrairement au napel ne présente pas de tubercules souterrains, est une plante qui pousse plus particulièrement sur la rocaille et les rochers : Ovide n’explique-t-il pas que « les laboureurs l’appellent aconit, fleur de rocher, parce qu’elle croît sur des rochers » ? Notre akoniton serait-il alors cette plante-là ? En l’absence des informations nécessaires permettant une meilleure description de l’akoniton des Anciens, il est préférablement raisonnable d’en douter. A moins qu’il ne s’agisse de l’aconit anthore (Aconitum anthora), botaniquement très proche de l’aconit tue-loup et tout aussi toxique que le napel. Mais trêve de palabres, cessons donc ces questions stériles qui ne nous mènent nulle part, hormis à cette constatation : il faut se défier de faire correspondre l’image mentale que l’on a de l’aconit avec la présentation d’un soi-disant « aconit » qui est faite dans les textes anciens. Par exemple, chez Ovide, Juvénal et Virgile, ce mot prend le sens plus général de poison, de la même manière que le mot encens s’applique plus largement à l’ensemble des matières combustibles que l’on place dans un encensoir, oubliant que l’encens, à la base, c’est l’oliban (Boswellia sp.). Ainsi l’on peut faire référence à plus d’une seule plante connue de nous sous le nom d’aconit. A procéder ainsi, on observe donc la scène par le plus petit bout de la lorgnette, et l’on raccorde une plante donnée à des faits pour lesquels elle peut être parfaitement étrangère ! Tout cela doit donc être écarté afin d’éviter de se perdre dans les sombres dédales de l’histoire : sur la question de l’aconit, il vaut mieux ! Car combien ont frémi rien qu’en entendant ce nom tant il inspire sa marque à l’agonie même, par ses funestes prédispositions telles qu’elles se dessinent clairement dans le tue-loup ou bien dans cet autre navet du diable. Et cette sinistre réputation ne date pas d’hier. Mais écoutez plutôt.

Ce que je peux vous révéler de plus ancien concernant l’aconit se situe en Égypte, remontant à plus de 3500 ans : c’est le papyrus Ebers (au moins 1534 avant J.-C. pour ses fractions les plus récentes), document de près de 20 m de longueur, qui fait mention d’un aconit, plante à laquelle d’autres beautés vénéneuses tiennent compagnie dans ce papyrus. Au plus près de cette source archaïque, l’on trouve l’Odyssée du poète Homère qui rend compte de l’étiologie mythologique de l’aconit. Après ses onze premiers harassants travaux, Héraclès imposa au chien tricéphale des enfers, Cerbère, d’exposer sa face à la lumière du soleil. Ce motif, bien évidemment repris beaucoup plus tard par Ovide, est ainsi libellé dans les Métamorphoses : « Le monstre se débattait et détournait sa tête de la lumière du jour et de l’éclat du soleil. Fou de rage, il remplit les airs de trois aboiements et répandit sur la campagne une écume blanchâtre. [Ô Orphée, permets qu’on suspende le poète pour oser un point de détail ! Qu’est-ce donc que cette « écume » sinon, peut-être, la bave du chien ? C’est intéressant, puisque l’aconit excite la salivation tant et si bien que la bouche, par son entremise, s’emplit rapidement de salive. Mais reprenons…] On dit qu’elle se durcit et que nourrie et fécondée dans un terrain fertile, elle forma une plante qui reçut le pouvoir de nuire », autrement dit, elle devint une espèce d’émissaire de Cerbère sur terre. Mais cela en dit déjà beaucoup sur le rôle que les anciens Grecs désirèrent voir jouer à l’aconit : on ne place pas tout à fait par hasard cette plante dans le sillage de la déesse Hécate (elle aussi tricéphale et dont l’un des emblèmes animaux est le chien…), non plus qu’entre les mains de la magicienne Médée qui « brasse un breuvage où entre l’aconit qu’elle avait jadis apporté avec elle des rivages de Scythie »1, afin d’en composer une potion destinée à empoisonner Thésée. C’est cela qui initie l’une de ses carrières : l’aconit comme poison. Cette plante de Mars (c’est dire son énergie !), que Théophraste appelait thelyphonon, était capable, selon lui, d’épouvanter et d’engourdir le scorpion venant à ramper à ses pieds ! Qu’attendre d’autre d’une plante qu’on qualifia d’arsenic végétal ? A la suite de Théophraste, l’exploration toxicologique des pouvoirs de l’aconit nous mène jusqu’à l’Alexipharmaka de Nicandre de Colophon (IIe siècle avant J.-C.) dans lequel on trouve des références à diverses plantes toxiques dont l’aconit : se chargeant d’en décrire les effets, il communique aussi les moyens de s’en préserver, révélant là un véritable antidotaire, listant les contre-poisons connus et plus ou moins alambiqués contre la ciguë, l’opium, la jusquiame et l’aconit entre autres. C’est dire si cette question était prégnante, taraudant les esprits à une époque où l’on s’empoisonnait avec une déconcertante facilité pour un oui ou pour un non. En souvenir de l’action salutaire menée par Nicandre, on donna à une substance capable d’endiguer le poison le nom d’alexipharmaque. A la même époque, mais sur un autre bord, un autre personnage célèbre prêta son nom à une action précise, mithridatiser, dans laquelle il n’est pas très difficile de reconnaître le nom du roi du Pont, Mithridate VI Eupator dit le Grand. Bon. Quel est le problème avec celui-là ? Eh bien, Mithridate, il ne souhaite pas se faire empoisonner, ce qui était, paraît-il, l’une de ses grandes hantises. C’est pourquoi il étudia les poisons en long, en large et même en travers. Paranoïaque comme il semble l’avoir été, il chercha, parmi tous les poisons qu’il connaissait, celui qui pourrait jouer le rôle de sérum de sincérité afin de l’employer contre d’éventuels traîtres et espions. Il jeta finalement son dévolu sur l’aconit. Mais en aucun cas cette plante ne possède une telle fonction, pour preuve : la plupart des esclaves réquisitionnés pour tester cette funeste propriété le firent à leurs dépens, puisqu’ils n’en revinrent tout bonnement pas. De plus, Mithridate, « pour s’être fort accoutumé à manger de cette plante d’aconit, le rendit tellement fort contre le venin, que voulant se donner la mort à l’aide de ce poison, de peur de tomber aux mains des Romains, ses ennemis, il ne fut aucunement incommodé par l’énorme dose qu’il en avala »2. J’ignore si les Romains s’inspirèrent du roi du Pont, toujours est-il que les capacités pernicieuses de l’aconit ne tombèrent pas dans l’oreille d’un sourd, puisque le nom même de l’aconit apparaît inexorablement lié à ceux de Caligula, de Néron et de Locuste. D’ailleurs, « dans un gros roman un peu méconnu, intitulé Rome (1896), Zola raconte que dans la ville éternelle, le poison, comme le poignard, est presque un héritage »3. La frontière est extrêmement poreuse entre le remède et le philtre « magique », lorsqu’on prend pour exemple des plantes formant un arsenal tel que celui des aconit, jusquiame, ciguë, if, mandragore, hellébore noir : il semble à peu près certain qu’un plateau de la balance penchait toujours davantage que l’autre, c’est-à-dire celui s’alourdissant de la nuisance qu’on était désireux, pour une raison ou pour une autre, d’infliger aux autres. Nous avons déjà raconté l’abominable assassinat de Claude par Agrippine, à travers notre récent article consacré à la coloquinte. L’on peut dire qu’au sujet du seul aconit, celui-ci fut si peu vu en odeur de sainteté qu’une loi promulguée par Lucius Cornelius Sulla en 81 avant J.-C., la Lex Cornelia de sicariis et veneficis, déterminait le cadre légal censé mettre un terme aux artificieuses et nuisibles activités de ceux qui assassinaient par le poison (entre autres). Cet « effort » n’endigua pas pour autant le fait que « le mari souhaite la mort de son épouse, l’épouse celle de son mari, que les belles-mères préparent des breuvages mortels et les fils mettent fin aux jours de leur père avant l’heure »4. A l’évidence, l’un des sénateurs qui prit part au complot mené par Catalina visant la prise du pouvoir en 63 avant J.-C., c’est-à-dire Lucius Calpurnius Bestia, faisait périr ses épouses à l’aide de philtres contenant de l’aconit, d’après ce que raconte Pline.

Vers le tournant du siècle, plus ou moins en distance proche de la naissance du Christ, l’on vit, en plus d’un Ovide effarouché, des médecins comme Celse et Dioscoride, reléguer au rang des substances toxiques l’encombrant aconit. Chez le second de ces auteurs, il est renvoyé jusqu’au sixième et dernier livre de sa Materia medica. Dioscoride ne l’utilisait en aucun cas comme remède, mais en signalait les effets toxiques et les différentes manières à employer pour lutter contre, tout en communiquant, à la manière de Nicandre, une liste de quelques plantes pouvant se livrer à la périlleuse mission d’antidote (la rue, le marrube, l’absinthe, l’origan, la joubarbe, etc.). Malgré cette prudence bien avisée de la part de certains, les travers fâcheux se perpétuaient, tant et si bien qu’en 117 après J.-C., une autre loi (de l’empereur Trajan) prohiba carrément la culture de l’aconit, « son usage étant journalier. Comme conséquence de cette mesure, les crimes de l’empoisonnement devinrent moins fréquents sous les règnes qui suivirent »5, d’autant plus que les contrevenants encouraient la peine de mort. Fait étonnant, l’appel à l’aconit comme substance délétère faisait aussi ses émules à la cour impériale chinoise aux mêmes siècles où cela était de « coutume » à Rome !

Toxine provient du mot grec toxicon qui signifie littéralement « poison pour pointe de flèche ». Rien de tel que le tranchant de la pointe acérée de l’aconit pour renforcer la toxicité de la chose (on fait découler le sens du mot aconit du mot akone, « pointe acérée », plausiblement issu lui-même de la racine indo-européenne ak, « être tranchant »). Cela n’est pas une technique uniquement circonscrite au curare que d’enduire de poison une pointe de flèche ou de lance, puisque furent employées à cet effet tant des toxines d’origine animale (serpent, grenouille, etc.), que végétale, et cela depuis des temps aussi anciens que la Préhistoire. Pratique très répandue, on en a relevé l’existence en Chine, en Afrique, dans les deux Amériques, en Inde, et chez des peuplades aussi diverses que les Celtes, les Gaulois, les Germains ou encore les Scythes. On usait de cette méthode lors des parties de chasse, mais aussi durant les confrontations guerrières, pour terrasser l’ennemi ou bien encore exécuter les condamnés à mort.

Au Moyen-âge, l’on se méfiait comme de la peste de l’aconit. Le seul qui fut assez fou (et audacieux) pour s’y risquer n’est autre que le grand Avicenne qui fut probablement le premier à faire un usage médical de l’aconit, remarquant ses propriétés analgésiques et dissipatrices des affections cutanées telles que les dartres par exemple. Cette outrecuidance lui valut d’être sévèrement invectivé par d’autres médecins qui le qualifièrent de criminel quelques siècles plus tard, dont Lazare Rivière, si je me souviens bien. Mais c’est là une mention parfaitement isolée, sachant qu’on savait bien évidemment encore, autour de l’an 1000, quel risque encourait celui qui, d’une main malaisée, faisait usage de cette plante dont Strabo, dans l’Hortulus, avait justement rappelé les pernicieux pouvoirs au début du IXe siècle : « Si jamais les poisons préparés par une marâtre en fureur versent dans ta boisson, mêlent à tes aliments l’embûche sinistre de l’aconit, aussitôt la potion de marrube salutaire a raison des craintes et du péril »6.

Même si les textes médiévaux sont peu prolixes au sujet de l’aconit, on peut néanmoins émettre la remarque qu’une partie du nom d’un aconit que nous avons cité au tout début de cet article, provient d’une locution d’origine moyenâgeuse : vulparia. C’est l’adjectif qu’on attribue à l’aconit tue-loup, qu’on appelle aussi lycoctonon, ce qui se rapproche du sens de vulparia, référence évidente au renard commun roux, Vulpes vulpes, transformation probable du mot luparia qui permettait la désignation de l’ensemble des canidés sauvages, aussi bien loups que renards. Si l’on dit cet aconit « tue-loup », c’est parce que cette plante était employée à cette fin comme poison d’appât un peu partout en Europe (par exemple, son surnom anglais wolf’s bane en témoigne). De même qu’en Grèce et en Rome antique, les aconits se prêtaient à la destruction de la vermine, des rongeurs, des chiens, c’est-à-dire de tout ce qui pullulait et pouvait représenter une quelconque menace, jusqu’aux léopards et aux panthères, dit-on.

Harnaché de tels pouvoirs, l’imagination, vagabondant, s’autorisa à transposer l’action bien matérielle de l’aconit à d’autres sphères, plus éthérées celles-ci. En effet, celui qui fut utilisé comme arme par certaines cultures, passant lors par la coupe ou l’épée, le fut également comme moyen dont usaient les religieux (en Sibérie, au nord de l’Europe, chez les Celtes) pour se plonger dans un état de conscience modifiée. Ainsi, ils « avaient des révélations divines en imprégnant les peaux de bouc ou de vache sur lesquelles ils s’allongeaient de résines et de plantes écrasées, parmi lesquelles la jusquiame et l’aconit »7. Il paraît même que l’aconit, placé entre des mains visiblement bien expérimentées, était susceptible d’engendrer d’agréables songes : cela mérite d’autant plus d’être signalé qu’en règle générale l’aconit est plutôt le générateur des cauchemars les plus angoissants. Bref. Jean-Baptiste Porta explique dans sa Magie naturelle qu’une mixture issue des sucs de diverses plantes (datura, aconit, peuplier, baguenaudier, etc.) permet de parvenir à ce prodige. Sans toujours se rendre à cette extrémité, il était de coutume de suspendre des bouquets de tiges fraîches d’aconit à l’abord des lieux de vie, en vertu de la protection qu’elles accordent face à une foule de créatures lovecraftiennes absolument pas recommandables comme les vampires, les stryges, les loups-garous, les serpents aux morsures mortelles, les démons, les entités du bas-astral et autres larves, jusqu’aux prétendants indésirables ! Cela impressionne !

Malgré ces excellents états de service, la Renaissance chercha encore à se garder de l’aconit. A cet égard, les vers de Ronsard sont parfaitement significatifs :

« La Terre par le Ciel encor n’estoit maudite ; Son sein ne produisoit encores l’aconit. »

C’est évident, le XVIe siècle ne fut pas un âge d’or pour l’aconit, d’un point de vue général comme médical. Par exemple, Fuchs, Bauhin, Matthiole et d’autres encore s’épouvantèrent et ne manquèrent pas de vertement critiquer ceux qui osèrent en faire l’usage ou même seulement y penser. Par rapport à cette position, celle de Porta peut détonner. Au même siècle, l’audacieux Napolitain ne manqua pas de mentionner l’aconit comme l’un des ingrédients entrant dans la fabrication de l’onguent que préparaient les sorcières afin de se rendre au sabbat. Oser telle diablerie, tout de même ! Au registre des odiosités, il ajoute encore : « Si des malins ou pervers désirent opérer plus cruellement, ils y ajoutent de la sueur des aisselles d’un homme roux et colère [id est : il s’agit d’une représentation diabolique], du jus d’aconit, du venin de crapaud ou autre chose semblable et tout cela vous fera une plaie mortelle. Si l’on trempe un, fer dans ce jus, il donnera des coups empoisonnés et incurables »8. Ce qui eut l’heur de déplaire au préfacier de l’édition de La Magie naturelle que je possède (Trédaniel éditions, 1975), savoir un certain Charles-Gustave Burg : « Le cynisme qu’il affiche dans son livre, la cruauté de certaines de ses prescriptions laissent entrevoir un personnage plutôt douteux »9. Bien au contraire, je trouve Porta plutôt débarrassé des passions incapacitantes, aseptisé de ce qui empêtre la curiosité la plupart du temps, exposant les faits sans parti pris, ni y accoler une étiquette moralisatrice et finalement pompeuse. De la part de l’auteur des Évangiles du Diable, il fallait oser ! Porta en fait-il trop ? Les autres pas assez ? Je ne sais, en tous les cas l’éclipse, pour l’aconit, dura autant que le XVIIe siècle dans son intégralité et même au-delà, jusqu’à ce qu’un autre frondeur ne le remette au goût du jour, c’est-à-dire ce passionné de toxicologie qu’était Anton von Störck (1731-1803), allant jusqu’à tester l’aconit sur lui-même quand il prit la décision de se pencher sur son cas dans les années 1760. Ce retour en force s’accompagna aussi de ceux de la ciguë, de la jusquiame et du datura stramoine. Il n’en fallait pas davantage pour effaroucher les Français qui ne furent pas plus capables que de constater les vertus toxiques de l’aconit et les moyens de s’en protéger (Lémery proposa tout de même intelligemment les opiacées et les ammoniacaux en guise d’antidotes).

Trop d’aconit tue (c’est une évidence qu’on peut appliquer à bien d’autres substances : l’eau et le sucre, par exemple, font partie du lot), c’est pourquoi en médecine traditionnelle chinoise cette plante fait partie des végétaux de rang inférieur, alors qu’en Europe elle fut inscrite au tableau des « héroïques », différence qu’expliquait Jean-Marie Pelt en ces termes : « Les plantes ‘douces’ prennent ici le pas sur les plantes plus ‘dures’, à propriétés affirmées, mais aussi à forte toxicité, que la médecine occidentale a toujours préférées à celles aux propriétés moins affirmées mais agissant sur le long terme et sans effets toxiques. Différence de culture ? Nous retrouvons ici la vieille tradition chinoise où la prévention des maladies passe avant leur traitement, et une nourriture saine avant le médicament… »10. Écarter une plante comme l’aconit est valable si on l’explique à la manière des Chinois, mais quand c’est sur la seule base d’une frilosité à peine dissimulée, c’est quelque peu grotesque : en la matière, les Français, comme je l’ai dit, firent preuve d’assez de couardise, ce qui ne les empêcha pas d’ouvrir le bec, à l’image de Desbois de Rochefort, qui se contenta d’observer ce qui se passait à l’étranger et, ne parvenant pas à l’égaler, de conclure à l’inefficacité du remède à travers une mauvaise foi décoiffante : « Ainsi on peut douter des propriétés de cette plante, et n’en faire usage qu’avec le plus de circonspection »11, conclut celui qui, bien évidemment, n’en fit rien.

Alors, trop d’aconit cela ne va pas, car le risque de voir surgir un spectre indésirable est supérieur à son bénéfice thérapeutique. En revanche, quand il n’y a pas assez d’aconit, cela ne va pas non plus. Cela fut un bon moyen d’accuser bêtement l’homéopathie, « cette secte qui dérobe ses succès à la nature ». Roques, pas ou peu sérieusement intéressé à cette doctrine, trouvait parfaitement extravagant que l’on puisse songer à guérir une violente pneumonie à l’aide d’un seul décillionième de grain d’aconit, c’est-à-dire une quantité minuscule de ce végétal. Un « bon » Français en somme, qui, s’il s’approcha suffisamment près de Hahnemann, cela fut pour lui jeter mieux des pierres. Il fut aussi timide des doses qu’il jugeait trop fortes que celles qu’il considérait comme, hélas, trop infimes ! Cazin lui emboîta le pas, concluant un peu hâtivement que « la raison et la dignité professionnelle ont fait justice de la thérapeutique lilliputienne d’Hahnemann, que le crédule amoureux du merveilleux accueille encore, et que le charlatanisme sait si bien exploiter »12. Que dire d’un siècle durant lequel les praticiens peinèrent à faire de l’aconit un correct usage allopathique ? En tous les cas, on peut en conclure que si Hahnemann est mort à Paris, il n’aurait jamais pu naître en France, ce pays m’apparaissant comme incompatible avec la genèse de l’homéopathie.

L’aconit napel est une plante vivace rustique qui végète à l’aide d’un réseau de tubercules souterrains napiformes de 5 à 15 cm de longueur. Le principal, la « mère », propage autour de lui des racines qui formeront des tubercules satellitaires, les « filles » (ou les « fils », c’est selon), futurs porteurs de tiges florales ainsi constituées : de fortes hampes densément garnies de feuilles alternes aux cinq à sept segments linéaires profondément dentés jusqu’au pétiole, masse au-dessus de laquelle émerge une sommité fleurie simple ou ramifiée, grandissant de juin en octobre. Durant ce temps s’y échelonnent, en longue grappe fournie, de magnifiques fleurs en casque dont la couleur varie du bleu foncé au bleu violacé. L’aconit n’a pas oublié de se faire beau. Mais ses pièces florales sont trompeuses : ce que l’on prend hâtivement pour des pétales ne sont en fait que des sépales, dont le plus volumineux accorde à cette fleur vue de profil une ressemblance très nette avec celui d’une antique Athéna casquée, d’où le surnom de casque de Minerve qu’on lui voit parfois porter. Cet attribut guerrier est renforcé par les pétales de l’aconit : si la plupart sont réduits à l’état d’écailles minuscules, deux d’entre eux, dissimulés sous le casque, adoptent la forme typique de pistolets de l’ancien temps. Main de fer dans un gant de velours ? C’est un peu l’impression que tout cela procure. Puis vient la fructification, assez semblable à celle de l’ancolie, autre magnifique renonculacée : trois follicules longilignes réunis au sommet d’un pédoncule finissent, quand il est temps, par s’entrouvrir longitudinalement à la manière d’une gousse de haricot. Je ne sais pas vous, mais ça me fait étonnement penser à une bouche aux crocs grimaçants, ce qui surajoute au terrifiant profil de l’aconit. Mais cela n’est jamais que le fruit de mon imagination. N’est-ce pas ?

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« Malgré la beauté de leurs fleurs, ces plantes ont quelque chose qui repousse la main prête à les cueillir. Leur odeur virulente et nauséabonde, leur feuillage velu, teint d’un vert lugubre, nous avertissent de les éviter »13. Il est exact que l’ensemble de la plante dégage une odeur fétide et vireuse comme si elle signalait par ce message olfactif sa potentielle toxicité (elle partage cette singularité avec bien d’autres plantes tout aussi toxiques : belladone, datura stramoine, hellébore noir, ciguë, etc.).

Si l’aconit napel est capable d’évoluer à haute altitude (3000 m et plus), c’est beaucoup plus rarement qu’on le trouve au-dessous de 500 m, bien qu’il me soit arrivé d’en rencontrer quelques spécimens isolés à Provins, petite ville seine-et-marnaise dont l’altitude est comprise entre 86 et 168 m. En tous les cas, les sites où je les ai vus correspondent bien aux habituels lieux de vie qu’affectionne cette plante : en bordure de chemin et de ruisseau. Mais il sait ne pas de contenter que de cela, sa grande attraction pour l’humus lui faisant rechercher des sites qui en sont abondamment pourvus, tels que les prairies alpines, les bordures de fossé, les marécages pourvoyeurs d’azote, les haies humides et ombragées, les aulnaies, etc., et tout cela aussi bien en Europe centrale que méridionale.

Alors que cette plante est devenue plus rare dans la nature, elle a parallèlement tendance à venir peupler, tout comme les daturas, les plates-bandes florales, agrémentant les espaces verts urbains, comme je l’ai pu voir à Lyon en 2008, ce qui n’est pas exactement le comble de la prudence, ce type de lieu ne seyant pas à l’aconit qui les préfère « austères et sauvages ; sa superbe attitude, son feuillage noirâtre, vernissé, d’une odeur virulente, le sombre azur de son casque, tout cela est en harmonie avec la nudité des rochers, avec la colère du torrent »14. Mais qui remarque l’aconit en ville ? N’est-elle pas peuplée de dangers pires encore face auxquels l’aconit s’efface ?

L’aconit napel en phytothérapie

L’aconit napel est connu pour être une plante à alcaloïdes. Généralement, une fois que l’on a dit ça, on n’en dit pas davantage, sans doute parce que, comme l’avait souligné Fournier, « la nature exacte des principes chimiques du napel reste l’objet de discussion et ce que l’on en sait n’explique qu’imparfaitement les propriétés de la plante »15. Et encore disait-il cela dans les années 1940. Un siècle plus tôt, et en deux temps, l’on parvenait à isoler un principe actif habituellement connu sous le nom d’aconitine qui semble être constitué de deux substances amorphes dont l’une est insoluble (l’aconitine amorphe) et l’autre soluble (la napelline), toutes deux isolées en 1833, et d’une autre substance, l’aconitine cristallisée extraite six ans plus tard. A cette « aconitine » s’additionnent vraisemblablement d’autres alcaloïdes (homonapelline, aconine, isoaconine, etc.) dont l’identité et les noms, variables, ne facilitent pas la juste identification et, in fine, l’exacte activité au sein de la plante, d’autant que la proportion d’aconitine dans l’aconit peut varier de 0,30 à 2 %. Heureusement, au milieu du XIXe siècle, la séparation de cet alcaloïde amena la culture en grand de l’aconit napel, dans le but d’en extraire industriellement l’aconitine. Au même dosage, elle est beaucoup plus fidèle que l’extrait, la teinture ou encore l’alcoolature d’aconit. En revanche, l’aconit n’est pas réductible à sa seule aconitine, et cette dernière, considérée isolement, ne recouvre pas exactement l’intégralité des propriétés de la plante fraîche entière.

La découverte de l’aconitine fut donc l’occasion de repousser un peu d’anciennes préparations pour lesquelles de complexes calculs ne permettaient pas toujours de savoir quelle quantité de principe actif elles contenaient, d’autant plus que ces compositions magistrales buttaient contre un ensemble de contingences bien réelles : la pharmacodynamie de ces préparations était, en effet, très instable. Cela s’explique par différents facteurs qu’il est utile de rappeler ici, puisque nous les abordons de même qu’en aromathérapie : je veux parler des chémotypes. Dans la nature, la saison (par exemple, en automne, le taux d’alcaloïdes présent dans les tubercules de l’aconit napel s’appauvrit), l’état végétatif de la plante, sa localité, son exposition à la lumière (adret/ubac) ou aux pathogènes, les sous-espèces, etc., peuvent inférer sur le profil biochimique de tel ou tel aconit. C’est ainsi que, empiriquement, l’on est parvenu à établir un certain nombre de « lois » :

  • L’aconit d’altitude est plus toxique que celui qui pousse en plaine ;
  • L’aconit septentrional est moins virulent que son confrère méridional ;
  • L’aconit sauvage est plus efficace que l’aconit cultivé (cette « loi » fut battue en brèche ; si Cazin soutenait cela, Roques fit la remarque que la culture n’avait pas d’effets plus significatifs que l’état sauvage de la plante) ;
  • La concentration en alcaloïdes s’échelonne de haut en bas et grandit plus on va des fleurs (+) aux racines (+++), tout en passant par le feuillage (++). On s’entend effectivement pour considérer les tubercules et les radicelles adjacentes comme la partie de la plante où les tissus sont les plus riches en alcaloïdes, ce qui se peut comprendre si l’on conçoit que la racine est le cerveau de la bande. On est même allé jusqu’à soutenir que le tubercule mère – celui qui porte la tige fleurie – était bien davantage gorgé d’alcaloïdes que ses tubercules filles, mais comme l’inverse s’est également avéré, cette « loi » n’en est donc pas une.

Ensuite, il est tout à fait possible que le moment de la récolte, les conditions de dessiccation (si il y a lieu), de préparation16 et de conservation puissent influer sur les taux d’alcaloïdes mesurables, « si bien que les doses mortelles peuvent s’échelonner dans la proportion de 1 à 40 en corrélation avec ces différents facteurs » !17.

Ainsi, à partir de l’isolement de l’aconitine, on s’est plus volontiers détourné des préparations magistrales faisant appel à la seule plante fraîche, le totum. Mais c’est ne pas savoir que le même principe s’applique à des aconitines de diverses provenances…

Que nous reste-t-il à dire après que l’aconitine ait pris toute la place ? Peu de choses. A peine sait-on que l’aconit contient d’autres substances périphériques telles que des glucosides flavoniques, de la proto-anémonine, de l’acide citrique, de la fécule ou encore du potassium. Il faut dire que l’abandon progressif de l’aconit en tant que plante médicinale dans le courant du XXe siècle y est pour beaucoup dans le peu de cas que l’on a fait de lui, et des études subséquentes : qui paierait pour étudier une plante qu’on n’utilise (presque) plus en médecine ? Aujourd’hui, l’aconit est rangé, pour ses seules racines, dans la liste B des plantes médicinales de la pharmacopée française, « dont les effets indésirables potentiels sont supérieurs au bénéfice thérapeutique attendu ». D’ailleurs, la seule préparation magistrale à base d’aconit présente au Codex se trouve être la méthode permettant la fabrication de la teinture-mère d’aconit napel destinée aux préparations homéopathiques, non concernées par les principes actifs au sens où on l’entend habituellement. En lecture libre ici.

Propriétés thérapeutiques

  • Analgésique, antalgique
  • Sédatif, stupéfiant, modérateur puissant de la sensibilité, décongestionnant, antirhumatismal
  • Stimulant des sécrétions biliaires, salivaires (apéritif), sudorales (sudorifique), bronchiques, rénales (diurétique) et intestinales
  • Laxatif
  • Vasoconstricteur à faibles doses (c’est l’inverse à doses plus soutenues), ramène la circulation sanguine à son cours normal (la stimule quand besoin est) tout en augmentant la tension sanguine
  • Rubéfiant, vésicant
  • Fondant des tumeurs cancéreuses et squirrheuses (c’est-à-dire dures et non dolentes)

Usages thérapeutiques

On pourrait les résumer aux deux mots inflammation et douleur. Mais entrons dans le détail, car exposer l’éventail des pouvoirs de l’aconit napel vaut largement le détour dès lors qu’on a mis un peu en retrait l’image faussée de la plante dont ne se serviraient que les empoisonneurs.

  • Troubles de la sphère respiratoire : chaud et froid, refroidissement (avec crampes et fièvre), congestion pulmonaire, angine, grippe, laryngite, laryngite aiguë, laryngo-trachéite, amygdalite, coqueluche, toux rebelle, sèche, quinteuse, asthme nerveux, bronchite aiguë, catarrhe pulmonaire aigu, fièvre catarrhale, éruptive, intermittente
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme (articulaire, musculaire), arthrose, douleur goutteuse, névralgie (dont sciatique), tophus arthritique, séquelles d’hémiplégie, paralysie, courbature, point de côté, pleurodynie, névralgie intercostale, ostéodynie
  • Affections cutanées : dartre invétérée, nodus, concrétion, tumeur squirrheuse, ulcère (rebelle, gangreneux, phagédénique), ulcération vénérienne, syphilide, prurigo, gale opiniâtre, vermine, contusion
  • Troubles de la sphère gynécologique : aménorrhée, prurit vulvaire, névralgie du col de l’utérus
  • Troubles de la sphère auriculaire : otorrhée, otalgie, paracousie, surdité
  • Troubles de la sphère oculaire18 : iritis, zona ophtalmique, névralgie sus-orbitale, amaurose, nyctalopie (incroyable ! Un truc de loup ! ^.^)
  • Céphalalgie nerveuse, migraine, névralgie faciale, névralgie trigéminée
  • Engorgement et obstruction abdominales

Note : malgré les critiques, l’homéopathie a fort bien fait de se pencher sur l’aconit, car avec le remède Aconitum napellus, elle tient là un indispensable de la trousse homéopathique. Au XIXe siècle, ce médicament officinal était déjà prescrit pour toutes les manifestations que causent l’aconit en cas d’ingestion accidentelle et massive, c’est-à-dire sa pathogenèse : le remède homéopathique combat donc ce que la plante est censée provoquer par intoxication. Et sur ce point, on peut dire que l’aconit n’y va pas par quatre chemins : angoisse mortelle, anxiété, crise de panique, altération du sommeil, hyperthermie et frisson du coup de froid, en particulier lorsque ces affections surviennent avec soudaineté et brutalité. Certains médecins romains préconisaient déjà son usage modéré contre les cauchemars et autres épisodes perturbants (mais s’agit-il seulement de l’aconit ?).

Modes d’emploi

  • Alcoolature de feuilles.
  • Teinture alcoolique de feuilles fraîches ou sèches.
  • Teinture de racine (contenant à peine 0,10 g d’aconitine pure dans 10 gouttes).
  • Extrait alcoolique ou aqueux des racines et des feuilles (0,01 à 0,05 g par jour).
  • Aconitine pure.
  • Poudre de racine.
  • Pommade : poudre de racine ou extrait mêlé à de l’axonge.
  • Sirop d’aconit.
  • Cataplasme de feuilles fraîches contuses.
  • Compresses : 16 g de teinture dans 120 g d’eau de rose. Imbiber un linge de ce mélange, que l’on applique localement par la suite.

Note 1 : en ce qui concerne l’aconitine pure, la dose maximale à prendre en plusieurs fois au cours d’une durée de 24h00 ne doit pas excéder ¼ à ½ mg, par granule d’un dixième de milligramme. Au sujet des autres préparations à destination interne, la littérature est particulièrement prolixe, principalement sur la question des quantités apparaissant très variablement, sans qu’on comprenne bien ce qui explique de si fortes dissemblances. Par exemple, j’ai relevé les posologies suivantes :

  • 5 grains d’extrait toutes les deux heures ;
  • 1 à 2 gros de poudre de racine par jour ;
  • ½ gros d’extrait par jour.

Sachant qu’un grain vaut 0,053 g et qu’un gros 3,816 g, les calculs sont vite faits… L’on décidera de tout cela que les trois posologies ne sont pas exactement équivalentes et que la dernière paraît disproportionnée. Il faut savoir raison garder, opérer par cures brèves de quantités fractionnées en petites unités, puisque l’on sait bien que « l’administration massive du médicament présente le maximum d’inconvénients et le minimum d’efficacité »19.

Note 2 : au sujet des applications cutanées de l’aconit, il faut veiller à ce que les zones du corps qui vont les accueillir soient exemptes de toute écorchure par laquelle les principes actifs dangereux de l’aconit pourraient pénétrer. De plus, souvent répétée, cette action peut mener à une rubéfaction douloureuse du tissu cutané.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : celle des feuilles se déroule peu de temps avant la floraison. Elles peuvent s’employer fraîches pour en confectionner une teinture ou bien sèches, à condition d’opérer promptement, bien qu’en cet état elles perdent beaucoup de leur activité. Pour leur garantir une action optimale et pérenne, il faut les sécher de telle manière qu’elles conservent une belle couleur verte. Mais même dans ce cas, il est préférable d’en user dans l’année et de les remplacer à la suivante. Quant aux tubercules, on peut procéder à leur arrachage au tout début de l’automne (parfois même fin août/début septembre selon les localités) ou bien au printemps. Leur séchage délicat se déroulera à l’ombre. La conservation de cette matière médicale peut s’avérer malaisée, sachant qu’elle peut être infestée par une teigne insensible à la virulence de l’aconit.
  • Incompatibilité : elle a été constatée avec l’iode, l’arsenic et la plupart des tanins.
  • Antagonismes : ils sont assez nombreux. Voici quelles sont les substances concernées : l’opium, la belladone, la digitale, la térébenthine, l’éthanol, l’ammoniaque et l’éther.
  • Il ne faut pas être grand clerc pour affirmer, sans risque de se tromper, que l’aconit est contre-indiqué chez l’enfant et la femme enceinte. On l’interdira de même en cas de pneumonie, d’infection purulente et d’érysipèle.
  • Toxicité : on a redouté un phénomène cumulatif dans le temps, même en prenant de très faibles doses d’aconit. A ce sujet, pas d’inquiétude à avoir puisque l’aconitine est relarguée par l’organisme assez rapidement. Non, ce qui a été le plus à craindre, c’est l’intoxication aiguë, résultant d’une horrible méprise au mieux, au pire d’une réelle volonté d’empoisonnement (meurtre, suicide). Aiguë, oui, au sens du mot anglais sharp, toxicité précise et ciblée s’il en est, que d’aucuns ont bien voulu nuancer, arguant qu’une intoxication ponctuelle se dissipe au bout de quelques heures. Écoutons Cazin : « La racine prise dans mon jardin, et que j’ai mâchée pendant une ou deux secondes, ne m’a laissé, après une excrétion salivaire assez abondante, qu’un léger engourdissement dont la durée, avec diminution graduelle, n’a été que de 15 à 20 mn. Porté en petites quantités dans l’estomac, l’aconit n’y produit pas d’effets sensibles »20. Voilà qui aurait assurément fait bondir Joseph Roques qui s’offusquait en son temps que quelques-uns « prétendent qu’on le mange sans inconvénient en Pologne, en Russie, et même en Angleterre. En nous élevant contre la témérité de semblables témoignages, nous recommandons d’écarter avec soin cette plante des jardins potagers »21 et de les dédier à la culture du seul vrai navet, inoffensif celui-là. La position de Roques n’est pas celle d’un alarmiste, même s’il est vrai qu’on ne voit en aucun endroit de son œuvre une référence aux vertus thérapeutiques de l’aconit, apparemment trop dangereux pour seulement oser en parler, un peu à la manière de Desbois de Rochefort, parfait reflet de la pusillanimité de son temps, plus prompte à nous révéler qu’un « dixième de grain tue un moineau avec la rapidité de l’éclair »22. N’est pas casque de Jupiter qui veut non plus ! Il ne me reste plus qu’à rendre compte de l’ensemble des symptômes relatifs à une intoxication à l’aconit : à la lecture de ce qui vous attend, vous pourrez vous dire – une fois achevée – que c’est beaucoup voire trop, mais sachez dès à présent que j’ai condensé et limité ces informations aux traits les plus marquants. Tout d’abord, dans le pire des cas, la mort peut survenir 30 à 45 mn après l’ingestion d’une dose létale dont nous avons bien vu qu’elle ne faisait pas consensus. On lit souvent, que pour l’être humain, elle se situe entre 3 et 5 g de teinture, 2 à 4 g de racine fraîche. Mais avant de parvenir à une issue aussi fatale, l’intoxiqué en voit de toutes les couleurs, et passe par toute une série d’effets dont voilà le recensement : picotements, sensation de brûlure et d’engourdissement des lèvres (qui peuvent bleuir…), suivis d’un engourdissement de la langue, alors que les picotements se propagent à l’ensemble du visage dont la peau peut donner la sensation de se rétracter. La gorge se serre, la salivation devient de plus en plus abondante, les pupilles se dilatent, les oreilles s’obstruent. L’anxiété s’accroît, se double d’une angoisse de plus en plus forte ; cette grande tension psychique s’accompagne d’une peur mortelle et de la sensation d’être en train de mourir de froid, que le sang se glace dans les veines. Et pour cause : la respiration ralentit, la faiblesse et l’irrégularité du pouls signalant un affaiblissement cardiaque. Une agitation se produit dans le cœur, animé de maux violents, que l’on croise aussi dans le tube digestif, secoué de nausée, de diarrhée, de vomissement et de flux dysentérique, tandis qu’une sensation de chaleur au creux de l’estomac est le signe de l’inflammation qui y a cours. Alors qu’une céphalalgie abat de violents coups sur la tête de l’intoxiqué, les spasmes vont croissant et atteignent leur apex vers minuit (ce qui renforce, si besoin était, les liens obscurs de l’aconit avec l’univers de la nuit, du froid et de la mort). Le malheureux peut alors tomber en syncope ou en lipothymie, entrer dans une forme de prostration ou de léthargie sans sommeil, qui se conclut, la paralysie grandissante aidant, par le blocage du centre respiratoire, le coma puis la mort. Outre l’ultime phase comateuse, il faut savoir que l’intoxiqué conserve la conscience de tout ce qui lui arrive jusqu’à la fin ou presque ! L’ensemble des phénomènes causés par une intoxication par l’aconit semblent pouvoir être mis sur le compte de l’aconitine : localisée à la moelle épinière tout d’abord, son action, qui tend à augmenter les propriétés motrices, finit par les ébranler et déterminer une paralysie des nerfs moteurs, sensitifs et sécréteurs. Pour finir, il importe de connaître qu’un simple frôlement de la plante fraîche est susceptible de causer une dermatite de contact, et même un début d’intoxication. D’aucuns prétendent que cela est capable, d’après ce que j’ai pu lire, de mener jusqu’au délire. Là encore, je ne sais trop quoi en penser, hormis le fait que l’action toxique de l’aconit napel demeure variable et très inégal, ce qui oblige à prendre des pincettes avec lui. Sachons, pour en terminer là, qu’une intoxication à l’aconit n’est pas irrémédiable, un lavage gastrique et l’administration du charbon actif pouvant amender l’économie de la plupart des principes mortifères qui la malmènent.
  • Autres espèces : – à fleurs jaune pâle : l’aconit tue-loup (A. vulparia), l’aconit anthore (A. anthora) ; – à fleurs panachées de blanc et de violet : l’aconit chamarré (A. cammarum) ; – à fleurs violacées : l’aconit panaché (A. variegatum), l’aconit paniculé (A. variegatum ssp. paniculatum), l’aconit des Pyrénées (A. variegatum ssp. pyrenaicum), l’aconit féroce (A. ferox), l’aconit du Portugal (A. pyramidale), l’aconit de Carmichaël (A. carmichaelii), l’aconit de Störck (A. x stoerkianum : il s’agit d’un hybride de napellus et de variegatum). Il en existe beaucoup d’autres dont bien d’entre eux appartiennent au continent asiatique, dans sa partie exclusivement nord. On estime que la moitié des espèces d’aconits sont chinoises.

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  1. Ovide, Métamorphoses, Livre VII.
  2. Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, p. 214.
  3. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, p. 463.
  4. Ovide, Métamorphoses, Livre VII.
  5. Émile Gilbert, La pharmacie à travers les siècles, p. 69.
  6. Walafrid Strabo, Hortulus, p. 30.
  7. Pedro Palao Pons, Les mystères des poisons de l’Antiquité à nos jours, p. 44.
  8. Jean-Baptiste Porta, La Magie naturelle, p. 158.
  9. Ibidem, Préface p. XII.
  10. Jean-Marie Pelt, Les nouveaux remèdes naturels, p. 47.
  11. Louis de Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 242.
  12. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 13.
  13. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 2, p. 487.
  14. Ibidem, p. 469.
  15. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 43.
  16. Généralement, on s’entend pour affirmer, sans hésitation, que la dessiccation et la cuisson amoindrissent de beaucoup le caractère virulent de la plante fraîche. Mais s’il y a beaucoup d’alcaloïdes au départ, il n’en demeure pas moins qu’il y en aura toujours plus à l’arrivée, relativement à une plante fraîche initialement bien moins fournie.
  17. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 41.
  18. D’après Anne Osmont, « la graine de l’aconit, distillée, donne une huile excellente pour la vue » (Anne Osmont, Plantes médicinale et magiques, p. 81).
  19. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 315.
  20. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 10.
  21. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 2, p. 475.
  22. Ibidem, p. 470.

© Books of Dante – 2021

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La coloquinte (Citrullus colocynthis)

Crédit photo : H. Zell (wikimedia commons).

Synonymes : coloquinte officinale, coloquinte vraie, concombre coloquinte, cucumène, chicotin, concombre amer, pomme amère, vigne de Sodome, égousi (nom que l’on donne aux graines de diverses cucurbitacées en Afrique et que l’on regroupe sous le nom générique de « pistache africaine »).

Dans son petit livre consacré aux plantes magiques, Paul Sédir consignait la recommandation de cueillir la coloquinte sous le signe du Lion, autrement dit sous l’égide du Soleil, puisque cette plante se trouve en relation privilégiée avec cette planète, et accessoirement avec Mars. Voilà donc qui constitue une belle entame pour cette plante chaude et sèche (au degré de siccité, disaient les Anciens ; reste à déterminer celui qu’occupe la coloquinte pour la bien distinguer de substances moins sèches qu’elle). C’est donc à bon droit que l’on peut craindre de se brûler avec cette plante des pays chauds, avide de soleil ! Sauf si on la connaît bien, comme cela fut le cas en Égypte par exemple, où on la voit être citée dans le papyrus Ebers contre la pelade et par ailleurs dans une recette, mélange de lait, de miel et de suc de coloquinte, que l’on injectait dans le vagin en cas de métrite chronique. Quoi d’étonnant, en ce cas, à ce que la médecine arabe se soit emparée du remède ? Considérée comme dissipatrice des humeurs épaisses et visqueuses, la coloquinte trouva des partisans au temps d’Avicenne et même après lui, puisque Ibn-el-Baytar, inspecteur général des pharmacies officiant au XIIe siècle, la signalait comme diurétique et drastique au côté du santal, caractéristique qui n’avait pas non plus échappé, lorsque Dioscoride expliquait son rôle de « purgatif des humeurs » : on ne peut mieux dire. Cela n’est pas tant qu’elle ôte la saleté, mais arrache aussi le support sur lequel elle s’est incrustée, si jamais on effectue un nettoyage malhabile à l’aide de son entremise. C’est pourquoi Dioscoride alertait du fait que « la coloquinte est grandement ennemie de l’estomac «1, ce qui n’arrive pas si l’on s’en sert avec une juste mesure : « Sa moelle, prise à la quantité de quatre oboles, et en en faisant des pilules avec de la myrrhe, du miel, de l’eau miellée et du nitre, lâche le ventre »2. Évacuant le flegme et la colère, la coloquinte permet l’éviction hors du corps d’un certain nombre d’affections douloureuses (algies du côlon, des dents, sciatique et paralysie), chasse la fièvre aux dires de Pline (des graines de coloquinte portées en nombre impair dans un nouet posséderaient cette vertu face aux fièvres intermittentes), et trouva encore de bonnes raisons d’être employée par Galien, Hippocrate et d’autres encore mais pas toujours pour des raisons bien avouables. Si le serment d’Hippocrate prévoie de ne pas remettre de pessaire abortif à une femme, il reste parfaitement avéré que la coloquinte joua parfois ce rôle de substance plus évacuante qu’à proprement parler toxique, bien qu’il faille l’inclure dans le « pack empoisonnement » dont l’empereur romain Claude fit les frais le 13 octobre 54 et à qui la traîtresse Agrippine fit servir un plat d’amanites phalloïdes en lieu et place des inoffensives oronges des césars dont il raffolait. Constatant que ces champignons ne remplissaient pas aussi rapidement que prévu leur office mortel, le médecin de Claude, également dans la combine, fit appel à l’ardeur énergique de la coloquinte pour expédier l’empereur dans un autre monde. « En lui administrant son jus par voie orale et par lavement rectal, le médecin félon fit subir au tube digestif de son impérial et malheureux patient les pires avanies. Claude finit par décéder, la coloquinte parachevant en quelque sorte, par le haut et par le bas, le travail initié par l’amanite phalloïde »3. A cette mort peu glorieuse, Sénèque réagit à travers l’Apocoloquintose, satire dans laquelle il décrit l’apothéose de Claude comme une citrouillification, manière de parodier cet événement en en associant la malheureuse victime à une colocyntha peu flatteuse, quelle qu’elle ait pu être. Mais il faut dire que Sénèque ne portait pas Claude dans son cœur, celui-ci l’ayant voué à l’exil en Corse. Aussi profita-t-il de l’occasion pour lui « bosseler la coloquinte », qui prend ici, comme presque toujours, le sens synonyme de « tête » et dont l’auteur du Conte des contes se sert souvent, faisant s’exclamer à l’un de ses personnages la violente sentence que voici : « Mets-toi bien dans la cervelle que si tu ne réussis pas, tu risques d’avoir ta citrouille transformée en coloquinte ! » C’est peut-être ainsi qu’Agrippine menaça le médecin de son mari, allez savoir. Cela est aussi une manière de nous rappeler qu’« il faut une main habile et prudente pour administrer un semblable remède »4, sans quoi l’affaire peut rapidement tourner à la catastrophe, surtout si cette même main est agitée par la promesse future d’un lucre quelconque. Dix-sept siècle après l’abominable assassinat de Claude par sa femme Agrippine, l’on n’a pas écarté la coloquinte de la matière médicale, mais l’on en use néanmoins avec beaucoup de circonspection, comme ne manque pas de le souligner Pierre Pomet à son époque : « La coloquinte est une drogue la plus amère et la plus purgative qu’il y ait dans la médecine ; c’est pourquoi il ne faut s’en servir qu’avec de grandes précautions »5. C’est alors qu’elle formait, en compagnie de la scammonée et de l’hellébore noir, l’un des volets du trépied thérapeutique propre au XVIIe siècle, comptant aussi les lavements et la saignée. Mais « quelques médecins, sans doute de la classe de ceux qui négligent de s’instruire de l’action des remèdes par l’observation, et qui arrêtés par des préjugés invincibles puisés dans les livres des théoriciens et dans les écoles, se croiraient coupables de la plus haute témérité, s’ils osaient éprouver l’énergie des remèdes de cette espèce : des médecins de cette classe, dis-je, ont voulu chasser la coloquinte de la Médecine comme un poison des plus funestes ; mais l’expérience et l’autorité des praticiens les plus consommés doit rassurer contre cette vaine terreur ; il ne s’agit que de l’appliquer avec discernement dans les cas convenables »6, clairvoyance qui n’a pas manqué de s’appliquer à quelques thérapeutes scrupuleux dans les décennies qui suivirent, et jusqu’à Cazin qui employait encore, un siècle après la parution de cet extrait de l’Encyclopédie de Diderot, la coloquinte tout en invitant à la même prudence et à l’observance rigoureuse de l’opportunité qu’il y avait d’user ou non d’un tel remède, et cela « dans tous les cas où il faut produire une forte révulsion, ou provoquer des évacuations qu’on ne peut obtenir par d’autres moyens »7, quitte, parfois, à l’employer « dans tous les cas où il faut se tirer d’un danger par un autre », à l’image de ces militaires affligés de blennorragie et/ou de gonorrhée aiguë qui endiguèrent et soignèrent ces graves affections après l’absorption, en une ou deux doses, d’un fruit entier de coloquinte ! Autant dire que s’ils souffrirent assurément avant ce remède de cheval, ils durent particulièrement douiller après ! Face à un tel prodige, qu’il n’est envisageable d’administrer que chez les plus robustes des malades, il est utile de préciser que bien des dévoiements eurent lieu durant le XIXe siècle où la coloquinte, si elle fut largement abandonnée par le corps médical, tomba dans l’escarcelle du charlatan et du naïf qui ne jugeait de l’efficacité d’un remède que par son caractère énergique, au risque de mourir du fait de cette croyance complètement erronée que l’on pourrait résumer ainsi : no pain, no gain. Ce qui est proprement absurde.

La coloquinte est une cucurbitacée vivace qui va rampant par terre à l’image du concombre d’âne (Ecballium elaterium) ou bien adoptant un port semi-ascendant selon les cas et les éventuels supports se trouvant à proximité. Ses rudes tiges cannelées portent des feuilles entaillées, longuement pétiolées, ce qui les isole les unes des autres, et à l’aisselle desquelles surgissent des vrilles typiques chez les plantes de cette famille botanique. Ses fruits sphériques, pas plus gros qu’une orange, naissent de petites fleurs jaunes comptant cinq divisions dont la forme familière rappelle à leurs amateurs les fleurs de courgette. S’ils sont jaunes à maturité, ils étaient auparavant vert pâle (on en trouve aussi des panachés). Leur fine écorce lisse dissimule une pulpe spongieuse et blanchâtre structurée en trois sections dont chacune est dotée de deux loges où sont fourrées des semences ovales et aplaties, contenant une amande huileuse, douce et fort goûteuse.

La coloquinte n’est pas native en France, mais fut autrefois cultivée pour les besoins de la droguerie. Naturalisée en Afrique du Nord (Algérie) et du nord-ouest (Mauritanie, îles Canaries), elle semble originaire de cette zone géographique qu’on appelait auparavant le Levant, comprenant non seulement le Liban et la Syrie, mais également la Palestine, la Jordanie et l’Égypte. On la trouve plus à l’est également, en Iran et au Qatar, ainsi qu’en Inde (au Rajasthan, par exemple).

La coloquinte en phytothérapie

Du mot chicotin, dont on se sert pour dénommer la coloquinte, l’on aura peut-être déduit qu’il avait quelque rapport avec les chicots – les dents, du moins ce qui en reste. Mais non ! Ce mot est le terme dont on usait, populairement, pour marquer l’extrême amertume de la coloquinte, étymologie empruntée à l’aloès de Socotra, s’étant métamorphosé en succotrina, cycoterne, etc., puis en chicotin pour finir. Cela dit, l’astringence de la coloquinte est telle qu’elle est parfaitement capable de resserrer les dents et d’avoir la sensation qu’elles s’enfoncent sous terre tant la coloquinte arase tout, de la bouche à l’anus. Quant au terme même de coloquinte, qui « remue le ventre », dit-on, il exprime parfaitement les « grosses vagues » qui peuvent déferler dans ce renflement qu’est le ventre, lorsqu’on l’absorbe per os dans le but de purger l’organisme, ce à quoi elle réussit parfaitement.

Absente de l’arsenal de la médecine traditionnelle chinoise comme il se doit, la coloquinte fit néanmoins partie de la médecine ayurvédique qui ne manqua pas de signaler le délicat maniement de cet indravārunī amer, sec, chaud et piquant, qu’à raison l’Ayurvéda interdisait à la femme enceinte et à l’enfant. Donc, ne nous attendons pas à des « miracles » du côté de la médecine occidentale, qui a vu en la coloquinte les mêmes raisons de s’en méfier. En revanche, là où nous augmenterons le propos, c’est sur la question des différentes parties végétales utilisées : classiquement concentrés sur le fruit de la coloquinte, les Anciens n’accordèrent aucune espèce d’importance aux fleurs, feuilles et tiges de cette plante, ce que nous nous permettrons quelque peu, bien que le fruit se soit emparé de la plus grande portion du gâteau.

Du fruit globuleux de la coloquinte pas plus gros qu’une orange, l’on ôtait l’écorce avant de l’apprêter comme cela se voyait dans le commerce, c’est-à-dire en masses blanches et spongieuses, dont on a très tôt remarqué le caractère inodore et la saveur désagréablement amère, et cela jusqu’à l’insupportable, et dont est responsable un principe amer nauséeux, la colocynthine (0,60 à 2 % dans la pulpe du fruit), glucoside voisin il me semble de ce que l’on appelle les cucurbitacines, au nombre de cinq en ce qui concerne la coloquinte (A, B, C, D et E). Ces substances sont inégalement présentes dans la plante en fonction des situations. Étant une réponse en réaction aux stress rencontrés par la plante (pauvreté du sol, température, etc.), il est difficile de s’assurer qu’une coloquinte en vaut bien une autre. Ces substances ont encore cela en commun avec la colocynthine que d’être particulièrement amères. En plus de cela, la pulpe mucilagineuse de la coloquinte abrite de l’albumine, de la gomme, des acides caféique, pectique et chlorogénique, des flavonoïdes et une essence aromatique.

Dans les parties aériennes, on a découvert des flavonoïdes (quercétine, kaempférol), de la vitamine C et de l’α-tocophérol.

L’analyse des semences a permis d’établir qu’elles contiennent des protéines (dont au moins deux acides aminés essentiels, la lysine et la méthionine) et une huile végétale aux caractéristiques biochimiques proches de celle de tournesol, entre autres formée de divers acides (linoléique, oléique, palmitique, stéarique, myristique, linolénique, etc.) et de tocophérol, le tout formant à peu près ¼ de la masse de ces semences.

Propriétés thérapeutiques

  • Purgative drastique (= énergique et puissante), évacuante, cathartique, laxative, anthelminthique, tonique apéritive
  • Diurétique, hydragogue
  • Emménagogue (efficace à dose adaptée, la coloquinte devient aisément abortive un fois ce seuil dépassé), antivénérien (c’est discutable)
  • Ralentit la croissance des cellules cancéreuses (du sein)
  • Anti-inflammatoire, anesthésiant (feuille)
  • Hépatoprotectrice (tige), antiparasitaire hépatique (grande douve du foie)
  • Anti-infectieuse : antibactérienne (sur Salmonella paratyphi, Mycobacterium tuberculosis), antibactérienne sur bacilles Gram + et Gram – (fleur, feuille), larvicide (larves de moustiques ; feuille)

Note : quelques petites informations concernant la racine de coloquinte mériteraient d’être plus profondément explorées. Diverses études ont permis de lui concéder des propriétés fort intéressantes. Ainsi seraient-elles anti-oxydantes, anti-inflammatoires, antibactériennes (sur colibacille, Candida sp., Pseudomonas sp.), anticancéreuses et particulièrement actives sur la sphère hépatique : elles ne seraient pas moins qu’antidiabétiques, hypoglycémiantes et anti-ictériques.

Usages thérapeutiques

  • Troubles locomoteurs : rhumatisme, goutte, certaines névralgies (dont la sciatique) et paralysie (des organes du bassin)
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, constipation par atonie intestinale (du côlon), péritonite
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : obstruction du foie, cirrhose, jaunisse, douleurs neuropathiques du diabétique, abaissement du taux de la glycémie et du cholestérol (LDL)
  • Troubles de la sphère gynécologique et urinaire : aménorrhée, urémie, inflammation de la vessie, gonorrhée
  • Troubles du système nerveux : aliénation mentale, manie, mélancolie, épilepsie
  • Collections liquidiennes : ascite, hydropisie passive
  • Congestion et hémorragie cérébrales
  • Affections cutanées : gale, teigne, érysipèle et autres vieilles maladies de la peau rebelles
  • Colique de plomb, accident douloureux relatif à l’abus de la médication mercurielle
  • Migraine, céphalalgie

Modes d’emploi

Le docteur Leclerc avait beau dire que la coloquinte, étendue de beaucoup d’eau, se métamorphosait en melon, il n’en reste pas moins qu’il demeure beaucoup plus inoffensif que son énergique cousine des sables chauds. Mais, cher docteur, permettez-moi de préférer de suite le melon sans avoir à passer par la case coloquinte !

Penchons-nous tout de même sur les différents procédés qui permirent autrefois de faire usage de la coloquinte, quant bien même beaucoup d’entre eux peuvent aujourd’hui nous paraître fort risqués. A cela, on opposa le fait que de nombreux modus operandi tentèrent de « châtrer » le remède offert par la coloquinte en en corrigeant l’extrême âcreté. C’est ainsi qu’on chercha à « adoucir » la coloquinte par de la gomme adragante lors de la phase de dessiccation de la pulpe du fruit, à laquelle on la soumettait plusieurs fois d’affilée. Puis l’on en confectionnait préférablement des pilules rondes – les trochisques – en raison de l’extrême amertume du remède qui, autrement, s’absorbe plus difficilement.

Ci-après sont présentés quelques-uns des modes opératoires les moins farfelus dont usèrent nos prédécesseurs dans le but de tirer profit de la puissance thérapeutique de la coloquinte :

  • L’infusion et la décoction : réalisées aussi bien dans le vin que dans l’eau, elles avaient le mérite d’être moins agressives que la pulpe que l’on réduisait simplement en poudre (à cette dernière, l’on ne réservait que des doses unitaires comprises entre 10 et 50 cg).
  • Macération vineuse ou vin de coloquinte (« vin sacré »), consistant à faire macérer à froid 5 g de coloquinte dans 150 cl de vin de Madère pendant une semaine.
  • Extrait pour usage interne (de 5-10 à 20-30 cg par dose unitaire).
  • Teinture-mère pour usage interne comme externe. Dans ce dernier cas, il suffit de diluer cette teinture dans une suffisante quantité d’eau avant d’y baigner des compresses que l’on applique ensuite sur rhumatisme, névralgie et autres points douloureux. Il est encore possible d’en mêler 1 à 5 g dans 45 g d’huile végétale de ricin, ce qui forme alors une pommade que l’on peut déposer sur la peau à la manière d’un cataplasme, méthode endermique non dénuée d’intérêt dans le cas où l’ingestion pose manifestement problème pour une raison ou pour une autre.

Enfin, la coloquinte fut inféodée à une multitude de compositions dont l’histoire médicale a conservé davantage les noms que les fonctions et, le cas échéant, la réussite et le succès. En voici quelques-unes, que je vous livre ne serait-ce que pour l’originalité de leur appellation : les trochisques alhandal, les pilules purgatives de Grégory, les pilules de Rudius, la confection Hamech, l’opiat mésentérique, l’extrait panchymagogue de Crollius, l’hiera picra, l’hiera diacolocynthidos, l’onguent arthanita, la liqueur de Laruelle, la teinture du docteur Dhalberg, etc. Autant dire que le correcteur orthographique de mon traitement de texte s’affole ! ^.^

Le dernier point que nous accorderons à ces médicaments aujourd’hui placés en marge du Codex, cela sera au sujet des pilules de Morison, dit le docteur Morison (1770-1840), mais n’ayant jamais étudié la médecine. C’était tout d’abord un commerçant bien avisé qui mit au point des pilules dont la recette fut plus ou moins inspirée de quelque chose de préexistant et qui contenait de l’aloès, de la gomme-gutte, du jalap, de la coloquinte et de la crème de tartre. Très répandues outre-Manche, ces pilules y connurent un large succès, que Morison s’employa à étendre au marché français, ce qui lui réussit fort également.

Voilà, il est temps pour nous de refermer les portes de la vieille pharmacopée et de nous diriger vers différents points qui sont, eux, toujours d’actualité.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Les thérapeutes d’antan prenaient soin de s’assurer qu’il n’existait aucun état d’inflammation et/ou d’irritation chez leurs patients avant toute tentative de médication interne par le biais de la coloquinte, comme, par exemple, une entérite ou des hémorroïdes. De même, les spasmes intestinaux, la congestion pelvienne, etc., étaient des motifs également rédhibitoires. En dehors de ces pathologies ciblées, on se gardait d’administrer la coloquinte auprès de certains profils peu robustes tels que les femmes enceintes : la coloquinte, agissant sur les contractions utérines, peut être à terme délétère pour le fœtus. On s’attache donc à recommander la coloquinte aux personnes bien charpentées et dans la fleur de l’âge.
  • Toxicité : dire tout d’abord que le caractère toxique de la coloquinte persiste même après sa dessiccation est un premier avertissement. Le second réside dans la quantité nécessaire – 2 à 5 g – pour enclencher un processus mortel (ce qui représente une énorme dose si l’on considère qu’à partir de 20 cg la coloquinte s’avère déjà drastiquement violente). Pour donner un succinct aperçu de cette activité, faisons appel à ce qu’en disait Joseph Roques : « Sa décoction dans l’eau, son infusion dans le vin, la bière, l’alcool, déploient une action véhémente sur le canal alimentaire, provoquent des douleurs aiguës, des déjections alvines, séreuses ou sanguinolentes, et quelquefois une inflammation mortelle »8. La coloquinte s’avère donc davantage toxique et dangereuse dans des mains inexpérimentées. Pourtant, bien des médecins eurent maille à partir avec elle. Si les désordres concernent essentiellement le tube digestif (douleurs aiguës de l’épigastre, nausée, vomissements, soif et sécheresse de la gorge, colique douloureuse, vive chaleur dans le ventre, selles aqueuses), l’activité de la coloquinte peut se communiquer aux organes proches comme la vessie (rétention d’urine), les reins (néphrite, congestion rénales), les organes génitaux (congestion utérine, rétractation douloureuse des testicules, priapisme) et les poumons (respiration suspirieuse, c’est-à-dire relative au soupir). A tout cela, nous pouvons saupoudrer bien d’autres manifestation d’ordre plus ou moins général : pâleur, vertige, anxiété, petitesse du pouls, délire, prostration, refroidissement des extrémités, etc. Je vous passe les détails physiologiques dus à l’action agressive de la coloquinte sur l’intérieur de l’organisme, viscères et entrailles, parce que c’est une parfaite boucherie. Disons que, analogiquement, la coloquinte s’apparente à l’un de ces produits qui décapent du papier-peint. Sauf qu’elle arrache le mur en même temps ! Si la toxicité aiguë est très visible, il a également été envisagé une toxicité chronique qui accumulerait dans le temps les principes caustiques de cette cucurbitacée dans l’organisme. A tout le moins, de nombreuses tentatives de désintoxication furent imaginées et essayées au fur et à mesure de l’irruption de l’ensemble des accidents qu’occasionna une pratique thérapeutique digne du « Salaire de la peur ».
  • Pour inverser un tout petit peu cette tendance, apprenons que les semences de la coloquinte sont parfaitement inoffensives. Comestibles, elles n’opèrent pas à la manière de la pulpe dans laquelle elles logent. « Les confiseurs couvrent ces pépins de sucre, expliquait Pierre Pomet il y a trois siècles, et en font des dragées qu’ils vendent pour attraper les petits enfants, et même les grandes personnes, surtout les jours de réjouissance »9. En Afrique, ces graines participent encore largement à l’élaboration d’une recette populaire, la soupe d’égousi.

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  1. Dioscoride, Materia medica, Livre IV, chapitre 158.
  2. Ibidem.
  3. Jean-Marie Pelt, Les vertus des plantes, p. 122.
  4. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 3, p. 370.
  5. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, Chapitre 38, p. 224.
  6. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; article « Coloquinte » écrit par Louis de Cahusac (1706-1759) collaborateur au projet encyclopédique.
  7. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 321.
  8. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 3, p. 368.
  9. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, chapitre 38, p. 224.

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L’acore calame (Acorus calamus)

Crédit photo : Christian Fischer (wikimedia commons).

Synonymes : roseau aromatique, canne aromatique, calame aromatique, roseau odorant, jonc odorant, lis des marais, galanga des marais, acore vrai, belle angélique, sweet flag, myrtle flag.

A lire cette hypnotique liste de surnoms alternatifs, l’on peut se surprendre à poser la question suivante : l’acore calame est-elle roseau, jonc ou galanga ? Il est aussi difficile de répondre à cette question que de déterminer si l’akoron/acorus des Anciens est bien l’exact synonyme du kalamos/calamus pour lesquels on s’entend généralement sur le sens : celui générique de « roseau ». Étant tout à la fois plante du Soleil et de la Lune, cela nous empêtre un peu plus tout en soulignant davantage la versatilité de cette créature que n’aurait pas renié le dieu Protée, tant elle se montre, ici ou là, sous les aspects les plus divers. La morphologie, ou science de la forme, a clairement identifié les caractéristiques botaniques de l’acore calame qu’on peine parfois à deviner dans les textes où le risque n’est pas rare de débusquer, derrière le premier kalamos rencontré au détour d’une page, un roseau, un jonc ou un galanga.

Donc, pour en revenir à nos moutons, l’acore calame est-il roseau, jonc ou galanga ? Un peu des trois. Par exemple, du galanga il possède les fortes racines souterraines qu’il est plus convenable d’appeler rhizome, c’est-à-dire des tiges souterraines. (Sous terre, elles sont horizontales, au-dessus verticales. N’est-ce point là une autre étrangeté ?) Avec le jonc, il partage la verdeur et l’opiniâtreté. Enfin, semblable au roseau, l’acore s’épanouit par touffes denses auprès des lieux humides. Mais ces atomes crochus ne sauraient faire oublier des dissemblances bien marquées : le rhizome de l’acore n’égale en rien, par sa saveur et son parfum, celui du galanga. Contrairement au roseau, dont les tiges sont de section cylindrique, celles de l’acore sont triangulaires. Quant au jonc, il a plus à voir avec le papyrus qu’avec l’acore. Nous découvrirons de quelle manière les racines des uns et des autres se sont entremêlées au fil des siècles, au point qu’on ne sait plus tout à fait quoi appartient à qui.

Si l’on sait aujourd’hui que l’acore calame est originaire d’Asie méridionale, cela explique qu’il ait été employé en premier lieu comme plante médicinale au Japon, en Chine ainsi qu’en Inde depuis des temps fort reculés. Présent en France depuis au moins quatre siècles, il se rencontre tout de même assez peu fréquemment, au point qu’on a été dans l’obligation de le protéger. Tout au plus le trouve-t-on à l’est (Alsace, Vosges) et à l’ouest (Bretagne), où il fréquente la plupart des lieux humides d’eau douce (roselières des lacs et des étangs, bordures de marais). Il fait de même au centre et au nord de l’Europe, ainsi qu’en Amérique septentrionale. Bien que l’on connaisse son berceau originel et ses divers points de chute de par le monde, il est notable qu’avant le XVIe siècle, on ignore tout ou presque de ses pérégrinations. Le premier Européen à prendre connaissance de l’existence de l’acore calame est Matthiole : il reçoit en 1557, alors qu’il se trouve à Prague, des fragments d’acore que lui fait parvenir un ambassadeur basé à Constantinople. A cette époque, il est fort possible que l’acore ait été présent dans cette zone géographique proche de l’Anatolie (ou Asie mineure), et peut-être même auparavant, puisque l’acore est connu comme produit d’importation par les Égyptiens de l’Antiquité. Ils le considéraient comme substance aphrodisiaque, de même que les populations peuplant les actuels territoires de l’Arabie et de l’Iran. Que nous disent les sources antiques ? Que l’acore se rencontre dans un papyrus médical égyptien (dit papyrus Chester Beatty) daté du XIIe siècle avant J.-C. Y figurent quelques annotations concernant les vertus de l’acore calame, dont on peut imaginer qu’il est le même végétal que celui que présente le papyrus Ebers un peu plus ancien sous le nom de « roseau sacré ». Mais on peut envisager une possible confusion résidant dans le fait qu’en grec kalamos signifie « roseau ». De là, on serait passé au calame puis à l’acore. Cet énigmatique « roseau sacré » dessine des contours tout aussi flous dans certains passages bibliques, en particulier celui dans lequel l’Éternel demande à Moïse de confectionner un baume sacré composé de myrrhe, de cannelle et de « canne odorante » (Exode XXX, 23), libellée à l’identique dans le Cantique des cantiques et possédant en commun avec l’acore calame une fragrance agréable, jugée suffisamment telle pour participer à l’élaboration de préparations parfumées comme le kyphi en Égypte ou celui dont parle Pline dans l’Histoire naturelle : le naturaliste romain me semble évoquer cette plante qu’avait déjà signalée Théophraste en son temps, plante odorante par ses feuilles et ses racines que l’on importait d’Inde en Grèce et pour laquelle Dioscoride écrivit qu’« elle se met dans les parfums qui se font pour flairer bonne odeur », puisque l’acore, tout semblable aux « vrais » roseaux, dégage une odeur agréable dont la parfumerie antique a largement usé en raison de sa fragrance soutenue qui permet de compenser le fait que les parfums que l’on élaborait à cette époque se corrompaient très vite à cause du rancissement de l’huile que l’on employait pour extraire les actifs odoriférants des plantes utilisées, à l’image de cette composition courante qu’était le parfum à la rose, contenant safran, miel, sel fin, orcanette, cinabre, vin, omphacium (une huile d’olives vertes) et pour finir de l’acore. Il en allait de même lorsque ces produits entraient en contact avec la peau, ou bien lorsqu’ils étaient exposés exagérément à la lumière du soleil ou à sa chaleur, à la façon des huiles essentielles, substances extrêmement fragiles.

Tout cela ne pourrait nous faire oublier que durant l’Antiquité l’acore est aussi une plante médicinale, utilisée comme diurétique (dans l’hydropisie et les maladies vésico-rénales), emménagogue, anti-inflammatoire, cicatrisante, remédiant tout autant à la toux, aux troubles oculaires qu’aux morsures de serpent, portrait thérapeutique ébauchant en quelques traits cette plante qu’on déclarera tant miraculeuse qu’on en falsifiera le rhizome avec celui de l’iris ! Sa présence dans de nombreuses préparations, désuètes pour la plupart, mais très connues encore pour certaines d’entre elles, lui ont presque fait mériter la qualité de panacée. Qu’on en juge tout d’abord par le trio orviétan/thériaque/mithridate. A cela, ajoutons-y l’opiat de Salomon, la poudre de violette, le cérat d’iris, le sirop de polypode, l’hiera picra (= « les saintes [substances] amères »), la poudre panchymagogue, apte – comme son nom l’indique – à purger toutes les humeurs et dont l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert libellait ainsi la recette au XVIIIe siècle : « Prenez pulpe sèche de coloquinte séparée et mondée des semences, une once et demie ; feuilles de séné mondé, d’hellébore noir, de chacun deux onces ; agaric, une once : pilez-les ensemble, ajoutez-y eau de pluie, quantité suffisante ; faites-les macérer pendant deux jours ; passez-les après les avoir fait bouillir légèrement ; exprimez le marc ; décantez cette décoction après qu’elle sera reposée ; évaporez-la ensuite au bain-marie, à consistance d’extrait : ajoutez-y résine de scammonée d’Alep, une once ; extrait d’aloès, deux onces ; diarrhodon, une once ; épaississez le tout au bain-marie à consistance d’extrait. Ce remède est un excellent hydragogue. La dose sera d’un scrupule jusqu’à deux et plus, selon les cas et les circonstances. Ce remède est violent, il demande extrêmement de prudence »1. Remarquez tout de même qu’il n’y figure plus d’acore au contraire de la recette qu’en donna Nicolas Lémery dans le Traité universel des drogues simples (1698) et pour laquelle il est préférable de choisir « l’acore nouveau, bien nourri, mondé de ses filaments, difficile à rompre, d’un goût âcre, accompagné d’une amertume assez agréable, d’une odeur suave et fort aromatique »2.

Revenons-en à l’Égypte et à son fleuve sacré, afin d’en fouiller les berges fertiles. Si, comme nous l’avons déjà dit, il n’est pas du tout certain que le delta du Nil ait abrité l’acore, une chose fort curieuse est apparue au pays du papyrus, plante aquatique ayant pratiquement disparu. Si l’on connaît mieux ce que l’on nomme papyrus, c’est-à-dire un papier ancestral fabriqué à base des fibres de la plante du même nom, il se trouve que ce papier recevait des traces écrites grâce à un instrument que l’on appelle calame, ancêtre du stylo et fonctionnant à la manière d’une plume : taillé dans un « roseau », il est biseauté à l’une de ses extrémités. L’acore – du moins les plantes dont on usait pour confectionner ces calames – était donc une plante sacrée pour les Égyptiens de l’Antiquité. Deux techniques étaient d’usage courant : le calame humide et le calame sec. Dans le premier cas, on trempe la pointe de l’outil dans l’encre, que l’on reporte ensuite sur le support. Dans l’autre, on imprime des marques en forme de clou (ce qui est à l’origine de l’écriture dite cunéiforme) dans une tablette d’argile fraîche. Par la dureté masculine de la plume ou du calame entrant en contact avec la tendreté féminine de la page ou de l’argile vierge, que l’on va ensemencer de signes magiques, l’on donne un sens, en lui accordant une forme, à la materia prima qui, grâce au qalam, création de lumière avant toute chose, va permettre la manifestation du Verbe, émergeant, à la manière de l’acore, des eaux primordiales et prenant pied dans le limon riche d’argile des berges qui l’accueillent.

Le roseau et le papyrus étaient vénérés au nom des différents dieux auxquels ils ont donné naissance. Quand l’on connaît le dieu Khnoum3, on saisit mieux le pouvoir symbolique du roseau issu des eaux limoneuses qui, taillé et donc domestiqué, devient calame gravant cette même argile afin que, du secret, l’on transite vers la révélation, que du non-manifesté l’on se dirige vers le révélé. C’est pour cela que l’on dit de l’acore calame qu’il est capable de dévoiler des choses tenues secrètes et de les exprimer matériellement afin de les rendre intelligibles.

Est-ce alors tout à fait un hasard si le mot qanah (dérivé de l’hébreu kaneh, « canne »), puissant mot de pouvoir, permet d’obtenir, d’acquérir, de posséder, de créer la connaissance ? Cela ne peut-il pas se rattacher au mot sanskrit par lequel on désigne l’acore calame en Inde, à savoir vacha, qui possède le sens de « parole » ? Le calame ne facilite-t-il pas l’expression de la conscience supérieure et éveillée ? Sa relation au chakra laryngé Vishuddha peut alors difficilement être révoquée en doute, de même que celle le liant à Ajna, le troisième œil soutenant l’attention. On pourrait aussi sans peine associer l’acore calame à d’autres chakras, ceux du cœur et du plexus solaire, tant il équilibre les émotions, confinant à l’acceptation et à la paix, ce qui ne contrevient pas à l’usage qu’en faisaient les yogis et les maîtres de l’Ayurvéda : cette plante régénérante pour le cerveau et le système nerveux augmente la capacité mémorielle et intellectuelle. On comprend mieux le sens de sa présence lors d’une séance de méditation au cours de laquelle il favorise l’introspection.

Comme l’iris, l’acore est pourvu d’un épais rhizome ramifié qui forme une souche robuste, allongée et traçante, de couleur brun verdâtre à jaunâtre, davantage blanchâtre à l’intérieur, adoptant une texture fibreuse et spongieuse. Vivace, l’acore forme des groupements coloniaires drus de tiges cannelées d’un côté, striées de l’autre, enserrées par de longues feuilles ensiformes larges de 15 à 20 mm, habituellement longues de plus d’un mètre (jusqu’à 150 cm), engainantes et rougeâtres à la base, ce qui permet de distinguer l’espèce des autres plantes aquatiques similaires. Quant à ses inflorescences, elles ne se situent pas à l’extrémité des tiges comme on peut le voir chez les massettes (Typha sp.) par exemple, mais au milieu : prenant l’allure d’un spadice, elles sont surmontées d’une spathe, c’est-à-dire d’une bractée protectrice. C’est ceci qui a valu à l’acore d’être rangé dans le clan des Aracées, la famille des arums. Cette floraison, qui s’étale de mai en août, se constitue de petites fleurs hermaphrodites à six divisions de couleur jaune verdâtre.

Fécond en Inde, l’acore demeure stérile en Europe, ce qui montre bien que cette plante a été transposée et qu’elle s’est naturalisée en bordure des cours d’eau et disséminée le long des fossés, mais jamais à plus de 1100 m d’altitude. Moins souvent spontané, il reste avant tout cultivé sous nos latitudes.

L’acore calame en phyto-aromathérapie

La transformation de l’odeur de l’acore calame frais à son équivalent sec est de même nature que le parfum de son huile essentielle humée directement au flacon et ce qu’elle peut dégager une fois appliquée sur la peau et massée circulairement du bout des doigts : dans les deux cas, la différence est flagrante. Ainsi, le rhizome frais de l’acore calame possède-t-il quelque chose de suffisamment fort et pénétrant pour être quelque peu agréable (sous la forme d’huile essentielle, on a affaire à un produit au parfum assez lourd, âcre et aqueux qui n’est effectivement pas des plus exquis), alors que sa dessiccation opère une modification lui accordant une note balsamique, chaude et épicée beaucoup plus appréciable. Quant à la saveur de ce rhizome, elle est un peu âcre et amère, piquante et poivrée, et laisse en bouche une odeur qui lui est propre.

Ces caractéristiques olfacto-gustatives sont liées à une essence aromatique plus ou moins abondante dans ce rhizome (1 à 8 %), que l’on extirpe à l’aide de la distillation par entraînement à la vapeur d’eau. Cette étape permet la production d’une huile essentielle dont l’expérience a démontré l’inégale composition biochimique selon la provenance de la plante distillée. En gros, on distingue généralement deux chémotypes chez lesquels une vingtaine de molécules constitue 75 à 99 % du totum. L’on discerne tout d’abord un chémotype à β-asarone, cétone monoterpénique, de provenance asiatique (Inde, Népal), et un autre, américain, dont la molécule chémotypique se trouve être un sesquiterpène, le shyobunone. Chacun d’eux est de nature complexe et, malgré le fait qu’ils soient l’un et l’autre issus de la même plante, ils diffèrent en tout (propriétés, usages, contre-indications…). La variété américaine n’est pas ce qu’il y a de plus courant par chez nous, où l’on trouve bien plus fréquemment le chémotype asiatique, parfaitement inemployable en aromathérapie traditionnelle, compte tenu de la forte proportion de β-asarone qu’il contient, c’est-à-dire 86 % en moyenne (et jusqu’à 96,50 % au maximum !), qu’accompagne assez souvent cette autre cétone, l’α-asarone, dans des proportions moindres (7 %). Autant dire que, dans ces conditions, il est préférable de s’attarder sur le chémotype américain qui ne contient pas ou très peu de ces deux cétones qui confèrent à l’huile essentielle d’acore calame CT asarone un puissant pouvoir neurotoxique.

En conclusion, nous pouvons dire que nous ne pouvons pas utilement tirer partie du chémotype asiatique pourtant bel et bien présent dans certaines boutiques spécialisées, alors qu’il serait tout autrement souhaitable de se diriger vers l’autre, non toxique, mais non disponible également. D’après mes recherches, il existerait un troisième chémotype à la composition biochimique tout à fait différente, voyant le taux de β-asarone s’effondrer à 30 % environ, lequel est complété par un monoterpénol, le cis-β-terpinéol (23 %), du limonène (13 %) et de la carvone (6 %). Mais cette huile essentielle est-elle seulement commercialisée ? La seule sur laquelle on puisse jeter son dévolu facilement demeure donc l’huile essentielle CT asarone dont la consistance légèrement visqueuse est loin d’être inintéressante, de même que sa couleur jaune brunâtre, rappelant quelque peu un patchouli ou encore un nard de l’Himalaya. On l’emploiera avec bonheur en olfactothérapie.

En attendant de passer aux propriétés et usages, voici quelques données qui concernent la composition chimique globale du rhizome, qu’autrefois l’on utilisait dans son intégralité, sans courir le risque d’une toxicité marquante, la partie de l’essence aromatique problématique étant noyée dans la masse. Tout d’abord, nous trouvons du tanin et beaucoup d’amidon, mais aussi de la gomme, de la résine, du mucilage et des saponines. Au registre des substances portant des noms peu courants, nous avons l’acorine, glucoside extrêmement amer, un alcaloïde du nom de calamine, très amer également, des sucres (dextrine) et enfin des éléments essentiels comme la choline et des oligo-éléments (calcium, potassium, soufre, phosphore).

Propriétés thérapeutiques

  • Apéritif, digestif, carminatif, stomachique, anti-inflammatoire gastro-intestinal, antispasmodique intestinal, vermifuge (?)
  • Expectorant, anticatarrhal, pectoral
  • Diurétique et éliminateur de l’acide urique sanguin, dépuratif, diaphorétique, sudorifique, antihydropique, anti-inflammatoire rénal
  • Antirhumatismal, anti-arthritique, soulageant des contractions musculaires
  • Astringent, détersif, résolutif
  • Antiseptique, antibactérien, antifongique (β-asarone), larvicide (β-asarone actif sur les larves de moustique)
  • Stimulant des sécrétions des glandes cortico-surrénales, tonique, fortifiant
  • Emménagogue, aphrodisiaque (?)4
  • Tonique mental et nerveux, relaxant, boostant de la mémoire
  • Hémostatique, améliore la circulation sanguine et lymphatique
  • Fébrifuge plus ou moins prononcé
  • Tonique capillaire

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, perte d’appétit, paresse stomacale, atonie digestive, digestion difficile, dyspepsie atonique, pyrosis, aigreur d’estomac, ulcère gastrique, crampe d’estomac, catarrhe stomacal, gastrite, entérite, entérocolite spasmodique, colique, aérophagie, ballonnement, nausée, vomissement, perte du goût (agueusie ?)
  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, bronchite asthmatiforme, asthme, toux, enrouement, affections des cordes vocales, rhume, coup de froid, sinusite, excrétion de la sueur et de l’urine en cas de pneumonie et de grippe
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, congestion rénale, oligurie, anurie, dysurie, hydropisie, excrétion de la sueur et de l’urine en cas de néphrite
  • Troubles de la sphère gynécologique : règles insuffisantes, aménorrhée, dysménorrhée, douleurs utérines, hémorragie utérine passive
  • Troubles bucco-dentaires : douleur dentaire, maux de dent, gingivite, ramollissement gingival, saignement gingival
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : hypotension artérielle, palpitations, drainage lymphatique
  • Troubles locomoteurs : douleurs rhumatismales et arthritiques, crampe, névralgie, affections osseuses
  • Affections cutanées : maladies sèches de la peau, éruptions cutanées relatives à une faiblesse générale
  • Fièvre intermittente
  • Anémie, manque d’endurance
  • Épistaxis
  • Alopécie

Propriétés et usages psycho-émotionnels

Voici une recette d’une synergie aromatique que je trouve bien intéressante à utiliser par voie cutanée : 4 gouttes d’huile essentielle de patchouli, 4 gouttes d’huile essentielle de cannelle de Ceylan « écorce », 4 gouttes d’huile essentielle d’achillée millefeuille, 4 goutte d’huile essentielle de lavande fine, 4 gouttes d’essence de citron, 10 gouttes d’huile essentielle d’acore calame. Mêlez-les à 10 ml d’huile végétale de macadamia. « Cela aide à stimuler les fonctions cérébrales, soutenir l’expression de soi et la santé nerveuse globale. Ce massage aide également à promouvoir le sommeil paisible et à traiter l’insomnie ». Face à un tel bataillon, on pourrait être réduit à penser que l’huile essentielle d’acore calame, prise isolément, est beaucoup moins puissante qu’on pourrait l’imaginer. Or, à l’exposition de ce qui va suivre, ce n’est pas exactement l’idée que l’on peut s’en faire.

Activant les capacités de l’esprit en en améliorant le pouvoir, l’huile essentielle d’acore promeut la clarté et participe au maintien d’une concentration et d’une attention de longue durée. Permettant de s’extraire de l’inertie et de la torpeur mentales, cette huile essentielle favorise la recherche d’émancipation, plaçant l’esprit hors de la confusion et de l’ensemble des bouleversements psycho-émotionnels par lesquels on recule plus qu’on avance, c’est-à-dire les chocs et états de choc, la stupeur paralysante, la crise de nerfs et l’« hystérie », le stress et l’anxiété. Vivifiant l’énergie vitale, l’acore calame résorbe la dépression tout en favorisant la pensée positive, ce qui amène un profond sentiment de plénitude et de présence. Grâce à cette huile essentielle, la perte de la mémoire recule, l’on se réapproprie les émotions en s’ancrant sans courir le risque de s’embourber. Serge Hernicot écrit quelque chose de très pertinent sur ce point : « Sentiment qu’il va chercher quelque chose de profond et de caché qui aimerait sortir »5. La médecine ayurvédique emploie elle aussi l’acore calame comme remède dans certains troubles nerveux et cérébraux. Elle affirme que de la poudre d’acore mêlée à de l’huile de sésame permettrait de faire ressortir les émotions. A ce phénomène d’ouverture font suite des mouvements circulatoires : ainsi, l’acore calame active-t-il non seulement le Qi, mais aussi ce que les Chinois désignent comme vent et humidité, agissant encore sur les glaires et le sang.

Ajoutons encore qu’en médecine traditionnelle chinoise l’acore est dévolu aux méridiens du Foie, de la Rate et du Cœur, et qu’il rentre en résonance avec les éléments Feu (Cœur, Intestin grêle) et Métal (Poumon, Gros intestin).

Il n’est pas non plus inutile de signaler que des fumigations de poudre d’acore calame dans les lieux de vie sont très profitables, et que la protection des maisons peut être assurée par liaison des rhizomes aux portes et aux fenêtres.

Modes d’emploi

  • Infusion de rhizome séché.
  • Décoction de rhizome séché (compter 8 à 20 g par litre d’eau).
  • Poudre de rhizome séché : de 0,5 à 4 g maximum ; à incorporer à du miel.
  • Teinture-mère d’acore calame : produit sûr et pratique, c’est très certainement la meilleure manière d’user de cette plante par voie interne.
  • Infusion vineuse de poudre d’acore calame : il importe que cette poudre ne soit pas datée, elle doit donc être fraîchement pulvérisée avant l’emploi qu’on en veut faire. Il faut compter un volume de cette poudre pour dix de vin. Mélangez soigneusement le tout, fermez hermétiquement, puis abandonnez ce mélange à la macération à froid durant une huitaine de jours, après quoi filtrez minutieusement.
  • Alcoolature : une partie de rhizome découpé en morceaux à faire macérer dans cinq parties d’alcool.
  • Macération aqueuse de rhizome frais à froid : l’on peut se servir de l’eau qu’on en obtient en compresse.
  • Sirop de rhizome d’acore calame : à élaborer sur une base de décoction. Pour une part, lui ajouter une part de sucre, passez au feu, faites réduire ; embouteillez.
  • Poudre dentifrice (très efficace).

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Toxicité : on lit parfois qu’en interne comme en externe l’emploi de l’huile essentielle CT asarone est soumise à vigilance, mais mieux vaut ne conserver que l’unique et stricte utilisation de cette huile essentielle par voie cutanée, et encore dans des proportions si infimes qu’elles confinent à la subtilité. Il n’est donc pas utile d’envisager un usage même peu prolongé dans le temps pour des raisons curatives. Non seulement, elle est considérée comme neurotoxique (provoquant hallucinations, convulsions et autres désordres du même acabit ; les Amérindiens de la tribu canadienne des Cree exploitaient les propriétés hallucinogènes du rhizome de l’acore calame), elle est aussi génotoxique, carcinogène (elle accroît le développement des tumeurs malignes) et abortive. Elle reste donc, du fait, interdite à la femme enceinte et à celle qui allaite, ainsi qu’à l’enfant, bien évidemment. De toute façon, c’est une huile essentielle pour grandes personnes à n’user que dans certains cas dûment justifiés. Comme nous l’avons vu plus haut, il existe bien d’autres modes d’emploi conviant la plante entière, bien que dans ce cas-ci, il soit important de respecter une durée maximale de traitement d’un mois. Le rhizome frais de l’acore, si jamais il est absorbé à trop forte dose (4 g), est capable de provoquer nausée et parfois vomissements, étant émétique en cet état.
  • Autrefois, les feuilles broyées, séchées puis pulvérisées formaient un insectifuge très efficace contre les fourmis. De même, l’on éloignait les punaises des lits en les cernant de fragments de rhizome frais. De la même façon, on protégeait les peaux et les étoffes fragiles en y glissant cette racine dans les armoires et les lieux où on les entreposait.
  • Récolte : on peut ramasser les rhizomes deux fois l’an, en automne (septembre/octobre), puis au printemps (mars/avril). On les monde, on les brosse, puis on les lave soigneusement avant de les utiliser immédiatement ou bien de les dédier au séchage, objectif auquel on accède surtout après les avoir débités en tronçons que l’on enfile sur une cordelette destinée à être suspendue.
  • Plus que « racine » comestible, le rhizome d’acore, lorsqu’il est frais, peut être tout d’abord mâché ou placé dans une eau que l’on voit d’un œil suspect. C’est, du moins, ce à quoi se livraient les Tartares aux dires de Charles de l’Écluse. Mais il n’en reste pas moins qu’au nord de l’Europe le rhizome d’acore se voit être confit comme on le fait ailleurs de l’angélique, et peut remplacer par ses arômes la cannelle, le poivre et même le gingembre, comme cela se fit en Turquie ou en Pologne, pays qui vit, grâce à Ambrosien Vermöllen, la naissance de la goldwasser, francisée en eau-de-vie de Dantzig, vodka liquoreuse où l’on trouve des extraits d’acore entre autres, ainsi que des paillettes d’or en suspension, d’où le nom du breuvage. Moins prestigieuse, la liqueur de Raspail représente l’un des nombreux exemples de liqueurs de ménage post-prandiales qui pullulaient sur les tables au XIXe siècle, ainsi qu’au début du suivant. On trouve parfois cet aromate pour eau-de-vie qu’est l’acore dans la liqueur d’absinthe ou bien on l’invite « pour contrefaire du musc qui sera jugé aussi exquis que le naturel oriental »6, et jusqu’au muscat lui-même afin de le faire gagner en « liqueurosité », si jamais il lui en manque. Il parfuma même parfois la bière. Sachons, pour finir, que l’huile essentielle aromatise aussi certains produits cosmétiques, et se destine surtout comme matière première parfumée dans l’industrie de la parfumerie.
  • Autres espèces : en Europe, on parle surtout de l’acore calame, bien peu de l’acore gramineux (Acorus gramineus) et de l’herbe des berges (Acorus tatarinowii), auquel la médecine traditionnelle chinoise donne le nom de shi chang pu. Ce dernier n’a rien à envier à l’acore calame du point de vue de ses propriétés et usages thérapeutiques, comme le petit bréviaire va nous l’exposer ci-dessous : – Troubles de la sphère gastro-intestinale : perte d’appétit, indigestion, diarrhée, dysenterie, douleur stomacale, gastrite, gastro-entérite, gaz intestinaux, flatulence, nausée, vomissement. – Troubles de la sphère respiratoire : asthme, toux. – Troubles locomoteurs : rhumatisme, courbature, polyarthrite rhumatoïde. – Troubles du système nerveux : irritabilité, nervosité, insomnie, épilepsie, maladie d’Alzheimer, perte de mémoire, perte de connaissance. – Affections auriculaires : acouphènes, bourdonnements. – Affections cutanées : abcès, contusion, furoncle. – Accident vasculaire cérébral (?).

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  1. Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Tome 11, pp. 811-812.
  2. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 91.
  3. « Représenté avec un tête de bélier, le dieu créateur Khnoum était associé à la fertilité du sol et à la crue annuelle du Nil. Selon le récit égyptien de la Création, il aurait formé les humains à partir d’argile sur un tour de potier. Il symboliserait la source de la vie » (David Fontana, Le nouveau langage secret des symboles, p. 95).
  4. Voici ce que j’avais écrit à ce sujet il y a quelques années : « Attention ! Certains petits malins, eu égard à la forme priapique de l’inflorescence, indiquent l’acore comme aphrodisiaque. Selon eux, il est même recommandé de prendre de grandes doses afin de décupler les effets érectiles. Non, l’acore n’est pas du gingembre… A voir des signatures partout, on risquerait de faire n’importe quoi. » Si je ne rejette plus autant les soi-disant pouvoirs aphrodisiaques de l’acore, rien ne m’a permis de favorablement trancher en faveur de cette propriété aujourd’hui. Affaire à suivre, donc.
  5. Serge Hernicot, Les huiles essentielles énergétiques, p. 45.
  6. Petit Albert, p. 381.

© Books of Dante – 2021

Crédit photo : Salicyna (wikimedia commons).

Le datura stramoine (Datura stramonium)

Synonymes : pomme épineuse (du Pérou), pomme poison, pomme de vallée, pomme du diable, herbe des démoniaques, herbe aux sorciers (et aux sorcières), herbe des magiciens, herbe aux zombies, trompette des anges, trompette de la mort, endormie, endormeuse, chausse-trape, herbe à la taupe, saute-moine, herbe de James-Town, herbe jimson, estramon, châtaigne puante, put-put, herbe de feu (fire-weed).

Dire que l’usage du datura est attesté depuis les temps préhistoriques et qu’il satisfit les sorciers asiatiques, africains ou encore amérindiens, ne doit pas nous induire en erreur, puisque, au sujet de cette plante, les hypothèses quant à son origine sont allées bon train. Si l’on n’a pas de doute sur le caractère cosmopolite du datura stramoine, on s’est longtemps posé la question de connaître avec exactitude son berceau natal. L’idée selon laquelle cette plante serait précisément asiatique, voire indienne, a été maintes fois soulevées avant d’être battue en brèche : on l’a alors crue américaine (Amériques du Sud et centrale pour être précis, zones d’où proviendrait la plupart des plantes de ce type). A cela, certains auteurs récents rétorquèrent que cette plante « n’est pas originaire d’Amérique, puisqu’elle a été décrite par Dioscoride comme une variété de la jusquiame (sic ?) et l’on n’y peut méconnaître la noix de Methel dont les médecins arabes faisaient un stupéfiant très énergique et que Maïmonide considérait comme un des poisons les plus perfides »1. Le docteur Leclerc, rigoureux comme à son habitude, pèche ici par excès de confiance, sans compter qu’il fait la confusion entre datura stramoine et datura métel (de ce dernier, nous aurons l’occasion de reparler), ce à quoi Fournier vient remettre bon ordre : le datura stramoine est une plante inconnue de l’Antiquité et du Moyen-âge, ce que je crois également. Il n’est d’introduction que récente et pas plus ancienne que le XVIe siècle en Europe. Provenant du Mexique, le datura stramoine aurait tout d’abord accosté en Espagne vers 1577, avant de transiter en Italie et en Autriche par le biais des jardins botaniques, puis d’être mentionné pour la première fois en France en 1601. On a beau tortiller, les illustrations des daturas dans les œuvres de Fuchs (1543), Dodoens (1554) et Matthiole (1563) sont, certes, des daturas, mais plus semblables au métel qu’au stramoine. Dans le Hortis eystettensis de Basilius Besler daté de 1620, l’on voit deux daturas cette fois : le métel, auquel il est donné le nom de stramonia et la stramoine à laquelle on a accordé le curieux nom de datura turcorum. En tous les cas, les daturas que l’on voit dans les livres datant d’avant 1600 ne sont pas du type stramoine, plante caractérisée par un feuillage denté que ne possède pas le métel, ou alors très faiblement. Pourtant, de très fort signaux en provenance de l’Inde semblent accréditer l’origine asiatique du dhattûra qu’en sanskrit l’on écrit धत्तूर. Sa présence semble si étroitement mêlée au sous-continent indien que de nombreux synonymes lui sont associés depuis des temps d’apparence immémoriale : dévaki, par exemple, de même que tîkshnakanta, faisant tous les deux référence au caractère épineux du fruit de ce datura, qui en porte bien d’autres parmi lesquels dhûrta (« trompeur »), kitava (« joueur »), unmatta (« ivre, fou »), unmattaka, madanaka, mohana (« qui fait devenir fou »), tout cela soulignant que cette plante qui altère la mémoire est unanimement reconnue dans diverses traditions comme celle qui rend fou, « employée quelquefois comme un moyen magique par les voleurs et autres coquins pour priver leurs victimes de tout pouvoir de leur résister », aux dires de Joachim Otto Voigt (1798-1843). L’on en donnait encore à d’autres pour s’amuser des pitreries qu’ils étaient susceptibles de commettre sous son emprise, « parce que ceux qui en mangent perdent la tête ; il leur vient une grande envie de rire et d’être généreux, en permettant que tout le monde les pille »2. François Boissier de Sauvages (1701-1767) « raconte qu’une bande de voleurs se servait de l’infusion des mêmes semences dans du vin, pour enivrer les voyageurs et les détrousser. Ce poison causait d’abord un prompt sommeil ; mais, lorsqu’on se réveillait, on était fou, insensé ; on se livrait à mille extravagances ; on ne parlait point ordinairement, mais on témoignait ses désirs par des gestes. Le malade n’éprouvait ni cardialgie, ni nausées : occupé de ses folies, il errait pendant plusieurs jours, et reprenait enfin l’usage de la raison ; mais il était faible, il ne pouvait marcher, et il était inhabile à l’acte vénérien »3.

A ces aigrefins qui détroussent font suite les femmes à qui l’on retroussait… les jupes !, cette plante n’étant pas connue comme étant que celle des voleurs, mais aussi celle des violeurs ! Cette pratique ne fut pas seulement circonscrite qu’à l’Inde comme nous le rappelle Cazin : « On brûla à Aix une vieille femme qui, au moyen des semences de stramoine, avait troublé la raison de plusieurs demoiselles de bonne famille, et profité de leur délire pour les livrer à des libertins. On a même rapporté que des jeunes filles furent aussi rendues mères à leur insu »4. Mais ce à quoi le datura reste le plus attaché, c’est à la pratique de l’entôlage, c’est-à-dire celle par laquelle courtisanes, femmes de mauvaise vie et autres prostituées endorment puis dévalisent leurs clients, quand il ne s’agit pas d’en réduire les exigences en les détournant de leurs ardeurs sexuelles tout en les délestant des gains sonnants et trébuchants qu’ils portent sur leur personne. Cette « astuce » était employée de même dans les harems de Turquie, pour distraire les maris de leurs femmes en les endormant, au sens propre comme au figuré ! Quant aux futures veuves, désireuses de se trouver un nouveau mari plus compatible avec leurs humeurs, elles expédiaient l’actuel dans l’autre monde en lui faisant avaler, d’une façon ou d’une autre, du datura. « Ce poison est malheureusement parvenu dans nos contrées, et il a inondé, il y a quelques temps, la France, l’Allemagne et toute l’Europe d’endormeurs […]. Bientôt, il ne fut plus sûr de voyager sur les grands chemins, parce qu’on était empoisonné avec la plus grande facilité »5. En effet, la bande dite des endormeurs s’attaquait aux promeneurs parisiens, troublait leur sens en leur offrant une pincée de tabac dans laquelle se dissimulait un peu de stramoine dont les vertus anesthésiantes lui firent grandement mériter son surnom d’endormeuse ! De la même façon, on arrêta en 1775 du côté de Montpellier, une bande de voleurs qui faisaient ingérer à leurs victimes une décoction de capsules de datura traîtreusement mélangée à du vin. D’autres encore incorporaient l’esprit distillé de semences de stramoine au café ou à la bière. Il n’en est pas autrement aujourd’hui encore où de telles bandes sévissent, notamment en Colombie. La drogue des zombies au Bénin est utilisée pour les mêmes sombres fins, le datura confinant à l’amnésie et à l’abrutissement par abolition de la volonté et de la mémoire : « le zombi fait ce qu’on lui demande de faire et sera donc, dans la plantation de canne, un ouvrier docile aisément manipulable. Comme il ne sait plus ni qui il est, ni d’où il vient, ni où il va, il n’a aucune velléité de s’enfuir. Archétype d’une main d’œuvre fiable qu’il ne sera pas même nécessaire de rétribuer »6.

Tout cela nous a fait accoster en bien des rivages, lesquels ont imprimé leur marque dans le datura dont le nom même serait d’origine portugaise, découlant lui-même de l’arabe tatôrah (de tat, « piquer »). Mais les sens de stramoine/stramonium nous renvoient, parce qu’obscurs et discutés, à notre incapacité à bien distinguer le datura stramoine du métel dans les textes anciens, sauf quand cette différence est expressément signalée, comme c’est le cas dans l’œuvre de Jean-Baptiste Porta, qui signale l’action délétère des « noix méthelles » sur les chiens, en plus que d’en énoncer la capacité endormante à l’instar du pavot, de la jusquiame ou de la mandragore encore, « car elle est douée de cette propriété qui consiste à susciter le sommeil, à rendre les membres stupides et hébétés, et à causer de la pesanteur au cerveau »7. Mais nous parlons là du métel, non de la stramoine8, même si elle n’en fait pas néanmoins devenir folle elle aussi9. Sur ce constat, l’on ne peut imputer au seul datura les méfaits commis dans toute l’Europe, même en des temps forts reculés. Par exemple, est-il raisonnable d’imaginer que la stramoine ait fait partie de l’arsenal thérapeutique de l’Antiquité gréco-romaine ? Ne disposait-on pas alors d’autres plantes aux activités similaires ? Par exemple, n’est-ce pas plutôt la belladone qui se cache derrière le dorycnion de Nicandre de Colophon, celui-là même dont parlait Pline en ces termes : « C’est là la plante vénéneuse que les auteurs les plus loyaux ont appelée sans détour doryculon, nom qui vient de ce qu’on empoisonnait les armes avec cette plante, qui croît partout ; d’autres, avec moins de franchise, l’ont surnommée manicon (qui cause la folie) ; ceux qui en dissimulaient criminellement les propriétés lui donnaient le nom d’erythron, de neucas, de perisso. On ne doit entrer dans ces détails que pour mettre les gens sur leurs gardes »10. De même, la traduction du mot thruon en stramoine par le traducteur des Argonautiques orphiques ne relève-t-elle pas d’une erreur ? Des épisodes circonscrits à cette période de l’histoire ne manquent pas, pour lesquels on peut croire que le datura stramoine a joué le premier rôle. Par exemple, on a laissé entendre que les armées de Marc-Antoine et de Cléopâtre furent défaites à la bataille d’Actium en 31 avant J.-C., par influence des effets toxiques d’une plante proche du datura et dont on peut se demander ce qu’elle vient faire là. Mais l’imprécision des comptes-rendus de cette bataille, forcément rédigés selon le point de vue du vainqueur, rend difficile la restitution concise des raisons qui poussèrent Marc-Antoine à la défaite, dont les armées étaient déjà diminuées par la chaleur, la fatigue et les épidémies dont la malaria. Pareille mésaventure semble avoir eu lieu durant l’un des nombreux épisodes guerriers opposant les Romains aux Parthes : à l’une de ces occasions, les Romains, victimes de la faim, se jetèrent sur tout ce qu’ils purent trouver, dévorant en dernière extrémité des plantes du genre datura, ce qui eut pour conséquence fâcheuse de les rendre fous. L’histoire moderne peut se targuer de posséder des chroniques identiques : « La plante de James-Town, qui ressemble à la pomme épineuse du Pérou, et qui est la même plante, si je ne me trompe, passe pour une des plus rafraîchissantes qu’il y ait au monde. Quelques-uns des soldats qu’on avait envoyés à James-Town [en 1676], pour y pacifier les troubles de Bacon, s’avisèrent d’en cueillir de fort jeunes, pour se faire de la salade bouillie. L’effet qu’elle produisit fut assez plaisant ; ils devinrent tous imbéciles plusieurs jours de suite : l’un soufflait une plume en l’air ; l’autre jetait de la paille contre cette plume avec beaucoup de furie ; un troisième se tapissait dans un coin, tout nu, et faisait des grimaces comme un singe ; un quatrième donnait des baisers à ses camarades, les caressait, leur tirait le nez et faisait mille postures plus grotesques que celles d’un bouffon. On les enferma durant cette frénésie, de peur qu’ils ne se tuassent les uns les autres : quoi que toutes leurs actions parussent innocentes et qu’il n’y eut point de malice. Il est vrai qu’ils n’étaient guère propres, et qu’ils n’auraient pas manqué de se rouler dans leurs excréments, si on ne les en avait empêchés. Quoi qu’il en soit, après avoir fait mille singeries de cette nature, au bout d’onze jours ils retournèrent dans leur premier état, sans avoir le moindre souvenir de ce qui s’était passé »11. Et c’est sans doute mieux ainsi ^.^

Bien auparavant, en Grèce, une hypothèse veut que la ciguë absorbée par Socrate ait été additionnée de pavot ou encore de stramoine, si l’on en juge la description de la mort de Socrate faite par Platon dans le Phédon. En effet, vu le calme légendaire de Socrate au moment de sa mort, on s’est autorisé à imaginer que le datura a pu jouer un rôle d’analgésique et d’antispasmodique dont les vertus auraient effacé l’angoisse, limité les spasmes et réduit les souffrances viscérales. Dans le même genre, on a avancé que la pythie de Delphes ne prophétisait jamais sans s’être pris dans les narines de la fumée de jusquiame ou de datura. Qu’importe, après tout, la précision, n’est-ce pas ?, puisque ce qui intéresse, ça n’est pas tant la véracité du propos que l’effet constaté de ces deux plantes indépendamment d’un anachronisme. Mais cela me semble aussi faux que de prétendre que Circé transforma les compagnons d’Ulysse en pourceaux à l’aide de la jusquiame : l’identité de la plante n’étant pas communiquée dans l’Odyssée par Homère, on peut toujours courir. De plus, comme tous les daturas proviennent d’Amérique, on comprend mal comment l’un d’entre eux aurait pu se retrouver en possession de la pythie ou de Circé. Et le même problème se pose pour l’époque plus tardive du Moyen-âge : bien que surnommée herbe aux sorciers, il est tout à fait probable que la stramoine n’ait jamais joué le rôle qui incomba à la belladone ou à la jusquiame, plantes sorcières, « lointain souvenir des philtres et onguents qu’à la suite des chamans, nos sorcières préparaient pour voyager vers un sabbat, fruit de leurs hallucinations génésiques »12. De cette approximation découlent bien des absurdités parmi lesquelles j’ai retenu celles-ci : « Les vierges initiées au sabbat étaient ointes d’un mélange de stramoine et de cantharide […]. Quant aux loups-garous, ils ne devaient leur existence qu’à un onguent dont les sorciers s’enduisaient le corps et qui contenait selon toute vraisemblance du datura ». Pff. Quelle rigolade. Tout à l’inverse, je me réserve le droit de partager l’opinion de Fournier sur ce point : « Le rôle que lui attribuèrent divers auteurs dans les épidémies de sorcellerie et sa prétendue propagation par les Tziganes sont de purs romans »13.

On a fait du datura de folles choses mais on en a également dites, au mépris de la plus parfaite exactitude, sans doute parce qu’on a « reconnu » dans les anciens textes les effets dont on a appris que cette plante était susceptible d’en provoquer autant. Mais n’existe-t-il qu’une seule plante stupéfiante pour tomber dans un tel piège ? Il semblerait, tant le datura est capable de faire miroiter plus que des mirages pour qui s’entiche à croire aux sornettes qui prennent l’allure de la réalité. Il suffit donc, passons à la suite ! Allons faire un tour au Mexique, où le datura stramoine est très présent. Commençons tout d’abord par balayer de la main l’assertion qui veut que sa semence soit incorporée au sein de l’ololiuqui, mélange végétal aux vertus enthéogènes provenant de plantes de la famille des Convolvulacées, autrement dit sans rapport avec notre propos. Mais il n’empêche pas que le datura ait tenu au Mexique, ainsi que dans le sud-ouest des États-Unis, des rôles tant médicaux qu’hallucinogènes. Par exemple, les Incas pratiquaient la trépanation après avoir préalablement insensibilisé les patients grâce aux effets anesthésiques du datura, à l’égal de la coca. Dans de nombreuses tribus, le datura était la plante rituelle grâce à laquelle, par le biais d’une cérémonie initiatique, l’impétrant le plus souvent pubère, était rendu à une vie nouvelle tout en se défaisant de l’ancienne. Enfin, la puissance du datura était telle qu’au Mexique cette plante avait la réputation de faire fuir les mauvais esprits, et les voleurs plus que d’en favoriser les larcins !, ce qu’elle partage avec les usages européens qu’on a fait d’elle, les occultistes lui reconnaissant encore maints pouvoirs : procurer une ébriété lucide, favoriser la « métamorphose » animale, faciliter le voyage astral (avec du galbanum) et la voyance (à l’aide d’un encens ainsi composé : oliban 20, verveine 10, feuilles de datura, de belladone et de jusquiame 5 de chaque), provoquer le délire extatique et prophétique (furor), stimuler l’enthousiasme et l’imagination, etc. « Le charme le moins dangereux que j’ai trouvé est pourtant celui qui consiste, pour l’homme ou pour la femme souffrant d’insomnies, à glisser au matin sept feuilles de datura dans chacune de ses chaussures et à marcher tout le jour. Le soir venu, il faut ranger les souliers sous le lit, la pointe dirigée vers le mur le plus proche. On est alors assuré de dormir ‘comme un ange’ jusqu’au matin… »14. Précisons avec utilité qu’on peut parvenir à un tel résultat sans datura bien sûr, et que si l’on souhaite se prêter à l’expérience, il est préférable que les pieds soient au préalable indemnes de toute blessure ou simple égratignure. Si quelque crainte vous assaillait, préférez à la stramoine des feuilles d’armoise vulgaire et/ou de sauge officinale. Vous marcherez à l’aise, mais il n’est pas dit que vous dormirez tout autant ^.^

Au XVIIIe siècle, lumières oblige, les ténébreuses sorcières furent écartées de la scène, mais cela n’empêcha pas au datura de tomber dans le giron de personnages peu recommandables comme nous l’avons pu voir. Malgré ce climat particulièrement peu propice à la confiance, Anton von Störck (1731-1803), médecin autrichien, fut très certainement le premier Européen à user médicalement du datura stramoine dès 1762. « Se basant sur la propriété qu’a la stramoine de perturber les facultés de l’âme, il se demanda si elle ne pourrait pas remettre dans l’état sain l’esprit de ceux qui l’ont altéré par le trouble même qu’elle porte dans le cerveau »15. « Mais notre médecine, consigna Desbois de Rochefort fin XVIIIe, on ne peut pas plus réservée à l’égard des substances vénéneuses, l’a très peu employé, et dans ce peu, n’en a pas obtenu les effets qu’avaient annoncés M. Störck » l’intrépide16. En ce temps, on préférait ornementer les appartements des riches bourgeois de daturas en pots quitte à ce que les maîtresses de maison tombassent dans les vapes !

Le datura est une solanacée qui, bien qu’annuelle, peut se dresser à près d’un mètre de hauteur au plus fort de son développement (parfois bien davantage – 150 cm –, mais il s’agit là de performances exceptionnelles), qui dépend essentiellement de son lieu de vie : en effet, lui conviennent les sols perturbés riches en nitrates et en azote, ce qu’elle trouve sur les friches industrielles par exemple, à l’abord des décharges où elle est certaine de dénicher des terrains enrichis de détritus animaux et humains, les terrains vagues, à proximité des villages, à la périphérie des cultures. En ce moment, j’en croise un pied situé en bordure d’un champ de maïs, noyé dans une masse d’amarantes. Cette espèce dite anthropophile s’épanouit encore sur les éboulis, le long des axes de communication, les jardins et autres lieux redevenus sauvages : quoi de mieux pour cette farouche solanacée qui ensauvage celui qui en abuserait ! Elle se complaît également sur remblais, jachères et autres lieux incultes, mots à la charge négative évidente puisqu’ils impliquent l’abandon, la déliquescence, la mort.

Elle a ensuite tendance à disparaître des milieux qu’elle peuple lorsque d’autres plantes viennent la concurrencer. Mais qu’à cela ne tienne : non seulement le datura est productif de ses graines (on en compte environ quatre centaines par « pomme épineuse »), mais chacune d’elle possède une capacité germinative qui dépasse l’entendement : un siècle. Imaginez un peu : peut-être que le datura qui pousse ici ou là est issu d’une graine formée au crépuscule de la Première Guerre mondiale ! Alors, elle peut voir venir. Si elle disparaît, ça n’est jamais que pour revenir, de façon certes hiératique (en apparence). Je ne dispose pas de données bio-indicatrices la concernant, hormis les quelques bricoles que j’aie pu dire jusque-là, mais il serait intéressant de se pencher sur le cas de cette néophyte intégrée depuis déjà quatre siècles sur notre territoire.

La tige herbacée du datura stramoine, d’apparence ligneuse à la base chez les plus forts sujets, est particulièrement robuste bien qu’étant creuse. Elle se compose de rameaux dichotomes formant des Y, lesquels portent de larges feuilles ovales-anguleuses, alternes, pétiolées, d’un beau vert foncé uniforme, irrégulièrement dentées mais non piquantes. Quand survient la floraison, c’est-à-dire dès le mois de juin (elle se poursuit sans discontinuer jusqu’en septembre), émergent à l’aisselle des feuilles et à la bifurcation des rameaux de grandes fleurs pédonculées, trompettes tout d’abord plissées comme peut l’être une jupe du même nom, grandes structures florales de 6 à 10 cm de longueur, présentant un calice tubulaire à cinq dents (parfois six) s’épanouissant de préférence le soir et se refermant lorsque le temps se gâte. Puis naissent des fruits de la taille d’un œuf de pigeon (5 cm), capsules à quatre valves arrondies et hérissées de pointes acérées et piquantes. Chacune de ces « pommes » recèle de nombreuses semences grisâtres ou noirâtres, réniformes et comprimées, chagrinées en surface, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont tristes, bien que la plante peut incliner à ce sentiment si on se laisse happer par des signaux par trop déroutants, mais qui ne sont pas autre chose que ce qu’ils sont, commandant de manier cette plante avec une précision d’horloger.

Le datura stramoine en phytothérapie

« Il y a des moyens, Madame. Ce qui nourrit notre être, c’est ce repos qui justement lui manque. Pour qu’il le trouve, il y a bien des simples, dont le pouvoir fait s’endormir la douleur. » Ainsi s’adresse le médecin à Cordélia dans Le Roi Lear de Shakespeare (Acte IV, scène V). Nul besoin de patienter après la pomme épineuse du Pérou – dont John Gerard (1545-1612) indiquait avoir propagé les graines dans le sud de l’Angleterre à la fin du XVIe siècle –, pour être au fait des drogues endormantes, même s’il est vrai que les raisons qui menèrent Gerard à user de cette plante s’ancrent aisément dans le siècle du barde d’Avon.

En quoi les racines, les feuilles et les semences de cette plante peuvent-elles bien justifier leur activité ? D’aucuns dirent que l’odeur fétide qui se dégage de cette plante, sa saveur âcre et amère, étaient façon de démontrer l’héroïque statut de cette plante qu’on plaça sans difficulté aucune en immédiate promiscuité avec la belladone.

Les apothicaires d’autrefois, les chimistes aussi, voulurent bien évoquer l’existence d’un alcaloïde végétal du nom de daturine. Mais il s’est avéré que cela n’était finalement pas autre chose que de l’hyoscyamine, alcaloïde relatif à la jusquiame, autre cousine du datura, qui, sous l’effet de la chaleur se dédouble en atropine et scopolamine, ce qui maintient fort bien le datura dans le giron de la belladone et le rapproche de cette quatrième solanacée qu’est la mandragore.

On accorde à la scopolamine un caractère sédatif moins toxique que l’excitante atropine à laquelle est généralement lié un plus haut pouvoir toxique, bien que la première des deux, plus lipophile, peut se glisser au sein même du système nerveux, ce qui la rend tragiquement redoutable si jamais elle est mal employée.

L’hyoscyamine, alcaloïde tropanique, est accompagnée de l’hyoscine, et à elles deux représentent environ 0,20 à 0,50 % de la masse de la plante sèche. Cela peut paraître insignifiant, mais c’est assez pour déclencher des effets redoutés et redoutables, puisqu’en thérapeutique, les doses efficaces du datura frôlent l’intolérance. Mais sur ce point on s’est perdu en conjecture, l’activité réelle de cette plante ayant occasionné bien des questions : les semences sont-elles plus toxiques que les feuilles ? En quoi le datura est-il comparable aux belladone et jusquiame ? Etc. Mais c’était bien naturel : quoi de plus normal, en effet, que de dresser le portrait d’une plante encore peu connue grâce aux informations relatives à d’autres plantes dont on maîtrise mieux l’emploi et auxquelles elle ressemble plus ou moins ? Ainsi, on a pu dire que le datura agissait à la manière de la belladone, mais plus violemment encore, ce qui n’est qu’un indice, non une preuve générale et étendue de l’entièreté de ses actions thérapeutiques, elles-mêmes dépendantes essentiellement des doses, et encore il apparaît qu’elles ne sont pas l’unique facteur à considérer. Cazin remarqua que les différences d’activité d’un datura à l’autre s’expliquaient par le climat (induisant, en partie, le chémotype futur) et par « certaines causes inexplicables, et qu’il faut se contenter d’admettre comme démontrées par l’expérience »17, et dont plusieurs ont été depuis élucidées : par exemple, plus la plante approche de l’ultime étape de son développement végétatif, et plus la teneur en alcaloïdes de la plante s’accroît.

Après ce long développement, permettons-nous encore d’ajouter quelques menues choses à la liste des ingrédients comme, par exemple, du tanin (5 à 10 %), de la gomme, des matières grasses, divers sels minéraux (silice, potassium, calcium, etc.), des acides (malique, atropique), des flavonoïdes, des coumarines et, enfin, des substances sans doute connues des amateurs d’ashwagandha, les withanolides, stéroïdes naturels.

L’analyse des semences a aussi permis d’y déceler une huile grasse (15 à 30 %) et un ferment coagulant.

Propriétés thérapeutiques

  • Sédatif du système nerveux
  • Antispasmodique intestinal, décontractant des muscles lisses du tube digestif, régularisateur des sécrétions digestives, modérateur des sécrétions salivaires, antidiarrhéique
  • Anti-asthmatique, décontractant des muscles lisses des parois bronchiques, dilatateur et amplificateur bronchique, sternutatoire
  • Antinévralgique, analgésique, anodin, anesthésiant, antirhumatismal
  • Accélérateur du rythme cardiaque
  • Sudorifique
  • Anaphrodisiaque (peut, tout au contraire, provoquer un éréthisme génital confinant au priapisme chez l’homme et à la nymphomanie chez la femme)
  • Décontractant des muscles lisses de la vessie

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : asthme, toux, toux nerveuse, coqueluche, catarrhe pulmonaire chronique, oppression d’origine nerveuse, dyspnée des tuberculeux, spasmes laryngés
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme chronique, rhumatisme articulaire, rhumatisme inter-articulaire aigu, rhumatisme synovial, névralgie (sciatique, sciatique chronique), maladie de Parkinson, tic, bégaiement, spasmes musculaires douloureux, crampe, certaines paralysies, goutte
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : colique néphrétique, ischurie spasmodique, incontinence urinaire nocturne
  • Troubles du système nerveux : épilepsie, convulsion, chorée, hystérie, manie, folie, mélancolie, vésanie, delirium tremens, délire violent, troubles du sommeil avec terreur nocturne, colère, irritabilité, anxiété, agitation
  • Troubles de la sphère gynécologique : accidents spasmodiques des organes génitaux, dysménorrhée, nymphomanie, douleur en cas de cancer de l’utérus
  • Troubles oculaires : ophtalmie, douleur oculaire, photophobie, céphalalgie sus-orbitale
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : flux de ventre, dysenterie, gastralgie, crise hépatique, spasmes œsophagiens
  • Affections cutanées : ulcère (y compris cancéreux), brûlure (par le feu, l’eau, le plomb fondu, la poudre d’arme à feu), échaudure, apostume, chancre, panaris, dartre, démangeaison cutanée
  • Douleurs d’origines variées : céphalalgie, douleur gravative de la tête, migraine invétérée, douleurs dentaires et gingivales, engorgement laiteux douloureux, hémorroïdes, orchite, ascite, cancer, angor, douleur du plexus (c’est-à-dire toutes affections non inflammatoires pour lesquelles la morphine demeure inopérante)
  • Fièvre délirante et/ou agitée

Modes d’emploi (à titre informatif)

  • Infusion de feuilles sèches.
  • Décoction de feuilles fraîches pour lotion, fomentation, bain, cataplasme.
  • Poudre de feuilles (à hauteur de 0,05 g à 0,20 g par prise).
  • Teinture alcoolique de feuilles fraîches ou sèches, de semences (5 à 30 gouttes par prise).
  • Suc frais.
  • Extrait alcoolique de semences (1 à 5 cg par prise).
  • Macération vineuse de semences concassées.
  • Cataplasme de feuilles fraîches.
  • Pommade de feuilles fraîches avec de la cire et de l’axonge.
  • Fumigation de feuilles sèches (sous forme d’encens), inhalation (cigarette ou pipe de datura). La fumée produite s’avère aussi efficace pour écarter les moustiques.

Note : l’homéopathie emploie une teinture obtenue à l’aide des semences mûres et de la plante au tout début de sa floraison. C’est la préparation la plus à même de ne pas risquer des troubles toxiques, puisqu’elle n’autorise l’usage que de très faibles quantités, de même que celles qui sont mentionnées ci-dessus. Autrefois, la thérapeutique du datura respectait scrupuleusement d’infimes dosages. S’ils devaient être accrus, cela ne l’était que de manière progressive, très souvent en administrant le remède pendant trois jours avant de ménager une pause de durée équivalente. Généralement, les praticiens observaient les premiers signes d’intoxication (mydriase, sécheresse buccale légère, troubles vasomoteurs, diarrhée…) avant d’interrompre le traitement.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les feuilles peuvent se cueillir dès l’été, à raison de trois à quatre prélèvements successifs, les semences en début d’automne. Il suffit de couper les pommes et de les laisser sécher sur du papier jusqu’à ce qu’elles libèrent leurs graines. Le séchage de la plante en supprime et l’odeur et la saveur, mais en conserve parfaitement intactes toutes les propriétés. Concernant le datura, il ne faut donc pas faire l’erreur de croire que la dessiccation aurait pour effet d’amoindrir les vertus héroïques de cette vénéneuse beauté. De toute façon, le datura, réglementé dans de nombreux pays, ne saurait être employé indépendamment d’un contrôle médical.
  • Toxicité : elle concerne l’intégralité de la plante, ses feuilles, ses tiges, ses racines, ses capsules et encore ses graines. L’on a longtemps pinaillé pour savoir laquelle de toutes présentait la toxicité la plus élevée, mais on s’est finalement buté à un obstacle, de la même manière qu’on n’a pas réussi à établir la toxicité relative du datura par rapport à celles de la jusquiame ou bien de la belladone. Tout ce dont on est certain, c’est que la toxicité dépend de la dose administré et de sa chronicité. Certain ? Pas sûr. Cazin affirmait le contraire : « Il est difficile de préciser la dose à laquelle la stramoine peut produire l’empoisonnement »18. On peut donc gloser longtemps sur la question des centigrammes d’extrait ou des grammes de plante sèche à même de déterminer tels ou tels effets, ce qui serait parfaitement inutile « car il ne faut jamais perdre de vue l’effet relatif des stupéfiants »19 sur l’idiosyncrasie personnelle, quand ça n’est pas tout bonnement l’impréparation des remèdes à base de datura. Il apparaît également que la vétusté de la matière médicale peut être mise en cause. L’ensemble de ces facteurs (et d’autres que nous n’avons pas mentionnés) concourent donc à une inégalité de l’efficacité thérapeutique du datura selon les cas, subséquemment à une toxicité qui peut s’avérer aléatoire, bien qu’on puisse la segmenter en légère, moyenne et accentuée. Voici, tout d’abord, dressé par Joseph Roques, un portrait général de l’action du datura en cas d’intoxication : « Chez les uns, elle produit une sorte d’ivresse, un délire extatique, un sommeil profond, la paralysie, le froid des extrémités, des faiblesses, des lipothymies, etc. ; d’autres éprouvent, par l’influence de ce poison, une anxiété douloureuse dans la région de l’estomac, une chaleur brûlante, la dilatation des pupilles, des spasmes musculaires, et quelquefois une surexcitation qui va jusqu’à la fureur »20. Étonnamment, dans un cas on se dirige vers le froid, dans l’autre vers le chaud. Est-ce possible que la représentation scopolamine/atropine en soit à l’origine ? Le cas que Roques décrit dans un autre passage de la Phytographie médicale relève de ce second volet d’action : « Un homme âgé de vingt-huit ans, auparavant sain d’esprit et de corps, prend une forte dose d’un breuvage préparé avec les semences de stramoine. Il s’éveille en sursaut au milieu de la nuit, tient les propos les plus insensés, menace sa femme, ses enfants, demande des armes, s’agite comme un furieux, entonne des cantiques mêlés de chansons impies, et passe plusieurs jours dans un état complet de démence. On appelle des prêtres, des médecins, rien ne peut le calmer ; plusieurs domestiques et plusieurs soldats vigoureux peuvent à peine le contenir »21. L’on constate donc qu’à côté de la stupeur et de l’aphonie, l’intoxiqué se comporte non pas avec mollesse, résignation et hébétude, mais, tout au contraire, par une sorte de vertigineuse extravagance compulsive. Aux rêves fantastiques que l’on a en dormant peuvent faire suite des hallucinations dites réelles, dans le sens où rien ne les distingue de la réalité, durant la journée, accompagnées des pleurs ou du rire de l’intoxiqué. Puis la paralysie du système nerveux central fait son œuvre, les alcaloïdes du datura agissant sur les neurotransmetteurs régulant le traitement de l’information dans le cerveau (d’où les oublis totaux dont nous avons déjà parlés). Enfin, dans le pire des cas, cette intoxication peut s’achever par le décès, le datura étant capable d’induire une insensibilité quasi totale menant à une mort indolore. Dans le cas où l’intoxiqué en réchapperait, les symptômes se dissipent mais pas toujours, d’autres persistant pendant des mois, voire des années.
  • Attention à la plante mise au contact direct de la peau : si le derme est blessé, la peau mise à nu peut être un vecteur d’intoxication, l’agressivité de la plante pouvant se communiquer à la zone que son application sous forme de cataplasme est censée soulager.
  • Autres espèces : – Le datura métel (Datura meteloides) : cette plante pluriannuelle n’existe pas sous sa forme sauvage, on dit que c’est un cultigène, ce qui embarrasse les recherches de ses origines. Même si, comme nous l’avons mentionné, de fortes preuves semblent pouvoir attester son origine asiatique, il n’en demeure pas moins que depuis une trentaine d’années l’on sait que tous les daturas proviennent du Nouveau Monde. En ce qui concerne le datura métel, la localisation de son aire d’origine à l’Inde ne représente qu’une étape de ses pérégrinations. Ce pays, après que des semences y aient transité d’Amérique en Asie du Sud on ne sait trop comment, a été considéré comme le fief natal du datura métel par les Anciens, croyance ayant si longtemps perduré, qu’on en trouvait trace encore dans l’œuvre même de Linné qui le donnait comme asiatique et africain. A sa suite, l’influence linnéenne fut telle que cette assertion peut encore se lire dans des ouvrages contemporains. Fétide comme la stramoine, le métel n’en reste pas moins narcotique qu’elle. – Le datura cruel (Datura ferox) : probablement originaire d’Amérique centrale (Mexique ?), cette plante est une autre représentante stupéfiante du clan des daturas. Il entretient beaucoup de points communs avec stramoine et métel. – Le datura bleu (Datura stramonium var. tatula) : sous-espèce de la stramoine, ce datura porte des tiges violacées et des fleurs blanches au cœur pourpre, coloris qui peut parfois se déployer à l’ensemble de la corolle. Datura stramoine, métel et cruel sont tous trois présents en France.

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  1. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 306.
  2. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 121.
  3. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 1, p. 450.
  4. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes indigènes, p. 920.
  5. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 238.
  6. Jean-Marie Pelt, Carnets de voyage d’un botaniste, pp. 164-165.
  7. Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, pp. 55-56.
  8. Si stramoine est synonyme de datura stramoine, il ne saurait être celui de tous les autres daturas, y compris le métel !
  9. On expliquerait le mot stramoine par l’union des deux mots grecs suivants : strychnos, qui veut dire « morelle » et manikos « fou ».
  10. Pline, Histoire naturelle, XXI.
  11. Robert Beverly, Histoire de l’état de Virginie, pp. 197-198.
  12. Claudine Brelet, Médecines du monde, pp. 107-108.
  13. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 910.
  14. Michel Lis, Miscellanées illustrées des plantes et des fleurs, p. 55.
  15. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, pp. 306-307.
  16. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 242.
  17. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 918.
  18. Ibidem, p. 919.
  19. Ibidem.
  20. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 1, pp. 453-454.
  21. Ibidem, p. 449.

© Books of Dante – 2021