Le tremble (Populus tremula)

Synonymes : peuplier tremble, tremble d’Europe.

A-t-on dénigré le tremble autrefois ? A-t-on daubé à son sujet ? Pour s’en assurer, il faudrait disposer de sources anciennes. Or, on n’en a pas (1), du moins pas avant l’époque d’Hildegarde de Bingen, dont la localisation non loin du Rhin explique qu’elle ait été mise au contact de cet arbre qui apprécie beaucoup les terrains humides à la condition qu’ils soient bien drainés, parce que c’est vrai qu’il n’est pas si hygrophile que le peuplier blanc et, plus encore, le peuplier noir. Il y a, tout au contraire, de la chaleur dans le tremble, aussi étonnant que cela puisse paraître. Hildegarde ne dit-elle pas que « le tremble est chaud [et qu’]il est image de l’excès » ? (2). Pour affirmer cela, elle dût sans doute s’en remettre à la vertu sudorifique de ses feuilles, mais également au fait que le tremble réchauffe l’estomac refroidit. Un observateur averti aura constaté que le tremble, puisqu’il n’aime pas l’ombre, est donc une espèce thermophile. Sans aller jusque là, l’on peut néanmoins affirmer que le tremble est un arbre de pleine lumière et qu’il apprécie rien moins que venir sur des terres calcinées et incendiées. Ce pionnier n’a donc pas froid aux yeux, comme on pourrait l’imaginer au prime abord. Pourtant… Pourtant, deux points de détail viennent en contradiction (il en faut toujours) à cette thèse : Hildegarde l’appelle Aspa (espe est son nom aujourd’hui en langue allemande), l’italien tremolo. Quel rapport, me direz-vous ? Eh bien, d’aspa dérive le mot bien connu, désignant un médicament également très célèbre, l’aspirine, dont on use en cas de fièvres et d’inflammations diverses. Aspa lutte donc ici contre « l’effet chaud ». Tremolo, passé en français sous une forme guère différente (trémolo) indique cette répétition très rapide d’un même son, dont le sens familier confine au mépris à peine voilé d’exaspération. Et le tremolo rappelle le latin tremula, explicite référence aux tremblements continuels qui agitent les feuilles du tremble au moindre soupçon de zéphyr. Le botaniste explique que c’est en raison du pétiole extrêmement souple et flexible de ses feuilles qui, parce qu’il est écrasé latéralement, bouge la feuille qu’il porte de droite à gauche, toujours et encore, dès que la plus petite brise en lèche le limbe. Mais nous, nous allons nous autoriser à rêver au-delà de ce seul aspect, parce que le botaniste, pas très drôle, n’est pas toujours un poète. Le tremble tremble-t-il parce qu’il a froid ? S’il est bleu, ça n’est pas de froid, mais de peur ; de peur, tant qu’il pourrait, s’il en avait, dresser ses cheveux sur sa tête. Mais il est pratiquement glabre dans toutes ses parties, s’il frissonne, il est bien incapable de hérisser cette pilosité qu’il n’a pas. Lui dont le bois fournit matière à fabrication d’allumettes serait incapable d’en craquer une en raison de la peur, cette frousse qui le fait frissonner ! Amusez-vous à allumer un feu les mains tremblantes !
Mais point n’est question de froid. De la peur d’avoir froid, à la rigueur. Mais, en premier lieu, il s’agit bien de peur. C’est le mauvais présage aussi, la crainte et la panique face à l’imminence d’un désastre, tout cela venant assaillir une victime sans qu’elle sache ni pourquoi, ni comment, parce que redoutable, surgissant de nulle part, inidentifiable dans son origine, mais prenant des formes changeantes, comme, chaque soir, le peut faire le croque-mitaine. On a cherché, de plusieurs manières, à expliquer les tremblements du tremble. Anne Osmont écrivait qu’il « est une autre espèce dont la feuille est sans cesse agitée et qu’on nomme le tremble pour cela. Le sens populaire ne s’est pas contenté de l’explication naturelle. Avide, dans la droiture de son jugement, d’unir sans cesse le visible à l’invisible, il attribua ce tremblement continuel à la vue d’un affreux spectacle. Le tremble a pâli et il a frémi parce que Judas s’est pendu à son ombre après son odieux forfait » (3). D’aucuns ont soutenu, en particulier dans les territoires anglo-saxons, que c’est tout bonnement de son bois qu’on tira la croix du supplice (entre le motif « Judas » et celui de la « croix christique », l’on constate, une fois de plus, qu’on n’a pas été à cours d’explications farfelues, ni d’inexactitudes, encore moins d’inepties). Le tremble frémit, non seulement face aux frimas, mais parce que c’est sa fonction et dans notre intérêt qu’il la signale à notre attention, sa signature pourrait-on oser. A ce sujet, le docteur Leclerc narre, dans son Précis de phytothérapie, une bien étonnante anecdote dans laquelle le tremble joue un rôle central. Prêtons une oreille attentive à ce qu’il dit : « J’ai relaté la curieuse et énigmatique observation d’une jeune fille qui fut guérie d’une impressionnante et opiniâtre chorée, après avoir, sur le conseil d’un guérisseur, pris chaque jour quatre verres d’une décoction de 10 pour 1000 de feuilles de tremble. » Nous n’exposerons pas dans le détail ce qu’est la chorée, il y faudrait plusieurs pages. Disons que cette affection est généralement caractérisée par des mouvements involontaires et désordonnés. Le choréique a donc, grosso modo, la bougeotte, la tremblote. A cela, le guérisseur dont parle Leclerc a-t-il opposé le tremble, dont il devait probablement connaître le caractère « dansant au moindre mouvement de brise » ? Ce que pense reconnaître Leclerc, qui poursuit : « S’agissait-il d’un phénomène de suggestion ? » C’est une hypothèse qui n’a rien de saugrenu. Nous verrons tout à l’heure pourquoi en invitant un autre docteur à se joindre à notre propos. En attendant, Leclerc propose une autre hypothèse, selon lui tout à fait admissible : « La malade avait, étant enfant, fait une crise sévère de rhumatisme articulaire aigu, dont le rôle est reconnu capital dans l’étiologie de la chorée : on peut donc se demander si elle ne devait pas sa guérison au salicylpopuloside dont l’apozème du guérisseur était le véhicule » (4). Oui, et aussi : est-il raisonnable d’exclure une hypothèse en raison de l’existence d’une autre qui apparaît plus plausible ? Pourquoi, au lieu d’écarter, ne pas favoriser un phénomène d’accrétion ? Hildegarde ne précisait-elle pas, sagement, que la sève issue du bois de tremble, est une substance qui permet de potentialiser l’action des « divers onguents que tu utilises et qui seront ainsi plus efficaces contre les maladies qui frappent l’homme à la tête, dans le dos, les reins, l’estomac et les autres membres, et qui apaiseront mieux les humeurs mauvaises » ? (5). Et, donc, justement, en parlant de suggestion… Ne peut-on pas imaginer que la jeune fille choréique qu’évoque Leclerc ait pu bénéficier de l’action « mécanique » du tremble, mais également de ce qu’avait décelé le docteur Bach à son endroit, et qu’il va falloir nécessairement aborder, c’est-à-dire cet impalpable et invisible influx subtile dont chaque végétal est pourvu ? Que dit Edward Bach à propos du tremble, aspen en anglais ? (bien évidemment proche de l’aspa d’Hildegarde et de l’espe qu’utilisent les Allemands à l’heure actuelle). Il explique que cet élixir « concerne les craintes vagues pour lesquelles il ne se peut donner aucune explication, aucune raison. Le patient peut cependant être terrifié par on ne sait quoi de terrible sur le point d’arriver. Ces vagues et inexplicables craintes peuvent hanter de nuit ou de jour. Ces malades craignent souvent de parler aux autres de leurs troubles » (6). Bach avait crée sept groupes d’émotion, on ne sera pas surpris de voir l’élixir Aspen porter l’étiquette de la peur. Ce groupe de la peur, en général, porte un regard assez ample sur un ensemble d’affections récurrentes qui touchent les sujets qui en sont les malheureuses victimes : on assiste, chez eux, à une diminution rapide ou, tout au contraire, très lente de la vitalité ; on observe des infections virales et bactériennes à caractère aigu (cystite, otite, angine, etc.), et donc, chose cadrant merveilleusement avec Aspen, des rhumatismes articulaires, eux aussi aigus. Aigus, oui, c’est-à-dire en pointe, de même que les feuilles du tremble qu’on dit, pour cela, acuminées. Ainsi, pour synthétiser notre propos, pouvons-nous dire qu’Aspen affronte la lame acérée de la peur et toutes les blessures qu’elle occasionne en se frayant un chemin au sein même des êtres dont elle fait ses proies. Portons maintenant une vision plus aiguisée sur les affections spécifiques au type Aspen : peurs diffuses et fréquentes, angoisse, timidité et trac, hypersensibilité, mélancolie, émotions pouvant engendrer des réveils nocturnes récurrents, une tendance migraineuse, des affections fébriles, une fatigue sexuelle ou encore des douleurs articulaires arthritiques et/ou rhumatismales. Le haut fait qu’on est en droit d’attendre de l’élixir floral Aspen, c’est sans aucun doute sa participation active à la cicatrisation tant du corps que de l’âme, conjointement. Ce qui me permet de revenir une dernière fois sur cette jeune fille choréique : la chorée, dans ses toutes premières manifestations, se distingue par une modification du caractère : l’on devient inquiet et émotif sans véritable raison apparente. La décoction de feuilles de tremble du guérisseur explique donc aisément son action tant sur les mouvements désordonnés de la chorée que sur l’état psychique et émotionnel de la malade, Aspen ayant uni en un même creuset, si l’on peut dire, tant la chorée que la peur, c’est-à-dire la part visible et la part invisible.

Très commun partout en Europe (sauf en ses fractions trop méridionales : il est absent du Portugal, de la Grèce, de la Bulgarie et d’une grande partie de l’Espagne et de l’Italie), on a cependant la sensation que le tremble est mal connu. Pourtant, on le rencontre facilement de la plaine à la haute montagne (on le voit parfois perché à plus de 2000 m d’altitude, bien qu’à ces hauteurs il soit frappé de nanisme) où il élit domicile au sein de stations humides et lumineuses : lisière de forêt (rarement à l’intérieur, toujours à son pourtour), prairie, clairière, bosquet (parfois formé du seul Populus tremula qui, pour ce faire, n’utilise pas énormément la reproduction par voie aérienne par le biais de la pollinisation, mais par voie souterraine : ses drageons traçants, qui se comportent comme ceux du peuplier blanc, l’autorisent à couvrir de larges espaces et d’établir des campements de type coloniaire).
Lisse et de couleur brun jaunâtre quand l’arbre est jeune, l’écorce du tremble se ternit en direction du gris crevassé avec l’âge. Tout comme celle de son cousin peuplier blanc, elle est marquée de traces qu’on dirait faites à l’aide de ces longs clous quadrangulaires qu’utilisaient les charpentiers autrefois. Peut-on y voir là les cicatrices des coups portés contre Aspen ? En réalité, ces lenticelles de forme losangique sont des por(t)es qui permettent d’assurer les échanges entre l’air environnant et le suber de l’arbre.
Avant toute chose, le tremble assure sa floraison tôt dans l’année, puisqu’elle peut intervenir dès la toute fin de l’hiver. Sur le même arbre, les petits chatons femelles côtoient les longs chatons mâles qui pendent dans le vide, formant par leur union des fruits à aigrette plumeuse. Puis viennent les feuilles, presque rondes, finement dentelées, qui, vieillissant, assure à l’arbre son argentement, frémissant avec un bruit de papier de soie que l’on déchire, mais douées de mémoire (7).
Compagnons des aulnes, des frênes, des saules et des peupliers blancs comme noirs, les trembles « fixent, consolident avec leurs racines les berges de terre meuble ou de sable, que le courant des eaux tend à ronger et à détruire. Tous ombragent les masses liquides, modèrent les vents qui les agitent et par cette double action diminuent l’évaporation qui se produit à leur surface » (8). Ainsi en est-il des fonctions écologiques du tremble, bien qu’elles dépassent aisément ces quelques constats.
Le tremble compense la brièveté de son existence, 80 à 100 ans tout au plus, par une croissance très rapide, ce qui en favorise davantage la culture pour son bois blanc crémeux, très homogène et doué d’une bonne résistance mécanique. On n’en a pas tiré le bois de la croix de Jésus (il n’est pas assez robuste pour cela), mais c’est un bois qu’on peut aisément mettre à profit pour la fabrication de caisses et d’emballages, de lambris et de placages, de même que pour l’élaboration de la pâte à papier.

Le tremble en phytothérapie

Éclipsé par ses cousins peupliers noir (Populus nigra) et blanc (Populus alba) dans les pratiques thérapeutiques européennes, le tremble apparaît le plus souvent – lorsqu’on daigne le citer – en quelques lignes, en toute fin d’une synthèse consacrée à l’un ou l’autre (voire les deux) peupliers nommés plus haut. Pourtant, l’on dit souvent que son action médicinale est à rapprocher du peuplier noir et dans une mesure moindre du saule argenté (Salix alba). D’ailleurs, regroupées par des caractéristiques botaniques communes, toutes ces espèces de Salicacées, jouissent de propriétés thérapeutiques proches les unes des autres.
La tradition thérapeutique propre au tremble a retenu que ses feuilles, contenant ces deux acides phénoliques que sont la salicine et la populine, s’emploient en phytothérapie, mais bien moins fréquemment que la seconde écorce de cet arbre malgré son amertume très marquée, et pour cause, elle contient aussi de la salicine, ainsi que de cette populine qui, tout au contraire, partage avec la réglisse ce petit goût édulcoré. Viennent ensuite des tanins (dont de la corticine), une matière gommeuse, de l’acide pectique, de l’acide benzoïque, divers sels minéraux dont du calcium et du potassium.
Il est à remarquer que les chatons du tremble sont parfois cités comme faisant partie de la matière médicale. Ils mériteraient sans doute des investigations plus poussées.

Propriétés thérapeutiques

  • Fébrifuge, hypothermisant
  • Anti-inflammatoire, antalgique
  • Antiseptique cutané, astringent, kératolytique
  • Tonique circulatoire
  • Antiscorbutique (?)
  • Expectorant

Note : les chatons sont donnés comme antiseptique de l’appareil urinaire et diurétique puissant.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : toux, bronchite
  • États de faiblesse, fièvre, accès de fièvre (en particulier chez l’arthritique), état grippal
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : prostatisme (chatons), lithiase rénale (chatons), infection de l’appareil urinaire
  • Troubles de la sphère circulatoire : hémorroïdes
  • Troubles locomoteurs : douleurs rhumatismales et arthritiques
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : colite, diarrhée
  • Affections cutanées : plaie infectée, plaie scorbutique et syphilitique

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles fraîches.
  • Décoction de chatons frais.
  • Décoction de seconde écorce fraîche.
  • Décoction concentrée de seconde écorce (pour usage externe).
  • Lessive de cendres de rameaux de tremble en fomentation, lavage, compresse.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : la seconde écorce se prélève sur de jeunes rameaux d’un à trois ans au tout début du printemps ; les feuilles, un peu plus tard, en mai et juin (remarquons qu’elles tolèrent la dessiccation).
  • Le tremble, de par les dérivés salicylés qu’il contient, devra être utilisé avec circonspection par les personnes qui sont allergiques à l’aspirine (ou s’en abstenir, tout bonnement, du moins par voie interne). Attention également en cas d’hémophilie, de menstruations trop abondantes en général, etc.
  • Autre espèce : le peuplier faux-tremble (Populus tremuloides). D’origine nord-américaine, il était autrefois usité comme vermifuge, et doit très certainement regorger de secrets et de valeurs thérapeutiques qui ne sont très probablement pas parvenues jusqu’à nos oreilles européennes.
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    1. Est-ce bien du tremble dont parle Dioscoride dans les lignes annexées au chapitre qui concerne le peuplier blanc ? En effet, dans le Livre I de la Materia medica, chapitre 92, l’on trouve les informations suivantes : « Les feuilles du tremble (appliquées avec du vinaigre) aident aux douleurs de la goutte. La résine qui se distille du tronc se met dans les emplâtres. L’on donne (avec utilité) la graine, pour la prendre en breuvage dans du vinaigre en cas de mal caduc (= épilepsie). »
    2. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 176.
    3. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 124.
    4. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, pp. 128-129.
    5. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 176.
    6. Edward Bach, La guérison par les fleurs, p. 92.
    7. Science & Vie, mars 2013, p. 57 : « Le tremble se souvient d’un coup de vent pendant presque une semaine ! […] Trente minutes après que la branche de l’arbre a été pliée, l’expression d’un gène, jusqu’alors inactif, se déclenche. Cependant, lorsque la torture se répète chaque jour, ce gène cesse de s’exprimer. Et il faut attendre entre cinq et sept jours de repos pour qu’il soit prêt à se déclencher à nouveau. Ce souvenir de la torsion subie permet à un arbre exposé au vent de s’habituer, en quelque sorte, à la sensation.
    8. Émile Cardot, Le manuel de l’arbre, p. 9.

© Books of Dante – 2020

L’écorce martelée du tremble.

L’yeuse (Quercus ilex)

L’yeuse. L’on pourrait dire la yeuse, non pas pour volontairement commettre une faute d’orthographe – l’élision de l’article défini « le » devant un mot débutant par une voyelle étant obligatoire – mais avant tout afin de montrer que l’yeuse est un arbre portant un nom femelle. Il est, avec l’hièble, de ces mots-plantes dont on hésite à déterminer le genre, le « l’ » n’y aidant pas. Mais l’hièble n’est pas l’yeuse. L’hièble, ou encore sureau en herbe, n’est pas un arbre, mais elle est au « grand » sureau noir ce que l’yeuse est aux chênes, pédonculés et rouvres entre autres. C’est-à-dire une créature bien plus humble, montrant que la plante femelle devrait nécessairement prendre abri à l’ombre de ces géants qui portent, de facto, obligatoirement un nom masculin (car il ne faudrait pas oublier que ce qui est mâle est grand, beau et fort, etc.). Certains se sont même laissés prendre à affirmer que les arbres, par leur haute taille, devaient donc porter un nom masculin, et les herbettes un nom féminin. Dans la réalité, cela n’est pas si simple, la partition entre ces deux aspects végétaux n’étant pas toujours tranchée par la seule réponse du genre. On a bien sûr voulu masculiniser l’hièble (en l’appelant petit sureau par exemple). On a fait de même avec l’yeuse : on ne compte plus le nombre de fois où elle se dénomine par les mots « chêne vert ». Non, non, l’yeuse est femelle, et pis c’est tout. Déjà que ne sont pas nombreuses les espèces d’arbres – petits arbres et arbustes pour la plupart – à porter des noms femelles, on ne peut pas se permettre, pour je ne sais quel étrange et pernicieux prédicat, de réduire ce nombre à l’état d’une peau de chagrin.
Il y a pourtant un problème avec l’yeuse : c’est justement cette « femellité ». Même s’il lui arrive de surpasser très largement les chênes pubescents qu’elle fait pâlir à vue d’œil, sachant que dans certains contrées du sud de l’Europe, il se voit des yeuses dont la stature et la grandeur dépassent aisément celles des chênes pubescents les plus vigoureux. Apulée, dans L’âne d’or, n’évoque-t-il pas le cas d’une énorme yeuse ? Certaines mauvaises langues pourraient dire que la prouesse est facile, puisque le chêne pubescent compte parmi les petits chênes : la hauteur maximale de Quercus pubescens n’excède pas 25 m, bien qu’il ne dépasse que très rarement les 15 à 20 m (on peut dire que 15 m de hauteur est une valeur habituelle pour ce chêne qui ne sait pas toujours sur quel pied danser, se faisant tantôt appeler chêne blanc, tantôt chêne noir). En tous les cas, les botanistes ne s’y sont pas trompés, l’appelant parfois humilis, c’est-à-dire « petit ». Mais n’était-on pas censé parler du chêne vert, pardon, de l’yeuse ? Oui, j’y viens. Mais le chêne pubescent est bien pratique, il va me permettre de rehausser mon propos, de même qu’un trait de khôl aiguise le regard d’une femme. Dans le sud de la France, dans les Baronnies drômoises par exemple, les deux espèces se côtoient, et sont toutes les deux privilégiées par l’homme en tant qu’essences truffières. Parfois, l’on croise des forêts mixtes desquelles disparaît le chêne pubescent dès lors que les conditions de vie lui déplaisent. Il a beau être un pionnier, l’yeuse l’est plus encore, colonisant les espaces nus, les terrains superficiels et caillouteux, voire médiocres : c’est alors qu’il prend le pas sur le chêne pubescent quand ce dernier, parfois réduit à l’allure de gnome végétal, ne peut plus tolérer des conditions d’existence trop dégradés, et des sols non plus seulement secs mais arides, l’yeuse réussissant mieux, même par manque d’eau, que le chêne pubescent qu’on voit alors en mauvaise posture : durant l’hiver, l’arbre porte ses feuilles toutes sèches, comme s’il n’avait pas la force de les faire tomber. La botanique nous explique que ce phénomène porte un nom, la marcescence. Cela signifie que la caducité ne semble être assurée que par les jeunes feuilles qui, au printemps suivant, expulsent sans ménagement, ces vieilles machines toutes desséchées que, pour un peu, l’on pourrait croire habitées d’un peu de vie, si ce n’était leur couleur. Mais, en plein hiver, l’effet est frappant : n’a-t-on pas l’impression que ce chêne souhaite concurrencer l’yeuse, dite chêne vert, parce qu’elle garde ses feuilles – evergreen disent les Anglais – toute l’année ? A l’école, on apprend généralement que les feuillus perdent limbes et pétioles à l’approche de l’hiver, que les conifères s’en distinguent en conservant leurs aiguilles des années durant. Dans les faits, et même sous nos latitudes, cela n’est pas toujours exact : considérons un conifère qui perd ses aiguilles chaque année comme le mélèze (Larix decidua). Et cette autre yeuse, feuillue, toujours verte, qu’importe la saison.
Si son nom ne trompe pas, ce Quercus qu’on attribue à tous les chênes, il est cependant accompagné de l’adjectif ilex. Or, ilex c’est le houx commun (Ilex aquifolium), autre arbre aux feuilles toujours vertes, tolérant tout comme l’yeuse tant les espaces lumineux que l’obscurité. D’ailleurs, ilex était l’ancien nom latin de l’yeuse chez les Romains de l’Antiquité, ainsi nommée non pas tant en raison de la verdeur de ses feuilles, mais par le fait que les feuilles de l’yeuse sont épineuses comme celles du houx. Vernissées et coriaces sont deux caractéristiques qui rapprochent encore l’yeuse du houx. Son écorce assez fine rappelle, elle aussi, celle du houx. De gris clair, elle passe au noir avec le temps. (Pour toutes ces raisons, on surnomme parfois l’yeuse chêne faux-houx.) Cela participe, avec la ramure dense et serrée de l’yeuse, à faire de cette espèce de chêne une essence ombrageuse, bien distincte des autres chênes de par les caractères frappants de son anatomie que nous avons énumérés.

Espèce méditerranéenne, l’yeuse n’a échappé ni aux Grecs ni aux Romains. Par exemple, en Arcadie, elle était consacrée à Pan le Lumineux, ainsi qu’à Héra comme le signale Pausanias, géographe voyageur né en Lydie au début du II ème siècle après J.-C. Autrement dit, cela signifie que ses observations suivent de près celles d’un autre Grec né dans cette Asie dite mineure, à savoir Dioscoride, qui connaît autant le chêne, le hêtre que l’yeuse, tous arbres qu’il regroupe au sein du même chapitre, attendu que l’yeuse est de vertu semblable aux deux autres, et qu’en ce qui concerne ses glands, ils « surmontent en vertu ceux du chêne » (1). Le chêne vert, dont on recherche la seconde écorce, est réputé pour son astringence, dont des tanins (environ 15 %) sont responsables (dans l’économie domestique, cela implique que l’yeuse trouve une justification à des emplois similaires à ceux qu’offrent les Quercus robur ou encore pedunculata, comme à travers, par exemple, le tannage des peaux). Mais puisque nous évoquons Dioscoride, abordons l’aspect médical de la chose. La décoction d’écorce d’yeuse se donne en cas de flux gastro-intestinaux anormaux comme la dysenterie ou pulmonaires (crachements de sang), ou en cas d’une trop grande abondance du flux menstruel. Dioscoride accorde aux glands les mêmes effets. En interne, ils ont vertu diurétique et sont présentés comme antidote des morsures des animaux venimeux. Mais on prévient qu’une consommation trop abondante de glands peut provoquer des flatulences et des migraines. Extérieurement, on peut les broyer, de même que les feuilles, puis les emplâtrer sur les enflures et les inflammations. Accompagnés de sel et mêlés à de l’axonge, les glands profitent aux ulcères malins ainsi qu’aux indurations. Enfin, l’écorce de la racine d’yeuse seule, préparée en décoction, permettait d’obtenir selon Dioscoride une teinture capillaire de couleur noire.
A une semblable époque, Pline signale l’antériorité de l’adoration dont l’yeuse fut l’objet, puisqu’il fait référence à un chêne vert depuis longtemps vénéré comme arbre sacré à une époque remontant vraisemblablement aux Étrusques, ainsi qu’un trio de chênes verts particulièrement adorés par les Tiburtes, un peuple à l’origine quelque peu obscure, s’étant alliés aux Gaulois afin de s’opposer à Rome en 360 avant J.-C. On peut donc en conclure que les Romains obtinrent l’yeuse en héritage et que le caractère sacré de cet arbre lui fut conservé. En tous les cas, c’est ce que semble suggérer les multiples traces écrites que l’on doit aux auteurs antiques, tant de langue latine que grecque (de même que des auteurs beaucoup plus tardifs qui n’hésitèrent pas à rappeler l’éclatant passé de l’yeuse).
Le caractère distinctif le plus marquant concernant ce chêne, c’est la relation établie entre lui et le feu et sa chaleur : on dit de son bois que c’est un excellent combustible, ce que cherche à exposer ces quelques vers :

« De tous les bois, celui qui donne la chaleur la plus forte est le chêne vert
Nul ne peut lui résister sans dommage.
A qui veut lui rendre hommage de trop près, la tête devient douloureuse
Et son âcre cendre fait pleurer l’œil » (2).

Si chaud est le bois de l’yeuse qu’on a cru que l’arbre lui-même était à même de produire le feu, et qu’il lui était possible de dominer un animal qu’on associe plus volontiers à cet élément : « Le lion foulant les rameaux ou les feuilles de l’yeuse, devient tout à coup très craintif » (3). En plus du feu de la Terre, l’yeuse a quelque rapport avec celui du Ciel : attirant la foudre (cf. Aristophane) – outre une pragmatique fonction de paratonnerre – on a vu dans cet augure favorable une bonne raison de placer l’yeuse sous le patronage de ces divinités fulgurantes, Jupiter et Zeus en premier lieu. En résumé, pour les Anciens, l’yeuse, en produisant le feu, permet de réchauffer l’homme et de lui apporter la lumière matérielle comme spirituelle (le rameau d’or virgilien serait-il un rameau d’yeuse, s’interrogent certains ?). De plus, elle semble tout disposée à s’offrir en sacrifice, car en attirant sur elle la foudre, elle l’écarte donc de l’homme. Pourtant, malgré ces bons états de service, l’yeuse fut, on ne sait trop pourquoi, jugée en paria, contrairement au cèdre et au chêne, qu’il soit robur, pedunculata ou autre. Le Chêne, quoi ! Angelo de Gubernatis qui, semble-t-il, avait une grande affection pour l’yeuse, n’en décolérait pas, bien que dans ses lignes, cela soit avant tout une tristesse résignée et une incompréhension qui se manifestent au premier chef, d’autant plus que, très anciennement, du chêne à l’yeuse, c’était kif-kif, les mêmes rôles mythologiques étant aussi bien attribués à l’une qu’à l’autre. Avant qu’une césure ne vienne écarter l’yeuse de tous les autres chênes. On utilisa, tout comme de nos jours, bien peu de chose pour défaire l’illustre réputation de l’yeuse. Ses feuilles sombres, dont le vert dure toujours, orientèrent l’yeuse malgré elle dans la voie qu’empruntent généralement les arbres funéraires (ce qui, dans bien des cas, implique aussi l’idée de résurrection, ne l’omettons pas : par exemple, dans le huitième livre des Métamorphoses, Ovide explique qu’après sa chute mortelle, le corps d’Icare fut dissimulé « sous les branches touffues d’une yeuse ».), c’est-à-dire ces arbres que, sans les accabler davantage, Sénèque jugeait tristes : l’if, le cèdre et le cyprès. C’est par la méconnaissance de son ancestrale et illustre réputation, qu’on a, selon Angelo de Gubernatis, bafoué l’yeuse, qui apporte un semblant d’explication à l’outrage qui la frappe selon lui, regrettant que « le sort mythologique du chêne vert a[it] été des plus malheureux » (4). Bien plus, il devint aussi un arbre infernal et fut, de fait, associé tant aux Moires qu’à la déesse Hécate (5), comme si la « déchéance » dans laquelle on avait fait tomber cette divinité devait nécessairement s’accompagner de celle du chêne vert qui, désormais considéré comme de mauvais augure, sera condamné, calomnié et jugé infâme.
Comme si l’infamie ne suffisait pas, le christianisme, lui aussi, a éreinté l’yeuse d’ignoble manière comme nous allons pouvoir en prendre connaissance grâce à cet extrait que nous communique encore Angelo de Gubernatis : « Lorsqu’il fut décidé à Jérusalem de crucifier le Christ, tous les arbres se rassemblèrent et s’engagèrent d’une seule voix à ne pas livrer leur bois pour l’instrument de l’indigne supplice. Mais il y avait aussi un Judas parmi les arbres. Lorsque les Juifs arrivèrent avec les haches pour découper la croix destinée à Jésus, tous les troncs se brisèrent en mille petites pièces, de manière qu’il fut impossible de les utiliser pour la croix. Le seul chêne vert resta debout tout entier et livra son tronc pour qu’on en fit l’instrument de la passion » (6). Ce qui, en plus d’être parfaitement odieux, est aussi fort curieux : la croix christique a donné lieu à maintes interprétations quant aux diverses essences de bois qui soi-disant la composèrent. Mais, depuis que je tombe sur ce motif récurrent, je n’ai souvenir d’aucune mention faisant référence explicitement à l’yeuse. Ceci explique l’horreur superstitieuse de certains à l’endroit du chêne vert. Ce jeu qu’est la vie n’est pas, au reste, autrement fait d’attraction et de répulsion, d’amour et de désamour, de cours et de décours, d’adoration et, donc, d’abhorration. Comment trouver raison, bonne ou mauvaise, à sa propre détestation ? C’est assez simple : on peut accuser son chien ou celui du voisin d’avoir la rage pour s’autoriser à l’abattre ou à le noyer. Comment, au lieu de devenir un martyr, le chêne vert est-il devenu, aux yeux de certains hommes, un traître dont il est bénéfique et souhaitable de se méfier ? C’est là une question dont l’énonciation de la réponse est beaucoup plus délicate. Mais rien n’est universel, si ce n’est la bêtise. En certaines périodes, en d’autres lieux, on se moqua pas mal de ce que les contempteurs de l’yeuse purent raconter à son sujet. On l’ignorait même. Et chacun voit midi à sa porte. Rendons-nous en Russie pour ce faire : à 450 km au sud de Moscou, à Voronej, et à une époque assez lointaine où cette ville russe comptait moins d’habitants que les chênes verts poussant alentours. Considérons encore cette autre localité russe, Saratov, 500 km plus à l’est de la précédente. Eh bien, dans ces deux cités, le chêne vert était de ces espèces auprès desquelles on adressait des suppliques de guérison. Ainsi l’yeuse accueillait-elle le mal des enfants atteints de consomption (ce que justifie, encore, l’essence ignée de cet arbre). Consolateur, le chêne vert sait nous rappeler à quel point son gland constitua, au sens mythique, la première nourriture, « l’antique provende ». Ce qui ne se peut comprendre si l’on considère l’astringence des glands du seul Quercus ilex. Mais, en Espagne, de même qu’en Afrique du Nord, on rencontre une sous-espèce de chêne vert, le chêne vert à glands doux (Quercus ilex ssp. ballota), dont les amandes peuvent se croquer fraîches tel que, chose confirmée par une dame d’origine kabyle à qui j’ai acheté maintes fois des pistaches et qui avait le regret de ces glands doux (à ne pas confondre avec les glandus dont on peut se passer). On faisait aussi sécher ces glands, que l’on réduisait ensuite en une poudre finement moulue, formant une sorte de farine dont le pain, très pâteux qu’on en tirait, fournissait le nécessaire en temps de disette. Nourrissant, le gland savait l’être. Au Nuristan (une région afghane), il permettait, dit-on, de nourrir une autre sorte d’appétit : il était, d’après sa forme, aphrodisiaque. Si l’esprit commande, alors soit !


  1. Dioscoride, Materia medica, Livre I, chapitre 120.
  2. Extrait du Chant des Arbres de la Forêt, cité par Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 243.
  3. Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, p. 30.
  4. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 82.
  5. Une divinité dont, selon toute apparence, Angelo de Gubernatis ignorait tant le rôle que les fonctions, ce qui lui fit écrire les absurdités suivantes : « Les anciens Grecs et Romains avaient commencé à entamer quelque peu la réputation de cet arbre honorable, en le consacrant à l’impure Hécate [Comment ne pas rire ?], en couronnant de feuilles de chêne vert les trois Parques funéraires et le dieu ivrogne Silène » (Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 83). Pour peu qu’un corvidé aux ailes noir métallique se perche sur ses branches, et c’est la fin, l’yeuse se voit obligatoirement conduite vers le groupe des arbres prophétiques funestes. La lecture de Gubernatis au sujet de la déesse Hécate et des Moires est bien évidemment honteuse : elle l’est tout autant que ce qu’il dénonce, c’est-à-dire la déchéance de l’yeuse à ses yeux.
  6. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, pp. 88-86.

© Books of Dante – 2020

Le buis (Buxus sempervirens)

Synonymes : buis ordinaire, buis commun, buis toujours vert, buis arborescent, buis bénit, bois bénit.

Le buis est un arbuste compagnon de l’homme depuis des milliers d’années. Déjà aux temps néolithiques, tous deux entretenaient des relations de bon voisinage qui ne se sont jamais démenties par la suite. De taille modeste mais à l’âge parfois considérable (jusqu’à 600 ans : sa hauteur ne dit rien de sa grandeur), le buis est mentionné par bien des auteurs grecs et latins.
Attribué à Cybèle et à Hadès, le buis porte en lui une symbolique double. Funéraire, tout d’abord. Le buis, comme végétation perpétuelle et éternelle, est un symbole de la vie qui se fraie un chemin à travers l’hiver et le monde souterrain. C’est pourquoi il représente « la puissance végétative de la Nature. » Son feuillage semper virens est là pour nous rappeler cette évidence. C’est ainsi qu’il est, à l’instar du lierre et du houx, un symbole d’immortalité et était révéré comme tel par les Gaulois et les Celtes, parce que, en effet, l’immortalité se double assez souvent des notions d’espoir et de persévérance. Parce qu’il a été rangé parmi les arbustes infernaux, du moins plutoniens, on lui a associé un symbole de stérilité. Ce qui explique pourquoi on ne présentait pas de buis aux autels dédiés à Vénus, en particulier par des hommes qui craignaient ainsi de perdre leurs facultés viriles. Cependant, certains auteurs, voyant là affaire de superstition, pensent qu’il a pu être voué à la déesse Aphrodite afin de s’inscrire dans le cycle de vie (amour, fécondité, mort) : « Les arbres dont le feuillage reste verdoyant pendant l’hiver ont dû d’abord être consacrés à Aphrodite, car la couleur verte lui a toujours été attribuée spécialement » (1).
L’on dit que le buis proviendrait de Perse ou du nord de ce que l’on appelait autrefois l’Asie mineure, et qui aujourd’hui forme l’actuelle Turquie. Selon Angelo de Gubernatis, la patrie du buis, c’est la Paphlagonie, région turque bordant la mer Noire. Un proverbe grec – « Tu as porté des chouettes à Athènes, des vases à Corinthe, des marbres à Paros… » – est parfois complété par « Tu as porté du buis à Kytore ». Ce proverbe est « passé dans notre langue, pour exprimer l’abondance des biens et l’inutilité des tâches trop faciles » (2). L’on ne se permettait donc pas d’apporter du buis à Kytore, puisque le proverbe cherche à signifier qu’il y était très courant. Kytore, aujourd’hui Cytoros, a donné naissance à la ville d’Amasra qui se situe justement sur la côte de la Paphlagonie. Par la suite, le buis s’est déployé à la Grèce, à l’Empire romain, et même au-delà. En France (Picardie, Normandie, Bretagne) et en Angleterre, on note la présence de buxaies qui ont probablement servi de lieu de culte bien avant la naissance du christianisme. Et c’est pourquoi nous pouvons en parler, puisque le buis est intimement lié à certains pans de l’histoire de cette religion. Par exemple, dans nos contrées, le buis se rencontre lors de la semaine de Pâques. Le dimanche qui précède cette fête chrétienne est surtout connu comme étant le « dimanche des Rameaux ». A cette occasion, des rameaux de buis sont cueillis non à l’aide d’un instrument en fer, métal réputé impur, mais brisés à la main, action facilitée par le fait que le buis possède un bois très cassant, puis sont bénis en souvenir des palmes commémoratives que la foule agitait en criant « Hosanna ! » (« louage », « bénédiction » en hébreu) lors de l’entrée du Christ à Jérusalem. Une fois la messe des Rameaux terminée, chacun s’empresse de rentrer chez soi afin de procéder au changement de rameaux. Ceux de l’année nouvelle sont déposés auprès des crucifix et des images pieuses, dans les étables, les granges, les ruches. En Alsace, on va jusqu’à les piquer dans les champs afin d’en encourager la fertilité, tandis que pour des raisons identiques, le buis prend forme de croisettes dans les départements méridionaux. C’est donc un véritable talisman, que l’on suspend également au-dessus des portes et que l’on installe aux quatre coins de la maison. Ainsi, il apporte aide, protection et félicité, et écarte maléfices, mauvais sorts, foudre et maladies. Quant aux anciens rameaux, ils sont communément brûlés. Selon les différentes régions d’Europe, en lieu et place du buis, on utilise d’autres végétaux : l’olivier, le laurier, le houx, le romarin, le saule (comme c’est le cas en Allemagne, en Angleterre et en Écosse), etc.
Très certainement en souvenir d’Hadès (souvenir lointain et confus pour le moins), il est d’usage de planter ou de déposer des branches de buis sur les tombes le jour des Rameaux afin d’en assurer la protection. Quant à Cybèle, bien des rites plus récents renvoient à ses attributions. Puisqu’il est question de fertilité et de fécondité, le buis bénit aux Rameaux est un porte-bonheur féminin, ainsi que « celui qui a servi à bénir une nouvelle mariée pendant la cérémonie nuptiale » (3). Anciennement, un rameau de buis trempé dans l’eau bénite permettait l’aspersion rituelle de la bûche de Noël…
On est bien loin de l’image de stérilité qu’on a voulu attribuer à cet arbuste. En réalité, bien des rituels qui se déroulent lors des Rameaux se confondent, parce qu’ils imitent aussi des modus operandi plus ancestraux, en particulier si l’on observe les festivités païennes propres à l’équinoxe vernal. Et c’est d’autant plus confondant quand l’équinoxe de Printemps et le dimanche des Rameaux tombent sur la même date, comme cela fut le cas le 20 mars 2016. Cette année, l’équinoxe, qui aura lieu à cette même date, sera distant de plus de quinze jours avec les Rameaux, qui est une fête mobile (5 avril 2020).
Que ce soit en Languedoc, en Limousin, en Alsace ou en Charente, les rameaux sont ornés de fruits, de fleurs, de rubans, de sucreries, de gâteaux aux formes variées (bonhomme, anneau, corne…). Par exemple, les cornuelles sont des gâteaux cornus censés chasser le diable. Les gâteaux troués sont aussi de rigueur : les conelles, des sortes de brioches creusées en leur centre, dont on dit que cela facilite leur accrochage aux rameaux de buis (de même que la douzane, à base de pâte briochée tressée). En fait, ce type de gâteaux « représentait le sexe féminin pour célébrer le renouveau de la nature, le retour de la lumière et du printemps, en un mot celui de la fécondité » (4). Parfois, on confectionne des petits pains de forme phallique non équivoque, justement nommés les pines ou pignes (ça ne s’invente pas !) « qu’il suffisait d’introduire dans la conelle pour en augmenter le pouvoir fécond, aussi bien pour les hommes que pour les cultures » (5). Cybèle en filigrane, en somme. Que l’on retrouve encore dans cette coutume alsacienne : les enfants plantent leur bouquet de houx ou de buis décorés de fleurs et de rubans dans le jardin afin d’encourager la fertilité de la terre. Ainsi qu’en Suède, où, pour « accélérer » le printemps, l’on utilise des rameaux de saule ornés de plumes, en relation avec la grue, symbole de renouveau et de fécondité. Mais tout cela n’est pas nouveau, comme nous le rappelle l’historien grec Plutarque : « Les enfants athéniens allaient au temple d’Apollon déposer leurs bouquets de verdure garnis de fruits, de pains et de gâteaux ronds » (6), afin de célébrer le retour de la végétation.

L’enlumineur Jean Bourdichon sut admirablement rendre la beauté d’un brin de buis qu’il nous montre en compagnie d’un papillon qui n’est pas cet ennemi – la pyrale du buis – importé accidentellement en Europe occidentale cinq siècles après Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, réalisées entre 1503 et 1508.

Aussi emblématique que le houx, le buis aura cependant rencontré un écho beaucoup plus favorable auprès des thérapeutes. Bien qu’il ait été décrit durant l’Antiquité gréco-romaine, je n’ai rencontré, jusqu’à présent, aucune trace le concernant au sujet de ses usages médicinaux. C’est Hildegarde de Bingen qui semble en faire état la première. Le Buxo d’Hildegarde, chaud et sec, est image de générosité. « La sève de cet arbre est saine et forte, et c’est pourquoi son bois est sain et solide », nous explique l’abbesse (7). Hildegarde avait déjà perçu les vertus dépuratives du buis. En assainissant le sang, il pouvait alors lutter contre la variole. De son suc, mêlé à celui du genévrier et à de l’huile de baies de laurier, on venait à bout des douleurs goutteuses. Mais Hildegarde nous offre bien d’autres modes d’emploi, alliant sa sagacité à son inventivité. C’est ainsi qu’elle conseille de tailler une coupe dans du bois de buis et de l’emplir de vin. Celui-ci, par contact, acquiert les vertus de ce bois. Dans les campagnes, autrefois, les paysans ne faisaient pas autrement. Par exemple, ils creusaient une petite excavation dans du bois de lierre puis y versaient du vin (bien sûr, il est plus pratique de placer la plante dans le vin que l’inverse). Hildegarde va encore plus loin quand elle dit que « celui qui s’en fait un bâton et le tient souvent à la main et même l’approche souvent de ses narines pour en saisir l’odeur, ou en touche ses yeux, aura la chair, la tête et les yeux beaucoup plus sains » (8).
Par la suite, la thérapeutique à base de buis connaît un essor inégalé dès la Renaissance. Très franchement, à cette époque, cela se bouscule au portillon, tous le monde y va de son buis ! Pour l’un des plus grands médecins flamands de la Renaissance, Mathias de l’Obel (1538-1616), le buis possède des propriétés antidiarrhéiques et fébrifuges. Amatus Lusitanus (1511-1568) et Martin Ruland (1532-1602) le considèrent comme un efficace succédané du gaïac (d’où son implication anti-syphilitique sans doute, le bois de gaïac ayant connu ses heures de gloire en tant que grand remède des vénériens). Il sera repéré par Lazare Rivière (1589-1655) comme un excellent dépuratif sanguin, ainsi que par Antonio Brassavola (1500-1555), Pierre Joseph Garidel (1658-1737), Jean-Emmanuel Gilibert (1741-1814), Joseph Roques (1772-1850), etc. Ainsi, les râpures de bois de buis (tant des parties hautes que des racines), en décoction comme en macération vineuse, connaissent une renommée sans précédent. Au XVIII ème siècle, Linné rapporte qu’en Allemagne le buis jouit d’une grande réputation comme fébrifuge. Puis, à une époque où la quinine extraite du quinquina, originaire d’Amérique du Sud, n’était pas constamment disponible en Europe pour des raisons d’acheminement et surtout de cherté de la drogue, on avait recours au buis, à tel point que ce dernier faillit bien supplanter la quinine dans le courant du XIX ème siècle. Durant ce siècle, François-Joseph Cazin, qui pose le buis comme sudorifique et dépuratif, emploie cette plante dans des cas de rhumatismes chroniques, de goutte, de diarrhée et de maladies cutanées. Pendant la Première Guerre mondiale, le docteur Stephen Artault de Vevey (1862-1938) met en évidence l’efficacité du buis contre les fièvres intermittentes réfractaires à la quinine. Il note aussi ses actions cholagogues et laxatives. Dans les années 1960, l’Américain Kupchan, qui travaille sur l’un des alcaloïdes du buis – la buxénine G – avance l’effet inhibiteur de cette molécule sur des cellules cancéreuses humaines. A la même époque, Raymond Dextreit (1908-2001), plus pragmatique, se pose comme le chantre français de l’utilisation phytothérapeutique du buis, arguant qu’à « chaque fois qu’il y a infection quelque part, le recours au buis […] est toujours profitable » (9). Pour lui, le buis est un produit tellement miraculeux, qu’il ne peut s’empêcher d’en souligner l’action « extra-ordinaire » et « spectaculaire », et d’en féliciter les « résultats remarquables ».

Le buis, pyxos en grec, buxum en latin, conserve, grâce à ces deux mots, bien des caractéristiques qui lui sont propres. Ces termes expriment le côté dru et touffu du feuillage du buis, la densité de son bois très dur et bien souvent plus lourd que l’eau (10), ainsi que des objets qui en sont façonnés. A l’origine, les boîtes que l’on nomme pyxides étaient conçues dans du bois de buis (le nom anglais du buis est boxwood, autrement dit « bois à boîte »). Mais de son bois, l’on n’a pas fabriqué que des boîtes. Depuis longtemps, on a reconnu au buis la finesse et l’homogénéité de son bois dur : il a donc été travaillé afin d’en tirer plusieurs objets qui, pour exprimer la riche potentialité de ce bel arbuste, surent trouver utilité dans bien des domaines de la vie quotidienne : l’équipement domestique, puisqu’on en façonne des pilons, des fourchettes et des cuillères, mais aussi de l’outillage plus « offensif » comme fouets et maillets. Les pratiques artistiques (flûtes) et ludiques (toupies) ne furent pas non plus oubliées, de même que la coiffure (peignes) et la couture (œufs à repriser, objets dans lesquels se signalent la persévérance et la continuité propres au buis ; mon arrière grand-mère maternelle en possédait un tout patiné). On l’a aussi utilisé comme support d’écriture : du bois de buis, l’on fit des tablettes que l’on enduisait ensuite de cire et on gravait les caractères une fois la cire sèche. Comme avec le genêt, on peut confectionner des balais et des balayettes faits « maison » avec un bouquet de rameaux de buis, comme le faisait ma grand-mère maternelle.

Le buis, que l’on voit croître très lentement en Afrique du Nord, en Asie occidentale, ainsi qu’au centre et au sud de l’Europe, se localise uniquement aux sols calcaires de la France métropolitaine. On le trouve surtout dans les zones assez élevées du Sud-Est (jusqu’à 1600 m d’altitude). (De façon naturelle, il est beaucoup moins fréquent dans le Nord, l’Ouest et le Sud-Ouest.) Par cette préférence, il s’avère que le buis s’accorde bien aux paysages suivants : garrigue, landes à genêts, marnes grises, pré-bois, éboulis rocheux accueillant des pins, des hêtres ou encore des yeuses.
A une grosse racine ligneuse et rameuse fait suite un tronc unique si le buis se conforme en arbuste – ce qui est assez rare, faut-il l’avouer – ou bien à une brassée de rameaux touffus qui en fait plus couramment un arbrisseau. Dans les deux cas, sa taille varie de un à cinq mètres, voire six à sept grand maximum. Il existe bien entendu des exceptions : un buis, en Suisse près de Genève, dont le tronc avait bien deux mètres de circonférence, ou cet autre encore, caucasien celui-là, possédant un tronc d’un demi mètre de diamètre et plus de 16 m de hauteur, ce qui, dans cette conformation, en fait littéralement, et sans doute aucun, un arbre.
Pour ne pas devoir répéter le mot dru (du gaulois drutos, « vaillant », « fort », etc.), disons que le feuillage du buis est exubérant. Ses rameaux portent tant de feuilles qu’on penserait le buis uniquement composé d’elles, aspect d’autant plus renforcé que le buis fait persister plusieurs mois durant la verdeur luisante, coriace et renouvelée de ses petites feuilles opposées et oblongues, fortement marquées par une nervure centrale. Au printemps, à l’aisselle de ces feuilles, paraissent des inflorescences de couleur jaune verdâtre au suave parfum de caramel. Ces fleurs monoïques et sans corolle sont disposées à l’image d’une princesse à laquelle un parterre de prétendants feraient la cour, c’est-à-dire qu’une fleur femelle se trouve cernée par plusieurs fleurs mâles. Plus tard, quand sonne l’heure de la fructification, le pistil à trois styles forme un fruit capsulaire et globuleux, surmonté de trois petites cornes (de diable ^.^), qui le font sembler à une marmite ventrue qui, par déhiscence, finit pas se diviser en trois loges contenant chacune deux graines noires, brillantes et plus ou moins oblongues.

Les « marmites ».

Le buis en phytothérapie

Le buis comme matière médicale est si peu usité de nos jours, que les études qui concernent ses constituants biochimiques marquent un coup d’arrêt depuis belle lurette, du moins en France. Plutôt que de hurler à la toxicité du buis, il serait sans doute bien préférable de voir si l’on ne peut pas tirer parti de lui, tout comme on l’a fait avec d’autres plantes héroïques (11) comme l’if et le gui. On n’a donc pas grand-chose à se mettre sous la dent côté biochimie.
Les principaux ingrédients que peut fournir le buis dans un contexte phytothérapeutique, ce sont ses feuilles et son écorce éventuellement accompagnée du bois s’il s’agit de rameaux de faible section (la racine que l’on râpait était autrefois usitée, mais on n’aurait plus l’audace d’aller déterrer un buis pour cela aujourd’hui, n’est-ce pas ?). Leur abord rend difficile leur emploi, étant d’odeur peu agréable, et de saveur amère et nauséabonde (pour s’en assurer, il suffit tout simplement de mâcher un bon moment une feuille fraîche de buis : c’est résolument infect). La buxine, alcaloïde du buis le plus étudié, est présente dans toute la plante. Dans la littérature, on la voit aussi être accompagnée d’un autre alcaloïde, la buxénine G. Puis, dans leur sillage, viennent d’autres alcaloïdes quelque peu oubliés : la parabuxine (de nature résineuse), la buxinidine et la parabuxinidine (il apparaît aussi que la buxéine soit à ranger dans le camp des alcaloïdes). Tout cela se trouve mêlé à du tanin, de la cire, de la gomme, de la chlorophylle, des matières pectiques, quelques traces d’une essence aromatique. Au rang des nouveautés (c’est-à-dire ce que je peux ajouter depuis ma précédente étude sur le buis qui remonte tout de même à quelques années), ce sont des flavonoïdes dont un flavone au nom impossible, ainsi que cet autre-là qu’on a baptisé artémitine. Tous les deux sont, entre autres, dotés d’effets anti-inflammatoires.

Propriétés thérapeutiques

  • Purgatif, laxatif
  • Apéritif, digestif
  • Cholagogue, spécifique des affections hépatiques (12)
  • Fébrifuge, sudorifique, dépuratif
  • Anti-inflammatoire, antirhumatismal
  • Détersif, désinfectant et cicatrisant cutané
  • Antipelliculaire, tonique du cuir chevelu, activateur de la repousse capillaire
  • Anti-infectieux : antiviral, antimycosique

Note : le bois est considéré également comme sédatif et narcotique.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance hépatobiliaire, infection des voies biliaires, fièvre hépatique
  • Troubles de la sphère respiratoire : pleurésie (?), catarrhe pulmonaire chronique, hémoptysie, « refroidissement »
  • Affections fébriles : grippe, fièvre (rebelle, voire même réfractaire à la quinine), fièvre intermittente, fièvre paludéenne (en cas d’intolérance reconnue à la quinine)
  • Maladies virales éruptives (zona, herpès), mycose plantaire, onychomycose, infections urinaires, intestinales, voire même génitales
  • Troubles locomoteurs : arthrite, engorgement articulaire douloureux, rhumatisme articulaire chronique, douleurs rhumatismales, névralgiques et goutteuses
  • Affections cutanées : plaie atone, infectée, gangreneuse, ulcère, brûlure. A ce titre, citons Raymond Dextreit : « On est généralement stupéfait, en retirant la compresse, de constater qu’il n’y a plus aucune trace de pus, que les tissus sont propres et nets, et que la cicatrisation apparaît d’autant plus rapidement que l’on fait souvent alterner ces compresses avec des cataplasmes d’argile » (13)
  • Calvitie, alopécie, pellicules

Note 1 : on peut procéder à la fumigation sèche des maisons, des étables, des poulaillers, etc., à l’aide de rameaux de buis, ce qui a pour heureux effet d’en écarter la vermine, encore elle.
Note 2 : autrefois, on tirait du bois de buis une huile empyreumatique encore plus coriace que la créosote du hêtre (c’est tout dire !), et qu’on comparait – en terme d’effets mais non à l’odeur – à l’huile de cade. Cette huile de buis ne s’est jamais destinée qu’à un strict emploi externe, intervenant en cas de gale, d’affections dartreuses ou de douleurs dentaires occasionnées par des caries.

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles fraîches (60 g/l d’eau).
  • Décoction de feuilles fraîches (30 à 40 g/l d’eau).
  • Décoction de feuilles sèches et pulvérisées (100 g/l d’eau).
  • Décoction concentrée de feuilles fraîches (100 g/l d’eau). Pour usage externe (lotion, compresse, bain).
  • Décoction vineuse (vin rouge) de feuilles fraîches.
  • Teinture alcoolique de feuilles fraîches.
  • Teinture homéopathique de jeunes feuilles fraîches.
  • Macération vineuse de feuilles fraîches : 60 g dans un litre de vin blanc, pendant huit à dix jours, puis que l’on édulcore au sucre ou au miel selon les besoins.
  • Poudre de feuilles de buis : 2 à 4 g mêlés à un véhicule adapté comme une cuillerée de miel par exemple.

Note 1 : Raymond Dextreit conseillait, en cas d’absorption d’une décoction de feuilles de buis, que celle-ci se déroule dans le temps le plus rapproché possible et, que pour accroître le pouvoir sudorifique/dépuratif/fébrifuge du buis, il importait de l’aider en se caparaçonnant d’une (ou de plusieurs) bonne vieille couette ou autre couverture, peu importe, histoire de ressembler un peu à un Amérindien dans sa hutte de sudation, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, représente une véritable épreuve de force salvatrice !
Note 2 : venons-en maintenant à des emplois strictement externes. Nous l’avons dit plus haut, le buis est un topique reconnu pour tout ce qui concerne la chevelure. Dans les temps anciens, Matthiole fit remarquer qu’une lotion à base de cendres de bois de buis, de rameaux et de feuilles, permettait d’obtenir une teinture capillaire de couleur rousse à auburn, et blonde pour Porta si l’on n’utilisait que les feuilles.
Non seulement le buis peut raviver la couleur de cheveux bel et bien encore présents, mais il peut aussi faire revenir ceux que l’on a perdus : la recette de lotion capillaire que voici (40 g de feuilles fraîches finement hachées et mises à macérer dans ½ litre d’eau de Cologne) se donne pour objectif de faire retrouver à la chevelure son antique lustre de tignasse largement abondante. Le docteur Leclerc rapporte ce fait qu’on doit, initialement, à Bosinus Centilius : « Une jeune paysanne, raconte cet auteur, avait perdu ses cheveux au point que son crâne était dénudé comme un œuf. S’étant frictionné la tête avec une décoction de buis, ‘elle recouvra une épaisse toison de cheveux d’un beau châtain’, mais, comme elle avait eu l’imprudence de se lotionner aussi la face et le cou, elle vit ces parties se couvrir de poils qui lui donnaient un ressemblance parfaite avec une guenon » (14). La bête du Gévaudan était née !… Plus sérieusement, le docteur Leclerc, qui soignait très bien ses cheveux ainsi que sa barbe, n’a pas pris cette histoire à la légère, bien qu’il l’ait expurgé des détails les plus fantaisistes et cocasses. C’est à lui que nous devons l’exposé de la recette de lotion capillaire suivante : 100 g de feuilles et de semences fraîches de capucine, 100 g de feuilles fraîches d’ortie, 100 g de feuilles fraîches de buis, 100 g de sommités fleuries de serpolet. Faire macérer tout cela, après l’avoir soigneusement haché, dans 0,5 l d’alcool à 90° pendant quinze jours. A l’issue de ce délai, passer et exprimer. A appliquer sur le cuir chevelu en lotion énergique, régulièrement et de manière assez longuement continuée.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : l’écorce, principalement entre les mois de mars et d’octobre ; les feuilles de même, voire toute l’année durant.
  • L’infusion et surtout la décoction de buis (les feuilles ou l’écorce avec ou non son bois) sont toutes des boissons répugnantes à avaler. Dire simplement qu’elles sont désagréables ne peut suffire. Afin de faire passer cette épreuve, il importe de les édulcorer et de les aromatiser avec du romarin ou du thym par exemple. Les personnes qui se connaissent l’estomac fragile se garderont de ces deux modes d’emploi par voie interne.
  • Toxicité : la poudre de feuilles de buis, sinon qu’elle peut occasionner de copieuses déjections (ce qui est l’effet attendu de cette matière médicale purgative), irrite néanmoins suffisamment les muqueuses intestinales pour former parfois des selles sanguinolentes. Une intoxication au buis (à la buxine, à la vérité, c’est-à-dire cette substance présente aussi bien dans le bois, l’écorce que les feuilles) se traduit par les principaux désagréments que voici : troubles gastro-intestinaux (nausées, vomissements, diarrhée, gastro-entérite), prostration, convulsions, troubles respiratoires et congestion pulmonaire. Dans le pire des cas, la mort survient par asphyxie. Le buis est déconseillé chez l’enfant, la femme enceinte, la femme qui allaite, ainsi que chez les hypotendus. Il est déconseillé d’en faire un usage au long cours, emplois prolongés et doses trop élevées pouvant occasionner des dommages rénaux (néphrites). Autrefois, de par l’ignorance et la fraude, l’homme était plus exposé qu’aujourd’hui à la toxicité du buis. Par exemple, l’habitude qu’eurent certains brasseurs de remplacer frauduleusement le houblon par le buis fut l’occasion d’accidents. Ceux qui, cependant, ont le plus à craindre du buis, ce sont avant tout les animaux de bât (ânes, chameaux), de trait (chevaux), ainsi que le bétail (vaches).
  • Le buis, qui fait les délices des amateurs d’art topiaire, est apprécié comme espèce ornementale depuis l’époque des Romains, puis présent dans les parcs et les jardins des châteaux et des monastères médiévaux. Dans ce domaine, Buxus rivalise d’ingéniosité avec son compère Taxus, l’if, autre espèce d’arbre qui se prête bien à l’exercice. A ce propos, ne sont-ce point des buis que taille Johnny Depp dans Edward aux mains d’argent (1990) ?
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    1. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, pp. 151-152.
    2. Edmond Pottier, La chouette d’Athénée, p. 533.
    3. Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 40.
    4. Michel Lis, Les miscellanées illustrées des plantes et des fleurs, p. 34.
    5. Ibidem.
    6. Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean et belles de Mai, p. 44.
    7. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 172.
    8. Ibidem, p. 173.
    9. Raymond Dextreit, L’argile qui guérit, p. 107.
    10. Le buis « est le plus inaltérable et le plus pesant de nos bois indigènes, le seul qui se précipite au fond de l’eau », François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 210.
    11. Le buis peut-il mériter le titre de plante héroïque ? Sachant qu’assez peu de sa substance occasionne bien des effets énergiques… De même que la mythologie ne peut contenir que des déesses ou des dieux – ça serait assurément lassant –, il ne peut y avoir que des héros dans les contes, ces êtres qui ne se suffisent (presque) qu’à eux-mêmes et dont l’étymologie, parfaitement claire, nous les rend davantage proches encore du buis : c’est un protecteur que le héros, ce qui n’est pas sans rappeler la manière dont nos aïeuls, dans les campagnes, considéraient le buis, c’est-à-dire comme une espèce végétale favorable et protectrice, ce qui lui valut, tout comme au laurier noble d’ailleurs, d’être planté aux abords des habitations.
    12. Les expressions « être pâle comme bois de buis » ou encore « devenir jaune comme buis » expriment assez bien l’idée qu’on peut se faire de cette maladie du foie qu’est la jaunisse en général, ou de ce que l’on appelle patraquerie.
    13. Raymond Dextreit, L’argile qui guérit, p. 108.
    14. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 88.

© Books of Dante – 2020

La rue fétide (Ruta graveolens)

Synonymes : rue puante, rue officinale, rue commune, rue domestique, rue des jardins, herbe à la roue, rouda, ruda, ronda, rhue, péganion, herbe à la belle-fille, faiseuse d’anges, herbe de grâce, etc.

La rue et ses mystères. A commencer par celui qui concerne son nom : en effet, les origines étymologiques du nom de cette plante en constitue un particulièrement insondable, mais les tentatives d’explication surent aller bon train. C’est cela qui ne nous laisse pas aujourd’hui sur notre faim. Chez les Grecs que sont Théophraste, Dioscoride et Galien, la rue portait le curieux nom de pêganon. Plutarque en donne la raison suivante : « On prétend que la rue a reçu son nom d’après la propriété qui la caractérise : elle coagule (pêgnusi) le sperme et le sèche par sa chaleur », puisque « les médecins s’accordent à reconnaître dans la rue une force de chaleur et de siccité du troisième degré » (1), ce qui soulève l’une des soi-disant propriétés de la rue dont nous reparlerons plus loin. Pourtant, ce n’est pas le terme de pêganon qui a été plébiscité par la suite, la rue se nommant également rhutê en grec, un mot qui sera latinisé en ruta, graphie que l’on rencontre presque intégralement dans le Capitulaire de Villis (rutam) et chez Hildegarde de Bingen (rhuta), et tel quel dans l’œuvre de Macer Floridus. Et c’est bien ce nom latin, ruta, que Linné empruntera pour désigner scientifiquement la plante au XVIII ème siècle. On la surnomme parfois herbe à la roue, sans doute par mauvaise interprétation et confusion entre rota et ruta, mais cela nous emmène sur de mauvais chemins, et ce n’est pas sur cette route que la rue mène carrosse. Au contraire, collons au plus près de la rue : le docteur Henri Leclerc, fin lettré, explique que le verbe grec duquel la rue tire son nom, ρέω, signifie « couler », un terme suggéré par les évidentes propriétés emménagogues de la rue que, bien entendu, l’on connaissait à cette époque de l’Antiquité gréco-romaine. Ce qui, pour tout bien résumer, nous donne le choix entre l’asséchement d’une part, l’écoulement d’autre part. Problème de robinet ? Et comme si cela ne suffisait pas, comme si les choses n’étaient pas aussi compliquées, on s’est égaré dans des chemins de traverse où l’étymologie creuse de profondes ornières boueuses plus qu’elle n’extirpe le malheureux enferré dans une situation sans espoir. Il y a donc eu, hélas, surenchère, le mot latin ruta ayant été expliqué par un autre mot de cette langue, ruo, « faire tomber », et rua, « sauver, conserver (la santé) ». Rien que ça. Il est donc bien difficile d’affirmer qu’on n’a pas tari d’éloges au sujet de cette plante dont le statut de panacée l’a placée durant de longs siècles au coude-à-coude avec cette autre plante salvatrice, la sauge, et dont les exploits nous sont contés par ces mêmes Théophraste, Dioscoride et Galien, auxquels nous n’oublions pas d’adjoindre Plutarque, Pline et Columelle.

L’un des premiers bruits qui court à propos de la rue, la légende le situe entre les mains de Mithridate IV, roi de Pont, auquel on doit, encore aujourd’hui, le concept de mithridatisation, qui consiste à accoutumer l’organisme aux poisons en en consommant chaque jour d’infimes quantités. Mais cette légende s’ancre bien plus avant dans le temps, puisqu’on la fait remonter, au moins, à Aristote, soit au IV ème siècle avant J.-C. : il s’agit de l’astuce qu’utilise la belette qui souhaite s’affranchir des effets du venin de la vipère (Henri Corneille Agrippa parle, lui, non pas de vipère, mais de basilic, c’est-à-dire le roi de tous les serpents, ce qui est tout à fait autre chose). De cette observation naquit, dit-on, l’inspiration du roi Mithridate pour élaborer son célèbre antidote, la thériaque, « composé de plusieurs ingrédients si communs, que Pompée (nda : l’un des généraux romains engagés dans le conflit qui oppose l’empire romain et Mithridate) se prit à rire lorsqu’il en trouva la recette dans l’écrin du roi de Pont. Il y entrait vingt feuilles de rue, un peu de sel, deux noix, autant de figues, le tout broyé et délayé dans un peu de vin » (2). Ainsi parle Serenus Sammonicus au III ème siècle après J.-C., en reprenant largement Pline, lequel dernier ajoute que pour s’assurer la totale protection de l’antidote, il fallait le prendre à jeun chaque matin, afin d’être préservé de tout poison la journée durant. Ce qui est drôle, c’est que les guerres mithridatiques menèrent à la chute du roi de Pont face à la supériorité des armées romaines et que, voyant son heure arriver, Mithridate résolut de se suicider à l’aide du poison. N’y parvenant pas, et pour cause, il fit appel au fer de son épée pour mettre fin à ses jours. En réalité, l’on s’en doute, la thériaque est une composition magistrale bien plus élaborée. Mais peu importe, car cette anecdote historique cherche à nous faire comprendre, même si c’est tiré par les cheveux, la naissance de la carrière alexipharmaque de la rue, c’est-à-dire d’antidote et de contre-poison, que Nicandre de Colophon n’omettra pas d’inclure dans son bien-nommé Alexipharmaka, un traité qu’il consacre aux poisons et à leurs antidotes. Naturellement, Dioscoride se fait aussi l’écho de la capacité de la rue à lutter contre les empoisonnements et les venins mortifères, réputation qui aura si longuement cours qu’on la croise en plusieurs ouvrages médiévaux, comme dans l’Hortulus de Walahfrid Strabo, le Physica d’Hildegarde de Bingen, mais surtout au sein du De viribus herbarum de Macer Floridus, vaste compilation fourre-tout accumulant, sans critique, du copier-coller à la pelle. Plus de quinze siècles après, il nous casse encore les pieds avec cette histoire de belette qui s’immunise grâce à la rue (il aurait été question de mangouste, cela eut été plus crédible…). Macer, sûr de son bon droit (à défaut de bon sens), nous assène une fois de plus l’anecdote ayant trait à l’antidote du roi Mithridate. C’est là que l’on constate que des paroles – bien qu’antiques – sont à mourir de rire, et qu’on les honore sans faillir, dès lors qu’elles portent l’estampille « made in greek or roman antiquity ». Et pour Macer, rien d’autre ne semble importer, le réservoir des vérités absolues ayant ses origines en ce temps révolu auquel il n’appartient pas et qu’il exhume nostalgiquement. Comment appeler cela ? De la naïveté ? De la bêtise ? Quelle tristesse…
Un antidote, au sens propre, c’est un remède auquel on attribue la propriété de prévenir ou de combattre les effets des poisons, des venins et des maladies contagieuses. Ainsi la rue est-elle réputée secourable « contre les piqûres des scorpions, des araignées, des abeilles, des frelons et des guêpes et contre les cantharides et les salamandres ou contre les morsures de chiens enragés… On dit que les personnes ointes de son suc ou même portant sur elle de la rue ne sont pas attaquées par ces animaux malfaisants et que les serpents fuient l’odeur de la rue que l’on brûle ». Ouf ! Pas plus, pas moins. Merci Pline ! Mais à tout cela, Cazin conclue sèchement : « Ses vertus antivénéneuses doivent être reléguées au rang des fables » (3).
D’un point de vue strictement médical, s’il faut tenter une synthèse de l’ensemble des propriétés que les Anciens de l’Antiquité concédèrent à la rue fétide, nous pourrions dire que cette plante est antispasmodique, diaphorétique, diurétique, antiseptique, vermifuge, emménagogue, spécifique des maux de tête, d’yeux et d’oreilles. De plus, elle passait comme remède gastro-intestinal et pulmonaire, mais était aussi reconnue comme rubéfiante et irritante, ce qui fit dire à Dioscoride que la rue, dans sa version sauvage, était bien trop âcre et agressive pour que l’on se prête à l’ingestion avec elle, ce que la rue des jardins, plus civilisée, assurait, disait-on, sans dommage. (Dioscoride alertait sur le caractère mortel de cette rue sauvage si on la consommait comme aliment en trop grande quantité.) Par ailleurs, elle était employée en direction d’affections plus bénignes. C’est ainsi que l’on pilait des feuilles de rue fraîche dans du vin, que l’on mélangeait le tout à de la farine de graines de lin pour en confectionner des emplâtres à appliquer sur les tumeurs enflammées, quand on n’en concoctait pas, en compagnie d’origan, de sarriette, de céleri et de menthe, des gargarismes contre l’angine.

Au Moyen-Âge, la carrière de la rue apparaît comme une réplique beaucoup plus intense encore de ses usages antiques. Non seulement, elle passe les Alpes (ce qui fait qu’on la trouve dans les jardins carolingiens, ce que nous montre bien des inventaires des IX ème et X ème siècles, comme à Saint-Gall ; Strabo la cultive au début des années 800 environ), mais bon nombre de praticiens puisent à ses mêmes sources anciennes (sinon marigots), ce qui, bien évidemment, provoque une désagréable sensation d’écho. C’est le cas lorsqu’on a l’impression de lire Pline dans le texte mille ans après sa mort, mais dans l’œuvre d’un autre. Comme nous l’avons signalé déjà, la rue est inscrite dans le Capitulaire de Villis, c’est donc qu’elle a fait ses armes ! En effet, on n’aurait jamais fait paraître le nom d’une plante dans un tel document sans qu’elle ait fait la preuve de ses talents (réels ou supposés), et aussi de faire gagner des sous à l’empire tant qu’à faire. Que ne serait-on pas capable d’inventer pour cette dernière raison ? Il faut dire que « les Réceptuaires énumèrent tant de maux auxquels la rue remédierait que l’on ne voit guère quelle maladie échapperait à son action » (4). Et pour sceller cette importance dans le marbre, on n’hésite pas à proclamer – à l’image de l’adage salernitain – que qui a de la rue dans son jardin, ne se prend pas pour un moins que rien. Mais c’est un peu oublier la vision poétique de la rue que Strabo nous présente, en de beaux termes choisis, bien plus joliment que l’école de Salerne : « Dans ce taillis ombrageux, voyez ici la tache viride de la rue, petite forêt céruléenne » (5). Mais le moine poète se laisse embarquer par la légende, et nous assure que cette plante au parfum âpre « combat les poisons insidieux, chassant les troubles toxiques des fibres qu’ils ont pénétrées » (6). Où l’on voit l’antidote pointer de nouveau le bout de son nez. Pas plus que l’Antiquité, le Moyen-Âge n’en démord pas. Selon le Grand Albert, la rue serait l’antidote de l’aconit et du coloquinte, mais aussi des piqûres de serpents et de scorpions, de la morsure des chiens enragés (bon, ça rappelle un peu Pline et consorts tout de même !), alors qu’Hildegarde de Bingen la recommande comme remède contre les empoisonnements (par exemple, elle serait un antidote à « l’odeur » de la bryone). Au XVII ème siècle, bien qu’on ne soit plus au Moyen-Âge, Nicolas Lémery ne fera pas mieux : « Les rues sont incisives, atténuantes, discussives (id est : permettant de dissiper les humeurs), propres pour résister aux venins, pour fortifier le cerveau, pour exciter les mois aux femmes, pour abattre les vapeurs, pour la colique venteuse, pour les morsures des chiens enragés et des serpents ». Bon. Même Jean Valnet, au XX ème siècle, relate ce fait dans son tome Phytothérapie !
La propension de la rue à lutter contre les maladies contagieuses semble être, elle aussi, quelque peu usurpée. Si le Grand Albert fait d’elle un répulsif contre les puces, dans le Petit Albert, l’on trouve la recette d’un baume contre la peste à base de rue. En effet, « la rhue n’a-t-elle pas réussi, lors de la grande peste de 1666, à préserver tout un quartier de Londres ? », interroge Alain Corbin (7). De même, qui ne se souvient pas de ces sachets et petites boîtes contenant diverses épices et plantes aromatiques (la rue incluse), dont l’usage régulier permettait à son porteur de s’affranchir du souffle malodorant de la peste ? Dans le même sens, Charles de l’Orme (1584-1678), médecin des rois Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, « ne sortait jamais, en temps d’épidémie, sans garder dans sa bouche une gousse d’ail, dans ses oreilles de l’encens, et dans chaque main un brin de rue » (8). Or, de la peste à la puce, il n’y a qu’un saut, et un transporteur, le rat (il est depuis lors attesté que l’odeur de la rue fait fuir cet animal ; il y aurait donc un peu de vrai dans les vertus « anti-épidémiques » de la rue). Mais, déjà que ses qualités comme antidote face à tous les poisons et venins sont très surfaites, l’on a fini par se rendre compte (bien qu’un peu tard, au XIX ème siècle, où la peste sévit toujours), des décevantes capacités de cette plante à endiguer ce sinistre fléau. Si la rue ne guérit pas la peste, son puissant parfum fut, semble-t-il, un obstacle à l’invasion, faisant en sorte de mettre en déroute les rats et les puces véhiculées par ces mêmes rats, et donc d’éloigner, à la manière du joueur de flûte de Hamelin, le vecteur pestilentiel.
Répulsive face à la vermine en général (terme aussi peu précis que peut l’être celui de microbe), sa présence au sein du vinaigre des quatre voleurs (dont l’histoire nous apprend que les prouesses se situent très justement en temps de peste), a sans doute favorisé l’accroissement de la réputation de la rue face aux maladies contagieuses. Mais répulsive ne veut pas dire curative : par exemple, jouant le même rôle que la tanaisie, on en peut placer des tiges fraîches dans la niche d’un chien pour en éloigner les hôtes indélicats qui l’accablent. On est donc ici bien loin de ces fables qui voulurent que la rue pouvait également venir à bout de la rage et de la lèpre. On aurait aimé, je pense. Mais non. Vœu pieux.
Voyons maintenant l’implication de la rue dans un troisième grand volet, c’est-à-dire son rôle sur la sphère génitale qui n’est pas, lui non plus, dénué de toute contradiction. Cela nous amènera à nous poser au moins deux grandes questions : la rue est-elle, oui ou non, aphrodisiaque ? La rue est-elle une plante abortive ? Bien qu’on ait affaire à des avis très différents d’un siècle à l’autre, on remarque une affinité certaine de la rue avec la femme, tout d’abord de par ses propriétés emménagogues : il est indubitable, qu’à des doses thérapeutiques normales, la rue favorise les fonctions cataméniales. Avec Macer Floridus, et avant lui Serenus Sammonicus, qui lui voient jouer un important rôle lors de l’accouchement, on pourrait presque affirmer que la rue est l’une de ces autres plantes de la femme, venant frayer dans les mêmes jardins d’herbes que l’absinthe et l’armoise. La féminité de la rue est consolidée par le fait que, autrefois, dans certaines campagnes, les femmes s’appliquaient une bouillie de feuilles de rue fraîche sous les aisselles, ce qui avait pour but, non pas de stopper la lactation, mais, par l’odeur ainsi propagée, de forcer les enfants au sevrage. Une plante présente à presque tous les âges de la vie d’une femme, que demander de plus, surtout lorsqu’on est désargentée, qu’on habite à la campagne, et que le médecin est denrée rare ? Cette rue, « qu’il faut se garder d’oublier », conseillait le poète latin Martial, s’invitait déjà dans les jeux amoureux des Romains, une signature, qu’on a voulu évidente, tenant dans le fait que d’aucuns ont soutenu que l’odeur fétide de la rue leur évoquait celle du sperme. C’est ce sur quoi se prononce le Tacuinum sanitatis – un manuel aussi populaire en son temps que plus tard l’almanach Vermot ; c’est tout dire ! –, qui affirme que la rue « augmente la quantité de sperme et favorise le coït », alors qu’Hildegarde voit en la rue un remède à l’éjaculation défaillante. Ce que contredit l’école de Salerne pour laquelle la rue ne serait profitable qu’à la femme, éteignant les ardeurs érotiques de l’homme, en particulier de l’homme d’église qu’elle permet d’affranchir d’un prurit amoureux. Il n’y a donc nul besoin de s’étonner de sa présence dans les jardins de curé et ceux des monastères, comme l’observait Jérôme Bock en 1551 : « Tous les moines et religieux qui veulent se garder chastes et conserver leur pureté doivent toujours utiliser la rue dans leurs aliments et leurs boissons ». Dioscoride, déjà, considérait la rue comme anaphrodisiaque, de même que Jean-Baptiste Porta qui conseillait d’en manger avec du camphre afin de rafraîchir le désir de luxure et de se soustraire à l’influence magique des lacs d’amour. L’été dernier, à travers l’article portant sur la déesse Aphrodite, la question de trancher sur les supposées propriétés aphrodisiaques de la rue s’était déjà présentée à moi. Six mois plus, je penche davantage sur sa capacité anaphrodisiaque, quand bien même l’on peut voir en elle un autre moyen d’être bien raide. Haem ^.^
Aphrodite ayant déserté, envisageons maintenant de donner quelques éléments de réponse à la seconde de nos questions. Si l’on se contente de faire comme certains, c’est-à-dire de ne s’en référer qu’au seul dictionnaire, comme s’il s’agissait d’un dieu tout puissant et unique, l’on apprendrait ceci : « La rue ne possède pas de propriétés abortives. L’avortement, lorsqu’il se produit après son absorption, est une conséquence banale de l’intoxication, qui peut être mortelle » (9). Si la mère meurt systématiquement avec l’enfant qu’elle porte, l’on ne peut, en ce cas-ci, dire que la rue est abortive, l’avortement ne consistant pas en cela. Mais il fut activement recherché (de même qu’aujourd’hui au reste). Que court le bruit que la rue permettrait de se délester d’un fardeau par trop encombrant, et hop ! L’on sait qu’un seul cas ne peut être réduit à l’envergure d’une loi intangible. C’est pourquoi nous allons le prendre avec des pincettes. Sous le règne de l’empereur romain Domitien (Ier siècle après J.-C.), Julia, fille de Titus, illégitimement enceinte, fut forcée par l’empereur à recourir à la rue dont l’absorption lui fut fatale. Nul doute que, contrairement à ce que prévoyait Cazin, l’on n’a pas, avec beaucoup d’importance, pris en compte l’état de la personne à laquelle devait s’appliquer la médication à base de rue. Signalé comme tel par Dioscoride, l’usage abortif (et/ou mortel) de la rue était monnaie courante chez les Romains de l’Antiquité. Abortive, elle l’était aussi pour des auteurs plus tardifs comme Jean-Baptiste Porta, Desbois de Rochefort, Cazin, Botan, etc. Cette plante est donnée comme exemple de sa force par une expérience relatée par Cazin, qui confie le cas d’une jeune femme ayant employé la rue, laquelle détermina, in fine, métrorragie et violentes douleurs utérines. Après avoir signalé que la jeune femme a réussi à s’extirper d’une situation aussi morbide, Cazin vient à conclure ainsi : « Je suis convaincu que si l’hémorragie n’avait pas eu lieu, l’inflammation de l’utérus eût été la funeste conséquence de l’ingestion de la rue » (10).
Afin de minimiser l’usage de ses supposés pouvoirs abortifs, plusieurs espèces de légendes circulèrent, comme celle qui prétendait que les prostituées et les femmes ayant leurs règles devaient se garder d’approcher la rue, au risque de la faire dépérir (et donc de la rendre inopérante si jamais on en voulait faire un usage « coupable »). Tout au contraire, l’on assurait que toute femme enceinte enjambant un pied de rue, pissant dessus ou le frôlant tout simplement de ses vêtements, finirait par avorter. Lors de l’installation du jardin botanique au cœur du jardin des plantes à Paris, « les jardiniers durent mettre dans une solide cage grillagée la rue, pour la soustraire à la convoitise des prostituées désespérées » (11), dont une grossesse soudaine constituait la mise au chômage de leur gagne-pain. Dans certaines régions, seuls les curés délivraient cette plante (comme aujourd’hui son huile essentielle par un pharmacien, ordonnance à l’appui). Ailleurs, à force de « jeter l’opprobre sur les filles mères, l’exaltation populaire a contraint de nombreuses femmes à se tourner vers des remèdes dont seule l’extrême toxicité apparaissait comme libératrice » (12). Cela explique pourquoi elle était vendue sous le manteau, et qu’il fallait se cacher de son emploi, comme cela était, il n’y a pas si longtemps, le cas dans l’Ouest de la France (Bretagne, Vendée, Poitou-Charentes).
Remède brutal, à tous le moins. D’ailleurs, le nom latin de la rue y est inscrit : b-ruta-l. La rue passe alors, d’après une signature psychologique et affective, comme la plante remède des femmes brutalisées. En cela, je me suis souvenu juste à temps de ce que consignait le docteur Bernard Vial il y a quelques années dans un petit livre, au sujet de cette plante : « Chez la femme adulte […], une déception amoureuse profonde suivie d’un retrait et d’une grande méfiance vis-à-vis de la sexualité : craint sa propre capacité à s’illusionner à nouveau. Son dévouement n’a pas été payé de retour, s’en sent trahie, mise sur la touche, bien qu’elle ait toujours assuré les devoirs de son statut d’épouse, de compagne. Une image de soi dévalorisée et un sentiment de perdition […]. Sentiment d’usure et révolte contre cette mise au placard qu’elle subit comme la pire des injures, après des années de bons et loyaux services » (13). Des femmes-rue « à la rue », vous en connaissez sans doute au moins une dans votre entourage. Si Hildegarde conseillait la rue pour lutter contre la mélancolie et « pour réconforter le cœur et retrouver la joie », il devait y avoir là une excellente raison.
Outre cela, elle aiguise l’esprit et fortifie le cerveau, elle est bonne pour l’estomac et les intestins (dysenterie, inflammations), abat les vapeurs (la fièvre) et s’oppose à de nombreuses douleurs (goutteuses, auriculaires, pulmonaires, hépatiques, rénales, musculaires, lombaires, névralgiques, articulaires, etc.). Ensuite, n’omettons pas de mentionner une propriété que la rue partage avec l’absinthe et la tanaisie entre autres : elle chasse les vers, tant intestinaux que cutanés. Pour finir, elle était encore usitée dans les cas qui suivent : saignement de nez, herpès, ulcères, « feu sacré »…, le tout accompagné selon les cas de miel, vinaigre, vin, beurre, huile, huile rosât, à travers des modes d’emploi divers et très variés dont la fomentation et la décoction ne sont que les parties émergées de l’iceberg. Ah oui, et encore ceci : « Le vinaigre imprégné de rue a aussi une vertu qui agit favorablement sur le cerveau » (14), « la frénésie et les embarras de tête ». On va s’arrêter là, au risque de la voir exploser !… C’est qu’il faut y voir clair pour allonger le reste : voilà qui tombe merveilleusement bien : la rue possède (rhooo, encore ?!!!) cette autre particularité d’être un remède oculaire depuis l’Antiquité (pour Dioscoride, et même avant : de plus anciens Grecs que lui, et les Égyptiens antiques, lui concédaient le pouvoir d’augmenter l’acuité visuelle). Au Moyen-Âge se dessine une unanimité qui relate et partage très largement ce fait (Macer Floridus, Hildegarde de Bingen, école de Salerne, Tacuinum sanitatis, etc.), ce qui, à première vue, peut surprendre, si l’on considère la phototoxicité réelle de cette plante. Mais il doit bien résider une part de vrai dans tout cela, puisque, afin de combattre la fatigue oculaire, elle fut même utilisée sous forme de collyre par Léonard de Vinci et Michel-Ange, qui étaient loin d’être des imbéciles. D’ailleurs, Jean-Baptiste Porta récapitule une recette de remède oculaire constituée de plantes qui, à tort ou à raison, furent considérées comme des ophtalmiques : le fenouil, la verveine, la chélidoine, l’euphraise casse-lunette et, bien sûr, la rue.
Puisque nous évoquons cet homme de la Renaissance qu’est Porta, c’est une bonne occasion de signaler qu’à son époque l’estime placée en la rue n’a en rien diminué, le succès de la plante étant encore largement assuré. Cependant, des contrastes se dessinent : tandis que Matthiole reste très bref à propos des propriétés de la rue (1554), Tabernaemontanus en fait l’apologie (1588, 1613). Remarquons que, dès le début du XVII ème siècle, la rue se trouve de plus en plus confinée à la pratique populaire, habitée des mêmes caractéristiques d’opposition qu’au sein de la médecine académique, c’est-à-dire : ici, c’est une panacée, là, une plante de mauvaise réputation. En 1600 environ, et ce depuis à peu près un siècle, la médecine reste encore fortement imbibée de pratiques magiques, les arts (plus ou moins) occultes ayant tendance à mordre sur cette marge-là. Et cela débute dès sa récolte, qui était, dès l’époque antique, l’opportunité d’observer des rituels très précis et méticuleux. Passer un délai d’une journée solaire entre la prise de possession de la rue et son extirpation était de rigueur. Ensuite, à l’aide d’un instrument façonné de noble matière (or, argent, ivoire), on dessinait un cercle tout autour de la plante. Enfin, les pousses de rue étaient cueillies entre le pouce et l’auriculaire de la main droite, et si l’on en devait trancher les tiges, Pline recommandait de ne pas user d’un outil en fer pour ce faire ; et si l’on souhaitait pleinement profiter des propriétés abortives de la rue, sa récolte devait nécessairement s’opérer en lune décroissante. De même, lorsqu’on semait de la rue, les pratiques n’étaient pas moins étranges : tout comme on le faisait du basilic et du cumin, il fallait insulter la plante afin de lui assurer une belle croissance. Cette étonnante manière de procéder s’expliquerait-elle par le fait que le mot insulter, d’un strict point de vue étymologique, signifie « sauter dessus » (du latin insultare) ? Peut-être que le fait de tasser la terre après le semis de graines de rue est à l’origine de cette procédure, qui sait ? Pour compléter ce portrait jardinier quelque peu saugrenu, Pline soutenait qu’une rue que l’on dérobe croît mieux, et qu’elle fait de même si on la blesse, selon Porta.
Comme à cette époque (fin Moyen-Âge/début Renaissance), on s’abreuve encore aux sources antiques, l’on retrouve la rue au sein de l’attirail magique des médecins, et cela aussi bien pour soigner des maux qu’on dit propres à l’intégrité physique, que ceux paraissant émaner d’une autre dimension. Dans le Piémont (Montferrato), on l’appelle erba alegra (= herbe d’allégresse), parce que, pense-t-on, elle est capable de chasser l’hypocondrie. En 1635, le médecin italien Pietro Piperno propose, dans un ouvrage au titre fort à propos – De magicis affectibus – un remède usant de rue contre l’épilepsie et le vertige. Selon lui, il convenait de suspendre de la rue à son cou, en prononçant une formule magique de renonciation au diable, tout en invoquant Jésus. Et c’est là qu’on voit, enfin, être désigné l’ennemi, ce qui n’est pas un sujet d’étonnement, connaissant la sulfureuse réputation de la rue. Mais encore faut-il savoir de quel côté se situe cette plante. Les quelques données suivantes vont permettre de s’en assurer. La rue avait vertu préservative : en Allemagne, on la plantait dans les jardins, près des habitations afin d’en éloigner les mauvais esprits et les sortilèges. Dans les Abruzzes, c’était un talisman contre les sorcières, en Toscane contre le mauvais œil, à Venise, installée dans la maison, un porte-bonheur. Frotter les sols avec une décoction de rue ou en faire brûler les graines sur un charbon ardent permettait de purifier les lieux. Durant le XVI ème siècle, où elle était encore populaire et réputée, inquisiteurs et autres exorcistes se servaient de la rue comme d’un détecteur de « sorcières », ainsi que pour chasser les démons qui tourmentaient les possédés et la folie provoquée par des incantations magiques. Mais le chrétien considère aussi que, par son odeur, elle a quelque rapport, sinon accointance, avec le malin, chose que ne manque pas de souligner Joris-Karl Huysmans dans Là-bas (1891), lors de la description de la messe noire conduite par des satanistes : parmi les ingrédients végétaux qui brûlent dans une cassolette, l’on trouve de la rue parce qu’elle possède un parfum qui plaît à leur maître, expliquent-ils.
Aux XVIII ème et XIX ème siècles, malgré la pugnacité de certains de ses plus ardents défenseurs, comme l’abbé Sébastien Kneipp, la rue amorce un lent déclin qui se solde aujourd’hui par une négligence quasi complète, ce qu’explique la prise en compte de la dangerosité de son emploi, hormis dans le domaine homéopathique où la teinture-mère que l’on produit à partir des racines fraîches, demeure encore usitée, bien qu’ayant une portée d’action limitée. Son éviction de l’armoire à pharmacie dessine un mouvement similaire à ce qui se déroule côté cuisine, où elle est encore malgré tout présente dans quelques préparations comme assaisonnement des viandes, des sauces ou encore des omelettes, ainsi que pour parfumer la grappa, une eau-de-vie de marc produite essentiellement en Italie septentrionale, ainsi que dans le canton suisse du Tessin. Mais ces emplois sont beaucoup plus rares que durant le Moyen-Âge, période durant laquelle la rue représentait un condiment très employé, sans commune mesure avec ce qu’elle est aujourd’hui, de même que durant l’Antiquité où on la voit souvent présente dans les pages du De re coquinaria, et entrant, avec l’ail et d’autres herbes, dans la recette du moretum, préparation à base de fromage frais, d’huile et de vinaigre, très appréciée des Romains et dont une recette est consignée dans Le cachat.
Les modes se défont aussi sûrement qu’on tire sur le fil d’une écharpe qui se trouve ainsi détricotée. Le prestige et le crédit dont a joui autrefois la rue se sont parfaitement évaporés. Réduite à bien peu de chose, même la cage protectrice a disparu, comme j’ai pu le voir au jardin botanique du parc de la Tête d’Or de Lyon, où le feuillage de la rue, inconnu de beaucoup, ne suscite absolument plus aucune méfiance. La magie n’opère plus. Pourtant, et nous l’avons largement souligné, la magie est un fil qui traverse une bonne part de l’histoire de la rue. La pensée magique s’est appliquée aux épidémies, aux venins et poisons de toutes sortes, aux animaux qui les transportent et les inoculent. La rue a été investie d’une charge magique qui a amplement suffit à faire d’elle matière à panacée (au sens très large du terme). Même si nous avons vu que cette réputation est très surfaite, en définitive, ne vaut-il mieux pas placer ses espoirs, pétris de foi et de croyance, en l’image d’une plante qui incarne cette puissance magique, plutôt que d’adresser ses vœux auprès du néant ?

Plante à la désagréable odeur, d’où son qualificatif de fétide (graveolens = « à odeur lourde, pesante »), la rue est un petit sous-arbrisseau vivace et semper virens, dont on sera surpris d’apprendre qu’il a prêté son nom à la famille qu’il représente, c’est-à-dire les Rutacées, comptant parmi ses membres des arbustes aux fleurs et fruits suavement parfumés : citronnier, bergamotier et oranger, entre autres.
Sa forte racine fibreuse et abondamment radiculée porte des tiges droites, rigides et cylindracées, faisant atteindre à la plante la hauteur maximale d’un mètre. Ses feuilles alternes et trilobées sont suffisamment épaisses pour paraître charnues. Bleuâtres à glauques, si on les regarde d’assez près, on voit leur surface criblée de glandes contenant une essence aromatique. Au plus tôt en mai, la rue se pare de corymbes terminaux de fleurs jaune verdâtre dont les quatre (ou parfois cinq) pétales sont dentés et frangés, formant à terme, en septembre-octobre, des fruits verts couverts, de même que l’épicarpe d’un citron, de glandes à essence.
Dans son état naturel, on trouve la rue en Italie méridionale et dans la péninsule balkanique. Cela explique son appréciation des terrains secs et arides tels qu’on les trouve dans le bassin méditerranéen (15), les rocailles et rochers ensoleillés, les falaises calcaires et thermophiles, les friches et garrigues, le pied des vieux murs de pierres sèches.

La rue fétide en phytothérapie

On a dit la rue odorante et certains se sont offusqués, rétorquant qu’il eut mieux valu utiliser l’adjectif puante. Mais ce qui est odorant n’est pas forcément aromatique, ni suave parfum, n’est-ce pas ? Odorant : qui possède une odeur (« bonne » comme « mauvaise »). Point. Oui, la rue dégage une forte odeur désagréable, et il n’est généralement pas besoin de savoir ce que veulent dire les mots fétide et vireuse pour opérer, à son approche, un net mouvement de recul. Sa saveur, quand la plante est fraîche, se compose d’âcreté, d’amertume et de piquant. Ce parfum et cette saveur, la rue les doit en partie à une essence aromatique qui se loge dans presque toutes ses fractions (feuilles, fleurs), soit exactement celles que l’on distille à la vapeur d’eau en vue d’en obtenir une huile essentielle qui transpose en bonne partie l’odeur de la rue fraîche dans sa globalité, et beaucoup de son âcreté. Liquide, de couleur jaune verdâtre ou brunâtre, il lui arrive d’être aussi incolore. Pour marquer sa singularité, signalons que sous lumière fluorescente, cette huile apparaît bleu violacé, et qu’elle est plus hydrosoluble que bien des huiles essentielles. Un produit pas comme les autres, en somme, contenant à très grande majorité des cétones (90 %), dont de la méthyl-nonyl cétone (2-undécanone) et de la méthyl-heptyl cétone (2-nonanone), auxquelles on peut ajouter quelques monoterpènes (pinènes et limonène) et oxydes (1.8 cinéole), sans oublier, rutacée oblige, des furocoumarines comme le bergaptène.
Passé le cap aromatique, on remarque chez cette plante la présence d’un flavonoïde dont est riche le sarrasin (et le bouleau dans une mesure moindre), quand bien même son nom s’inspire de celui de la rue : il s’agit de la rutine. A cela, ajoutons des alcaloïdes quinoléiques (1 à 2 %, dont fagarine, arborinine, skimmianine…), de la résine, de la gomme, un principe amer, de l’albumine, de l’inuline, du tanin, de l’acide malique, de la chlorophylle, etc.

Propriétés thérapeutiques

  • Emménagogue, congestionne et stimule les fibres lisses de l’utérus
  • Sudorifique, diaphorétique
  • Antispasmodique
  • Laxative
  • Antihémorragique, renforce la paroi des vaisseaux sanguins, abaisse la tension
  • Rubéfiante (irrite la peau et les muqueuses), détersive, vulnéraire
  • Vermifuge, antiparasitaire, insecticide, germicide, répulsive (vermine, serpents, rats, animaux domestiques)
  • Anti-épileptique (?)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gynécologique : aménorrhée par atonie, dysménorrhée, oligoménorrhée, leucorrhée, hémorragie puerpérale
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : constipation, colique, flatulence, inertie intestinale, crampe d’estomac, tympanite, parasites intestinaux (ascarides vermiculaires)
  • Affections cutanées : blessure, contusion, ulcère sordide, ulcère atone, verrue, parasitose cutanée (poux, gale, teigne)
  • Affections bucco-dentaires : ulcération gingivale, ulcère scorbutique des gencives, engorgement gingival
  • Affections oculaires : yeux fatigués (paupières surtout), cernes (on s’adressera plus sûrement aux remèdes homéopathiques pour tout ce qui concerne les affections oculaires)
  • Troubles de la sphère respiratoire : catarrhe bronchique chronique, ozène (affection nasale signalant une pleurésie dont les sécrétions ont comme pour particularité de posséder une odeur semblable à celle de la rue, c’est-à-dire fétide…)
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire : hypertension, palpitations
  • Engorgement glandulaire (en particulier des seins)
  • Sciatique, sclérose en plaque, paralysie de Bell
  • Vertige
  • Hystérie (?), convulsions (?), épilepsie (?), chorée (?), « mélancolie » (?)
  • Traumatologie et rhumatologie (voir en homéopathie, avec la teinture-mère tirée des racines fraîches)

Modes d’emploi

  • A destination d’un usage interne : on peut procéder à l’infusion (5 g de plante fraîche par litre d’eau, le double si elle est sèche) et à la décoction (bien que plus rarement). La poudre de feuilles peut aussi s’envisager per os.
  • Pour l’usage externe, il est possible de confectionner un macérât huileux de feuilles de rue fraîches ou bien une pommade à l’axonge. L’infusion sera concentrée (10 à 30 g par litre d’eau) et se destinera aux bains de bouche, lavements et autres fomentations. Enfin, la décoction, comptant de 30 à 350 g de plante fraîche par litre d’eau, représente le véritable arsenal contre la vermine, les poux, etc.
  • Anciennement, de nombreuses recettes eurent cours : signalons-en quelques-unes à la curiosité de nos lecteurs : l’alcoolat vulnéraire du Codex, la macération alcoolique de feuilles de rue édulcorée au sirop, le cataplasme composé de gousses d’ail, de feuilles de rue et de saindoux (nous ne sommes pas loin du moretum, là ^.^), enfin l’huile essentielle qu’on administrait généralement en interne par le biais d’une potion.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : l’on cueille les tiges feuillées bien garnies de la rue avant la floraison. Notons que la plante sauvage est plus active que celle qui est domestique.
  • Séchage : il est possible et ne diminue pas la qualité thérapeutique de la plante (contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là).
  • Toxicité : le caractère neurotoxique et potentiellement abortif des deux principales molécules contenues dans l’huile essentielle de rue fétide font d’elle un produit tout aussi virulent que ces autres huiles essentielles que sont l’absinthe, le thuya ou encore l’armoise vulgaire. C’est pourquoi on l’a aussi mise en cage : le JO n° 182 du 8 août 2007 place cette huile essentielle sous strict monopole pharmaceutique et en interdit donc la vente libre en France.
    La rue fraîche, prise en interne à des doses plus élevées que la moyenne, provoque de violents désordres : tuméfaction de la langue et du pharynx, inflammation gastro-intestinale (gastro-entérite, lésion intestinale), excitation suivie d’abattement profond, vertiges, tremblements, convulsions, affaiblissement du pouls et dépression cardiaque, refroidissement, douleurs articulaires (précisément dans toutes les articulations), polyurie, inflammation et hémorragie utérine, etc. De quoi dissuader quiconque souhaiterait lui voir jouer son rôle de « faiseuse d’anges », sauf si, bien entendu, l’on a affaire à celles qui connaissent la juste dose pour ce faire. Mais je crois que c’est du flan, un bon gros flan pour naïves désespérées, et dont on nous rabat les oreilles depuis des lustres, et qu’on trouve encore, dégoulinant, dans des bouquins bien récents qui amènent la chose sans discussion possible. Pourquoi vouloir encore et toujours demeurer dans l’erreur ? Mystère. Même la teinture-mère (préparée avec les sommités fleuries de la rue, et que l’on doit donc bien distinguer de celle provenant des racines), prise en interne à doses moyennes, détermine un cortège d’inconvénients que voici : idées noires, cauchemars sinon rêves pénibles, sensation de froid et de grelottement – n’a-t-on pas déjà l’impression d’avoir passé l’arme à gauche ? Que la camarde est à nos trousses ? Que Galien, impuissant à nous guérir, déclame une oraison funèbre à défaut d’ordonnance, à l’aplomb du trou qui nous accueille ? Et ça continue : migraine, vertige, affaiblissement de l’acuité visuelle, douleurs musculaires, étouffement, vomissements, diarrhée, polyurie, excitation génitale, etc. O joie ! A côté de ça, la phototoxicité de la rue passe pour de la petite bière : cependant, elle peut tout de même déterminer des dermatites après ingestion puis exposition au soleil. A l’état frais, par simple contact avec cette plante irritante et vésicante, des dermatites peuvent survenir. Cela remet donc très sérieusement en question le rôle de remède ophtalmique qu’on a voulu faire jouer à la rue fétide à travers les âges thérapeutiques, ce bénéfice se réduisant à la seule homéopathie (granules 5 CH pris par trio en plusieurs moments de la journée ; et encore cela ne concerne-t-il pas toutes les affections oculaires).
  • La rue fétide est cultivée comme plante ornementale et médicinale dans de nombreuses régions du monde, comme, par exemple, dans ce petit pays sud-américain, l’Équateur, où elle porte le nom de ruda de Castilla.
  • Autres espèces métropolitaines : la rue de Chalep (Ruta chalepensis), la rue de Corse (Ruta corsica), la rue à feuilles étroites (Ruta angustifolia).
    _______________
    1. Macer Floridus, De viribus herbarum, p. 88.
    2. Serenus Sammonicus, Préceptes médicaux, p. 65.
    3. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 840.
    4. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 847.
    5. Walahfrid Strabo, Hortulus, p. 22.
    6. Ibidem.
    7. Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 100.
    8. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, p. 38.
    9. Larousse médical illustré, p. 1078.
    10. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 840.
    11. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 168.
    12. Ibidem.
    13. Bernard Vial, Affectif et plantes d’Amazonie, p. 71.
    14. Serenus Sammonicus, Préceptes médicaux, p. 17.
    15. La culture de la rue depuis l’Antiquité gréco-romaine justifie le fait qu’on la trouve sur (presque) l’ensemble du pourtour de la mer Méditerranée : sa naturalisation y est déjà fort ancienne.

© Books of Dante – 2020

Le maté (Ilex paraguariensis)

Synonymes : yerba, yerba mate, thé du Paraguay, thé du Brésil, thé des gauchos, thé des jésuites.

Dans l’un de ses ouvrages, Jean-Marie Pelt faisait observer que chaque grande partie du globe (ou presque) pouvait s’enorgueillir d’avoir offert au monde une grande boisson : le thé pour l’Asie, le café pour l’Afrique et le cacao pour l’Amérique du Sud. Face à une telle richesse, qui met d’autant plus en relief la carence européenne dans ce domaine, on serait tenté de vouloir expliquer les velléités colonisatrices de ces grandes nations qui formaient l’Europe il y a cinq siècles. (Chut… C’est une bêtise.) Mais ce trio gagnant – thé, café, cacao – ne saurait faire oublier que dans chacune de ces trois grandes régions géographiques, on use de bien d’autres plantes pour rassasier les besoins de boisson : si on les connaît moins, c’est parce qu’elles sont moins plébiscitées et que, surtout, notre regard extérieur s’arrête à la surface des choses le plus souvent. Or, le thé, le café et le cacao ne peuvent évidemment pas réduire les habitudes de consommation à eux seuls. Considérons l’implication du seul riz comme ingrédient majeur de différentes boissons asiatiques. Regardons du côté de la noix de kola et de l’iboga en Afrique, ou encore de celui du guarana et de la guayusa en Amérique du Sud. Et du maté, donc, plante typiquement sud-américaine qui, dans la nature, prend l’aspect d’un assez grand arbre d’une vingtaine de mètres de hauteur, adepte des forêts tropicales de basse montagne (environ 600 m d’altitude), et présent dans plusieurs pays du continent (Argentine, Brésil, Paraguay, Bolivie…).
C’était une plante connue des autochtones bien avant que des barbus européens ne vinssent s’aventurer là pour de tout autres raisons. Connue, certes, et cultivée par eux également, puisque la boisson tonique et énergisante qu’on en tire était déjà en faveur auprès des autochtones, dont les plus zélés en organisèrent effectivement la culture, afin d’avoir la plante à portée de main (ce que, dit-on, l’on doit aux Guarani, ce qui suppose un effort de sédentarisation, ce qui n’est pas le cas de toutes les tribus amazoniennes, comme les Nambikwara, nomades itinérants, qui ne sont pas sans rappeler, dans leur mode de vie, les tribus pygmées du centre de l’Afrique). Si les jésuites sont les premiers colons cultivateurs de cette plante, cette économie domestique est bien postérieure à la culture locale du maté par les Amérindiens. Il est bien possible que les premiers matés rencontrés par les colonisateurs furent des arbres de culture que, pour en faciliter la récolte, l’on rabat, de même qu’on fait de l’ylang-ylang en Asie : ainsi ce qui en forêt est un arbre, devient, à l’état de culture, un simple arbuste rameux d’environ cinq mètres de hauteur, possédant néanmoins d’identiques caractéristiques botaniques avec son confrère sauvage, à savoir : de grandes feuilles persistantes et coriaces, vert clair mat quand elles sont jeunes, plus foncées en vieillissant, légèrement dentées, piquantes jamais. A l’abri de brefs pétioles, se développent des boutons floraux qui forment, tout comme chez le cousin européen du maté qu’est le houx commun, de minuscules fleurs à quatre pétales blancs et à quatre étamines, qui donnent suite au véritable caractère distinctif du maté, qui ne tient donc pas dans sa floraison, mais dans sa fructification, rouge sur vert : de petites baies sphériques comptant quatre loges, composées d’une pulpe glutineuse recouverte d’un fin vernis de couleur rouge pourpre.

Consommé essentiellement en Amérique du Sud, dans les pays d’origine, mais aussi dans d’autres qui, limitrophes, l’ont adopté (comme le Chili et l’Uruguay), le maté n’a pas rencontré, en dehors de cette zone géographique, un succès aussi retentissant que celui du cacao. Bien que le maté, par sa culture, se soit expatrié, c’est essentiellement en direction de la sphère hispanico-portugaise. C’est pourquoi on le voit en culture aussi bien en Espagne qu’au Portugal, alors que dans son aire d’origine, sur la seule question des plantes toniques et stimulantes, il se place bien avant le guarana et la triste coca.
On laisse entendre que le premier mode archaïque de consommation du maté fut la manducation de ses feuilles par les populations indigènes. Après quoi, l’on recensa différentes autres manières de consommer le maté, dépendant essentiellement de l’évolution des mœurs et également des circonstances (par exemple, au Japon, la pratique du thé infusé est relativement récente eu égard à l’histoire du thé dans l’empire du soleil levant). C’est ainsi que l’on pouvait porter de l’eau à ébullition pour faire une décoction de maté, et si l’on n’avait pas moyen d’avoir de l’eau chaude (comme cela peut arriver au fin fond de la forêt amazonienne), on procédait par macération à froid de poudre de feuilles de maté dans de l’eau. Dans certains pays, on observe des façons de procéder inexistantes par ailleurs. C’est le cas au Paraguay, où l’on prépare le mate dolce qu’on obtient en faisant caraméliser à feu vif de la poudre de maté dans du sucre, puis qu’on allonge d’eau bouillante par la suite. Mais ce qui prévaut, et reste indissociable de l’espace culturel du maté, c’est ce qu’au Brésil, l’on appelle le chimarrão (et maté dans les pays hispanophones d’Amérique du Sud). « Rite social et vice privé », le rituel bi-quotidien du chimarrão, prend place en fin de matinée ainsi qu’en fin d’après-midi. C’est exactement ce que décrivit l’ethnologue français Claude Lévi-Strauss dans son célèbre Tristes tropiques : « On s’assied en cercle autour d’une petite fille, la china, porteuse d’une bouilloire, d’un réchaud et de la cuia, tantôt calebasse à l’orifice cerclé d’argent, tantôt […] corne de zébu sculptée par un péon [id est un ouvrier agricole]. Le réceptacle est au deux tiers empli de poudre que la fillette imbibe progressivement d’eau bouillante ; dès que le mélange forme pâte, elle creuse, avec le tube d’argent terminé à sa partie inférieure en bulbe percé de trous, un vide soigneusement profilé pour que la pipette repose au plus profond, dans une menue grotte où s’accumulera le liquide, tandis que le tube doit conserver juste assez de jeu pour ne pas compromettre l’équilibre de la masse pâteuse, mais pas trop, sinon l’eau ne se mélangera pas. Le chimarrão ainsi disposé, il n’y a plus qu’à le saturer de liquide avant de l’offrir au maître de maison ; après qu’il a aspiré deux ou trois fois et retourné le vase, la même opération a lieu pour tous les participants, hommes d’abord, femmes ensuite s’il y a lieu. Les tours se répètent, jusqu’à épuisement de la bouilloire. Les premières aspirations procurent une sensation délicieuse – au moins à l’habitué, car le naïf se brûle – faite du contact un peu gras de l’argent ébouillanté, de l’eau effervescente, riche d’une mousse substantielle : amère et odorante à la fois, comme une forêt entière en quelques gouttes concentrée […]. Après quelques tournées, le maté s’affadit, mais de prudentes explorations permettent d’atteindre avec la pipette des anfractuosité encore vierges, et qui prolongent le plaisir par autant de petites explosions d’amertume » (1). Aux mots, il est parfois souhaitable d’additionner des images. En voici quelques-unes : cette petite vidéo très bien faite permet de mieux comprendre le mode de préparation du chimarrão. A son visionnage, on comprend assez facilement que les conditions réelles de la forêt amazonienne ne permettent pas toujours le « confort » nécessaire à un tel protocole et qu’il faille donc s’en remettre à des méthodes alternatives plus simples, comme nous les avons mentionnées plus haut.

La cuia, autrement dit le pot à maté, est constituée par le corps d’une calebasse séchée et évidée, dont la forme se prête à la fonction qu’on attend d’elle. Du gabarit d’un mug, on peut facilement la tenir dans la main et la poser sur une surface plane si son « postérieur » l’autorise (sinon, l’on prévoit un support, comme ceux des cornes à boire). La bombilla (ou bombilha, bomba, etc.), d’une longueur comprise entre 15 et 20 cm, c’est la « paille », métallique le plus souvent (argent, acier inoxydable…) ou fabriquée dans du bambou, qui permet l’absorption du liquide. Remarquons que dans cette configuration, le maté n’est plus seulement la poudre de feuilles de l’arbre du même nom, ni la boisson qu’on en tire, mais désigne l’assemblage cuia + bombilla + poudre de feuilles de maté + eau chaude.

Le maté, c’est aussi, dans l’imagerie, une boisson indistinguable de ceux qui jouent le rôle de cow-boy dans les plaines sud-américaines, les Gauchos. Dans leur culture, le maté prend le rôle de boisson, mais ce sont aussi les occasions durant lesquelles le maté intervient qui sacralisent quelque peu ses fonctions : festives, sociales (le maté invite à la fraternité et à l’hospitalité), peut-être même cosmogoniques, si j’en crois ce que semble sous-entendre les quelques lignes que voici : pour déguster le chimarrão/maté, « les Gauchos s’organisent en cercle où il passe de main en main selon un rituel très précis qui invite par exemple les participants à faire circuler la calebasse dans le sens anti-horaire afin de faire passer le temps moins vite » (2).

Le maté en phytothérapie

Qui connaît le thé, le café et le cacao, ne sera pas très surpris à l’énoncé des quelques noms de principes actifs contenus dans toutes ces plantes, ainsi que dans le maté, dont on ne considère que les feuilles attachées par leur pétiole aux petits rameaux et ramilles, dont le mode de préparation – outre qu’il leur confère une magnifique couleur réséda – offre aussi une légère odeur aromatique et une saveur qui l’est tout autant, bien qu’elle soit quelque peu mâtinée d’amertume (qui reste toute relative : dans le commerce, il existe plusieurs espèces de maté : doux, moyen, amer).
Le premier mot bien connu des amateurs de café, sans être biochimiste, c’est la caféine : le maté en contient en moyenne 1,5 %. Puis, l’on constate la présence de cet autre alcaloïde de type méthylxanthique, la théophylline, qui, contrairement à ce que son nom indique, ne se trouve pas que dans le thé, mais aussi dans le cacao et le café, de même que la théobromine, qu’une mauvaise habitude semble vouloir n’associer toujours qu’au seul cacao, ce qui est inexact, puisque le maté en possède environ 0,4 %. Autre substance commune à toutes ces plantes, le tanin (16 % dans le maté), mais en moindre quantité que dans le thé et le café. Puis viennent de nombreux flavonoïdes (rutine, catéchine, quercétine, kaempférol), des saponosides, divers acides (chlorogénique, quinique, caféique, etc.), de la résine, une importante portion de chlorophylle, quelques traces d’essence aromatique (0,01 %), des sels minéraux et oligo-éléments (fer, magnésium, potassium, manganèse, etc.).

Note : certaines sources signalent l’existence de matéine dans le maté : ne nous y trompons pas, ce mot n’est pas autre chose qu’un synonyme de la caféine.

Propriétés thérapeutiques

  • Stimulant du système nerveux central, tonique nerveux, psychotrope et analeptique, tonique musculaire, musculotrope, stimulant des fibres musculaires lisses, glycogénolytique, adaptogène
  • Digestif, stomachique, lipolytique
  • Diurétique léger
  • Anti-athéromateux, tonique de la circulation périphérique
  • Anti-inflammatoire
  • Anti-oxydant
  • Anxiolytique

Usages thérapeutiques

  • Asthénie physique et intellectuelle, neurasthénie, fatigue, fatigue du convalescent, dépression légère
  • Dyspepsie
  • Maux de tête, migraine, céphalée migraineuse
  • Douleur rhumatismale
  • Obésité, prise de poids
  • Prévention des maladies dégénératives (Parkinson, Alzheimer)

Modes d’emploi

  • Infusion théiforme de feuilles de maté légèrement torréfiées et pulvérisées : après ébouillantage d’une théière, l’on place la valeur d’une à deux cuillerées à café de maté dans le récipient, auquel on ajoute 200 cl d’eau chaude (ou 10 g de maté pour un litre d’eau), puis on laisse infuser de 5 à 15 mn, et enfin l’on filtre.
  • Décoction de feuilles de maté légèrement torréfiées et pulvérisées : à démarrer à l’eau froide, après avoir placé l’équivalent d’une poignée (la poignée d’une petite fille, c’est bien suffisant pour commencer) de maté dans un litre d’eau. Dès les premiers bouillons, on retire du feu, puis on laisse infuser 2 à 3 mn avant de passer (une décoction trop longtemps poursuivie se solde par une perte des propriétés thérapeutiques du breuvage).
  • Chimarrão : à réaliser avec le matériel adéquat, bien entendu (c’est sans doute la meilleure manière domestique d’absorber le maté).
  • Extrait fluide.
  • Extrait hydro-alcoolique.
  • Teinture-mère.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • N’imposant pas les mêmes inconvénients que le thé et le café, le maté peut s’ingérer en plus grande quantité que les deux plantes sus-citées. Cependant, il importe de respecter un certain nombre d’obligations. Ainsi, le maté « ne doit pas être consommé en mangeant, mais à jeun ou assez longtemps après le repas, sans y rien ajouter, ni crème, ni alcool, ni sucre » (3), interdiction s’expliquant par la trop grande présence de tanin dans le maté, substance pouvant nuire à la bonne fonction digestive durant les repas.
  • Récolte : on cueille les feuilles de maté lorsque les baies sont parfaitement mûres.
  • Préparation : les feuilles sont chauffées au-dessus d’un feu de bois, ce qui a pour but l’obtention d’une légère torréfaction. Après quoi, elles sont conservées pour une durée égale à un an avant d’être employées.
  • Le maté fournit une énergie suffisante même si les rations alimentaires sont insatisfaisantes. Ce qui n’est pas, pour autant, une raison de sous-alimenter l’organisme.
  • Comme il est moins constipant que le thé et le café, le maté peut être ingéré par les malades constipés et migraineux qui ne tolèrent ni thé ni café. Enfin, bien qu’affichant un taux élevé de tanin, le maté exerce une action beaucoup moins irritante que le thé sur les muqueuses gastriques, d’où son emploi autorisé en cas de dyspepsie.
  • Autre espèce proche : la guayusa (Ilex guayusa), dont le formidable taux de caféine avoisine les 7 % ! Aucune autre plante n’en contient autant.
  • Pour aller plus loin : une e-boutique spécialisée en France : https://www.yerba-mate.fr/. Vous y trouverez tant des calebasses avec ou sans pied, des bombillas, ainsi que du maté, « j’entends le vrai maté, car le produit vendu en Europe sous cette étiquette a généralement subi de si maléfiques transformations qu’il a perdu toute ressemblance avec l’original » (4). Ainsi parlait Claude Lévi-Strauss dans les années 1954-1955. Depuis, le maté vendu en France est de qualité très honorable.
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    1. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, pp. 192-193.
    2. Wikipédia, page « Gaucho ».
    3. Larousse médical illustré, p. 724.
    4. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, p. 192.

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