Le sarrasin (Fagopyrum esculentum)

Fleurs de sarrasin (krzysztof ziarnek – wikimedia commons).

Synonymes : blé noir, blé rouge, blé de Turquie (ainsi apparaît-il dans Les Grandes heures d’Anne de Bretagne), blé de Barbarie, blé de Tartarie, sarrasin de Tartarie, sarrasin de Russie, blé martin, bucail, bouquette, beaucuit, carabin, dragée de cheval, dragée de pourceau, renouée sarrasin, sarrazin.

« Quel présent nous ont fait les Maures en nous envoyant le sarrasin ! », s’exclamait Brillat-Savarin, pas forcément pétri d’exactitude, tant géographiquement qu’historiquement, pour le coup. Non pas qu’il en était le fol consommateur, mais parce qu’il lui savait bon gré d’engraisser les poulardes qu’ensuite il dévorait. Mais il était d’accord sur un point : le sarrasin est l’un des aliments de santé des animaux de basse-cour. Et si c’est bon pour eux, c’est peut-être également bon pour nous. Cependant, Brillat-Savarin n’est pas allé jusque-là (il mangeait du sarrasin par poularde interposée ^.^), c’est-à-dire jusqu’à un point qui avait été remarqué une trentaine d’années plus tôt par Desbois de Rochefort, qui consigna dans son ouvrage posthume la pratique, courante en plusieurs régions de France1, de mêler à de la farine de seigle du sarrasin pour faire du pain, c’est-à-dire l’aliment quotidien de millions de Français à la veille de la Révolution française.

D’où vient le fait que le sarrasin passe pour l’aliment de celui qui est trop indigent pour se nourrir de blé ? On peut imaginer le sarrasin dans les chaumières d’Europe médiévale, humides et malodorantes, où grouillent la vermine et les maladies. Mais on se tromperait, puisque, à cette époque, le sarrasin y était parfaitement inconnu, ces populations-là se contentant de seigle et écopant de l’ergotisme au passage. Le pain du pauvre en appelait donc à d’autres substituts.

Provenant d’Asie centrale et occidentale, de Mandchourie et de Sibérie2, « le sarrasin a été introduit par les Mongols et les Turcs aux environs de la mer Noire, d’où les échanges commerciaux l’a transmis au début du XVe siècle à l’Europe centrale et occidentale »3. Cependant, bien avant cela, il dut bien transiter par une autre route pour se trouver cultivé en Espagne, occupée par les Maures, dès le VIIIe siècle, d’où ce nom de sarrasin qu’on lui a conservé.

Et cette réputation, alors ? Comment expliquer, lisant Roques, que le pain de sarrasin, c’est bof-bof, drôle de couleur et drôle de goût ? (Peut-être pas pour qui a faim ; mais, à ce dernier, proposez-lui du pain de froment et du pain de sarrasin. Lequel des deux pensez-vous qu’il va préférer ?) Roques n’était donc pas de ceux à qui l’on fait manger de ce pain-là. « Il n’en est pas de même des gâteaux et de la bouillie qu’on prépare avec de la farine récente et bien conservée. La bouillie se mange chaude ou froide, frite ou grillée ; on la coupe par tranche, et on la met à la poêle comme le poisson »4. On fait donc du sarrasin ce que l’on fait de la polenta de maïs en Italie. En France, il y a encore deux siècles, bouillie et galette au lait ou au cidre constituaient deux des principales sources de nourriture quotidienne. Mais Roques et d’autres médecins de son temps, contrairement à Desbois de Rochefort et Brillat-Savarin (qui, au reste, n’était même pas médecin mais gastrolâtre), mettaient en garde face à cette excessive sur-consommation de sarrasin lors des repas. De quoi donc le sarrasin est-il accusé ? D’affliger ceux qui le consomment d’avoir « le teint blafard, livide », de tomber « dans un état de langueur », « d’émousser leur intelligence et de les abrutir ». Selon Roques et Cie, la consommation exclusive de sarrasin serait à l’origine d’une intelligence défectueuse, d’une lenteur singulière dans les mouvements et d’une inertie stupide. Il faut très certainement voir dans ce jugement non scientifique l’influence de la « mauvaise » réputation du sarrasin, un « blé impur », ne produisant pas de farine blanche, mais grisâtre, poussant le vice à être parfaitement inapte à la panification, ou du moins se réduisant à « une masse insipide, indigeste, sans liaison ». Le sarrasin serait donc l’ennemi du compagnon, de l’amitié et du lien indéfectible que l’on établit entre les êtres. Qu’est-ce que c’est que ce blé noir, sinon une plante d’origine barbare (héritée des Sarrasins), ainsi donc placée en dehors de la chrétienté, à l’inverse du blé, graine christique s’il en est, et fort en honneur pour cette raison, poussant dans des terres riches, au contraire de ce sarrasin tout dépenaillé qui survit tant bien que mal sur des sols siliceux particulièrement pauvres ? Or, si l’on inverse cette perspective, on se rend compte facilement que le sarrasin est une plante qui valorise un type de sols que sa culture même conserve « propres », puisque télétoxique par sécrétions racinaires, il élimine lui-même les adventices sans qu’il soit besoin d’abuser de ces pesticides par trop coûteux. A l’inverse, le blé, pour donner quelque chose, dépend essentiellement de la nature et de la richesse du sol auquel on le confie.

Dans quelque conte, on fait adopter au sarrasin une fonction assez trouble, puisqu’on l’accoquine au diable, alors que Dieu conserve par devers lui le blé et d’autres plantes alimentaires « positives ». Aujourd’hui, force est de reconnaître que le point de vue s’est déplacé : des blés trafiqués contiennent de ces grosses molécules de gluten que l’on n’y trouvait pas autrefois en aussi grande quantité. Cette protéine (comme d’autres – les lectines, par exemple, et dont on parle peu en Europe) est responsable de divers troubles à la portée plus ou moins étendue. Quant aux lectines les plus problématiques, ce sont celles présentes dans des plantes également riches en gluten, c’est-à-dire les céréales, mais on en trouve aussi parmi des légumineuses (pois chiches, lentilles) et des plantes alimentaires de la famille des Solanacées (tomate, poivron, aubergine). Et c’est là que surgit le sarrasin. Celui qu’autrefois l’on décriait, le réservant à la plèbe, celui auquel on faisait un mauvais procès, s’avère à même de pallier l’inconfort induit par une consommation morbifique d’aliments contenant trop de gluten. Ce sarrasin noir des sols miséreux ne provoque justement pas les travers qu’occasionne ce blé trop blanc des sols riches et bourrés de joyeusetés. C’est là un sacré retournement de situation ! Pourtant, si l’on regarde dans le détail, l’on se rendra compte que l’inversion ne s’est pas effectuée selon un fil tendu entre l’époque de Roques et la nôtre, mais qu’il y a eu, entre les deux bornes, d’autres jalons qui entrèrent en dissonance complète avec ce que l’on put bien raconter de négatif au sujet du sarrasin. Un siècle après Roques à peine, le docteur Leclerc dressait un portrait flatteur du sarrasin que Paul-Victor Fournier restitue à peu près en ces termes : « Cet aliment substantiel produit un état d’euphorie et d’équilibre intellectuel qui, d’une part, porte à l’optimisme et à l’indulgence, et d’autre part, favorise le travail de l’esprit et aboutit à un meilleur rendement. Ceux qui en font leur principale nourriture se distingueraient par la bonne humeur et la douceur du caractère. Qu’attend-on pour l’imposer à toute l’humanité ? »5. Il est parfois rapporté que le sarrasin est symbole de protection et de guérison. On comprend aisément pourquoi à la lecture de ces dernières lignes.

Plante annuelle rustique d’une petite cinquantaine de centimètres des pieds à la tête, le sarrasin érige des tiges nodulaires striées, un peu rameuses, vertes ou trempées de rouge. L’appareil foliaire se compose de deux types de feuilles : les plus immédiatement visibles sont les inférieures. Cordiformes avec une pointe bien marquée, plus ou moins sagittées, elles peuvent parfois adopter l’allure d’une feuille de lierre grimpant. Dans tous les cas, elles conservent de longs pétioles, tandis que les feuilles supérieures n’en ont pas, étant sessiles et rattachées directement à la tige du sarrasin. Remarquons une spécificité des Polygonacées, c’est-à-dire une pièce foliaire appelée ochréa formant un manchon sur la tige à la naissance de chaque pétiole.

Les fleurs, très souvent blanches mais parfois légèrement rosées, comptant cinq pétales et formant de petits bouquets au sommet de la plante, ainsi qu’à l’aisselle des feuilles, paraissent de juin à août. Ces petits glomérules touffus produisent des semences à trois faces bien nettes, et dont la couleur une fois parfaitement mûres, n’est pas seulement celle qui justifie le nom de blé noir accordé au sarrasin : en effet, dans le commerce, l’on voit du sarrasin beige, jaune roussâtre ou bien encore vert teinté de roux.

Le sarrasin en phytothérapie

Le sarrasin, tout bon blé noir qu’il est, est-il une céréale ? Ne peut détenir ce titre que la plante dont Cérès (Déméter), après avoir passé l’araire dans le champ, plaça la semence dans le sillon. Ainsi, les céréales, dans lesquelles il n’est pas bien difficile de lire le nom de la déesse, ce sont le blé, l’orge ou encore le maïs, pour n’évoquer que les plus courantes. Le sarrasin, non. On lui attribue le substantif de pseudo-céréale, c’est-à-dire de fausse céréale. Mais bien souvent, par ignorance ou par paresse, on escamote le préfixe et l’on transmute le sarrasin en une céréale, à l’égal du blé. Cette précision étant établie, passons donc à la suite.

Du sarrasin, l’on utilise principalement la semence inodore et à faible goût farineux, ainsi que, quelquefois, les fleurs fraîches (bien que cela demeure parfaitement anecdotique). Voici, à peu près, de quoi est constitué un grain de sarrasin :

  • Matières amylacées : 55 %
  • Cellulose : 14 %
  • Matières azotées : 11 %
  • Matières grasses (dont lécithine) : 3 %
  • Sels minéraux : 3 %
  • Sucres (saccharose) : 1 à 2 %

Première chose remarquable, « la richesse du sarrasin en principes minéraux n’est guère dépassée, parmi les céréales, que par l’avoine, », consignait Paul-Victor Fournier6. On les y trouve fort nombreux en effet : zinc, sélénium, manganèse, calcium, fer, cuivre, potassium, magnésium, phosphore, etc. Histoire de faire bonne figure, il n’a pas non plus à pâlir d’une carence vitaminique, puisqu’il propose à profusion des vitamines du groupe B (1, 2, 3, 5, 6 et 9), ainsi que de la vitamine E.

On remarquera la présence de plusieurs flavonoïdes, dont la vitexine, la quercétine, mais essentiellement la rutine, molécule anti-inflammatoire, impliquée, comme la précédente, dans l’abaissement du risque de cancer et de maladies cardiaques. Cela va nous obliger à promouvoir le rôle prophylactique capital du sarrasin.

Afin d’en rajouter une couche, l’on trouve dans le sarrasin plus de polyphénols et d’acides aminés (au nombre de douze !) que dans le blé, ce qui nous impose de nous pencher sur ce dernier point avec une attention redoublée :

  • l’histidine est un acide aminé essentiel ; présent dans l’hémoglobine, il permet de maintenir le pH sanguin ;
  • l’arginine : énergétique, sa dégradation fournit du carbone et de l’azote aux cellules ;
  • la lysine : non synthétisé par l’organisme, cet acide aminé essentiel doit donc être fourni par l’alimentation ;
  • le tryptophane est un précurseur de la sérotonine et de la mélatonine, deux hormones agissant sur le rythme circadien qu’elles régulent ;
  • la cystine : acide aminé soufré de la famille proche de la méthionine, elle joue un rôle important dans la bonne santé des ongles et des cheveux ;
  • la leucine : l’un des neufs acides aminés essentiels, qui augmente la résistance à la fatigue physique.

Enfin, la graine de sarrasin se remarque par la présence de lignanes (des phytohormones) et de D-chiro-inositol, molécule assez peu fréquente dans le règne végétal.

Aujourd’hui davantage présente dans les commerces de produits biologiques spécialisés, la farine de sarrasin présente une composition biochimique que nous pouvons présenter à l’aide de quelques chiffres :

  • Glucide : 70 %
  • Protéines : 9 à 14 %
  • Fibres : 4 à 6 %

Cela explique le bas index glycémique (établi à 40) de cette farine, dont la consommation au repas du soir est parfaitement recommandée. Les protéines du sarrasin ont le mérite d’être absorbées plus lentement que d’autres.

Pour en finir avec le cours de chimie, attirons l’attention sur un point d’importance : parce que non céréale, le sarrasin ne contient aucun gluten que ce soit, cette substance indésirable aux allergiques et autres intolérants. Ce gluten-là, on pourra se rappeler qu’il existe dans les « vraies » céréales dont les initiales forment l’acronyme campagnard que voici : SABOT (Seigle, Avoine, Blé, Orge, Triticale). On peut encore y ajouter l’épeautre et le kamut (avec un K, c’était tout de suite moins drôle pour fabriquer, comme au scrabble, un mot de sept lettres !) Ainsi, tout ceux à qui répugne le gluten, peuvent parfaitement s’en remettre au sarrasin, de même qu’au quinoa, à l’amarante, etc., qui n’en contiennent pas non plus.

Propriétés thérapeutiques

  • Fortifiant général, énergétique, nutritif, anti-asthénique, reminéralisant
  • Digestif, laxatif, déconstipant, anticancéreux intestinal (?)
  • Anti-inflammatoire
  • Protecteur vasculaire et veineux, renforce les parois des capillaires, prévient les affections relevant d’une insuffisance veineuse
  • Régulateur du système nerveux, euphorisant
  • Antioxydant puissant
  • Hypoallergénique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : intolérance et allergie au gluten, dyspepsie, entérite
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : prophylaxie dans l’hypertension et l’artériosclérose, varice, hémorroïdes, phlébite, thrombose, thrombophlébite, hypercholestérolémie (LDL), œdème, insuffisance veineuse, engelure, fragilité vasculaire, purpura, hémorragie rétinienne, cicatrisation de la cornée, maux de tête
  • Affections cutanées : allergie, démangeaison, eczéma, dermatose, érysipèle, contusion, cor, retirer des corps étrangers fichés dans les chairs, soin de la peau (rides et ridules), des ongles et des cheveux
  • Troubles de la sphère génitale : leucorrhée, spermatorrhée, syndrome des ovaires polykystiques (SOPK)
  • Troubles de la sphère hépatique : fatigue hépatique, sueur jaune de l’ictérique
  • Troubles du système nerveux : troubles du sommeil, surmenage intellectuel
  • Arthrite
  • Alimentation générale, alimentation de la femme enceinte, de l’adolescent, du convalescent, du cardio-rénal

Modes d’emploi

  • Infusion : plus clairement, il s’agit de ce qu’on appelle thé de sarrasin, qui est effectivement une infusion de graines de sarrasin grillées ou torréfiées, qu’on nomme kasha dans le jargon des connaisseurs.
  • Bouillie de sarrasin : sorte de « gruau » cuit en potage comme l’orge mondée dans de l’eau ou du lait. Comme le sarrasin constitue encore un ingrédient de choix dans les pays d’Europe de l’est, en Russie, en Ukraine et en Pologne, la kasha demeure un plat essentiel. Il s’agit d’une bouillie de sarrasin, parfois accompagné de riz ou de blé selon les régions7. On peut l’assaisonner avec des herbes, du sel et du poivre par exemple, ou bien y adjoindre des amandes ou des noisettes pilées, des œufs battus, l’aromatiser à l’eau de fleurs d’oranger, y ajouter un soupçon de miel ou de sucre si l’on veut orienter sa recette en direction des desserts. En général, le sarrasin se cuit comme les lentilles. Mais on peut aussi procéder comme le riz et en faire un pilaf.
  • Comment ne pas évoquer la galette de sarrasin, qu’obligatoirement l’on associe à la Bretagne ? Comme nous l’avons pu voir dans la première partie de cet article, il n’y a pas que l’Armorique qui peut se réclamer de ces crêpes de blé noir, puisque, fait moins connu, dans les Ardennes, on fabrique localement de ces crêpes, bien plus trapues cependant, dans lesquelles on mêle parfois la farine de sarrasin à celle du blé. Moins fine crêpe qu’épaisse galette, on donne à cette spécialité ardennaise les noms de vôte, vaute, berdelle ou encore tantimolle. Quant à la galette classique de blé noir à la mode bretonne, il importe de faire le mélange suivant : ¾ de farine de sarrasin et ¼ de farine de blé, sans quoi la cuisson pourra s’avérer laborieuse, le sarrasin, comme l’on sait, ne contenant aucun agent liant tel que ce gluten présent dans la farine de blé. Délayée à l’eau ou au cidre, la pâte de la galette bretonne impose qu’on la laisse reposer plusieurs heures avant son utilisation. L’adjonction de fécule d’arrow-root en lieu et place de la farine de blé permet généralement d’éviter le désagrément de la galette qui se désagrège en cours de cuisson, et de pouvoir la retourner pour la cuire des deux côtés.
  • Dans le registre des autres spécialités, on croise, depuis plusieurs années, de plus en plus de ces pâtes alimentaires sans gluten : ainsi, lentille corail, pois chiche et sarrasin se livrent-ils au jeu de la concurrence, mais restent cependant minoritaires face à l’exorbitante sur-représentation des pâtes alimentaires à base de semoule de blé dans le rayon pâtes/riz de la grande distribution. Les pâtes de sarrasin, si on ne les cuit pas excessivement (c’est-à-dire moins que les pâtes au blé), se tiennent parfaitement à la cuisson, sans partir en brioche, si vous voyez ce que je veux dire et que cette expression vous est familière. Bref, comme j’ai banni de mon alimentation toutes les sources de céréales glutineuses, je puis vous confirmer l’excellence de cette alternative que sont les pâtes au sarrasin, loin de démériter face aux pâtes classiques. On pensera encore aux crozets savoyards, ainsi qu’à cette autre spécialité, les pizzocheri, dont on se régale tant en Suisse qu’en Italie.
  • Faire du pain avec de la farine de sarrasin est compliqué. Il existe pourtant bien des recettes à droite à gauche, que j’ai tentées, sans jamais en être convaincu : jolie forme à la cuisson, mais goût atroce, pain qui ne se tient pas et qui tombe en poussière au bout de quelques jours, etc. Rien de neuf sous la voûte céleste si l’on en croit Alexandre Dumas qui écrivait dans son Grand dictionnaire de cuisine : « On ne peut se dispenser de dire que le pain qu’on en fait est le plus mauvais de tous ; sec le lendemain de sa cuisson, il se fend, s’émiette et devient alors venteux et détestable ». Préférez le pain à la farine de châtaigne, vous vous régalerez autrement. Faire du pain de sarrasin ? Non, non. J’ai donc abandonné cette idée, préférant mixer la farine de sarrasin à d’autres farines (millet, banane verte, amarante, manioc, etc., selon ce que j’ai en stock à la maison). Je compte généralement 2/3 de farine de sarrasin pour 1/3 d’autre(s) farine(s). A cela, j’ajoute du bicarbonate de soude, un peu de Mix’Gom ou autre substance apparentée, et, en principe, j’obtiens une pâte qui peut se transformer en un gâteau qui lève un peu tout de même. Ce qui m’arrange. Un gâteau par semaine, c’est bien suffisant. Et puis, manger du pain, même de sarrasin ou de je ne sais quelle autre farine sans gluten à tous les repas, eh bien, je m’en passe depuis plus d’un an et cela ne me manque absolument pas. C’est vrai que pour moi qui avais un grand-père boulanger, ça peut faire désordre. Mais il y a un équilibre en toutes choses, n’est-ce pas ?
  • Poursuivons dans les usages alimentaires possibles à base de sarrasin : j’ai récemment appris que les jeunes feuilles se consomment à la manière d’un légume vert, ce qui implique de semer soi-même son sarrasin, car je ne pense pas qu’il se vende en cet état sur les étals des marchés. Chose plus facilement réalisable : le sarrasin germé. Plutôt que des graines de poireau, de radis ou de je ne sais quelle luzerne alfa-alfa, pourquoi ne vous laisseriez-vous pas tenter par des graines de sarrasin à mettre au germoir (à la condition qu’il ne s’agisse pas de sarrasin grillé, bien incapable de germer) ?
  • Dernier point : le cataplasme de farine de sarrasin, que l’on mêle à du blanc d’œuf et du vin parfois, juste assez pour que cette pâte ne dégouline pas partout. Appliquée localement, cette préparation permet de soulager les articulations douloureuses, les affections cutanées telles que celles que nous avons listées plus haut, etc.

Précautions d’emploi, contre-indications et autres informations

  • Récolte : elle est tardive et échelonnée dans le temps, ce qui complique un peu l’opération. Si la plupart des plants sont parfaitement fructifiés à la fin du mois de septembre, d’autres prennent le temps de voir venir, lambinant jusqu’en octobre, novembre parfois. Cela explique que la mécanisation en grand du sarrasin s’avère rapidement une tâche complexe, et que la culture de cette plante ait été battue en brèche pas celles du maïs et de la pomme de terre dont la simultanéité du mûrissement les ont fait préférer au sarrasin, bien que ces deux plantes du nouveau monde ne présentent pas que des intérêts. Le sarrasin n’est donc pas le fer-de-lance du capitalisme forcené et libéral, bien au contraire.
  • Les fleurs de sarrasin sont très mellifères et offrent aux abeilles un abondant nectar. Le miel obtenu est généralement de couleur brune, à l’odeur et à la saveur prononcées.
  • Plante fourragère, il est parfois consommé par le bétail. Mais, lorsque le sarrasin est en fleurs, il présente l’inconvénient d’être dermotoxique. Il est alors susceptible de provoquer des inflammations cutanées à l’instar du millepertuis. Chez l’homme, ce problème se rencontre chez celui qui aurait consommé de son miel. On donne à ce phénomène le nom de fagopyrisme.
  • Autres espèces : – le sarrasin de Tartarie (Fagopyrum tataricum) : au rapport du docteur Roques, cette espèce, anciennement cultivée dans le nord de la France, passe pour plus robuste, davantage productive et tout aussi comestible par ses semences « grosses, triangulaires, noirâtres, à angles saillants et dentés »8 ; – le sarrasin vivace (Fagopyrum dibotrys ou cymosum), plante d’Asie orientale et centrale (Chine, Népal, Inde, Birmanie), cumule les fonctions de plante ornementale, fourragère et médicinale. Sur ce dernier point, la médecine traditionnelle chinoise fait appel à elle pour ses propriétés immunostimulantes ; elle est utilisée en cas de bronchite, d’œdème pulmonaire, d’inflammation de la vésicule biliaire, etc. A ce titre la même médecine traditionnelle chinoise signale à notre intérêt que la semence douce et fraîche du sarrasin commun s’applique plus précisément à assurer aux méridiens de la Rate, de l’Estomac et du Gros intestin, de convenables et correctes fonctions.

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  1. Aujourd’hui encore, bien des régions manifestent un attachement à cette pseudo-céréale : la Normandie, le Limousin, le Rouergue, l’Auvergne, les Pyrénées et, bien entendu, la Bretagne, soit dans bien des endroits tout de même, où il n’était pas que consommé mais également cultivé. Notons que la France occupe, après la Russie, l’Ukraine et la Chine, le quatrième rang mondial des pays producteurs de sarrasin. 110 000 tonnes ont été produites en France pour la seule année 2014, une paille en comparaison des 40 millions de tonnes de blé qu’elle produisait dans l’hexagone dans le même temps. A l’heure actuelle, la France est importatrice de sarrasin, c’est dire la demande ! Il faut croire que les 5 à 6000 ha cultivés de sarrasin ne permettent d’y pourvoir pas (en 1860, cette superficie était estimée à 750 000 ha en France).
  2. Depuis lors il a été précisément découvert que le point d’origine du sarrasin est la Chine.
  3. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 824.
  4. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 287.
  5. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 824.
  6. Ibidem.
  7. Le terme kasha désigne autant l’ingrédient que le plat que l’on prépare avec lui.
  8. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 292.

© Books of Dante – 2021

Semence de sarrasin (deborah isocrono – wikimedia commons).

Les monardes (Monarda sp.)

Monarde fistuleuse (Thomas G. Barnes – wikimedia commons).
  • La monarde écarlate (Monarda didyma) : monarde de Pennsylvanie, thé d’Oswego, thé rouge, thé des jardins
  • La monarde fistuleuse (Monarda fistulosa) : scarlet beebalm, bergamote sauvage
  • La monarde ponctuée (Monarda punctata) : horsemint, spotted beebalm, oregano della sierra

Les trois monardes que nous allons aborder dans cet article sont des plantes toutes originaires d’Amérique du Nord, ayant eu, à l’instar d’une foule d’autres plantes endémiques, une précieuse fonction pour les peuples autochtones avant même l’irruption des colons au XVe siècle. D’ailleurs, certains des noms vernaculaires qu’on leur a conservés témoignent dans ce sens. Par exemple, beebalm (= baume des abeilles) ou bien encore thé d’Oswego, en référence à ce qu’en firent tout d’abord les Amérindiens situés à l’est des États-Unis (Oswego est une petite ville de l’état de New-York, en bordure du lac Ontario ; précisons qu’il n’existe pas de tribu amérindienne du nom d’Oswego comme on peut le lire un peu partout). De même vit-on la monarde ponctuée être appelée comme stimulant et remède du choléra par les tribus Winnebago (Illinois et Wisconsin) et Dakota (au centre-nord des États-Unis), et la monarde écarlate s’attribuer le rôle de remède anti-vomitif et antitussif par les tribus du nord-est des États-Unis telles que les Mohawks et les Montagnais. Puis, à la suite, les colons firent appel à elle durant les prémices de la guerre d’indépendance américaine (1775-1783), à travers laquelle les colons se trouvèrent aux prises avec les Britanniques, qui taxaient lourdement le thé vendu dans les colonies par la Compagnie anglaise des Indes orientales. Ces taxes exorbitantes furent à l’origine des premières contestations coloniales. Ainsi, le thé se fit-il boycotter, ce qui provoqua un effondrement de ses ventes. Mais cela était sans compter sur le Tea act qui allait littéralement mettre le feu aux poudres. Si des bateaux et leur cargaison de thé purent être repoussés, trois bâtiments mouillèrent au large de Boston, dans la claire intention de décharger la marchandise dans le port, le thé y compris. Le 16 décembre 1773, une soixantaine de Bostoniens se glissèrent sur l’un des trois navires et flanquèrent par-dessus bord pas moins de 45 tonnes de thé, sans doute la plus grosse infusion de l’histoire. Ainsi, au lieu d’avoir procédé à une effusion de sang, les colons s’en tinrent-ils à une plus pacifique infusion de thé rouge ! En effet, très justement à court de thé, ils jetèrent leur dévolu sur la plante locale qu’est la monarde écarlate, laquelle joua un temps le rôle de succédané du thé.

Les monardes sont des plantes vivaces rustiques d’environ un mètre de hauteur à plein développement. Des tiges herbacées rameuses et quadrangulaires, glabres ou légèrement pubescentes, portent de grandes feuilles pétiolées, plus ou moins cordiformes ou dentés en scie chez Monarda didyma et Monarda fistulosa, tandis qu’elles sont d’allure lancéolée chez Monarda punctata. Chez les trois espèces, les feuilles sont agrémentées de stipules à leur base. Lisses, d’un beau vert, ces feuilles peuvent être légèrement duveteuses. C’est surtout en ce qui concerne leur floraison que les monardes savent se distinguer : au sommet de ses tiges, la monarde écarlate s’orne d’un dense capitule estival de grandes fleurs à deux lèvres inégales, dont la teinte est si lumineuse qu’elle semble se refléter sur les bractées et les feuilles les plus immédiates. Mais cela n’est pas une illusion visuelle, non plus que les fleurs verticillées de cette plante lui donnent, de loin, l’aspect d’un gros chrysanthème. Quant aux fleurs de la monarde fistuleuse, elles sont moins densément fournies, d’allure un peu grêle, et l’on distingue plus facilement dans chaque capitule la plupart des fleurons, beaucoup plus courts que ceux de la monarde écarlate, et surtout d’un coloris moins étincelant, mais néanmoins plein de douceur, balayant ses fleurs de mauve pâle lavande plus ou moins prononcé. Enfin, la floraison de la monarde ponctuée est sans doute la plus originale, faisant assez penser à celle des lamiers : en haut de la tige, on observe des étages successifs formés de feuilles/bractées/fleurs empilés les uns sur les autres. Des bractées longitudinalement veinées empruntent des coloris que l’on n’accorde qu’aux fleurs généralement et comme chez le lamier pourpre, donnent l’impression que le capitule est beaucoup plus volumineux qu’il n’est en réalité. Ces bractées parviennent même à transvaser un peu de leur couleur sur les immédiates premières feuilles, comme si une rosée matinale l’y avait fait dégouliner. Tout autour de la tige, en verticilles serrés, les fleurs labiées, décidément très semblables à celles des lamiers, passent d’un blanc crémeux à un jaune qui paraît presque orange en raison de la multitude de petits points de couleur rouge violacé qui les constellent.

Les monardes tirent leur nom du médecin et botaniste espagnol Nicolas Monardes (1493-1588), qu’attribua bien plus tard Linné en son honneur. On lui doit un ouvrage majeur paru dans sa version définitive en 1574 : Histoire médicinale des choses qui sont apportées de nos Indes occidentales.

Les monardes en phyto-aromathérapie

Ces plantes ont beau être regroupées sous le même étendard, il n’en reste pas moins qu’elles demeurent assez inégales dans leurs effets respectifs, chacune étant dotée d’une personnalité qui lui est propre.

Chez ces trois plantes, l’on se préoccupe avant tout des sommités fleuries généralement très odorantes : par exemple, chez la monarde écarlate, feuilles et fleurs sont emplies d’une odeur suave et pénétrante, rappelant celle du citron ou de la bergamote. Il en va de même de la monarde fistuleuse si l’on en croit l’un des surnoms qu’on lui a accordé aux États-Unis : wild bergamot. De même, red bergamot et mélisse d’or soulignent bien cette mitoyenneté olfactive avec les agrumes et d’autres lamiacées, comme ici la mélisse, même si, globalement, les monardes rappellent davantage une menthe bergamote qu’une mélisse officinale.

Essayons maintenant de tracer pour chaque monarde un portrait biochimique le plus fidèle qui soit. Comme on peut s’en douter, les trois recèlent une essence aromatique dont l’extraction à la vapeur d’eau permet l’obtention de produits très divers selon la plante considérée, mais aussi ses différents chémotypes. Mais ces plantes ne se cantonnent pas qu’à la seule essence aromatique dont elles irriguent leur tissu, ce serait par trop réducteur de le penser. Par exemple, la monarde ponctuée fait état d’une flopée de flavonoïdes (lutéine, rutine, hyperoside, quercétine, didymine, etc.), de principes amers, d’acides ursolique et rosmarinique, etc. Mais ce que l’on retient, et qui va orienter notre propos vers un versant aromathérapeutique, c’est le décorticage moléculaire des huiles essentielles qu’on tire de ces trois monardes. Voici donc quelques éléments chiffrés.

  • Monarde écarlate : huile essentielle limpide et mobile, au parfum puissamment thymolé, mêlé à des notes de champignon – Phénols dont thymols (59,30 %) – Monoterpènes dont para-cymène (10,30 %), terpinolène (9,20 %), δ-3-carène (4,40 %), myrcène (3,70 %), camphène (3,40 %)

Note : il existe un chémotype linalol/acétate de linalyle.

  • Monarde ponctuée – Phénols dont thymol (75,20 %) et carvacrol (3,50 %) – Monoterpènes dont limonène (5,40 %) et para-cymène (6,70 %)

Note : avec la précédente, cette deuxième huile essentielle est celle qui en est la plus proche d’un point de vue moléculaire, contrairement à la suivante.

  • Monarde fistuleuse : huile essentielle limpide et mobile, incolore à jaune très pâle – Monoterpénols dont géraniol (90 %), nérol – Monoterpènes dont γ-terpinène (1 %) – Sesquiterpènes dont germacrène D – Monoterpénals

Note : cette dernière est donc plus proche d’un palmarosa que d’une labiée à thymol, comme les deux précédentes dont l’odeur pénétrante, la saveur chaude et forte, les place côte à côte avec des huiles essentielles de sarriette, de thym rouge ou encore d’origan vulgaire, par exemple. En revanche, la forte teneur en géraniol de cette huile essentielle la distingue quelque peu des huiles essentielles de géranium rosat et bourbon.

Propriétés thérapeutiques

-Monarde écarlate

  • Apéritive, digestive, carminative
  • Anti-infectieuse : antibactérienne, antifongique
  • Sudorifique, diurétique
  • Immunostimulante, stimulante, tonique, tonique psychique
  • Régulatrice des règles, tonique de la femme enceinte
  • Fébrifuge
  • Résolutive

-Monarde ponctuée

  • Apéritive, digestive, carminative, stomachique, purgative
  • Anti-infectieuse : antiseptique pulmonaire, antibactérienne à large spectre d’action (Streptococcus pyogenes, Strepococcus pneumoniae, Escherichia coli, etc.), antifongique, antivirale
  • Diaphorétique, diurétique
  • Stimulante, tonique, tonique nerveuse
  • Emménagogue
  • Fébrifuge
  • Résolutive

-Monarde fistuleuse

  • Apéritive, digestive, carminative, stimulante hépatopancréatique
  • Anti-infectieuse : antibactérienne à large spectre d’action, antivirale, antifongique, antiseptique des voies respiratoires et urinaires
  • Stimulante, tonique, tonique du système nerveux
  • Tonique utérine, stimulante de la libido féminine, facilite le travail lors de l’accouchement
  • Fébrifuge
  • Résolutive, cicatrisante

Usages thérapeutiques

-Monarde écarlate

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : atonie des voies digestives, digestion difficile, flatulences, gaz intestinaux, nausée, gastralgie, diarrhée
  • Troubles de la sphère respiratoire : maux de gorge, troubles respiratoires
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme, goutte
  • Infections urinaires et/ou génitales d’origine bactérienne et fongique
  • Asthénie, fatigue physique, anémie
  • Instabilité et fragilité nerveuses

-Monarde ponctuée

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, colique, indigestion, flatulence, nausée
  • Troubles de la sphère respiratoire : maux de gorge, bronchite chronique, rhume, fièvre, refroidissement, syndromes grippaux
  • Troubles locomoteurs : névralgie, rhumatisme, goutte
  • Maux de tête
  • Rétention d’eau

-Monarde fistuleuse

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, gaz intestinaux, ballonnement, nausée, vomissement
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme, goutte
  • Infection urinaire
  • Lichen plan

Modes d’emploi

  • Extrait de plante fraîche : monarde fistuleuse (cf. ferme de Saussac, par exemple).
  • Huiles essentielles : Monarda fistulosa (cf. Avelenn en Bretagne), Monarda didyma (cf. Zayataroma au Canada), Monarda punctata. Par voie interne diluée (voire en gélule gastro-résistante pour les deux dernières). Par voie externe diluée dans une huile végétale. Attention à la dermocausticité des huiles essentielles de M. didyma et M. punctata. Par olfaction, inhalation, dispersion atmosphérique : c’est avant tout l’apanage de l’huile essentielle de monarde fistuleuse CT géraniol, les deux autres ne convenant guère à ces emplois (irritation, voire brûlure des muqueuses respiratoires et oculaires).
  • Infusion de fleurs sèches (ou fraîches) si vous disposez de cette plante dans votre jardin : il faut comptez 40 g (ce qui est beaucoup) de ces fleurs pour un litre d’eau. Durée d’infusion : 10 mn. La ferme du bien-être en propose à la vente.
  • Thé rouge : voici une recette telle qu’elle se réalise dans les départements de la Loire et de la Haute-Loire. On verse ½ litre d’eau bouillante sur une quantité suffisante de fleurs de monarde fraîches, on laisse en contact pendant 5 à 10 mn, puis on procède à l’adjonction d’½ litre d’alcool et de 100 g de sucre. On abandonne le tout à la macération à froid pendant une semaine entière, délai après lequel on filtre puis on embouteille.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : la monarde ponctuée se cueille à floraison, durant l’été et/ou l’automne. Il en va de même de la monarde écarlate et de la monarde fistuleuse, pour lesquelles récolte et séchage se déroulent à l’identique avec la plupart des autres lamiacées. Au sujet de la monarde écarlate, si l’on en veut cueillir les jeunes feuilles pour les faire sécher, il ne faut pas attendre que paraissent les fleurs. Quant aux fleurs des trois espèces, elles se ramassent uniquement lorsqu’elles sont bien épanouies.
  • Précautions : les huiles essentielles de ces trois plantes sont déconseillées durant la grossesse, du moins à ses débuts pour M. fistulosa. Celle de monarde écarlate se verra également interdite durant l’allaitement. Usées massivement par voie interne, les deux huiles essentielles phénolées peuvent occasionner des brûlures gastro-intestinales.
  • L’huile essentielle de monarde écarlate inhibe la germination des graines de certaines espèces de plantes comme le coquelicot, le pissenlit, le radis, l’avoine ou encore le cresson alénois. Cette activité phytotoxique se croise à l’identique dans les huiles essentielles de romarin officinal, de thym vulgaire et de sarriette des montagnes qui empêchent le bon développement des semences de pourpier, de laitue, de piment, de chénopode et de radis.
  • Usages condimentaires : les feuilles et les fleurs fraîches de la monarde écarlate peuvent finement se hacher à la manière du basilic, avant d’être saupoudrées sur une salade, une soupe et sur l’ensemble des plats pour lesquels l’on use du thym. Attention, pour les plats cuits, elle ne s’ajoute qu’en fin de cuisson. Avec ses fleurs, on en peut confectionner un sirop, comme cela se pratique en Allemagne : en effet, nos cousins germains élaborent parfois un « sirop de mélisse dorée », cette monarde portant le nom allemand de goldmelisse. Enfin, mêler des feuilles sèches de monarde écarlate à du thé noir permet d’obtenir à bon compte un mélange approchant par la saveur le earl grey.
  • Variétés horticoles : en Europe, l’on peut trouver, chez des pépiniéristes bien fournis, l’une ou l’autre de ces trois espèces, parfois même une quatrième, la Monarda citriodora. La monarde écarlate se décline aussi en d’autres coloris : rose (clair, foncé), fuchsia, mauve, violet, blanc. Quant à la monarde fistuleuse, elle peut parfois opter pour des teintes lavandes. Seule la monarde ponctuée ne semble pas affectée par le transformisme chromatique. Mais c’est bien mal l’avoir observée : en effet, ses verticilles de petites fleurs labiées peuvent prendre une teinte presque immaculée, uniquement pointillées de rose fuchsia, comme on le peut voir à l’intérieur des corolles de la grande digitale pourpre, tandis que la couleur des bractées oscillent du rose mauve tendre à un brun verdâtre pas inintéressant.
  • Les monardes sont des plantes très mellifères attirant autant les abeilles que de nombreuses espèces de papillons.

© Books of Dante – 2021

Monarde ponctuée (Rhododendrites – wikimedia commons).

Le grenadier (Punica granatum)

Synonymes : balaustier, miouganier.

Dès l’origine – aux temps préhistoriques semblerait-il, la grenade, venue d’on ne sait trop où1, aura, par suite, égrainé ^.^ sur l’ensemble du pourtour de la mer Méditerranée, et même bien au-delà puisqu’à son sujet des traces écrites ont été découvertes dans des documents sanskrits, des inscriptions hiéroglyphiques, dans la Bible même. C’est dire l’étendue de sa sphère d’influence dans le temps et l’espace.

Si l’on croise la grenade dans bon nombre de civilisations, il apparaît très nettement qu’elle a tout particulièrement eu une incidence majeure en Grèce antique. Par exemple, certains passages homériques nous la décrivent comme la fameuse pomme de discorde, intervenant lors du jugement de Pâris dont les suites malheureuses allaient déclencher la guerre de Troie. (Un mythe évoque-t-il une pomme ? C’est d’une grenade dont on parle, de même dans les légendes et croyances populaires relatives au mariage.) Pourtant, quand on connaît parfaitement bien les pouvoirs de la grenade, elle est très souvent pomme de concorde, bien que discordia et concordia se tiennent assez fréquemment la main…

En tous les cas, nombreuses furent les divinités – et pas des moindres – pour lesquelles la grenade incarnait un attribut. Remontons donc le temps, à la rencontre d’un des plus anciens jalons posés par le grenadier : le mythe même de sa naissance. Du fruit des amours incestueuses de Zeus avec la roche Agdus naquit l’hermaphrodite Agditis, un être animé des plus débordantes inclinations, s’épanchant dans l’ébriété. Du violent désir qui l’animait, il faisait siennes les pauvres victimes, tous sexes confondus, qu’il croisait sur son chemin. Ainsi les dieux en prirent-ils peur. Un jour qu’il s’en revenait d’une de ses tournées de débauche et de dépravation, il puisa, dans l’intention de se désaltérer, à une source proche, l’eau rafraîchissante dont il ne perçut pas, abattu comme il l’était, qu’elle avait été changée en vin par Dionysos mandaté par les dieux. Assommé par la liqueur bacchique sans doute ingurgitée à l’excès, Agditis sombra dans un profond sommeil. C’est alors que Dionysos entra en action pour la deuxième fois et imagina le stratagème suivant : il lia d’une cordelette de soie la verge d’Agditis, attacha la seconde extrémité à l’un de ses pieds. « Lorsqu’Agditis se releva avec l’impétuosité que donne l’ivresse, il ne manqua pas d’opérer une automutilation en règle accompagnée d’une forte hémorragie : de son sang naquit aussitôt un grenadier »2. (L’émasculation par la liaison verge-pied est capitale, il n’était pas question d’attacher la seconde extrémité du lien à n’importe quoi, puisque jusqu’à présent, toutes les tentatives d’Agditis demeurèrent vaines, le seul « accouplement » réalisable étant celui qui s’effectuera grâce à lui-même.) Une jeune fille, Nanâ (ou Nava), passant par là, admira les belles grenades qui pendaient aux rameaux de ce grenadier. Mais ce que l’on touche du regard, on souhaite aussi le saisir dans ses mains : ainsi en cueillit-elle quelques-unes qu’elle plaça dans son giron, ce qui, immédiatement, la rendit enceinte d’Attis, lequel eut un destin tout aussi infortuné. Cependant, Nanâ, honteuse de cette grossesse et de cet accouchement auxquels elle ne s’attendait pas, prit en répugnance le jeune Attis qu’elle abandonna aux bons soins des berges d’un fleuve. Mais Cybèle l’y découvrit et s’en éprit.

Et là, on va faire une pause, afin que vous compreniez tout bien.

Si l’on a bien saisi que de la verge d’Agditis un grenadier est né, cet hermaphrodite, une fois châtré, se métamorphosa en Cybèle. Cela signifie que cette dernière, lorsqu’elle tombe nez à nez avec Attis, s’amourache justement de ce que son ancien moi, c’est-à-dire Agditis, a fait émerger par la perte qu’il s’est infligé lui-même involontairement !

Si vous éprouvez subitement le besoin de vous allonger un moment sur un divan, faites donc et n’ayez crainte, je vous comprends parfaitement.

Continuons. La suite de cette aventure, que j’ai narrée par ailleurs avec davantage de détails, nous explique qu’Attis, né de l’émasculation d’Agditis hermaphrodite, via le grenadier, est émasculé à son tour, sans doute par contagion mythologique. Cependant, cela « offre l’inconvénient de diluer la puissance suprême ; chaque nouvelle divinité enlève une parcelle de force au panthéon déjà créé. L’instinct de l’homme le porte à s’évader de la situation où il s’est lui-même placé »3. Dans le cas d’Attis, né homme et mortel, l’affaire tourne court.

En tout commencement, il faut nécessairement un être bisexué qui s’engendre seul. Un hermaphrodite comme Agditis en somme, condensant autant les caractères sexuels masculins que féminins. La castration prévaut surtout pour une naissance parthénogénétique bien indispensable, parce que sans cela, pas de génération possible. « Pour devenir féconds, pour procréer, pour créer, les dieux hermaphrodites à l’origine, doivent renoncer à leur virilité, afin d’être en mesure d’enfanter, d’enfanter le monde »4. Dès lors, il fut pratiquement impossible de séparer la grenade de l’idée même de fécondité, en tant que ses graines figurent une postérité nombreuse. Même s’il est possible d’avoir vu dans son suc la connotation lugubre du sang versé, c’est-à-dire celui du meurtre, il est plus souvent question, avec les graines pléthoriques de la grenade, de fécondité et d’abondance. Ainsi, en Chine, la voit-on jouer, en compagnie du cédrat et de la pêche, un rôle dans la triade des trois bénédictions que sont la prospérité, la longévité et l’abondance de la descendance. Si à cela on ajoute la rotondité de sa forme et la couleur de sa pulpe, l’on accorde plus facilement la grenade à Aphrodite plutôt qu’à Héra ou encore Athéna. Incarnant l’amour et la fécondité dans et hors mariage, on dit de la grenade qu’elle aurait été plantée par la main d’Aphrodite sur l’île de Chypre. Ne nous étonnons dès lors pas que ce fruit véhicule d’évidentes allusions sexuelles. Par exemple, dans sa « couronne », l’on a vu le petit bouton du sein de la femme, dans le galbe même de ce fruit le sein tout entier. La grenade a aussi eu partie liée avec les lèvres5, de même qu’avec les joues, comme l’exprime le Bien-aimé du Cantique des cantiques auprès de la Sulamite : « Tes joues sont deux grenades qui ont mûri au soleil de tes yeux. » Est-ce à dire que le regard de la Sulamite est si ardent qu’il a irradié jusqu’à ses propres joues ? Plus prosaïquement, cela permet de préciser que la Sulamite n’a pas une peau claire comme on le peut voir sur des toiles de Gustave Moreau, mais que, tout au contraire, elle est conforme au nom même de la grenade – malus punicus, adjectif renvoyant plausiblement au mot « pourpre ». Selon qu’elle est ouverte ou non, la grenade ne signifie pas la même chose : en Turquie, la fiancée – celle qui n’a pas encore connu l’amour sexuel – est considérée comme une grenade non encore ouverte, alors que lorsqu’elle laisse voir l’intérieur de sa chair pulpeuse, c’est la parfaite image de la vulve, accessible et offerte, et donc à même de disperser la prodigalité espérée, que l’on cherchait ainsi à présager : en Asie mineure, « la jeune mariée jette à terre une grenade ; elle aura autant d’enfants que l’on verra de grains sortir de la pomme (sic) frappée contre le sol »6. Par ailleurs, comme en Rome antique par exemple, porter des couronnes tressées de rameaux de grenadier, sous l’égide de Junon, était censé attirer sur soi des faveurs propices à l’enfantement, d’autant que la grenade « soutient les femmes en couches et favorise le travail »7. Ne dirait-on pas que la grenade est présente à tous les moments de la vie d’une femme ? Oui, c’est bien un peu l’impression majeure qui s’en dégage. Et tout cela ne peut s’engendrer sans le plus brûlant amour qui, dès le départ, scelle la destinée de deux êtres par la bouche et par les yeux. Écoutons ce que dit la Sulamite à son Bien-aimé : « Viens ! Dirigeons-nous vers ma demeure. Je te promets que tu pénétreras à ta guise dans mon jardin, où les orangers et les grenadiers sont en fleurs. Là, je te donnerai mon amour. Là, tu cueilleras des fruits qui ont macéré dans le parfum de la mandragore [NdA : Elle passa longtemps comme aphrodisiaque], des fruits que j’ai gardés pour toi. Le temps s’arrêtera. » N’est-ce pas là l’expression du désir le plus pur ? A moins que vous ne le préfériez ainsi déclamé par Stéphane Mallarmé, dans son très célèbre Après-midi d’un faune ?

« Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,

Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ;

Et notre sang, épris de qui le va saisir,

Coule pour tout l’essaim éternel du désir. »

Ah ! Voilà que, non dénuées d’une certaine mélancolie bienheureuse, ces quelques lignes me remémorent partie de mes 17 ans ! (époque à laquelle, soit dit entre nous, je n’y pigeais pas grand-chose aux poètes symbolistes XD). A la plus belle des femmes, la grenade ! « Ishtar, qui se délecte de pommes et de grenades a créé le désir ». Une prière à la déesse mésopotamienne, lointain avatar de la plus moderne Aphrodite, pouvait faire en sorte que des amants s’adressent des regards brûlants d’une telle impatience, des regards « à en avoir les jambes coupées », comme on le peut voir dans cette nouvelle de Yasunari Kawabata sobrement intitulée La grenade. La jeune fille, Kimiko n’hésite pas, finalement, à mordre dans le fruit. On ne peut en dire autant de Perséphone : celle-ci a-t-elle, face à sa propre mère, le même sentiment de honte, celui d’avoir goûté un plaisir secret et peut-être interdit ? Il va falloir en discuter.

Cette grenade, acoquinée à la séduction, à la tentation et à la génération, s’est encore illustrée à travers d’autres légendes mythologiques, comme celle que nous relate Angelo de Gubernatis dans La mythologie des plantes, et qui préfigure un autre extrait beaucoup plus connu et sur lequel nous allons assez longuement nous attarder. Voici donc ce que nous conte le professeur turinois : « Un homme […] ayant perdu sa première femme, devint amoureux de sa fille Sidè (mot qui signifie grenade) ; pour échapper à la persécution, la jeune fille se tue ; les Dieux ont pitié d’elle et la transforment en grenadier »8. Cette trame archiconnue pourrait être quelque peu lassante et nous faire prendre le risque de ne pas nous intéresser à ce qui se dissimule entre les lignes. Si l’on peut dire que c’est là un conte mythologique peu éloigné en substance de celui de Myrrha, la jeune fille changée en arbre à myrrhe (à la différence près que c’est elle qui séduit son père, la persécution est donc inversée), il me rappelle davantage l’épisode durant lequel, à l’instigation de Héra, les Titans mirent en pièces Dionysos avant d’en faire bouillir les membres dans un chaudron. De son sang jaillit un grenadier (Dionysos est un dieu générateur), puis sa grand-mère Rhéa s’affaira, tout comme Isis le fit auprès d’Osiris, à la reconstitution du dieu, morceau après morceau9. Il ne faut pas s’effarer face à tant de violence. Ces événements, qui avertissent d’une forte rupture à venir, interviennent pour réorienter le propos, pour lui faire acquérir une finalité et une maturité qu’il n’obtiendrait pas sans cela. Cela se rapproche de ces expériences douloureuses auxquelles nous sommes toutes et tous confronté(e)s, et qui surgissent pour nous faire prendre conscience que nous faisons fausse route, et qu’il est impérieux d’emprunter une autre voie plus conforme à notre destinée et à travers laquelle la conscience, de plus en plus éveillée, pourra poursuivre son accomplissement spirituel.

Je ne vais pas réitérer ici l’épisode qui vit le rapt perpétré par Hadès sur la personne de Perséphone ou, devrais-je mieux dire, Koré (ou Coré). Après la disparition inexpliquée de sa fille, Déméter devint folle de chagrin. De rage, elle abandonna son rôle, ce qui fit que toute la végétation grilla sur pied. Zeus, bien conscient qu’il avait là un problème sur les bras, enjoignit Hermès de se rendre aux Enfers afin qu’il fasse recouvrer la raison à son frère Hadès. Arrivé là, Hermès exposa au roi des Enfers la parole olympienne. Le mari de Perséphone « comprit qu’il ne pouvait qu’obéir à l’ordre de Zeus et la renvoyer sur terre ; mais il la pria de penser à lui avec indulgence et de ne pas témoigner tant de répugnance à être la femme d’un dieu si grand parmi les immortels ; il lui fit alors manger un pépin de grenade10, sachant bien en son for intérieur qu’elle serait alors forcée de lui revenir »11. Un seul malheureux pépin, parfois trois, six, sept ou bien une grenade entière selon les versions. Ceci fait, Perséphone put remonter sur la terre, retrouver sa mère à qui elle conta tout, y compris l’épisode du grain de grenade qui fit à Déméter l’effet d’une arête de poisson dans le gosier, d’un caillou dans la chaussure. En effet, le jeûne est une obligation que s’imposait Perséphone aux Enfers. Et Zeus n’accepta la requête de Déméter qu’à l’ultime condition qu’elle n’y consommât aucune nourriture que ce soit. On peut gloser longuement sur la sournoiserie de Hadès, sur la naïveté de Perséphone, sur l’attitude louche de Hermès (on lui voit parfois glisser le grain de grenade dans la main de Perséphone…), enfin sur la traîtrise de cette inconnu au bataillon qu’est Ascalaphos, qui dénonça la rupture du jeûne (Déméter le métamorphosa en hibou pour la peine). Il n’empêche, par le seul et simple fait d’avoir goûté à un unique pépin de grenade, la fille de Déméter fut définitivement enchaînée au monde des Enfers et à Hadès, non plus comme Koré, mais comme reine des Enfers, puisque conserver son seul statut de jeune fille aux Enfers n’a aucun sens.

Le retour de la fille dans le giron de la mère est conditionné à un impératif précieux auquel ni l’une ni l’autre ne peuvent se soustraire, afin d’assurer la bonne marche cosmogonique du monde. Ainsi Rhéa s’adresse-t-elle à Déméter : « Ta fille consolera ta peine chaque année qui s’achève, quand se termine l’hiver cruel. Car le royaume de l’ombre ne la gardera qu’un tiers de ce temps ». Grâce à ses allers-retours entre les Enfers et les hautes sphères, le mythe de Perséphone semble vouloir dire bien plus que cela. Si l’on retient généralement que Perséphone passe un tiers de son temps aux Enfers et le reste de l’année avec les Immortels, on néglige de pointer du doigt la date à laquelle elle apparaît et celle où elle disparaît : ces quatre mois d’absence comprennent l’hiver entier, soit trois mois, et très probablement le dernier mois de l’automne. C’est donc la résurgence de Perséphone, sa remontée des Enfers chaque année au printemps, qui est responsable du reverdissement de la végétation. D’ailleurs, son nom-même en est la preuve : du grec ancien Περσεφόνη, Persephónê. Du latin proserpo, « lever, pousser » (en parlant des plantes). Il n’est donc pas surprenant de qualifier Perséphone du surnom de vierge du printemps, d’adolescente radieuse de l’été. « Mais Perséphone savait combien cette beauté était éphémère : feuillages, fleurs et fruits, toute pousse annuelle sur la terre prend fin quand vient le froid et succombe comme Perséphone elle-même, au pouvoir de la mort. Après son enlèvement par le souverain du sombre empire souterrain, elle ne fut plus jamais la jeune fille radieuse et gaie, sans trouble ni souci, qui jouait dans le pré fleuri de narcisses. Certes, à chaque printemps, elle revenait d’entre les morts, mais elle emportait avec elle le souvenir du lieu dont elle venait ; malgré son étincelante beauté, il restait en elle quelque chose d’étrange et de terrifiant, et souvent on la désignait comme ‘celle dont le nom ne doit pas être prononcé’ »12. En effet, « en tant que souveraine du royaume souterrain des ombres, elle suggérait à chacune de ses réapparitions sur la terre des images affreuses et étranges : comment aurait-elle pu être la figure de la résurrection, du triomphe sur la mort, alors qu’elle ramenait toujours avec elle le souvenir de cette même mort ? »13.

Triste ironie que le sort réservé à Perséphone car un seul grain d’un fruit incarnant la fécondité et la prospérité lui vaudra de devenir stérile. Celle qui fut une « jeune fille » (du grec ancien κόρη, kórê, « jeune fille »), ne saurait donc devenir « mère » (à l’image de Déméter). Mais « ne pourrait-on pas plus simplement remarquer que ce grain rouge et brûlant d’un fruit infernal évoque on ne peut mieux la parcelle de feu chthonien que Perséphone vole pour le profit des hommes, puisque sa remontée vers la surface de la terre signifie le réchauffement et le verdissement de celle-ci, le renouveau printanier et, par ce biais, la fertilité. Alors, dans cette optique, Perséphone rejoint les innombrables héros civilisateurs qui, de par le monde, ont volé le feu pour assurer la pérennité de ce monde et de la vie »14. Ce grain de grenade féconde en Perséphone-même ce qui n’était que latent chez Koré. De ce point de vue, le grain de grenade est la condition sine qua non de l’établissement des cycles de la Nature et de leur perpétuité. L’alternance de Perséphone entre le séjour des Immortels et les Enfers conditionnera même la future tâche de Déméter, à savoir instruire les hommes sur le domaine des choses agricoles, abandonnant là l’antique provende du gland. Étant donné que les végétaux cultivés suivent le cycle de la Nature, l’on peut se demander à quoi aurait bien pu ressembler une agriculture dépossédée de cet impératif cyclique. Cela peut-il se penser en l’image même de Déméter, à côté de laquelle séjournerait, quelle que soit la saison, sa fille Perséphone ? Non, bien entendu. La cosmogonie a cherché à mettre en place le monde en édictant, entre autres, cette fonction à Perséphone – dont le rapt ne doit pas être pris au pied de la lettre et desserti de son contexte, sans quoi le mythe ne peut se comprendre, ce qui est d’une importance cruciale, puisque les mythes ont pour objet d’expliquer le fonctionnement du monde.

Ainsi, peut-on faire de ce grain de grenade le symbole de la tentation à laquelle l’homme doit résister ? Ne pas céder face à l’insistance et faire preuve de force a-t-il un quelconque intérêt à travers ce qui prévaut dans le mythe de Perséphone ? Peut-on prétendre que ce pépin de grenade a un rapport avec la faute, et qui ferait de Perséphone une Eve archaïque ? L’on dit que Perséphone a été abusée par Hadès qui, par ruse et/ou par force, l’aurait contrainte à l’avaler. Si l’on considère cette attitude comme de la faiblesse de la part de la jeune fille, l’on comprend mieux pourquoi certains voient dans la claustration de Perséphone durant quatre mois de l’année le châtiment d’une faute.

Nous évoquions subrepticement le cas d’Eve il y a quelques instants, enfin, simple allusion plutôt. Cela me permet d’introduire maintenant le fait que les grandes religions monothéistes se sont aussi accaparées la grenade. Dans l’iconographie chrétienne, elle représente l’amour divin. Son jus est associé au sang ayant jailli des blessures du Christ (c’est pourquoi le grenadier est parfois regardé comme funeste, à l’instar du cornouiller et du cerisier), tandis que par ses graines serrées les unes contre les autres ce fruit « préfigurait aussi l’Église : car, de même que son écorce renferme de nombreuses graines, ainsi la foi unique doit rassembler les différentes nations groupées dans le sein de l’Église »15. Ce n’est que tardivement, au Moyen-Âge, que la grenade devint symbole de la Vierge. Elle apparut très souvent dans les ornements liturgiques, sur les tapisseries, dans les marges des manuscrits, etc. Chez les Hébreux, lors du repas de Roch Hachana (ou nouvel an juif), l’on consomme, entre autres fruits, des grenades, sans doute pour rappeler que c’est un fruit qui incarne l’espoir (c’est-à-dire l’accès à la terre promise), comme semble le suggérer quelque passage du Deutéronome (VIII, 7-9 ) : « L’Éternel ton Dieu va te faire entrer dans un bon pays, un pays de torrents d’eaux, de fontaines et d’abîmes, qui sortent par les campagnes et par les montagnes ; un pays de blé, d’orge, de vignes, de figuiers et de grenadiers ; un pays d’oliviers qui portent de l’huile, et un pays de miel ; un pays où tu mangeras ton pain sans craindre la disette, et où rien ne te manquera ; un pays dont les pierres sont du fer, et des montagnes duquel tu tailleras l’airain. » Enfin, pour l’Islam, les graines de ce fruit représentent les larmes du Prophète ; leur multitude renvoie à la création dans toute son abondance.

Le grenadier, dont nous venons de montrer l’aspect cultuel et sacré, est aussi une espèce ornementale et alimentaire, mais également médicinale. Déjà, les hippocratiques mentionnaient son emploi pour soigner les plaies, soulager la dysenterie et la cardialgie. Bien avant cela et comme nous le prouve une grenade découverte dans la tombe d’un dignitaire de l’époque de Ramsès IV, la grenade, déjà connue des Égyptiens16, apparaissait parmi les codex comme matière médicale. En effet, ils se servaient de l’écorce des racines de grenadier comme vermifuge contre le ver solitaire ou ténia. Ténifuge donc, ce qu’au reste elle est toujours : au XXe siècle, le docteur Jean Valnet en faisait encore l’usage pour des raisons identiques. D’ailleurs, cette formidable propriété – chasser le ver de la pomme, ça n’est pas rien – était aussi connue de certains auteurs médiévaux (Barthélémy l’Anglais, Pierre de Crescences, etc.) qui savaient bien que la pume granate tue les vers qui séjournent dans le corps. Mais, bien avant eux, ce ne sont pas moins que Hippocrate, Théophraste, Dioscoride, Pline, Celse, Caton le censeur, etc. qui dirent de même. Ainsi s’exprimait Dioscoride il y a 2000 ans sur le sujet : le grenadier « tue les vers plats et les chasse du corps ». Alors, le grenadier offrait moult raisons de s’attarder à son propos : la grenade aigre, plus astringente et profitable aux ardeurs de l’estomac, s’avère encore diurétique, mais peut offenser la bouche et les gencives parce qu’elle est stuptika, c’est-à-dire « mordante ». Quant à la grenade douce, elle est stomachique, mais capable d’induire de la fièvre et des ventosités. Enfin, la troisième catégorie, la grenade vineuse, constitue une sorte d’entre-deux. Cet arbuste fut si bien décortiqué par les Anciens que chaque partie de ce végétal porte un nom bien spécifique : ainsi les bourgeons s’appellent-ils blastos en grec ; les fleurs du grenadier cultivé portent le nom de kutinos (du grec kutos, « boîte » : en effet, sous forme de bouton, cette fleur prend l’allure d’une sorte de boîte ronde entaillée de deux lignes perpendiculaires à son sommet), tandis que le terme balaustion échoie à la fleur du grenadier sauvage. Enfin, malicorium, dont la traduction littérale est « cuir de fruit », désigne l’épaisse peau coriace de la grenade. Ainsi, toutes ces parties végétales sont conviées par la médecine antique gréco-romaine. Par exemple, les fleurs et le malicorium extrêmement astringents, desséchants et résolutifs, s’appliquent sur les plaies fraîches afin de les ressouder, ainsi que sur les dents branlantes afin d’en renforcer les gencives. Quant à la pulpe souvent cuite dans du miel, pas oubliée non plus, elle s’adresse essentiellement à des affections externes telles que les ulcères corrosifs de la bouche, du siège et de la verge, les excroissances de chair, les douleurs auriculaires et les troubles nasaux. Enfin, chose dont nous n’avons pas encore parlé : les semences de la grenade s’employaient finement pulvérisées. Assez astringentes, elles permettent de resserrer partout où il y a nécessité, c’est-à-dire en cas de relâchement, épanchement et écoulement, comme cela se voit à travers les flux d’estomac comme la dysenterie, les crachements de sang ou bien encore les pertes utérines exagérées. Selon Trimalcion, qui nous narre avec force détails l’embarras dans lequel les flatulences qui ont pris possession de son corps l’ont placé, il nous confie un remède qui lui a procuré un grand soulagement : « c’est de l’écorce de grenade et une infusion de pin dans du vinaigre »17.

Dans son Histoire naturelle, Pline fit cas des boutons floraux de ce petit arbre comme remède ophtalmique. Écoutons ce qu’il dit à ce sujet : « Si, après avoir défait tous les liens de sa ceinture et de sa chaussure18 et même retiré son anneau, on en cueille un avec deux doigts de la main gauche, le pouce et le quatrième, si on le fait passer devant les yeux en les touchant légèrement et qu’on le jette dans la bouche et l’avale sans le toucher des dents, on n’éprouvera de l’année, dit-on, aucune faiblesse de la vue »19. C’est ni plus ni moins ce qu’indiquait Dioscoride, à savoir que si l’on mange trois fleurs de grenadier, même petites, l’on ne souffrira pas des yeux de toute l’année. Un détail mentionné par Pline mérite qu’on s’y arrête : il évoque le quatrième doigt, c’est-à-dire l’annulaire : c’est le doigt d’Apollon et du Soleil. Or le Soleil gouverne la vue selon les mélothésies planétaires. Ce qui peut paraître absurde au premier coup d’œil s’explique parfaitement si l’on possède le code pour décrypter l’information.

Sachez encore que le grenadier est un poisson abyssal vivant entre 2000 et 6000 m de fond, et qu’à ce titre il ne voit guère le soleil. Le grenadier c’est aussi ce militaire qui constituait avec ses pareils un corps d’armée utilisant primitivement des grenades afin d’en mettre plein les mirettes à leurs ennemis. Il est attristant qu’on ait attribué à cet engin de mort qu’on jette à la main le même nom que ce fruit dont la volonté d’accorder la vie et de la rendre plus propice a été clairement exposée dans ces lignes. La grenade explosive, par analogie de forme, a emprunté le nom du fruit. Le latin granatus, « abondant en grains », peut aussi renvoyer à la multitude d’éclats qu’elle émet avec violence lorsqu’elle s’ouvre, c’est-à-dire éclate. C’est sans doute là le versant sombre, obscur et funeste de la grenade. Car, contrairement au fruit, elle ne favorise ni l’amour, et encore moins la propagation de la vie, bien au contraire. C’est pour cela que sur ce point, en ce qui me concerne, il n’y a point à tortiller, je préfère – et de loin – les feux d’artifice de la Sulamite. A la guerre, préférer l’amour. D’ailleurs, ne dit-on pas de quelqu’un qui se réveille échevelé, comme après une belle nuit d’amour, qu’il a couché avec une grenade ? Une bombe, quoi !

Élégant arbuste fortement charpenté, rameux à la limite du touffu, le grenadier, sur la base d’un tronc rabougri, forme une masse tarabiscotée et épineuse, sans que ses dards végétaux ne soient présents en surnombre sur les rameaux de cet arbre de 6 m de hauteur au maximum (non pas un arbrisseau, puisqu’il possède un tronc). Le feuillage généralement caduque mais parfois semper virens du grenadier est constitué de feuilles opposées par paires, simples, entières, un peu ondées sur les bords et lancéolées en spires. Elles contrastent de façon saisissante avec l’écarlate lumineux, le rouge vif patiné de vermillon, de fleurs hermaphrodites (on y revient !) apparaissant, solitaires ou par groupes de trois à quatre, à l’extrémité des rameaux durant les mois estivaux. Simples dans l’espèce sauvage, ces coquettes se doublent d’un jupon supplémentaire chez les grenadiers cultivés. Dans les deux cas, un épais calice charnu comptant cinq à sept divisions, duquel s’extraient autant de pétales d’allure froissée/fripée – zut ! ma jupe est restée trop longtemps au fond du sac –, le tout généreusement garni d’étamines. Puis fanent les pétales alors qu’enfle le calice, ce qui donne à ces ex fleurs l’apparence de grelots se métamorphosant, peu à peu, en ces espèces de chapeaux qui surmontent la tête des fous du roi. D’aucuns prétendent la grenade d’obédience royale, mais dans le domaine de la tête à claques, ça n’est guère flatteur. De tout cela, il ressort la formation d’un fruit globuleux, pas plus gros qu’une noix dans l’espèce sauvage, mais aussi volumineux qu’une orange chez les cultivars, protégé par une peau épaisse, intérieurement constitué de huit à dix loges, chacune bourrée d’innombrables pépins anguleux. Mûrissant à l’automne, la grenade, une fois qu’on accède à son cœur, laisser entrevoir, dans les interstices laissés libres par les semences, une pulpe translucide, légèrement charnue, de vive couleur rouge grenat, à la saveur douce et légèrement acidulée.

Subspontané et naturalisé dans les haies et les fourrés d’une bonne partie du midi de l’Europe, le grenadier nécessite une exposition ensoleillée sur sol bien drainé. Il vient donc particulièrement dans le sud de la France (en métropole, je l’ai vu cultivé en extérieur jusqu’à Lyon), en Italie, au Portugal et bien entendu en Espagne où « la grenade porte la mantille des Andalouses », comme disait joliment Henri Leclerc, tant ce fruit reste indissociable de cette ville fondée par les Maures : en effet, Grenade (Granada en espagnol) tire directement son nom de la présence et de la culture de ce fruit instaurées en Andalousie depuis le VIIIe siècle.

Le grenadier en phytothérapie

Unique en son genre, le grenadier est un arbuste dont on a exploité pratiquement toutes les parties durant l’ensemble de sa déjà très longue carrière thérapeutique. Commençons donc par les recenser : l’écorce de la racine et celle des rameaux, les feuilles, les fleurs, le fruit à divers degrés de maturité (de la grenade verte à la grenade bien mûre), l’écorce du fruit, sa pulpe seule, enfin ses semences. Nous ne nous attarderons pas sur l’ensemble, mais pointerons uniquement les usages les plus communs (qui ne sont pas ceux les plus évidents à mettre en œuvre aujourd’hui, sachant que, du grenadier, nous ne connaissons que le fruit pour la plupart d’entre nous) et ceux les plus sûrs d’être perpétués. De toute façon, plusieurs points devront nécessairement infléchir les intentions que nous pourrions avoir auprès du grenadier. Par exemple, depuis que la toxicité de ce végétal a été établie (elle concerne l’écorce des racines, des rameaux et du fruit), l’on fait bien évidemment l’effort d’éviter l’automédication sauvage, qui serait d’autant plus malaisée que le grenadier n’est pas inscrit sur la liste française des plantes en vente libre. Et d’ici à aller déterrer un grenadier pour en écorcer les racines, on peut toujours courir. Non seulement cela passerait pour immoral, mais surtout parfaitement inutile, car l’emploi d’une matière médicale se justifie pour des motifs impérieux dont on ne peut différer la remédiation pour de vagues raisons sentimentalistes. Si nous décidons d’aborder la question de l’écorce de la racine, c’est pour rendre compte du bel emploi dans lequel nos prédécesseurs se trouvèrent, afin de porter secours à des affections qui, si elles n’ont pas totalement disparues aujourd’hui, sont pourtant bien plus rarissimes qu’il fut un temps où elles concrétisaient une hantise véritable. On se documente donc, c’est de la culture. Et la culture, c’est le bien ^.^

C’est donc au XIXe siècle que l’écorce de racine de grenadier, de couleur gris jaunâtre en dehors, jaune au-dedans, cassante, non fibreuse, de saveur astringente non amère, fut fort prisée pour ses incroyables capacités ténifuges. Forcément, on s’est davantage penché dessus pour essayer d’extraire des entrailles de cette écorce LE principe actif responsable de cette activité énergiquement fatale pour le ténia. Le pharmacien Charles Joseph Tanret (1847-1917) découvrit, dans les années 1878-1879 des alcaloïdes au nombre de quatre dont seuls les deux premiers sont impliqués dans l’action anthelminthique du grenadier : la pelletiérine, l’isopelletiérine, la méthylpelletiérine et la pseudopelletiérine. Pelletiérine et isopelletiérine sont des poisons paralysants des nerfs moteurs agissant à la manière du curare, et se comportant, de plus, sur la sphère cardiovasculaire à la façon de l’adrénaline. Présents en proportions assez faibles (de 0,30 à 0,50 % en moyenne), ces quatre alcaloïdes sont variablement représentés selon l’origine des grenadiers dont on a étudié la composition de l’écorce des racines, ce qui nous renvoie une fois de plus à l’idée de chémotype. Dans cette même écorce, l’on trouve encore une grosse quantité de tanin (20 à 30 %), un principe amer du nom de granatine, des acides (gallique, ellagique, malique), du mannitol et d’autres sucres, de la résine, des matières grasses, un pigment de couleur jaune, des oxalates et divers autres sels minéraux. La peau du fruit, de saveur amère et styptique, nous offre, par sa composition, un profil assez proche de celui de l’écorce de la racine : toujours autant de tanin (30 % maximum), encore de cette granatine, du mucilage (7 %), de l’acide ellagique, des triterpènes, enfin des pigments allant du jaune au rouge. Les fleurs, de saveur amère et acerbe, légèrement styptiques, ainsi que les semences (mais beaucoup plus rarement), ont également donné lieu à des emplois thérapeutiques, mais ils ne furent pas, semble-t-il, l’occasion d’en étudier plus avant la composition biochimique respective. Tout au plus sait-on que les fleurs contiennent du tanin, de l’acide gallique et de faibles quantités d’essence aromatique. Ce qui n’est pas le cas de la grenade, considérée sans sa peau – ce coriace malicorium – et ses robustes semences. « La partie agréable de la médecine est aussi de la thérapeutique, aux yeux du médecin philosophe, et l’on pourrait peut-être se plaindre de ce qu’elle est un peu trop négligée aujourd’hui »20. Non, docteur Roques, nous ne ferons pas fi de la plus agréable substance qui se puisse concevoir quand on évoque la grenade, c’est-à-dire sa fraîcheur intérieure, autrement dit sa pulpe aqueuse logée dans une agrégation de pierres précieuses, druses végétales fichées au sein de cette improbable géode qu’est la grenade. Non, nous n’oublierons pas d’apporter quelques chiffres au sujet de cette pulpe, ce qui serait fort dommage, puisque nous les avons sous les yeux : bien entendu de l’eau en quantité (75 à 84 %), des sucres (10 à 12 %), de la cellulose (3 %), des matières grasses (jusqu’à 2 %) et azotées (0,60 à 1,60 %), des fibres (3 %), des sels minéraux et oligo-éléments (0,30 %), divers acides (citrique, malique), un peu de tanin et enfin de l’invertine, une « diastase produisant l’inversion du saccharose en glucose et lévulose »21.

A chaque siècle ses découvertes. En effet, depuis quelques années, la grenade se trouve de nouveau sous les feux de la rampe, comme elle le fut au début du XIXe siècle lorsqu’un médecin anglais de Calcutta, Francis Buchanan, observa les pratiques empiriques des populations locales, constatant l’usage qui était fait du grenadier contre les vers intestinaux. En considérant l’écorce du fruit d’un œil neuf, en scrutant plus que jamais auparavant les semences de ce fruit, l’on s’est aperçu que ces fractions végétales contenaient des substances passées complètement à côté des radars pendant des lustres. Quand on ne cherche pas, on ne trouve généralement pas. Mais en cherchant, on peut trouver quelque chose auquel on ne s’attendait pas : on appelle cela une découverte (qu’il faut bien distinguer de la recherche en tant que tel). Ainsi, la peau de la grenade – ce malicorium toujours – contient de puissantes substances anti-oxydantes, ici des anthocyanosides, ainsi que de la punicalagine (un acide ellagique complexe). Enfin, la méthode d’extraction dite au CO2 supercritique a permis de tirer profit d’une huile végétale contenue dans les semences de grenadier. Ce procédé a, en effet, été préféré à celui de l’expression à froid qui n’autorise qu’un faible rendement (c’est cela, sans doute, qui avait contraint les Anciens à ne pas s’aventurer plus avant au sujet des graines du grenadier). Or, cette huile végétale recèle de précieuses substances : de la vitamine E, des phytostérols et de l’acide α-punicique ou oméga 5.

Propriétés thérapeutiques

-Écorce de la racine

  • Vermifuge, ténifuge (loin de le faire fuir, elle le tue : le fort intérêt des Occidentaux pour la « redécouverte » de Buchanan les amena à diverses expérimentations. Ainsi, le docteur portugais Bernardino Antonio Gomès, « ayant plongé dans une décoction d’écorce de racine des portions de ténias vivants, put s’assurer qu’elles y devenaient raides, contractés et qu’elles périssaient aussitôt »22. Cette immersion entraîne presque immédiatement la mort du ver solitaire ; il n’en va pas de même d’autres substances à valeur anthelminthique telle que l’essence de térébenthine par exemple, dans laquelle le ténia barbote presque comme si de rien n’était…)
  • Cardiotonique, dépurative sanguine
  • Astringente
  • Assainissante bucco-dentaire

-Écorce du fruit

  • Astringente
  • Tonique
  • Fébrifuge (dans certaines régions d’Asie, l’on en a fait un succédané du quinquina)
  • Antibiotique
  • Anti-oxydante
  • Anticancéreuse

-Fleur

  • Astringente (de classe moyenne, comme disait Desbois de Rochefort)
  • Tonique

-Feuille

  • Tonique

-Semence

  • Astringente
  • Cicatrisante, régénératrice cutanée (huile végétale)
  • Anti-inflammatoire puissante (huile végétale)

-Pulpe

  • Rafraîchissante
  • Diurétique, dépurative
  • Digestive, carminative
  • Adoucissante
  • Astringente douce et légère

Usages thérapeutiques

-Écorce de la racine :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : digestion délicate, flatulence, dysenterie, diarrhée chronique, vers intestinaux (ténia armé ou ver solitaire (Taenia solium), ténia du bœuf (Taenia saginata), bothriocéphale, ascaride vermiculaire, ankylostome)
  • Troubles de la sphère gynécologique : aménorrhée, écoulements vaginaux anormaux, leucorrhée
  • Fièvre intermittente
  • Maux de gorge
  • Asthénie

-Écorce du fruit

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, dysenterie, dysenterie amibienne, ascaride
  • Hémorragie et écoulement : hémorragie passive, écoulement muqueux de nature atonique
  • Gonflement : gonflement amygdalaire atonique, œdème des extrémités, engorgement articulaire (suite à une entorse ou une luxation)
  • Relâchement : relâchement de la luette, relâchement des gencives, relâchement de la muqueuse vaginale23, chute du rectum, exanie
  • Affections cutanées : abcès variqueux, psoriasis
  • Gingivite
  • Pathologies cancéreuses (d’origine hormonale)

-Fleur : elle possède bien des choses en commun avec l’écorce du fruit que nous venons de passer en revue, hormis tout ce qui est souligné dans le paragraphe précédant. Ajoutons ci-après quelques spécificités propres aux balaustes : otite (écoulement muqueux), saignement de nez, leucorrhée, blennorrhée, métrorragie, soit autant d’affections bourrées de -rr qui rappellent que l’un des noms antiques du grenadier – rhoia – fait justement référence à ces écoulements et déplacements de fluides tel que cela est clairement perceptible dans la diarrhée, les hémorragies, etc.

-Feuille

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, atonie gastrique, diarrhée, nausée
  • Migraine
  • Faiblesse générale, anémie, chlorose

-Semence

  • Ulcère atonique
  • Leucorrhée
  • Cancer du pancréas

-Pulpe

  • Phlegmasie du tube digestif et de l’appareil urinaire (tempérer les ardeurs d’entrailles)
  • Épisode fébrile (apaiser la soif durant les périodes morbides), sudation durant la fièvre

Note : la médecine populaire employait quelquefois la grenade entière, tantôt verte, tantôt mûre. On la passait au four afin de la dessécher juste comme il le fallait afin de la réduire en poudre. Dans le premier état, la poudre obtenue se destinait avant tout aux troubles gastro-intestinaux (dysenterie et diarrhée chroniques) et gynécologiques (leucorrhée, pertes utérines), tandis que la seconde de ces poudres vise davantage les affections respiratoires (dyspnée, « souffle court », trachéite chronique).

Modes d’emploi

  • Décoction d’écorce de la racine : il s’agit là d’une cuisine fort désolante, tant au goût le breuvage est infecte, non pas amer comme on a exagérément pu l’affirmer (si ça l’est, c’est qu’il y a fraude). Il est possible de contrecarrer le caractère nauséabond de cette préparation en l’absorbant glacée, aromatisée à l’aide de quelques plantes bienvenues en la circonstance (pourquoi pas de la menthe fraîche ?), en l’édulcorant au sirop ou au miel. Cette écorce de la racine peut aussi s’administrer à l’état de poudre même si l’on a parfois sous-entendu que l’écorce sèche valait moins que la fraîche : il n’en est rien. Pour que la sèche parvienne au même niveau d’efficacité que l’écorce fraîche, encore faut-il préalablement faire macérer cette dernière pendant plusieurs heures dans l’eau qui sera utilisée pour la future décoction. A titre de curiosité, voici donc comment l’on procédait généralement autrefois : l’on disposait 60 g d’écorce en poudre en macération à froid dans ¾ de litre d’eau pendant 6 à 24 heures. Puis l’on plaçait le tout au bain-marie jusqu’à réduction d’un tiers. On laissait reposer avant de filtrer. Puis l’on prenait son courage à deux mains et l’on avalait enfin la mixture en trois doses séparée chacune de 15 à 30 mm, et le tout sans vomir partout, bien évidemment. Rappelons maintenant que l’écorce de grenadier tue les vers intestinaux mais ne les évacue pas la plupart du temps. C’est pourquoi, à la suite de ce brouet digne des sorcières de Macbeth, il importait d’y faire suite à l’aide d’un bon purgatif – décoction de jalap ou de bourdaine, huile de ricin, etc. –, à associer une à deux heures après la prise de l’immonde potion, mais qui ne l’est jamais moins que le bidule logé dans le bidou… :/
  • Pour les délicat(e)s, l’on substituait à cette décoction l’extrait alcoolique qui, s’il avait l’avantage d’être plus aisément absorbable, n’en demeurait pas plus actif (sinon moins) que la préparation précédente.
  • Pelletiérine pure : il fallait compter 40 à 50 cg par prise pour un adulte. Outre le fait qu’on ait isolé l’élément du totum, il s’avère que la toxicité de cet alcaloïde est laissée libre court en cette circonstance. De la pelletiérine à l’écorce de la racine, le choix semble évident. Mais la seconde solution reste encore la meilleure, parce que, en ce cas, l’alcaloïde est beaucoup moins absorbable par la muqueuse intestinale et concentre donc tout son action sur l’hôte indésirable qu’il est censé combattre.
  • Décoction des fleurs pour fomentation, lotion et lavement. Fut autrefois fréquemment usitée en injection vaginale. Comptez 30 g de balaustes en décoction dans un litre d’eau durant 10 mn. On utilisait plus fréquemment la poudre de fleurs.
  • Décoction de l’écorce du fruit.
  • Poudre de l’écorce du fruit.
  • Suc de grenade.
  • Sirop de pulpe : il s’agit là du sirop de grenadine originel.
  • Poudre de semences.
  • Teinture-mère : obtenue à partir de l’écorce de la racine et des rameaux, elle s’adresse principalement en direction d’affections gastro-intestinales (vers intestinaux, nausée, vomissement, spasmes).
  • Élixir de fleurs de grenadier.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les fleurs peuvent être cueillies durant toute l’époque de la floraison, c’est-à-dire durant les mois d’été. Quant aux fruits, il faut bien sûr patienter jusqu’à leur parfaite maturité, qui se situe en septembre et octobre (bien que des variétés précoces fassent leur apparition en août, et d’autres, plus tardives, en novembre), pour en effectuer la cueillette, de même que l’écorce, dont la récolte devait être une drôle d’aventure. Le séchage s’applique parfaitement à cette écorce, de même qu’aux fleurs et à l’écorce du fruit, sans que l’on enregistre la moindre déperdition de leurs qualités thérapeutiques.
  • Toxicité : elle est réelle, impossible de passer à côté, et se manifeste durant l’administration de la décoction d’écorce de racine et/ou du fruit. Ces manifestations, qui se traduisent par une sorte d’ivresse étourdissante, de la syncope et des mouvements convulsifs légers, restent fugaces et ne perdurent généralement pas. Le grenadier est d’autant moins toxique qu’on l’emploie pour un besoin ponctuel, qui n’amène pas la nécessité d’un traitement au long cours. Il n’en va pas de même de la pelletiérine pure, puisqu’elle peut provoquer des vertiges, des troubles visuels (diplopie), de la faiblesse au niveau des membres inférieurs, des crampes dans les mollets, enfin des vomissements et une forte nausée. En dehors de ces seules raisons, on ne réservera pas l’usage de cette substance ni même du grenadier dans son entier, chez l’enfant de moins de cinq ans, la femme enceinte ou celle qui allaite, les sujets déprimés ou nerveux, à l’exclusion de la seule pulpe de grenade parfaitement inoffensive. L’emploi des fleurs et des feuilles peut mener, à la longue, à des phénomènes de constipation causés par les fortes teneurs en tanin présentes dans ces fractions végétales.
  • Usages culinaires : ils sont nombreux. La pulpe de la grenade se consomme crue comme cuite, s’incorporant avec délice à une salade, aussi bien sucrée que salée, un sorbet, une mousse, une sauce, etc. La grenade est demeurée très célèbre par le sirop de grenadine que l’on a tiré d’elle, qui n’est autre qu’un sirop obtenu en faisant cuire du jus frais de grenade avec du sucre. Aujourd’hui, cela fait belle lurette que la plupart des grenadines n’en sont plus, malheureux et vulgaires assemblages de produits synthétiques. Cependant, en Espagne ainsi qu’au Maghreb, il est possible de dénicher de vraies grenadines, avec de la grenade dedans ! ^.^ En Inde, on broie les graines des grenades à l’état de poudre : sous cette forme, elles prennent le nom d’anardana, condiment que l’on incorpore aux curries et chutneys, aux farces, aux plats de légumes, pains et pâtisseries. Et en fin de repas, peut-être prendrez-vous un peu de ces pastilles qui ravivent l’haleine et lui procurent une saine fraîcheur, l’anardana goli, mélange de diverses plantes dont le grenadier qui, de plus, corrige l’acidité gastrique, redonne à la digestion toutes ses fonctions, annule les effets des flatulences, etc.
  • Afin d’apporter une preuve supplémentaire que le grenadier aime faire dans le rouge, mentionnons le fait que de ses fleurs l’on tire, par macération dans l’eau et adjonction d’alun, une encre rouge du plus bel effet. Quant à l’écorce, elle a servi autrefois aux mêmes fonctions. Elle procure une matière tinctoriale de couleur noire qu’on a employée pour mordre la laine, c’est-à-dire la teindre (elle est mentionnée comme telle dans le papyrus W de Leyde).
  • Puisque nous évoquons le mordançage à l’alun, signalons une activité connexe à laquelle on conviait l’écorce de grenade. Avec un tiers de son poids en tanin, il aurait été dommage de ne pas l’employer pour le tannage des peaux. C’est ce que l’on faisait déjà il y a 2000 ans aux dires de Pline, qui remarqua cet usage en Phénicie (à peu près l’actuel Liban) et dans l’une des colonies phéniciennes qu’était Carthage (au nord de la Tunisie actuelle). Quand le malicorium de la grenade, c’est-à-dire le « cuir de la pomme », entrait en contact avec une peau animale, il pouvait en ressortir de ces autres cuirs qu’on appelle non pas peaux de vache… ^.^ (je m’égare, ça sent la fin d’article, ça), mais maroquins.
  • « Une formule non moins bizarre est celle du sebgha, teinture employée pour les cheveux et la barbe, auxquels elle donne un noir de jais. Il se compose de noix de galle frites dans de l’huile et roulées dans du sel, auxquelles on ajoute des clous de girofle, du cuivre brûlé, du minium, des herbes aromatiques, des fleurs de grenadier, de la gomme arabique, de la litharge et du henné. On délaye ce mélange réduit en poudre dans l’huile qui a servi à frire les noix, et on l’applique sur la tête en se couchant »24.
  • Le grenadier ne fait pas que le délice du gourmand – quel que soit le niveau où se situe cette appétence pour la friandise – et fait aussi belle figure au jardin où les horticulteurs l’ont doté de fleurs doubles diversement colorées de blanc, de jaune et d’une infinité de nuances propageant le prisme chromatique du rose pêche au rouge écarlate soutenu. Il en va de même des fruits qui ornementent joliment le jardin une fois les prémices automnaux à l’œuvre. L’on en voit donc de roses, de jaunes vermillonnés, de pourpres et d’autres encore aux allures de « Belle de Boskoop ».

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  1. Ce qui est parfaitement inexact : si on a longtemps cherché – Dalmatie ? Île de Socotra ? – on a, pense-t-on, fini par trouver l’origine première du grenadier, qui se situerait – berceau rocailleux – au sein de cette zone formée par des pays tels que l’Iran, l’Afghanistan, le Kurdistan et le Pakistan.
  2. Henri Leclerc, Les fruits de France, p. 247.
  3. Georges Contenau, La médecine en Assyrie et en Babylonie, p. 71.
  4. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 178.
  5. Cantique des cantiques : « Sa bouche est une fleur de grenadier qui distille du benjoin. » Dans le langage des fleurs, la balauste est la signature du plus ardent amour.
  6. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 168.
  7. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 83.
  8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 167.
  9. Dans l’Ancien Testament, la grenade apparaît à travers le mot hébreu rimmón (arabisé en rummân ou rumân). Or Rimmon est aussi le nom que recevait en certaines parties de la Syrie un dieu mourant jeune pour ressusciter périodiquement, plus ou moins apparenté à Adonis, histoire de mieux se mélanger les pinceaux.
  10. Dans Ovide, Métamorphoses, Livre V, l’on trouve ce passage : « Se promenant à l’aventure dans les jardins de Pluton, la jeune déesse, avec toute la naïveté de son âge, cueillit sur un arbre qui pliait sous les fruits une grenade dont les lèvres pressèrent sept grains tirés de leur écorce pâle ». Je place volontairement cet extrait en note de bas de page afin de ne pas l’inclure dans le corps de texte, sachant qu’il nous est parfaitement inutile pour la suite de notre exposé. L’idée d’envisager Perséphone mordre à pleines dents dans une grenade me semble irrecevable. De même, l’on voit chez Cicéron l’allusion selon laquelle Perséphone ne voulut plus quitter les Enfers après l’absorption du grain de grenade. Nous nous égarons là de la trame viable du mythe. Remontons donc à la surface !
  11. Edith Hamilton, La mythologie, p. 61.
  12. Ibidem, p. 63.
  13. Ibidem, p. 74.
  14. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 485.
  15. Henri Leclerc, Les fruits de France, pp. 246-247.
  16. Elle est introduite en Égypte durant la XVIIIe dynastie, lors du règne d’un des quatre pharaons Thoutmôsis (sans doute le plus connu : Thoutmôsis III).
  17. Pétrone, Satiricon, p. 66.
  18. Les liens se devaient d’être dénoués, sous peine d’empêcher toute communication entre la personne qui cueille la fleur et la divinité attribuée à la plante.
  19. Jean Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 145.
  20. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 1, p. 475.
  21. cnrtl.fr
  22. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 30.
  23. D’après Jean-Baptiste Porta, la balauste avait comme prodigieux pouvoir de rendre (presque) leur virginité aux « paillardes » et aux « femmes de bas étage » (La magie naturelle, p. 140) en resserrant les tuniques vaginales. En ce sens l’on peut encore affirmer sans peine que le grenadier est aphrodisiaque.
  24. Eugène Rimmel, Le livre des parfums, pp. 133-134.

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B

La brunelle (Prunella vulgaris)

Synonymes : prunelle, brunette, bonnette, bonnelle, herbe aux charpentiers, petite consoude, charbonnière.

Avec la brunelle, il n’est pas utile de remonter au Moyen-Âge et encore moins à l’Antiquité pour savoir ce que faisaient les Anciens de cette plante qui ne semble pas émerger comme médicinale avant le XVIe siècle, et encore à condition de ne pas la confondre avec la bugle rampante (Ajuga reptans) avec laquelle elle offre quelques éléments de rapprochement. C’est donc au XVIe siècle qu’apparurent les premières traces d’un usage thérapeutique de cette plante, et en particulier chez les Anglais qui la créditaient d’une forte valeur astringente et vulnéraire, comme l’atteste le nom vernaculaire qu’ils lui octroient, à savoir woundwort. C’est ainsi qu’elle fit son apparition dans la version de 1597 de The Herball or Generall histories of plantes de John Gerard, qui proclame qu’« il n’existe pas dans le monde de meilleure plante pour les blessures que la brunelle commune », ce qui peut passer pour quelque peu nombriliste. Du moins, l’on peut légitimement s’interroger : Gerard a-t-il posé le pied hors d’Angleterre avant de proférer une telle affirmation gratuite ? Bref, en attendant, la brunelle était tenue comme une panacée par les Anglais, et même par leurs ennemis héréditaires que sont les Irlandais. En effet, John K’Eogh (1681-1754) lui reconnaissait de semblables vertus. Ainsi, il écrivait en 1735 que cette plante « cicatrise toutes les blessures internes et externes ». Dépassant ce seul cadre, il ajoutait encore qu’elle peut dissoudre les lithiases biliaires et hépatiques. Ces conceptions semblent avoir traversé la Manche durant le XVIIIe siècle, puisque Joseph Roques expliquait que « Chomel la regarde comme un vulnéraire précieux. C’est, dit-il, un baume naturel qui arrête le sang et réunit les plaies. » Roques poursuit son propos : « Jean Bauhin, autre botaniste non moins crédule, donne le suc de brunelle aux personnes mordues par des bêtes venimeuses. Césalpin préparait avec ce même suc […] un topique qu’il croyait propre à calmer les violentes douleurs de tête. Mais tout cela est très vague, et ne saurait nous faire connaître les propriétés de la brunelle […]. On peut également révoquer en doute son efficacité dans les pertes de sang, la leucorrhée, les flux intestinaux, etc. »1. Roques n’était pas de ceux qui croyaient que la brunelle possède quelque valeur d’un point de vue thérapeutique. Que, dans le même temps et le même espace, on se chipote ou on s’écharpe quant aux résultats obtenus par telle plante contre telle affection, c’est monnaie courante, la littérature du fait médical regorge d’exemples de ce type. Mais que penser du fait que dans un temps plus lointain, ou bien dans une contrée qui n’est pas la porte à côté, on ait eu l’audace prodigieuse de conférer à la brunelle des pouvoirs qui feraient pâlir n’importe laquelle des plantes que tenaient en haute estime Joseph Roques ou je ne sais quel Cullen, revêche aussi aimable qu’une fosse sceptique ? Bien que pour la médecine traditionnelle chinoise la brunelle porte le nom de Xia Ku Cao, aucun doute n’est permis : derrière ce nom, c’est bel et bien la Prunella vulgaris qui se dissimule, et non pas une tout autre brunelle inconnue, passée invisible sous les radars occidentaux. Suite à la lecture de quelques traités de phytothérapie chinoise dans lesquels une rubrique est dédiée à cette plante, l’on est surpris de mesurer la disproportion qui existe entre l’Europe et la Chine, surtout en terme de ce qui en est dit. Apprenons donc que cette plante de saveur amère et piquante agit sur les méridiens de la Vésicule biliaire et du Foie dont elle élimine la chaleur de par sa nature froide. Drainant le feu hors du foie, elle éclaircit la vue : c’est parfait, nous y verrons beaucoup plus clair ! C’est ainsi que nous pouvons jeter un œil au-delà de ce que nous réserve la littérature occidentale au sujet de la brunelle. Aussi, la seconde partie de cet article inclura-t-elle des observations relatives à ce que l’on énonce à propos de cette plante en médecine traditionnelle chinoise. En Europe occidentale, où l’on n’a pas posé les bonnes questions à la brunelle, celle-ci est demeurée pratiquement coite. Et lorsqu’il est arrivé à tel ou tel d’obtenir quelques éléments de réponse, ils ont été tournés en dérision. Dans ces cas-là, ayons le courage de sortir des sentiers battus, abandonnons cette suffisance au risque de passer pour de parfaits imbéciles, et faisons nôtre cette maxime que l’on doit à ce botaniste lyonnais par trop méconnu qu’était Marc-Antoine de la Tourrette (1729-1793) : « L’ordre de la Nature est lui seul sans imperfection ; mais il est voilé à nos yeux qui sont à peine ouverts »2. Ainsi, un regard morne et peu amène ne verra-t-il en la brunelle – outre que ce qu’il a envie d’en seulement voir – qu’une modeste fleurette dont les épis floraux, une fois défleuris et dégarnis de leur humble gloire passagère, s’apparentent à des écouvillons tout bruns. De ces épis secs fait-on ainsi provenir le nom de la plante, brunelle s’expliquant, imagine-t-on, par un latin brunus. A moins que cela ne renvoie à quelque autre origine étymologique : en effet, le mot germanique brunus signifie « protection », « bouclier ». Contre la maladie ? Si l’on considère le plus largement possible la brunelle, cette explication est parfaitement plausible.

Plante vivace glabre à très légèrement velue, la brunelle couche tout d’abord ses tiges avant de les redresser, ce qui en fait une espèce semi-ascendante, mais en réalité sa conformation dépend essentiellement de son environnement proche : sur un pâturage ras, elle sera généralement moins élevée qu’en plaine prairie où elle peut se permettre de grimper jusqu’à 30 à 40 cm de hauteur ! Brun rougeâtre, les tiges quadrangulaires de la brunelle portent peu de feuilles : celles-ci sont de forme ovale ou oblongue, à bordure lisse ou très légèrement dentée en scie, opposées et pétiolées. La plus haute paire de feuilles porte, en quelque sorte, l’épi floral de la brunelle, lequel est courtaud et formé de fleurs compactées de couleur généralement bleu violacé (mais également mauves, purpurines, blanc jaunâtre voire ocres), apparaissant de mai à octobre.

Fréquente à très commune partout en France, la brunelle s’épand aussi à une bonne partie de l’Europe tempérée, à l’Asie occidentale, à l’Amérique septentrionale et à l’Afrique du Nord. Ses expositions favorites privilégient le plein soleil (pré sec, pâturage, prairie, pelouse rase, berge de rivière, bordure de route) ou l’ombre mitigée (clairière forestière, bois clair, broussailles), que ces stations soient situées en plaine comme en moyenne montagne, tant qu’elles occupent des terrains calcaires et non acides.

La brunelle est une plante vivant en colonie, plaisant aux abeilles (elle est très mellifère) et aisément consommée par le bétail.

La brunelle commune en phytothérapie

En phytothérapie, la plante est préférablement employée fraîche, du sommet des épis floraux jusqu’aux extrêmes radicelles. Plante de guère d’odeur, de saveur un peu amère et astringente, la brunelle n’est pas de ces lamiacées qui embaument au premier froissement de leur feuillage entre les doigts. C’est sans doute ce qui l’a tenue à l’écart de la grand-route empruntée par ces plantes médicinales majeures que sont la sauge et la menthe. A lire certains auteurs anciens, il passe pour parfaitement justifié de ne pas s’attarder sur une plante dont l’odeur est quasi nulle, attendu qu’un parfum prononcé est le gage d’une efficacité accrue. Partant de ce principe, l’on ne peut déduire que les quelques traces d’essence aromatique qui occupent les tissus de cette plante fassent d’elle une panacée, contrairement à la façon dont les Anglais la nomment, c’est-à-dire heal-all, autrement dit « guérit-tout ». Bien évidemment non, une seule fraction aromatique, aussi infime soit-elle, ne peut expliquer complètement l’activité thérapeutique de la brunelle3. Pour cela, elle met à profit certaines des substances suivantes : des triterpènes entacycliques, des saponosides triterpéniques, divers acides (caféique, rosmarinique, ursolique), des principes amers, de la résine, des matières grasses, du tanin, des vitamines (B1, C et K), des sels minéraux et des oligo-éléments (potassium, magnésium, manganèse, etc.).

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique générale (améliore l’état général), fortifiante
  • Anti-infectieuse : antiseptique, antivirale, antibactérienne (Staphylococcus sp., Salmonella enterica, Escherichia coli, etc.)
  • Antispasmodique
  • Anti-inflammatoire
  • Anti-oxydante, antiradicalaire, protectrice tissulaire
  • Hypotensive, hypoglycémiante, inhibe l’oxydation du cholestérol LDL
  • Astringente légère, vulnéraire, cicatrisante, détersive
  • Carminative, vermifuge, améliore le péristaltisme intestinal
  • Diurétique

Usages thérapeutiques

  • Affections buccales : inflammation de la bouche (glossite, stomatite), herpès labial, oreillons
  • Troubles de la sphère respiratoire + ORL : inflammation rouge et enflée de la gorge, angine, toux, crachement de sang, pneumonie, inflammation des amygdales, tuberculose pulmonaire (adjuvant), affections fébriles
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, diarrhée chronique, dysenterie, crampe et aigreur d’estomac, vomissement, infection intestinale
  • Troubles de la sphère hépatique : obstruction du foie, hépatite aiguë, diabète
  • Troubles de la sphère gynécologique : leucorrhée, métrorragie
  • Affections cutanées : plaie, plaie enflée, chaude et rouge, blessure, coup, contusion, gerçure
  • Affections oculaires : yeux enflés, douloureux, larmoyants, sensibles à la lumière, douleur oculaire qui s’accroît en soirée
  • Hypertrophie thyroïdienne, adénome thyroïdien, adénite
  • Maux de tête, migraine, vertige, étourdissement
  • Troubles locomoteurs : crampe, fatigue et douleur tendineuses, articulation douloureuse
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : hypertension, hémorroïde
  • Scorbut
  • Abcès du sein, implication dans le traitement du cancer du sein4, hyperplasie mammaire, mastite

Modes d’emploi

  • Infusion de la plante fraîche (30 à 50 g par litre d’eau).
  • Décoction de la plante fraîche (40 à 60 g par litre d’eau) ; pour lavements, compresses.
  • Eau distillée de brunelle.
  • Suc frais.
  • Poudre.
  • Teinture-mère.
  • Cataplasme de la plante fraîche contuse.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : bien que la floraison de la brunelle s’étale sur plusieurs mois, il est préférable de ne prélever les plantes entières dont on a besoin qu’au début de la floraison, en particulier aux mois d’été. L’usage frais est privilégié. Il est toujours possible de faire subir une dessiccation à la plante, mais celle-ci s’accompagne d’une très nette déperdition de ses qualités thérapeutiques.
  • La brunelle fraîche est une plante comestible agréable crue en salade. Prenez soin de bien considérer les lieux avant toute récolte, en particulier eu égard aux zones polluées ou souillées.
  • L’usage interne de la brunelle ne convient pas aux personnes qui font état d’un faiblesse de la rate et de l’estomac. En cas d’ingestion, des réactions allergiques peuvent survenir, de même que divers désordres gastro-intestinaux, des palpitations, de la congestion oculaire. Parfois, un usage au long cours entraîne des effets immunosuppresseurs. On l’interdira chez la femme enceinte, de même que chez l’enfant.
  • Autres espèces : – la brunelle à grandes fleurs (Prunella grandiflora), que l’on peut confondre avec la bugle rampante, manque dans le nord de la France, ainsi que dans les régions siliceuses. Elle se distingue de la brunelle commune par la taille de ses fleurs ; – la brunelle laciniée (Prunella laciniata) s’écarte de la précédente de par la blancheur immaculée de sa floraison. Par ailleurs, ses feuilles n’ont rien de commun avec celles des deux autres brunelles. L’adjectif lacinié donne un indice : ce mot provient du latin laciniatus qui signifie « en lambeau, découpé irrégulièrement ». En effet, la forme des feuilles de cette brunelle n’est pas simple et entière comme chez les deux autres espèces.

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  1. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, pp. 186-187.
  2. Marc-Antoine de la Tourrette, Démonstrations élémentaires de botanique, Tome 1, p. 17.
  3. Peu produite et donc quasiment pas étudiée, l’huile essentielle de brunelle a au moins le mérite d’exister. Extraite des sommités fleuries sèches, elle s’avère être très complexe. Selon les lots, apparaît un chémotype à acide hexadécanoïque (acide gras saturé) ou bien à selin-1 1-en-4-a-ol (je vous laisse le soin de le prononcer correctement sans l’écorcher au passage ^.^).
  4. « Les mécanismes anticancéreux de la brunelle commune comprennent un effet retardateur direct sur la croissance et la prolifération des cellules tumorales, induisant leur apoptose et leur différenciation, et inversant la tolérance multimédicamenteuse des cellules tumorales. Cet article étudie les progrès de la recherche sur ces mécanismes anticancéreux de la brunelle commune. Elle aura de nombreuses perspectives d’application, en tant que remède de la médecine traditionnelle chinoise peu coûteux, efficace et dénué de toxicité. » Cf. lien.

Photos : n° 1 – userteunspaans (wikimedia commons) ; n° 3 – Philipp Weigell (wikimedia commons).

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