François-Joseph Cazin, médecin humaniste

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Né dans le département du Pas-de-Calais en 1788, François-Joseph Cazin se destine très tôt à la médecine, étant tout d’abord, dès 1804, aide-chirurgien en hôpital militaire, avant de devenir lui-même chirurgien, puis médecin dans la marine. Par la suite, il pratiquera pendant une vingtaine d’années la médecine à Calais, avant qu’un événement inattendu n’imprime de sa patte providentielle la destinée du jeune médecin. En 1832, une épidémie de choléra se déclare dans le nord de la France. Cette maladie, provoquée par la bactérie Vibrio cholerae, touchera bien des parties du monde au gré de vagues successives. En 1832, c’est la deuxième pandémie de choléra (1826-1841) qui s’abat sur la France. Le docteur Cazin met toute son énergie au service de l’éradication de ce fléau, mais il en est lui-même l’une des victimes. C’est cela qui le décide à renoncer à la vie urbaine. Il se rend donc à la campagne, à 50 km de Calais, dans la petite ville de Samer qui l’a vu naître. Il y séjournera jusqu’en 1846. Durant ces presque quinze années, de médecin de ville, Cazin devient médecin de campagne. Et c’est durant ces années que va s’élaborer en son esprit la structure de son œuvre majeure, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes. En 1847, il est récompensé par la Société royale de Médecine de Marseille pour un mémoire qui n’est qu’une ébauche de son traité, lequel paraîtra, dans sa première édition, en 1850. N’ayant, pour ainsi dire, connu que la ville en ce qui concerne ses pratiques médicales, le docteur Cazin est particulièrement frappé par les conditions de vie des habitants des campagnes, considérant, parce que cela lui saute aux yeux, qu’en ville tout est disponible rapidement ou presque, contrairement à cette campagne où contrastent l’opulence de quelques-uns et l’indigence du plus grand nombre. Comparant sa pratique urbaine et celle rurale conditionnée par les plantes qu’il récolte aux alentours, il s’est alors convaincu de la supériorité des espèces végétales indigènes. Dans cette démarche, il a été aidé par la sensibilité qu’il a pu éprouver par rapport à l’empirisme et à la médecine populaire des campagnes, tout en ne tombant jamais dans le piège du remède de charlatan de champ de foire. Plus que tout conscient de la pauvreté dans laquelle vivent la plupart des gens qui l’entourent, il se propose de mettre à l’honneur une médecine bon marché, possible grâce à des moyens simples et peu coûteux, afin que « s’économise l’argent du malade et le temps du médecin » (1), car l’homme de la campagne du XIX ème siècle, « le plus souvent, alors, il souffre sans secours, lutte péniblement, languit ignoré et meurt silencieux et résigné dans une chaumière où le froid, l’humidité, la malpropreté se joignent aux autres causes de destruction ». « J’ai donc renoncé, poursuit-il, dans ma pratique rurale, aux médicaments d’un prix plus ou moins élevé, et aux préparations pharmaceutiques dont le luxe ne peut être payé que par le riche ».

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Cazin est l’une de ces icônes propres au XIX ème siècle, symbole de cette dichotomie entre cité et campagne, riches et pauvres, et il se range au côté de ces derniers en homme humaniste qu’il est. Alors que, dans le même temps, pérorent médecins et pharmaciens de ville, qui ne savent que louer les « progrès » de la médecine thérapeutique chimique, exaltant les bienfaits du mercure et de l’antimoine, vouant aux gémonies la thériaque et la conserve de roses. Cazin pointe du doigt les malversations concernant les drogues provenant de pays lointains et qui, une fois parvenues dans les officines, sont de bien moins bonne qualité qu’à leur départ ; non pas que le transport en aura amoindri la valeur thérapeutique, mais surtout parce qu’elles subissent, de la part de marchands peu scrupuleux, une transformation pour laquelle l’appât du lucre n’est pas étranger. C’est aussi l’occasion pour Cazin de remettre en cause cette idée reçue, particulièrement tenace puisqu’elle existe toujours en ce début de XXI ème siècle, que ce qui est exotique est plus efficace ; et, en travaillant avec des produits locaux, à portée de mains, il démontre l’inanité de ce jugement et prouve avec aisance que l’herbe n’est pas forcément plus verte chez le voisin. Il n’en va pas que de la qualité d’une plante, il en va aussi de celle de celui qui l’emploie. Et si manque le bon sens, qu’un végétal soit exotique ou indigène, il n’est rien qui soit possible de faire, l’échec thérapeutique ne saurait être que patent. Il est assez facile de jeter l’opprobre sur les plantes locales en les regardant de haut, lorsqu’on a toujours connu ces préparations médicamenteuses, embouteillées et étiquetées, flambantes neuves, sur les étagères du pharmacien, chose que Cazin finira par rejeter, insistant sur les étapes préalables et incontournables d’une bonne pratique phytothérapeutique : maîtriser la botanique médicale (!!!), récolter des plantes sauvages de préférence au moment opportun, les faire sécher correctement si cela s’avère nécessaire ou bien en faire un usage immédiat. Oui ! Qui imaginerait faire une soupe avec une botte de poireaux ayant jauni au réfrigérateur ou à la cave ? Soyons sérieux.

C’est cette fraîcheur et cette instantanéité que le docteur Cazin a placées en exergue durant toutes ses années passées comme médecin de campagne avec, sous la main, foison de remèdes végétaux que l’on retrouve dans son monumental ouvrage, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes. Cette somme, rééditée et augmentée en 1858, présente en 1200 pages environ 500 plantes, accompagnée de 40 planches botaniques dessinées par le fils de François-Joseph, Henri Cazin (1836-1891), également médecin et artiste peintre.


  1. Toutes les citations placées entre guillemets sont extraites de la préface du Traité pratique et raisonné.

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Le Docteur Henri Leclerc, en marge du codex

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Ah, le Dr Leclerc, que je cite souvent dans mes articles, je pense qu’il est de bon ton de lui accorder enfin un espace dédié qu’à lui. C’est aussi l’occasion d’inaugurer une nouvelle catégorie : les figures de la phytothérapie.

Quand on hasarde ses yeux sur divers ouvrages de phytothérapie générale, on rencontre çà et là bien des personnages ayant animé l’histoire médicale de la thérapie par les plantes, et ce de l’Antiquité jusqu’à nous : Dioscoride, Galien, Hildegarde, Matthiole, Lémery, Cazin, Fournier, Valnet… Et il y a Leclerc, dont l’ouvrage principal, je crois, se trouve être son Précis de phytothérapie. C’est, du moins, celui-là auquel on fait le plus souvent référence, comme moi-même l’ai fait jusqu’à ce jour. Pourtant, ça n’est pas là l’unique œuvre de l’homme. Il a produit bien d’autres ouvrages tels que Les épices, Les fruits de France, Les légumes de France, En marge du Codex, ainsi qu’une foule d’articles et d’études disséminés dans La Presse Médicale et La Revue de Phytothérapie qu’il fonda en 1937.

Si l’on connaît assez bien les ouvrages d’Henri Leclerc, il s’avère qu’on en sait beaucoup moins sur l’homme lui-même. Voyez Wikipédia : seulement deux lignes lui sont accordées. Et je n’ai pas même été dans la mesure de dénicher le moindre portrait de cet illustre médecin. Dévoué, affable, humble, comme le relate la Revue d’Histoire de la Pharmacie (n° 145, 1955, p. 75), le docteur Leclerc « était peut-être le seul à ignorer sa bonté et sa valeur ».

Henri Leclerc est né à Paris le 5 octobre 1870, c’est-à-dire durant le siège de la capitale par les troupes allemandes. Étudiant en médecine dans les années 1890, il se lie d’amitié avec un certain Paul Verlaine et un certain Joris-Karl Huysmans, pourtant tous les deux de plus de 20 ans son aîné (Verlaine et né en 1844, Huysmans en 1848). Tout d’abord établi à la campagne, Leclerc ne reviendra à Paris qu’en 1908. Il accueille une clientèle riche et huppée et, dans le même temps, prodigue gratuitement ses soins à une foule de pauvres gens. Puis, la Première Guerre mondiale éclate, Leclerc devient médecin militaire pour la cause.

Leclerc n’était pas qu’un médecin spécialiste, il était aussi un historien de la phytothérapie. Il connaissait, dit-on, l’histoire médicale du Moyen-Âge comme sa poche, « il ne séparait pas la science du passé de celle du présent : il appliquait à ses malades, après les avoir prudemment expérimentées et amendées, les recettes de botanique médicale recueillies par lui dans les vieux arbolayres » (Revue d’Histoire de la Pharmacie, p. 74). C’est un aspect qui n’apparaît pas de manière criante dans le Précis de phytothérapie, bien qu’à sa lecture, il est évident que le docteur Leclerc était un grand lettré, dans le sens d’un amoureux de la lettre, de la conjugaison, de la grammaire, de la syntaxe, en un mot, de la langue. C’est dans un autre de ses ouvrages, En marge du Codex, que cela saute aux yeux. J’ai réussi à mettre la main sur un exemplaire relié de 1924. Et rien que la préface, écrite de la main de Leclerc, est un régal de poésie, allant même jusqu’à citer Baudelaire. Et, dans cet ouvrage, on comprend mieux le lien que ne contournait pas Leclerc entre l’hier et l’aujourd’hui, exposant en 39 chapitres bien des préparations magistrales dont le Codex s’est enorgueilli et puis qu’il a chassé comme valetaille « au nom des lois tyranniques de l’hygiène ». Le docteur Leclerc écrit, pour chacune de ces compositions, en quelques pages, trois à six, un riche historique, donne des recettes. C’est ainsi que nous retrouvons au fil du livre des noms de formules encore célèbres tels que la thériaque, le diascordium, le laudanum, le vinaigre des quatre voleurs, l’élixir de Garus et d’autres encore malheureusement moins connus.
Ah ! Cette préface d’En marge du Codex, je ne résiste pas à l’envie de vous la partager. Ceux qui ont lu Huysmans, en particulier Là-bas, seront peut-être surpris de constater que, dans ce roman, plane, comme qui dirait, l’ombre d’Henri Leclerc. Je ne sais pas. Comme ça, une intuition…

Le 15 mars 1955, le docteur Leclerc décède d’une crise cardiaque. Il avait 84 ans.

Note liminaire : il serait bon et profitable qu’un éditeur sérieux exhume de nouveau le fabuleux travail du docteur Leclerc. Mon exemplaire de Précis de phytothérapie, acheté d’occasion, date tout de même de 1994 ! Ce n’est pas parce que j’ai dit qu’Henri Leclerc était humble et discret qu’il faut s’abstenir !

Bon, et maintenant, cette préface. Régalez-vous !

C’est pour les fervents de la tradition, pour ceux dont le culte du souvenir étreint le cœur d’une émotion pleine de charme en sa mélancolie, un deuil à nul autre pareil de voir s’effriter sous la pioche des démolisseurs le Paris de nos pères. Pierres patinées par l’œuvre du temps, rues étroites où circule encore, comme une sève, le souffle du passé, maisons mystérieuses aux pignons fantastiques, aux façades couturées de rides, aux lucarnes qui semblent cligner de l’œil pour raccrocher la pensée du promeneur, tous ces vestiges des siècles écoulés, témoins des heures glorieuses ou tragiques de notre histoire, s’abîment ou s’abîmeront un jour, victimes des besoins du Moloch qu’est une ville moderne, balayés au nom des lois tyranniques de l’hygiène : si ami soit-on du progrès, on ne peut s’empêcher de déplorer leur disparition et de murmurer, devant ces ruines que remplaceront demain des maçonneries d’une laideur attristante, les vers de Baudelaire

Le vieux Paris n’est plus : la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel.

Ces impressions, j’en retrouve l’équivalent chaque fois qu’il m’arrive de feuilleter un Codex et je serais étonné d’être le seul chez qui la lecture de notre pharmacopée officielle produise un tel effet. Comme dans la cité parisienne, le temps exerce dans la cité des médicaments son œuvre destructrice : c’est la même destinée qui condamne à la ruine les vieilles pierres et les vieilles formules : aux unes les coups de pioche, exécuteur implacable de la volonté de nos édiles, aux autres le trait de plume dont un aréopage de savants, choisi parmi les plus insignes, proclama l’opportunité. Sans doute serait-ce pousser à l’excès l’amour du Bonhomme Jadis que de crier au vandalisme pour quelques drogues dont la science a démontré l’inanité et décidé l’ostracisme : le Codex n’est pas le catalogue rétrospectif de l’art médical ; seules doivent figurer sans ses pages les substances qui intéressent directement le praticien et dont la raison d’être est établie par un examen rigoureusement critique et je ne sache pas qu’il se trouve de traditionaliste assez irréductible pour regretter la graisse de vipères, la poudre de cloportes, l’huile de vers de terre et autres monstruosités qui feraient, dans la pharmacopée, l’effet que font, dans une ville, des masures informes et sordides ; mais à côté de ces vestiges du fétichisme thérapeutique, il existe toute une série de formules archaïques, les unes déjà ensevelies dans l’oubli, les autres appelées à y sombrer un jour, dont on peut éprouver quelque tristesse à voir effacer les noms. Ce n’est pas qu’elles fussent irremplaçables, ni que beaucoup d’entre elles ne représentassent un bizarre assemblage d’éléments hétéroclites : toutefois, nos devanciers avaient apporté, à les édifier, tant de foi et d’imagination – si glorieux fut le rôle qu’elles jouèrent dans la lutte séculaire de l’humanité contre la maladie, qu’on ne peut se défendre, à leur égard, d’un sentiment fait d’indulgence, d’attendrissement et de vénération ; en faveur des matériaux qui les composaient, choisis le plus couvent avec un sens très judicieux du déterminisme thérapeutique, on leur pardonne volontiers l’étrangeté de leur architecture, le luxe de leur ornementation, les rinceaux touffus d’aromates, de baumes, de résines qui s’y enroulaient en volutes capricieuses, comme les frondaisons folles sculptées par les « tailleurs d’images » aux frontons des cathédrales. Dans beaucoup, c’est toute l’âme de l’antiquité qui vient jusqu’à nous, couronnée de fleurs comme une idylle de Théocrite ; d’autres, parfumées de myrrhe, d’oliban et de cinnamome, ressuscitent en notre esprit les splendeurs du « Moyen-Âge énorme et délicat », alors que, confinée dans les cloîtres ou tapie dans l’officine des alchimistes, la médecine exhalait un relent de mysticisme et de nécromancie ; dans celles-ci nous retrouvons le grand siècle, la gravité de M. Fagon, l’ironie de Guy Patin, le pathos de M. Diafoirus ; celles-là nous font assister à une consultation où, dans un boudoir à trumeaux peint par Boucher, des médecins à perruques poudrées, à mollets d’abbés, secouent d’une chiquenaude leurs jabots de fine batiste en discutant sur les vapeurs de leur belle cliente langoureusement étendue entre son nègre et son perroquet.
A vrai dire, cette évocation de fantômes majestueux ou gracieux serait, en faveur des vieilles formules, un plaidoyer insuffisant : la thérapeutique est une science trop austère pour former ses lois à l’école de la sentimentalité et il serait du dernier ridicule qu’un membre de la commission chargée de réviser le Codex apportât à cette mission auguste une mentalité de troubadour ou de poète romantique. Bien des drogues chères à nos pères ont, heureusement, à leur actif des mérites plus sérieux que celui d’éveiller l’attendrissement en les âmes sensibles ou de fournir un aliment à la curiosité des antiquaires : chaque jour, nous en prescrivons encore qui, par le choix et l’agencement de leurs composants, représentent des associations aussi maniables qu’efficaces et dont l’introduction dans la matière médicale est à inscrire parmi les conquêtes de la science.
C’est ainsi qu’à l’antiquité nous empruntons les pilules de cynoglosse qui nous permettent, sous un pseudonyme, de faire accepter l’opium aux malades les plus timorés, qu’à Lazare Rivière nous devons l’antiémétique le plus innocent et le plus rationnel, que le vieil emplâtre de Vigo reste toujours le topique sans rival de certaines dermatoses, que dans le laudanum l’action déprimante du roi des narcotiques est ingénieusement combattue par l’adjonction de principes stimulants ; nul purgatif n’a pu détrôner le sel de Glauber, la liqueur de Fowler résiste à la concurrence des cacodylates et des méthylarsinates et les immenses progrès réalisés dans le traitement de la syphilis n’empêchent pas qu’en plus d’un cas de cette affection la liqueur de Van Swieten ne rende encore de signalés services. Les exemples abondent qui mettraient en lumière ce que nous devons aux vieux maîtres de la thérapeutique dont ces notes historiques ont pour but d’étudier, non pas l’œuvre entière, mais quelques-uns de ses chapitres. En les réunissant, je me suis flatté de l’espérance d’être utile aussi bien à l’historien qu’au praticien. Si l’historien n’y trouve rien d’inédit, elles lui épargneront, du moins, de longues recherches sur les vieilles formules du Codex, sur leur origine, sur ceux qui les publièrent : au praticien, elles apprendront à mieux connaître les armes qu’il manie chaque jour et à se pénétrer de l’idée, toujours féconde en enseignements, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, que notre génération n’a pas tout inventé et que nous ferions preuve d’ingratitude ou oubliant ceux de qui nous tenons notre patrimoine thérapeutique.

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