Fonctions et importance de la doula auprès de la femme enceinte

Le 7 février, c’est la date dédiée à Eugénie, la « bien-née », sainte patronne des sages-femmes et des femmes en couches. On ne l’invoque plus guère lors des accouchements, au contraire des Romains qui disposaient de Lucine largement et les Grecs d’Artémis pour ce faire. Aujourd’hui, alors qu’on fait de moins en moins appel aux déesses et aux saintes, quelle poignée à laquelle s’accrocher reste-t-il à la femme sur le point d’accoucher ?

Autrefois, dans certaines contrées, officiait la matrone, c’est-à-dire l’accoucheuse traditionnelle. Dans d’autres, c’était la sage-femme qui occupait cette fonction. Mis à part ça ? Eh bien, depuis quelques décennies, émerge une nouvelle profession complémentaire : la doula. Étymologiquement, la doula, qui tire son nom du grec doúlê, comprend le sens de compagne, servante et esclave, et l’identité d’une personne domestique attachée indéfectiblement à la domus, c’est-à-dire à la maison de sa maîtresse, au service d’icelle, qui telle une Brangien auprès d’Iseult, l’assure de sa pleine confiance et d’un constant appui. Malgré la référence lexicale au mot esclave, il ne faut pour autant pas voir en ce mot, doula, une marque de dépréciation et ne pas y entendre la connotation péjorative que peut avoir encore aujourd’hui le mot esclave. A l’exposé des diverses informations qui vont suivre, l’on comprendra que cette relation n’existe plus. Présentons donc la fonction de la doula pour mieux nous en assurer. Tout d’abord, comment pourrions-nous la définir au mieux ? On peut dire d’une doula qu’elle pratique une approche holistique de la naissance. Ce qui est bien vague… Quelle place, laissée vacante, la doula occupe-t-elle ? La doula intervient auprès de la femme enceinte avant, pendant et après accouchement, afin d’assurer, durant la période périnatale, un soutien complet à la parturiente se déclinant selon plusieurs volets : émotionnel, psychique, psychosocial, physique, informationnel et pratique. Mais encore, « les doulas sont des professionnels de la périnatalité communautaire formés à la santé de la grossesse, à la préparation à l’accouchement, au soutien au travail, au conseil en lactation et aux soins postnataux. »1 Sans être une sage-femme, la doula promeut une mode d’intervention doux, au contraire de l’obstétricien, qui reste attaché à l’intervention technologique, c’est-à-dire au règne de la machine et du matériel. Tout à l’inverse, la doula s’applique à tirer parti de la puissance du pouvoir de l’esprit, obtenant par là même des résultats comparables à ceux d’une sage-femme, bien que la correspondance entre ces deux professions ne soit pas tout à fait exacte. La doula s’est cependant appropriée des fonctions inoccupées par les sages-femmes en raison d’un manque de bras et de temps, et qui étaient autrefois, dans les campagnes entre autres, prises en charge par la figure féminine tiers, c’est-à-dire la grand-mère, ce que le resserrement familial – trois générations sous le même toit – rendait tout à fait possible et souhaitable.

De la doula à la femme enceinte, les interactions ne sont pas unilatérales. Restant à l’écoute des désirs et besoin de celle-ci, la doula lui transmet le nécessaire. Communiquant des informations non médicales, la doula utilise un certain nombre d’outils auprès de la femme qu’elle accompagne, tels que la relaxation, le yoga et la méditation, des exercices d’étirement et d’assouplissement, la visualisation, le massage périnéal prénatal, enfin beaucoup de techniques qui mettent en œuvre le sens oublié du toucher dans pareilles circonstances. Tout cela représente un soutien précieux en vue de la délivrance, reconnu tant par la famille et les proches de la parturiente que le personnel médical (en général), bien que certains médecins obstétriciens entretiennent, à l’égard des soins de maternité non traditionnels, une attitude pour le moins négative. Pourtant, une foule d’études disponibles à la lecture sur PubMed, Scopus, etc., disent toutes le bien-fondé de l’intervention d’une doula au cours de la maternité. Une étude récente (USA, 2022) est très claire sur ce point : « Les politiques et pratiques hospitalières devraient inclure les doulas en tant que membres précieux de l’équipe de soins pour aider à assurer des expériences positives pendant la naissance. »2 Elle se rapproche de ce qu’affirmait une étude mexicaine vingt ans plus tôt : « Les résultats de cette étude ont montré, comme dans d’autres essais mesurant l’impact de la présence d’une doula pendant le travail et la naissance, que le soutien de la doula pendant le travail est associé à des résultats positifs qui ont des implications physiques, émotionnelles et économiques. »3 Justement, parlons-en plus précisément, de ces résultats positifs. Avec l’aide et la présence d’une doula, la durée du travail est réduite, l’accouchement est plus rapide et moins difficile, en particulier parce qu’on fait davantage appel aux méthodes de soulagement de la douleur non pharmacologiques durant le travail, comme l’acupuncture et l’homéopathie. Bien que le recours à la pitocine (ocytocine de synthèse) et d’analgésiques soit moins systématique, beaucoup d’accouchements avec doula sont moins douloureux, la femme enceinte étant moins anxieuse et stressée. Résultat des courses : moins d’anesthésie par péridurale. Par voie de conséquence, les accouchements instrumentaux (utilisation du forceps) et par césarienne (y compris d’urgence) sont beaucoup moins fréquents, de même que le nombre d’interventions médicales inutiles en cours d’accouchement. Globalement, l’accompagnement périnatal d’une doula permet de multiplier par deux les naissances vaginales spontanées, de réduire le taux de naissances prématurées (et, subséquemment, le taux de nouveaux-nés en détresse fœtale ou admis dans les unités de soins intensifs néonatals). Dans certains pays, l’influence bénéfique de la doula permet même de réduire la mortalité infantile et maternelle survenant durant l’accouchement ! Même une fois que la délivrance a eu lieu, les bons effets du travail de la doula se font encore ressentir : le saignement post-partum est moins abondant, l’anxiété et la dépression de la mère moins marquées (et parfois inexistantes). Au contraire, plus nombreuses sont les mères à éprouver une satisfaction et une gratitude plus grandes, observant leur propre expérience de la naissance avec un regard plus serein. Elles sont plus enclines à l’estime d’elles-mêmes. Enfin, comme la sensibilité de la mère vis-à-vis de son enfant est plus importante, cela facilite d’autant mieux l’allaitement naturel.

Si l’efficacité des doulas au sein des structures de santé dévolues à la prise en charge des femmes sur le point d’accoucher ne fait plus aucun doute, certaines d’entre elles, souhaitant aller plus loin encore, n’hésitent pas à remettre en cause, non pas un système, du moins des pratiques jugées dépassées. Caroline Pérez est l’une de ces doulas qui recherchent davantage encore le bien-être de la mère et de l’enfant. C’est grâce à la lecture de l’interview qu’elle a accordée au magazine Nexus (n° 149, novembre-décembre 2023) que j’ai pris connaissance de l’existence des doulas. Ayant trouvé très intéressants les propos qu’elle y partage, je me suis décidé à écrire ce petit article, que je vais compléter ci-après en m’inspirant des apports de Caroline Pérez.

Rénover l’accouchement, restaurer la manière dont l’enfant vient au monde est, pour elle, primordial. Elle pointe un certain nombre de faits sur lesquels des améliorations, voire des révolutions, pourraient être apportées, mais qui, pourtant, sont laissées en l’état. Elle place ainsi en opposition deux façons d’appréhender le moment de la naissance, au travers, tout d’abord, des conditions requises qui ne sont pas toujours réunies du côté de la maternité, de la clinique et de l’hôpital. Rien ne va sur la manière dont on accouche dans ces structures : la salle d’accouchement est trop froide, trop violemment éclairée aux néons, beaucoup trop bruyante. Pour cela, Caroline Pérez privilégie l’accouchement à domicile, permettant à la femme enceinte de bénéficier d’un effet « cocooning », parce qu’un lieu connu et apprécié de la parturiente, qui plus est où il fait bon et calme, concourt à la sécrétion naturelle d’hormones indispensables à la bonne marche de l’accouchement, telles que la mélatonine et l’ocytocine (qui a pour conséquence la survenue des contractions, l’ouverture du col, etc.), hormone sur laquelle Caroline Pérez insiste considérablement4. Or, cela n’est pas accessible, ou si peu, sans la sécurité, la tranquillité, la confiance et l’intimité, qui participent à la déconnexion du cerveau, de même que le fait de se taire (trop parler, c’est (faire) quitter l’état de conscience modifiée requis pour mieux accoucher). Autant dire qu’à l’hôpital, la crainte, l’anxiété et l’incertitude brisent complètement la capacité de la femme enceinte à mettre en branle la sécrétion de ces hormones incontournables (que l’on compense donc par injection de pitocine souvent trop dosée et aux effets douloureux insupportables). Bien consciente qu’un certain nombre d’écueils handicapent gravement la femme qui accouche en institution hospitalière, Caroline Pérez se dit favorable à un accouchement par les voies basses autant qu’il est possible, et non comme cela se pratique habituellement, la femme étant allonger sur le dos. L’accouchement physiologique est, selon elle, un bon moyen de mettre à distance l’outrance de l’assistance et des interventions médicalisées appliquées sur le corps de la femme au travail, dans des lieux parfois saturés par l’agacement des infirmières et par l’arrogance des médecins, ce qui place d’autant plus la femme à distance d’elle-même, contrairement à la douce intervention de la doula, dont la proximité émotionnelle et psychique, ainsi que le sens tactile, permettent de soustraire la femme enceinte à la domination biomédicale qui confine à l’anonymisation du corps de la femme. « Le fait qu’il y ait de moins en moins de sages-femmes, qu’on aille de plus en plus à l’hôpital, que la médecine soit de plus en plus aux mains des hommes nous a éloignés petit à petit de nombreuses pratiques autour du soin de la femme. »5 C’est pour cela que Caroline Pérez milite en faveur de la réappropriation de savoirs oubliés et non transmis, ce qui est évidemment dommageable pour les futures mères, sachant qu’ils sont spécifiquement relatifs à cette période spéciale de la vie d’une femme enceinte sur le point d’avoir un enfant. C’est aussi de la réappropriation de son corps par la femme elle-même dont il est question, ainsi que le recouvrement de l’autonomie, de l’intuition, de l’instinct, du ressenti et de l’écoute de soi, toutes choses qui doivent assurément faire plaisir à Deirdre English et Barbara Ehrenreich entre autres.

_______________

  1. Source.
  2. Source.
  3. Source.
  4. « En étant privées de ces hormones naturelles, nous sommes aussi privées de tout ce qui découle d’attachement, de bonheur, mais aussi de relaxation et de détente. […] La péridurale nous coupe complètement de nos instincts. En accouchant sous ocytocine de synthèse, sans passer par la sécrétion naturelle d’ocytocine, on perd au bout de quelques générations notre capacité à sécréter de l’ocytocine. […] Le fait qu’on ne sécrète plus cette hormone est qu’elle n’est plus transmise à notre enfant pendant cette période, ça veut dire que les humains n’arrivent plus sous l’hormone de l’amour à la naissance, ce n’est quand même pas rien » (Source : Nexus 149, p. 39).
  5. Ibidem, p. 34.

© Une publication Books of Dante garantie 100 % intelligence naturelle – 2024

VOUS SOUHAITEZ SOUTENIR MON TRAVAIL ?

La cheminée, point focal du foyer

Voici un article qui satisfera peut-être votre sens de l’introspection, du repliement, de l’introversion, etc. C’est de saison. On hiverne. On hiberne pour peu qu’on soit un tantinet savant. Comme l’ours, on se garde de la froide morsure de monsieur Gel. On attend que ça passe. On se serre les coudes. On se tient (au) chaud. On se raconte des histoires. Et pour ça, rien de tel qu’une bonne cheminée.

Beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

***

Si l’on recherche au moins une analogie entre la yourte sibérienne et la maison conventionnelle bâtie en dur, peut-on la découvrir ? Oui, et je vous en donne une : la yourte, ensemble de peaux cousues entre elles et jetées sur une armature en bois, possède, à son sommet, une ouverture par laquelle passait autrefois la fumée du foyer situé à son aplomb, avant que ne s’y engouffre le tuyau métallique d’un lourd poêle de fonte. Ne trouve-t-on pas un équivalent dans nos maisons plus modernes ? Bien sûr que si ! Il s’incarne à travers la cheminée qui vise au même but. Qu’est-ce c’est, en somme, qu’une cheminée ? L’illustration ci-dessous se propose d’en signaler les principaux éléments :

Parfois, l’on fait recouvrir la notion de foyer par celle de cheminée, or c’est assez inexact : le foyer est au cœur de la cheminée ce que la cheminée est au cœur de la maison (bien que maintenant le mot foyer prenne plus le sens d’habitation dans son intégralité). Rapprocher la cheminée de l’idée même de cœur n’est pas stupide : l’organe cardiaque ne passe-t-il pas pour le centre de la maison humaine, c’est-à-dire le corps de l’homme ? Cœur et cheminée sont centraux, tout comme l’est le trou de la yourte qui laisse passer le tuyau de poêle. Par analogie, on peut attribuer à la cheminée le rôle d’axis mundi, de même que cela était aussi le cas du poteau central soutenant la tente nomade d’Asie centrale ou de la yaranga tchouktche : tout autour de lui grimpaient les fumées du foyer, en direction du sommet du dôme protecteur, afin qu’elles s’en échappent. Par cet orifice, on pouvait voir les étoiles en levant les yeux, et juste assez mais pas trop, il laissait entrer une partie du cosmos toute imprégnée de bénédiction céleste. Eh bien, tout comme l’archaïque yourte, la cheminée est aussi un lieu animé par un flux et un reflux, son conduit étant le chemin qui dessine des allers-retours, exhalant une respiration témoin de la présence de la vie au sein de la maison et, par extension, de la maisonnée. (De ce conduit de cheminée, l’on aurait pu déduire sa connivence lexicale avec le verbe cheminer, puisqu’il est question, à travers ce fût vertical, d’ascension et de descension. Or cheminée provient du latin caminata/caminus, « fourneau ». Il n’a donc pas de rapport.) A l’inverse, lorsque le foyer est éteint, le vent du dehors peut s’engouffrer dans le conduit et y pousser des gémissements qui donnent comme une voix à la maison.

Parce que centre et axe du monde (certes microcosmique), la cheminée autorise l’unité : la famille s’unit autour du foyer de la cheminée afin d’y ponctionner sa part de chaleur et de lumière, tout simplement de vie (parfois, sur le linteau de la cheminée, on grave les armoiries de la famille, ce qui renforce le point central de réunion). En son sein, la flamme s’anime pour renforcer un symbole propre au feu (une coupe creuse au centre de laquelle on pique une bougie que l’on allume, partage une symbolique équivalente, bien que diminuée dans son rayonnement d’action). Aussi sûrement que le cœur d’une femme enceinte pourvoie aux besoins biologiques du petit être qu’elle porte, le foyer, centre d’intensité dynamique et de condensation énergétique, est celui auprès duquel saisir les nourritures mystiques (quid, au reste, des nourritures terrestres cuites à l’exposition des rayons cosmiques ?), car aussi sûrement que le sang parvient au cœur pour en repartir vivifié, la cheminée accueille les plaintes, les craintes, les désirs et les vœux : tant de requêtes s’y pressent, qu’il est manifeste que les flammes réchauffent les corps et les âmes qui s’en retournent, restaurées dans leur foi et leur allant. « Le centre n’est donc point à concevoir, dans la symbolique, comme une position simplement statique. Il est le foyer d’où partent le mouvement de l’un vers le multiple, de l’intérieur vers l’extérieur, du non manifesté au manifesté, de l’éternel au temporel, tous les processus d’émanation et de divergence, et où se rejoignent, comme en leur principe, tous les processus de retour et de convergence dans leur recherche de l’unité »1. Cet apparentement entre la maison et le corps humain, la cheminée et le cœur, enclot encore davantage l’homme au sein de la maison. L’on utilise, pour remplacer l’expression « au centre de » cette autre-ci : « au cœur de… », voire « au sein de… ». Dans ce sein-là, il ne faut pas s’imaginer celui de la femme, mais le comprendre dans le sens de « parmi ». Or, il se rapproche fort du giron qui, au sens figuré, concerne bien le sein maternel. Plus que la déesse Hestia, la cheminée semble nous connecter à des divinités de la Terre-Mère plus anciennes encore.


Des fouilles effectuées dans d’antiques oppidums gaulois ont révélé que le foyer était souvent contigu à l’autel, quand il ne s’y superposait pas ! De nombreux chenets découverts dans ces sites reflètent un symbolisme solaire lié à la fécondité dont le feu est capable. Ainsi donc le foyer fut-il souvent un sanctuaire où le culte était célébré, des icônes épinglées, voire parfois un autel sacrificiel où étaient effectuées les offrandes.


A y regarder d’un peu plus près, le foyer peut être également vu comme une voie de communication. Ceux qui ont suivi les aventures de Harry Potter se souviennent peut-être de cette scène dans laquelle Sirius Black vient converser secrètement avec le jeune sorcier, en se dissimulant dans les braises rougeoyantes de l’âtre, nouveau mot choisi bien à propos. Âtre, issu de l’ancien français astre, n’a pourtant pas de rapport avec les corps célestes (auxquels on a comparé les cendres qu’il produit ; les étoiles sont parfois assimilées aux cendres de l’arbre cosmique). Astre provient plus assurément du mot aitre, dont l’un des sens communs se rattache à celui de portique. L’âtre marque, en effet, le seuil d’une voie de communication entre le dedans et le dehors, le terrestre et le spirituel, le bas et le haut. Cet axe communicationnel se dessine aussi par le truchement d’événements inattendus : dans certains contes, d’une fève ou de toute autre graine tombée par inadvertance dans les cendres froides d’un foyer éteint, naît une plante à la croissance prodigieuse, escaladant l’intérieur du conduit de cheminée, puis se propulsant si haut dans le ciel que l’on ne distingue rapidement plus son extrémité toujours ascendante. Dans les contes, c’est généralement cette voie-là qu’emprunte le héros guidé vers une dimension d’ordre supérieur et dont l’expérience requiert une altération positive de la conscience (avec l’hypoxie qui règne à haute altitude, ça aide ^.^). Mais revenons sur terre et tirons-nous une bûche (au Québec, cela signifie s’asseoir tous ensemble autour du feu pour discuter, ce qui tombe admirablement bien), car il n’y a pas mieux pour renforcer le lien social que de se réunir autour du feu, comme on le faisait autrefois à l’occasion de la veillée. Au sujet de la bûche, l’on constate de nombreuses observances, croyances et superstitions qui reflètent l’importance incarnée par la cheminée. Apprécions donc la croyance suivante : il fallait veiller à ne pas placer une bûche dans l’âtre par son extrémité la plus forte, car c’était l’assurance de connaître la pauvreté pendant sept ans. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier ? Il faut offrir à la bouche de la cheminée la plus large portion de bois, l’alimenter avec générosité et non pingrerie. Ce qui s’ensuivra dépendra donc de la prodigalité de l’homme, la cheminée ne renvoyant, in fine, que le reflet des égards avec lesquels l’homme la traite (et se traite lui-même par voie de conséquence).


Spécifique à la nuit de Noël est la bûche qui n’est pas censée s’éteindre. Sa grosseur se doit d’être proportionnelle à la durée de la nuit du solstice toute proche. Plus la cheminée est alimentée par une grosse bûche, plus elle brûlera longtemps en assurant protection à la maisonnée. Dans ce but l’on privilégiait le chêne dont la dureté et la noblesse sont légendaires. En effet, le conduit de la cheminée est un mode d’accès privilégié par les forces hostiles du dehors. Gare si ce passage est mal gardé ! En revanche, le conduit de cheminée est également emprunté par les fées, lorsqu’elles doivent venir soigner les enfants et porter assistance aux affligés.


La douce chaleur du feu de cheminée n’est pas que l’occasion d’un assoupissement bienheureux, le chat sur les genoux. Il est parfaitement vrai que dans le silence on parvient à entendre des choses inaudibles au sein du brouhaha de la vie quotidienne : une braise qui crépite, une bûche qui chuinte, une flamme qui gémit… Elles sont toutes perceptibles à la condition que le foyer soit ouvert et que l’environnement immédiat exempt d’une pollution sonore rendant impossible l’écoute attentive du feu qui aiguise l’esprit, car « jusqu’au tison ardent qui brûle dans la cheminée, tout bois a son langage prophétique »2. Effectivement, les flammes augurales permettent une connaissance intuitive : par les formes qu’elles dessinent, sans compter les multiples bruits qui jaillissent du foyer, l’on peut y voir des signes, en tirer des interprétations, ce qui possède son importance, le feu étant impliqué dans pas moins que la purification, la conjuration, la fécondité et la génération (et donc l’amour, puisque la conjonction de l’homme et de la femme est visible dans la paire formée par le feu et son écrin). Comme l’on considère l’âtre comme le lieu de manifestation des épiphanies, il faut s’efforcer de tendre l’oreille, chose bien pratique pour percevoir les réponses aux questions que l’on adresse au feu. Plus que de tirer les marrons des flammes, ce sont quelques-unes de ses braises qu’autrefois l’on prélevait. Leur valeur dépendait du bois utilisé pour allumer le feu. C’est pourquoi l’on s’autorisait/s’interdisait diverses essences de bois selon les circonstances. On classait les braises au rang de talisman dont les fonctions étaient multiples, en particulier protectrices contre bien des calamités (orage, maladie, malédiction, influences néfastes diverses et variées). Puis, au-delà de la braise viennent les cendres. Elles occupent au moins trois axes symboliques : selon le symbolisme chrétien, auprès duquel on ne s’attardera pas très longtemps, les cendres évoquent la tristesse, la morosité et la mort (bien avant cela, au sein de l’empire perse, la coutume qui consistait à se couvrir la tête de cendres évoquait la même idée). Parce qu’elles représentent le peu qu’il reste après la combustion du bois, on les a comparées aux os qui saillent suite au complet décharnement d’une dépouille. Mais il nous faut réfléchir à ce que sont les cendres : la part irréductible par le feu, l’indestructible résidu qui maintient sa présence inexorable. Que sont les cendres ? Des sels. Ainsi promeuvent-elles les deux axes suivants : l’enrichissement et la purification. En ce qui concerne le premier d’entre eux, c’est avant tout visible via les pratiques agricoles : on favorisait la germination et la fécondation des cultures en répandant des cendres sur la terre, assurant ainsi le retour cyclique de la vie végétative3. Il arrivait même qu’on protège celles qui avaient tout juste levé des insectes et des maladies en y pulvérisant un mélange d’eau et de cendres. Mais on se méfiait de la quantité, car l’on apprit très vite que la cendre, de nature yang, peut brûler et tuer. Enfin, la purification s’illustrait à travers le lavage domestique : on prenait grand soin de recueillir les cendres des nuits de la Saint-Jean et de Noël, car elles formaient, pensait-on, une excellente lessive. Les cendres sont encore à l’origine du nom d’une très célèbre héroïne de contes de fée : par son nom, Cendrillon4 signale la position très inférieure qu’elle occupe par rapport à sa belle-mère et à ses belles-sœurs, ainsi que le fait qu’elle soit corvéable à merci, nettoyer la cheminée faisant partie des nombreuses et ingrates tâches qu’on lui a attribuées. Remarquons que la belle-mère de Cendrillon n’est pas un personnage attaché à la cheminée, elle n’y fait pas la cuisine, par exemple. Cela paraît normal dans le sens où cette cheminée relie Cendrillon à l’image de sa mère défunte. Dormir près des cendres est, peut-être, une manière de montrer l’attachement spirituel et affectif de Cendrillon à sa mère. Mais ce thème est si archaïque, qu’il ne serait pas surprenant de rencontrer, de façon fort dissimulée, la trace d’une connexion à une très ancienne déesse-mère au travers de cette cheminée qui possède bien des traits féminins singuliers décidément. Dans le conte slave de Vassilissa-la-très-belle, sa belle-mère et ses belles-sœurs, aussi peu sympathiques que celles de Cendrillon, prennent la décision de laisser le feu de la cheminée s’éteindre, ce qui en dit long sur leur propre nature féminine dévoyée et enjoignent à la jeune fille de se rendre chez Baba Yaga la sorcière pour lui réclamer quelques braises. Après toute une série d’épreuves subies auprès de cette terrible mère de substitution, Vassilissa retourne à la maison, portant à la main un crâne aux yeux ardents fiché sur un bâton. « Lorsque la belle-mère et ses filles la virent, elles se précipitèrent sur elle, disant qu’elles étaient demeurées sans feu depuis son départ et qu’elles avaient eu beau tout faire pour essayer d’en allumer un, il s’éteignait toujours. Vassilissa entra dans la maison avec un sentiment de triomphe, car elle avait survécu à son dangereux voyage et rapporté le feu. Mais le crâne fixa son regard incandescent sur la marâtre et ses filles, et ne les quitta plus des yeux, si bien qu’au matin il avait réduit le cruel trio en cendres »5.

Pour en terminer là, sachez qu’il est préférable de ne pas inaugurer une cheminée tout neuve le jour de la Sainte-Jeanne-d’Arc (30 mai) et celui de la Saint-Laurent (10 août). Vu le destin de la première et l’hagiographie du second, on comprend aisément pourquoi ^.^

_______________

  1. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 189.
  2. On appelle la divination par les flammes pyromancie. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 266.
  3. D’après Angelo de Gubernatis, « les Albanais brûlent des branches de cerisiers la nuit du 23 au 24 décembre, la nuit du 1er janvier et la nuit du 6 janvier, c’est-à-dire dans les trois nuits consacrées au nouveau soleil, et on garde les cendres de ces branches pour en féconder la vigne. On dirait que, par cet acte, ils brûlent les démons cachés dans l’arbre qui empêchaient la végétation » (Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 57).
  4. En Anglais, elle porte le nom de Cindirella, ce qui ne rend pas honneur aux qualités de cœur et d’esprit de la jeune fille : le mot cendres dispose de deux termes anglais, ash et cinders. Mais le premier est très différent du second dans son sens même puisqu’il évoque les cendres pures issues d’une combustion complète, tandis que cinders représente les escarbilles, c’est-à-dire le résultat d’une combustion incomplète. En forgeant le nom Cindirella sur le mot cinders, l’anglais a retiré à Cendrillon la plus grande partie de sa pureté intrinsèque.
  5. Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups, pp. 119-120.

© Books of Dante – 2024

La Fête : quelques éléments de compréhension

Hier, nous étions au plus bas, et la route sera longue jusqu’au prochain solstice. Mais d’ici là, bien d’autres dates se seront interposées, dont certaines seront l’occasion de faire la fête. A ce propos, je vous ai rédigé un petit article afin de mieux expliquer ce qu’est la Fête (en général), ce qu’elle recouvre, quelles sont ses fonctions, etc.

Ceci étant le dernier article de 2023, je profite de ce petit espace pour vous souhaiter de belles célébrations à venir. Bon passage et à l’année prochaine :)

Gilles


Joseph Tomanek (1889-1974) : Nymphes dansant sur la flûte de Pan (1920).


Je souhaite aujourd’hui vous parler de la fête afin de mieux la comprendre, mais non en l’abordant dans les diverses formes particulières qu’elle peut adopter, mais en en donnant un sens plus général.

Dire de la fête qu’elle représente un paroxysme de vie ne me semble pas être une description usurpée. Cela parce qu’elle vient rompre un quotidien paisible où, la plupart du temps, des « interdits » plus ou moins puissants, régissent les sociétés durant ces temps placés en dehors de ceux alloués spécifiquement à la fête. Face à la morne vie quotidienne – papier à musique réglé et sans surprise – et à la terne continuité d’activités menées isolément, la valeur sacrée de la fête surgit et s’oppose par son caractère insouciant, son effervescence, son exaltation, ses impulsions apparemment irréfléchies, ses excès et sa bombance. D’un seul coup ou presque, ce qui s’était patiemment accumulé avec lenteur et prudence est détruit à travers ce que l’on appelle le gaspillage cérémoniel, qui possède néanmoins d’utiles fonctions, les excès consentis par et pour la fête appelant l’abondance future : ainsi, toute fête se veut propitiatoire (pluies, récoltes, fertilité…). Ce sont d’autres forces que celles qui animent la vie quotidienne qui se mettent en branle au travers de la fête. Par la détente brusque de ces forces mises sous tension, on observe une métamorphose intégrale des êtres qui participent à la fête. En suspendant l’ordre établi, il est nécessaire d’agir à l’encontre des règles appartenant au monde profane que l’on abandonne momentanément le temps de l’entracte festif. Ce qui paraît sacrilège devient permis et même parfois fortement encouragé : c’est ainsi qu’on revient au chaos initial dont l’objectif de la fête est de le façonner à nouveau. Par cette sorte de mue, la fête permet de revivifier l’univers (afin d’éviter son écroulement, ce qui est source d’angoisse), de se reconnecter, ne serait-ce qu’un peu et imparfaitement, à un âge d’or originel, afin de conférer toujours et encore au monde une vie aussi robuste que possible, ce qui permet à l’homme de s’engager, avec davantage d’espoir, dans un nouveau cycle. Ré-initier la création du monde afin de le purifier, à la façon d’une cure de printemps, afin de lui injecter du sang neuf et d’éjecter la souillure (qui est elle-même le signe d’une activité normale de la vie). N’avez-vous jamais entendu l’expression suivante : « refaire le monde » ? Quand prennent naissance ces moments collectifs où plusieurs individus, qui ne se sont pas vus depuis longtemps peut-être, s’expriment longuement sans voir passer l’heure, oubliant où ils se trouvent, érigeant presque la table à laquelle ils sont assis comme un véritable lieu de cérémonie, convoquant par la pensée un objet qui devient un quasi pèlerinage psychique, cet instant suspendu, par le truchement duquel on reprend contact avec les ancêtres mythiques, confère à la fête une essence magique.

Le sacré de transgression exige d’être à rebours et excessif en presque tout : de la communauté naissent joie, liesse et un certain sens du risque. Mais ces excès, folie et débauche sont de bénéfiques exubérances. Ainsi, le cri n’est pas seulement cri, l’injure pas seulement injure. Toutes les agitations, qu’elles se traduisent dans le geste (danse, mimique, gesticulations, lutte, etc.) ou le verbe (chanson obscène, plaisanterie, quolibet, etc.) participent d’un rituel de restauration du monde à travers cet événement qu’est la fête.

Dans les sociétés modernes trop complexes, l’interruption du cours ordinaire de la vie par la fête telle que décrite ci-dessus est de moins en moins possible. Là où, auparavant, l’on assistait à des sommets paroxystiques, on n’observe guère plus qu’une détente aussi atone que la fête est censée être tonique, diluant la vie dans une monotonie de laquelle ne peut assurément pas surgir l’élan qui va recréer le monde et dés-angoisser l’homme… (C’est qu’on est vraiment au plus bas, là ! ^.^)

© Une publication Books of Dante garantie 100 % intelligence naturelle – 2023

La porte et le seuil

Aujourd’hui est un jour un peu particulier, puisque c’est l’anniversaire du blog. Outre l’étonnement que l’on peut ressentir face à une telle longévité (je ne vous cache pas que j’ai failli abandonner plusieurs fois), on peut rapidement faire les comptes afin de mettre en balance le travail accompli jusque-là : 11 ans, plus de 700 articles, 5 bouquins (un sixième est en cours de finition à l’heure où je vous parle). Puisque nous franchissons un nouveau cap, je me suis amusé à rédiger un petit texte sur les valeurs symboliques du seuil et de la porte, que je vous invite à emprunter avec moi.

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

Porte latérale de l'église du hameau de Cornusson, rattaché à la commune de Caylus (Tarn-et-Garonne).

La porte, qu’elle se ferme ou s’ouvre à volonté, tous le monde sait ce que c’est. Qui ne passe pas à travers l’une d’entre elles au moins une fois dans la journée ? Parfois, avec une telle aisance qu’on en oublierait presque son existence (ce qui est plutôt amusant, sachant qu’un passage de porte induit souvent une forme d’amnésie sur ce que l’on était venu chercher dans la pièce en question !), et à d’autres avec tant de résistance que cela peut nous faire plus ou moins intuitivement comprendre l’une des fonctions majeures de la porte. Avant d’en arriver là, mentionnons tout d’abord que la porte est formée d’un montant fixe, le dormant, et d’un battant mobile qui pivote selon l’axe formé par les gonds, l’huis.

Autrefois, le mot porte, du latin porta, désignait un lieu de passage obligé, comme la porte d’une ville, et se distinguait de fores, la porte d’une maison. Puis la porte ne conserva plus seulement cette première définition, mais concerna aussi l’objet matériel par lequel on régule la respiration entre l’extérieur et l’intérieur (et inversement).

Artémis, gardienne des portes, portait aussi le nom de Jana, un mot très proche de celui qui forme le nom de cette autre divinité plus connue, présidant aux portes et aux passages, le dieu Janus. Dérivant de janua, Janus, désigne, initialement, un passage ouvert non scellé, prenant une valeur synonyme de jour, non pas à l’image de ceux de la semaine, mais à la manière de la clarté (exemple : on a percé un jour à travers un mur). Porte, qui a également supplanté huis, correspondit donc par la suite à l’association des parties fixe et mobile, c’est-à-dire le battant et l’huis, avant de ne s’adresser plus qu’à la seule fraction mobile. D’un ensemble solidaire, le mot porte a donc fini par ne plus désigner que la partie mobile qui, paradoxalement, peut demeurer close selon les circonstances.

Nous avons parlé de respiration. J’aime bien cette image appliquée à la porte. Autrefois, les cités chinoises étaient dotées de quatre portes, une à chaque point cardinal : elles n’avaient pas seulement pour fonction de faire entrer et sortir marchandises et populations, mais de faire pénétrer et d’expulser, à la manière d’une cellule, le nécessaire et le superflu, d’interdire l’accès aux forces impures et de l’autoriser à celles faisant montre de dignité. Bien que le mouvement soit simplement inversé, sortir n’a pas la même valeur qu’entrer : le cheminement entre A et B n’a rien de comparable à celui qui consiste à filer de B à A (même si, ici, la distance AB = BA). Et cela, la porte le signale bien : c’est par le passage à travers la porte que l’on transite d’un état à un autre, puisque « franchir une porte, c’est changer de niveau, de milieu, de centre, de vie »1. Brièvement, l’on peut dire que la porte identifie la limite entre monde profane et monde sacré : portail de la cathédrale, torii japonais, torana hindou, etc. La porte exclut de fait le grondement du bruit de la vie quotidienne et l’éclatante lumière étourdissante du soleil, pour laisser place à l’inconnu mystérieux et silencieux, aux ténèbres qui révéleront le trésor initiatique. Paradoxalement, c’est en quittant un lieu violemment éclairé par la lumière du jour que l’on pénètre dans un autre où un type de lumière fort différent se fait jour. C’est pourquoi « la porte évoque aussi une idée de transcendance, accessible ou interdite selon que la porte est ouverte [NdA : principe actif : ciel, yang] ou fermée [NdA : principe passif : terre, yin], franchie ou simplement regardée »2. Effectivement, tant que A n’a pas rejoint B, on demeure dans une forme d’opposition qui se mue en réunion quand le franchissement du seuil se produit. Voilà un autre terme d’importance : le seuil (du latin solum, « sol »). On peut s’y maintenir afin d’exprimer le désir d’entrer en empruntant la porte dont l’accès imminent est une quasi invitation en direction d’une réalité supérieure. C’est que le passage du seuil, qui n’a pourtant rien d’aisé, possède une valeur psychologique dynamique par l’ouverture qu’un tel geste induit. Le seuil représente une opportunité à franchir la barrière de l’obstacle. Or, cette invitation, qui ne se réalise jamais sans pureté d’âme, opère non seulement une transition mais également une transmutation véritable. Des miracles se produisent lorsque des êtres doués d’une grande force morale et d’une piété à toute épreuve enjambent d’un pas cette ligne de pouvoir. Car, en pénétrant soi-même au sein d’un lieu alternatif défendu par une porte et son seuil, on prend position dans un autre monde, parfois par le biais de portes secrètes ou dérobées (dont l’absence visible signale déjà l’initiation débutante) qui mènent souvent à des lieux imaginaires, fantastiques, dangereux parfois, où l’intégrité de celui qui y parvient est mise à l’épreuve. Je veux parler de tous ces lieux propres à un monde généralement non humain, auxquels on accède, de temps à autre, pour une courte durée (après quoi, les portes se referment, conservant captifs les retardataires et les oublieux : c’est là un motif fréquent dans les contes de fées) : salle des trésors, château merveilleux, labyrinthe, caverne souterraine et autres lieux à haute valeur initiatique. Ou bien, en pénétrant dans tel ou tel lieu, on fait entrer avec soi un monde intérieur, c’est-à-dire sa propre richesse personnelle (d’âme, non pas de bourse). Afin de parer aux inconvénients, on a décrété le seuil intouchable dans bien des bâtiments religieux (temple, sanctuaire, mausolée, etc.) et on l’a souvent muni de gardiens tels que les fameux gardiens du seuil, mais aussi le dragon, le troll, le davrapala, Cerbère, etc. L’on sait donc que c’est par lui qu’on passera et auprès de nul autre. Passer outre, c’est commettre une transgression, c’est adopter la nature d’un passe-muraille, d’un resquilleur non déclaré en somme. Qu’est-ce qui pourrait bien motiver pareille attitude ? Frapper à une porte sans obtenir de réponse, ne pas parvenir à l’ouvrir, lutter face à une porte dont la solide serrure est fermée à double-tour, etc. N’ayant pas été initié, comment l’intrus pourrait-il prétendre se considérer comme tel par sa seule présence usurpée ? Dans ce cas, on le congédie, on l’exclut de la manière la plus simple qui soit : en le flanquant à la porte ! Quand un lieu demeure fermé à soi, mieux vaut passer son chemin plutôt que de forcer les portes. Cette interdiction est peut-être une suggestion à partir en quête de nouvelles compétences qui permettront de les ouvrir plus tard, qui sait ? Aussi, à quoi bon écouter aux portes en dernière extrémité ? Bien sûr, on pourrait trouver dans cette activité quelque consolation : les portes ne sont-elles pas prévues pour abriter le mystère et donc le secret ? N’est-il pas envisageable, à défaut d’obtenir son ticket d’entrée, de s’attarder auprès de l’huis clos, d’où sourdra peut-être quelque rumeur ? Mais nous concernent-elles ? Non, mieux vaut se retirer, même si l’on sait que derrière elles s’abritent souvent bien des réponses à nos questions (mais une réponse reçue conformément à une question non mûrement réfléchie peut-elle être d’un quelconque intérêt ?) L’on n’obtient donc pas ce que l’on désire en s’emparant du seuil par la force. Il y a nécessité impérieuse d’y accéder de manière idoine et non pas répréhensible comme, par exemple, en y pénétrant sans qu’on y soit invité. Sauter le mur place celui qui commet cette infraction (parfois doublée d’une effraction lorsque la serrure de la porte vient à être brisée), dans le rôle d’un profanateur, ce qui est parfaitement inacceptable. Afin de ne pas troubler l’ordre de ces choses-là, encore faut-il placer des interdits et des tabous suffisamment puissants. Ce que l’on instaura à la porte des cathédrales prit également place à la porte de tout-un-chacun, l’être humain ayant eu à cœur de chercher par tous les moyens à protéger « sa place sacrée à l’intérieur », c’est-à-dire une porte physique garante de son intégrité non seulement matérielle mais également mentale et psychique, afin que toutes les mauvaises choses s’y cassent le nez. On observe donc de multiples superstitions et croyances à l’endroit du seuil et de la porte, l’objectif étant de causer le plus de difficultés à quiconque tenterait de les franchir sans y être qualifié. Au registre des croyances d’ordre général, on reste convaincu qu’il est inconcevable d’entrer dans une maison en franchissant le seuil du pied droit, qu’il est nécessaire de l’enjamber sans jamais poser exactement le pied dessus, ni buter contre, car cela serait alors un bien mauvais présage (surtout pour une jeune mariée qui se rend à l’église ou dans sa future demeure. Pour obvier à ce type de malchance, dans les pays slaves la belle-mère accueillait sa bru sur le seuil de sa maison avec du pain et du sel, alors qu’en Corse elle faisait de même avec une quenouille et quelques herbes chères aux femmes). Enfin, on considérait fréquemment que lorsqu’on entrait par une porte, il importait de sortir par une autre (ou une fenêtre à la rigueur), cela afin d’égarer les forces malveillantes (cela rappelle qu’au Japon on ne passe jamais par un torii si l’on n’est pas certain de revenir par le même chemin).

Torii (Kyoto, Japon).

Recensons donc maintenant les multiples occasions pour lesquelles on fait intervenir la valeur symbolique du seuil, puis établissons une synthèse de ses diverses fonctions.

Tout d’abord, le seuil est poste d’observation (on prend connaissance des augures lisibles dans les cieux à partir du seuil, de même que c’est en ce point précis que l’on peut voir les âmes des trépassés, le seuil étant, l’on s’en doute, un lieu de passage entre ce monde-ci et les autres). Ensuite, assez semblable à un autel, le seuil est un lieu d’offrandes, amoureuses entre autres. Par exemple, un jeune homme dépose sur le seuil de la femme qu’il aime un rameau à la symbolique particulière (cerisier, pêcher, chèvrefeuille, etc.). Mais par le truchement du seuil, l’on peut contrarier cette offrande : on écarte un rival en déposant du sel sur le seuil de la femme que l’on convoite également. De pareilles malversations peuvent aussi s’appliquer au seuil des granges et des étables : certaines « poudres magiques » ou amulettes (intégrant autant des ingrédients d’origine animale que végétale) dans lesquelles on a insufflé une énergie malfaisante, trouvaient place sous le pas de la porte des étables. Ainsi, à chaque passage des animaux au-dessus de la charge maléficieuse, il en mourait à force quelques-uns. En cas de doute, l’on pouvait là encore saupoudrait le seuil des bâtiments d’un peu de sel, ce type de sortilège l’ayant en grande répulsion. L’enterrement d’amulette était aussi préconisé dans un but salvateur : on enfouissait les remèdes sous le pas des portes. De cette manière, ils avaient tout loisir de porter leur bénéfiques influences sur les animaux malades à chaque fois que ceux-ci transitaient de l’intérieur à l’extérieur, et inversement, comme au travers d’une arche magique. Voici, tiré de l’œuvre de Paul Sébillot, un exemple d’offrande qui utilise le seuil pour s’accomplir : « Plusieurs récits de l’est de la France rapportent que les nains se plurent à rendre service aux hommes jusqu’au jour où ils éprouvèrent leur ingratitude ; comme les Korrigans de Bretagne, ils n’ont cessé leurs relations avec eux, et n’ont abandonné le pays qu’à la suite d’actes irrévérencieux ou méchants commis à leur égard. […] Les Lutons du Trou-Manteau, sorte de grotte près de Ben-Ahin-les-Huy, étaient en bons rapports avec un homme du pays ; ils venaient jusqu’au seuil de sa maison, à la nuit tombante, prendre les menus objets qui avaient besoin d’être raccommodés et les présents que le bonhomme y ajoutait de bon cœur. Mais sa femme qui était méchante, voulut le brouiller avec les petits hommes ; elle déposa en cachette sur le seuil, du sel au lieu de farine, du tan moulu au lieu de café, et des tartines moisies. Le lendemain à son lever, elle s’aperçut que sa cuisine avait été complètement dévalisée ; elle courut à la porte, et vit tous les objets qu’elle croyait perdus transportés sur le toit et parfaitement rangés, et quand le mari les descendit du toit, il découvrit dans un seau les ironiques présents que la mégère avait faits aux lutins ; il la châtia durement, mais il ne revit jamais ses amis les petits hommes »3.

Haut lieu de la protection, le seuil suffisait parfois à protéger toute une maisonnée à lui seul, parce que s’il incarne un grand pouvoir, il est aussi l’endroit privilégié par lequel cherchent à pénétrer les mauvaises influences si jamais la garde vient à s’y relâcher (que serait la plus belle des portes sans serrure solide et des gonds qui s’arrachent du mur ?). Ces manifestations dangereuses se traduisent de diverses façons : maléfices, cauchemars, revenants, actes de sorcellerie, etc. Pour les contrecarrer, on pouvait faire appel aux plantes (herbes de la Saint-Jean par exemple, mais pas seulement : rameau de sapin, immortelle, carline, etc.), déposer un vase empli d’eau ou de sel à l’entrée des lieux de vie, fixer à la porte une paire de cornes liées entre elles avec un fil de couleur rouge, quand ce n’était pas tout simplement un fer à cheval ou bien une pierre trouée qu’on suspendait à la porte à l’aide d’une ficelle. Pour protéger le seuil, on pouvait encore y tracer une ligne ininterrompue avec une craie blanche ou bien dessiner cette ligne avec de petites graines comme celles de lin et de fenouil. Enfin, le sang d’un agneau, d’un bélier ou d’un coq, déversé sur le seuil, était censé protéger, par le sacrifice de l’animal, l’intégralité de la maison. Parfois, des morceaux de charbon tirés de l’âtre, puis refroidis, prenaient place sur le linteau de la porte quand les femmes s’apprêtaient à quitter leur maison, la laissant seule. Cela avait pour fonction d’écarter les intrusions (quelles qu’elles soient) pendant leur absence. De plus, il n’était pas rare de faire appel aux images saintes qu’on punaisait en certains endroits secrets de la porte et du seuil.

(Précisons que la créativité était la bienvenue, et que plusieurs protections pouvaient être mises en œuvre simultanément. Nous donnerons un exemple de ce type en citant à nouveau Paul Sébillot.)

Face aux aléas météorologiques, autre grand facteur d’inquiétude, l’on disposait sur le seuil plusieurs objets : un trépied de fer pour préserver des éclairs et du tonnerre lorsque l’orage grondant menaçait, de même qu’une hache placée fer en haut, manche en bas, en équilibre contre le tenant de la porte. Pour faire cesser la grêle, on installait sur le seuil une médaille ou une pièce de monnaie sur laquelle figurait une croix (pour ce faire, on employait encore tout un tas d’autres objets : griffes de chat, dents humaines, sabots de vaches, ainsi que les fameuses pierres de foudre qui étaient le plus souvent d’archaïques haches néolithiques ou bien des fragments de silex remarquables par leurs forme et coloris). Plus rarement, afin de briser le risque de grêle, on disposait pincette et pelle de cheminée en croix sur le seuil. Comme l’on voit, la question des perturbations liées à une météo dévastatrice était prise très au sérieux, au point qu’on vit même des curés, plantés sur le seuil de leurs églises, lancer des imprécations à la face du ciel empli de nuées menaçantes, ce qui n’est pas sans logique : sachant que l’entrée d’une église est généralement située à l’ouest, lorsqu’on se tient à sa porte et que l’on regarde à l’extérieur, on dirige donc son regard en ce lieu lointain où le soleil se couche et au-delà duquel ce ne sont que ténèbres.

Le motif des objets usuels dessinant une croix sur le seuil est très fréquent. Parmi eux, l’on voit souvent le balai dont le symbolisme est si évident qu’on n’insistera pas dessus. Lui tiennent compagnie la hache et la fourche (on satisfait parfois au rituel en le plaçant seul en travers de la porte). Deux bouts de bois font aussi office, ainsi qu’une fourchette et un couteau.

Dalle de seuil en albâtre provenant du palais d’Assurbanipal (MMA, New-York).

Voici, pour en terminer là, un second extrait tiré du Folklore de France que l’on doit à Sébillot. Il met en œuvre toute une série de gestes permettant de se prémunir de l’irruption malveillante d’une revenante surnommée lavandière de la nuit en lui barrant le seuil : « Une femme de Plougastel-Daoulas étant allée à la nuit close, un samedi, laver son linge, vit arriver une grande femme mince portant sur la tête un énorme paquet de draps, qui, après lui avoir reproché d’avoir pris sa place, lui dit de retourner à la maison et qu’elle ne tardera pas à lui rapporter son linge tout lavé. Revenue chez elle, la laveuse raconte son aventure à son mari, qui lui dit qu’elle a rencontré une Maouès noz ou femme de nuit ; par son conseil, elle suspend le trépied à sa place, balaie la maison, met le balai la tête en bas dans un coin, se lave les pieds, en jette l’eau sur le seuil de la porte et se couche. Le fantôme ne tarde pas à arriver et à demander l’entrée de la maison : comme on ne lui répond pas, il ordonne au trépied de lui ouvrir. ‘Je ne puis, répond le trépied, je suis suspendu à mon clou. — Viens alors, toi, balai — Je ne puis, on m’a mis la tête en bas. — Viens alors, toi, eau des pieds. — Regarde-moi, je ne suis plus que quelques éclaboussures sur le seuil de la porte’. La femme de nuit s’éloigne alors en grondant »4. Il est vrai que pour dormir sur ses deux oreilles, mieux vaut bien fermer sa porte durant la nuit et chérir ce dispositif si utile pour s’abriter des influences qui rendent parfois ce monde si infréquentable…

_______________

  1. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 781.
  2. Ibidem, p. 782.
  3. Paul Sébillot, Le folklore de France, Tome 1, pp. 459-460.
  4. Ibidem, Tome 2, p. 424.

© Une publication Books of Dante garantie 100 % intelligence naturelle – 2023

Ginkgo biloba

Voici un poème de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) écrit à l’attention de Marianne von Willemer (1784-1860) en 1815.

La feuille de cet arbre

Qu’à mon jardin confia l’Orient

Laisse entrevoir son sens secret

Au sage qui sait s’en saisir

Serait-ce là un être unique

Qui de lui-même s’est déchiré ?

Ou bien deux qui se sont choisis

Et qui ne veulent être qu’un ?

Répondant à cette question

J’ai percé le sens de l’énigme

Ne sens-tu pas d’après mon chant

Que je suis un et pourtant deux ?

Pour illustrer ce poème, j’ai opté pour la photographie d’une feuille de ginkgo fossilisée. Outre que ce fossile a été découvert dans l’état de Washington (États-Unis), je trouve que son caractère fossile redouble le symbole d’immortalité qu’on prête habituellement à cet arbre.

© Books of Dante – 2023

Cathedral Woods


Cathedral Woods, Intervale, New-Hampshire (États-Unis).


A travers de larges allées, où déambulaient autrefois les promeneurs endimanchés, transpire un sentiment fort lointain. D’anciennes émotions plus ou moins fugaces se devinent encore. Là débute la piste menant au repaire de la bête qui a abandonné derrière elle des signes compréhensibles de ses seuls congénères ; ici s’engage le sentier qui file, sinueux, en direction de cet arbre fabuleux qu’on appelait le Magicien, un bouleau dont les branches semblaient vouloir saisir les cieux, pour en capter les divins effluves. On peut alors imaginer que sous l’écorce de cet arbre se dissimulait une entité spirituelle et qu’un culte secret s’organisait par et à travers cet arbre sacré. « Dans des circonstances périlleuses, on recherche ces temples couverts de lierre, ombragés de vieux chênes, parce que c’est au milieu des bois, loin du bruit des passions humaines, que s’exerce avec le plus de force cette puissance morale qui guide et console le malheur »1. Mais, parfois, les idoles sont abattues : le bouleau sorcier des Appalaches fut jeté à bas par une tempête dans les années 1930. Depuis, les hautes colonnes des pins gardent la marche qui mène au cœur des secrets que recèle le bois cathédrale

_______________

  1. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, pp. 546-547.

© Books of Dante – 2023


L’arbre Magicien, Intervale, New-Hampshire (États-Unis).


L’eau, plus précieuse que l’or

En tant qu’objet civilisationnel, l’eau s’expose nécessairement à une forme de maltraitance : l’on ne sait correctement s’en servir sans la dénaturer, mais l’on ne peut en user sans lui faire subir une transformation, en conformité avec le cycle création/destruction perpétuel.

Nous-mêmes, qui nous plaignons de la piètre qualité des eaux d’adduction (toutes, en France, sont de très médiocre qualité, ne nous leurrons pas), nous nous sommes jetés, pensant que c’était une alternative intelligente, sur l’eau en bouteille, une parfaite aberration écologique (matériau en PET, transport, stockage déplorable parfois, etc.), sans compter que la qualité de l’eau des dites bouteilles n’est pas toujours exemplaire : la Nature ne sépare pas, selon une mystérieuse ligne de partage des eaux, l’eau embouteillée de l’eau canalisée.

Avec ce dilemme eau bouteille/eau robinet, nous sommes proches de ce qui se vivait en Égypte et dans l’empire romain durant l’Antiquité. Comme tout bassin de civilisation, le couloir du Nil s’est rapidement trouvé pollué et son eau avec. Voyez, il y a des millénaires de cela, certaines préoccupations humaines étaient bien similaires aux nôtres. Les Égyptiens (contrairement aux Romains) qui, tous, ne buvaient pas que du vin ou de la bière, mais surtout de l’eau, imaginèrent des jarres à eau en argile, matière qui attire les toxines, purifiant ainsi l’eau qu’elles stockent, ancêtres, si l’on veut, des modernes carafes filtrantes qui n’ont pas que des avantages (mais, une fois sur terre, il faut s’habituer à ce couple indissociable création/destruction, tout en prenant soin, si possible, de ne pas faire pencher la balance trop d’un côté, ce que les pays occidentaux, dont nous sommes, ne savent pas très bien faire).

Avec leurs unités de micro-épuration de l’eau, les Égyptiens s’opposent quelque peu à ce qui se fait du côté de Rome où, dit-on, l’eau du Tibre, jaunâtre, pue de manière pestilentielle : l’on conduit donc une eau provenant d’ailleurs à travers des aqueducs (aqua ducere : « conduire l’eau ») qui alimentent Rome en eau, système combinant l’adduction à l’eau bouteille venue de loin. Pas sûr que les Romains aient mieux fait que les Égyptiens, mais acceptons le fait que, en qualité, nos problématiques sont les mêmes, mais que, en quantité, elles les surpassent de beaucoup (et, d’ailleurs, en ce qui concerne les eaux du Tibre et celles du Nil, rien n’a changé depuis : cf. photo : le Nil près de Louksor).

© Books of Dante – 2023

Pauvre comme un apothicaire sans sucre…

C’était là, en manière de proverbe, une façon de désigner une officine, puis n’importe quelle boutique mal fournie.

Au regard de ce qu’elles étaient dans l’ancien temps, il faut bien avouer que les officines ont bien changé en ce XXIe siècle : avisez-vous seulement de demander au premier pharmacien venu du bicarbonate de soude ou du bleu de méthylène, comme ça, juste pour voir la tête qu’il fera ! De même que le bicarbonate relève maintenant de la droguerie, le sucre appartient au domaine de l’épicerie. Aujourd’hui, en vous baladant dans n’importe quelle grande surface, vous aurez toutes les chances de trouver dix à vingt fois moins de bicarbonate que de sucre (et je ne parle pas de celui qui est camouflé dans le coca pour ne citer que lui…). Mais il n’en fut pas toujours ainsi : au XVIe siècle, entre l’apothicaire et l’épicier, c’était la guerre froide, on cherchait à s’écharper. En venait-on aux mains ? Ce qui expliquerait l’expression « pain de sucre » ? ^.^ Rien n’est moins sûr. En revanche, ce qui l’est, c’est que si la vision du premier était médicale, elle était alimentaire pour le second. Alors, chacun vendait du sucre, et l’apothicaire, sûr de son bon droit, objectait à l’épicier que « la faible consommation de sucre dans le monde semblerait soutenir cette dernière thèse », c’est-à-dire la sienne. Vu comme le sucre s’est finalement avéré être un poison, il a donc bel et bien quitté les rayonnages des officines pour toujours mieux garnir, hélas, ceux de la grande distribution…


En conclusion : jetez le sucre, gardez le sucrier ! Surtout s’il s’agit d’une œuvre d’art comme ce sucrier en argent orné de motifs de fleurs (1890). Dallas Museum of Art.


© Books of Dante – 2023

Spiralisation de la Nature

Black Elk affirmait que l’Univers tout entier procédait de cercles. Malgré le grand respect que je porte au saint homme de la tribu des Oglalas, qu’il me soit permis aujourd’hui d’apporter une nuance de taille à cette observation. Plus qu’à des cercles, ce sont à des spirales auxquelles nous sommes confrontés. Visibles partout, certaines sont longtemps demeurées dissimulées au regard. C’est le cas de la double hélice de l’ADN ou encore de la manière dont le sang se propage dans les vaisseaux. Alors que d’autres, pour ainsi dire, crèvent les yeux : la spirale de la pomme de pin, celle de la fleur de tournesol, etc. Toutes ces choses mettent en œuvre la suite de Fibonacci qui nous fait toucher au plus près de Ф (phi), le nombre d’or. Cette spiralisation de la Nature, on l’a aussi retrouvée, croissante, au beau milieu du crâne humain, puisque la cérébralisation et l’enroulement progressif du cerveau sur lui-même vont de paire. Oui, pour peu qu’on scrute ici ou là son environnement proche, on constatera que le nombre d’or est partout. Voici deux exemples choisis allant dans ce sens :

  • La relation entre la hauteur totale d’un individu en centimètres et celle à laquelle son nombril se situe par rapport au niveau du sol avoisine toujours peu ou prou Ф, soit environ 1,618… Faites l’expérience et calculez le rapport a/b, vous verrez bien :)

  • Le cerveau humain dessine, par sa courbure vue de profil, une spirale élaborée selon le nombre d’or. Quelques images suffisent à le démontrer :

C’est autrement plus captivant que de tomber dans le piège morose de ceux qui s’imaginent (et/ou font croire) que le vivant procède par étapes hasardeuses et désordonnées. Autant dire que, selon cette hypothèse, nous serions les jouets de forces délirantes, ce à quoi je ne puis adhérer. Quoi de plus désespérant, en effet, que de concevoir que « tout cela » a émergé de rien et pour rien ? Alors que, comme je le crois, cela ne peut être que le fruit d’une indicible et ineffable pensée organisatrice dont il est difficile d’envisager toute l’étendue et le pouvoir

Ces quelques réflexions m’amènent à partager ici avec vous deux extraits tirés de la récente lecture d’un livre de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), La place de l’homme dans la nature :

  • « N’aurions-nous donc émergé, non seulement de la conscience, mais de la conscience de conscience, que pour sombrer aussitôt dans une plus noire conscience ? – comme si la vie, après nous avoir portés à bout de bras jusqu’à la lumière, se laissait retomber en arrière, épuisée ? » (p. 147).
  • « Le centre extrême de chacun de nous, il ne se trouve pas au terme d’une trajectoire solitaire et divergente ; mais il coïncide (sans se confondre) avec le point de confluence d’une Multitude humaine tendue, réfléchie et unanimisée librement sur elle-même » (p. 167).

On ne peut pas décemment croire que la Vie a collé un peu partout des spirales inspirées de Ф pour rien. Au contraire, n’est-ce point par cette divine proportion, régulièrement exposée à nos regards, que nous faisons l’expérience du Beau (et du Bon, par la même occasion) ?

© Books of Dante – 2023

Les objets magiques dans les contes de fées


Ivan Bilibin : la sorcière Baba Yaga à la poursuite de Vassilissa (1900).


Je souhaite aujourd’hui m’attacher à un motif que l’on rencontre de façon assez récurrente dans les contes de fées : la poursuite du héros par un opposant qui, à trois reprises, se voit entravé dans son action par un objet magique que le héros jette derrière lui. Nous allons nous intéresser à la forme que prennent ces objets et à ce que leur projection permet au héros d’obtenir.

Le héros, expédié chez sa mère-grand, sa tante par alliance ou je ne sais quelle autre personne qui ne lui veut pas du bien, pour un motif de peu d’importance ou carrément fallacieux, va devoir faire montre de son pouvoir de contrôle et de sa capacité à combattre l’adversaire, quelle que soit la forme qu’il prend. Rappelons-nous de Vassilissa-la-très-belle aux prises avec Baba Yaga la sorcière. Le danger, la plupart du temps imminent, est parfaitement pressenti par le lecteur. Celui-ci se demande bien comment notre héros va réussir à se dépatouiller du mauvais pas dans lequel il se trouve engagé. La plupart du temps, il peut compter sur l’intervention d’un adjuvant, c’est-à-dire d’un personnage tiers qui consent à venir en aide au héros. Dans le cas de Vassilissa, c’est le chat de Baba Yaga qui lui fournit l’astuce de sa fuite, après que la jeune fille lui ait donné du jambon. Ainsi, le héros se fait remettre trois objets bien distincts qu’il devra utiliser successivement selon un modus operandi précis révélé par l’adjuvant le plus souvent.

Que sont précisément ces objets ? Ils sont simples, usuels, assez anodins pour la plupart d’entre eux, courants, domestiques, préhensibles et façonnés par la main de l’homme. Après en avoir répertorié un assez grand nombre, je me suis amusé à les trier et à les ordonner en plusieurs classes, que voici :

  • Brosse, peigne, balai, étrille, râteau, trident ;
  • Miroir ;
  • Linge, drap, serviette, torchon, mouchoir ;
  • Bouteille, bouchon ;
  • Outre, pot, plat ;
  • Éponge ;
  • Sel, soufre ;
  • Briquet, pierre à feu ;
  • Couteau, épée, pierre à aiguiser ;
  • Pierre, caillou, boule d’or ;
  • Marteau ;
  • Branche, rameau, roseau, feuille, fruit.

Rien que de très banal en somme, à portée de main donc (à l’exclusion de la boule d’or). A quoi sert donc au héros de s’embarrasser de toutes ces choses (de trois d’entre elles, précisément) ? Par exemple, il se voit affecter un trident, un râteau et une brosse. Eh bien, au cours de l’histoire, le héros, prévenu du danger, met les voiles, et ne prend pas longtemps à comprendre que son martyriseur – geôlier ou ogresse – ne l’entend pas de cette oreille. Ainsi s’engage une course-poursuite entre le fugitif et son poursuivant. Afin de distancer davantage son assaillant, le héros jette un des objets magiques derrière lui : s’ensuit une première transformation en quelque chose de beaucoup plus immense, d’infiniment grand, impénétrable, infranchissable, inextricable, insaisissable, immuable, immobile, non mutable, voire indéterminé, afin, on l’a bien compris, de mettre des bâtons dans les roues du persécuteur. Et l’on répète deux autres fois le jet d’un nouvel objet qui provoque une métamorphose de plus en plus grandiose, la protection accordée par les objets successifs ne faisant que croître au fil du récit.

Penchons-nous donc également sur ces transformations. J’ai repéré, au cours de mes lectures, un certain nombre d’éléments que j’ai pareillement mis en ordre dans les listes suivantes :

  • Montagne : chaîne de montagnes, montagne boisée, montagne immense, montagne pleine d’aspérités, montagne ferreuse. Si l’on voit des miroir, rasoir, brosse ou peigne être jetés, en réponse y correspondent des montagnes de miroirs, de rasoirs, de brosses ou de peignes ;
  • Rocher ;
  • Vallée ;
  • Mer (de feu, houleuse, d’eau brillante), lac, étang, rivière, fleuve, autre étendue d’eau non déterminée ;
  • Plaine ;
  • Forêt, fourré, roncier, haie d’épines ;
  • Autres : ténèbres profondes, grande nuée, cataracte de feu (on rencontre très peu de phénomènes météorologiques comme la grêle, la foudre, l’ouragan ou toutes autres manifestations violentes de ce type).

Si les objets jetés appartiennent tous à la sphère humaine, ici nous remarquons qu’il s’agit essentiellement d’éléments paysagés, non humain par définition. Par le jet, on constate une forme de transfert de forces, du moins un appel à la Nature et à ses forces supérieures. L’objet magique l’est parce qu’il confère le pouvoir de métamorphose. Par certains facteurs qui le définissent, il convoque les forces d’un autre « objet » auquel il est apparenté. Par exemple, le miroir, objet plat et réfléchissant, fait nettement référence à la puissance de la mer ou du champ de glace, eux aussi concernés par les critères « plat » et « réfléchissant », tout en ajoutant des caractéristiques qui leur sont propres. Par une sorte de magie sympathique, on observe des analogies manifestes entre l’objet magique et sa transformation, fonctionnant par accord, affinité, proximité et voisinage d’idées. Donnons quelques exemples :

  • Un poil : une haie d’épines, une montagne boisée ;
  • Une pierre : un rocher, une montagne ;
  • Un plat : un lac ;
  • Un drap, un linge, un mouchoir, un torchon, une serviette : un lac, un fleuve ;
  • Une bouteille : une grande étendue d’eau, une rivière ;
  • Un rameau : une forêt ;
  • Une feuille : une forêt ;
  • Un briquet : une cataracte de feu.

Parmi d’autres relations, l’analogie fait défaut :

  • Un couteau : une plaine ;
  • Une pomme : une montagne ;
  • Une éponge : une forêt, une montagne ;
  • Un marteau : une montagne ;
  • Un bouchon : un étang ;
  • Une pierre à aiguiser : une rivière ;
  • Une pierre à feu : une montagne ;
  • Un morceau de soufre : un lac.

Ces quelques exemples permettent de constater qu’une même protection peut naître de divers objets magiques, tandis qu’un seul objet est capable de métamorphoses multiples, l’étrille, par exemple. Elle ne se transforme pas moins qu’en mer de feu, roncier, montagne, vallée, rivière, mer et forêt. On observe la même prodigalité avec un objet assez similaire, mon objet magique favori, le peigne : ainsi le voit-on se muer en forêt, plaine immense, fleuve, montagne de peignes, montagne pleine d’aspérités, chaîne de montagnes, etc.



Certaines transitions sont simples : on élargit, agrandit, approfondit, etc. un objet quelconque en son semblable démultiplié : une goutte d’eau devient ainsi un lac d’eau froide, une épine un bois d’épines noires, un éclat de pierre un grand rocher. Mais cela ne laisse que peu de place à l’imagination. Dans les exemples de métamorphoses de l’étrille et du peigne, certaines sont plus ou moins malheureuses : étrille/rivière et peigne/fleuve par exemple. On ne voit aucun lien logique avec un champ symbolique qui unirait ces deux couples. Parfois, la relation, pour peu claire qu’elle nous paraisse, semble pouvoir s’expliquer par des procédés quelques peu tirés par les cheveux. C’est le cas de la boule d’or dont la projection amène l’apparition d’une montagne de fer ! On transite d’un petit objet à un gros, d’un métal précieux à un autre vil (on aurait pu envisager l’inverse, pour peu que le poursuivant soit cupide et un peu niais…). Mais dès lors qu’on a affaire à des analogies plus fines, c’est tout un monde fantastique et merveilleux qui s’ouvre devant nous : quand l’étrille, la brosse ou encore le peigne se transforment en bois touffu, comme cela se produit dans le conte russe de Baba Yaga traduit par Louis Léger (1843-1923), le message est très clair ! Cette forêt doit être aussi épaisse que les poils de la brosse, les troncs de ses arbres aussi resserrés que les dents du peigne ou de l’étrille. On observe aussi un motif qui va crescendo, à travers la triade suivante : trident, râteau et brosse. Du premier jet au dernier, le nombre de dents/poils ne fait qu’augmenter, c’est-à-dire qu’on force de plus en plus le poursuivant à la contrainte et aux difficultés afin de lui faire définitivement lâcher prise (il renonce, se noie, succombe sous un rocher, etc.) : plus l’objet se fractalise (ou multiplie l’une de ses caractéristiques défensives), et plus le persécuteur doit s’obliger à perdre de précieuses minutes à s’empêtrer dans l’obstacle ou à le contourner, alors que le héros, lui, peut, parce que c’est de son ressort, facilement le traverser (on retrouve cette aisance dans le conte de la Belle au bois dormant : le prince s’avance dans l’épaisseur sombre et touffue du bois qui entoure de toutes parts le château dans lequel repose la princesse Aurore : les arbres s’écartent à son passage et se resserrent après lui. Mais il n’est pas question ici d’un objet magique et encore moins d’une course-poursuite).



Comme je l’indiquais un peu plus haut, mon objet magique fétiche, c’est le peigne. Lisant Baba Yaga, je m’étais imaginé Vassilissa-la-très-belle jetant son peigne derrière elle, ce qui a pour conséquence de faire surgir « une forêt dormante et épaisse ». Par le biais de sa transformation en un massif végétal impraticable, le peigne protecteur permet de communiquer et de s’identifier à des puissances supérieures. Le peigne, en tant qu’objet censé remettre de l’ordre et dénouer un problème (le nœud), est favorable au héros, mais jamais à son assaillant. La seconde métamorphose que j’ai trouvée audacieuse, c’est celle d’un pot qui fait apparaître de profondes ténèbres. En Inde, le pot est un symbole féminin et aquatique, assez semblable à la marmite matricielle. Il n’est pas étonnant de faire surgir cette obscurité enténébrée de l’insondable vacuité d’un pareil trou noir.

Voilà. Si jamais vous planchez sur la protection énergétique et les cercles magiques, ça peut sans doute vous donner quelques idées… ;)

© Books of Dante – 2023

VOUS SOUHAITEZ SOUTENIR MON TRAVAIL ?