Cathedral Woods


Cathedral Woods, Intervale, New-Hampshire (États-Unis).


A travers de larges allées, où déambulaient autrefois les promeneurs endimanchés, transpire un sentiment fort lointain. D’anciennes émotions plus ou moins fugaces se devinent encore. Là débute la piste menant au repaire de la bête qui a abandonné derrière elle des signes compréhensibles de ses seuls congénères ; ici s’engage le sentier qui file, sinueux, en direction de cet arbre fabuleux qu’on appelait le Magicien, un bouleau dont les branches semblaient vouloir saisir les cieux, pour en capter les divins effluves. On peut alors imaginer que sous l’écorce de cet arbre se dissimulait une entité spirituelle et qu’un culte secret s’organisait par et à travers cet arbre sacré. « Dans des circonstances périlleuses, on recherche ces temples couverts de lierre, ombragés de vieux chênes, parce que c’est au milieu des bois, loin du bruit des passions humaines, que s’exerce avec le plus de force cette puissance morale qui guide et console le malheur »1. Mais, parfois, les idoles sont abattues : le bouleau sorcier des Appalaches fut jeté à bas par une tempête dans les années 1930. Depuis, les hautes colonnes des pins gardent la marche qui mène au cœur des secrets que recèle le bois cathédrale

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  1. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, pp. 546-547.

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L’arbre Magicien, Intervale, New-Hampshire (États-Unis).


L’eau, plus précieuse que l’or

En tant qu’objet civilisationnel, l’eau s’expose nécessairement à une forme de maltraitance : l’on ne sait correctement s’en servir sans la dénaturer, mais l’on ne peut en user sans lui faire subir une transformation, en conformité avec le cycle création/destruction perpétuel.

Nous-mêmes, qui nous plaignons de la piètre qualité des eaux d’adduction (toutes, en France, sont de très médiocre qualité, ne nous leurrons pas), nous nous sommes jetés, pensant que c’était une alternative intelligente, sur l’eau en bouteille, une parfaite aberration écologique (matériau en PET, transport, stockage déplorable parfois, etc.), sans compter que la qualité de l’eau des dites bouteilles n’est pas toujours exemplaire : la Nature ne sépare pas, selon une mystérieuse ligne de partage des eaux, l’eau embouteillée de l’eau canalisée.

Avec ce dilemme eau bouteille/eau robinet, nous sommes proches de ce qui se vivait en Égypte et dans l’empire romain durant l’Antiquité. Comme tout bassin de civilisation, le couloir du Nil s’est rapidement trouvé pollué et son eau avec. Voyez, il y a des millénaires de cela, certaines préoccupations humaines étaient bien similaires aux nôtres. Les Égyptiens (contrairement aux Romains) qui, tous, ne buvaient pas que du vin ou de la bière, mais surtout de l’eau, imaginèrent des jarres à eau en argile, matière qui attire les toxines, purifiant ainsi l’eau qu’elles stockent, ancêtres, si l’on veut, des modernes carafes filtrantes qui n’ont pas que des avantages (mais, une fois sur terre, il faut s’habituer à ce couple indissociable création/destruction, tout en prenant soin, si possible, de ne pas faire pencher la balance trop d’un côté, ce que les pays occidentaux, dont nous sommes, ne savent pas très bien faire).

Avec leurs unités de micro-épuration de l’eau, les Égyptiens s’opposent quelque peu à ce qui se fait du côté de Rome où, dit-on, l’eau du Tibre, jaunâtre, pue de manière pestilentielle : l’on conduit donc une eau provenant d’ailleurs à travers des aqueducs (aqua ducere : « conduire l’eau ») qui alimentent Rome en eau, système combinant l’adduction à l’eau bouteille venue de loin. Pas sûr que les Romains aient mieux fait que les Égyptiens, mais acceptons le fait que, en qualité, nos problématiques sont les mêmes, mais que, en quantité, elles les surpassent de beaucoup (et, d’ailleurs, en ce qui concerne les eaux du Tibre et celles du Nil, rien n’a changé depuis : cf. photo : le Nil près de Louksor).

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Pauvre comme un apothicaire sans sucre…

C’était là, en manière de proverbe, une façon de désigner une officine, puis n’importe quelle boutique mal fournie.

Au regard de ce qu’elles étaient dans l’ancien temps, il faut bien avouer que les officines ont bien changé en ce XXIe siècle : avisez-vous seulement de demander au premier pharmacien venu du bicarbonate de soude ou du bleu de méthylène, comme ça, juste pour voir la tête qu’il fera ! De même que le bicarbonate relève maintenant de la droguerie, le sucre appartient au domaine de l’épicerie. Aujourd’hui, en vous baladant dans n’importe quelle grande surface, vous aurez toutes les chances de trouver dix à vingt fois moins de bicarbonate que de sucre (et je ne parle pas de celui qui est camouflé dans le coca pour ne citer que lui…). Mais il n’en fut pas toujours ainsi : au XVIe siècle, entre l’apothicaire et l’épicier, c’était la guerre froide, on cherchait à s’écharper. En venait-on aux mains ? Ce qui expliquerait l’expression « pain de sucre » ? ^.^ Rien n’est moins sûr. En revanche, ce qui l’est, c’est que si la vision du premier était médicale, elle était alimentaire pour le second. Alors, chacun vendait du sucre, et l’apothicaire, sûr de son bon droit, objectait à l’épicier que « la faible consommation de sucre dans le monde semblerait soutenir cette dernière thèse », c’est-à-dire la sienne. Vu comme le sucre s’est finalement avéré être un poison, il a donc bel et bien quitté les rayonnages des officines pour toujours mieux garnir, hélas, ceux de la grande distribution…


En conclusion : jetez le sucre, gardez le sucrier ! Surtout s’il s’agit d’une œuvre d’art comme ce sucrier en argent orné de motifs de fleurs (1890). Dallas Museum of Art.


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Spiralisation de la Nature

Black Elk affirmait que l’Univers tout entier procédait de cercles. Malgré le grand respect que je porte au saint homme de la tribu des Oglalas, qu’il me soit permis aujourd’hui d’apporter une nuance de taille à cette observation. Plus qu’à des cercles, ce sont à des spirales auxquelles nous sommes confrontés. Visibles partout, certaines sont longtemps demeurées dissimulées au regard. C’est le cas de la double hélice de l’ADN ou encore de la manière dont le sang se propage dans les vaisseaux. Alors que d’autres, pour ainsi dire, crèvent les yeux : la spirale de la pomme de pin, celle de la fleur de tournesol, etc. Toutes ces choses mettent en œuvre la suite de Fibonacci qui nous fait toucher au plus près de Ф (phi), le nombre d’or. Cette spiralisation de la Nature, on l’a aussi retrouvée, croissante, au beau milieu du crâne humain, puisque la cérébralisation et l’enroulement progressif du cerveau sur lui-même vont de paire. Oui, pour peu qu’on scrute ici ou là son environnement proche, on constatera que le nombre d’or est partout. Voici deux exemples choisis allant dans ce sens :

  • La relation entre la hauteur totale d’un individu en centimètres et celle à laquelle son nombril se situe par rapport au niveau du sol avoisine toujours peu ou prou Ф, soit environ 1,618… Faites l’expérience et calculez le rapport a/b, vous verrez bien :)

  • Le cerveau humain dessine, par sa courbure vue de profil, une spirale élaborée selon le nombre d’or. Quelques images suffisent à le démontrer :

C’est autrement plus captivant que de tomber dans le piège morose de ceux qui s’imaginent (et/ou font croire) que le vivant procède par étapes hasardeuses et désordonnées. Autant dire que, selon cette hypothèse, nous serions les jouets de forces délirantes, ce à quoi je ne puis adhérer. Quoi de plus désespérant, en effet, que de concevoir que « tout cela » a émergé de rien et pour rien ? Alors que, comme je le crois, cela ne peut être que le fruit d’une indicible et ineffable pensée organisatrice dont il est difficile d’envisager toute l’étendue et le pouvoir

Ces quelques réflexions m’amènent à partager ici avec vous deux extraits tirés de la récente lecture d’un livre de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), La place de l’homme dans la nature :

  • « N’aurions-nous donc émergé, non seulement de la conscience, mais de la conscience de conscience, que pour sombrer aussitôt dans une plus noire conscience ? – comme si la vie, après nous avoir portés à bout de bras jusqu’à la lumière, se laissait retomber en arrière, épuisée ? » (p. 147).
  • « Le centre extrême de chacun de nous, il ne se trouve pas au terme d’une trajectoire solitaire et divergente ; mais il coïncide (sans se confondre) avec le point de confluence d’une Multitude humaine tendue, réfléchie et unanimisée librement sur elle-même » (p. 167).

On ne peut pas décemment croire que la Vie a collé un peu partout des spirales inspirées de Ф pour rien. Au contraire, n’est-ce point par cette divine proportion, régulièrement exposée à nos regards, que nous faisons l’expérience du Beau (et du Bon, par la même occasion) ?

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Les objets magiques dans les contes de fées


Ivan Bilibin : la sorcière Baba Yaga à la poursuite de Vassilissa (1900).


Je souhaite aujourd’hui m’attacher à un motif que l’on rencontre de façon assez récurrente dans les contes de fées : la poursuite du héros par un opposant qui, à trois reprises, se voit entravé dans son action par un objet magique que le héros jette derrière lui. Nous allons nous intéresser à la forme que prennent ces objets et à ce que leur projection permet au héros d’obtenir.

Le héros, expédié chez sa mère-grand, sa tante par alliance ou je ne sais quelle autre personne qui ne lui veut pas du bien, pour un motif de peu d’importance ou carrément fallacieux, va devoir faire montre de son pouvoir de contrôle et de sa capacité à combattre l’adversaire, quelle que soit la forme qu’il prend. Rappelons-nous de Vassilissa-la-très-belle aux prises avec Baba Yaga la sorcière. Le danger, la plupart du temps imminent, est parfaitement pressenti par le lecteur. Celui-ci se demande bien comment notre héros va réussir à se dépatouiller du mauvais pas dans lequel il se trouve engagé. La plupart du temps, il peut compter sur l’intervention d’un adjuvant, c’est-à-dire d’un personnage tiers qui consent à venir en aide au héros. Dans le cas de Vassilissa, c’est le chat de Baba Yaga qui lui fournit l’astuce de sa fuite, après que la jeune fille lui ait donné du jambon. Ainsi, le héros se fait remettre trois objets bien distincts qu’il devra utiliser successivement selon un modus operandi précis révélé par l’adjuvant le plus souvent.

Que sont précisément ces objets ? Ils sont simples, usuels, assez anodins pour la plupart d’entre eux, courants, domestiques, préhensibles et façonnés par la main de l’homme. Après en avoir répertorié un assez grand nombre, je me suis amusé à les trier et à les ordonner en plusieurs classes, que voici :

  • Brosse, peigne, balai, étrille, râteau, trident ;
  • Miroir ;
  • Linge, drap, serviette, torchon, mouchoir ;
  • Bouteille, bouchon ;
  • Outre, pot, plat ;
  • Éponge ;
  • Sel, soufre ;
  • Briquet, pierre à feu ;
  • Couteau, épée, pierre à aiguiser ;
  • Pierre, caillou, boule d’or ;
  • Marteau ;
  • Branche, rameau, roseau, feuille, fruit.

Rien que de très banal en somme, à portée de main donc (à l’exclusion de la boule d’or). A quoi sert donc au héros de s’embarrasser de toutes ces choses (de trois d’entre elles, précisément) ? Par exemple, il se voit affecter un trident, un râteau et une brosse. Eh bien, au cours de l’histoire, le héros, prévenu du danger, met les voiles, et ne prend pas longtemps à comprendre que son martyriseur – geôlier ou ogresse – ne l’entend pas de cette oreille. Ainsi s’engage une course-poursuite entre le fugitif et son poursuivant. Afin de distancer davantage son assaillant, le héros jette un des objets magiques derrière lui : s’ensuit une première transformation en quelque chose de beaucoup plus immense, d’infiniment grand, impénétrable, infranchissable, inextricable, insaisissable, immuable, immobile, non mutable, voire indéterminé, afin, on l’a bien compris, de mettre des bâtons dans les roues du persécuteur. Et l’on répète deux autres fois le jet d’un nouvel objet qui provoque une métamorphose de plus en plus grandiose, la protection accordée par les objets successifs ne faisant que croître au fil du récit.

Penchons-nous donc également sur ces transformations. J’ai repéré, au cours de mes lectures, un certain nombre d’éléments que j’ai pareillement mis en ordre dans les listes suivantes :

  • Montagne : chaîne de montagnes, montagne boisée, montagne immense, montagne pleine d’aspérités, montagne ferreuse. Si l’on voit des miroir, rasoir, brosse ou peigne être jetés, en réponse y correspondent des montagnes de miroirs, de rasoirs, de brosses ou de peignes ;
  • Rocher ;
  • Vallée ;
  • Mer (de feu, houleuse, d’eau brillante), lac, étang, rivière, fleuve, autre étendue d’eau non déterminée ;
  • Plaine ;
  • Forêt, fourré, roncier, haie d’épines ;
  • Autres : ténèbres profondes, grande nuée, cataracte de feu (on rencontre très peu de phénomènes météorologiques comme la grêle, la foudre, l’ouragan ou toutes autres manifestations violentes de ce type).

Si les objets jetés appartiennent tous à la sphère humaine, ici nous remarquons qu’il s’agit essentiellement d’éléments paysagés, non humain par définition. Par le jet, on constate une forme de transfert de forces, du moins un appel à la Nature et à ses forces supérieures. L’objet magique l’est parce qu’il confère le pouvoir de métamorphose. Par certains facteurs qui le définissent, il convoque les forces d’un autre « objet » auquel il est apparenté. Par exemple, le miroir, objet plat et réfléchissant, fait nettement référence à la puissance de la mer ou du champ de glace, eux aussi concernés par les critères « plat » et « réfléchissant », tout en ajoutant des caractéristiques qui leur sont propres. Par une sorte de magie sympathique, on observe des analogies manifestes entre l’objet magique et sa transformation, fonctionnant par accord, affinité, proximité et voisinage d’idées. Donnons quelques exemples :

  • Un poil : une haie d’épines, une montagne boisée ;
  • Une pierre : un rocher, une montagne ;
  • Un plat : un lac ;
  • Un drap, un linge, un mouchoir, un torchon, une serviette : un lac, un fleuve ;
  • Une bouteille : une grande étendue d’eau, une rivière ;
  • Un rameau : une forêt ;
  • Une feuille : une forêt ;
  • Un briquet : une cataracte de feu.

Parmi d’autres relations, l’analogie fait défaut :

  • Un couteau : une plaine ;
  • Une pomme : une montagne ;
  • Une éponge : une forêt, une montagne ;
  • Un marteau : une montagne ;
  • Un bouchon : un étang ;
  • Une pierre à aiguiser : une rivière ;
  • Une pierre à feu : une montagne ;
  • Un morceau de soufre : un lac.

Ces quelques exemples permettent de constater qu’une même protection peut naître de divers objets magiques, tandis qu’un seul objet est capable de métamorphoses multiples, l’étrille, par exemple. Elle ne se transforme pas moins qu’en mer de feu, roncier, montagne, vallée, rivière, mer et forêt. On observe la même prodigalité avec un objet assez similaire, mon objet magique favori, le peigne : ainsi le voit-on se muer en forêt, plaine immense, fleuve, montagne de peignes, montagne pleine d’aspérités, chaîne de montagnes, etc.



Certaines transitions sont simples : on élargit, agrandit, approfondit, etc. un objet quelconque en son semblable démultiplié : une goutte d’eau devient ainsi un lac d’eau froide, une épine un bois d’épines noires, un éclat de pierre un grand rocher. Mais cela ne laisse que peu de place à l’imagination. Dans les exemples de métamorphoses de l’étrille et du peigne, certaines sont plus ou moins malheureuses : étrille/rivière et peigne/fleuve par exemple. On ne voit aucun lien logique avec un champ symbolique qui unirait ces deux couples. Parfois, la relation, pour peu claire qu’elle nous paraisse, semble pouvoir s’expliquer par des procédés quelques peu tirés par les cheveux. C’est le cas de la boule d’or dont la projection amène l’apparition d’une montagne de fer ! On transite d’un petit objet à un gros, d’un métal précieux à un autre vil (on aurait pu envisager l’inverse, pour peu que le poursuivant soit cupide et un peu niais…). Mais dès lors qu’on a affaire à des analogies plus fines, c’est tout un monde fantastique et merveilleux qui s’ouvre devant nous : quand l’étrille, la brosse ou encore le peigne se transforment en bois touffu, comme cela se produit dans le conte russe de Baba Yaga traduit par Louis Léger (1843-1923), le message est très clair ! Cette forêt doit être aussi épaisse que les poils de la brosse, les troncs de ses arbres aussi resserrés que les dents du peigne ou de l’étrille. On observe aussi un motif qui va crescendo, à travers la triade suivante : trident, râteau et brosse. Du premier jet au dernier, le nombre de dents/poils ne fait qu’augmenter, c’est-à-dire qu’on force de plus en plus le poursuivant à la contrainte et aux difficultés afin de lui faire définitivement lâcher prise (il renonce, se noie, succombe sous un rocher, etc.) : plus l’objet se fractalise (ou multiplie l’une de ses caractéristiques défensives), et plus le persécuteur doit s’obliger à perdre de précieuses minutes à s’empêtrer dans l’obstacle ou à le contourner, alors que le héros, lui, peut, parce que c’est de son ressort, facilement le traverser (on retrouve cette aisance dans le conte de la Belle au bois dormant : le prince s’avance dans l’épaisseur sombre et touffue du bois qui entoure de toutes parts le château dans lequel repose la princesse Aurore : les arbres s’écartent à son passage et se resserrent après lui. Mais il n’est pas question ici d’un objet magique et encore moins d’une course-poursuite).



Comme je l’indiquais un peu plus haut, mon objet magique fétiche, c’est le peigne. Lisant Baba Yaga, je m’étais imaginé Vassilissa-la-très-belle jetant son peigne derrière elle, ce qui a pour conséquence de faire surgir « une forêt dormante et épaisse ». Par le biais de sa transformation en un massif végétal impraticable, le peigne protecteur permet de communiquer et de s’identifier à des puissances supérieures. Le peigne, en tant qu’objet censé remettre de l’ordre et dénouer un problème (le nœud), est favorable au héros, mais jamais à son assaillant. La seconde métamorphose que j’ai trouvée audacieuse, c’est celle d’un pot qui fait apparaître de profondes ténèbres. En Inde, le pot est un symbole féminin et aquatique, assez semblable à la marmite matricielle. Il n’est pas étonnant de faire surgir cette obscurité enténébrée de l’insondable vacuité d’un pareil trou noir.

Voilà. Si jamais vous planchez sur la protection énergétique et les cercles magiques, ça peut sans doute vous donner quelques idées… ;)

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Saint-Valentin et huiles essentielles


« Nous savons que les Anciens Grecs portaient un anneau à la main gauche, au doigt voisin du plus petit. Le même usage devient général chez les Romains. Voici la cause qu’en rapporte Apion dans ses Egyptiaques : en disséquant les corps humains, selon la coutume égyptienne, on découvrit un nerf très délié, partant de ce seul doigt pour se diriger vers le cœur, où il vient aboutir, et l’on accorda cette distinction à ce doigt, à cause de ce lien qui l’unit au cœur, partie noble de l’homme »1.

En médecine traditionnelle chinoise, il existe bien aussi un méridien qui démarre à la pointe de l’ongle de ce doigt, celui du Triple Foyer, mais il n’aboutit pas dans la région cardiaque, terminant sa course à l’extrémité extérieure de l’arcade sourcilière après avoir contourné l’oreille.

L’anneau passé à l’annulaire en guise de confiance mutuelle et d’amour peut être renforcé dans son symbolisme par le méridien du Triple Foyer qui, tout comme le méridien du Cœur, relève de l’élément Feu et donc de l’Été. Et, comme il ne peut y avoir d’amour sans chaleur, le méridien du Triple Foyer pourvoie à cette nécessité.

Histoire de couronner le tout, sachons que les huiles essentielles de néroli et de petit grain bigarade, c’est-à-dire ces deux huiles essentielles issues de l’oranger amer, régulent la région cardiaque et agissent à merveille sur le méridien du Triple Foyer. Et, l’oranger, nul ne l’ignore, est un arbre dont la symbolique mariale n’est plus à prouver…

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  1. André Soubiran & Jean de Kearney, Le petit journal de la médecine, p. 98.

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Février, mois des purifications et de la fécondité retrouvée

Pour être né durant une nuit de pleine lune au mois de février, je peux dire que je connais bien ce mois. Voici quelques éléments pour le mieux comprendre ;)



Qu’on jette un œil sur la liste des mots dont on se sert dans de multiples langues pour désigner le mois de février, et l’on sera surpris de constater que le bas latin febrarius puis le latin classique februarius ont largement essaimé, donnant lieu à une riche progéniture, tant auprès des langues germaniques (february en anglais, februar en allemand, februari en néerlandais) que romanes (febrero en espagnol, fevereiro en portugais, febbraio en italien). Même la Scandinavie (februari en suédois) et l’Europe de l’Est (februarie en roumain) n’y échappent pas.

On dit généralement, et sans plus d’explications, que le mois de février est celui des purifications, placé sous l’égide d’une divinité romaine, Fébruus (mais qui pourrait être beaucoup plus ancienne, remontant aux Étrusques). L’année civile étant censée débuter en mars, le mois de février devait être l’occasion d’opérer un ménage en profondeur, tant des habitations que des hommes (corps et âme), en vue de l’arrivée du printemps. Chez les Romains, la traversée des ténèbres hivernales et le triomphe sur elles se soldaient par les Lupercales qui avaient lieu le 15 février : assurant très largement la purification des villes et de leurs habitants, tout comme la fertilité des hommes, des troupeaux et des champs, cette fête est, en quelque sorte, l’ancêtre de la Saint-Valentin qui a « sa place dans le calendrier à une date proche du Carnaval où les enjeux amoureux sont importants, époque de licence et de rupture favorable au retour de la fécondité. D’ailleurs, le saint était souvent représenté sur les anciens calendriers tenant en main un soleil annonçant le printemps »1. Si Valentin porte dans son nom même un présage de bonheur conjugal, cela intensifie le fait que février soit généralement connu comme le mois des fiançailles, placé sous le patronage de Junon februata, tandis que chez les Grecs, le mois des mariages, Gamélion (de gamos, « mariage ») correspondait au mois de janvier.

Le mois de février est donc une période festive durant laquelle, après avoir vécu l’apnée des sombres mois hivernaux, l’on peut enfin se réjouir, dénouer sa gorge de l’angoisse qui, jusque-là, l’opprimait, maintenant que l’on s’est éloigné de cette divinité de la peine et du silence qu’est Angerona, gardienne du solstice d’hiver, passage étroit et difficile. Tout au contraire, on fait appel à la lumière. L’allongement des jours, renforcé par les chandelles qu’on allume en plus grand nombre en février, donne toute liberté à la joie et aux sentiments amoureux. C’est pourquoi lumière et fécondité vont souvent de paire en février. C’est ce que l’on remarque à travers l’Imbolc celte du 1er février, de même que lors de la festa candelorum, alias fête des chandelles ou Chandeleur, se tenant le 2 février, qui sont l’une et l’autre l’occasion de se purifier des souillures de l’hiver, étape préalable nécessaire pour s’assurer un passage heureux vers la nouvelle année toute proche. De même qu’on allume la flamme d’une bougie, la nature s’anime par le réveil des forces chthoniennes jusqu’alors tapies dans le sol et dans les tréfonds de l’homme.

Ce caractère souterrain doit nous rappeler de très anciennes festivités d’origine grecque, aussi bien joyeuses que funèbres, qui avaient lieu en février, les Anthestéries, fête des fleurs consacrée à Dionysos, mais également fête des morts que l’on apaisait par des cérémonies appropriées. Cette proximité avec l’Hadès explique qu’on ait parfois assimilé le dieu Fébruus à Pluton. En tous les cas, le mois de février fut jugé suffisamment néfaste pour ne pas que l’on s’impose de le faire durer plus de 28 jours.

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  1. Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean et belles de Mai, p. 360.

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Trois flocons de neige…


Bien que je ne sois pas un amateur de choses sucrées, je me suis tout de même laissé tenter par l’épreuve de la sacro-sainte papillote en fin d’année dernière. Quand j’étais petit, j’appréciais de les ouvrir pour deux raisons : le chocolat (ou la pâte de fruit, à la rigueur) et le pétard que parfois, mais pas toujours, l’on y trouvait. Aujourd’hui, je me contente de la lecture de ces courtes citations imprimées sur cet espèce de papier cristal qui bruit quand on le froisse. En voici une : « Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n’a laissé son empreinte ». De la part de l’autrice D’une chambre à soi (Virginia Woolf, 1882-1941), quoi de plus normal ? Justement, parlant de territoires vierges et inviolés (avec le souhait qu’ils demeurent le plus longtemps inviolables…), nous allons aujourd’hui narrer diverses choses en relation avec la symbolique de la neige, entre autres.

Bien moins fréquente que la pluie, la neige est un événement à chaque fois qu’elle tombe dans des endroits où l’on n’est pas trop coutumier de la voir. Quand ses duvets immaculés, échappés de l’édredon de quelque personnage céleste (le père Noël, le bon homme Hiver) ou de tel autre qui plume ses oies (le bon Dieu, etc.), se déversent doucettement sur le Monde, la neige est capable de soustraire à un paysage l’empreinte de sa laideur et d’en purifier l’atmosphère. Par cette capacité unificatrice, la neige est donc symbole de pureté : ne dit-on pas d’un innocent qu’il est « blanc comme neige » ? Mais, dans le même temps, toute cette blancheur étincelante abdique le moindre repère : comment s’y retrouver dans toute cette étendue cristalline uniforme ? Par le biais d’un calme (trop !) plat, le papillonnement des mouches blanches de la neige égare à coup sûr et, si l’on n’y prend pas garde, peut devenir aisément un linceul. Quand la neige follette s’abat comme le père du loup, outre qu’elle soit mystérieuse, elle peut cumuler une peur triple : le loup, la perte, la mort. Cependant, la neige est aussi occasion de jeu, c’est un météore ludique qui fait oublier le froid et sa saison. Par sa blancheur moelleuse, elle ravive au cœur de l’homme des sentiments dont la vue de la pluie est, elle, bien incapable. Avec le gel, elle peut néanmoins, en fouillant bien, rappeler quelques anciennes histoires autrefois contées par des parents compatissants, les enfants douillettement installés sous les couvertures, derrière cette vitre qui les sépare du dehors, de ses cortèges d’ombres et de peurs, encore (la faim, le froid, la fatigue, la crainte de perdre courage au sein même de cette mort blanche). Malgré le – parfois – sinistre danger que la neige représente, elle peut aussi être l’opportunité d’épreuves. Dans bon nombre de contes, quand elle se ligue contre le héros avec l’aide du vent et de la foudre, on peut être certain d’une chose : ce passage imposé, quand bien même douloureux et effrayant, lui permettra d’accéder à un nouvel état d’être, une nouvelle façon de vivre augmentée, à la condition qu’il ne se détourne pas ni ne renonce sous peine de malheur.


Trois petits garçons chinois et facétieux en train de rouler une énorme boule de neige. Porcelaine, 1800-1830.


De jeu, disais-je… Par exemple, voyez-vous ce que je veux dire en employant l’expression « ange de neige » ? On comprend fort bien que l’épaisseur molletonnée de la neige puisse y accueillir l’empreinte d’un corps. Mais qu’est-ce que cela est censé consacrer ? Dessiner ces formes – ange, dieu, saint – sur une neige tombée du ciel, est-il un moyen d’entrer plus intimement en contact avec les forces du dessus ? Dessiner des anges de neige ici bas a-t-il un quelconque rapport avec l’architecture étoilée très significative des flocons de neige ?

Parfois, mobile et projectile, la neige se fait martiale. Mais toujours pour de faux.

Quand elle abonde, elle est neige roulée en boule et fixée sur ses deux pieds (si je puis dire) sous une forme accumulée de deux sphères superposées, parfois trois : le bon homme de neige. Quelle pulsion anime l’enfant à ériger ce genre de golem tout blanc, quitte à réquisitionner toute la neige des alentours ? Quand c’est le fait de l’homme, c’est encore plus curieux, car on le prend alors pour un fada ! Dans un conte du Limousin, un couple de vieux paysans désolé de ne jamais avoir eu d’enfant, fabrique avec de la neige ce qui ressemble fort à un « petit garçon de neige ». A leur grande surprise, ainsi qu’à celle de ceux attroupés là pour gentiment les moquer, celui-ci se mit en mouvement, embrassa ses créateurs comme si c’étaient son père et sa mère. Mais plus le soleil progressait dans sa course jusqu’à l’été, et plus le petit garçon de neige s’attristait et recherchait des recoins aussi ombrageux que ses pensées. « Lors de la Saint-Jean, les enfants réunirent du bois et de la paille, et firent un grand feu de joie autour duquel ils se mirent à danser. Mais le petit garçon de neige n’était pas là. Ses amis allèrent le chercher et l’entraînèrent dans leur ronde autour du foyer allumé en l’honneur de saint Jean. L’enfant dansa fort joyeusement ; mais quand le feu fut à moitié éteint et que l’on sauta par-dessus, il disparut subitement, fondu à la flamme, et ne laissant qu’un peu d’eau dans la main de ses petits camarades »1. Ne désigne-t-on pas cette fragilité par l’expression « fondre comme neige au soleil » ? Cela se dit surtout des économies, mais est-il possible de « capitaliser » avec de la neige ? Bien que non pérenne, celle-ci « figure aussi souvent une sagesse cachée, une vérité latente qui doit mûrir dans la conscience avant d’apparaître »2, chose qui n’apparaît pas avec clarté dans ce conte qui, tout au contraire, nous laisse sur notre faim et n’explique rien, n’offre aucune leçon… C’est pourquoi il est curieux qu’il n’ait pas été signalé en France aucun rituel de conjuration du gel. C’est d’autant plus étonnant que l’on sait que le tapis neigeux, très mauvais conducteur du gel, est ainsi salvateur pour les cultures qui dorment sous son épais manteau moutonneux, ralentissant la progression des élans du gel qui, sans cela, viendrait les mordre férocement. Quant au bonhomme de neige lui-même, comme figurine décorant l’arbre de Noël ou sous forme de confiserie festive, il prend de suite des formes harmonieuses, à mille lieues de celles qu’il arbore quand il est façonné par la main de l’homme : il suffit d’observer une collection d’images de ces bonhommes pour se rendre compte qu’ils sont tous disgracieux, plus ou moins informes et emprunts d’une certaine laideur, arborant des visages effrayants malgré les sourires tracés malhabilement sur leur face. Bien qu’on les trouve le plus souvent drôles, ils passeraient pour quelque peu sinistres. Aussi, qu’ils soient parvenus à façonner un bonhomme de neige si ressemblant à un petit garçon fait assurément des deux vieux du conte limousin des magiciens !


L’habitude de faire des bonhommes de neige n’est pas nouvelle : en voici un enluminé dans les marges d’un livre d’heures datant de 1380. Bibliothèque royale des Pays-Bas. Si c’est un brasero que l’on voit à ses pieds, il risque fort de lui arriver la même mésaventure qu’au petit garçon de neige… Comment torturer un bonhomme de neige !


Lorsque la neige tombe, elle demeure quelquefois en place sous forme de congères ou, plus effrayant, de « loups de neige ». Mais elle n’est jamais destinée à perdurer indéfiniment, même selon les croyances les plus pessimistes, son caractère éphémère ayant été plusieurs fois souligné jusqu’ici. Sauf quand elle dite éternelle. Cette neige, accumulée en grande quantité, devient d’autant plus inquiétante que, secondée par le gel, elle se mue en névés et parfois en glaciers, être difformes et goulus, crevassés de séracs et hérissés d’aiguilles aussi tranchantes que des couteaux. La glace, sous sa forme de mer, étendue rigide, stérile et désertique, devient un lieu d’abandon et de perdition, menant droit au supplice : c’est, par exemple, le lieu du retour des spectres des morts emprisonnés dans les flancs de ce purgatoire glacé. La mer de glace est encore l’instrument par lequel s’accomplit la vengeance de quelque divinité des montagnes vis-à-vis des habitants qui manquent d’observance et de ceux ayant négligé certains interdits. L’inhospitalité est souvent punie, de même que l’avarice, une malédiction s’abat donc fréquemment sur les populations coupables de tels péchés, des villages entiers sont alors engloutis par un chaos de glace. On est loin du surnom d’or blanc qu’on accorde quelquefois à la neige…

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  1. Henry Carnoy, Contes français, p. 143.
  2. David Fontana, Le langage symbolique des symboles, p. 113.

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L’arc-en-ciel, passerelle divine


Norman Adams, Rainbow painting I, 1966.


Ne vaut-il pas mieux l’appeler arc-en-ciel plutôt qu’« arc-en pluie », forme qu’on lui voit porter en d’autres langues européennes ?1 Sans aller jusqu’à médire de nos voisins linguistiques, il me semble qu’il existe au sein même de l’expression arc-en-ciel quelque chose de gracieux, tout d’abord pour l’oreille, ensuite pour le cœur.

Contrairement à la neige et aux aurores boréales, l’arc-en-ciel n’est pas un météore atmosphérique circonscrit à une partie limitée du monde, d’où l’universalité du phénomène un peu partout sur Terre : on l’a observé en Amérique du Nord (sociétés amérindiennes), en Polynésie, en Micronésie, en Australie, en Indonésie, en Chine, en Iran, etc.

L’arc-en-ciel est une marque de l’activité des dieux, un révélateur de la présence du sacré, une épiphanie ouranienne prenant place dans le ciel. Il est bénéfique de réfléchir aux conditions même de son apparition : il naît de la traversée de l’eau yin de la Terre par le feu yang du ciel divin, réalisant une sorte d’androgynie mystique. Cette union révèle quelque chose qui demeurerait, sinon, du domaine de l’ineffable, puisqu’il est point de contact entre le divin céleste et l’humain terrestre. Point et pont2. Cet arc, qui est davantage outil de transport qu’arme de guerre, est non seulement le chemin qu’emprunte la communication divine en direction de la Terre, mais il est également le langage divin, et le lieu de son expression et de sa matérialisation. Par exemple, dans la Genèse, Dieu place au ciel un arc coloré pour signaler aux hommes son alliance et son pardon après l’épreuve du déluge. Cela n’est pas réservé qu’au seul christianisme, puisque l’association arc-en-ciel/théophanie est quasiment universelle. Les lecteurs assidus des principaux thèmes de la mythologie grecque savent très certainement que la messagère des dieux de l’Olympe, à équivalence avec Hermès, se trouve être la véloce Iris ailée dont l’attribut est un arc-en-ciel dont elle se sert comme d’un pont pour se déplacer dans les airs, étant elle-même drapée dans des voiles aux multiples couleurs (irisés, pourrions-nous mieux dire). Cette idée de pont divin est visible au Japon (le « pont flottant du ciel » est un arc-en-ciel) ou dans les sociétés nordiques, pour lesquelles Byfrost, le pont arc-en-ciel, relie la Terre à la demeure des ases, Asgardhr. En Asie du Sud, l’arc-en-ciel est arc d’Indra, alors que chez les Incas, il figure la couronne du dieu de la pluie et du tonnerre, Illapa. Pour le bouddhisme tantrique, l’arc-en-ciel, escalier aux sept couleurs, est encore une voie de passage, un chemin ascensionnel, précédant la lumière pure, c’est-à-dire l’illumination. On pourrait, ici, tergiverser sur le nombre de couleurs que comporte l’arc-en-ciel : il s’agit, tout au plus, d’une convention qui, elle, n’a rien d’universel, puisqu’elle évolue en fonction des lieux et des époques, étant le résultat d’une perception d’ordre culturel. De quatre couleurs chez les Dogons, on passe à cinq en Chine, pour arriver à sept selon l’ésotérisme de l’islam. En réalité, il en va tout autrement, car elles s’égrènent de haut en bas du yang au yin, du rouge au violet, au travers d’une infinité de tonalités : les soi-disant sept couleurs qu’on lui attribue – rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo et violet – ne sont, elles aussi, que purement conventionnelles, intéressantes surtout par leur nombre 7, qu’on a cherché à mettre en correspondance avec les notes de musique, les sept planètes (alors connues à l’époque), les sept métaux, etc.

Quand j’étais petit, j’ai longtemps été persuadé que l’arc-en-ciel apparaissait à ce moment précis où le soleil ornait la pluie de ses bijoux. J’avais aussi parfaitement connaissance qu’à ses pieds l’on pouvait découvrir un trésor, chose qui me semblait plus fascinante que le seul fait qu’un arc-en-ciel pût posséder des pieds. Mais par de nombreuses lectures, j’ai par la suite appris qu’on lui dessinait parfois une queue, qu’il possédait aussi des jambes, et qu’il pouvait dépasser le seul cadre du phénomène météorologique pour être personnifié ou passer pour quelque animal mythique et fabuleux, un serpent géant le plus souvent. On ne compte plus les endroits du monde (Afrique, Asie du Sud-Est, Inde, Grèce, France, etc.), où, cosmique et céleste, le grand serpent coloré distribue tantôt les bienfaits, tantôt les calamités, selon les différentes cosmogonies établies ici et là qui l’ont reconnu comme tel. Ce serpent joue un rôle aussi bien néfaste que bienfaisant, ce qui explique que le même symbolisme antinomique se soit transposé à l’arc-en-ciel. En tous les cas, on reconnaît à ce météore une grande puissance sur les êtres et les choses.

La principale activité malfaisante dont il se rend régulièrement coupable, possède un rapport avec l’eau : en effet, on accuse souvent l’arc-en-ciel d’aspirer l’eau des lacs et des rivières, et même de la mer, ravissant de la surface de la terre et de l’eau par la même occasion, les hommes et les embarcations qui y circulent. A l’image d’un être vivant qui viendrait y étancher sa soif, l’on croit même qu’il vient boire l’eau à la cuillère ! A contrario, il est rare qu’on lui accorde d’apporter la fécondité parce que pourvoyeur de pluie (dans ce cas, il devient protecteur des femmes enceintes, le serpent arc-en-ciel étant aussi considéré comme la Mère primordiale).

Son irruption soudaine est encore l’occasion de bien sombres présages : il est annonciateur de maladie, de mort, de guerre et d’autres malheurs du même acabit. Prélude à l’imminence de troubles dans l’harmonie de l’Univers, il signale la chute future d’un état, d’une civilisation. On l’accuse d’autres actions funestes et redoutables : perturber le climat, détruire les récoltes, faire périr les arbres. Afin de se prémunir de toutes ces activités fâcheuses, on faisait tout son possible pour conjurer l’arc-en-ciel, afin d’éloigner, dissiper et neutraliser ses influences pernicieuses. L’une des méthodes les plus répandues ayant eut cours en France, c’était celle qui consistait à « couper l’arc-en-ciel » avec un couteau, une baguette ou bien en formant une croix sur la main avec de la salive, en amoncelant des pierres dans la direction de l’arc ou en les disposant en forme de croix. « Je te coupe en deux, tu n’reviendras pas ! » est un exemple de formulette. Il en existe bien d’autres qui accompagnaient des séries de gestes plus ou moins alambiqués que l’on opérait des deux mains.

Dans d’autres circonstances, l’on cherchait à se rendre favorable l’arc-en-ciel, en particulier lorsqu’on lui reconnaissait des actions bienfaisantes, à peu près toutes en rapport avec la potentielle découverte d’un trésor (cruche d’or, pièces d’or, plat d’argent, perle magique déposée par une fée, etc.), assurant à son découvreur richesse, chance et prospérité. Pour mieux se l’accommoder, on cherchait à l’amadouer en lui offrant divers présents variables selon les régions (friandises, gâteaux, pain, miel, confiture, etc.), comme si l’on s’adressait à une divinité.

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  1. Rainbow en anglais, regenbogen en allemand, regnbue en danois, regenboog en néerlandais, regnbåge en suédois, etc.
  2. Les termes d’arc, d’auréole, de couronne renvoient bien évidemment au statut divin, voire royal, qu’on accordait à l’arc-en-ciel. Mais tous ces mots désignent un objet de forme courbe. Ainsi l’arc-en-ciel peut-il être également ceinture, courroie, jarretière, cravate (peut-être en souvenir de l’écharpe irisée de l’antique déesse Iris). Les mots roue, cercle, tonneau, sous-entendant que seule une partie de l’arc-en-ciel est visible, étaient parfois associés à cette manifestation météorologique, ainsi que porte, portail, etc.

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Descendre des étoiles, du Soleil ou de l’arc-en-ciel est une manière d’affirmer son origine divine et céleste (ce qui est notre cas à tous ^.^).


Baguette & Bâton

Baguette de sourcier en noisetier. Début XXe siècle. Musée Horniman (Londres).

« Tu es né(e) de l’arbre ! Protège-moi maintenant de tous les côtés ». Cette adresse, on pourrait la formuler autant à l’endroit du bâton que de la baguette. Bien que distincts l’un de l’autre, il n’en demeure pas moins qu’ils possèdent une commune origine étymologique : le mot baguette, tiré du latin baculus, émane anciennement de l’indo-européen bak dont on a tiré le grec baktron dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître le moderne bâton. Mais, au fil du temps, les attributions de l’une se sont distinguées de celles de l’autre, quand bien même ils sont tous les deux porteurs d’un pouvoir surhumain abritant, sous une forme réduite, le doigt de l’antique divinité originelle. « Bâton ou verge, la baguette magique n’est jamais qu’une branche d’arbre et celle-ci tient son pouvoir du seul fait qu’elle est censée provenir de l’arbre sacré, Arbre de vie ou Arbre cosmique »1. Chaque arbre – sorbier, noisetier, ou encore sureau – peut se réclamer de ce miracle, bien qu’ils ne soient, chacun, que le souvenir, l’avatar de l’Arbre auquel s’est substituée la baguette. (Dans les contes et les légendes, la feuille, le fétu de paille, l’épine, la brindille, occupent le même rang symbolique, et c’est toujours derrière ces arbres en réduction que se dissimule l’Arbre primordial.) Pour bien marquer cette appartenance commune, signalons que le mot verge, du latin virga, englobe aussi bien la tige, le rameau, le phallus, le fuseau que la baguette (supposément magique), tous ces objets profilés qui tournent, qui frottent, et dont découlent une descendance, une génération, une naissance (celle du premier « homme »), une puissance, une idée, une fonction, un élément catalyseur et civilisateur révolutionnaire comme le Feu ou bien la maîtrise de cet autre principe qu’est l’Eau.

Que pouvons-nous tout d’abord dire à propos du bâton ? Que c’est une arme (magique) réduite à sa plus simple expression, principe recteur rigoureux, punitif et contraignant, dont la martialité se lit jusque dans l’ancienne graphie du mot, baston (donner la bastonnade, c’est frapper à coups redoublés). La dimension coercitive qu’on peut trouver dans le bâton transparaît parfaitement dans diverses expressions : la carotte ou le bâton ; tendre le bâton pour se faire battre ; mettre des bâtons dans les roues. (Il en existe aussi pour la baguette, bien que moins marquées : mener/obéir à la baguette ! ; passer par les baguettes.) Par ce rôle très actif, il n’a pas été difficile d’associer le bâton au feu : c’est ainsi que cette relation apparaît dans le Tarot de Marseille. Les bâtons « correspondent […] à la baguette magique, emblème de l’intention active sur la réalité […]. Ils indiquent l’audace, l’initiative, l’action, la transformation, le dynamisme, le progrès, les inventions, les voyages »2 et tout autre mouvement énergique et rapide (par exemple, d’une drille maniée par des mains expérimentés naît le feu). Waterhouse, dans sa célèbre toile intitulée Le Cercle magique expose une magicienne traçant un cercle à l’aide d’une baguette dont l’embout fume, ce qui est une possible manière de montrer l’appartenance du bâton à l’élément Feu, alors que pour la Wicca, la baguette est d’ascendance aérienne, s’approchant quelque peu du balai. La substitution des Épées (Air) par les Bâtons (Feu) remonte au Moyen âge. Cette énergie vitale des Bâtons, on la retrouve aussi dans l’arcane IV, l’Empereur, figure porteuse d’un sceptre dans la main droite, tandis que sur l’arcane V, le Pape, ce dernier tient le sceptre en main gauche, et semble davantage supporté que porteur. Mais ces deux sceptres ne règnent pas sur les mêmes domaines. De même que la baguette, le sceptre prolonge le bras, porte à travers lui-même (et même au delà) toute la puissance, l’autorité et la dignité de son porteur. Alors que la baguette est avatar de l’Arbre cosmique, le sceptre est figuration en modèle réduit de la colonne du monde et passe, tout comme la baguette semblerait-il, pour axis mundi. Si par le brandissement vertical du sceptre l’on manifeste la toute puissance de son pouvoir, en le brisant, l’on signifie qu’on y renonce. Cette idée de séparation, de rupture dans un engagement ou dans une fonction est visible à travers l’antique coutume qui consistait à briser un bâton en signe de l’abandon d’un droit à propriété ou à héritage ; pour annoncer la mort du roi, l’on brisait son sceptre.

Attributs (dont la coquille, le bourdon – c’est-à-dire le bâton – et la gourde représentée ici par une calebasse) du pèlerin de Compostelle, sculptés sur la façade de la maison située au 16 rue du Pont à Souillac (Lot).

Le bâton, qui joue un rôle assez passif en tant qu’axe du monde, peut tout aussi bien soutenir le pèlerin que l’Ermite (arcane VIIII), bien que dans ce cas dernier, il adopte une fonction d’outil de captation : par son intermédiaire, l’Ermite est en prise avec des énergies beaucoup plus subtiles qu’il n’y paraît à première vue. Ce bâton joue alors le rôle de guide (on peut en dire de même du bâton pastoral et de la crosse épiscopale). A bien observer la crosse d’une fougère, spirale enroulée sur elle-même qui se déploiera ainsi avec davantage de force, l’on peut être frappé par cette puissance miraculeuse que partage aussi le bâton fiché en terre : formant des feuilles et du fruit, il est le symbole de « la vitalité de l’homme, de la régénération et de la résurrection »3, ce qui rend parfaitement clair cet ancien usage printanier des bâtons : en frappant deux bâtons l’un contre l’autre, on simule le fracas des éclairs et du tonnerre, porteurs des germes de vie que la terre attend : le bâton est pourvoyeur des pluies fécondes. Les prêtresses de Déméter frappaient le sol d’un bâton. Ainsi, elles en faisaient surgir la fertilité.

Tout au contraire, il y a une magie dans la baguette que l’on ne croise pas dans le bâton. A sa manière, elle ordonne aussi, mais semble plus agir sur l’esprit et l’impalpable que sur la matière et la contingence. Bien que tout cela ne saute pas aux yeux quand on observe le premier arcane du Tarot de Marseille, le Bateleur (bateler, c’est faire des tours d’adresse et de passe-passe sur le champ de foire ; cela renvoie plus au domaine de la prestidigitation de l’illusionniste qu’à la magie proprement dite). Le Bateleur, dont le nom nous raccorde au bâton, nous le voyons bricoler devant son étal en apparent désordre, tenant une baguette légère dans sa main gauche. D’aucuns prétendent que c’est la même que tient le personnage de l’arcane du Monde, à la différence qu’on ne voit, sur cet arcane, aucun désordre : le monde, achevé, est parfaitement ordonné, le parcours initiatique du Bateleur l’ayant amené à une plus grande maîtrise des énergies. La baguette est l’évident symbole de la puissance invisible qu’exercent la fée, la sorcière, la magicienne. (En douterait-on ? Se promener simplement en tenant à la main une baguette, parfaitement anodine, n’excédant pas 50 cm de longueur, confère au porteur une aura qu’il ne déploierait pas de la même manière sans cela.) Plus précisément, la baguette est ce principe ordonnateur de la manifestation d’une absence sous une apparence tangible, et elle permet d’« unir la volonté du mage aux forces cosmiques soumises à sa direction »4. Grâce à elle, on prolonge cette volonté condensée, énergie mise en forme ordonnée, que l’on conduit, par le truchement de la rectitude de la baguette, plus sûrement vers son but. Par la baguette, l’on peut transiter d’un état à un autre, métamorphoser d’un coup d’un seul (Circé change les compagnons d’Ulysse en porcs en les touchant à l’épaule de sa baguette), transformer (la marraine de Cendrillon transmute une énorme citrouille du jardin en élégant carrosse), commuer les énergies. Instrument de communication entre ce monde et les autres, la baguette est « symbole de la monture invisible, véhicule des voyages [du chaman, du magicien, etc.] à travers les plans et les mondes »5. Ainsi, elle ouvre des passages à travers l’inextricable, l’indicible et le non-dit. C’est pour cela qu’on lui accorde communément la capacité de mettre à jour les trésors (quels qu’ils soient) et de faire naître les sources d’eau. Par la baguette encore, on écarte les influences pernicieuses (sorcellerie, serpents, vers, venins et autres poisons), toutes les mauvaises énergies qui peuvent assaillir et affaiblir les êtres vulnérables dont les enfants en bas âge (on se rappellera de la fée marraine penchée au-dessus du berceau accordant des vœux à l’enfant à l’aide de sa baguette). Cette arme d’exorcisme permet encore de libérer les âmes captives et d’apprivoiser les dragons et autres créatures fabuleuses. Par sa vertu répulsive, la baguette, tout comme le bâton au reste, éloigne la séduction, la tentation diabolique et la plupart des maux. Flageller les arbres du verger et les animaux de la ferme à petits coups de verge, en écarte les mauvaises ondes et les sortilèges. Enfin, croiser deux bâtons en travers d’une entrée qui ne possède pas de porte équivaut au blocage énergétique et physique des lieux face à toute irruption potentiellement malveillante en provenance du dehors.

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  1. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 301.
  2. Laura Tuan, Les secrets des tarots, p. 15.
  3. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 112.
  4. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 125.
  5. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 111.

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John William Waterhouse, Circé offrant la coupe à Ulysse (1891).