Le mahonia (Berberis aquifolium)

Quasiment inconnu comme plante médicinale en Europe, le mahonia est pourtant un acteur majeur dans le domaine de la phytothérapie puisqu’il était traditionnellement utilisé par de nombreuses tribus amérindiennes de la côté ouest de l’Amérique du Nord, avant de tomber dans l’escarcelle des médecins blancs.

Allons donc à la rencontre de ce petit arbuste qu’on connaît essentiellement comme espèce ornementale par chez nous !

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes : mahonie, mahonia faux-houx, mahonia à feuilles de houx, vigne de l’Oregon, raisin de l’Oregon.

Celui à qui l’on a accordé le nom du botaniste américain Bernard McMahon (1775-1816) a été importé en Europe occidentale, d’Amérique septentrionale où il est natif, il y a tout juste deux siècles, en 1823. Ainsi n’est-il pas impossible que vous le connaissiez, soit parce qu’il pousse dans votre jardin ou bien dans un parc que vous fréquentez. Il faut dire qu’il est de culture si facile que cela n’aurait rien d’impossible : il prospère aussi bien comme couverture végétale du sol en massif que sous forme de haie. Mais avant d’adopter cette posture domestique à laquelle nous sommes habitués, il faut savoir que le mahonia est un petit arbuste qui pousse naturellement dans les forêts mixtes et ombrageuses de l’ouest du continent nord-américain : il occupe une large bande territoriale, comprise entre l’océan Pacifique d’une part et les Montagnes Rocheuses de l’autre, englobant, aux États-Unis, les états de la Californie, de Washington et de l’Oregon (qui en a fait son emblème national), et au Canada celui de la Colombie-Britannique.

Son système souterrain est constitué d’un rhizome enfoui à une faible profondeur dans le sol, mais qui drageonne avec vigueur à l’horizontal, ce qui permet à la plante de se multiplier rapidement par voie végétative. Des rameaux simples et non épineux (au contraire de ceux de l’épine-vinette, Berberis vulgaris), couverts d’une écorce gris brunâtre, donnent une impression de touffeur quand on regarde l’allure générale de la plante : bien que peu ramifiés, il faut dire qu’ils sont abondamment garnis de longues feuilles composées dites imparipennées, c’est-à-dire dont le nombre de folioles est impair, ici compris entre trois et onze. Ces folioles, que l’on confondrait fort aisément avec des feuilles, sont ce qui fait ressembler le mahonia au houx : ces mêmes folioles vert sombre, semi-persistants, un peu coriaces et vernissées (ce qui leur octroie un couvert luisant) rappellent quelque peu les feuilles du houx, parce qu’elles sont bordées de petits éperons beaucoup moins piquants (errata : aussi piquants, j’ai vérifié ^.^) que ceux de la plante à laquelle le mahonia prétend ressembler (ces folioles s’en distinguent néanmoins parce que leur limbe est plat alors que la bordure des feuilles du houx – une pointe vers le haut, une pointe vers le bas, etc. – est gondolée). De plus, incomplètement semper virens, le feuillage du mahonia emprunte à l’automne certaines de ses couleurs coutumières : le bronze, le rouge et le pourpre. Très tôt dans l’année (dès février et jusqu’en mai), des grappes pyramidales (des racèmes, en fait) de fleurs hermaphrodites de couleur jaune apparaissent. Très parfumées, elles évoquent l’odeur du miel et du muguet. A l’image des fleurs de sa cousine épine-vinette, celles du mahonia disposent chacune de six étamines dites irritables, c’est-à-dire mobiles. Ce procédé permet à la plante de fournir davantage de pollen au contact d’un insecte pollinisateur. De ce contact musclé, s’ensuit l’apparition de baies généralement peu charnues, grosses comme des grains de cassis, tout d’abord vertes puis violettes à bleuâtres au fur à mesure qu’elles s’emplissent d’un suc devenant rouge foncé avec les mois qui passent. Capable de tolérer l’ombrage des grands arbres, le mahonia a cependant besoin de lumière pour faire éclore ses graines (photosensibilité positive), chose qu’il parvient très bien à faire, l’espèce étant endozoochore, c’est-à-dire que les animaux, en mangeant les fruits, en dispersent les graines un peu partout, y compris sur des zones lumineuses où elles auront davantage de chance de réussir leur germination. Bien qu’il soit accoutumé au sous-bois, une exposition très ensoleillée ne déplaît pas non plus au mahonia. A cela, ajoutons que c’est une plante résistante à la pollution atmosphérique, au froid (rustique jusqu’à – 15 à – 20° C), à la sécheresse (sols secs, mais pas trop en revanche), qu’il est adaptable à tous les types de sols ou presque (neutres, calcaires, argileux, lourds, frais, bien drainés, pauvres), et l’on voit se dessiner le parfait portrait d’une plante pionnière, ce qui semble justifier son caractère dit invasif en Belgique et en Allemagne. En fait, si on le voit fournir du pollen aux abeilles et ses baies aux oiseaux de passage, le portrait idyllique s’arrête là : le mahonia est une autre de ces « pestes végétales » ! Toute cette prodigalité dissimule forcément de sombres projets ! (Quand on ne sait pas vraiment à quoi s’attaquer, ni comment, on est capable de doter les plantes – êtres sans cervelle – des plus pernicieuses intentions. Fou !) En plus de cela, celui qu’on voue aux gémonies ne semble même pas être une espèce exotique ! Je m’explique : ça n’est pas une espèce venue du dehors, prête à envahir l’Europe entière et à tout péter, non ! Celui auquel on adresse des reproches et à qui l’on donne la chasse serait un hybride né de Mahonia aquifolium et de M. repens. C’est-à-dire qu’il forme à lui tout seul une nouvelle espèce qui n’existe nulle part ailleurs que dans le milieu qui a favorisé son apparition ! Dingue, non ? Comment donc peut-on qualifier d’invasif un « enfant du pays » ? Je chicane, bien sûr, mais on se retrouve en face du même problème qu’avec la renouée du Japon : l’individu qui pose problème, ce n’est ni le père ni la mère, mais l’hybride surarmé et incontrôlable (du moins, davantage que papa et maman) né de leur union. Je suppose donc que les plus belles qualités végétatives de M. aquifolium et de M. repens se sont associées, et que sur la base de deux espèces non autochtones venues du dehors, c’est le produit de leur mariage (et non pas elles-mêmes en propre) qui, à la manière d’un redoutable Attila végétal, s’arroge de nouveaux territoires (peut-être moins propices au développement des espèces père et mère, mais particulièrement adaptés à celui du rejeton). Aussi ne suis-je pas certain que les tentatives d’éradication (c’est un bien grand mot !) mises en œuvre (aspersion au glyphosate – comme si on en manquait ! – ou à l’aide de solutions salines incluant du NaCl) aient une chance d’être couronnées de succès. (On sait comment certaines plantes sont capables de séquestrer le glyphosate dans des vacuoles prévues à cet effet…)

« La bonne plante au mauvais endroit ». Cela peut représenter une description satisfaisante, voire séduisante, de la situation décrite plus haut. Initialement, je l’avais trouvée intéressante, mais en y réfléchissant à deux fois, je me suis rendu compte à quel point elle était bancale et qu’il fallait la rejeter : toute plante, pour bien s’épanouir, requiert un endroit et des circonstances qui lui soient les plus convenables. N’importe quelle plante installée dans un lieu qui lui est néfaste finit par dépérir et disparaître (c’est généralement ce qui arrive aux plantes indigènes que les « invasives » viennent justement remplacer). Au contraire, notre mahonia « conquérant » a adapté sa génétique à ce nouvel environnement, ce qui, encore une fois, prouve l’intelligence du vivant (l’homme est incapable de ça dans un temps aussi court, ce me semble…). Ce mahonia serait donc une espèce de « transformer » végétal, individu opportuniste à qui le réchauffement climatique profiterait (?) , alors que d’autres plantes – indigènes, celles-ci – en subiraient les conséquences délétères. Que faire ? Protéger « coûte que coûte » (on sait ce que cela coûte, le « quoi qu’il en coûte »…) la flore indigène la plus fragile tout en extirpant du sol ces envahisseurs qui n’ont, soi-disant, rien à y faire ? Ou bien préfère-t-on le parti de l’intelligence et s’inspirer de ce que cette plante a à offrir et à faire comprendre ? La Vie, peu importe la forme qu’elle emprunte – bactérie, plante, organisme évolué – s’adapte toujours aux situations qui lui sont, ici ou là, les plus profitables. Or comme ces spécimens vivants se modifient dans le temps et dans l’espace, les hôtes qui peuplent la Terre font varier leur présence relative, ainsi que leur fréquence. La Terre ne saurait être un musée où tout est figé pour l’éternité. Le croire, c’est se leurrer. Aussi, au lieu de chouiner sans que cela puisse avoir le moindre effet, attachons-nous un peu aux usages qu’on fit du mahonia dans son milieu naturel d’origine. Oui, plutôt que de pousser ses hauts cris, comprenons tout d’abord pour quelle(s) raison(s) – faisceau d’intelligences – telle plante s’installe ici ou là, ce qui nous permettra, dans un second temps, de tirer parti au mieux de sa présence. Peut-être, alors, que la prise en compte de son passé élargira le regard de certains quant à son futur, ce qui n’est pas sans me rappeler ce que disait le physicien Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) : « Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre ». S’opposer à la présence d’une plante, pour incongrue qu’elle nous apparaisse, outre que c’est un non-sens et une ruade bien imbécile face à la Vie, c’est aller contre la volonté de l’Univers d’unir toutes choses entre elles. Il est bien « difficile de penser que seul le hasard est responsable de la diversification et de l’évolution de la vie. Cette volonté d’être de la vie, inépuisable, pourrait-elle s’inspirer d’une Conscience qui lui serait intrinsèque, ou préfère-t-on imaginer que l’ensemble de l’architecture du vivant soit le fruit du hasard ? »1. Rien ne procède du hasard, rien n’apparaît sans cause. Les naissances ex nihilo, je n’y crois pas. Aller contre cette volonté de l’Univers d’unir toutes choses, c’est donc chercher à se couper de la Nature à laquelle on appartient, c’est appeler à la désunion, sans doute la pire chose qui soit. Ainsi, le mahonia n’est-il pas la bonne plante au mauvais endroit, mais la bonne plante dans la meilleure place qui soit (pour elle, en un instant T). « Dieu (au sens de dieu « qui se révèle lui-même dans l’ordre harmonieux de ce qui existe »), disait Albert Einstein, ne joue pas aux dés », sans quoi cette plante, aujourd’hui, ne réussirait pas aussi bien.



Prêtons maintenant une attention toute particulière aux usages multiples que firent du mahonia de nombreuses tribus amérindiennes vivants dans l’aire d’origine de ce petit arbuste américain. On peut en repérer de trois types : tinctorial, alimentaire et médicinal. Par l’exploitation d’un pigment tinctorial contenu dans l’écorce interne de la racine du mahonia (la xanthopicrine), on peut tirer une couleur jaune apte à teindre les objets de vannerie, la laine, le cuir, le bois, les piquants de porc-épic (alors que les fruits bien mûrs offrent une teinte violacée dont on usait pour colorer les armes, arcs et flèches). Ces mêmes baies (que j’ai goûtées : elles ne sont pas désagréables, loin de là) sont donc comestibles une fois qu’elles sont parvenues à maturité, bien qu’elles ne soient pas particulièrement charnues (une simple épaisseur de chair juteuse enferme les semences situées au centre du fruit). Malgré leur légère amertume un peu aigrelette, il est possible de les manger crues à l’état frais, cuites en gelée et en confiture. Ce sont surtout les graines amères qui sont problématiques ; pour obvier à cet état de fait, il est permis de réaliser une confiture en duo avec un autre petit fruit rouge mûrissant au même moment par exemple. Mais dans tous les cas, mieux vaut passer le mélange cuit pour en retirer les semences. Parfois, on les faisait aussi sécher pour en user ultérieurement au cœur de l’hiver, ce qui n’est pas une mauvaise idée en cas de disette menaçante. Du point de vue médicinal, nous verrons que les Amérindiens surent, avant tous le monde, bénéficier des vertus du mahonia pour des raisons étendues que nous allons compiler ci-après. Tout comme aujourd’hui, l’attention se portait déjà largement sur la racine de cette plante que l’on préparait en infusion, mais surtout par le moyen de la décoction, contre les troubles gastro-intestinaux, la plante étant réputée laxative (de même que son fruit, quand on en mange trop ^.^), vomitive, bonne contre le manque d’appétit et les désagréments d’estomac. Cette racine était aussi considérée comme antirhumatismale (arthrite), tonique générale, rénale et oculaire (médicament ophtalmique, le mahonia permet de soigner les yeux injectés de sang, irrités, qui démangent : on les bassinait, par le biais d’une douche oculaire, grâce à une infusion de rameaux et de racines). Mais ce qui ressort avec une nette assurance, c’est le pouvoir de la plante sur le domaine du sang : tonique sanguin, le mahonia est encore antihémorragique et dépuratif du sang, permettant d’assurer, selon les Okanagan-Colville un « changement de sang », ce qui n’est pas, au reste, très éloigné de ce que dit Matthew Wood sur ce point, citant John M. Scudder (1829-1894), un médecin américain : « Scudder a écrit en 1870 que le mahonia ‘répare les torts et nettoie les écuries d’Augias, aiguise l’appétit, donne un nouveau tonus et du sang neuf au corps […]. C’est à la fois un créateur et un nettoyeur de sang et comme il n’existe aucun autre remède connu qui soit aussi virulent pour les micro-organismes de presque toutes les variétés, en guise de sérum sanguin sain, le mahonia devient, indirectement sinon directement, un microbicide’ »2. Après ça, rien d’étonnant à ce que les Keres le considérèrent comme une plante prophylactique, que les Karuk en firent une forme de panacée, que les Ditidaht le mêlèrent à la pruche et à l’aulne pour lutter contre la tuberculose, que les Thompson l’employèrent face à la syphilis !…

Il nous appartient maintenant de rendre compte de la réalité thérapeutique moderne du mahonia, ce qui nous donnera une excellente opportunité de vérifier dans quelle mesure les tribus amérindiennes eurent du flair à son sujet.



Le mahonia en phytothérapie

Bien qu’étant tardivement entré dans la pharmacopée états-unienne au cours du XIXe siècle, le mahonia a été relativement bien étudié outre-Atlantique depuis plus d’un siècle. Caractéristique de par sa capacité à jaunir la salive quand on le mâche, le mahonia, d’odeur âcre et amer par son goût, révèle ainsi la présence de substances pigmentaires, à la manière de sa cousine épine-vinette, mais aussi de toutes ces plantes dont il faut également aller chercher la matière première thérapeutique sous terre : l’hydrastis du Canada (Hydrastis canadensis), le fil d’or chinois (Coptis chinensis), la xanthorhiza (Xanthorrhiza simplicissima), l’arbre à liège du fleuve Amour (Phellodendron amurense), etc. Les baies et les feuilles du mahonia, peu considérées, ont été littéralement occultées par l’écorce de sa racine (à la face interne jaune foncée, longitudinalement striée, et extérieurement brunâtre, ridulée, crevassée), en particulier en raison d’un « bouquet » d’alcaloïdes (1,50 %), dont la fameuse berbérine (présente dans tous les végétaux cités ci-dessus), décelable aussi dans les feuilles, mais dans de moindres quantités, ce qui n’a pas encouragé leur exploitation. La berbérine, bien qu’extrêmement connue pour ses fonctions antibactériennes étendues, ne saurait, à elle seule, justifier de l’entière activité thérapeutique du mahonia, puisqu’au sein du groupe des alcaloïdes isoquinoléiques, l’on croise aussi de l’hydrastine et de la palmatine. Les accompagnent d’autres alcaloïdes dits benzylisoquinoléiques : c’est le cas de la magnoflorine, de la tétrandine, de l’oxyacanthine et de la berbamine. D’autres alcaloïdes se joignent aussi à ce cortège déjà bien fourni : la jatrorrhizine, la columbamine, la corytubérine, l’isocorydine et l’isothébaïne.

Propriétés thérapeutiques

  • Altératif : provoque un changement bénéfique progressif dans le corps, généralement par une meilleure nutrition et élimination, sans avoir d’action spécifique marquée
  • Anti-infectieux : antibactérien et bactériostatique sur germes Gram + et Gram – (staphylocoque, streptocoque, Escherichia coli, Porphyromonas gingivalis, Vibrio cholerae), augmente l’efficacité des antibiotiques de synthèse, antifongique (Candida sp., Dermatophytes sp.), antivirale (?), parasiticide (trypanosome, Entamoeba histolytica, Trichomonas vaginalis, Giardia lamblia), antiseptique, immunomodulant

Note : le mahonia est antibactérien par action indirecte, comme on a déjà eu l’occasion de le signaler dans la première partie. C’est en modifiant l’environnement – le décor, si vous voulez – qu’il parvient à ses fins : il s’agit du tapis que l’on tire de sous les pieds des agents pathogènes, plus que la dague pointue que l’on enfonce dans leur couenne. Yin plutôt que yang, si vous voyez ce que je veux dire ^.^

  • Apéritif, digestif, stomachique, tonique amer, cholagogue, hépatostimulant puissant, améliore l’absorption et l’assimilation, laxatif
  • Tonique sanguin, dépuratif sanguin puissant, stimulant du système lymphatique, anti-hypertenseur
  • Diurétique
  • Cytotoxique (potentialise les effets de certains médicaments antitumoraux comme la doxorubicine), anticarcinogène, anti-proliférant, antimutagène, anti-oxydant, inhibiteur de la lipoxygénase
  • Anti-inflammatoire
  • Astringent, anti-psoriasique, anti-séborrhéique
  • Antiscorbutique
  • Neurotonique, procure force et vitalité
  • Tonique ophtalmique

Note : le mahonia est un précieux compagnon dès lors qu’on exprime quelques difficultés à expurger les toxines hors de l’intérieur du corps. L’image des écuries d’Augias est, je pense, parfaitement bien choisie. Sans se trouver réduit au rôle d’Héraclès lors de son sixième travail, sachons néanmoins apprécier l’activité du mahonia sur ce point, en particulier lors de ces deux phases de construction puis de dégradation tissulaires que sont l’anabolisme et le catabolisme. En agissant également sur le foie et sur la vésicule biliaire, le mahonia permet de décharger l’organisme de l’accumulation des déchets cataboliques qui l’encombrent, et dont l’un des exemples caractéristiques est la constipation.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : atonie des fonctions gastro-intestinales, faiblesse d’estomac, mauvaise digestion, dyspepsie atonique, maladies dyspeptiques chroniques, diarrhée, dysenterie, gastrite, nausées, vomissement, spasmes du tractus intestinal, constipation chronique
  • Troubles de la sphère respiratoire + ORL : asthme, bronchospasme, catarrhe bronchique, bronchorrhée, bronchite, congestion bronchique, maux de gorge, trachéite, parotidite, amygdalite chronique, rhume, grippe, sinusite aiguë et chronique, bourdonnements d’oreilles, tuberculose à ses débuts
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : jaunisse, hépatite, affections cutanées dépendantes de troubles fonctionnels de la vésicule biliaire, cirrhose du foie
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : prostatite, infection urinaire
  • Troubles de la sphère gynécologique : maladies utérines chroniques, vaginite, leucorrhée, eczéma vulvaire
  • Affections cutanées : acné, furoncle, eczéma, dermatite séborrhéique, dermatite atopique, psoriasis (léger à modéré), hyper-prolifération du kératinocyte, affections érysipélateuses chroniques, pityriasis, affections scrofuleuses, herpès, plaie, abcès, blessure
  • Troubles locomoteurs : inflammations et douleurs des os, des muscles et des articulations
  • Artériosclérose
  • Affections oculaires : blépharite, yeux irrités et rougeoyants
  • Syphilis
  • Affections cancéreuses : mélanome, carcinome épidermoïde (de la langue, du pharynx), adénocarcinome du sein
  • Déficience immunitaire, autres infections bactériennes et fongiques

Modes d’emploi

  • Infusion d’écorce de racine : comptez une cuillerée à café par tasse d’eau bouillante en infusion à couvert pendant trois à sept minutes. Afin d’en améliorer le goût, l’on peut y mêler des zestes d’orange, de la cannelle, etc.
  • Décoction d’écorce de racine : pour un quart de litre d’eau, il faut compter 25 g de mahonia en décoction pendant un quart d’heure. On peut absorber cette décoction à raison d’un verre de 15 cl trois fois par jour, une heure avant les repas. On peut opter pour une décoction concentrée qui servira aussi bien par voie interne qu’externe (lotion topique pour compresse, fomentation, etc., en cas d’affections cutanées). On peut aussi employer la décoction d’écorce de racine de mahonia correctement filtrée en gargarisme, comme douche oculaire, vaginale, etc., selon les besoins.
  • Poudre : en capsule (dosée fréquemment à 450-500 mg par capsule), libre (¼ de cuillerée à café dans un verre d’eau, trois fois par jour durant les repas).
  • Extrait alcoolique liquide d’écorce de racine de mahonia : 15 à 30 gouttes le matin et le soir, diluées dans un verre d’eau, à absorber une demi heure avant les repas. On trouve aussi des extraits glycérinés.
  • Teinture-mère homéopathique : liquide de couleur jaune brunâtre à rouge brunâtre, titrant 55 % d’alcool (pharmacopée française).
  • Crème, onguent à base d’écorce de racine de mahonia.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : elle se réalise traditionnellement à la fin de l’automne ou au début du printemps (février-avril). On peut faire sécher l’écorce de la racine du mahonia pour en user ultérieurement. C’est sous cette forme (en vrac ou en poudre) qu’elle apparaît dans la plupart des magasins spécialisés dans ce domaine en Amérique du Nord.
  • Le mahonia n’est pas de ces plantes dont on peut faire une infusion de confort quotidienne sans dommage. Tout au contraire, il exige qu’on fasse de lui uniquement une utilisation à brève échéance, c’est-à-dire deux à six semaines consécutives, suivies d’une pause d’une durée équivalente avant de reprendre éventuellement le traitement. En effet, des excès peuvent mener à l’apparition de manifestations indésirables comme, par exemple : des perturbations gastro-intestinales (nausées, vomissement, flatulences, constipation, diarrhée), des réactions cutanées à caractère allergique (démangeaisons et irritations, éruption érythémateuse), des inflammations et irritations rénales, des irritations oculaires, des perturbations cardiaques (baisse de la tension artérielle, baisse de la fréquence cardiaque), etc. On évitera la prise de mahonia dans les circonstances suivantes : chez la femme enceinte et allaitante, chez le nouveau-né et le jeune enfant, en cas d’antécédent allergique, d’anémie, de troubles de la thyroïde.
  • Interactions médicamenteuses : avec certains médicaments immunosuppresseurs à base de cyclosporine, des médicaments sédatifs et antidépresseurs, des médicaments de traitement du diabète.
  • Interactions problématiques avec d’autres plantes : ail, gingembre, ginkgo, valériane, réglisse, aloès, etc.
  • Autres espèces : l’on en compte de nombreuses autres, réparties aussi bien en Amérique (centrale, du Nord) qu’en Asie (centrale, orientale). En voici quelques-unes : M. bealei (Chine), M. fortunei (Chine), M. oiwakensis (Chine, Taïwan, Myanmar), M. japonica (Japon), M. nervosa (Amérique du Nord), M. repens (Amérique du Nord), M. swaseyi (Texas), M. fremontii (Californie, Mexique), etc.

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  1. Édouard Collot, Aux portes de la conscience, p. 121.
  2. Matthew Wood, Traité d’herboristerie énergétique, pp. 307-308.

© Books of Dante – 2023


Spiralisation de la Nature

Black Elk affirmait que l’Univers tout entier procédait de cercles. Malgré le grand respect que je porte au saint homme de la tribu des Oglalas, qu’il me soit permis aujourd’hui d’apporter une nuance de taille à cette observation. Plus qu’à des cercles, ce sont à des spirales auxquelles nous sommes confrontés. Visibles partout, certaines sont longtemps demeurées dissimulées au regard. C’est le cas de la double hélice de l’ADN ou encore de la manière dont le sang se propage dans les vaisseaux. Alors que d’autres, pour ainsi dire, crèvent les yeux : la spirale de la pomme de pin, celle de la fleur de tournesol, etc. Toutes ces choses mettent en œuvre la suite de Fibonacci qui nous fait toucher au plus près de Ф (phi), le nombre d’or. Cette spiralisation de la Nature, on l’a aussi retrouvée, croissante, au beau milieu du crâne humain, puisque la cérébralisation et l’enroulement progressif du cerveau sur lui-même vont de paire. Oui, pour peu qu’on scrute ici ou là son environnement proche, on constatera que le nombre d’or est partout. Voici deux exemples choisis allant dans ce sens :

  • La relation entre la hauteur totale d’un individu en centimètres et celle à laquelle son nombril se situe par rapport au niveau du sol avoisine toujours peu ou prou Ф, soit environ 1,618… Faites l’expérience et calculez le rapport a/b, vous verrez bien :)

  • Le cerveau humain dessine, par sa courbure vue de profil, une spirale élaborée selon le nombre d’or. Quelques images suffisent à le démontrer :

C’est autrement plus captivant que de tomber dans le piège morose de ceux qui s’imaginent (et/ou font croire) que le vivant procède par étapes hasardeuses et désordonnées. Autant dire que, selon cette hypothèse, nous serions les jouets de forces délirantes, ce à quoi je ne puis adhérer. Quoi de plus désespérant, en effet, que de concevoir que « tout cela » a émergé de rien et pour rien ? Alors que, comme je le crois, cela ne peut être que le fruit d’une indicible et ineffable pensée organisatrice dont il est difficile d’envisager toute l’étendue et le pouvoir

Ces quelques réflexions m’amènent à partager ici avec vous deux extraits tirés de la récente lecture d’un livre de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), La place de l’homme dans la nature :

  • « N’aurions-nous donc émergé, non seulement de la conscience, mais de la conscience de conscience, que pour sombrer aussitôt dans une plus noire conscience ? – comme si la vie, après nous avoir portés à bout de bras jusqu’à la lumière, se laissait retomber en arrière, épuisée ? » (p. 147).
  • « Le centre extrême de chacun de nous, il ne se trouve pas au terme d’une trajectoire solitaire et divergente ; mais il coïncide (sans se confondre) avec le point de confluence d’une Multitude humaine tendue, réfléchie et unanimisée librement sur elle-même » (p. 167).

On ne peut pas décemment croire que la Vie a collé un peu partout des spirales inspirées de Ф pour rien. Au contraire, n’est-ce point par cette divine proportion, régulièrement exposée à nos regards, que nous faisons l’expérience du Beau (et du Bon, par la même occasion) ?

© Books of Dante – 2023

L’huile essentielle d’origan vulgaire (Origanum vulgare)

Afin de compléter l’article que j’avais écrit au sujet de l’origan vulgaire en phytothérapie il y a 5 ans, voici celui que je puis accorder au versant aromathérapeutique de cette plante. Ce sera pour moi l’occasion de rappeler certains points qui me tiennent à cœur et qui ne sont pas l’apanage de la seule huile essentielle d’origan vulgaire, puisqu’ils s’appliquent à toutes les huiles essentielles : faire attention aux dosages, s’interroger aux raisons qui nous poussent à utiliser bien souvent trop d’huiles essentielles, respecter l’environnement et les ressources, etc. Bien des huiles essentielles devraient être abandonnées tant la pression écologique qu’on fait peser sur elles est lourde : si ce n’est pas le cas de l’origan vulgaire de base, c’est celui de ses deux variétés connues sous les noms d’origan compact et d’origan kaliteri, deux vraies mauvaises idées.

Voilà donc un article qui grince aux entournures, mais il est nécessaire de dire les choses, même si elles déplaisent.

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes : origan commun, grand origan, thym de berger, grande marjolaine, marjolaine commune, marjolaine sauvage, marjolaine vivace, marjolaine bâtarde, marjolaine d’Angleterre, thé rouge.

L’emploi actuel des huiles essentielles est sans commune mesure avec ce qu’il était il y a un siècle. Pourtant, une petite musique, particulièrement lancinante et pénible, semble sous-entendre, non pas qu’il en a toujours été ainsi, mais que les huiles essentielles accompagnent l’être humain depuis des millénaires. Certes, il existe bien d’antiques tentatives d’obtention d’huiles essentielles par le biais d’alambics archaïques, mais ils ne fournissaient ni en qualité, ni en quantité comparables avec ce qui se produit et s’écoule en un pays donné (en France, tiens !) en l’espace d’un an aujourd’hui. Dire qu’on a toujours fait ainsi relève donc du mensonge. Cet engouement pour l’aromathérapie n’est donc que chose récente eu égard à l’histoire connue de la médecine humaine par les plantes. Ainsi, par nos modes de consommation actuels des huiles essentielles, nous expérimentons, nous autres êtres humains du XXe et du XXe siècles, quelque chose qui n’a jamais été réalisé auparavant. Il n’existe donc aucune histoire millénaire de l’aromathérapie. C’est, peut-être, en l’absence de toute sagesse ancestrale que l’on voit l’aromathérapie dériver comme jamais auparavant, de fausses croyances entraînant bien des abus. Deux d’entre eux me semblent étroitement liés : le surdosage pratiqué par certaines « officines » et la surexploitation des plantes destinées à la production d’huiles essentielles. L’emballement pour quelques espèces précises soulève un intérêt pour d’autres qui leur sont proches et entraîne, bien souvent, des destructions parfois irréversibles dans des pays où l’on exploite sans vergogne, non seulement la matière végétale locale disponible, mais également une main d’œuvre pauvre et non qualifiée, c’est-à-dire pas moins que ce qui se faisait en France il y a encore moins d’un siècle : quand on allait cueillir quelque espèce sauvage dans son milieu naturel, on s’enorgueillissait de n’en pas avoir laissé un seul brin, signe que l’on avait été méticuleux et consciencieux dans sa cueillette. Aujourd’hui, l’on sait bien que de telles pratiques sont néfastes, car une cueillette trop large peut menacer la granification des plantes (et, partant, leur diversité génétique), mais aussi les apports nutritifs auprès des insectes pollinisateurs. Tout cela peut donc mener à faire disparaître, in fine, une plante que l’aromathérapie souhaitait mettre en valeur ! Sur la question des origans, l’on peut avoir une pensée émue pour deux variétés d’Origanum vulgare : tout d’abord la variété compactum, victime marocaine de l’obnubilation des acheteurs d’une part et des méthodes digne d’un Attila des temps modernes d’autre part. Dans la vallée du Rif, femmes et enfants récoltent cet origan pour le compte de grossistes peu soucieux de pérenniser la ressource et d’en intégrer durablement la récolte afin qu’elle profite aux populations locales. Au contraire, on préfère généralement passer sous silence le bilan désastreux de telles pratiques auprès de ceux à qui l’on vante la dernière nouveauté aromathérapeutique à la mode. Autre variété : le kaliteri, dont on parle encore assez peu et qui est quasiment – quelle chance pour lui ! – à peu près indisponible en France (hormis chez quelques-uns, dont une grande « enseigne » que je ne nommerais pas et qui pratique des tarifs tout à fait suspects…). On glose sur ces deux variétés, alors que l’on fait complètement l’impasse sur l’huile essentielle d’origan vulgaire dans la littérature. Il faut dire que c’est du « local » et que la ressource végétale n’est pas rare, contrairement au compactum qui se réduit comme peau de chagrin dans son aire d’origine (où l’arganier subit le même triste sort d’ailleurs…). Côté kaliteri, je ne sais pas trop s’il faut déjà se faire du souci, mais s’enticher de ce nouveau produit me semble tout à fait inutile (en plus d’être une mauvaise nouvelle), sachant la rareté de la ressource. Non seulement elle est limitée, mais elle est lointaine, vue depuis la France : en effet, cet origan n’existe qu’en Bolivie et vit dans des circonstances climatiques (à 2500 m d’altitude) pour lesquelles on ne peut pas exiger la même « productivité » ni la même « rentabilité ». J’espère donc bien que cet origan saura se tenir en dehors de toute notoriété tapageuse dont on connaît parfaitement les effets pervers, qui s’appliquent déjà à d’autres plantes en situation critique d’extinction. Ne pas se jeter inconsidérément sur les dernières nouveautés, permet donc de lever un peu la pression écologique qui pèse sur les plantes qui les produisent, car agir ainsi, quand bien même le produit – ici une huile essentielle – est dit naturel, n’est jamais moins qu’un acte de consommation comme un autre. Cela signifie-t-il que l’emploi de l’origan vulgaire – sous sa forme d’huile essentielle – est sans danger (pour lui) ? Je ne dirai pas cela de façon aussi peu assurée et nuancée. Oui, j’ai parfaitement le souvenir d’avoir dit que la ressource en Europe était loin d’être digne de la plus sévère des pénuries. D’après le site de l’IUCN, cette plante n’est pas inscrite parmi les vulnérables, comme ses cousins Origanum libanoticum et O. dictamnus. Doit-on imputer cette singularité à son caractère ? Le premier terme qu’utilise Maison Néroli sur son site pour qualifier l’origan, c’est le mot mitraillette ! C’est vrai que son odeur agressive le rend difficile d’approche… et « il ne prend pas de gants pour faire connaître sa façon de penser »1. C’est cela donc qui le tiendrait en dehors de toute convoitise ? Hum, non, pas vraiment, puisqu’en l’état de plante fraîche (ou sèche), l’origan ne transmet pas du tout ce type de désagrément (sauf à doses inconsidérées) qui s’applique, prioritairement, à l’huile essentielle qu’on en tire. Bien que cet origan ne soit absolument pas menacé dans la nature, il importe d’attirer l’attention spécifiquement sur son huile essentielle, dont le très faible rendement se situe aux alentours de 0,60 %, c’est-à-dire que pour n’en obtenir qu’un petit flacon de 10 ml, il faut distiller pas loin de 20 kg de cette plante. Or, comme l’origan pousse à profusion, on aurait tendance à en récolter plus que de mesure, menaçant, de fait, un filon prolifique. Mais, plus que cela, il ressort que l’adéquation des dosages représente un moyen efficace d’utiliser moins d’huiles essentielles, de même que prendre en compte les affections auxquelles on les destine. Est-il nécessairement besoin d’invoquer un dragon à grande langue pour lécher un timbre-poste ? « Avons-nous besoin d’un bazooka pour tirer sur une mouche ? »2. Certainement que non. Pourtant… quand on observe des posologies assez ahurissantes il est permis d’en douter. Il faut savoir qu’une seule goutte d’huile essentielle d’origan vulgaire représente l’équivalent de 50 g d’origan frais, soit bien plus que ce qu’on peut et doit consommer dans une journée pour s’en faire une infusion. Fournier indiquait 10 à 20 g par litre d’eau. Aussi, pour avaler, sous forme d’infusion, en une journée, l’équivalent d’une seule goutte d’huile essentielle d’origan vulgaire, ce ne sont pas moins que 2,5 à 5 litres d’infusion qu’il faudrait préparer et ingurgiter dans le courant du jour, ce qui est proprement délirant ! Alors, convertissez maintenant des dosages comme deux gouttes trois fois pas jour !… En plus de ce point qui concerne le dosage, se pose donc aussi toute la question des raisons qui amènent à le mettre en place. Rappelez-vous du dragon tenant un bazooka ^.^ Bien que cette huile essentielle fût évoquée dans les œuvres de Nicolas Lémery, Jean-Baptiste Chomel, Louis Desbois de Rochefort et d’autres auteurs encore, il apparaît que durant les XVIIIe et XIXe siècles, cette huile essentielle n’était quasiment jamais plébiscitée (pas davantage que les autres, au reste). Bien après, puisque Fournier écrit cela dans son Dictionnaire paru en 1947, on se gardait bien de faire appel massivement à cette huile essentielle, produit « excito-stupéfiant qui, dans une première phase, produit de l’excitation accompagnée d’agitation et d’hyperesthésie sensitivo-sensorielle, puis, dans une deuxième phase, provoque la dépression avec anesthésie, engourdissement et somnolence »3. C’est donc ce bazooka que certaines personnes utilisent aujourd’hui pour dézinguer un banal rhume ? Il faudrait s’en abstenir car « médicalement, l’essence est toujours violente et demande à être dosée dans son emploi ; beaucoup d’essences sont dangereuses pour la santé, même quand elles proviennent de plantes inoffensives à l’état naturel [NdA : ce qui n’est pas le cas de l’origan vulgaire]. C’est pour cette raison que les remèdes les meilleurs ne sont pas les essences, car, en réalité, ce principe séparé de ses éléments concomitants est loin de posséder toutes les propriétés que l’on peut attribuer au végétal complet. La meilleure preuve, c’est que l’homme, qui a séparé ainsi ce principe volatil et pénétrant d’une plante quelconque, s’empresse souvent, dans la pratique pharmaceutique, à l’associer, soit à d’autres essences, soit à d’autres corps pour reformer ainsi un nouveau composé quelquefois plus complexe et moins harmonieux »4. Je parie que vous ne vous attendiez pas à une charge pareille dans un article dévolu à une huile essentielle, fut-elle d’origan vulgaire ! Mais j’en appelle à une aromathérapie responsable et mesurée, sachant que, à l’heure actuelle, on utilise beaucoup trop d’huiles essentielles et pas toujours pour des raisons qui le nécessitent. En prenant en compte de manière dépassionnée la réalité, il est bien difficile de donner tort à Botan, l’auteur des lignes ci-dessus citées. Effectivement, se pose la question de savoir pour quelle raison une plante comme l’origan ne séquestre qu’une toute petite fraction d’essence aromatique dans les tissus qui composent ses sommités fleuries, ses feuilles ou encore ses tiges. Réponse possible : si elle en fabriquait davantage, on observerait peut-être des phénomènes de phytotoxicité du même ordre que ceux qui surviennent lorsqu’une remédiation phytosanitaire tourne à l’aigre en utilisant des doses un peu trop appuyées. De plus, ce que la Nature a saupoudré de-ci de-là avec parcimonie, l’être humain s’enquiquine à l’extirper d’une plante entière. De ce totum, on ne prélève que quelques parcelles dont l’unique point commun est d’être aromatiques (parfois, on lit la bêtise qui consiste à dire que l’huile essentielle contient le totum de la plante alors qu’elle n’en est qu’un extrait, le génie complet de la plante ne se dissimulant pas à l’intérieur d’un seul flacon d’huile essentielle !). C’est pour toutes ces raisons que je fais de moins en moins appel aux huiles essentielles en général et que je leur préfère, et de loin, les extraits de plantes fraîches qui se soucient d’une plus grande représentativité biochimique. La dernière remarque de Botan, je la trouve pleine de bon sens, bien que, j’en suis assuré, elle fera grincer quelques dents : on retire de plusieurs plantes des extraits aromatiques que l’on isole pour mieux les réunir. Les mélanges concoctés par l’humain seraient-ils à même de surpasser ce que sait faire la Nature, grande initiatrice dont nous n’avons pas percé la plupart des messages, quelques-uns seulement ? Ainsi, savons-nous un peu que la quantité d’essence dans une plante, sa localisation dans son économie selon les saisons, les conditions qu’offre ou impose le climat, etc., font que d’un lieu à l’autre, la même plante botaniquement déterminée propose plusieurs profils aromatiques en réponse à des facteurs qui, pour la plupart, nous échappent complètement. Pourquoi, en tels lieux et telles circonstances un origan fabrique-t-il plus de β-caryophyllène, tandis que chez un autre, où cette molécule est quasiment absente, c’est le carvacrol (ou cymophénol) qui domine ? Savez-vous répondre à cette question ? Pas plus que moi, qui m’en pose une autre : la destination des essences dans les plantes a-t-elle un rapport avec celle des huiles essentielles chez l’homme ? Bref, passons à la suite pour en apprendre davantage et ne pas succomber à ce que disait Diderot : « L’ignorance et l’incuriosité sont des oreillers fort doux ».



Matthiole, De Materia medica (1564-1584).


L’origan vulgaire en aromathérapie

Comme bien des plantes, l’origan est soumis à des conditions qui influent sur la nature et la quantité d’essence aromatique que cette plante est capable de produire. On sait, par exemple, que l’altitude a une incidence sur cette quantité : selon qu’elle est basse, moyenne ou haute, la teneur en essence est différente et tend à chuter plus on grimpe. A cela s’ajoute le moment de la cueillette. On distingue généralement six phénophases : stade végétatif précoce, stade végétatif tardif, stade de floraison précoce, stade de pleine floraison, stade de floraison tardive et stade de rupture des graines. Si une seule de ces étapes intéresse le distillateur (le stade de pleine floraison), il faut savoir que chaque stade a un effet significatif sur la teneur en essence et sur sa composition : l’origan d’hier n’a donc pas de rapport avec l’origan de demain ! Par exemple, c’est dans l’origan cueilli en période optimale que l’on trouve le plus de phénols, tandis que la période végétative peut considérablement faire varier le rendement (par exemple, estimé à pas loin de 2 % dans un origan cueilli en plein stade végétatif tardif, il s’abaisse à 0,60 % au stade de la pleine floraison !). Même le mode de culture semble influer sur la composition générale d’une huile essentielle extraite pourtant d’origans similaires : il a été observé que selon la densité (nombre de pieds au m²), la composition générale des huiles essentielles évoluent en conséquence ! D’autres facteurs mettent en évidence des disparités en terme de composition biochimique : une étude menée sur des origans iraniens a montré que des plantes récoltées à la même période fabriquaient des huiles essentielles dissemblables selon que l’on ramassait les sommités fleuries (β-caryophyllène : 48 à 60 %), les feuilles (1-octen-3-ol : 24 %) ou les tiges (bicyclogermacrène : 10 % ; 1.8 cinéole : 6,50 % ; bornéol : 5 % ; pinocarvone : 4,50 %). Une autre étude portant sur des origans du nord de l’Inde (état d’Uttarakhand, jouxtant le Népal) prélevés dans des localités distantes de peu de kilomètres, a montré des profils bien différents : l’un à phénols (thymol : 30 à 35 % ; carvacrol : 12 à 21 %), l’autre à esters (acétate de bornyle : 12 à 17 %) et à sesquiterpènes (β-caryophyllène : 10 à 14 % ; germacrène D : 6 à 11 %). Il est bien évident que, dans un souci de « standardisation », l’huile essentielle d’origan vulgaire commercialisée en France se doit d’être issue d’une distillation à la vapeur d’eau des sommités fleuries récoltées à pleine floraison aux mois de juillet et d’août. Ainsi obtient-on un liquide limpide de saveur chaude, épicée, herbacée, très piquant à brûlant, de couleur jaune pâle à ambré (on observe une variation chromatique plus étendue chez compactum : du jaune clair, du jaune d’or, du rouge et du brun foncé), de densité élevée (0,945 contre 0,93 pour compactum) et à la composition biochimique que résume le tableau suivant (en guise de données comparatives, j’ai placé côte à côte le vulgare et le compactum) :

Prix moyen constaté (pour un flacon de 10 ml en bio) : 17 € (contre 14 € pour le compactum).



Cette goutte d’eau, qui joue le rôle de loupe naturelle, nous permet de discerner correctement les poches à essence qui tapissent le limbe de cette feuille d’origan vulgaire.


Propriétés thérapeutiques

En tant qu’arme lourde, l’huile essentielle d’origan vulgaire ne saurait être maniée par des mains trop inexpérimentées, voire folâtres. Dans l’idéal, il ne faudrait la réserver qu’au spécialiste.

  • Anti-infectieuse à large spectre d’action : – antibactérienne active sur germes Gram + et Gram – : Campylobacter jejuni, Helicobacter pylori, Salmonella enterica, S. tuphemurium, Escherichia coli, Listeria monocytogenes, L. innocua, Staphylococcus aureus, S. epidermis, Pseudomonas aeruginosa (le carvacrol provoque des lésions de la membrane cellulaire de cette bactérie), Enterococcus faecalis, Bacillus subtilis, Klebsellia pneumoniae, Proteus mirabilis, Micrococcus flavus, Enterobacter cloacae, etc. Si l’on aligne, face aux mêmes germes, les huiles essentielles et essences de citron, de lavande fine, de camomille matricaire, d’origan vulgaire, de menthe poivrée, de basilic tropical et de sauge officinale, devenez qui gagne ? ^.^ – mycobactéricideantivirale : HSV1, HSV2 – antifongique : Dermatophytes sp., Aspergillus niger, A. flavus, A. fumigatus, Penicillium digitatum, P. verrocosum, Trichophyton mentagrophytes, Saccharomyces cerevisiae, Candida albicans, C. glabrata, C. krusei, C. lusitaniae, C. dubliniensis, C. parapsilosisparasiticide : Tribolium castaneum (ver de farine) – larvicide sur les larves de moustiques vecteurs du paludisme, sur les parasites responsables de la filariose et de l’encéphalite japonaise – vermifuge : ascaride, ankylostome, oxyure, ténia
  • Immunomodulante (la principale molécule, le carvacrol, agit sur la modulation de la réponse immunitaire par l’intermédiaire de diverses actions intracellulaires)
  • Anti-oxydante (effet protecteur sur l’ADN), antiradicalaire
  • Apéritive, stomachique, antiseptique gastro-intestinale, carminative, augmente la sécrétion des sucs biliaires
  • Analgésique
  • Antispasmodique
  • Tonique générale, neurotonique, stimulante physique, mentale, intellectuelle et sexuelle, sédative du système nerveux central, énergisante, réchauffante
  • Emménagogue, freine l’hyperfolliculinie
  • Expectorante
  • Diaphorétique
  • Chimio-préventive, antiproliférante, cytotoxique (?)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : infections bactériennes des voies respiratoires, bronchite, bronchite chronique, asthme, angine, toux, toux irritative, trachéite, laryngite, pharyngite, coqueluche, rhume, grippe
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, dysenterie, amibiase, gastro-entérite, entérocolite, candidose intestinale, colite, fièvre typhoïde, inappétence, digestion lente, dyspepsie, aérophagie, syndrome de l’intestin irritable, intoxication alimentaire7
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : infections bactériennes des voies urinaires, cystite, prostatite, néphrite
  • Troubles locomoteurs : affections rhumatismales aiguës et chroniques, rhumatisme musculaire
  • Troubles de la sphère gynécologique : absence ou retard des règles, aménorrhée
  • Affections cutanées : dermatoses infectieuses et parasitaires (gale, teigne, acné, mycose), abcès
  • Asthénie profonde, faiblesse immunitaire, fatigue et épuisement nerveux, convalescence
  • Maladie de Lyme (?), paludisme (in vitro, seulement : des cas de neuropaludisme mortels ont été décrits sous origan !)
  • Maladie d’Alzheimer (le carvacrol inhibe l’acétylcholinestérase ; plus largement, l’on connaît l’implication de l’acétylcholine dans les fonctions de la mémoire et de l’apprentissage)
  • Cancer : l’huile essentielle d’origan vulgaire permet l’inhibition de la croissance des cellules dans l’adénocarcinome du côlon (cette activité est un peu moins efficace auprès de l’adénocarcinome du sein)

Modes d’emploi

  • Voie cutanée diluée à hauteur de 1 à 5 %. Les préconisations tournent plus souvent autour du premier chiffre que du second.
  • Voie orale : délicate. Usage mesuré et raisonné nécessaire. Autant dire qu’on oubliera les « deux gouttes trois fois par jour » pour les motifs exposés plus haut. Même à raison de 100 à 150 mg par jour pour un adulte, on multiplie les doses souhaitables par deux ou trois. En tout état de cause, un traitement interne ne durera pas plus d’une semaine8.
  • En bain : jamais, même diluée.
  • En diffusion atmosphérique : déconseillée, ou seulement à très petites doses, durant un laps de temps très bref, en synergie avec d’autres huiles essentielles et essences moins agressives. Jamais en présence d’animaux, de jeunes enfants, etc.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Dangerosité des phénols : dans cet article nous avons rencontré le carvacrol surtout et le thymol dans une moindre mesure. Toutes les huiles essentielles qui en contiennent un pourcentage significatif doivent être utilisées de manière rigoureuse, que ce soit par voie orale ou cutanée. A doses élevées et trop souvent répétées sur une période prolongée, ces huiles essentielles sont susceptibles de provoquer des dommages hépatiques : on les dit hépatotoxiques. On les écartera donc en cas de maladies chroniques du foie comme l’hépatite. Comme, de plus, elles présentent un caractère irritant et caustique, il faut se garder d’un usage interne en cas d’ulcère ou de gastrite. Attaquant la peau et les muqueuses lorsqu’elles sont utilisées pures ou improprement diluées, les huiles phénolées ne doivent pas être appliquées sur les peaux hypersensibles, allergiques, malades ou endommagées. Dans quelles autres circonstances faut-il éviter d’employer l’huile essentielle d’origan vulgaire ? Durant la grossesse (parce qu’elle est embryotoxique) et l’allaitement, chez l’enfant, en cas d’antécédents convulsifs, en cas de traitement anticoagulant, de maladies auto-immunes avérées (sclérose en plaques), etc.
  • Impliquée dans les soins vétérinaires, l’huile essentielle d’origan vulgaire a également démontré ses pouvoirs dans d’autres domaines : en tant qu’herbicide (elle est capable d’inhiber la germination de plusieurs espèces de graines : moutarde, radis, cresson alénois, alpiste des Canaries, etc.), ainsi que plusieurs champignons ascomycètes affectant les fruits tels que l’abricot, la prune et la nectarine (Monilinia laxa, M. fruticola, M. fructigena, etc.). Encore faut-il bien doser cet origan antifongique : par exemple, une solution à 1 % d’huile essentielle d’origan vulgaire s’avère toxique pour les nectarines. Quand on élève le taux d’huile essentielle dans cette solution à 10 %, l’efficacité est meilleure contre les champignons, mais devient phytotoxique pour les trois fruits…
  • Autres espèces : le dictame de Crète (O. dictamnus), l’origan grec (O. creticum), l’origan de Syrie (O. syriacum), l’onite (O. onites), l’origan de Tournefort (O. tournefortii), etc.
  • Terminons-en avec cette variété, le kaliteri, dont voici quelques données chiffrées permettant de présenter son profil biochimique : monoterpénols (40 %) dont : trans-4-thujanol (19,25 %), terpinène-4-ol (12,10 %), cis-4-thujanol (5,65 %) ; monoterpènes (40 %) dont : γ-terpinène (11,30 %), paracymène (8 %), α-terpinène (6 %), sabinène (5 %), terpinolène (3 %) ; phénols (10 %) dont : carvacrol (8 %). On lui attribue les propriétés thérapeutiques suivantes : anti-infectieux à large spectre d’action (antibactérien, antiviral, antifongique, antiparasitaire), décongestionnant des voies respiratoires, expectorant, anti-inflammatoire, équilibrant de la flore intestinale. Voici en quels cas répertoriés il est possible de l’utiliser : troubles de la sphère respiratoire (angine, bronchite, grippe, fièvre), troubles de la sphère gastro-intestinale (diarrhée, gastro-entérite, mycose intestinale), infections urinaires, maladies infectieuses (borréliose ? maladie de Lyme ?), convalescence, etc. Bon. Est-ce que ça vaut bien la peine d’aller dévaster les montagnes boliviennes pour si peu ? On me rétorquera que le formidable taux de thujanol de cette huile essentielle en justifie davantage l’emploi que celle d’origan vulgaire qui, rappelons-le, est hépatotoxique, tout au contraire du kaliteri dont on loue les qualités hépatoprotectrices. Il posséderait les avantages du vulgare sans ses inconvénients. Dites, une essence pas chère et qu’on trouve partout, est dotée de la même propriété de protection du foie : celle de citron. Donc, bye-bye kaliteri, parce que vanter une huile essentielle pareille, à ce stade-là, ça n’est plus de l’aromathérapie, c’est tout bonnement du commerce.

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  1. Bernard Vial, Affectif et plantes d’Amazonie, p. 90.
  2. Aline Mercan, Manuel de phytothérapie écoresponsable, p. 88.
  3. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 702.
  4. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles, pp. 211-212.
  5. Étymologiquement, ce mot possède un rapport avec l’idée de brillance (quelque chose de blanc qui luit au soleil, par exemple), mais aussi celle de chaleur (du latin foueo, « chauffer »).
  6. Le carvacrol, isomère du thymol, tire son nom de celui du carvi, peut-être en souvenir du fait que le karwita était du nombre des quatre semences chaudes.
  7. Outre qu’il lutte contre le staphylocoque doré, l’origan est aussi capable d’inhiber la formation des entérotoxines staphylococciques que ces bactéries produisent, ce qui permet de réduire le phénomène d’intoxination qui, autrement, se solderait par les traits habituels de l’intoxication alimentaire (nausées suivies de vomissement, douleurs abdominales, diarrhée, vertige, frissons, faiblesse générale parfois accompagnée d’une légère fièvre). Comme beaucoup d’autres toxines produites par des micro-organismes (mycotoxines, etc.), les entérotoxines sont thermostables, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas détruites par la chaleur d’une cuisson. Cela signifie qu’il faut prêter attention au préalable : se laver les mains avant de manger, respecter la chaîne du froid, ne pas attendre trop longtemps avant de ranger un plat cuit et refroidi au réfrigérateur, etc. On se rappellera de l’emploi de la sarriette, autre plante à phénols, pour « corriger » les gibiers faisandés…
  8. Tout simplement parce que du premier au sixième jour d’utilisation, elle se montre immunostimulante, mais devient immunodéprimante dès le jour suivant. On observe deux phases similaires quand l’origan est accidentellement absorbé à hautes doses : 2 g per os en une seule dose occasionnent une cuisson de l’estomac, des nausées, etc. Au delà : diarrhée, surdité et bourdonnements d’oreilles, ralentissement de la respiration, accélération puis ralentissement du pouls, enfin refroidissement général.

© Books of Dante – 2023



L’angélique des jardins (Angelica archangelica)

Voici une présentation rénovée de cette grande dame autrefois fort prisée, mais en perte de vitesse dans le milieu de la thérapeutique par les plantes médicinales, ce qui est fort dommage vu ce que l’on sait assurément à son sujet. Plutôt que de partir à la conquête du monde végétal à la recherche d’un hypothétique Graal (qui n’existe pas ^.^), mieux vaut déjà regarder ce qu’on a dans les placards !

Bonne lecture (prenez le temps, c’est un gros article) et beau week-end à toutes et tous :)

Gilles



Synonymes : angélique officinale, angélique vraie, angélique cultivée, archangélique, herbe des anges, herbe aux fées, racine du saint Esprit, angélique de Bohème, racine de longue vie, ginseng d’Europe, angélique des confiseurs.

Une chose curieuse demeure à l’endroit de l’angélique officinale : quand elle fit irruption, on ne sait plus trop quand ni comment, elle ne concurrença d’aucune manière l’angélique sylvestre autochtone dont les textes plus anciens ne parlent pas. C’est-à-dire que l’on ne s’est soucié des angéliques quand et seulement quand celle qu’on surnomme archangélique a débarqué sur le sol d’Europe centrale. (Comme si l’on réservait un meilleur accueil à la berce du Caucase plus qu’à notre berce indigène, la commune grande berce.) Faut-il la survenue d’un archange pour prendre conscience de l’armée angélique déjà présente ? Des fois, on se le demande… Une chose est certaine : avant même qu’elle ne fasse une apparition remarquée et durable plus au sud de son aire d’origine (que nous rappelons : Scandinavie, Groenland, Russie), l’angélique dite des jardins était cultivée en grand en Europe du Nord au moins depuis le XIIe siècle, des documents de l’époque en attestent (il ne faut donc pas se casser la tête à chercher dans les vieux textes grecs – Dioscoride et consorts – la moindre trace de cette angélique qui n’existe pas dans ces localités méridionales et qui, de toute façon, n’y survivrait pas). Bien que le climat de l’Europe du Nord lui soit plus adapté, la culture de cette angélique septentrionale se développa d’abord au sein des monastères d’Europe centrale dès le XIVe siècle, puis à une plus large partie de l’Europe occidentale au XVIe siècle (par exemple, on la voit cultivée au monastère isérois de la Grande Chartreuse, près de Grenoble). Cette habitude à la culture explique que cette angélique, par chez nous, s’est toujours cantonnée au jardin et qu’elle ne s’est donc jamais implantée dans la nature pour y devenir spontanée comme a pu le faire efficacement la berce géante du Caucase après elle.

On lit partout (enfin, dès qu’il s’agit de l’histoire médicale de l’angélique), que le passé de cette plante serait étroitement lié à la personne de Paracelse, qui en aurait vanté les bons effets face à une épidémie de peste s’étant abattue sur la ville de Milan en 1510. C’est peut-être vrai. Mais il semblerait que les chroniques aient omis de retenir cet épisode épidémique lombard des premières heures de la Renaissance. Néanmoins, c’était suffisant pour faire acquérir à l’angélique le statut de plante protectrice, car elle « n’a pas été placée sans raison sous le parrainage des anges »1. Cela, c’est aisément lisible dans ses noms latin et français, ou bien dans nombre de ses surnoms. Qu’elle soit herbe aux anges ou Spiritus sancti radix (= racine du saint Esprit), elle touche au Ciel. Aussi lui accorda-t-on comme nom principal angelica (= « ange gardien »), doublé de l’adjectif archangelica qu’on dit faire expressément référence à l’un des sept archanges de la tradition biblique qui aurait révélé en songe l’usage de la plante contre la peste bubonique à un ermite. Tout comme l’unité « Paracelse+Milan+peste+1510 », il est presque toujours question de l’archange Raphaël quand on aborde cette légende, parfois de Gabriel, mais absolument jamais de l’archange saint Michel, ce qui aurait été beaucoup plus judicieux si l’on se souvient que c’est lui qui « terrasse » le dragon… Du moins, qui en maîtrise les forces. Effectivement, cette entité sauroctone, champion du bien, soumet, plus qu’elle ne détruit, la vouivre habilement métamorphosée en dragon démoniaque par le christianisme. Apprécions l’aisance, la vitesse et la puissance avec lesquelles on a dessiné un pedigree à cette plante venue d’ailleurs : c’est quand même balaise pour une primo-arrivante ! Afin de la légitimer, peut-être a-t-il fallu mettre les bouchées doubles, quitte à en faire un peu trop, comme on aura l’occasion de le constater un peu plus loin. Toujours est-il qu’il y a environ quatre siècles, en 1600 pour être précis, on établissait ainsi le portrait de cette super angélique venue du Nord : « Angélique, tel nom a été donné à cette plante, à cause des vertus qu’elle a contre les venins […]. Cette herbe contrarie à toutes les infections : est très utile en temps de pestes, tenant en la bouche de sa racine ; [elle] guérit les morsures des serpents et chiens enragés ; fait cracher les humeurs superflues, nettoyant l’estomac. L’eau qui en est distillée sert aux choses susdites, et à tenir la personne joyeusement. Ses feuilles appliquées au front chassent le mal de tête ». Ça n’est ni un médecin qui parle, encore moins un charlatan un peu mage sur les bords, mais un « simple » agronome : on doit ce portrait à Olivier de Serres (1539-1619) dont le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs connaîtra vingt-et-une éditions entre 1600 et 1807, donnant largement l’occasion de marteler la réputation faite à l’angélique au fil du temps. S’il s’était agi que du seul Olivier de Serres, peut-être bien que l’emballement enthousiaste en serait venu à s’émousser, mais même pas ! Les médecins – Renaissance et époque moderne – s’emparèrent bien évidemment d’elle ! Pourquoi laisser passer celle qu’on qualifie de panacée ? Peut-on raisonnablement se détourer d’une plante dont on prétend qu’elle détient des pouvoirs quasi divins ? C’est pourquoi l’on trouve de l’angélique dans bien des préparations médicinales que l’histoire a retenues pour certaines d’entre elles, d’autres pas. Florilège : le vin diurétique amer de l’hôpital de la Charité, l’emplâtre diabotanum, l’élixir du Suédois, l’eau générale, l’eau vulnéraire (ou d’arquebusade), le baume du Commandeur, le baume d’angélique de Brandes et Bucholz, etc. Je pense que l’on peut en remplir des pages entières. Elle est encore présente dans de nombreux élixirs dont certains sont qualifiés de « longue vie ». Il est vrai que, à l’instar de sa robuste racine qui maintient une tige solide, l’angélique est une plante tout en force dont le surnom de « racine de longue vie » lui a été octroyé en raison du cas du Niçois Annibal Camoux mort en 1759 à l’âge de 121 ans et 3 mois. Cette exceptionnelle longévité tiendrait au fait qu’il avait l’habitude de mastiquer régulièrement de la racine d’angélique. Que cela sente le mythe ou s’approche de la vérité, on comprend que, sans avoir besoin d’en faire un remède miracle, l’angélique est loin d’être une herbe anodine parfaitement inerte dans le domaine médical. Une autre de ses spécificités pourrait se solder par l’énumération, une fois de plus, d’une longue liste de compositions magistrales. En voici compilées quelques-unes : l’orviétan, la thériaque, l’eau thériacale, la confection thériacale d’Adrian von Mynsicht, l’antidote et l’élixir de vie de Matthiole, l’eau céleste et prophylactique de Franciscus de le Boë, l’élixir anti-pestilentiel d’Oswald Crollius, l’eau cordiale de Gilbert, l’opiat cordial de la pharmacopée de Lyon, l’élixir de vie de Joseph du Chesne, l’eau épidémique, le lait alexitère distillé, etc. Toutes ces préparations devaient faire savoir les vertus surnaturelles, fastueuses, bienfaisantes, supra-puissantes, miraculeuses, précieuses, merveilleuses, extraordinaires, en un mot, angéliques, de cette plante iconique. C’est-à-dire que, tout à fait héroïques, ces médicaments étaient présentés comme devant sauver l’homme du péril dans la plupart des circonstances : peste et autres épidémies, morsures envenimées ou rabiques, gangrène, poisons divers et variés, etc. Précisons qu’en ces temps anciens, c’étaient de véritables phobies qui trouvaient leur raison d’être à travers les morts nombreuses qu’elles occasionnaient. On peut donc saisir que l’angélique porte les noms d’herbe du saint Esprit, d’herbe aux anges, etc., vu ses éminentes qualités (à moins que ces valeureuses appellations aient donné des idées à plus d’un, afin d’exploiter la croyance aux dépens de la réalité thérapeutique…). Comment, encore, ne pas comprendre que cette plante soit allée draguer du côté de la magie et qu’on en ait fait une arme anti-maléficieuse ? Ainsi la vit-on tenir une fonction de protection non seulement face aux causes médicales, mais également à toutes celles ayant un rapport à la magie de malédiction. Elle devint donc, en plus de son statut de plante angélique, une plante talismanique dont on jonchait, en guise de purification et de préservatif, le sol des églises et des riches demeures, en compagnie de rue, de menthe et d’hysope. La feuille d’angélique, réputée pour contrer la sorcellerie et les enchantements, était portée autour du cou afin de procurer la chance, tandis que la graine de la plante annihilait les influences néfastes ainsi que les pouvoirs de la fascination. Après bien des utilisations plus médico-magiques qu’autre chose, l’angélique abandonna le versant magique pour se consacrer davantage au seul aspect médical. On vit poindre ce changement à partir de la fin du XVIIe siècle, avec Nicolas Lémery et s’étendre jusqu’à Desbois de Rochefort, un siècle plus tard. Que dit-on d’elle durant ce temps ? Ceci : « Elle est cordiale, stomachique, céphalique, apéritive, sudorifique, vulnéraire », expliquait Lémery, à quoi Morelot ajoutait : stimulante, carminative et sialagogue. L’on vit, en l’espace d’un siècle, l’angélique revenir à des prérogatives « plus réalistes » que tout ce qu’on avait pu lui conférer jusque-là. Pourtant, bien que Chomel insistât sur les qualités stomachique de l’angélique (indigestion, colique venteuse, flatulences, faiblesse et aigreur d’estomac), transparaissent encore dans ses dires, ainsi que dans ceux de Lémery, des attributions qui concernent davantage des pouvoirs « magiques » alors peu différenciés des propriétés thérapeutiques au sens où l’entend la médecine. Ainsi Lémery disait-il de l’angélique que « l’on en mange pour se préserver du mauvais air. […] elle résiste au venin ; on l’emploie pour la peste, pour les fièvres malignes, pour la morsure des chiens enragés »2. Enfin, à la lecture de Desbois de Rochefort (1786), on ne trouve plus trace des références archangéliques de l’angélique : « Ce médicament est un des meilleurs qu’on puisse employer quand il faut donner du tonus à l’estomac, et il ne le cède pas aux racines toniques exotiques »3. Il précisait aussi que l’infusion vineuse était préférable à celle que l’on prépare à l’eau. Pour l’obtenir, on faisait macérer 15 g de racine d’angélique dans un demi litre de vin rouge pendant 36 à 48 heures.



Durant tout ce siècle, l’angélique thérapeutique fut abondamment concurrencée par la même plante dont s’empara la confiserie. Parce que, oui, à l’instar de nombreux autres végétaux curatifs, l’angélique se mange. C’est aux environs de Niort que les sœurs du couvent de la Visitation de Sainte-Marie eurent pour la première fois l’idée de confire les tiges (les pétioles, en fait) d’angélique (auparavant, seules les racines et les feuilles étaient confites, sans que cela n’atteigne néanmoins la dimension de l’entreprise initiée par les religieuses niortaises). Au XIXe siècle, on moulait des tiges d’angélique confite aux formes des animaux et des fleurs emblématiques du marais poitevin. Puis vinrent liqueurs, gelées et autres confitures (regardez un peu sur ce site : l’angélique suscite bel et bien l’inspiration ! ^.^). Victime de son succès, l’angélique confite de Niort est parfois concurrencée par de fausses angéliques bien moins onéreuses à produire, obtenues en confisant du céleri, de la pastèque à chair blanche ou encore des navets. Du sucre, un chouïa de colorant et le tour est joué ! La belle carrière opérée par l’angélique au sein de l’industrie de la confiserie fit dire à Fournier qu’« il est regrettable qu’elle ne soit plus guère usitée que des confiseurs »4. Comment aurait-il pu en être autrement, sachant qu’un siècle avant Fournier, il en était déjà ainsi ? Roques reprochait à la pharmacie de son temps d’avoir abandonné l’angélique, que le médecin devait aller se procurer chez « les confiseurs qui préparent, avec les jeunes tiges d’angélique, un condiment délicieux, et qui, mangé lorsqu’il est récent, peut remplacer dans beaucoup de cas tous les autres modes d’administration de cette plante »5. C’est peut-être une opinion un peu excessive de la part de Cazin, puisque les bâtons d’angélique « ne sont pas les plus aptes à nous faire profiter pleinement des vertus de la plante, les bains de sucre successifs dénaturant quelque peu ses qualités diététiques » et médicinales6. L’angélique confite médicale est d’autant moins pertinente que les préparations sucrées – sirops et pastilles – ne sont pas les meilleures alliées pharmaceutiques pour ce qui est de lutter contre les infections, par exemple. Qu’un médecin ait dû aller se fournir en angélique chez le confiseur en dit tout de même long sur l’état dans lequel on relégua cette pauvre vieille fée oubliée et négligée. Hélas, « tous ces noms émanés du Ciel, n’ont pu sauver l’angélique de l’indifférence des médecins »7. Comment se fait-il qu’une plante pareille, vantée – rappelez-vous ! – contre la peste et dont on a fait l’antidote de la belladone, de la ciguë et du colchique, ait pu tomber si bas dans l’échelle des valeurs thérapeutiques ? En 1810, Bodart écrivait une phrase qui disait toute la réalité de l’angélique d’alors : « Si cette plante avait le mérite d’être étrangère, elle serait aussi précieuse pour nous que le ginseng l’est chez les Chinois ; elle se vendrait au poids de l’or »8. La comparaison avec le ginseng, autre racine de longue vie, est intéressante et fort pertinente, puisqu’en réalité l’angélique ne le cède en rien à certaines substances non indigènes, dont le ginseng, étant tonique et très énergique, valable dans la plupart des maladies et affections mettant en cause une faiblesse constitutionnelle ou adynamique (digestion pénible, flatulences, ranimer les forces de l’estomac, convalescence, épuisement des forces, maladies de langueur…). Le ginseng possède un nom latin (Panax ginseng) qui contient en lui-même la haute idée que l’on se fait de lui : une panacée. Autrement dit, une substance propre à guérir tous les maux. Est-ce le caractère exagérément prétentieux avec lequel on a alloué mille vertus à l’angélique qui a fait que, aujourd’hui, elle a sombré dans un relatif anonymat ? Ça n’est pas impossible. D’autres plantes ont subi un sort assez identique, la sauge par exemple, bien que dans une moindre mesure. Cette mésestime semble être le corollaire d’une extranéité magico-thérapeutique abusive. Ayant été naturalisée, l’angélique a quelque peu perdu de son lustre d’antan. Tout comme les palmiers de la Côte d’Azur qui n’étonnent plus personne ou presque, elle ne présente plus rien d’exotique contrairement au ginseng qui, lui, se vend toujours à prix d’or, puisqu’il vous en coûtera 10 000 € pour acquérir une racine âgée de 25 à 35 ans. Pourtant, tout est à portée de main, où qu’on soit. Mère Nature a si bien pensé et fait le Monde, qu’elle a placé ici et là différentes plantes aux pouvoirs identiques. Pourquoi s’émoustiller devant des baies de goji alors que nous disposons de ce brave cynorhodon que nous offre notre bon vieil églantier rustique ? Inutile d’aller envahir de lointains pays à la recherche d’un précieux Graal végétal. Quel besoin y a-t-il d’essorer ainsi la planète, malheureuse habitude qui n’empêche pas, bien au contraire, la biopiraterie de sévir encore, plus particulièrement en Afrique et en Asie ? Pourquoi donc ne pas réhabiliter l’angélique ? En ce siècle de désenchantement et de de-spiritualisation du monde, il serait pertinent et salutaire de se tourner, de nouveau, en direction de l’angélique solaire et victorieuse. Mais aujourd’hui, l’angélique est quasi muette. Ce qui ne manque pas de sel, quand l’on sait ce qu’en firent les Amérindiens : une décoction de tiges d’angélique leur servait de gargarisme afin de permettre aux chanteurs et aux orateurs de tenir leur voix durant les cérémonies et autres célébrations… Ce n’est pas sans quelque mélancolie que… D’ailleurs l’angélique est assez souvent désignée comme l’emblème de ce sentiment. Parce qu’elle la leur inspirait, les anciens poètes se couronnaient de feuilles d’angélique (plus probablement de feuilles d’ache). Écoutons l’un d’eux : « Qu’elle est douce la mélancolie à laquelle on s’abandonne au déclin d’un beau jour ! Les coteaux qui m’entourent réfléchissent la pourpre du couchant ; les fleurs de la prairie, négligemment penchées, confient leurs parfums aux brises du soir qu’ils répandent dans toute la vallée. Que de belles plantes sauvages au bord de ce ruisseau ! C’est l’angélique sauvage, déployant sur sa haute et vigoureuse tige une vaste ombelle ornée de fleurs d’un blanc mêlé de rose. Comme cette nuance délicate contraste harmonieusement avec la douce verdure des feuilles et des rameaux ! »9.

Une volumineuse racine, parfois forte comme le bras, secondée de racines périphériques moins massives, dessinent un ensemble d’aspect ridé, de couleur brun gris extérieurement, laissant découvrir une chair blanchâtre gorgée d’un suc laiteux jaunâtre quand on vient à la rompre. C’est de cette masse souterraine fusiforme qu’émerge une tige verte effilochée de traînées rougeâtres qui, bien qu’épaisse, est intérieurement creuse. Intégralement glabre, l’angélique des jardins, plante très ramifiée, porte, sur près de deux mètres de hauteur (parfois davantage), trois rangées de feuilles composées, largement découpées et dentées en scie. Leurs pétioles sont cylindriquement sectionnés, et non en forme de gouttière comme on peut l’observer chez l’angélique sauvage. Très amples, puisqu’elles peuvent atteindre un mètre de longueur, les feuilles de l’angélique sont deux à trois fois ailées de folioles ovales, vert clair sur le dessous. Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’angélique n’est pas une plante vivace à vie brève : elle est monocarpique, c’est-à-dire qu’elle ne fleurit qu’une seule fois dans sa vie, quelle que soit la durée de son cycle végétatif qui peut s’étaler de deux à quatre ans. Lors de sa dernière année, elle donne de larges ombelles presque globuleuses de 15 à 20 cm de diamètre, composées de 20 à 40 rayons portant de petites fleurs verdâtres, jaunâtres ou légèrement rosées (mais jamais intégralement blanches), puis des fruits, diakènes bordés d’une aile membraneuse et marqués de cinq côtés latérales.

Plante peu exigeante, l’angélique est une géante qui aime l’humidité et la fraîcheur, sans avoir à endurer un excès de chaleur, bien qu’elle éprouve une grande attraction pour le soleil, surtout lorsqu’elle est située sur les sols riches en humus et bien drainés des différents pays d’Europe où son caractère non spontané oblige donc à la cultiver : en France, elle se localise surtout à l’Île-de-France, en Auvergne, ainsi que dans les régions de Niort et de Nantes. Ailleurs en Europe, elle est (a été) cultivée, parfois en grand, dans les pays suivants : Norvège, Suède, Écosse, Angleterre, Hollande, Belgique, Allemagne, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, etc.

L’angélique apprécie à ses côtés la présence de l’ortie qui aurait une influence significative sur sa production d’essence aromatique.



L’angélique en phyto-aromathérapie

Nous avons un peu insisté sur ce point dans la première partie : à l’exclusion des racines et des semences, aucune autre fraction végétale fournie par l’angélique ne joue de rôle officinal. Commençons tout d’abord par la racine, prioritairement employée. D’odeur aromatique pénétrante, on y distingue souvent un relent musqué animal plus ou moins marqué. Quand on la goûte à l’état frais, elle propose une saveur premièrement douce, qui ne tarde pas à s’échauffer pour devenir plus âcre et piquante, amère même, tout en provoquant une abondante salivation. Contenant une grosse part d’amidon accompagné de sucres (saccharose surtout), la racine d’angélique laisse exsuder, quand on l’incise au collet comme on le fait du galbanum et de la férule, un suc gommo-résineux qui se fige finalement à l’air libre : il reflète, en partie, les composants résineux et aromatiques de la plante qui recèle bien des substances intéressantes : de l’acide angélique (dont la structure est proche de celle de l’acide valérianique), des acides organiques (acétique, pectique, malique), des acides phénoliques (caféique, chlorogénique), des acides gras, du tanin, des flavonoïdes et des phytostérols. Enfin, une essence aromatique dont les taux de rendement en huile essentielle rendent compte du caractère particulièrement chiche : déjà très faible dans les feuilles (environ 0,10 %), cette fraction aromatique grimpe un peu plus haut quand il s’agit des racines n’ayant jamais fructifié (0,30 à 1,30 %), s’établissant à un niveau plus élevé en ce qui concerne les semences (0,60 à 1,80 %). Malgré cela, l’huile essentielle de semences d’angélique est beaucoup plus rare que celle extraite des racines, au pris de revient plus élevé pourtant (tarifs moyens en bio, flacons de 5 ml : huile essentielle de racines d’angélique à 46,80 € contre 31,50 € pour l’huile essentielle de semences). Les données concernant l’huile essentielle de semences sont si faméliques et disparates que je n’ai pas été en mesure d’en dresser un portrait biochimique qui soit fidèle et complet (contrairement à l’autre). Au moins puis-je affirmer que ce liquide incolore, qui peut jaunir à force de lumière, paraît majoritairement composé de monoterpènes (α et β-pinène, α et β-phellandrène, etc.) et des très classiques furocoumarines typiques des apiacées. Quant à l’huile essentielle de racine, c’est un liquide mobile, jaune pâle à brun parfois, de densité comprise entre 0,85 et 0,875. Plusieurs adjectifs servent à en qualifier l’identité olfactive : chaude, épicée, poivrée, boisée, herbacée, tourbeuse, terreuse, sèche, cuirée, musquée, etc. Histoire de se donner une idée de la chose, qui me semble très variable, de même que sa composition biochimique, en fonction de sa provenance. Quelques chiffres et j’aborderai ultérieurement ce point :

  • Monoterpènes : 94 %. Dont α-pinène (25 %), δ-3-carène (15 %), β-phellandrène (10 %), α-phellandrène (9 %), limonène (7 %), etc.
  • Sesquiterpènes : 1 à 4 %. Dont β-caryophyllène (1 à 3 %)
  • Esters : 0,50 %
  • Coumarines : traces
  • Furocoumarines : 2 %. Dont angélicine, archangélicine, bergaptène, iso-impératorine, xanthotoxine (et plus d’une dizaine d’autres)

Ceci est un profil typique d’huile essentielle de racines d’angélique provenant de la partie centrale de l’Europe (France, Hongrie, etc.). Elle se remarque par un très fort taux de monoterpènes. Même si on lui trouve des coumarines et des furocoumarines en masse (2 %, c’est tout bonnement énorme !), elle se singularise par une quasi absence d’une classe moléculaire parfois répertoriée par la lecture spécialisée : les lactones macrocycliques. Comme ce sont eux qui confèrent à l’huile essentielle de racine d’angélique son amertume et son odeur musquée, on peut savoir si l’huile essentielle en contient ou pas selon son parfum et son goût. Il est parfois précisé que ces lactones (15-pentadécanolide, 1-3-tridécanolide, ambrettolide, etc.) représentent 7 à 20 % de la composition globale et semblent plus abondantes dans les huiles originaires des pays nordiques, ce qui s’explique par bien des facteurs dont ceux de nature géographique et climatique. On y trouve aussi, quoi que de manière fort inconstante, un taux non négligeable d’oxydes (1.8 cinéole : 15 %).

Propriétés thérapeutiques

Note : si l’on ne doit pas confondre l’angélique avec n’importe quelle berce (la grande, la caucasienne, etc.), il est bon de prendre en compte la réalité suivante : il existe donc une angélique domestique (Angelica archangelica) et une angélique sauvage particulièrement courante dans la nature en France, l’angélique des bois (Angelica sylvestris). On observe entre elles quelques différences morphologiques. Par exemple, l’angélique sauvage est plus petite et développe un parfum moins prononcé que sa sœur domestique. Concernant leurs vertus médicinales, elles sont similaires quoi que plus appuyées chez Angelica archangelica. Ce qui veut qu’en l’absence de toute source vous permettant de vous procurer de l’angélique des jardins, vous pourrez toujours jeter votre dévolu sur l’angélique sauvage.

En phytothérapie :

  • Apéritive, digestive, carminative, stomachique, fortifiante des vaisseaux intestinaux
  • Hépatoprotectrice
  • Tonique, stimulante, reconstituante et fortifiante générale (sujets nerveux, personnes âgées, affaiblies, convalescentes), cortison like
  • Sédative nerveuse puissante, antispasmodique, hypnotique légère, calmante sympathique et parasympathique du système nerveux autonome
  • Expectorante, béchique, fortifiante de la muqueuse pulmonaire et des vaisseaux bronchiques, ouvre la perspiration périphérique
  • Tonique circulatoire (micro-circulation sanguine), bénéfique aux systèmes lymphatique et vasculaire
  • Diurétique, sudorifique, dépurative
  • Emménagogue
  • Anti-rhumatismale
  • Céphalique, antinévralgique, anti-inflammatoire
  • Antibactérienne, préventive des maladies contagieuses
  • Cicatrisante, résolutive (feuille)
  • Fortifier la repousse des cheveux, en prévenir la chute

En aromathérapie :

  • Anti-infectieuse : antifongique, antibactérienne ; immunostimulante
  • Tonique, excitante (à dose idoine), lutte contre l’épuisement des forces physiques, reconstituante et équilibrante générale
  • Tonique circulatoire, augmente le nombre de globules rouges (comme l’ortie, tiens tiens…), stimulante du système lymphatique
  • Renforce le mental, lutte contre l’épuisement des forces psychiques, réconfortante, redonne confiance et courage en ses propres capacités, développe la capacité à prendre des décisions et à aller au bout des choses, renforce les capacités d’expression et de création
  • Sédative et protectrice du système nerveux (à forte dose ; au delà : dépression du système nerveux central), parasymphatolytique, antispasmodique, apaisante, calmante, relaxante
  • Carminative, digestive, protectrice du système digestif, stomachique
  • Dépurative, diurétique, sudorifique, optimise l’élimination saine des toxines
  • Expectorante, fébrifuge
  • Œstrogen like, emménagogue, freiner l’hyperfolliculinie
  • Anti-arthritique, anti-inflammatoire

Usages thérapeutiques

En phytothérapie :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : asthénie fonctionnelle de l’appareil digestif, inappétence, indigestion, digestion difficile (en particulier celle des aliments gras), hyperacidité gastrique, pyrosis, aérophagie, ballonnement, flatulences, colique, crampe intestinale, spasmes gastro-intestinaux, vomissement spasmodique, entérite, dysenterie, dyspepsie, mauvaise haleine
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance hépatique, asthénie d’origine hépatique, insuffisance immunitaire d’origine hépatique, hépatisme
  • Troubles de la sphère respiratoire : asthénie fonctionnelle de l’appareil respiratoire, bronchite aiguë et chronique, asthme nerveux, rhume, toux, angine, coup de froid, grippe, fièvre adynamique, muqueuse, typhoïde, utile aux chanteurs et aux orateurs ; en adjuvant dans : tuberculose, pneumonie, pleurésie
  • Troubles de la sphère gynécologique : règles douloureuses, difficiles, insuffisantes ou absentes, leucorrhée, crampe et congestion utérines
  • Troubles de la sphère circulatoire et cardiovasculaire : mauvaise circulation périphérique (mains, pieds), stase sanguine, maladie de Buerger (?), palpitations
  • Troubles du système nerveux : angoisse, anxiété, agitation, tension nerveuse, stress, peur, phobie, colère explosive, émotivité, surexcitation, instabilité psychologique, insomnie d’origine nerveuse, cauchemar (chez l’enfant) asthénie intellectuelle, nerveuse et psychique, baisse de la libido chez l’homme et la femme
  • Atonie et faiblesse générales, convalescence (à la suite d’une maladie ou d’une opération chirurgicale), anorexie, chlorose, anémie, surmenage
  • Troubles locomoteurs : algie rhumatismale, contusion, douleurs articulaires et musculaires
  • Migraine (d’origine nerveuse et digestive)
  • Vertige, syncope, défaillance
  • Rachitisme, scorbut
  • Plaie
  • Douleur dentaire

En aromathérapie :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, dyspepsie, colite, entérite, crampe abdominale, gaz, ballonnement
  • Troubles de la sphère respiratoire : rhume, sinusite
  • Troubles de la sphère gynécologique : crampe menstruelle
  • Troubles du système nerveux : angoisse, anxiété, stress, crainte, montagnes russes émotionnelles, insomnie, trouble du sommeil d’origine nerveuse, fatigue nerveuse, confusion mentale
  • Surmenage, épuisement, fatigue physique, convalescence
  • Rétention d’eau, goutte, arthrite
  • Affections cutanées : psoriasis, blessure

Propriétés psycho-émotionnelles et énergétiques

« On dit que l’angélique doit avoir les racines dans l’eau et la tête au soleil »10. C’est une remarque tout à fait pertinente, tant la vie de l’angélique est bornée entre un alpha – une vigoureuse racine – et un oméga – un capitule céleste qui produit des semences, gages d’une vie future. C’est d’ailleurs à cela que se résume toute la pratique médicale : on utilise la racine née d’une graine, qui va former elle-même d’autres semences, non sans être passée par de nécessaires étapes intermédiaires. Observons bien ces deux moments : l’angélique est convoitée pour son caractère souterrain au début de sa période de végétation. On tire d’ailleurs de cette racine, surtout quand elle provient du Nord, une huile essentielle riche en lactones, classe moléculaire que j’assimile à l’élément Terre. Puis du sous-sol et de la nuit nadirale, le continuum temporel mène l’angélique à une érection et un déplacement du potentiel des forces du bas vers le haut, accédant au ciel zénithal à la fin de sa période de végétation, chose très nettement visible au sein de l’huile essentielle tirée des semences d’angélique : bourrée de monoterpènes, elle s’associe donc à l’élément Air.

Par son système racinaire, l’angélique, tout empreinte d’un certain immobilisme (c’est l’ours qui hiberne), marque néanmoins son territoire. Puis, quittant ce domaine qui n’appartient qu’au temps de la jeunesse, elle se met en mouvement, irradie non seulement selon deux plans, mais trois (il suffit, pour cela, d’observer son ombelle quasi globuleuse). Cette vivacité aérienne acquise grâce à ses semences ailées lui fait gagner en maturité. De l’une à l’autre, ça n’est plus du tout du même profil dont on parle, puisque la racine initie le commencement et la naissance, tandis que la tête couronnée de semences de l’angélique marque son apex, l’achèvement de ses forces, ainsi que sa disparition imminente. D’ailleurs, l’élixir floral d’angélique officinale est destiné aux personnes proches de la mort, tant par leur propre état de santé (personnes gravement malades ou mourantes), que pour les personnes qui les entourent et les accompagnent. Les laboratoires Deva eux-mêmes disent que « l’élixir floral d’angélique est recommandé aux personnes qui se sentent isolées et abandonnées dans les périodes de grand changement ou face à l’inconnu. C’est un élixir dit ‘du seuil’ [NdA : le deuil n’en est-il pas un ?], conseillé dans les situations de crise et chaque fois que la vie est en jeu. Il aide à prendre de la hauteur face aux difficultés et renforce la confiance en la vie. Il apporte force bienveillante et vigueur morale lorsque l’avenir est incertain ». Abandon, isolement, deuil, dépression sont les maîtres-mots auxquels répond cet élixir tiré d’une plante qui autrefois, tout comme le ginseng, passait pour une panacée de longue vie capable d’apporter la vitalité et de retarder l’échéance de la vieillesse et de la mort.

L’angélique, postée tel un Soleil (la planète qui domine la plante, secondée par les influences équilibrantes de Mars et de Vénus), rythme son monde par une alternance continue de jours séminaux et de nuits racinaires. John Donne, le grand poète britannique de la Renaissance, n’avait pas tort d’écrire que « je suis un petit monde très finement fait, d’un esprit angélique ainsi que d’éléments »…11. Bien qu’on ait vu qu’elle comptait la Terre et l’Air comme éléments, l’angélique est aussi considérée comme une plante yang de Feu par la médecine traditionnelle chinoise, stimulant l’énergie du méridien du Cœur, ce qui vaut à cette plante une capacité « propre à recréer le cœur », comme le fit remarquer le Grand Albert.

Sur l’une de mes notes volantes, j’ai écrit la chose suivante : « L’angélique détient, potentiellement, le pouvoir de créer des ‘satellites’ [NdA : du latin satelles : « garde du corps » ; on n’est pas très éloigné de l’ange gardien…] : mots, pensées, postures partagées avec autrui ». Cela rappelle que les semences de l’angélique, si elles sont animées d’une grande puissance, ne possèdent pas une énergie excessivement pérenne, c’est pourquoi l’angélique invite à la ténacité et à la patience. Ces satellites ne sont sans doute pas passés dans le ciel clair de l’angélique tout à fait par hasard : si j’en juge l’aura que j’ai observée à l’huile essentielle d’angélique : de couleur majoritairement bleu cobalt, elle se connecte de fait au chakra de la gorge, le centre des créations subtiles et intellectuelles (et, donc, de manière filigranique, à cet autre chakra, complémentaire de celui de la gorge, le chakra sacré). Mais cette aura n’est pas seulement bleue, elle est aussi « pailletée » de touches argentées : les satellites qui nous convient aux hautes sphères, puisque la couleur argent est associée, communément, au chakra de la couronne (en correspondance avec la Lune).

Matthew Wood écrit quelque chose de très intéressant au sujet de l’angélique, plante à laquelle il entremêle la médecine de l’ours : « Tout comme l’ours entre en hibernation l’hiver, la médecine de l’ours détend l’esprit, ouvre l’imagination et amène vers le temps du rêve »12. Je pense qu’il en va de même de l’angélique, qu’elle nous guide vers l’inspiration, la respiration juste du cœur et ce même temps du rêve.

Modes d’emploi

L’emploi de la plante à l’état frais est de beaucoup préférable, en particulier lorsqu’on souhaite avoir affaire aux tiges et surtout à la racine.

  • Infusion de semences : comptez 8 à 15 g par litre d’eau en infusion pendant 10 mn. Infusion composée contre l’asthme : comptez autant de semences d’angélique que de mélisse et de sauge officinale. Une cuillerée à café de ce mélange en infusion dans une tasse d’eau bouillante durant 10 mn. Variante pour les crampes d’estomac et les douleurs gastriques : semences d’angélique, absinthe, mélisse à parts égales. Une cuillerée à café de ce mélange en infusion dans une tasse d’eau bouillante durant 10 mn.
  • Infusion de feuilles fraîches : comptez 10 g par litre d’eau en infusion pendant 10 mn à couvert.
  • Infusion de racines : comptez 20 à 50 g par litre d’eau en infusion pendant 10 mn.
  • Décoction de racines (pour bain) : comptez 120 g de racines par litre d’eau en décoction pendant un quart d’heure. On peut alléger cette décoction (40 à 60 g de racines par litre d’eau), y ajouter des feuilles d’ortie fraîche et mener la décoction pendant 10 mn : après filtrage, on obtient une eau de rinçage après-shampooing fort efficace.
  • Mâcher une tige d’angélique fraîche rafraîchit l’haleine et promeut une bonne santé bucco-dentaire.
  • Vin d’angélique : prenez 50 à 60 g de tiges et/ou de racines fraîches, placez-les dans un litre de vin blanc doux pour une semaine. A l’issue, filtrez. Autre : 60 g de racine fraîches et 8 g de cannelle dans un litre de vin rouge pour quatre jours. Filtrez.
  • Teinture alcoolique : faites macérer au chaud pendant quatre jours 100 g de racine fraîche dans 100 cl d’alcool. A l’issue, filtrer, pressez et réservez dans de petites bouteilles en verre (les plus idéales sont celles munies d’une pipette compte-goutte). Aujourd’hui, on s’en remettra plus sûrement à un extrait de plante fraîche (cf. Herbiolys, Ladrôme, etc.).
  • Ratafia d’angélique : dans un mélange composé d’eau (10 cl) et d’eau-de-vie à 40° (90 cl), placez 6 g de semences d’angélique, 4 g de semences de fenouil et 4 g de semences d’anis. Faites macérer le tout pendant 8 à 10 jours, puis, passé ce délai, ajoutez 500 g de sucre. Laissez reposer puis filtrez.
  • Recette de liqueur composée donnée par Anne Osmont : « On en fait aussi une liqueur stomachique suivant une recette que l’on peut appliquer aussi à l’hysope, à la mélisse et à la verveine et que voici : prenez une bonne poignée de tiges coupées en morceaux, (pour les autres plantes, prenez les sommités cueillies avant floraison), et placez dans un bocal que vous remplirez d’eau-de-vie de Montpellier. Laissez macérer quarante jours en exposant le bocal fermé au Soleil tous les jours où le Soleil brillera, aussi longtemps qu’il brillera. Rentrez le bocal pour la nuit. Au bout des quarante jours, filtrez et faites un sirop sucré selon votre goût. Cette liqueur est stomachique mais elle est de plus excellente, aussi faites-en beaucoup car bien de gens éprouveront sans cause des douleurs d’estomac – tant que les flacons ne seront pas vides »13 ^.^ Autre : dans 1,5 litre d’eau-de-vie à 40°, placez 25 g de tiges fraîches d’angélique et un gramme de noix de muscade râpée. Laissez macérer pendant deux semaines. Passé ce délai, ajoutez-y un sirop simple obtenu à partir d’un kilogramme de sucre et d’un demi litre d’eau.
  • Cataplasme de feuilles fraîches contuses et appliqué localement (contusion, plaie, luxation, etc.).
  • Huile essentielle : en usage interne, il suffira de placer une à deux gouttes sur un comprimé neutre ou tout autre substrat à convenance et de répéter l’opération deux autres fois dans la journée, sur un total de sept jours consécutifs. Par voie externe, cette huile essentielle se dilue à hauteur de 0,75 % maximum, bien qu’elle puisse s’appliquer pure en geste d’urgence (sur le plexus, l’intérieur des poignets, la voûte plantaire). Dans tous les cas, son caractère photosensibilisant oblige à ne pas s’exposer durablement au soleil pendant environ douze heures après application cutanée (et même après ingestion).

Note : dans le commerce, il existe de nombreuses préparations contenant l’angélique comme ingrédient, en particulier pour lutter contre les problèmes digestifs, de sommeil, de stress (émotions), propres à la sphère féminine, etc.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : il est évident qu’il est plus simple de ramasser des fleurs de coquelicot que d’extraire du sol une racine d’angélique ! Et dans ce cas, mieux vaut prendre des gants et porter des vêtements longs. En effet, de par un certain nombre de ses principes actifs, au simple contact de la racine fraîche avec la peau (et parfois même des feuilles !), celle-ci peut être facilement irritée (autrefois, les arracheurs de racines professionnels étaient affectés d’enflures et de dermatites sur les mains). On comprend que ce protocole quelque peu rébarbatif puisse être dissuasif pour qui souhaiterait employer l’angélique, qu’on ne trouve plus guère dans les jardins au reste, l’angélique sylvestre étant, quant à elle, beaucoup plus fréquente mais dotée de propriétés moindres. On pourrait néanmoins lui appliquer les mêmes précautions. Les feuilles de l’angélique, lorsqu’elles sont encore bien vertes, peuvent être récoltées sur les pieds en mai-juin (voire juin-juillet sous climat plus frais), puis utilisées immédiatement ou bien séchées, bien que ce ne soit clairement pas la destination idéale de cette partie végétale (peu d’usages thérapeutiques, perte de capacités par la dessiccation, etc.). Les fleurs sont à peu de choses près dans les mêmes dispositions. Les racines doivent être prélevées sur des pieds n’ayant fait l’objet d’aucune autre récolte que ce soit (ni fleur, ni pétioles, ni semences), puisque ce sont essentiellement les pieds d’angélique dans leur première année qui sont concernés par une récolte (c’est pourquoi, même si elle n’a pas fleuri, l’angélique ne peut être déchaussée dans sa deuxième ou troisième année (s’il y a lieu) : à ce stade, elle devient coriace et filandreuse, impropre à l’usage qu’on en veut faire, commençant à se vider des principes qui la font convoiter plus jeune). Il ne faut donc pas attendre que la plante fructifie pour l’arracher. A cette période, il est déjà trop tard, de même que durant la floraison. Ainsi, dès le mois de septembre (puis durant tous l’automne : novembre et décembre sont aussi deux mois de récolte), les racines d’angélique se déchaussent du sol. Ceci fait, on les lave, on les fend longitudinalement en quatre ou on les tronçonne en rondelles que l’on enfile sur une ficelle. Puis on les fait sécher au soleil (s’il est disponible à ce moment-là) ou dans un local dédié. C’est là une précaution indispensable, sachant que la racine d’angélique contient beaucoup d’eau de végétation (5 kg frais donnent 1 kg sec). Si le local de séchage est trop humide, la dessiccation peut s’en trouver entravée, les racines tronçonnées venant même à pourrir. Puis, même une fois bien sèches, les racines d’angélique se garderont dans un endroit sec, à l’abri de l’humidité, mais également des insectes qui pourraient venir y pondre. Contrairement à ce que l’on peut parfois lire, la racine d’angélique sèche perd (assez) rapidement ses pouvoirs thérapeutiques. Ainsi, une racine sèche doit-elle s’employer dans l’année, au maximum. Il n’y aurait pas beaucoup d’intérêt à utiliser celles ayant plus d’un an (d’où la nécessité de veiller attentivement sur les stocks constitués). Enfin, plus elles conservent longtemps un parfum le plus musqué possible, et mieux c’est. Concernant maintenant les semences, il y a beaucoup moins à dire car les opérations sont beaucoup plus simples. Les pieds d’angélique destinés à la cueillette des graines ne devront faire l’objet d’aucun prélèvement intermédiaire. Il ne faut pas attendre que l’angélique soit trop avancée dans sa fructification pour se soucier d’en recueillir les graines, puisque, comme l’on sait, quand elles sont trop mûres, les semences d’apiacées ont tendance à se perdre au sol. Aussi est-il primordial de rester attentif, quitte à étaler la cueillette sur plusieurs passages et visiter les ombelles pour y prélever uniquement les semences qui commencent à blanchir, puisque, sur une même ombelle, toutes les graines ne sèchent pas à la même cadence. Le séchage n’exige rien de bien particulier : on étale les semences sur un drap, sur du papier, etc., on les place à l’ombre, dans une pièce bien ventilée, et on les retourne de temps à autre. Malgré la relative rareté de l’angélique officinale dans les jardins aujourd’hui, ça n’est pas une plante totalement oubliée des herboristes : certaines bonnes adresses en France délivrent encore des racines sèches et des semences en qualité biologique. En vrac, pour 100 g, il faut compter 11 € pour la racine et 23 € pour les graines (moyennes établies auprès de plusieurs tarifs proposés par des enseignes bio). Quant aux tiges qui concernent la confiserie, elles sont récoltées durant la deuxième année de végétation de la plante, car elles sont alors plus grosses et plus tendres.
  • Culture : vous trouverez de judicieux conseils de culture de l’angélique dans l’ouvrage, certes un peu ancien, d’Antonin Rolet et de Désiré Bouret, Plantes médicinales, pp. 98-100.
  • Une curieuse façon d’utiliser cette plante avait lieu au sein de la Cour des Miracles, à Paris. Le suc de l’angélique est très irritant et les mendiants, le sachant, s’en badigeonnaient les membres afin de volontairement provoquer des ulcères et de se rendre ainsi encore plus pitoyables. Elle contient des substances photosensibilisantes plus connues sous le nom de furocoumarines dont l’une, le bergaptène, se retrouve dans l’essence de bergamote, elle-même photosensibilisante. Il serait possible de la « débergapténiser », comme cela se pratique déjà pour l’essence de bergamote. Mais, d’une, c’est plus cher, et de deux, ces fameuses furocoumarines sont responsables des effets sédatifs et calmants. Il s’agirait alors d’une huile essentielle amputée de certaines de ses propriétés. Quoi qu’il en soit, en cas d’utilisation de plantes aux vertus photosensibilisantes (millepertuis, essences d’agrumes, huiles essentielles d’apiacées, etc.) et que cela soit par usage interne ou externe, pas d’exposition solaire massive car les furocoumarines alliées aux UV créent souvent une réaction de ce type : aïe ! Donc, attention aux expositions solaires prolongées en tel cas. Les précautions à prendre eu égard à l’inconvénient de la phototoxicité de l’angélique portent avant tout sur l’emploi de l’huile essentielle d’angélique, beaucoup moins concernant une infusion de racines ou de semences d’angélique, les furocoumarines étant difficilement extraites par l’eau, même bouillante. En revanche, elles le sont davantage par des substances alcoolisées (vin, eau-de-vie surtout). Un usage inconséquent ou bien normal chez une personne sensible peut amener des cas d’irritation des reins et de l’estomac. On contre-indiquera l’utilisation de l’huile essentielle chez la femme enceinte, la femme qui allaite, les personnes diabétiques et celles affectées de troubles de la coagulation ou susceptibles de prendre des médicaments anticoagulants (du type warfarine, par exemple).
  • Botan avait beau dire que l’huile essentielle d’angélique comptait parmi « l’une des moins toxiques de toutes les plantes à parfum pénétrant »14, il n’en reste pas moins qu’à hautes doses (= deux grammes, ce qui est énorme !), cette huile essentielle provoque maux de tête, stupeur, dépression cérébrale, hématurie, néphrite et éventuellement décès.
  • La pratique de la confiserie française à base d’angélique ne saurait faire oublier les usages culinaires de l’angélique propres à d’autres contrées, très importants puisqu’on considère cette plante comme largement préférable au céleri d’un point de vue alimentaire. Très présente dans les cuisines en Chine et en Scandinavie, la plante y est utilisée des graines à la racine. En Norvège, on avait pour habitude de moudre la racine séchée et de la mêler à la farine de seigle, ce qui avait pour conséquence de rendre le pain obtenu par cuisson de cette pâte plus digestible. Au Groenland, elle est demeurée longtemps l’unique légume disponible. Les Lapons en consomment les feuilles cuites dans du lait de renne et conservent le poisson dans ces mêmes feuilles, alors qu’en Alaska, la racine est consommée après cuisson à l’eau. En Sibérie, on mange les tiges en compagnie de pain et de beurre. Par ailleurs, les usages sont multiples. On utilise la plante entière : feuilles (en compote avec des fruits acides, « thé » ; il est possible de les cuire, ce qui en renforce l’amertume. Afin d’obvier à cet inconvénient, il est préférable de les blanchir), jeunes pousses (en salade, potage, farce, sauce), racines (en légume, cuites à la vapeur ou à l’eau : à blanchir deux ou trois fois, ce qui n’est pas très économique), graines (en liquoristerie, brasserie et pâtisserie), fleurs (pour aromatiser les pâtisseries, les salades de fruits, les crèmes, etc.). On compte encore bien d’autres préparations faisant appel à l’angélique  : confitures, bonbons, sirops, vins aromatisés, etc.
  • Petit focus en ce qui concerne la liquoristerie. Avant même que de devenir une boisson que l’on prend en fin de repas, une liqueur est avant tout un élixir médicinal. Ainsi, il en va de la Chartreuse et de la Bénédictine qui sont deux élixirs qui s’invitent davantage sur nos tables que dans l’armoire à pharmacie aujourd’hui, mais il n’en fut pas toujours ainsi. Cependant, passer du sacré au profane fait souvent tomber dans la vulgarité. Bien d’autres spécialités spiritueuses, liqueurs et alcools composèrent avec l’aromatique angélique : l’eau de mélisse des Carmes, la Suze, le Vermouth de Turin, le Raspail, le Vespetrò savoyard, la liqueur du Mont-d’Or (à proximité de Lyon), etc.
  • Autres industries nécessitant les bons services de l’angélique : la parfumerie, la cosmétique et la savonnerie.
  • Autres espèces d’angéliques européennes : l’angélique des bois (A. sylvestris), l’angélique de Bernard (A. sylvestris ssp. bernardiae), l’angélique des estuaires (A. heterocarpa), l’angélique de Razouls (A. razulii), l’angélique des Pyrénées (A. pyrenaea), l’angélique à feuilles de yèble (A. ebulifolia). Parmi les angéliques asiatiques, on cite souvent l’angélique chinoise (A. sinensis) dans la littérature (c’est le danggui de la médecine traditionnelle chinoise). Davantage plébiscitée que le ginseng en Chine, il pèse sur cette angélique une pression trop considérable pour qu’on choisisse de faire appel à son aide. Du côté de l’Amérique septentrionale, l’on constate l’existence de l’angélique noire pourpre (A. atropurpurea), également médicinale et comestible.

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  1. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 70.
  2. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 47.
  3. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 32.
  4. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 86.
  5. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 60.
  6. Annie-Jeanne & Bernard Bertrand, La cuisine sauvage des haies et des talus, p. 37.
  7. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 220.
  8. Pierre-Henri-Hippolyte Bodart, Cours de botanique médicale comparée, Tome 1, p. 199.
  9. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 2, p. 405.
  10. Antonin Rolet & Désiré Bouret, Plantes médicinales, p. 100.
  11. John Donne, Poèmes sacrés et profanes, p. 161.
  12. Matthew Wood, Traité d’herboristerie énergétique, p. 158.
  13. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 47.
  14. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles et de leurs applications thérapeutiques, p. 17.

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Les objets magiques dans les contes de fées


Ivan Bilibin : la sorcière Baba Yaga à la poursuite de Vassilissa (1900).


Je souhaite aujourd’hui m’attacher à un motif que l’on rencontre de façon assez récurrente dans les contes de fées : la poursuite du héros par un opposant qui, à trois reprises, se voit entravé dans son action par un objet magique que le héros jette derrière lui. Nous allons nous intéresser à la forme que prennent ces objets et à ce que leur projection permet au héros d’obtenir.

Le héros, expédié chez sa mère-grand, sa tante par alliance ou je ne sais quelle autre personne qui ne lui veut pas du bien, pour un motif de peu d’importance ou carrément fallacieux, va devoir faire montre de son pouvoir de contrôle et de sa capacité à combattre l’adversaire, quelle que soit la forme qu’il prend. Rappelons-nous de Vassilissa-la-très-belle aux prises avec Baba Yaga la sorcière. Le danger, la plupart du temps imminent, est parfaitement pressenti par le lecteur. Celui-ci se demande bien comment notre héros va réussir à se dépatouiller du mauvais pas dans lequel il se trouve engagé. La plupart du temps, il peut compter sur l’intervention d’un adjuvant, c’est-à-dire d’un personnage tiers qui consent à venir en aide au héros. Dans le cas de Vassilissa, c’est le chat de Baba Yaga qui lui fournit l’astuce de sa fuite, après que la jeune fille lui ait donné du jambon. Ainsi, le héros se fait remettre trois objets bien distincts qu’il devra utiliser successivement selon un modus operandi précis révélé par l’adjuvant le plus souvent.

Que sont précisément ces objets ? Ils sont simples, usuels, assez anodins pour la plupart d’entre eux, courants, domestiques, préhensibles et façonnés par la main de l’homme. Après en avoir répertorié un assez grand nombre, je me suis amusé à les trier et à les ordonner en plusieurs classes, que voici :

  • Brosse, peigne, balai, étrille, râteau, trident ;
  • Miroir ;
  • Linge, drap, serviette, torchon, mouchoir ;
  • Bouteille, bouchon ;
  • Outre, pot, plat ;
  • Éponge ;
  • Sel, soufre ;
  • Briquet, pierre à feu ;
  • Couteau, épée, pierre à aiguiser ;
  • Pierre, caillou, boule d’or ;
  • Marteau ;
  • Branche, rameau, roseau, feuille, fruit.

Rien que de très banal en somme, à portée de main donc (à l’exclusion de la boule d’or). A quoi sert donc au héros de s’embarrasser de toutes ces choses (de trois d’entre elles, précisément) ? Par exemple, il se voit affecter un trident, un râteau et une brosse. Eh bien, au cours de l’histoire, le héros, prévenu du danger, met les voiles, et ne prend pas longtemps à comprendre que son martyriseur – geôlier ou ogresse – ne l’entend pas de cette oreille. Ainsi s’engage une course-poursuite entre le fugitif et son poursuivant. Afin de distancer davantage son assaillant, le héros jette un des objets magiques derrière lui : s’ensuit une première transformation en quelque chose de beaucoup plus immense, d’infiniment grand, impénétrable, infranchissable, inextricable, insaisissable, immuable, immobile, non mutable, voire indéterminé, afin, on l’a bien compris, de mettre des bâtons dans les roues du persécuteur. Et l’on répète deux autres fois le jet d’un nouvel objet qui provoque une métamorphose de plus en plus grandiose, la protection accordée par les objets successifs ne faisant que croître au fil du récit.

Penchons-nous donc également sur ces transformations. J’ai repéré, au cours de mes lectures, un certain nombre d’éléments que j’ai pareillement mis en ordre dans les listes suivantes :

  • Montagne : chaîne de montagnes, montagne boisée, montagne immense, montagne pleine d’aspérités, montagne ferreuse. Si l’on voit des miroir, rasoir, brosse ou peigne être jetés, en réponse y correspondent des montagnes de miroirs, de rasoirs, de brosses ou de peignes ;
  • Rocher ;
  • Vallée ;
  • Mer (de feu, houleuse, d’eau brillante), lac, étang, rivière, fleuve, autre étendue d’eau non déterminée ;
  • Plaine ;
  • Forêt, fourré, roncier, haie d’épines ;
  • Autres : ténèbres profondes, grande nuée, cataracte de feu (on rencontre très peu de phénomènes météorologiques comme la grêle, la foudre, l’ouragan ou toutes autres manifestations violentes de ce type).

Si les objets jetés appartiennent tous à la sphère humaine, ici nous remarquons qu’il s’agit essentiellement d’éléments paysagés, non humain par définition. Par le jet, on constate une forme de transfert de forces, du moins un appel à la Nature et à ses forces supérieures. L’objet magique l’est parce qu’il confère le pouvoir de métamorphose. Par certains facteurs qui le définissent, il convoque les forces d’un autre « objet » auquel il est apparenté. Par exemple, le miroir, objet plat et réfléchissant, fait nettement référence à la puissance de la mer ou du champ de glace, eux aussi concernés par les critères « plat » et « réfléchissant », tout en ajoutant des caractéristiques qui leur sont propres. Par une sorte de magie sympathique, on observe des analogies manifestes entre l’objet magique et sa transformation, fonctionnant par accord, affinité, proximité et voisinage d’idées. Donnons quelques exemples :

  • Un poil : une haie d’épines, une montagne boisée ;
  • Une pierre : un rocher, une montagne ;
  • Un plat : un lac ;
  • Un drap, un linge, un mouchoir, un torchon, une serviette : un lac, un fleuve ;
  • Une bouteille : une grande étendue d’eau, une rivière ;
  • Un rameau : une forêt ;
  • Une feuille : une forêt ;
  • Un briquet : une cataracte de feu.

Parmi d’autres relations, l’analogie fait défaut :

  • Un couteau : une plaine ;
  • Une pomme : une montagne ;
  • Une éponge : une forêt, une montagne ;
  • Un marteau : une montagne ;
  • Un bouchon : un étang ;
  • Une pierre à aiguiser : une rivière ;
  • Une pierre à feu : une montagne ;
  • Un morceau de soufre : un lac.

Ces quelques exemples permettent de constater qu’une même protection peut naître de divers objets magiques, tandis qu’un seul objet est capable de métamorphoses multiples, l’étrille, par exemple. Elle ne se transforme pas moins qu’en mer de feu, roncier, montagne, vallée, rivière, mer et forêt. On observe la même prodigalité avec un objet assez similaire, mon objet magique favori, le peigne : ainsi le voit-on se muer en forêt, plaine immense, fleuve, montagne de peignes, montagne pleine d’aspérités, chaîne de montagnes, etc.



Certaines transitions sont simples : on élargit, agrandit, approfondit, etc. un objet quelconque en son semblable démultiplié : une goutte d’eau devient ainsi un lac d’eau froide, une épine un bois d’épines noires, un éclat de pierre un grand rocher. Mais cela ne laisse que peu de place à l’imagination. Dans les exemples de métamorphoses de l’étrille et du peigne, certaines sont plus ou moins malheureuses : étrille/rivière et peigne/fleuve par exemple. On ne voit aucun lien logique avec un champ symbolique qui unirait ces deux couples. Parfois, la relation, pour peu claire qu’elle nous paraisse, semble pouvoir s’expliquer par des procédés quelques peu tirés par les cheveux. C’est le cas de la boule d’or dont la projection amène l’apparition d’une montagne de fer ! On transite d’un petit objet à un gros, d’un métal précieux à un autre vil (on aurait pu envisager l’inverse, pour peu que le poursuivant soit cupide et un peu niais…). Mais dès lors qu’on a affaire à des analogies plus fines, c’est tout un monde fantastique et merveilleux qui s’ouvre devant nous : quand l’étrille, la brosse ou encore le peigne se transforment en bois touffu, comme cela se produit dans le conte russe de Baba Yaga traduit par Louis Léger (1843-1923), le message est très clair ! Cette forêt doit être aussi épaisse que les poils de la brosse, les troncs de ses arbres aussi resserrés que les dents du peigne ou de l’étrille. On observe aussi un motif qui va crescendo, à travers la triade suivante : trident, râteau et brosse. Du premier jet au dernier, le nombre de dents/poils ne fait qu’augmenter, c’est-à-dire qu’on force de plus en plus le poursuivant à la contrainte et aux difficultés afin de lui faire définitivement lâcher prise (il renonce, se noie, succombe sous un rocher, etc.) : plus l’objet se fractalise (ou multiplie l’une de ses caractéristiques défensives), et plus le persécuteur doit s’obliger à perdre de précieuses minutes à s’empêtrer dans l’obstacle ou à le contourner, alors que le héros, lui, peut, parce que c’est de son ressort, facilement le traverser (on retrouve cette aisance dans le conte de la Belle au bois dormant : le prince s’avance dans l’épaisseur sombre et touffue du bois qui entoure de toutes parts le château dans lequel repose la princesse Aurore : les arbres s’écartent à son passage et se resserrent après lui. Mais il n’est pas question ici d’un objet magique et encore moins d’une course-poursuite).



Comme je l’indiquais un peu plus haut, mon objet magique fétiche, c’est le peigne. Lisant Baba Yaga, je m’étais imaginé Vassilissa-la-très-belle jetant son peigne derrière elle, ce qui a pour conséquence de faire surgir « une forêt dormante et épaisse ». Par le biais de sa transformation en un massif végétal impraticable, le peigne protecteur permet de communiquer et de s’identifier à des puissances supérieures. Le peigne, en tant qu’objet censé remettre de l’ordre et dénouer un problème (le nœud), est favorable au héros, mais jamais à son assaillant. La seconde métamorphose que j’ai trouvée audacieuse, c’est celle d’un pot qui fait apparaître de profondes ténèbres. En Inde, le pot est un symbole féminin et aquatique, assez semblable à la marmite matricielle. Il n’est pas étonnant de faire surgir cette obscurité enténébrée de l’insondable vacuité d’un pareil trou noir.

Voilà. Si jamais vous planchez sur la protection énergétique et les cercles magiques, ça peut sans doute vous donner quelques idées… ;)

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Le figuier (Ficus carica)

L’irrésistible figue ! Qu’elle soit sèche ou fraîche, remède ou dessert, on n’a jamais tari d’éloges à son sujet depuis des milliers d’années. Faisons donc une large place à ce fruit civilisateur autour duquel on a tant tourné qu’on pourrait en emplir des pages et des pages. En voici quelques-unes…

Beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Les anciens Grecs considéraient la figue comme le fruit civilisateur que la déesse Déméter offrit aux premiers agriculteurs de l’histoire, après que Phytalis lui ait fait bon accueil alors que, éperdue, la déesse recherchait sa fille Coré enlevée par Hadès. Cela, c’est ce que l’on apprend si l’on se penche sur la mythologie grecque. Mais si l’on jette ses regards au delà, l’archéologie nous en fait savoir bien davantage sur le passé de la figue. Par exemple, au nord-est de l’état d’Israël, sur les rives du lac de Tibériade, le site archéologique dit d’Ohalo II a permis la mise à jour de plus d’une centaine (140) d’espèces de graines différentes dont des graines de figuier (et de framboisier, également). Dans ce site datant de 21 000 ans avant J.-C., il a été constaté un effet de sédentarisation certes limitée, visible en ce que les hommes s’y livrèrent à des ébauches de proto-agriculture suffisamment poussées pour que ces essais s’accompagnent déjà de la présence des habituelles « mauvaises » herbes qu’on voit surgir en pareil cas. Peut-on en déduire que, très probablement, il y a 20 000 ans, l’homme consommait occasionnellement les figues qu’il rencontrait sur son chemin ainsi que toutes ces baies qui lui valurent le surnom de chasseur-cueilleur ? Probablement. Sachant cela, et dans l’attente de tout ce qui nous reste encore à apprendre sur la figue, l’on ne s’étonnera pas qu’en Béarn l’on ait beaucoup d’estime pour les figuiers qui poussent près des habitations, ce qui est une façon de faire honneur à ce vieux compagnon de route historique. D’après Athénée de Naucratis, grammairien d’origine grecque, « c’est la figue qui a introduit parmi les hommes une manière de vivre moins grossière » et plus raffinée. De là à dire que ce fruit ait extirpé un pseudo-homme mal dégrossi de son statut de bête pour en faire un gentleman, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas, d’autant que les hommes de Tibériade, d’il y a 23 000 ans, c’étaient déjà des Homo sapiens, c’est-à-dire des gens comme nous ^.^ Reconnaissons donc que s’être tourné du côté de la figue à cette époque fut loin d’être une erreur. On peut donc suggérer aux imbéciles d’aujourd’hui de manger des figues ^.^

Souvent placé à la limite de la vie et de la mort, le figuier passe pour un arbre anthropogonique et générateur : « les figues sont en relation, non seulement avec la fécondité, mais avec le monde des ancêtres, d’où celle-ci remonte, portée en quelque sorte, à partir des racines plongeant dans la terre, par la sève des arbres et singulièrement du figuier priapique. Ainsi dépose-t-on des figues dans les premiers sillons lors des labours et en abandonne-t-on sur les tombeaux et dans les sanctuaires comme la ‘part des Invisibles’ » ; les figues sont ‘l’offrande de choix réservée aux morts’ »1. C’est ainsi qu’on le considérait en Afrique du Nord il n’y a pas si longtemps, de même qu’en Égypte au temps des pharaons : il était alors arbre de vie, arbre de la déesse Nout portant des fruits conférant l’immortalité, également nourriture des défunts, prodiguant abondance, génération, prospérité et richesses multiples, ornement probable des cornes d’abondance avec grappes de raisins et autres grenades peintes en rouge sensuel. D’ailleurs, la vue qu’offre une figue entrouverte ne s’apparente-t-elle pas quelque peu à celle d’une grenade qu’une main experte aura séparée en deux parties ? La figue, en tant que réceptacle qui accueille de minuscules fleurs dont les véritables fruits ne sont autres que ces graines qu’on l’on sent craquer sous la dent quand les mâchoires se referment sur elles, appelle, par sa ronde douceur, un espoir de vie(s) nouvelle(s), à l’image de tous les fruits et légumes abritant une kyrielle de graines dans leur chair. Contrairement à la fraise, ces fruits minuscules ne sont pas extérieurs à la chair du réceptacle2. Pour que la figue se révèle, il faut donc la dévoiler. C’est à ce titre que les sycophantes – littéralement « les révélateurs de la figue » – jouèrent un rôle assez nébuleux, sans doute initialement dépositaires de certains mystères relatifs à la fécondité, mission probablement périlleuse tant les Grecs considéraient la figue aussi bien femelle que mâle (on s’étendra plus loin sur sa « sexualité »). « Sans doute [que] l’expression [de sycophante] cache-t-elle symboliquement un rite d’initiation de la fécondité » propre aux sociétés agraires primitives3. Comme l’on glisse très souvent du sacré au profane, le mot sycophante n’a plus servi qu’à nommer ceux qui dénonçaient la contrebande de figues – produit de première nécessité – et le vol de figues sur les figuiers consacrés. Devenu triste canéphore, le sycophante ne demeure plus qu’un vulgaire calomniateur et désigne, in fine, celui qui ouvre la bouche au lieu de la maintenir fermée. Puisque « les sycophantes révélaient […] en public des secrets qui auraient dû être tus », ils ont été suspectés de délation et de sacrilège4. Bref, terminons-en là avec cette information un peu indigeste et revenons-en aux rites de fécondité relatifs à la figue, au travers d’un procédé, la caprification, dont le sens, en l’espace de plusieurs siècles, s’est perdu : par exemple, au XIXe siècle, dans la campagne de Palerme, on suspendait des couronnes de rameaux de figuier aux arbres en cours de fructification afin d’assurer la parfaite maturation de leurs fruits. Or, quand on remonte le fil des sources, on constate que les arbres concernés par un tel rituel ne sont pas n’importe quels arbres fruitiers mais exclusivement des figuiers : on attachait des rameaux fleuris de figuier sauvage (ou caprifiguier) aux branches des figuiers cultivés afin de faciliter la fécondation des fleurs femelles de ceux-ci ! Caprifiguier, quel drôle de nom ! Il est très proche du capricorne, caper signifiant « bouc », terme issu d’un verbe grec, kapraein, « être en rut », ce qui rapproche ce figuier sauvage de la luxure et de la lubricité. A bien observer la forme scrotale de la figue, on comprendra de suite que l’expression « cueillir des figues » prend la même forme en grec – sykadzein – que cette autre expression : « palper les bourses ». A croire que tout tourne autour des parties, en somme. C’est pas peu dire ! Le nom grec de la figue est lui-même sujet à une interprétation sous-ventrière. Si, initialement, la Crète distinguait la figue fraîche, olynthos, de la sèche, sykon, c’est ce dernier mot qui s’est imposé en Grèce pour qualifier la figue, et ce quelque soit son état. Or, ce sykon fait référence au caractère succulent de la figue, en relation avec le latex blanc qui apparaît à la cassure du pédoncule (pour ne pas dire la queue). Si l’on rajoute à cela le fait que le mot sykon servait à désigner le mont de Vénus chez la femme, je pense que le panorama est à peu près complet, puisqu’il englobe aussi bien des aspects masculins que féminins. Ce latex est une forme d’« eau », et l’on connaît le pouvoir fécondant des eaux porteuses des germes de toute vie. Il est à l’image de la figue bourrée de semences, analogue en tout point aux testicules enfermés dans la toile du scrotum (c’est une raison pour laquelle, chez les Berbères, on n’emploie pas le mot usuel qui désigne la figue, trop semblable aux testicules, par pudeur, mais la saison à laquelle la figue est récoltée, c’est-à-dire l’automne, autrement dit : khrif). Ce fruit est déjà tout cela et même plus encore, car, par extension, il figure aussi, bien que plus rarement, un pseudo-membre viril. Or, comme la montée de sève est consacrée au dieu Mars (avant qu’il ne devienne qu’un simple dieu guerrier, Mars était un dieu de la nature en fleurs qui présidait au renouvellement printanier de la végétation), on peut y voir là son glyphe même : ♂ ne serait plus seulement la représentation d’un bouclier et d’une lance, mais la stylisation d’une verge en érection et d’un testicule vu de profil. Mais plus qu’à Mars, c’est davantage à Dionysos et à Priape auxquels on pense relativement aux vertus génératrices du figuier. On utilisait du bois de figuier pour sculpter des statues à l’effigie de ces divinités, quand ce n’était pas, de manière tout à fait univoque, des phallus que l’on processionnait lors des Dionysies. La portée sexuelle d’un tel rite était donc clairement affichée, et on cherchait à la magnifier grâce à des offrandes de figues faites au dieu de la vigne.



Pietro Bernini, Priape (1616). Metropolitan Museum of Art (New-York).


Du côté féminin, on accorda à la figue un « aspect de vulve aux saveurs occultes (Francis Ponge), ce qui, au reste, lui convient parfaitement, puisqu’en italien le mot fica (figue) s’applique aussi à la vulve (de même qu’aux testicules, au travers d’une expression que les Milanais ne sont pas prêts d’oublier : « fare la fica e la fava »). Coupe mystique offerte lors des mariages, la figue est encore l’image d’un sein que d’aucuns considérèrent comme avachi (de même qu’on y voyait un pauvre couillon fripé). Ce qui donne une drôle d’idée du rôle aphrodisiaque de la figue. Ne serait-elle pas l’expression d’une gloire fanée, séduction de la ridule et de la flétrissure ? Alors que, bien mûre et oubliée sur l’arbre, la figue prend l’allure d’un vieux pouf en simili cuir usé, son arbre, paré de feuilles à texture caoutchouteuse, laisse sourdre ce latex séminal à la moindre rupture. Avec un tel arsenal, on aurait pu s’attendre à ce que la figue se la joue BDSM, mais même pas ! Elle n’est pas si démonstrative, abandonne cravache et tenue intégrale de cuir noir à d’autres. Bien au contraire, cette mignonne grassette, grosse sultane joufflue, officie dans le secret de son alcôve qui dissimule ses amours aux regards, « chambre close où se célèbrent des noces » (André Gide). Elle est courtisane qui s’abrite dans son boudoir, femme languide assoupie dans la tiédeur du harem, toute transpirante d’ambre et de musc. Molle et melliflue, elle semble peu propice aux jeux d’amour, même quand on lui voit cette goutte visqueuse qu’on a nommé étrangement « larme de catin ». Elle paraît davantage portée à l’abandon lascif… d’autant que, paraît-il, le figuier protégerait en tant que felix arbor (arbre propice) du « coup de foudre »5. Cependant, au Moyen-Orient, où il semble que nous nous sommes transportés, les femmes confectionnaient des pénis artificiels en bois de figuier, qu’elles enduisaient ensuite d’une pulpe de dattes et de concombre. « Il est peu probable, conclut Jean-Luc Hennig, que cette technique ait uniquement été destinée à favoriser la conception »6. On pourrait s’arrêter là, mais non, j’ai décidé d’en rajouter une couche qui, malgré les apparences, poursuit sur la pente que nous avons empruntée depuis plusieurs dizaines de lignes. Sachez, donc, qu’en plus des analogies constatées entre la figue et les parties génitales tant masculines que féminines, que les anciens Grecs en découvrirent une autre entre ce fruit et le foie. Les Grecs engraissaient leurs oies avec des figues, ce qui avait pour conséquence de faire grossir le foie de ces volatiles. « Sous l’influence du nom grec, les Romains appelèrent le foie gras ficatum, le mot passa dans l’usage pour désigner le foie humain […]. Sans doute ne serait-ce là qu’une anecdote linguistique si le foie n’avait été pour les Anciens d’une part le siège des passions, en particulier de la colère, de la violence [NdA : Mars], et d’autre part un organe gorgé d’un suc amer, la bile, qui rappelle le lait âcre que contient la figue avant maturité »7. Galien rapportait que les hommes chargés de garder les vignes à l’approche des vendanges, ne se nourrissaient guère que de figues durant les deux mois qui précédaient la récolte du raisin. Et, tout comme les oies, ils avaient une très nette tendance à l’embonpoint, pour reprendre le bon mot d’Aristophane dans La Paix. Nous sont restées des expressions telles que « être gras comme une figue », « se nourrir de figues » (ficus edit), c’est-à-dire être abonné à la bonne chère et au luxe moelleux, en un mot « être figué », autrement dit : amolli et avachi. Nombreux furent les anciens Grecs et Romains à s’adonner au péché de la figue : Hérodote, Théophraste, Pline, Galien, Plutarque, Démocrite, etc., en firent l’éloge. Platon en fut si friand qu’on le surnomma phylosukos, le « mangeur de figues », une expression qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux jeunes gens dont aimait parfois à se régaler le philosophe.



Bassine remplie de figues carbonisées découvertes à Midéa (Grèce). 1250 à 1200 ans avant J.-C. Musée archéologique de Nauplie (Péloponnèse).


Huit siècles avant J.-C., Homère rapportait dans l’Odyssée que la culture du figuier avait déjà cours en Grèce. De même que chez les Égyptiens, la figue représenta une ressource alimentaire incontestable et faisait partie des repas avec le pain d’orge, les olives et le fromage de chèvre, et était consommée annuellement à l’état sec. Peut-être davantage que pour les Grecs, le figuier revêtit pour les Romains de l’Antiquité une importance capitale, puisque c’est, dit-on, un figuier qui stoppa dans sa course un panier jeté au Tibre, et qui ne contenait pas moins que Remus et Romulus. Le figuier aurait donc été impliqué au cœur même de la création de la cité de Rome, ce qui n’est pas rien. Cependant, la vénération du figuier dans la Rome antique s’avère relativement ambiguë. Le figuier était réputé dangereux lorsqu’on s’allongeait à son ombre, méthode privilégiée pour y faire la rencontre des fauni ficarii (plus tard apparentés à des spectres et à des démons spécifiques). On le disait si impur qu’il était à même de purifier l’impur, parce que ses caractéristiques rappelaient celles des choses – créatures monstrueuses ou livres impies – qu’on cherchait à détruire. Bien plus tard, dans les campagnes du département du Tarn, on considérait que brûler du bois de figuier dans la cheminée tarissait le lait des nourrices (Par sympathie ? Parce que le « lait » de l’arbre est desséché par la chaleur de l’âtre ?) Hildegarde de Bingen elle-même affirmait quelque chose d’approchant : « Si on fait brûler son bois dans le feu et que sa fumée touche quelqu’un, cette personne en est blessée et rendue malade »8. Mais ce qui, durant l’Antiquité, demeure le plus curieux concernant les pratiques ambiguës en rapport avec le figuier, c’est sans doute des rites expiatoires qui se pratiquaient en Grèce : « Il existait à Athènes, comme dans d’autres cités grecques, un rite annuel qui avait pour but d’expulser périodiquement la souillure de la ville, en processionnant à travers la cité deux pharmakoi »9 que l’on recrutait « parmi les gens de basse condition que leurs méfaits et leur laideur physique désignaient comme des êtres inférieurs, dégradés, le rebut de la société »10. On choisissait un homme et une femme. Au premier, l’on faisait porter un collier de figues noires, et à la seconde un collier de figues blanches. Cette cérémonie avait lieu le premier jour de la fête des Thargélies, durant laquelle on fouettait les profanes avec des rameaux de figuier, puis on les expulsait afin de bannir avec eux les calamités qui affectaient la cité. Le pharmakós, qui s’apparentait alors à ce que l’on peut appeler un bouc émissaire, n’avait pas que le sens de remède qu’on lui a conservé aujourd’hui, c’était avant tout l’être immolé en expiation des fautes d’un autre. A Rome aussi, on avait un sens de la pureté tout à fait extrémiste : on sait qu’il poussa un figuier sur le toit d’un temple dédié à la déesse Dia desservi par les vestales. Ce temple fut détruit de fond en comble. « De même que l’on ne tue pas un malade de peur qu’il puisse mourir, il faut qu’il y ait eu une raison plus sérieuse et plus grave pour amener la démolition de tout le temple sur le toit duquel le figuier avait poussé »11. Il faut dire qu’un arbre phallique (pour rappel : Adam, Mars, Dionysos, Priape, etc.) au beau milieu (c’est une image ! ^.^) des vestales, ça fait désordre tout de même !… On peut donc parler d’arbre hérétique, dans le sens où il est habité d’une inclination alternative, d’un choix d’existence différent de celui des vestales. Cette question de l’hérésie plaquée sur le figuier, on la retrouve bien évidemment dans le christianisme. Si, hérétique, la figue ne l’est sans doute pas, elle présente bel et bien un double visage dans ce vaste ensemble pas toujours cohérent qu’est la Bible. On se souviendra qu’il est communément admis que l’arbre tentateur du paradis perdu passe pour un figuier, comme inscrit dans la Genèse. Après leur faute, Eve et Adam « cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures »12. L’idée est séduisante vu tout ce que nous avons dit des propriétés anthropogoniques et génésiques du figuier (si ce n’est pas lui, eh bien il s’agit de je ne sais quel autre pomum, terme qui ne nous dit à peu près rien, puisqu’il s’appliquait à la plupart des arbres fruitiers de l’époque). De phallique, il devint funéraire, sinistre, sinon diabolique. Il est vrai que le figuier, ne serait-ce que par son étrange configuration, projette une drôle d’ombre, indépendamment de son lien serré avec Judas dont on dit habituellement qu’il se serait pendu à un figuier (il se pendit à tellement d’arbres que le pauvre ne dût plus savoir où donner de la tête ^.^). Dans l’un de ses contes, le napolitain Giambattista Basile décrivait la figue en usant d’une image : son « col de pendu », disait-il. Par sa couleur (surtout quand la figue est violette), elle prend l’allure d’une petite bourse étranglée. Initialement blanche, c’est-à-dire non souillée, la figue prit cette couleur noire tandis que s’ensanglantèrent ses entrailles par la faute de Judas, ce qui priva même, dit-on parfois, le figuier de la capacité de fructifier. On incrimina donc le figuier sauvage, ce caprifiguier dont nous parlions tout à l’heure, car comment donc son homologue cultivé, qui fournit des fruits aussi savoureux, aurait-il bien pu s’associer à une aussi macabre opération ? Bien qu’orné d’une exubérance de feuilles, l’on ne vit plus un seul fruit venir au figuier sauvage après la pendaison de Judas à l’un de ces arbres. En Sicile, on pense qu’il ne fleurit plus depuis ce sinistre événement, et l’on voit dans chacune de ses feuilles comme un diable dessiné, ces feuilles même qui recouvrirent ces organes que nous ne saurions voir. En entremêlant Adam et Judas, la vie et la mort, une espèce d’alpha et d’oméga, le christianisme accorda effectivement une place bien singulière au figuier, semblable à ce qu’il fit d’un autre végétal. On dit de la figue qu’elle est aux fruits ce que la rose est aux fleurs. Il s’avère que ces deux végétaux partagent des caractéristiques communes dans leurs attributions symboliques, entre autres la valeur érotique qui, selon le « bord » dont on se réclame, peut être plaisante ou malfaisante. Enfin, il n’était pas en odeur de sainteté auprès de Jésus, car cet arbre incarne pour lui la vanité de l’intellectualisme, cette même science qu’il maudit dans Matthieu13 après avoir expulsé les marchands du Temple. Pour en terminer là, relativement à la décollation de saint Jean-Baptiste, qui eut lieu sous un figuier, l’on est beaucoup moins disert sur l’hypothétique rôle que cet arbre pût jouer à ce moment précis. C’est vrai que la décapitation de Jean le Baptiste, sous les dehors sanglants qu’elle peut prendre, est aussi un moyen de montrer que pour accéder à un état d’être supérieur, il faut être prêt à perdre la tête.

Après cela, entre interdits divers et malédiction, on peut se demander ce qu’il peut bien rester au figuier et à sa figue. Il paraît à peine croyable que des médecins, à toutes les époques, aient réussi à dépasser les différentes réputations faites à la figue afin de s’en servir comme matière médicale. Pourtant, ce fut bien le cas, bien que l’on ne s’empêchât pas de raconter quelques absurdités à son propos comme on le verra. En attendant, l’on peut dire que les vertus médicinales du figuier n’échappèrent pas aux anciens Grecs. Par exemple, Dioscoride, dans sa Materia medica (I, 154), exposa les principales vertus des figues fraîches mûres, ainsi que celles des figues sèches, qui s’opposent en presque tous les points : la première est rafraîchissante, coupe la soif et lâche l’estomac, tandis que la seconde est échauffante, engendre la soif et ramollit le ventre (cela ne l’empêche pas pour autant d’être un remède des poumons, des voies basses et du système vésico-rénal). Quant aux feuilles de figuier, on pouvait les cuire et les appliquer ainsi localement, formant des cataplasmes efficaces contre la « lèpre », les maladies cutanées chroniques, les plaies enflammées, ainsi que ces verrues dont la forme évoque celle d’une figue, les fics (en grec, le mot sukè désigne, d’ailleurs, autant le figuier que ce fic-là).

Au Moyen âge, l’école de Salerne, sise en un climat méditerranéen plein d’enthousiasme, connaissait parfaitement la figue : « Crue ou cuite, la figue est un fruit des meilleurs ». Mais gare aux excès, car elle est extrêmement nourrissante, en plus d’être laxative, pectorale et maturative des tumeurs. En plus de cela, la plupart des réceptuaires médiévaux la donnaient efficace contre la dysenterie et les hémorroïdes. Hildegarde de Bingen, pas située sous le même climat que la riante Campanie, qualifiait le Fichbaum « à l’image de la crainte », bien qu’elle indiquât que l’écorce et les feuilles de cet arbre pouvaient constituer de bons remèdes pour la poitrine et les reins, pour endiguer les maux de tête et le larmoiement. Quant au fruit, c’est tout juste si elle le jugeait correct pour le malade, et encore à condition de le modérer et de le tempérer en le trempant dans du vinaigre en tout premier lieu. En revanche, la figue « ne vaut rien à manger pour le bien-portant, parce qu’elle lui donne le goût du plaisir et de l’orgueil : il en deviendra ambitieux, recherchera les honneurs et sera cupide et aura des mœurs capricieuses, si bien qu’il ne sera jamais dans les mêmes dispositions d’esprit »14. Comment expliquer la dureté du ton de la bénédictine autrement que par le rapport potentiellement existant entre le figuier et Judas, une relation que Hildegarde ne devait pas ignorer. Si tel est le cas, nous constatons à quel point le prisme du dogme religieux est en mesure de faire dire bien des âneries. Comme quoi, même les plus grands esprits peuvent s’égarer, eux aussi, en vertu d’une croyance. Quoi que cela ne soit pas pire que les énormités qui furent déclamées durant la Renaissance, bien que l’estime que l’on avait pour le figuier transparaisse dans de nombreuses publications de l’époque. Nombre de médecins en recommandaient le fruit comme aliment d’hygiène et de santé, à destination des patraques et autres convalescents, ce à quoi nous ne pouvons qu’accorder raison à l’exposé des quelques informations qui suivront un peu plus loin, mais pas avant que nous nous soyons penchés sur un joli lot d’affabulations choisies ^.^ Dans le courant du XVIe siècle, Prosper Calamo soutenait qu’une trop grande consommation de figues provoquait bien des désagréments parmi lesquels la survenue d’ulcères gastro-intestinaux, ainsi que l’infestation par la gale et les poux (cette réputation aura la vie dure, puisqu’on rencontrait encore cette superstition dans le Dauphiné au XVIIIe siècle). Puis, un siècle plus tard, le médecin portugais Zacutus Lusitanus (1576-1642) relatait qu’un excès de figues occasionna, chez une femme enceinte, de bien curieux effets : une fièvre violente, des convulsions, une coloration pourpre de la peau… Enfin, le médecin genevois Théophile Bonet déclara dans un ouvrage de 1679 (Sepulchretum seu anatomica practica) qu’à la suite d’un trop copieux usage de figues, un enfant fut affecté par le genre de carcinome que l’on appelle squirrhe. En comparaison, Nicolas Lémery, une vingtaine d’années plus tard, ne fit pas plus que reprocher aux figues fraîches leur digestibilité compliquée, alors qu’il pensait les sèches de bien meilleur effet, comme le prétendait déjà un auteur de la Renaissance en 1597, Antoine Constantin. On sent bien qu’il y a trois siècles, il n’y avait pas encore tout à fait d’unanimité sur ce point : la figue est-elle digeste, si oui dans quel état ? En revanche, Lémery nous offre un portrait synthétique tout à fait convainquant des propriétés et usages de la figue : « Elles adoucissent les âcretés du rhume et de la poitrine, elles fortifient les poumons, elles amollissent les duretés, elles excitent l’accouchement, elles résistent au venin, elles soulagent les maladies des reins et de la vessie, étant prises intérieurement en décoction ; on en fait des gargarismes pour les maux de gorge et de la bouche ; on en applique aussi extérieurement pour digérer et pour hâter la suppuration »15. A cela, nous pouvons ajouter qu’au XVIIIe siècle, la figue, pour ses vertus émollientes, résolutives et maturatives, s’appliquait avec efficacité sur engelures, phlegmons, bubons et autres anthrax.



Le figuier est un arbre d’assez petite taille (3 à 5 m chez les spécimens cultivés, mais peut parfois atteindre le double si on le laisse croître sans l’entraver) qui pousse dans des sols rocailleux qui ne sauraient être ni acides ni trop humides. Bien qu’évoquant immanquablement le Sud, il est parfaitement exact que l’on a découvert des empreintes fossiles de feuilles de figuier dans le Bassin parisien. S’il peut effectivement se développer sous des latitudes septentrionales, c’est tout de même autour de la mer Méditerranée qu’il fructifie le mieux. Son aire de répartition géographique idéale, qui s’étend de l’Afrique du Nord aux pieds du Caucase, coïncide parfaitement avec celle de l’olivier. Dans ces zones ensoleillées, on peut procéder à deux récoltes annuelles, la première au début de l’été, l’autre en automne. Plus au nord, le manque de chaleur et le défaut d’ensoleillement font que la maturation des fruits s’en trouve ralentie, parfois inhibée (c’est un phénomène qui n’est en rien l’apanage du figuier, bien d’autres végétaux y sont sujets).

Ce drôle d’arbre au tronc gris et tortueux porte de larges feuilles palmées, alternes, profondément échancrées en lobes bien dessinés. Épaisses et succulentes, elles sont vert foncé au-dessus, plus pâles et pubescentes sur la face inférieure, enchâssées sur un pétiole rude. A cette caractéristique foliaire, on peut ajouter une autre étrangeté : le figuier semble dénué de fleurs. Pourtant, elles existent bel et bien, mais se cachent au sein de ce renflement que l’on appelle la figue, tapissant l’intérieur de cet appendice en forme de poire. On peut constater la présence de ces fleurs lorsqu’on coupe en deux une figue pas encore mûre. Plus tard, après la fécondation, les fleurs donneront naissance aux fruits véritables, de petits grains croquants contenus à foison dans la figue, qui n’est en définitive qu’un gros sac rempli de petits fruits. Pour en savoir davantage sur le mode de reproduction du figuier, veuillez consulter cette page.

De figuiers, il existe de multiples variétés dont les coloris des fruits s’étalent du très clair au très foncé (pour ne pas dire blanc ou noir, ce qui serait fort inexact). La coucourelle blanche est une figue à peau vert jaunâtre pâle, un peu à la façon de la figue dite de Marseille (vert pâle à jaune), de la Sucre vert (vert jaune) et de la Bourjassotte blanche (vert jaune également). Entre les deux teintes extrêmes, on trouve des figues vertes (Blanche d’Argenteuil) ou jaunes (Grosse jaune). Enfin, concernant les figues à la peau sombre, on observe plusieurs nuances : du rougeâtre plus ou moins violet (Sultane), du bleu ardoise (Bourjassotte noire), du violet (Bellone de Nice, un nom qui s’inspire peut-être de celui de la déesse de la guerre Bellona, tantôt sœur du dieu Mars, tantôt son épouse. Décidément !), du brun violet (Ronde de Bordeaux), enfin du noir violacé (Noire de Barbentane).



Deux variétés de figues : la « Longue noire de Caromb » et la « Goutte d’or ».


Le figuier en phytothérapie

Vu la disproportion que l’on peut constater entre les apports strictement médicaux abordés dans la partie précédente, et tout ce qui est du domaine de la croyance, de la mythologie et de la religion, on peut craindre de voir cette seconde partie relativement peu garnie. Si la gemmothérapie n’était pas venue nous sauver la mise, nous devrions encore nous contenter du peu qu’on a pu dire des effets thérapeutiques du figuier en phytothérapie, un arbre qui n’est pas autrement connu que pour l’usage de sa figue dans ce domaine (on voit, de temps à autre, d’anecdotiques recettes faisant participer les feuilles, les rameaux ou le latex, mais comme il y a absence de consensus à leur sujet, on n’ira pas plus loin sur ce point, nous contentant de la figue et de l’élixir de bourgeons de figuier).

Fruit bizarre qui n’en est pas un, la figue, qui se décline en plusieurs formats et coloris, est reconnue médicinale lorsqu’elle est jaune ou violette. En terme de composition, selon qu’elle est fraîche ou sèche, l’on observe de grandes disparités : c’est que l’on ne passe pas de 100 calories aux 100 g à l’état frais à 250 calories pour le même poids de figues sèches, sans que cela ne s’explique par une profonde transformation du profil biochimique de la figue. Voyons plutôt :

*Dont : fer, brome, calcium, manganèse…

A cela, rajoutons encore 1 % d’acides organiques, des enzymes, des flavonoïdes, une bonne part de vitamines (pro-vitamine A, vitamines B1, B2, B3, C), du mucilage, etc. Quant au latex de la plante, suc laiteux, âcre et corrosif, il contient lipodiastase, amylose, protéase et une quantité suffisante de furocoumarines pour rendre le figuier photosensibilisant par toutes ses parties vertes.

Propriétés thérapeutiques

La figue :

  • Nutritive, tonifiante
  • Stomachique, digeste, laxative légère, dépurative intestinale, vermifuge (?)
  • Expectorante légère, pectorale
  • Adoucissante, émolliente
  • Diurétique
  • Rafraîchissante
  • Maturative

L’élixir :

  • Sédatif, anxiolytique, régulateur du système nerveux
  • Régulateur de l’appétit, des sécrétions gastriques, abaisse l’acidité stomacale

Note : le latex est antalgique et purgatif, les feuilles emménagogues, prescrites en infusion quelques jours avant la date présumée du début des règles, mais aussi antitussives et toniques de la circulation. Quant au jeunes rameaux, ils constituent un laxatif doux bien adapté aux enfants.

Usages thérapeutiques

La figue :

  • Troubles de la sphère respiratoire : toux, enrouement, aphonie, irritation et inflammation de la gorge et des voies basses, rhume opiniâtre et traînant, catarrhe bronchique, bronchite, bronchite chronique, laryngite, trachéite, coqueluche, pneumonie, accès fébrile aigu
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, néphrite et autres inflammations urinaires, catarrhe vésical, hydropisie
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : dyspepsie, constipation, constipation rebelle, gastrite, colite et autres inflammations intestinales, diarrhée, intoxication alimentaire (aux fruits de mer et poissons)
  • Affections bucco-dentaires : aphte, stomatite, gingivite, fluxion dentaire, abcès dentaire
  • Affections cutanées : furoncle, dartre, brûlure, plaie atone, piqûre d’insecte, morsure, tumeur cutanée enflammée, maladies cutanées chroniques
  • Maladies infectieuses : la figue est rafraîchissante lors de rougeole et scarlatine
  • Asthénie physique et/ou nerveuse, convalescence, grossesse ; la figue est aussi fort profitable de 7 à 77 ans (enfants, adolescents, personnes âgées), et jusqu’au sportif (qui fait appel à ses bons services depuis au moins le temps des athlètes grecs de l’Antiquité)

L’élixir :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : mauvaise digestion, dyspepsie, nausée, vomissement, dysphagie œsophagienne, reflux gastro-duodénal, aérophagie, ballonnement, colite, diverticulite, colique, ulcère (duodénal, gastrique), pulsions alimentaires (boulimie, fringale, envie sucrée)
  • Troubles de la sphère gynécologique : améliore le syndrome prémenstruel, utile dans la plupart des effets pénibles de la ménopause
  • Troubles du système nerveux : stress, nervosité, angoisse, excès de pensées, insomnie, réveil nocturne, surmenage, burn-out, palpitations et tachycardie (d’origine nerveuse et non pas cardiaque), céphalée, migraine, mal des transports, jet lag (on saisit son implication dans les addictions alimentaires)
  • Action bénéfique auprès des articulations (souplesse, etc.)

Modes d’emploi

  • Figue fraîche ou sèche, en nature.
  • Figue sèche à faire tremper dans de l’eau à température ambiante toute la nuit (à la façon des pruneaux).
  • Cataplasme de figues fraîches.
  • Décoction de figues fraîches bouillies dans le lait ou l’eau (pour la valeur d’un bol de liquide, on compte trois à quatre figues coupées en quatre). A utiliser de suite, en tisane ou en gargarisme.
  • Décoction de feuilles de figuier fraîches : comptez 25 à 30 g par litre d’eau (pour lotion, compresse, bain de siège, etc.).
  • Suc de figuier (latex) en application locale sur les cors et les verrues.
  • Élixir gemmothérapeutique : 5 à 15 gouttes dans un verre d’eau trois fois par jour, en dehors de la prise des repas. En cas de compulsion alimentaire, on peut, en cas d’urgence, faire de cet élixir le même usage qu’avec le Rescue du docteur Bach : une goutte pure sur la langue.
  • Recette d’une boisson reconstituante (état fébrile, convalescence, etc.) donnée par Jean Valnet : dans 10 litres d’eau, placez 1 kg de figues fraîches et quelques baies de genévrier. Faites macérer pendant huit jours, filtrez et embouteillez.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les figues se cueillent sur l’arbre entre août et septembre selon la localisation géographique. Pour les faire sécher, il faut tout d’abord les passer à l’eau salée bouillante, puis les exposer au soleil ou à la chaleur d’un four.
  • Quelques précautions doivent cependant être observées dès lors qu’on manipule le figuier à l’état frais : le suc laiteux qui sourd de la plante quand on en casse les feuilles, est caustique et irritant pour les muqueuses cutanées et oculaires. On observe parfois des dermites au contact des feuilles fraîches avec la peau. Possiblement photosensibilisant, ce latex n’est pas compatible avec une exposition solaire prolongée. Enfin, son application sur les cors et les verrues doit nous dispenser de l’employer partout ailleurs. Chomel relatait la mésaventure d’une dame de son époque, nous avertissant de la dangereuse causticité du suc de figuier : « Une dame en ayant mis plusieurs fois de suite sur un poireau qu’elle avait à la paupière inférieure, s’était attiré une violente inflammation, laquelle, jetant un peu de pus, était dégénérée en ulcère rongeant, qui avait mangé la paupière inférieure, et une portion des muscles de l’œil qui était tout à nu »16.
  • On considère que la figue sèche est de plus difficile digestion que la fraîche. Ceux qui ont de petites capacités digestives veilleront à cette distinction.
  • Le figuier (en gemmothérapie) est incompatible avec un traitement anticoagulant, ainsi que chez la femme enceinte.
  • Je ne vais pas m’étendre sur les innombrables usages culinaires de la figue, l’un des « quatre mendiants » (avec la noix, l’amande et le raisin sec), je me permets simplement de mentionner des emplois qui eurent cours et dont on n’entend plus parler : par exemple, à la lecture de Homère, l’on apprend que le latex de figuier fut utilisé parfois exclusivement comme présure pour faire cailler le lait (surtout bouilli) lors de la préparation de certains fromages. Ce même suc, qui présente bien des analogies avec le suc pancréatique, est capable de digérer la fibrine, c’est pourquoi, à l’instar du suc de papayer, il attendrit la viande (les recettes antiques de plats de viande qui requièrent de les cuire avec des figues, ne visent pas uniquement qu’un seul aspect gustatif). Sous des aspects convenables – sans doute sous l’égide de Vénus – il paraîtrait, selon Pline, que le figuier sauvage est capable de dompter les taureaux sauvages furieux (chose qu’on répétait encore dans la Maison rustique de 1597). Est-ce que tout cela peut avoir un rapport avec cette histoire d’attendrissement de la viande, hum ? ^.^ Quant aux figues fraîches, l’on sait bien que lorsque c’est la saison, on peut les déguster tout juste cueillies sur l’arbre. Fruit délicat et fragile, c’est ainsi qu’elle se mange préférablement, tant elle supporte avec difficulté les longs voyages. Sa chair se tale facilement, d’où il ressort que ce fruit moisit rapidement. Elle se transportait autrefois enveloppée dans des feuilles de chou, papier bulle naturel. Une fois sèches et complètement privées de leur eau de végétation, on peut les torréfier, les réduire en poudre et en élaborer une espèce de café ! Enfin, une fois tout ces préparatifs achevés, il ne reste plus qu’à faire la vaisselle : il paraît que les feuilles de figuier – sans que j’en ai bien saisi le mode d’emploi – s’avèrent être un très bon nettoyant des casseroles, bachasses et autres gamates !
  • Élixir floral de figuier : comme on utilise les fleurs pour confectionner ces élixirs-là, je me demande bien comment l’on s’y prend dans le cas du figuier. Sachez que cet élixir (à ne pas confondre avec ce qui se fabrique du côté de la gemmothérapie) permet d’apporter une plus large ouverture vers la confiance, en direction du monde extérieur. Il faut dire que la figue a un peu l’huître comme cousine ^.^ Il se destine donc non seulement à toutes les personnes animées par un excès de contrôle de soi, par peur de perdre pied, de se voir envahi et confus face à une situation perturbante. On retrouve, grâce à lui, de l’harmonie et de la souplesse dans le contrôle, ainsi que davantage de lucidité, chose qui semble un peu échapper au monde de la gemmothérapie. Se pose la question de savoir s’il est souhaitable de trop plébisciter le figuier, arbre qui forme peu de bourgeons et qui, paradoxalement, fait partie du quatuor de tête des ventes d’élixirs en gemmothérapie. N’est-ce pas risquer, à terme, une destruction de la matière première végétale ? A trop cueillir les mêmes bourgeons, ne peut-on craindre de scier la branche sur laquelle on s’est juché ? « Une gemmothérapie responsable se doit, elle aussi, de s’interroger sur les conséquences de l’augmentation du marché de la gemmothérapie sur les bourgeons prélevés en sauvage »17. La gemmothérapie, de même que l’aromathérapie, doit rester, à mon avis, un objet d’exception, car, de même que l’arbre cache la forêt, c’est un arbre en devenir qui se dissimule dans un seul bourgeon. Attention, donc, aux fringales immodérées pour tout ces remèdes dont on nous rebat les oreilles dès qu’on ouvre les pages de magasines consacrés à ces sujets : à l’élixir de bourgeons de figuier, ajoutons-y donc l’éleuthérocoque, la rhodiole, l’harpagophytum ou encore l’encens (Boswellia serrata, Boswellia carterii), toutes plantes sur lesquelles pèse un danger d’extinction à plus ou moins brève échéance.
  • Sur l’île de la Réunion, on appelle figue les bananes, chose tout à fait curieuse, peut-être relativement à l’image licencieuse que se trimballe la figue depuis des lustres, heureusement transposée à la banane dont la forme est, on ne peut mieux, suggestive ^.^
  • Autres espèces : il en existe une seule sur le territoire national, Ficus carica, donc. Partout ailleurs, les figuiers se comptent par centaines d’espèces différentes. Citons-en seulement quelques-unes, dont le majestueux figuier des pagodes (F. religiosa) abordé la semaine dernière, ainsi que ses compagnons, le figuier des marchands (F. benghalensis) et le figuier à cinq branches (F. racemosa), et tout un tas d’autres ficus : retusa, indica, cotinifolia, sycomorus, etc.

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  1. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 347.
  2. De la fraise à la figue, on peut se dire que, symboliquement, ces deux « fruits » sont bien différents : l’un, rouge extériorisé, affiche clairement sa tendance à la luxure, tandis que l’autre, violacé presque cyanosé intériorisé, semble habité par une crainte timide et maladive.
  3. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 440.
  4. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 340.
  5. Alors que Zeus persécutait assidûment Gaïa, sans doute pour la violer, son fils Sykeus fit apparaître un arbre, le premier figuier, où elle put se cacher. Il existe une autre version de ce mythe qui inverse complètement la donne : Sykeus, un géant (ou titan) que Zeus poursuit (et pas pour lui faire des mamours) est métamorphosé en figuier par sa mère Gaïa. Je crois qu’il vaut mieux s’en tenir à cette dernière variante dont on doit le souvenir à Athénée, plutôt que la première qui me paraît être une incompréhension de lecture du mythe. Quoi qu’il en soit, cela a suffit pour désigner le figuier comme protecteur contre la foudre… ce qui est, convenons-en, un peu léger.
  6. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, pp. 233-234.
  7. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, pp. 338-339.
  8. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 168.
  9. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 108.
  10. Vittorio Bizzozero, L’univers des odeurs, p. 84.
  11. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 142.
  12. Genèse, III, 7.
  13. Évangile selon saint Matthieu, XXI, 18-22.
  14. Hildegarde de Bingen, Physica, pp. 168-169.
  15. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 360.
  16. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 94.
  17. Aline Mercan, Manuel de phytothérapie écoresponsable, p. 111.

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Le figuier des pagodes (Ficus religiosa) : l’arbre de l’Éveil de Bouddha

Voilà plus de deux ans que des notes éparses et devenues pratiquement illisibles attendaient que je fasse quelque chose d’elles ! C’est enfin résolu : étant parvenu à me mettre au diapason idéal avec ce sujet particulier, je me permets aujourd’hui de partager ici-même cette modeste contribution :)

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous !



Pippala du temple de Wat Na Phra Men à Ayutthaya (Thaïlande).


Synonymes : pippal, pippala, pipola, asvattha, açvattha, figuier sacré, arbre des conseils, etc.

Imaginez un arbre qui serait bien plus que cela, mais également un axe du monde, arbre perpétuel charriant non moins que des choses essentielles comme l’abondance et la puissance, tout bonnement la Vie. Cet arbre, c’est l’Açvattha, le « primordial », l’« éternel », à moins qu’il ne s’agisse de cet autre arbre de la sagesse qu’est le pippal dont les nombreux qualificatifs vont nous en dire un peu plus sur cet axis mundi : sage, sacrificiel, adorable, digne du culte qui lui est rendu, bienheureux, propice, glorieux, véridique, pur et purificateur, non mort, dont la fleur est cachée1. Ne serait-ce pas là ce qu’on réserverait plutôt à une divinité ? Par ailleurs, on serait mal avisé de rechercher dans les arbres existants sur Terre celui qui correspond à de tels indices descriptifs, d’autant que plusieurs arbres différents jalonnent l’existence de Shakyamuni. Ainsi, derrière la seule appellation d’« arbre de Bouddha » (bodhitaru, bodhidruna, bodhivriksha, etc.) se dissimulent en réalité plusieurs arbres, mais « le plus souvent cependant son caractère botanique nous échappe, et nous ne voyons dans le bodhitaru […] qu’un arbre merveilleux, arbre de perfection et de sainteté, exclusivement mythologique »2. Cet arbre ne peut donc se plier à un type ou une espèce quelconque, plus qu’à un(e) autre, particulièrement lorsqu’il est réduit à un seul mot, Bodhi (ou Bo), c’est-à-dire « sagesse », « connaissance suprême ». On ne peut que s’en convaincre grâce à la description qu’en donnait l’indianiste Émile Senart dans son Essai sur la légende de Bouddha (1875) : « Il est couvert de fleurs divines…, il brille de l’éclat de toutes sortes de pierres précieuses ; la racine, le tronc, les branches et les feuilles sont faites de toutes les pierres fines ; il pousse sur un terrain pur et uni auquel un opulent gazon donne des teintes du col du paon »3. Si cet arbre est autant « tout ça », c’est parce que, attribut nécessaire et constant, il s’identifie au Bouddha qui s’incarne, se personnifie dans et par l’arbre au point que du parinirvāna de Bouddha (qu’on localise au Ve siècle avant J.-C.) jusqu’au IIe siècle après J.-C., l’on usait de plusieurs symboles pour signifier la présence de Bouddha : il existe, par exemple, de nombreux monuments où l’on constate des références à la vie de Shakyamuni, sans que celui-ci ne soit jamais représenté. Le stupa est l’un d’entre eux. Quant aux symboles, remarquons la roue, le trône et l’arbre (qui sont, en fait, multiples, selon les étapes de la vie de Bouddha que l’on représente : par exemple, l’arbre auquel s’accroche sa mère au moment de sa naissance n’est pas le même que celui au pied duquel il connaîtra l’Éveil). Cette superposition est si intime que souiller ou injurier l’arbre, c’est faire affront au Bouddha lui-même. « L’arbre, dans la légende bouddhique, a pris une si grande importance qu’il ne le cède guère au Bouddha lui-même »4, l’Arbre étant tout à la fois Bouddha et cet arbre particulier lui ayant permis d’accéder au nirvāna. Pour cela, il est une inépuisable source de félicité cosmique : « C’est par l’arbre qu’on venait à la vie, par lui qu’on redécouvrait ses origines, par lui aussi que, les ayant retrouvées, on parvenait à l’immortalité »5. C’est le propre d’un arbre anthropogonique et cosmogonique, déjà investi d’un pouvoir sacré deux millénaires avant la naissance de Siddhartha, à équivalence avec les arbres mythologiques des Scandinaves et des anciens Grecs. La plante enfante l’homme, peut-on dire. C’est une idée que partageait Jean-Marie Pelt dans un intéressant petit ouvrage, Nature & spiritualité : « La civilisation indienne a ce caractère distinctif qu’elle situe sa source de régénération matérielle et intellectuelle non dans la ville, mais dans la forêt. C’est dans la communion des humains et des arbres que sont nées ses meilleures idées. Les penseurs vivaient environnés de la vie de la forêt et c’est la relation intime entre la vie humaine et la nature vivante qui a été la source de leurs savoirs »6.



Parmi les arbres du bouddhisme, il en est un qui marque la présence de Bouddha par l’entremise de ses feuilles cordiformes partout reconnaissables là où elles sont représentées, c’est-à-dire sur de très nombreux supports, et cela depuis bien plus longtemps que la naissance du bouddhisme en Inde. Cet arbre, c’est le figuier sacré ou figuier des pagodes. Sa feuille apparaît figurée depuis les très anciennes civilisations de l’Indus, jusqu’aux modernes peintures qui ornementent les temples bouddhistes modernes. Elle est visible comme décor sur les poteries, taillée sur les bas-reliefs, sculptée dans la pierre de l’art statuaire, peinte sur bien des fresques, dessinée dans les manuscrits et les jātakas, etc. (On pense que cette feuille est peut-être à l’origine du motif « paisley », improprement appelé « cachemire », présent dans de nombreuses localités d’Orient, dont l’Inde.) Sa forme s’est maintenue à l’identique durant cinq millénaires, sous-tendue par la plupart des Ficus religiosa de sève et de bois qui naquirent durant ce laps de temps, mais également par le figuier sacré primordial. La pérennité de l’arbre réel et de l’arbre idéel se superposa donc à celle de la doctrine bouddhiste, la suggérant même, au travers d’un va-et-vient qui s’auto-alimente : aussi longtemps qu’on conserverait cette forme à cette feuille, quitte à la répéter partout, et plus son empreinte graphique rappellerait le figuier sacré des origines et son heureuse intrication avec le Bouddha.



Ce motif, gravé dans une plaque de bois destinée à l’impression textile, a-t-il été inspiré par la feuille du figuier des pagodes ?


Bien avant de devenir Bouddha à 33 ans, Siddhartha Gautama, qui vécut au Ve siècle avant J.-C., se livra à un ascétisme rigoureux après avoir, à la manière du Mat du Tarot, longuement erré à la recherche d’une réponse, de la vérité peut-être. Durant six années, assis au pied du Bodhi, dans un parfait silence, Siddhartha se livra à ses sublimes méditations. Saisissant l’inutilité d’une méthode aussi restrictive que l’ascétisme, il opta finalement pour ce qui donnera au bouddhisme son contour : la « voie du milieu ». « Afin d’échapper au samsāra, cycle infini de naissance et de renaissances successives des êtres vivants conditionnés par leur karma, le bouddhisme propose à ses adeptes d’abréger la voie conduisant au nirvāna en se libérant des passions, causes des désirs dont les effets sont sources de souffrance »7. C’est pour cela que, en posture de yogi, sous le figuier des ascètes, Bouddha (qui ne l’est pas encore) s’offre lui-même en sacrifice. Par une nuit de pleine lune d’avril, il connaît enfin l’Éveil, c’est-à-dire l’Illumination, à l’image même de l’arbre sous lequel il médite. Cet arbre, « avec l’éventail de ses racines souterraines, son tronc étroit et son feuillage largement étalé, est l’image parfaite du processus même de l’illumination, de l’éveil, du rassemblement et de la concentration des énergies latentes nécessaires à la transformation spirituelle »8. On ne distingue plus qui de l’arbre qui de Bouddha est grand éveilleur, tant ils sont fondus l’un dans l’autre : « Ayant renoncé à son individualité souffrante, impermanente, transitoire, et ainsi réunifié avec l’univers entier, le Bouddha ne se distinguait plus de l’Arbre cosmique, il était caché en lui »9. Mais que la lutte aura été acharnée avant de parvenir à ce niveau ! Le bouddhisme est sans doute peu démonstratif, mais il est l’objet d’un intense combat intérieur, en particulier lorsque le futur Bouddha est en passe de vaincre le sournois et rusé Māra, le dieu de la mort (sorte de copie-carbone du désir, Kāma), maître de l’univers sensible dont Siddhartha cherche à s’affranchir, pour lui-même certes, mais également pour ses disciples, afin de leur montrer et de leur ouvrir la voie (le calme intérieur de Siddhartha contraste puissamment avec les trésors d’ingéniosité infernale que Māra déploie avec fureur). C’est ce à quoi Māra cherche à s’opposer : plus il y a d’hommes éveillés en ce monde, et plus l’empire de Māra risque de s’étioler comme peau de chagrin ! C’est pourquoi par le biais de la tentation, de la séduction et de la subversion, il entreprend de troubler Siddhartha. Mais, n’y parvenant pas, il recherche la destruction propre et nette de celui qui – c’est imminent – va parvenir à l’Illumination. Sans frémir, il supporte les vains assauts déployés avec énergie par Māra. « O seigneur de mon ego, lui dit-il, tu es pure illusion, tu n’as aucune existence, la terre en témoigne » (Siddhartha à Māra, dans le film Little Buddha, 1993). Remarquons que durant l’ultime combat, pas une feuille du Bodhi ne bouge (ce que l’on doit rapprocher de l’apparentement de Bouddha avec le figuier sacré). Cela étonnait Angelo de Gubernatis, car on compte pour acquis que le figuier des pagodes, tout comme le peuplier tremble par chez nous, agite continuellement ses feuilles. Dans La mythologie des plantes, il écrivit ceci : « Le tremblement paraît un signe de vie ; le pouvoir magique du démon qui combat contre Bouddha serait-il si grand que, pendant le combat, l’arbre perdit le mouvement de ses feuilles ? »10. Je ne crois pas. Siddhartha n’éprouve pas de peur, il ne tremble pas. Et l’arbre se conforme à cette attitude, l’un étant l’autre et inversement, comme il a déjà été dit. Et puis, n’oublions pas que c’est parce que « le Buddha s’empara de l’arbre [que] Māra s’efforça en vain de le lui enlever ». En effet, l’arbre, c’est le prix de cette lutte. Māra sait qu’il est vaincu parce que Bouddha a conquis l’arbre. Ainsi, l’ataraxie atteinte par Bouddha ne saurait se confondre avec une soudaine ataxie qui viendrait frapper l’arbre.



Bouddha du temple de Kelaniya (Sri Lanka).


Dans le légendaire bouddhiste, afin de renforcer la puissance de l’association entre le Bodhi et Bouddha, l’on prétend que l’Açvattha serait né concomitamment à la naissance du petit Siddhartha. Bien que cela passe pour peu probable, il est en revanche parfaitement avéré que le bouddhisme s’est propagé de la même façon qu’on a pris soin de répandre dans le même temps l’arbre sacré à toute l’aire d’influence du bouddhisme. C’est pour cela qu’en Inde, à l’abord du moindre temple, l’on trouve un figuier des pagodes obligatoirement secondé par une statue de Bouddha. En ces lieux, cet arbre marque l’emplacement de la plupart des rites qui s’y déroulent. Pour montrer la vivacité du bouddhisme, il n’est qu’à citer le figuier sacré d’Arunādhapura, au Sri Lanka. Cet arbre, qu’on pense vieux de quelques 2300 ans, serait né d’une pouce prélevée sur le pippala de l’Éveil. Il est l’exemple, encore vif, de cette coutume qui voulait que la conversion au bouddhisme s’accompagne de la mise en terre d’un rameau sacré, manière de bien marquer qu’à présent, cette terre et les habitants qu’elle porte sont dorénavant placés sous de bons auspices. Mais cela ne dit pas pour autant toute l’ampleur de l’acharnement qu’on prodigua envers le bouddhisme. Afin d’éliminer un mouvement religieux, une doctrine philosophique, etc., le moyen qu’on utilise fréquemment, c’est de s’attaquer à ses symboles fondamentaux, ici l’arbre de la Bodhi. A la fin du VIe siècle après J.-C., le figuier sacré de Bodhi-Gayā fut détruit pas un persécuteur du bouddhisme (on n’est pas loin du tout en substance de ce qui se déroulait à la même époque en Europe ; on se rappellera du rôle d’un saint Éloi dans l’exécution de la sinistre tâche consistant à abattre les arbres sacrés). Sur le point de dépérir, ce figuier, encore bien vif en 1811, survécut néanmoins (en même temps que le bouddhisme, ce qui renforça la vivacité entremêlée des deux), jusqu’à ce qu’un orage ne le couche à terre en 1876 alors qu’il était déjà mal en point. Or, comme subsistèrent encore quelques rejets… C’est grâce à eux qu’on peut voir aujourd’hui encore dans le temple de la Mahabodhi un figuier en majesté cerné par une balustrade rituelle. Au final, malgré ces nombreuses « transmutations », le pippal sacré de Bouddha ne parvint jamais à être extirpé du sol par les ennemis du bouddhisme. Il est donc adoré depuis un temps aussi reculé que celui qui vit naître Siddhartha, et mérite bien son titre d’arbre du combat et de la victoire finale.

Grimper à un arbre, c’est une autre façon de modeler l’ascension spirituelle. « Par l’arbre et en lui, le méditant remonte jusqu’à ses propres racines célestes et c’est seulement ainsi qu’il peut échapper »11 et partir à la découverte de ce lieu dont on ne revient pas quand on l’a trouvé. D’où l’inversion radicalaire : l’Açvattha s’expose racines en l’air, branches en terre.

Sources intéressantes :

  • Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes
  • Jacques Brosse, Mythologie des arbres
  • Biba Vilayleck, La voie des arbres dans le Bouddhisme
  • Émile Senart, Essai sur la légende de Bouddha

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  1. Ce qui est parfaitement typique des arbres du genre Ficus.
  2. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 80.
  3. Émile Senart, Essai sur la légende de Bouddha, p. 288.
  4. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 82.
  5. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 69.
  6. Jean-Marie Pelt, Nature & spiritualité, p. 53.
  7. Claudine Brelet, Médecines du Monde, p. 654.
  8. Roger Cook, L’arbre de vie, p. 22.
  9. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 69.
  10. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 80.
  11. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 79.

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Saint-Valentin et huiles essentielles


« Nous savons que les Anciens Grecs portaient un anneau à la main gauche, au doigt voisin du plus petit. Le même usage devient général chez les Romains. Voici la cause qu’en rapporte Apion dans ses Egyptiaques : en disséquant les corps humains, selon la coutume égyptienne, on découvrit un nerf très délié, partant de ce seul doigt pour se diriger vers le cœur, où il vient aboutir, et l’on accorda cette distinction à ce doigt, à cause de ce lien qui l’unit au cœur, partie noble de l’homme »1.

En médecine traditionnelle chinoise, il existe bien aussi un méridien qui démarre à la pointe de l’ongle de ce doigt, celui du Triple Foyer, mais il n’aboutit pas dans la région cardiaque, terminant sa course à l’extrémité extérieure de l’arcade sourcilière après avoir contourné l’oreille.

L’anneau passé à l’annulaire en guise de confiance mutuelle et d’amour peut être renforcé dans son symbolisme par le méridien du Triple Foyer qui, tout comme le méridien du Cœur, relève de l’élément Feu et donc de l’Été. Et, comme il ne peut y avoir d’amour sans chaleur, le méridien du Triple Foyer pourvoie à cette nécessité.

Histoire de couronner le tout, sachons que les huiles essentielles de néroli et de petit grain bigarade, c’est-à-dire ces deux huiles essentielles issues de l’oranger amer, régulent la région cardiaque et agissent à merveille sur le méridien du Triple Foyer. Et, l’oranger, nul ne l’ignore, est un arbre dont la symbolique mariale n’est plus à prouver…

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  1. André Soubiran & Jean de Kearney, Le petit journal de la médecine, p. 98.

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Les orties : Urtica urens & Urtica dioica

Être exhaustif et précis au sujet des orties n’est pas chose simple. Il fallait relever le défi, c’est aujourd’hui chose faite (jusqu’à la prochaine fois… ^.^)

Beau week-end à toutes et à tous, et bonne lecture :)

Gilles



Petite ortie


Synonymes de la grande ortie : ortie dioïque, ortie vivace, ortie commune, échardille, ortie méchante, ortie grièche (de griesche : douloureux, méchant). Ceux de la petite ortie : ortie brûlante (de urere, « brûler »), ortie piquante, ortie des jardins.

Les patronymes, surnoms, « douces » appellations vernaculaires des orties ayant été rappelés, je me propose de vous raconter l’histoire qui unit les orties aux hommes depuis belle lurette, un fort long temps, associé à une vastitude d’usages mis en œuvre au fil des siècles et des millénaires. A la façon d’un carré d’orties, vous aurez sans doute l’impression que je vous pousse dans toutes les directions. Ce sera le cas, tant avec elles on ne sait plus où donner de la tête, chaque parcelle défrichée livrant son nouveau lot d’informations touffues et de secrets parfois inextricablement emmêlés. Nous pouvons d’ores et déjà remercier chaleureusement le premier homme qui mit la main sur ces plantes. A son grand dam ? Certainement pas ! Vu les paragraphes nombreux qu’il me faut maintenant compiler pour donner une idée de ce qu’est vraiment l’ortie, je gage qu’il ne s’arrêta pas à la brûlure que lui infligea cette plante lors de cette première prise de contact. Et c’est tant mieux, car nous serions indubitablement passés à côté de quelque chose de grand.

Bien que l’ortie ait mené la vie dure à l’homme, ce dernier ne s’est pas gêné pour lui en faire le reproche : quelques expressions en témoignent, comme, par exemple, « être gracieux comme une poignée d’orties », ce qui est une façon de caractériser le peu d’aménité dont est dotée une personne. Par celle de « jus d’ortie », on condamne un vin infamant. L’une et l’autre font référence au caractère singulier de l’ortie, scandaleusement agressif et outrancier, très haut en couleur si l’on peut ainsi dire. Mais, avant de déborder sur un futur chapitre, poursuivons sereinement le cours de cette introduction.

Passons outre l’évocation de ces quelques désagréments et dépassons la vision erronée qu’ils donnent de l’ortie. Si le jus d’ortie est un picrate pour l’homme, c’est aussi un dynamiseur végétal du plus grand effet. On le connaît aussi sous le nom de purin d’ortie. Il rend de grands services à d’autres végétaux qu’il magnifie (arbres fruitiers, légumes). De plus, l’ortie poussant à proximité de plantes à parfum accroît leur teneur en essence aromatique, tandis que « le suc des plantes qui ont crû dans son voisinage s’altère moins vite »1. Peut-on alors encore soutenir qu’elle entretient de mauvais rapports avec son entourage ? Certes non ! Même les animaux l’apprécient énormément ! Le grand mythologue italien du XIXe siècle, Angelo de Gubernatis, rapportait que, dans le Piémont, le fait de mêler de la graine d’ortie au son donné aux poules était la garantie d’obtenir beaucoup d’œufs. Mais ce qui semble n’être qu’un rituel propitiatoire s’est révélé tout à fait exact, puisqu’il est aujourd’hui reconnu que la graine d’ortie active la ponte des poules. Les poussins, les canetons, les oisons et les dindonneaux en sont friands. Il y a même jusqu’aux grands animaux domestiques qui la consomment, une fois sèche et flétrie. Dans les pays scandinaves, elle offre un excellent fourrage fournissant trois coupes par an. Chez la vache, l’ortie augmente la lactation ainsi que le taux de lipides dans la crème, ce qui permet d’obtenir un beurre de meilleure qualité. L’ortie améliore sensiblement la santé des animaux, et l’on a remarqué depuis au moins le début du XIXe siècle (Louis-Augustin Bosc d’Antic, 1822) que les vaches qui consomment régulièrement de l’ortie résistent mieux aux épizooties.

Devant tant de bienfaits, allons-nous nous arrêter en si bon chemin ? Cela m’étonnerait, d’autant que la proximité de l’homme et de l’ortie durant des siècles ne pouvait que se solder par la découverte progressive de ses propriétés médicinales, sachant que cette plante fut un « légume » dès les temps préhistoriques, puis régulièrement consommée en Europe jusqu’au XVIe siècle au moins. Maintenant que nous sommes clairement conscients que l’ortie prodigue ses excellentes qualités auprès des animaux et d’autres végétaux, penchons-nous un peu sur les effets bienheureux que cette plante compagne peut avoir sur l’homme, au travers de son histoire médicale.

On peut accorder comme probable le fait qu’entre les premières expériences préhistoriques et les traces écrites laissées par les auteurs de l’Antiquité, il se soit passé beaucoup de choses au sujet des liens que tissèrent conjointement l’homme et l’ortie. Mais, inutile d’ergoter et d’extrapoler, contentons-nous déjà de ce qui nous paraît suffisamment exact pour l’amener ici sans trop de doute. Dans l’œuvre du médecin grec Dioscoride, l’on trouve un chapitre (Livre IV, 78) entièrement consacré à une ortie qu’il nomme akalêphê, un nom rendant déjà compte du caractère urticant de cette plante (puisque ce mot est construit à partir du grec akis, « pointe, dard, piquant »). On pense généralement à Urtica pilulifera, une ortie qui pousse sur le pourtour de la mer Méditerranée et qui est urticante dans toutes ses parties. Voici ce que disait précisément Dioscoride : « La graine bue en vin excite au jeu de l’amour et, prise en électuaire avec du miel, elle redonne du souffle, ôte les inflammations du côté et du poumon et purge la poitrine. Ses feuilles cuites […] lâchent le ventre, font uriner et résolvent toutes ventosités ». Il remarqua aussi que les feuilles de cette plante, parfois emplâtrées avec du sel, apportent une solution à bien des affections cutanées où le sang abonde de façon anormale, c’est-à-dire ni plus ni moins que sa qualité hémostatique et astringente (morsure de chien, gangrène, ulcère, apostume, chancre, petite tumeur…), également mise à profit au travers d’affections internes (hémoptysie, métrorragie, saignement de nez, et toutes autres hémorragies internes actives). Il explique encore que cette plante est emménagogue et qu’elle remédie aux défauts de la rate, mais ne fait en revanche aucune allusion à ce qu’évoquait un de ses prédécesseurs au Ier siècle avant J.-C., le médecin encyclopédiste romain Celse, qui préconisait les applications d’ortie fraîche sur les membres paralysés, ce qui ouvrit la voie à ce qu’on appela l’urticatio, et qu’on retrouve dans les dires d’Arêtée : à la même époque que Dioscoride, il faisait intervenir ce modus operandi énergique pour chasser la léthargie ! De son côté, le naturaliste romain Pline l’Ancien aborda le cas d’une « ortie d’automne » qui n’était, en réalité, qu’un lamier (la confusion entre les orties et les lamiers ne date visiblement pas d’hier), mais lorsque, par ailleurs, il assurait que c’était un préservatif face aux maladies courantes que l’on peut rencontrer au cours de l’année, comment ne pas penser à l’ortie plus qu’à un quelconque lamier ? Puis Galien, répétant peu ou prou les paroles de Dioscoride, manifesta un intérêt pour la graine d’ortie en ce qui est de guérir les plaies et les ulcères, tandis que Serenus Sammonicus s’attarda sur leur pouvoir échauffant pour lutter contre les refroidissements.

Le Moyen âge ne fut pas non plus en reste au sujet de l’ortie, à propos de laquelle l’école de Salerne donnait largement le ton : « L’ortie, aux yeux du peuple herbe si misérable, tient dans la médecine une place honorable. Qu’un malade inquiet dorme malaisément, elle lui rend bientôt un sommeil secourable. Contre un fâcheux vomissement, c’est un spécifique admirable. Sa graine avec du miel abrège le tourment d’une colique insupportable. Le breuvage d’ortie étant réitéré, adoucit de la toux le mal invétéré, réchauffe les poumons, du ventre ôte l’enflure, et de la goutte même apaise la torture ». A peu près à la même période, Macer Floridus utilisait l’ortie, seule ou accompagnée, pour bien des affections : la feuille dans du vin contre la jaunisse, avec du miel pour la toux quinteuse, avec du sel en cataplasme sur ulcère, plaie, chancre, morsure de chien, avec de la myrrhe comme emménagogue ; la racine broyée dans du vinaigre contre douleurs goutteuses et articulaires ; la graine dans du vin comme boisson aphrodisiaque… De plus, Macer repéra les propriétés hémostatique, astringente, diurétique et tonique capillaire de l’ortie. Mais comme il ne fait que bachoter en répétant presque mot pour mot Dioscoride, nous n’irons pas plus loin que de citer un passage du paragraphe qu’il consacre à l’ortie et qui explicite, à coup sûr, la méconnaissance réelle qu’il avait de cette plante : «Le jus de l’ortie ou seulement une de ses feuilles mise dans les narines, en fait jaillir le sang »2. Sauf que – c’est ballot – c’est justement tout le contraire, l’ortie étant réputée contre l’épistaxis ! Enfin, l’Urtica d’Hildegarde complète ce tableau médiéval. Cuite, l’ortie purge l’estomac en évacuant les humeurs mauvaises qui l’encombrent. L’abbesse l’indiquait aussi contre les vers, les maladies articulaires (occasionnant des boiteries), ainsi que contre les pertes de mémoire, Enfin comme remède pulmonaire.

La Renaissance et l’époque moderne n’abandonnèrent pas l’ortie, loin de là ! Bien plus, elles ré-affirmèrent, tout d’abord du XVIe au XVIIIe siècle, les principales vertus de l’ortie, c’est-à-dire non pas les quelques babioles périphériques qu’on lui voit parfois tenir (jaunisse, « phtisie », vers intestinaux, etc.), mais bien plus, ce qui forme exactement le fer-de-lance de son bagage thérapeutique. Ce furent avant tout les extraordinaires vertus hémostatiques et astringentes de l’ortie qui furent répétées comme un leitmotiv, tenant haut le pavé : elle s’illustra notamment auprès des malades atteints d’hémoptysie, d’hématémèse, d’hématurie, d’épistaxis, de métrorragie et de la plupart des autres pertes utérines anormales et trop abondantes. Cette incroyable propriété ne se cantonna pas qu’à garnir les rayonnages des connaissances scientifiques et médicales de l’époque. En effet, la courante et plébéienne ortie, toujours à portée de la main, faisait également le ravissement de la médecine populaire : celle-ci ne manqua pas de remarquer que l’infusion d’ortie est secourable lorsqu’on est affecté de saignements actifs et chroniques, de même qu’on se rendit bien compte qu’une feuille d’ortie fraîche, mâchée puis introduite dans les narines, formait une manière de pansement hémostatique hautement efficace face aux saignements de nez. On employait aussi bien la petite ortie que la grande, pour leurs fleurs, feuilles et racines. Au delà de l’évident rapport de l’ortie avec le fluide sanguin, on lui vit jouer un rôle sur le couple reins et vessie (rétention d’urine, énurésie, lithiase rénale et urinaire, goutte, rhumatisme), compte tenu de sa bonne disposition à agir favorablement sur la miction. Également propice à la sudation, l’ortie – parfois usitée comme fébrifuge –, accélère l’éruption dans le cours des maladies infectieuses (rougeole, petite vérole), ce qui n’était pas non plus sans effet sur quantité d’affections cutanées qui bénéficiaient de la capacité dépurative de l’ortie. Quand il s’agissait d’affections plus graves, comme un ulcère putride ou un début de gangrène, on agissait directement, par voie externe, par le biais de compresse et de cataplasme. Active sur la sphère respiratoire, on la voit propre pour l’asthme et la péripneumonie, ainsi que pour les petits maux des voies basses (amygdalite, maux de gorge) et ceux qui affectent la cavité buccale (aphte, gingivite). L’on peut encore dire de l’ortie qu’elle est apéritive et qu’elle excite les mois aux femmes, mais l’un des modes d’emploi le plus impressionnant demeure très certainement l’urtication, pour laquelle nous avons donné quelques informations un peu plus haut. Énergique, l’urtication consiste à flageller les parties du corps qui le nécessitent avec des paquets d’ortie fraîche : cela permet d’« attirer les esprits [NdA : animaux] et le sang sur les parties desséchées et paralytiques »3. Ainsi, les malades justiciables de cette opération musclée sont ceux présentant des rhumatismes chroniques, des douleurs musculaires et articulaires au niveau des membres inférieurs, de l’atonie musculaire, ainsi qu’une tendance à la léthargie (c’est sûr que ça réveille !). Bien entendu, malgré tous ces excellents services rendus, il apparaît que, aussi grincheux que l’ortie peut être grièche, quelques praticiens n’hésitèrent pas à offenser la vaillante ortie en la considérant comme une plante « positivement inerte », « superflue », aux « propriétés douteuses ». Bernard Peyrilhe (1735-1804), Jean-Louis Alibert (1768-1837) et William Cullen (1710-1790) comptèrent au nombre des accusateurs. Si bien qu’au début du XIXe siècle, l’ortie était tombée dans un oubli très relatif (si l’on excepte Roques – pour n’en pas dire grand-chose, il est vrai). Mais elle sut ne pas péricliter trop longtemps et fut rapidement remise sur les rails au milieu du siècle par Ginestet, Menicucci et Cazin. Tous trois rappelèrent les vertus hémostatiques et antihémorragiques de l’ortie, qui sont loin d’être des affabulations. Puis, au XXe siècle, la recherche, loin de faiblir, fut, bien au contraire, animée d’un tel enthousiasme qu’en 1924 Dobreff mit en évidence dans l’ortie la présence de sécrétine, une substance qu’on trouve analogue dans l’épinard. Dix ans plus tard, les travaux de H. Cremer établirent la fabuleuse capacité de l’ortie d’enrichir l’organisme en globules rouges. Parallèlement à cette constatation, au début des années 1930, Wasicky constata que l’ortie, en prise régulière, était capable de faire chuter le taux de glucose sanguin. Enfin, en 1935, W. Ripperger attesta de son efficacité dans le traitement des affections cutanées, en particulier grâce à ses vertus dépuratives.



« Combat » à l’ortie lors du festival de l’ortie qui se tient dans le village de Krapivna (oblast de Toula, au sud de Moscou) chaque année au mois de juin.


Nous avons dit plus haut – il y a longtemps maintenant – que l’ortie passait pour une plante aphrodisiaque, ce qui peut paraître curieux à bien des égards. En effet, qui aurait l’idée d’aller s’y frotter, alors que, des substances aphrodisiaques, l’on peut avoir une représentation bien différente : il importe qu’elles soient agréablement parfumées, d’un emploi plus « ludique » qu’à proprement parler thérapeutique, afin de ne pas risquer de passer de la catégorie des aphrodisiaques véhiculant charme épicé et exotisme, à celle des toniques sexuels rébarbatifs. Bref. Tout cela ne nous dit pas ce qu’Aphrodite vient faire dans ce pré carré dangereux, hormis pour s’y faire piquer les fesses aux dards acérés de ces plantes qu’on juge, à raison, peu commodes. L’on peut dès lors difficilement comprendre comment de ces plantes austères et rustres il peut bien émaner le moindre soupçon de désir amoureux ! En quoi l’ortie, pourtant emblème de la luxure, ne peut-elle pas être une plante de Vénus ? Eh bien, au risque de nous répéter : elle est dénuée de parfum, elle manque de grâce, elle dispense des caresses qui n’ont rien de sensuel, ses fleurs rikiki n’ont aucune chance de figurer dans un bouquet réservé à son amoureuse ou à son amoureux (à moins de lui faire signe, de façon plus ou moins sibylline, que quelque chose ne vas pas ^.^). Comment donc une plante qu’on dit revêche, querelleuse, criarde, fâcheuse, horripilante, méchante, cruelle, cuisante, douloureuse, grièche4, gaillarde – soit autant de qualificatifs relevés dans la littérature pour définir l’ortie –, pourrait-elle bien représenter Vénus dans tous ses attributs, alors que cette plante au caractère guerrier qui voit rouge, amassée souvent en denses colonies mouvementées (la preuve, elle active les membres impotents et stimule les énergies dormantes, rappelle le sang, etc.), devrait faire penser à bien d’autres divinités qu’Aphrodite ! Selon Paul Sédir, les deux planètes en lien avec l’ortie sont Jupiter et… Mars ! Eh oui, nous y voilà, l’ortie tient tout de même plus de l’amant de Vénus que de la déesse de l’amour elle-même ! Elle est plus ♂ que ♀ en définitive. Cela s’explique beaucoup mieux ainsi : parce que vésicante et urticante, qui plus est rubéfiante, l’ortie cravache à coups de fouet, n’y allant pas de main morte. Il n’y a alors pas de mal à en faire un végétal emblématique de la planète rouge qui a signé un pacte avec le feu, le sang et le fer. Ainsi, se fouetter avec des orties, ça n’est pas qu’une pratique thérapeutique des campagnes, un truc de bonne femme, en somme. Non ! A l’approche du 1er mai, vers la Saint-Georges (23 avril) et la Saint-Marc (25 avril), on avait pour coutume de se fouetter à l’ortie pour au moins deux raisons : la vigueur printanière de cette plante annonce le renouveau ; se fouetter avec cette vigueur végétale manifestée au travers de l’ortie, c’est aussi un moyen de désengourdir le sentiment amoureux au milieu du printemps, saison des amours s’il en est. On s’inflige quelques « volées de bois vert » avant d’aller offrir des roses aux femmes. A la violence de l’urtication fait suite la doucereuse caresse des batifolages amoureux. Notons cependant qu’ortie et rose sont pareillement pourvues d’épines. Il faudra donc, à nos Mars et Aphrodite printaniers, veiller à ne pas se laisser aller à éprouver l’aiguillon de la jalousie, déchet toxique de l’amour. A ces couples Mars/Vénus en opposition, l’on pourra toujours suggérer l’élixir de fleurs d’ortie qui viendra contrarier ce vilain penchant qu’est la jalousie. Également envisageable au sein d’une fratrie, lorsqu’il y a déchirement dans la cellule familiale, cet élixir saura résoudre (recoudre ?) des liens entamés et effilochés. Avec patience, l’ortie s’acquittera de cette tâche de ravaudage.

Aussi fou que cela puisse paraître, l’urtication vénusienne est loin d’être un produit de la mythologie : faisant déjà partie des anciennes croyances germaniques, les vertus aphrodisiaques de l’ortie sont relatées par Jean-Baptiste Porta, Nicolas Flamel, Macer Floridus, Dioscoride, etc. Dans l’œuvre de Pétrone, l’on trouve plus qu’une allusion à ce pouvoir : au sein d’un même passage, interviennent non seulement la graine d’ortie mêlée à du poivre broyé et à de l’huile en manière d’onguent, mais aussi la rude poignée d’ortie dont on fouette ardemment les parties situées en-dessous de la ceinture, afin de leur faire regagner quelques forces aptes au combat qui les attend : c’est Mars qui réveille, avec violence, son amante Aphrodite ! C’est vrai que ce moyen destiné « à des fins aphrodisiaques, […] tient plus du sadisme que de la phytothérapie »5. Peut-être bien ! Il n’est qu’à considérer Encolpe qui fuit face à ce traitement « sado-maso-curatif » dans le Satyricon de Pétrone ! Bien qu’il soit spécifié que cela excite à volupté et à paillardise, cela fait bigrement penser à une correction, plus qu’à un remontant. Mais qu’est-ce qu’une correction, sinon un moyen de restaurer l’intégrité d’une situation ? Peut-être en souvenir de ces pratiques passées, il n’était pas rare que le marié se voit offrir un bouquet de tiges d’ortie fraîche comme « instrument » de la nuit de noce, chose confirmée jusqu’au début du XXe siècle dans la péninsule balkanique. Au cas où cela ne chaufferait pas assez sous les draps ^.^

Sans aller jusqu’à se soumettre à l’urtication des parties génitales à l’aide de bouquets d’orties, l’on sait parfaitement depuis l’Antiquité – Juvénal et Martial nous renseignent sur ce point – que les vertus martio-vénusiennes de l’ortie s’administrent aussi par le biais de sa graine, ce qui est une méthode bien moins démonstrative et tout aussi efficace : c’est cette même graine que Catherine Sforza (1463-1509) recommandait dans son Liber de experimentiis afin « d’éveiller aussitôt la luxure délectable aux femmes ». Pour cela, il suffisait de broyer des graines d’ortie avec du poivre, de mélanger cette poudre à du miel et d’absorber le tout avec du vin. Cependant, l’ortie martienne ne se réserve pas qu’à de seules considérations d’ordre sexuel, elle fait aussi appel à d’autres pouvoirs de Mars que l’on peut entrevoir au travers du rituel magique que voici : porter sur soi un petit sachet de toile rouge contenant de la poudre d’ortie et de la limaille de fer forme une protection face à un environnement malsain, lutte contre les influences négatives et apporte la vaillance nécessaire et la force roborative de Mars afin de surmonter les épreuves. Cette vertu propice de l’ortie ne se circonscrit pas qu’au seul Mars antique, elle est visible dans bien des pays d’Europe. En Irlande, porter une feuille d’ortie dans sa poche était considéré comme porte-bonheur, de même que dans le Piémont : elle protège son porteur de tout maléfice. En Allemagne, l’ortie cueillie avant le lever du soleil avait la réputation de chasser les mauvais esprits qui tourmentent le bétail. Proche du feu encore une fois, comme va nous le montrer la nouvelle information qui suit : dans l’oblast de Novgorod (Russie), les enfants sautaient au-dessus des orties à la veille de la Saint-Jean, « pour indiquer l’entrée du soleil dans la saison brûlante »6. L’ortie était aussi considérée comme protectrice contre le feu du ciel, c’est-à-dire la foudre, en Hongrie et au Tyrol. Lorsque l’orage venait à éclater, on jetait des orties sur le feu pour éloigner tout danger (dont la foudre, ainsi que les sorcières que l’on s’imaginait capables de tels méfaits). En Serbie, l’on dit que jamais la foudre ne frappe l’ortie. On la voit aussi liée au détenteur de Mjöllnir, le dieu de la mythologie nordique Thor7, au travers de sa fonction de divinité du tonnerre. Protectrice, l’ortie l’est encore contre la peur provoquée par les apparitions : « qui tiendra cette herbe dans sa main avec du millefeuille n’aura point de peur, et ne sera point effrayé à la vue de quelque fantôme »8. Belle association : l’ortie martiale unit ses forces à l’achillée millefeuille attribut du héros Achille et autre grande plante du sang, faisant en sorte que ces deux personnages mythologiques que sont Arès et Achille ne soient plus en opposition, comme au temps de la guerre de Troie.

J’ai relevé, dans l’œuvre de Hans Christian Andersen, deux contes où figure l’ortie. Ce qui en est dit dans chacun me donne la très nette sensation qu’il existe, de l’un à l’autre, une sorte de résonance. Dans le premier, intitulé simplement Le Sapin, une fois passés les fastes de Noël, le bel arbre lumineux est jeté aux ordures et finit lamentablement sa vie là, gisant dans un coin, « parmi les mauvaises herbes et les orties »9. Seule subsiste de sa gloire flétrie une étoile dorée qu’un enfant lui arrache en le traitant de « sale vieil arbre ». Dans le conte suivant, L’Estropié, Andersen cite la deuxième strophe d’un cantique de Hans Adolph Brorson (1694-1764) que voici :

« Quand tous les rois à la file

S’avanceraient dans leur pouvoir et leur splendeur,

Ils ne sauraient faire pousser

La moindre feuille sur une ortie. »

Devant l’ortie s’abat un prince étoilé déchu, le sapin, roi des forêts, et défile, à l’indienne, une ribambelle de têtes couronnées dont le pouvoir ne peut rien contre la puissance mystérieuse des forces végétatives. Peu lui importe, à l’ortie. Impavide, elle reste égale à elle-même, conquérante austère et sûre de son bon droit.

Jamais deux sans trois ! Une troisième histoire de l’auteur danois fait référence avec évidence aux pouvoirs magiques de l’ortie : Les cygnes sauvages. La belle et pieuse fille de sang royal, Élisa, fut réprouvée par son acariâtre belle-mère qui jeta un sort à ses onze frères : ceux-ci, changés en cygnes, ne pouvaient recouvrer forme humaine qu’à la tombée du jour. Élisa fit en rêve la rencontre de la fée Morgane qui lui expliqua comment tirer ses frères de ce mauvais pas : leur tisser, à chacun, une cotte de maille en fibres d’ortie – le lin vert comme l’appelle Andersen – cueillies expressément dans un cimetière10. L’opération réussira à la seule condition qu’Élisa ne prononce pas une seule parole pendant tout le temps que durera la confection des tuniques d’ortie. Il existe d’autres contes où la rencontre du héros avec des orties équivaut à une libération (la sienne, celle d’âmes en peine, etc.). En tous les cas, tout cela ne contrevient pas à ce qu’exprime un vers de Shakespeare : « C’est sur cette ortie, le danger, que nous cueillons cette fleur, la sécurité » et peut-être même la liberté, tant il est vrai que l’ouvrage forcené d’Élisa représente un véritable tour de force guidé par l’amour qu’elle porte à ses frères. Saviez-vous seulement que la fibre d’ortie peut justement se prêter à des activités de tissage ? En effet, la grande ortie est parfois utilisée dans ce but, concurremment à sa cousine urticacée, la ramie (Boehmeria utilis). Je ne suis pas certain que l’emploi textile de la fibre d’ortie soit aussi ancien que celui du lin mais au moins puis-je vous dire que certaines de ces fibres, âgées de deux bons millénaires, ont été découvertes en Chine, ainsi que dans les tourbières acides du nord de l’Europe, ce qui pourrait pousser leur ancienneté à bien plus loin encore. Malgré cela, il n’y a jamais véritablement eu d’unanimité autour de cette fibre, d’autant que l’ortie est assez peu productive de cette matière (généralement moins de 10 %) et qu’elles sont, de plus, assez courtes (25 à 55 mm). Cependant, rouie comme le lin puis apprêtée, l’ortie forme un fil étonnamment doux, soyeux et souple au toucher. On l’a utilisé en plusieurs endroits de l’Eurasie, à différentes époques. De cette matière fibreuse, l’on a tiré aussi bien du fil de couture que de solides pièces de tissu. Connue comme telle au temps d’Albert le Grand, la fibre textile de l’ortie fit plusieurs fois l’objet de tentatives de production industrielle entre le XVe et le XVIIe siècle en Allemagne, mais tout cela s’avéra vain, puisque le succès ne fut pas au rendez-vous. Malgré les écueils face auxquels l’homme buta, il réitéra l’expérience et put de nouveau réquisitionner l’ortie durant la Première Guerre mondiale. Le fil d’ortie permit alors de fabriquer divers objets usuels (toiles de tente, sacs à dos, torchons, liens, cordages et ficelles, vêtements tricotés, etc.). Si j’en crois une récente lecture, l’ortie fut même conviée une fois de plus durant la Seconde Guerre mondiale : le manque de coton contraignit l’Allemagne à se tourner vers l’ortie pour en tirer de quoi confectionner les uniformes des militaires. Est-ce seulement anecdotique ? Ajouter au caractère martial de l’ortie, que nous avons largement abordé, la rune Sieg (ᛋ) doublée de la Schutzstaffel, fut-il un moyen dont disposa l’Allemagne pour convoquer des forces belliqueuses à même de lui faire remporter la guerre ? Je n’en sais trop rien, mais revêtir un soldat d’une tunique fabriquée en fibres d’ortie est, d’un point de vue symbolique, tout à fait surprenant et certainement pas anodin (tant on connaît l’appétence des nazis vis-à-vis de certains symboles anciens). Loin de toute cette agressivité guerrière, la douceur de la soie se mêla à celle de la fibre d’ortie au Turkestan lors des étapes de tissage, tandis qu’en Toscane, lorsque la feuille de mûrier dont se repaissent les vers à soie venait à manquer, on leur fournissait de l’ortie comme agape de remplacement. Quant aux habitants de la péninsule du Kamtchatka, ils usèrent eux aussi du fil d’ortie pour fabriquer bien des objets de la vie courante, en particulier des filets de pêche, étant un peuple principalement tourné vers la mer, celle-là même que redoutèrent les frères d’Élisa jusqu’à ce qu’elle vînt les délivrer de leur triste condition.



Femmes Rai du Népal exposant le fenga, gilet traditionnel tissé en fibre d’ortie de l’Himalaya (Girardinia diversifolia).


Si les propriétés thérapeutiques des orties sont très similaires, force est de constater qu’elles se distinguent nettement d’un point de vue botanique. Ces distinctions commencent tout d’abord sous le sol. Les parties souterraines de la grande ortie, vigoureux système de rhizomes jaunâtres, font d’elle une plante vivace, tandis que la petite, à la racine fusiforme blanche, n’est qu’annuelle. C’est ce qui justifie que la grande ortie adopte régulièrement une taille comprise entre 30 et 100 cm (parfois bien davantage chez des sujets frôlant les deux mètres), tandis que la petite ne dépasse généralement pas un demi mètre de hauteur. Les feuilles aiguës longuement pétiolées de la grande ortie sont beaucoup plus longues que larges, alors que les feuilles brièvement pétiolées de la petite sont aussi longues que larges, et portent deux stipules à leur base. Des différences s’observent encore au niveau des pièces florales, ne serait-ce que sur l’organisation sexuée de nos deux orties : la grande ortie, aussi dite dioïque, porte donc ses fleurs mâles et femelles sur des pieds distincts, ce qui n’est pas le cas de la petite ortie, monoïque, elle (autrement dit, les fleurs mâles et femelles se trouvent sur le même pied, avec une prédominance de fleurs femelles). « Lorsqu’on irrite les étamines, elles se meuvent rapidement, et les anthères lancent en forme de fusée leur poussière séminale » en si grande quantité qu’elle est visible à l’œil nu11. C’est là un autre des caractères martiaux des orties !

Au registre des caractéristiques communes, nous remarquons des poils urticants sur les tiges et les feuilles des deux espèces, des feuilles opposées à bordures dentées, des fleurs vertes à l’aisselle des feuilles, dénuées de pétales et comptant quatre sépales, et dont la floraison s’étale de juin à septembre/octobre, formant à terme des fruits de forme ovale.

Espèce européenne tout d’abord, l’ortie s’est vulgarisée depuis l’avènement de la « mondialisation ». On peut dire qu’elle ne s’en est jamais plus donnée à cœur joie que depuis que l’homme, primo, s’est sédentarisé (bien des sites néolithiques font apparaître des dépôts de graines d’ortie), secundo, qu’il s’est, paradoxalement, engagé à coloniser la planète entière. Ce qui explique que les orties soient, à l’image de l’homme, des pionnière envahissantes. On peut d’ailleurs suivre la progression de l’ortie en observant la propagation humaine à la surface du globe, attendu que l’ortie, en tant que plante rudérale est un compagnon de l’homme et un marqueur de la présence de ses activités, très friande des détritus qu’il abandonne derrière lui ou tout à côté de son « chez-lui », c’est-à-dire un ensemble de pollutions relatives à ses entreprises. Supportant tous les sols, se reproduisant sans beaucoup d’aide, elle suit littéralement l’homme à la trace : on la trouve dans les décombres, les dépotoirs, près des habitations en ruines (jamais non loin de son grand ami le sureau), dans tous les autres lieux laissés à l’abandon (vieilles voies de chemin de fer, à proximité d’engins agricoles rouillés placés à l’écart des fermes), ainsi que friches, fossés, ruisseaux « fatigués », talus, bois humides, bordures de chemin, etc. Elle a beau être « mauvaise », elle n’en reste pas moins la plus fidèle ambassadrice de l’homme : partout où on la voit, l’homme s’y trouve aussi. Et si tel n’est pas le cas, elle révèle la trace d’un passage ancien de l’homme bien après que celui-ci s’en soit allé. Cette fidélité s’étend d’ailleurs jusqu’au cimetière ! L’intrication de l’ortie avec la vie humaine est si prononcée qu’on peut se demander à quoi pouvait se réduire l’existence de l’ortie avant l’apparition de l’homme sur Terre…

Elle élit domicile dans des lieux gorgés de nitrates et d’ammoniaque, c’est-à-dire toutes ces zones pourvoyeuses d’une exceptionnelle richesse nutritionnelle (déchets organiques, minéraux, etc.) dont l’ortie sait faire grand cas. Elle apprécie aussi beaucoup la ferraille et elle « contribue […] à débarrasser le sol de son excès de fer car elle élabore l’oxyde de fer »12, ce même fer qu’elle contient elle-même en grande quantité et qui fait le bénéfice de l’anémié ! Ainsi, une colonie dense de grandes orties signale, non pas la pauvreté d’un terrain comme on s’abuse parfois à le penser, mais son excessif engorgement, jusqu’au débordement, à l’écœurement même, si je puis dire. En état clinique de crise de foie, certains l’enrichissent, pensant l’ortie signalétique d’un sol famélique… Erreur fatale ! Cette prolifération est donc – tout comme on la constate à l’identique pour la renouée du Japon – le signe patent d’une perturbation majeure du sol. Si l’ortie est présente en masse, qui plus est sous la forme de grands spécimens de deux mètres de hauteur, c’est pour corriger un tant soit peu un déséquilibre. Si on la laisse faire, bien entendu


Illustration tirée de l’ouvrage de Rembert Dodoens, Stirpium historia commentariorum (1553-1554).


Les orties en phytothérapie

Malgré des caractéristiques botaniques bien distinctes, il est tout à fait envisageable d’employer indifféremment les orties en phytothérapie, du moins en ce qui concerne les parties aériennes. En revanche, au sujet des racines, seules celles de la grande ortie ont été retenues par la pratique phytothérapeutique occidentale moderne. Ce qui nous facilite la tâche, puisque les feuilles d’ortie (et accessoirement leurs tiges) sont les principaux organes végétaux dont on se sert dans le domaine qui nous intéresse.

Il ne faut pas se fier au goût légèrement styptique, assez faiblement oléracé, parfois aigrelet des feuilles d’ortie, non plus qu’à l’absence d’odeur dans leur tissu. Si on allait dans ce sens, l’on pourrait en déduire que manque d’odeur et de saveur équivaudrait à défaut d’efficacité. Cela ne se vérifie pas à propos des deux orties ici présentées, bien au contraire, tant leur incomparable richesse en font un must en phytothérapie, à l’instar de l’huile essentielle de menthe poivrée en aromathérapie. Nous allons donc nous attacher à faire maintenant le portrait biochimique des orties, entreprise laborieuse, puisqu’elles visent pas moins que l’extrême prodigalité, et offrent à bon compte un étonnant stock d’éléments indispensables à l’organisme. La première chose frappante, quand on enquête sur les composants biochimiques des orties, c’est le formidable taux de protéines qu’elles affichent (de 13 à 20 % dans les feuilles), accouplé à une faible présence de fibres cellulosiques (6 à 8 %). « Il est intéressant de noter la richesse en protéines et la pauvreté relative en cellulose car la digestibilité des premières est inversement proportionnelle à la quantité de cellulose qui les entoure »13. Or, comme les protéines des orties se situent surtout dans les feuilles et les fibres dans les tiges (que l’on ne consomme généralement pas), l’on rencontre assez peu ce problème au travers d’une consommation régulière d’ortie, de toute façon presque toujours plus profitable que dommageable (sauf contre-indications bien évidemment). C’est d’autant plus intéressant que, contrairement à ce qu’on nous serine à longueur de temps, une surconsommation de fibres (surtout les dures) est contre-indiquée chez tous, car de formidables apports réguliers sont une véritable manne pour des bactéries Gram – du type prevotella dont la pullulation intestinale n’est pas sans conséquence sur l’organisme. Donc, mettre le holà sur les fibres et l’idéologie qui entoure leur soi-disant bienfaisante consommation, est une bonne idée que l’ortie nous permet d’appliquer à peu de frais (ce qui explique qu’il est souhaitable de consommer 100 g d’ortie fraîche plutôt que son équivalent en céleri branche, par exemple, bourré de fibres). L’on trouve aussi des lipides dans l’ortie (acides gras, surtout dans les semences : 5 %), de petites quantités de mucilage, des acides organiques (acétique, silicique), ainsi qu’une surprenante proportion de chlorophylle (jusqu’à 0,15 % dans l’ortie fraîche, ce taux grimpe à 6-7 % dans la même quantité d’ortie sèche). L’influence de la chlorophylle sur la formation du sang est bien supérieure à celle du seul fer. Peu de chose distingue la chlorophylle de l’hémoglobine : cela tient à un atome de magnésium pour la première et un atome de fer pour la seconde. De plus, cette substance verte « favorise les réactions du métabolisme cellulaire, la cicatrisation des plaies et, en tant que substance azotée, elle supplée au manque de protides »14. Puis viennent des tanins (acide gallique), des flavonoïdes (rutine, quercétine, etc.), des acides phénols, ainsi qu’une pléthore de vitamines et d’éléments minéraux. Concernant les premières, on remarque parmi elles une abondance de vitamines du groupe B (B2, B5), de provitamine A (carotène), de vitamine C (sept fois davantage que dans les oranges à quantité égale !), ainsi que des vitamines E et K. Au sujet des sels minéraux et des oligo-éléments, ont été dénombrés les suivants : du fer (largement plus que dans l’épinard qu’une vieille et fausse croyance a toujours tenu en estime sur ce point, avant qu’on ne se rende compte que sa teneur en fer se situait bien en-deçà de cette réalité usurpée). Au sujet de l’herboristerie, on lit parfois que la place de l’ortie « y serait au même titre que celle de l’épinard »15. On constate un peu trop souvent cette comparaison de parenté qui laisse entendre qu’épinard et ortie se valent bien. Il n’y a rien de plus faux, l’ortie est bien supérieure à l’épinard des jardins qui, bien qu’honnête, ne fait pourtant pas de miracles. Au fer, on peut adjoindre une abondance de calcium et de potassium, que secondent sodium, magnésium, sélénium, cuivre, zinc, soufre, phosphore, manganèse et silice, laquelle se trouve davantage dans les tiges que partout ailleurs, à l’exclusion des aiguilles qui couvrent intégralement les limbes foliaires : chaque aiguille est formée d’une base calcaire surmontée d’une pointe de silice qui casse comme du verre quand on la touche. C’est alors qu’elle répand une surprise urticante bien connue des étourdis, un suc contenant de l’acétylcholine (1 %), de l’histamine (0,05 à 2 %) et de l’acide formique. Ce suc irritant n’est pas sans posséder quelque analogie avec le venin des serpents, mais surtout avec celui des abeilles. Cependant, les quantités injectées à chaque fois sont telles que la sensation douloureuse ne s’installe généralement pas dans le temps.

Autre point important : les orties recèlent de la sérotonine ainsi qu’une hormone intestinale favorable aux sécrétions, la sécrétine, substance qui « compte parmi les meilleurs stimulants connus des sécrétions stomacale, pancréatique, biliaire et intestinale, ainsi que des mouvements péristaltiques de l’intestin »16.

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique puissante (augmente le débit et le volume des urines, réduit le volume post-mictionnel), éliminatrice de l’acide urique, dépurative rénale, préventive de la formation de lithiase rénale
  • Draineuse et dépurative hépatobiliaire, antidiabétique (fait baisser la glycosurie), favorise les sécrétions biliaires et pancréatiques
  • Apéritive, digestive, favorise les sécrétions gastro-intestinales, antidiarrhéique, stomachique, laxative légère
  • Favorable à la circulation sanguine, vasoconstrictrice, augmente la pression artérielle, accélère le rythme cardiaque, régénératrice du sang, augmente le taux de globules rouges sanguins, le nombre des hématies et la teneur du sang en hémoglobine, hémostatique
  • Anti-infectieuse : antiseptique, bactériostatique
  • Anti-inflammatoire, antalgique articulaire, antirhumatismale, prévient la dégradation des cartilages articulaires
  • Astringente puissante, résolutive, détersive, révulsive, régulatrice des sécrétions de sébum
  • Emménagogue, galactogène (?)
  • Aphrodisiaque
  • Stimulante, tonique, adaptogène, revitalisante, fortifiante, reconstituante, minéralisante, antirachitique, anti-anémique, très nutritive
  • Anti-oxydante
  • Sudorifique
  • Stimulante de la glande thyroïde
  • Stimulante de la repousse capillaire, réductrice de l’alopécie, supprime les pellicules

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée (y compris celle des tuberculeux), selles muqueuses, dysenterie (y compris de nature cholérique), entérite aiguë, chronique et mucomembraneuse, transit intestinal irrégulier, atonie digestive, ulcère gastrique et intestinal, flatulences, nausée, hématémèse
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : inflammation et infection des voies urinaires, cystite, néphrite, énurésie chez l’enfant, lithiase urinaire, insuffisance urinaire, rétention d’eau, hydropisie, hyperuricémie (goutte, rhumatisme, arthrite), hématurie, affections prostatiques (hyperplasie bénigne, hypertrophie, congestion, adénome, prostatisme)
  • Troubles de la sphère gynécologique : préparation à la grossesse et à l’accouchement, hémorragie post-partum, congestion utérine, hémorragie utérine (en dehors des règles), métrorragie, insuffisance lactée (après accouchement), démangeaison génitale, leucorrhée chronique, ménopause (bouffées de chaleur, maux de tête, baisse de la libido)
  • Troubles de la sphère respiratoire : hémoptysie, asthme, asthme humide, pleurésie, angine, amygdalite, rhume des foins et autres allergies respiratoires, infection pharyngée
  • Troubles du système cardiovasculaire et circulatoire : hémophilie, hémorroïde, épistaxis, autres écoulements sanguins des sujets affaiblis, engorgement lymphatique, tumeur lymphatique
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : ictère, lithiase biliaire, diabète
  • Troubles locomoteurs : goutte, rhumatisme, arthrite, atonie musculaire, déminéralisation (rachitisme, ostéoporose), paralysie, apoplexie, entorse
  • Affections bucco-dentaires : aphte, muguet, inflammation et engorgement des gencives
  • Affections cutanées : acné, eczéma, psoriasis, dartre, lichen, urticaire (y compris celui causé par l’absorption de crustacés et de mollusques marins), brûlure (premier et deuxième degré), impétigo, sycosis, ulcère (putride et sordide), gangrène, érythème fessier, piqûre (d’insecte, mais aussi les siennes propres !)
  • Soin des ongles, des cheveux et du cuir chevelu, pellicules
  • Fatigue, asthénie, anémie, faiblesse générale, fragilité face aux infections (faiblesse immunitaire), convalescence
  • Inappétence sexuelle, baisse du désir sexuel

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles : comptez 15 à 30 g (jusqu’à 60) par litre d’eau en infusion à couvert pendant 10 mn. Par tasse d’eau bouillante (15 cl), on prévoira une cuillerée à café de feuilles d’ortie environ.
  • Infusion de feuilles et de racines : 50 g en mélange par litre d’eau, que vous ferez bouillir durant une poignée de minutes, puis infuser hors du feu et à couvert pendant 20 mn.
  • Infusion composée : mélangez la même quantité de feuilles d’ortie, de feuilles de plantain et de baies de genévrier. Comptez une belle cuillerée à café de ce mélange en infusion durant 10 mn dans une tasse d’eau bouillante.
  • Décoction de racines : 30 à 50 g par litre d’eau en décoction pendant 10 mn.
  • Décoction de plante entière (feuilles et racines) : 100 g par litre d’eau pendant 10 mn. Cette décoction concentrée se réserve surtout à l’usage du bain. Pour un bain de pieds défatiguant, les feuilles seules sont suffisantes.
  • Décoction composée : comptez autant d’ortie (feuilles et racines), que de racine fraîche de bardane et de thym frais. Menez en décoction durant un quart d’heure, filtrez et servez-vous en en compresse locale (affections cutanées, soin du cuir chevelu, etc.).
  • Lotion du docteur Leclerc : 25 g de feuilles et fleurs fraîches de capucine, 25 g de feuilles fraîches d’ortie, 25 g de feuilles fraîches de buis, 25 g de sommités fleuries fraîches de serpolet. Faites macérer les plantes hachées dans ½ litre d’alcool à 90° pendant quinze jours. Filtrez en exprimant bien puis remplissez-en une bouteille hermétique. A utiliser en friction du cuir chevelu.
  • Autre lotion capillaire : 25 g de racines d’ortie et 25 g de feuilles de romarin dans un litre d’alcool à 90°. Ou alors : 60 g de racines d’ortie et 60 g d’origan en macération dans un litre d’eau-de-vie pour fruit (40°) pendant un mois.
  • Lotion vinaigrée : faites bouillir une belle poignée de racines d’ortie dans ½ litre de vinaigre de cidre pendant 10 mn. Après filtrage de la préparation, on peut s’en servir en compresse locale (affections cutanées, soins du cuir chevelu, etc.).
  • Macération vineuse : mêlez 5 g de poudre de poivre noir fraîchement moulu à 10 g de semences d’ortie, placez le tout dans 75 cl de vin rouge durant au moins deux semaines. C’est là un des rares exemples d’utilisation de la graine d’ortie, particulièrement usitée pour ses prétendues propriétés aphrodisiaques qui m’ont été rapportées par un ami il y a quelques années.
  • Poudre de feuilles d’ortie : à équivalence ou en complément de la poudre de prêle, du lithothamne, etc. A mélanger à un peu de miel, sirop d’agave, etc.
  • Extrait fluide alcoolique ou glycériné (méfiez-vous de la composition de ces produits : on trouve soit la racine, soit la feuille. Selon la destination, il est souhaitable de prendre connaissance des informations libellées sur l’étiquette).
  • Suc frais : usage bien moins courant qu’autrefois (on préfère le mode d’emploi précédent, bien plus pratique), d’autant qu’il faudrait recourir à 60-120 g de ce suc quotidiennement. Il est aussi peut-être plus souhaitable de s’en remettre à l’usage suivant.
  • Dans l’alimentation : l’ortie fraîche, quand elle est jeune et que la saison s’y prêtre, peut faire l’objet d’une consommation alimentaire quotidienne. Dans ce sens, on privilégiera les feuilles de petite ortie, bien moins filandreuses que celles de grande ortie. En vue d’une dessiccation pour usage ultérieur, les deux orties se valent. Une fois bien sèches, leurs feuilles peuvent s’émietter sous forme de paillettes, ce qui permet de les saupoudrer au-dessus d’une salade, de les incorporer à une préparation chaude (une omelette, par exemple, à l’instar de l’ail des ours). Prenez cependant soin de la chose suivante : de la feuille fraîche à la feuille sèche, l’ortie perd les 4/5 de sa masse environ. Si une recette requiert 100 g d’ortie fraîche, on n’en utilisera que 20 g à l’état sec. C’est qu’il ne faudrait pas risquer une surdose ^.^
  • Urtication ou flagellation à la botte d’ortie. C’est une donnée affirmée de façon très sérieuse par Reclu dans son ouvrage de 1889. Elle était d’usage courant dans les campagnes françaises, même au XXe siècle. La littérature médicale européenne des cinq derniers siècles aborde très favorablement cette technique pour des cas médicaux qu’aucuns autres remèdes n’avaient su résoudre (Roques, qui militait en faveur de ce « moyen cruel et barbare », cite, par exemple, le cas d’un homme à peu près paralysé d’un bras, ayant recouvré son usage après plusieurs mois de séances d’urtication !).

Note : l’infusion ainsi que la consommation régulière d’ortie sont profitables à l’organisme, sachant que la sécrétine que cette plante contient est soluble dans l’eau et qu’elle ne s’y décompose pas. Le bénéfice de l’infusion d’ortie, c’est que son effet se prolonge sur plusieurs jours. On peut donc espacer les prises dans un souci d’économie.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Lors d’une récolte, avant toute chose, munissez vous de gants et éventuellement d’un sécateur. Afin de bénéficier au mieux des qualités de l’ortie que vous cueillerez, évitez les lieux passants (bords de route, sites fréquentés par des chiens et/ou des renards…). L’ortie est moins virulente par temps chaud ou juste après la pluie (mais comme il n’est pas conseillé de récolter les simples quand ils sont trempés, on n’oubliera pas les gants ^.^). Affirmer qu’on peut récolter les feuilles d’ortie toute l’année est sans doute un peu osé. Sans aller jusque-là, disons que durant une bonne partie de l’année, la petite ortie peut se prêter à trois coupes facilement, ce qui permet d’étaler la période de récolte du mois de mars à celui d’octobre. On peut cueillir les tiges entières des deux espèces entre juin et septembre. Quant aux racines, il faut situer leur extraction en dehors de la période végétative de la grande ortie, soit immédiatement après la fin de la fructification (septembre/octobre) ou bien juste avant son ré-amorçage printanier (mars).
  • Sécher l’ortie est un travail minutieux, car une fois coupée cette plante a tendance à fermenter facilement. Il faut donc en disposer les tiges sur des claies ou les suspendre à des ficelles dans un local ombragé, sec et ventilé, seules conditions permettant de mener rapidement à bien la dessiccation des feuilles d’ortie, et d’éviter leur noircissement, signe qui montrerait immanquablement l’échec de l’opération.
  • La racine de grande ortie est strictement réservée à l’homme adulte. Quant aux feuilles des deux espèces, elles sont utilisables par tous. Cependant, une trop grande consommation alimentaire et/ou médicamenteuse d’ortie peut amener la suppression des urines, de même que des phénomènes d’irritation gastro-intestinale et allergiques, une sensation de malaise épigastrique, une sudation anormale. Il faut se méfier des plantes d’ortie trop mâtures qui ne seraient pas sans risque pour la sphère rénale, ce qui n’aurait rien de bien étonnant, sachant que, globalement, l’ortie est déjà contre-indiquée chez les dialysés, les uratiques, les oxaluryques, les arthritiques, les goutteux et les rhumatisants. Son emploi est aussi contre-indiqué chez la femme enceinte (on dit qu’elle serait potentiellement abortive à haute dose…). Certains médicaments sont aussi susceptibles d’entrer en conflit avec l’ortie : antidiabétiques, antihypertenseurs, dépresseurs du système nerveux central, analgésiques, AINS, anticoagulants, etc. A haute dose, les graines seraient purgatives (voire super purgatives), abortives, vénéneuses, etc. Sont-ce des ouï-dire ? Bien assez pour être citées comme tel dans un ouvrage de Pierre Bulliard qui traite des plantes vénéneuses et suspectes de la France. Mais comme tout ceci manque assurément de précision, nous n’en pouvons dire davantage… Rougeurs, sensation douloureuse, éruption de papules, tels sont les effets de la caresse de l’ortie. En cas de piqûre, il vous est loisible d’appliquer du vinaigre, d’utiliser certaines huiles essentielles (lavande fine, lavande aspic, lavandin, manuka, tanaisie annuelle, cataire), de frotter les piqûres avec des feuilles de plantain, d’oseille, de patience ou de joubarbe des toits, selon ce que vous avez sous la main. On considère que la piqûre de la petite ortie est plus vive que celle de la grande.
  • L’ortie, comme l’on sait, est une espèce végétale consommée depuis des lustres. On ferait remonter à plusieurs millénaires cette consommation et peut-être même une culture rudimentaire de l’ortie. Sans entrer dans des détails qui nous feraient remonter bien loin dans la préhistoire, observons simplement que si aujourd’hui l’ortie ne fait plus l’objet d’une ferveur alimentaire indéniable, jusqu’au XVIe siècle en Europe, on avait coutume de la consommer régulièrement toute l’année. Cette habitude s’est perpétuée jusqu’à très récemment en Europe du Nord (Scandinavie), ainsi qu’en Europe de l’Est (Russie, Ukraine). On retrouve aussi cette habitude alimentaire en Asie himalayenne (Népal). En France, il arrive parfois de trouver cette plante sur les marchés, comme j’ai pu moi-même le constater à proximité de Lyon. Je ne vous cache pas que c’est très anecdotique, bien moins que l’habitude retrouvée d’aller soi-même en cueillir une brassée pour la cuisine. Une fois cuite, elle perd son piquant grâce à la chaleur (vers 85° C). On peut en faire des potages, des farces, des tapenades, des pestos, l’incorporer dans une omelette ou une quiche en remplacement des épinards (qu’on peut substituer par l’ortie de préférence, vu que cette dernière ne contient pas d’oxalates comme c’est le cas de l’épinard). Les jeunes pousses printanières peuvent être cuites à la vapeur puis incorporées à une préparation. On peut faire de même des feuilles un peu plus âgées. C’est mieux que de les ébouillanter comme on le voit parfois suggéré. L’ortie est également comestible à l’état cru, en particulier quand elle est jeune. Mais, afin de bénéficier d’une ortie dénuée de son habituelle protection urticante, il importe de la faire faner une douzaine d’heures dans le réfrigérateur, ce qui a pour conséquence malheureuse de lui faire perdre une grande partie de sa vitamine C, substance qu’on sait fragile et volatile. Pour pallier l’inconvénient du suc irritant de l’ortie, l’on peut aussi, après nettoyage des feuilles, les sécher au torchon (ce traitement mécanique brise bon nombre d’aiguilles). On peut encore les faire tremper un certain temps dans une eau vinaigrée ou citronnée (l’acidité attaque la structure calcaire des aiguilles de l’ortie). L’expérience a effectivement démontré que l’ortie perd de son agressivité lorsque, finement ciselée, on la mêle à du vinaigre, du jus de citron, ainsi qu’à des corps gras (huile d’olive, beurre, crème fraîche, fromage blanc…). En tout état de cause, on comprendra que l’ortie fraîche ne peut se consommer abusivement sans précaution, des œdèmes suffocants ayant été observés au niveau de la cavité buccale.
  • La racine de grande ortie permet d’obtenir une teinture de couleur jaune pour la laine, quand on la fait réagir avec de l’alun. Quant à la décoction de jeunes pousses, elle fournit une couleur « jaune soufre intense ». Si on l’expose à l’air et aux alcalis, elle tourne à un vert proche du vert de Chine.
  • L’ortie est la principale source d’extraction industrielle de chlorophylle dont on utilise le pouvoir tinctorial (médicaments, aliments) et désodorisant, entre autres.
  • Autres espèces d’orties européennes : l’ortie romaine (Urtica pilulifera), l’ortie à membranes (Urtica membranacea).

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  1. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 332.
  2. Macer Floridus, De viribus herbarum, p. 82.
  3. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 445.
  4. Ce mot renvoie au nom de l’oiseau, la pie du même nom (Lanius collurio). Connue sous le nom d’écorcheur, elle empale ses proies sur des épines d’acacia…
  5. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 328.
  6. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 271.
  7. Le dieu Donar des anciens Germains, surtout connu pour être le dieu du tonnerre, est également celui du mariage. C’est pourquoi on lui associe l’ortie dont la graine aphrodisiaque facilite aussi les accouchements.
  8. Grand Albert, p. 89.
  9. Hans Christian Andersen, Contes, p. 142.
  10. Cimetière, c’est aussi le surnom qu’on attribue à la lugubre ortie qui pousse abondamment aux alentours de ces aires de repos.
  11. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 407.
  12. Pierre Lieutaghi citant E. Pfeiffer dans Le livre des bonnes herbes, p. 324. Contrairement aux guerriers qui, eux, ont plutôt tendance à l’abandonner sur les terrains qu’ils dévastent, l’ortie, fidèle à ses capacités purificatrices, cherche à faire place nette après la bataille, en assainissant les sols, même si l’on sait bien qu’elle est placée sous l’égide de Mars.
  13. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 331.
  14. Ibidem, p. 329.
  15. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 709.
  16. Ibidem.

© Books of Dante – 2023



Grande ortie


Février, mois des purifications et de la fécondité retrouvée

Pour être né durant une nuit de pleine lune au mois de février, je peux dire que je connais bien ce mois. Voici quelques éléments pour le mieux comprendre ;)



Qu’on jette un œil sur la liste des mots dont on se sert dans de multiples langues pour désigner le mois de février, et l’on sera surpris de constater que le bas latin febrarius puis le latin classique februarius ont largement essaimé, donnant lieu à une riche progéniture, tant auprès des langues germaniques (february en anglais, februar en allemand, februari en néerlandais) que romanes (febrero en espagnol, fevereiro en portugais, febbraio en italien). Même la Scandinavie (februari en suédois) et l’Europe de l’Est (februarie en roumain) n’y échappent pas.

On dit généralement, et sans plus d’explications, que le mois de février est celui des purifications, placé sous l’égide d’une divinité romaine, Fébruus (mais qui pourrait être beaucoup plus ancienne, remontant aux Étrusques). L’année civile étant censée débuter en mars, le mois de février devait être l’occasion d’opérer un ménage en profondeur, tant des habitations que des hommes (corps et âme), en vue de l’arrivée du printemps. Chez les Romains, la traversée des ténèbres hivernales et le triomphe sur elles se soldaient par les Lupercales qui avaient lieu le 15 février : assurant très largement la purification des villes et de leurs habitants, tout comme la fertilité des hommes, des troupeaux et des champs, cette fête est, en quelque sorte, l’ancêtre de la Saint-Valentin qui a « sa place dans le calendrier à une date proche du Carnaval où les enjeux amoureux sont importants, époque de licence et de rupture favorable au retour de la fécondité. D’ailleurs, le saint était souvent représenté sur les anciens calendriers tenant en main un soleil annonçant le printemps »1. Si Valentin porte dans son nom même un présage de bonheur conjugal, cela intensifie le fait que février soit généralement connu comme le mois des fiançailles, placé sous le patronage de Junon februata, tandis que chez les Grecs, le mois des mariages, Gamélion (de gamos, « mariage ») correspondait au mois de janvier.

Le mois de février est donc une période festive durant laquelle, après avoir vécu l’apnée des sombres mois hivernaux, l’on peut enfin se réjouir, dénouer sa gorge de l’angoisse qui, jusque-là, l’opprimait, maintenant que l’on s’est éloigné de cette divinité de la peine et du silence qu’est Angerona, gardienne du solstice d’hiver, passage étroit et difficile. Tout au contraire, on fait appel à la lumière. L’allongement des jours, renforcé par les chandelles qu’on allume en plus grand nombre en février, donne toute liberté à la joie et aux sentiments amoureux. C’est pourquoi lumière et fécondité vont souvent de paire en février. C’est ce que l’on remarque à travers l’Imbolc celte du 1er février, de même que lors de la festa candelorum, alias fête des chandelles ou Chandeleur, se tenant le 2 février, qui sont l’une et l’autre l’occasion de se purifier des souillures de l’hiver, étape préalable nécessaire pour s’assurer un passage heureux vers la nouvelle année toute proche. De même qu’on allume la flamme d’une bougie, la nature s’anime par le réveil des forces chthoniennes jusqu’alors tapies dans le sol et dans les tréfonds de l’homme.

Ce caractère souterrain doit nous rappeler de très anciennes festivités d’origine grecque, aussi bien joyeuses que funèbres, qui avaient lieu en février, les Anthestéries, fête des fleurs consacrée à Dionysos, mais également fête des morts que l’on apaisait par des cérémonies appropriées. Cette proximité avec l’Hadès explique qu’on ait parfois assimilé le dieu Fébruus à Pluton. En tous les cas, le mois de février fut jugé suffisamment néfaste pour ne pas que l’on s’impose de le faire durer plus de 28 jours.

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  1. Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean et belles de Mai, p. 360.

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