Le sorbier des oiseaux (Sorbus aucuparia)

Synonymes : sorbier des oiseleurs, sorbier des grives, arbre à grives, cormier des chasseurs, arbre des sorciers, sorbier sauvage, frêne sauvage, frêne des montagnes, allier, thymier, cochène, etc.

Le nom même de sorbus, mot latin, est d’origine incertaine. Chez les Romains, le sorbier était connu, puisqu’il était cultivé comme arbre fruitier, mais également comme matière médicale, principalement à destination des affections d’origine gastro-intestinale (nausée, diarrhée, dysenterie). Pline et Serenus Sammonicus avaient conscience de sa valeur astringente, propre à « resserrer le ventre », de même que Dioscoride qui fait apparaître, au chapitre 135 du premier Livre de la Materia medica, ce qu’il est convenu d’appeler un cormier, et dont il dit que les baies non mûres et séchées au soleil sont particulièrement astringentes : on peut les moudre et en absorber la poudre ou bien les cuire en décoction à la recherche des mêmes effets. Il s’agit probablement là du sorbier domestique (Sorbus domestica), espèce d’origine méditerranéenne que la culture a répandu au fil des siècles dans différentes régions françaises (Centre, Ouest, etc.) durant le Moyen-Âge.
Il est assez souvent dit que l’époque médiévale est faste envers le sorbier. Je n’ai pas exactement déniché quoi que ce soit qui aille véritablement dans ce sens au cours des lectures effectuées à ce propos. Il apparaît nettement dans le Physica d’Hildegarde de Bingen sous le nom allemand de Spirbaum, mais pour bien peu de raisons, car selon l’abbesse, il ne vaut pas grand-chose pour le bien-portant, et encore moins pour le malade. Ce qui m’a paru intéressant, c’est ce que dit Hildegarde dans son bref paragraphe : « dans son éclat, il est l’image de faux-semblant » (1). Comment interpréter ces paroles laconiques et quelque peu sibyllines ? Peut-être par le fait que le sorbier se signale à notre attention par une phase de mûrissement de ses fruits qui mettent le feu à l’arbre. Si le regard, stimulé par cette flamboyance, aiguise l’appétit, force est de reconnaître qu’il ne peut en aucun cas être apaisé et comblé par ce fruit, cette sorbe acerbe, acide et amère. Le sorbier a au moins l’avantage de tenir longtemps à la disposition des oiseaux ses grappes de sorbes, une caractéristique qu’il porte dans une fraction de son nom latin, aucuparia. Il est construit par l’union d’avis, « oiseau » et de capere, « attraper », ce qui tient au fait qu’on s’est souvent servi des baies de cet arbre comme appât pour capturer les oiseaux. Dans ce cas, on le dit « des oiseleurs ». Et comme il est effectivement très recherché des oiseaux (grives, merles, coqs de bruyère…), auxquels il offre une nourriture providentielle à l’entrée de l’hiver, on le dit aussi « des oiseaux », lesquels, en consommant ses baies, assurent la dispersion de l’espèce.

« Là où poussent les sorbiers, les druides ne sont jamais loin », disait-on proverbialement au Pays de Galles. En effet, comme le souligne Cazin, « le sorbier jouait un rôle important dans les mystères religieux des druides » (2). C’est l’arbre de la magie druidique, l’arbre par excellence. Avec du bois de sorbier, les druides allumaient ce que l’on appelle le feu druidique, qui était accompagné d’incantations afin de demander protection. La fumée dégagée par la combustion du bois de sorbier était elle-même considérée comme protectrice. C’est, du moins, ainsi qu’elle était envisagée lorsque certains druides, les Vates, procédaient à des rituels divinatoires. La fumée était alors censée écarter les influences à même de perturber le bon déroulement de l’oracle, ce qui, en soi, est tout à fait logique, puisque, parmi les oghams, il s’en trouve un taillé dans du bois de sorbier : Luis (ᚂ). Le sorbier apparaît donc ici comme support et protecteur de la « parole » oraculaire. De plus, le sorbier est, avec l’if et quelques autres, de ces essences d’arbres dont on utilise volontiers le bois pour y confectionner tout un set d’oghams.

Comme nous l’explique Julie Conton, le mot anglais désignant le sorbier est rowan. Selon elle, on peut le mettre en relation avec le nordique runa, duquel découlent le mot rune, mais aussi ceux de secret, de murmure et de charme. Il semblerait donc que l’ogham Luis ait une forte accointance avec le domaine de la magie chez les Celtes, rappelant assez les prérogatives d’un autre ogham, celui du peuplier, Eadha (ᚓ). Avec Luis, il est effectivement question d’incantations, du pouvoir des mots, en particulier celui des oghams. Il nous renseigne sur la portée et l’impact des mots et des paroles, sur ce qu’ils peuvent représenter de médisant, qu’on attaque ou qu’on soit attaqué. Luis permet donc de prendre en compte la manière dont on use des mots, selon l’intention qui est placée en eux. Au même mot, il peut exister au moins deux charges diamétralement opposées, mais il est aussi deux sortes de « feux » que Luis place en exergue, unis par la même dimension qu’est le pouvoir des mots, mais qui s’exprime différemment : tout d’abord, le langage, le verbe, représentant ce qui est communiqué et la manière de le communiquer ; cette éloquence, plus évidente, extérieure, passe pour l’aspect Yang de Luis, dont le Yin concerne aussi le pouvoir, voire même la puissance, de nature magique, ésotérique même ; il s’agit là du premier feu dont nous avons parlé, de nature interne, cachée et secrète.
« L’ogham du sorbier est en rapport avec le juste discernement, la discrimination, la perspicacité, l’analyse claire et pertinente des choses » (3). Il met donc en garde contre les tentations du doute, de l’illusion et de l’incertitude. Par ailleurs, le sorbier, selon le prisme de l’ogham, a aussi d’autres valeurs symboliques : la vitalité, la longévité, la santé, l’éternelle jeunesse et l’immortalité, rappelant en cela que le Dagda plongeait dans son chaudron magique des baies de sorbier, nourriture divine, manne céleste, ce que ne contredit pas la valeur fulgurante – parce que génératrice et fécondatrice – du sorbier, que nous avons justement dit lié au feu.

Le passé religieux et magique du sorbier est relativement riche, ne serait-ce que par l’étroite relation que les Celtes entretinrent avec lui. Comme souvent, certaines caractéristiques d’ordre sacré finissent par se diluer dans la sphère profane, ce qui explique la présence du sorbier dans bien des croyances, non seulement inféodées au monde celte, mais aussi germano-scandinave. Si l’on recense l’ensemble de ces croyances, l’on se rend compte qu’une grande place est accordée au rôle protecteur du sorbier sur les personnes et les animaux. C’est ce qui a fait dire que le sorbier est un arbre réputé contre les sortilèges. En bien des contrées d’Europe, le sorbier est protecteur du bétail. C’est ainsi qu’en Finlande, une nymphe du nom de Pihlajatar assure la félicité des troupeaux selon le Kalevala. Dans les champs, les bergers sont souvent armés d’un bâton de sorbier, auquel on attribue de grandes vertus magiques. Plantant leur bâton au beau milieu du troupeau qui paît dans le champ, les pâtres psalmodient alors des prières de protection à son bénéfice (Estonie). La coutume de « frapper » la vache ou le jeune bétail avec une baguette de sorbier se rencontre en Estonie, en Suède, ainsi qu’en Allemagne. Dans ce dernier pays, en Westphalie, au premier mai, « on coupe la première branche [de sorbier] sur laquelle est tombé un rayon de soleil » (4), et c’est avec elle qu’on « frappe » le bétail. Le terme « frapper » est intéressant, et ne me semble, ici, en aucun cas péjoratif. En effet, selon Angelo de Gubernatis, « la branche de sorbier est le symbole de la foudre, laquelle, d’après la légende védique, aurait apporté le feu sur la terre, en le communiquant à certains arbres privilégiés sur lesquels elle tomba, non pas pour les détruire, mais pour s’y cacher » (5). Aussi, planter cet arbre autour des fermes et des étables était censé porter chance car il écartait la foudre. Le sorbier était suspendu dans les étables et les maisons « pour empêcher l’entrée du dragon qui vole » (6). Le dragon qui vole ? Ce me semble être une métaphore pour considérer la foudre… Sachant son caractère générateur et fécondateur, l’on peut émettre l’hypothèse que les paysans « frappaient » leur bêtes avec une branche de sorbier, non seulement pour les protéger, mais aussi pour garantir une bonne santé à leurs troupeaux. Par exemple, en Allemagne, on barattait parfois le beurre avec une branche de sorbier, cela était censé garantir la réussite de l’opération.
En Écosse, on faisait subir aux moutons un curieux rituel : chacun d’eux devait passer dans un cerceau de bois de sorbier. Cela représentait un rite propitiatoire, puisque, pensait-on, cela permettait au troupeau d’être préservé autant des maladies que des accidents. Ce rituel se déroulait le premier mai de chaque année. Il a donc un rapport avec le soleil, la forme circulaire du cerceau semblant le suggérer. Soleil qui, comme l’on sait, est générateur et fécondateur, tout comme la foudre, raison pour laquelle, selon des croyances scandinaves, le sorbier était consacré au dieu Thor, et à Jupiter, porteur de foudre, dans le monde romain de l’Antiquité.

En Scandinavie (qui est un territoire conséquent, puisqu’il comprend la Suède, la Norvège, le Danemark et, plus à l’ouest, l’Islande), ainsi qu’en Écosse, le sorbier était souvent utilisé pour repousser les influences malignes. C’est ainsi que la traverse des manteaux de cheminée était taillée dans du bois de sorbier, afin de détourner les maléfices des habitations qui en étaient nanties. Hors de chez eux, les habitants voyageaient accompagnés d’un bâton de sorbier censé les protéger des mauvaises rencontres. Un morceau de sorbier suspendu au cou avec un fil rouge (Écosse) ou un collier de baies sèches avait la même vertu. D’autres amulettes avaient le pouvoir de se prémunir de la noyade et de tout autre danger lié à l’eau.
Enfin, selon des superstitions scandinavo-germaniques, il est dit que le sorbier est un arbre funéraire, à l’instar du cornouiller sanguin (Cornus sanguinea). C’est pourquoi, il est planté dans les cimetières pour au moins deux raisons : protéger les défunts et empêcher les morts de sortir de leur tombe (Écosse, Angleterre).

Contrairement au cormier qui est un grand arbre d’une vingtaine de mètres, le sorbier, parfois arbuste, de plus en plus rabougri qu’on s’élève en altitude, est généralement un arbre de taille très moyenne, une dizaine de mètres représentant le plus souvent son gabarit habituel. Ses branches, longues et parfois réclinées, portent dans leur état juvénile une écorce brun rougeâtre, qui tourne couleur de cendres avec l’âge, marquée de petites stries lenticulaires blanchâtres et longitudinales. Il arbore des feuilles alternes et composées d’un nombre impair de folioles (11, 13, 15, 17). Tout d’abord vert clair, elles virent au rouge une fois l’automne installé.
Des corymbes de fleurs blanc crème, blanc sale, plats et touffus, s’épanouissent entre avril et mai. Avant de profiter aux oiseaux par sa fructification, le sorbier sert le gîte et le couvert aux petits insectes volants qui viennent chercher dans ses fleurs une abondance de nectar. Puis les grappes de sorbes incendient l’automne par leurs teintes rouges, corail, orange vif : l’on peut dire qu’elles se donnent à voir, malgré leur petitesse (globuleuses, elles ne sont pas plus grosses qu’un pois, tandis que les cormes ressemblent à de petites poires de 3 cm de hauteur, peintes d’un jaune piqueté de brun rougeâtre).
Dépassant rarement une durée de vie d’un siècle, le sorbier est une essence spontanée des bois, sous-bois, forêts clarifiées de l’hémisphère nord (Europe, Asie septentrionale), sur sols de préférence calcaires, humides, tempérés à assez froids. Il est cependant intégralement absent de la région méditerranéenne où se déploie son cousin le cormier.

Le sorbier en phytothérapie

Bien que cet article se concentre principalement sur le sorbier des oiseaux, sachons que l’ensemble des arbres du genre Sorbus se valent plus ou moins en phytothérapie. On peut donc substituer l’un à l’autre :

  1. Le sorbier des oiseaux (Sorbus aucuparia),
  2. Le cormier (Sorbus domestica),
  3. L’alouchier (Sorbus aria),
  4. L’alisier (Sorbus tormentalis).

Seuls les n° 1 et 2 sont, à proprement parler, des sorbiers. La partie végétale qui offre la meilleure efficacité thérapeutique, ce sont les baies de ces arbres, mais les fleurs et les feuilles sont parfois citées comme matière médicale (ces dernières contiennent du tanin, de l’amygdaline, ainsi qu’une essence aromatique ; de plus, dans les fleurs, on trouve de la triméthylamine ce qui leur confère un parfum peu avenant que l’on retrouve dans les fleurs d’aubépine). Si l’on en sait peu sur ces dernières qui ont été visiblement peu étudiées, il est plus aisé d’en dire davantage au sujet des baies du sorbier (= les sorbes) et du cormier (= les cormes).
Les baies sont constituées de tanin, de différents acides (citrique, malique, tartrique, vinique, succinique, sorbique et parasorbique), de pectine, de vitamines (C, provitamine A), de cire, de carotine, d’octite. Un pigment teint en rouge orangé la peau des sorbes bien mûres. Dans la plus grande partie, ces baies contiennent surtout des sucres ou matières apparentées, dont certains qu’on connaît bien : du glucose, du dextrose et du lévulose. Mais il est surtout question d’une substance, la sorbine (proche du mannitol, elle porte aujourd’hui le nom de sorbitol). Enfin, comment ignorer cette curieuse substance, la sorbine, sur laquelle on est loin d’être d’accord, puisque, alors que le docteur Leclerc disait d’elle qu’elle est un sucre cristallisable non fermentescible, le docteur Cazin expliquait, lui, que lorsque les fruits du sorbier des oiseaux, à l’état d’ultime maturité, étaient bien écrasés, l’on obtenait un jus qui, tout aussitôt, entrait en fermentation. Plus précisément, au sujet de la seule sorbine, Cazin affirmait que cette substance est analogue aux sucres, « dont elle diffère en ce qu’elle ne produit pas la fermentation alcoolique » (7).
Mystère et étrangeté du sorbier dont on n’oubliera pas le titre que lui décerna Hildegarde : image du faux-semblant…

Propriétés thérapeutiques

  • Astringente (baie non mûre), antidiarrhéique
  • Laxative (baie bien mûre ?)
  • Purgative légère (feuille)
  • Diurétique
  • Pectorale (feuille)
  • Emménagogue
  • Antiscorbutique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, dysenterie, dysenterie chronique, flux intestinaux rebelles chez le tuberculeux et le vieillard, nausée, autres « maux d’estomac »
  • Troubles de la sphère pulmonaire : maux de gorge, enrouement, extinction de voix, toux, bronchite, catarrhe pulmonaire
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : dysurie, strangurie, colique néphrétique, insuffisance rénale, lithiase rénale, rhumatismes et leurs douleurs, goutte
  • Troubles de la sphère circulatoire : artériosclérose, hémorroïdes
  • Leucorrhée
  • Diabète
  • Muguet

Modes d’emploi

Les fruits du sorbier et du cormier obéissent aux mêmes règles que les nèfles et les coings. Leur astringence « est si prononcée avant maturité qu’ils resserrent les lèvres lorsqu’on les goûte » (8). Astringents donc, et styptiques. C’est pourquoi ces baies requièrent de subir le blettissement et/ou la cuisson avant d’envisager d’en faire un usage thérapeutique. Après que l’étape de la maturation en elle-même soit passée, il est vrai que cela ne suffit pas toujours pour attendrir ces fruits : cette « coction » par le gel peut y pourvoir, ce qui a pour effet de les amollir et de leur conférer une saveur acidulée. A ce stade-là, on a deux options possibles : les utiliser immédiatement ou bien les faire sécher pour plus tard. Mais il est tout à fait permis d’user strictement de sorbes et de cormes mûres, c’est-à-dire tout juste tombées de l’arbre. Nul besoin d’aller se rompre le cou en gravissant les cimes altières du cormier, c’est peu utile ; avec le sorbier, c’est moins problématique, ses fruits étant plus accessibles. Et je ne crois pas qu’on viendra vous disputer votre récolte, tant ces fruits, même mûrs, restent âpres, amers, acides et durs à mâcher. A moins qu’une grive gourmande ne passe par là…

  • Décoction de baies sèches.
  • Infusion de baies sèches (qu’on peut réduire en poudre).
  • Sirop de jus frais.
  • Extrait fluide.
  • Marmelade de fruits mûrs.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : cormes et sorbes peuvent se cueillir ou se ramasser dès la fin du mois d’août, ainsi qu’en septembre, voire même en octobre dans les zones septentrionales les plus reculées, ou en altitude plus élevée.
  • Les sorbes et les cormes, nous l’avons souligné, sont indigestes à l’état cru : l’art culinaire ne saurait se contraindre aux extrémités auxquelles se voue assez souvent l’art médical. La gastronomie les préfère donc blettes. Mais le blettissement procure une allure, une texture parfois peu ragoûtantes, sauf pour ceux dont la vue d’une pêche pourrie et écrasée ne déshonore pas le sens visuel tout d’abord. J’ai testé, une fois, la nèfle blette : c’est pas ce qui se fait de mieux… On recommande donc de ne pas cueillir les sorbes et les cormes trop tôt ; mais les laisser blettir sur l’arbre, c’est tout de suite une autre affaire : parce que les périodes de gel seraient, ces capricieuses, insatisfaisantes, que ces fruits auraient déjà été, malgré repérage précis, victimes des oiseaux de passage qui en sont très friands, etc. Si l’on a un peu de place disponible et un lieu froid, il est possible de disposer cormes et sorbes sur une claie paillée, où le froid va se charger de les blettir. Si l’on n’a pas cette opportunité, l’on peut faire comme moi : les placer en couches légères au bas du bac d’un congélateur. Le froid les mord, et, une fois décongelées, elles mollissent et prennent une agréable saveur acidulée. Je fais de même avec les nèfles et ça fonctionne très bien : l’important, c’est de cueillir les sorbes, les cormes et les nèfles par temps sec, afin d’éviter de les placer au congélateur toutes rosées d’humidité, parce que sinon elles ont alors tendance à « faire du givre » (comme disait ma grand-mère), et à la sortie, le produit s’en trouve altéré. Une corme, une sorbe ou une nèfle, une fois sortie du congélateur, se laisse déguster éventuellement comme fruit de table, bien que cela ne soit pas là leur principale destination, et si ça l’est, cela doit se faire rapidement, puisque, en leur état ces fruits ne souffriraient pas d’être abandonnés trop longtemps même au réfrigérateur. Ils peuvent alors être consommés sans risque, mais cette consommation, si elle est trop abondante, « peut provoquer en retour des constipations quasi invincibles » (9) qui vous expliqueraient ce que le mot opiniâtre veut dire ^_^
    Bref, tout ça pour dire qu’avec les sorbes, comme avec les cormes d’ailleurs, l’on peut élaborer des « vins » : du temps des Celtes, les sorbes et les cormes étaient déjà utilisées dans ce sens. Ils élaboraient une boisson fermentée à l’aide de ces baies. Ce curmi – ainsi appelait-on cette boisson, rappelle l’actuel cormé fabriqué dans l’Ouest, en Bretagne en particulier. Mais l’on peut aussi en confectionner des vinaigres, des eaux-de-vie style kirsch (on obtient paraît-il les meilleures avec des fruits bien blets, dixit Cazin), des liqueurs, des sirops, des gelées, des compotes, des confitures. Usages moins fréquents : confiserie et torréfaction.
  • Le bois des différents sorbiers fait merveille dans l’économie domestique. Très durs, très denses, ces bois furent usités dans la menuiserie, l’ébénisterie, l’armurerie. De même, tourneurs et graveurs s’en trouvèrent fort bien. L’écorce – pratiquement inusitée en thérapie – sert parfois au tannage des peaux, ainsi qu’en teinturerie.
  • Toxicité : dans les pépins des sorbes et des cormes, il y aurait de l’acide cyanhydrique qui disparaîtrait par les moyens de la dessiccation et de l’ébullition. Vu ce que nous avons dit des usages tant culinaires que thérapeutiques de ces fruits, il n’y a pas de craintes à avoir, d’autant plus que les pépins – comme ceux des pommes et des poires – on n’a pas tendance à les consommer, n’est-ce pas ? L’acide parasorbique passe aussi pour un peu toxique pour l’homme, en particulier lorsque les sorbes sont fraîches.
  • Autres espèces : j’ai remarqué une sous-espèce du sorbier des oiseaux, Sorbus aucuparia moravica (ou edulis), dont les fruits possèdent une douce saveur. Cet autre arbre, le sorbier d’Amérique (Sorbus americana), mérite aussi d’être relevé. Les Algonquins usaient de ses rameaux, en compagnie de ceux d’épinette blanche, de gaulthérie couchée et de sureau du Canada pour préparer une décoction stimulante et roborative.
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    1. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 166.
    2. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 910.
    3. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 56.
    4. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 352.
    5. Ibidem, pp. 352-353.
    6. Ibidem.
    7. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 911.
    8. Ibidem.
    9. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 905.

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Les laitues : la cultivée (Lactuca sativa) et la vireuse (Lactuca virosa)

Laitue vireuse en fleurs.

Il est parfois dit que nos actuelles laitues – pommées, romaines, batavias – émanent de la laitue vireuse, enfin de ce qu’était cette plante à l’époque où sa transformation, accomplie en direction de la suavité, a eu lieu. Mais si l’on sait que l’évolution entre la laitue des origines et la laitue toute fraîche vendue aux halles s’est faite lentement, on n’est pas plus avancés sur la question de la patrie et de l’origine précises de la laitue cultivée, hormis qu’elles sont très obscures. Plutôt que d’y voir une descendante de Lactuca virosa, certains ont émis l’hypothèse qu’elle serait née de la laitue scariole (Lactuca serriola), voire même qu’il s’agirait là de la race cultivée d’une laitue sauvage de Sibérie (?). L’on sait cependant qu’en Égypte, il se cultivait une plante représentée de manière picturale sur certaines tombes datées de 2700 ans avant J.-C., ce qui fit dire que « les Égyptiens développèrent la culture de ces laitues qu’on appelle ‘romaines’ maintenant car les Romains adoptèrent les savoir-faire des Égyptiens dans ce type de laitue » (1). Pourquoi pas, bien que je trouve cela fort curieux. Vérifications s’imposent donc à moi. Cette figuration funéraire fut-elle à l’origine de ce qu’on disait et pensait à propos de la laitue en Grèce antique ? Par exemple, le poète athénien Euboulous (IV ème siècle avant J.-C.), dans l’une de ses comédies, Les impuissants, fait émettre à l’un de ses personnages un reproche envers sa femme qui lui sert de la laitue, considérée comme un « manger de cadavres ». Cette épouse avait-elle quelque intention malveillante à son endroit ? Déjà, deux siècles plus tôt, le philosophe grec de Samos, Pythagore, disait apprécier la laitue – herbe des philosophes, herbe des sages – car elle communique de « doux sentiments », c’est pourquoi il avouait se nourrir de laitue, plante des eunuques, dont Ibicus, philosophe pythagoricien, affirmait qu’elle provoquait l’impuissance et empêchait donc la génération, de même que, bien plus tard, Athénée de Naucratis (II ème – III ème siècle après J.-C.) fera, lui aussi, cette référence à l’eunuchion des pythagoriciens, soulignant, dans Les Deipnosophistes (= Le banquet des sophistes), la réputation emasculante et castratrice depuis longtemps établie de la laitue. C’est de cette lointaine époque que remonte la valeur présupposément anaphrodisiaque de la laitue, chose que, bien entendu, la médecine grecque de l’époque s’empressa de propager. Hippocrate la dit calmante, tandis que Théophraste en décrit quatre espèces là où Dioscoride n’en expose que deux : la laitue domestique (Thridax) et la laitue sauvage (Thridax agria, dans laquelle Fournier souhaite voir la Lactuca virosa. Si ce n’est pas elle, c’est probablement la Lactuca serriola). La première, la domestique, « est agréable, elle fait dormir, elle ramollit le corps et engendre une abondance de lait » (2). Est-ce à dire que c’est une plante galactogène ou bien une plante laiteuse (ce qui, dans un cas comme dans l’autre, en fait une plante de la Lune comme justement souligné par Anne Osmont) ? C’est possiblement au second point que cela fait allusion, puisque, un peu plus loin, quand Dioscoride aborde la laitue sauvage, il écrit que « le lait de la laitue sauvage se garde dans un vaisseau de terre, étant premièrement séché au soleil » (3). De son temps, si l’on connaissait déjà la thridace (dont le nom s’inspire de celui de ces deux plantes) obtenue par écrasement et broyage des tiges de laitues dans un mortier, l’on savait aussi faire grand cas du « lait » de lait-ue, ce latex qui s’écoule des tiges de ces plantes après qu’on les ait incisées, et qui, une fois coagulé et séché, prenait le nom de lactucarium. On pouvait le mêler à l’opium pour en mitiger l’action ou, pire, le sophistiquer. En attendant, les observations du médecin grec concordent avec ce que l’on peut dire des Lactuca sativa et virosa aujourd’hui, à savoir : la cultivée déconstipe, la sauvage, qui purge l’eau en dehors du corps, est hypnotique, analgésique et emménagogue. Toutes les deux ont en commun d’être anaphrodisiaques : la laitue sauvage « ôte les désirs de satisfaire aux plaisirs vénériens qui surviennent nuitamment, et amoindrit le pouvoir d’y prendre ses ébats » (4), tandis que la cultivée, contraire aux jeux d’amour, supprime les rêves à saveur érotique. Dommage, parce que toute seule, la laitue, c’est un peu fade quand même…
Bien que reconnues comme galactogènes, elles accompagnaient la femme durant la maternité, mais soustrayaient hommes et femmes aux attaques de Vénus, aux élans qui les poussent à procréer. Ou alors, dans des circonstances plus qu’étranges comme nous l’apprend la mythologie grecque : après l’épisode où Athéna naquit du cerveau de son père Zeus, son épouse Héra, bien résolue à se venger de son olympien de mari pour ce nouvel affront, enfanta sans son aide : elle mit au monde sa fille Hébé après avoir mangé une laitue, et en éprouva les vertus narcotiques en accouchant sans la moindre trace de douleur. Vous me direz, c’est curieux, vu ce que nous venons d’énoncer un peu plus haut sur les valeurs antigénésiques de la laitue, mais, que voulez-vous, aux dieux, tout est permis, ainsi qu’aux poètes qui en narrent les exploits…
Il existe un autre épisode mythologique à travers lequel la laitue est restée davantage célèbre, c’est (encore !) via cette relation « entretenue » entre Adonis et Aphrodite, déesse à laquelle il est préférable de ne pas faire avaler de salades, sans quoi on termine comme Myrrha, génitrice infortunée d’Adonis, dont Zeus départage le temps comme suit : un tiers passé auprès de Perséphone, un autre avec Aphrodite, enfin un dernier pour lui-même. Le négligeant, il l’accorde tout entier à Aphrodite, ce qui n’est pas sans courroucer la reine des Enfers. Aussi Aphrodite s’adonne-t-elle à Adonis, comptage de fleurettes auquel un événement violent et soudain va venir mettre un terme, en dépossédant Adonis de sa prime verdeur : un sanglier furieux vient embrocher le jeune éphèbe qui succombe à ses blessures, alors acculé dans un carré de laitues. Glamour, n’est-ce pas ? Selon les variantes du mythe, Aphrodite dissimule Adonis sous des feuilles de laitues : en les mangeant, le sanglier l’aurait, dit-on, blessé à mort. Ou bien : Aphrodite, après la charge mortelle, enterre Adonis dans un terrain planté de laitues. Mouais… Non, ces deux dernières variantes sont trop bancales, et n’y comprennent rien au mythe lui-même : ce sanglier qui déboule n’est pas autre chose qu’une figuration du dieu Arès (Mars chez les Romains), c’est-à-dire ni plus ni moins que l’amant d’Aphrodite (parfois son mari), et qui, à mon avis, n’entend pas de cette oreille le flirt qu’entretient sa belle avec ce freluquet d’Adonis, maintenant définitivement associé à la laitue, nourriture néfaste dont on usait durant les repas funéraires organisés en souvenir de sa mort.
En Grèce, l’on semait des laitues durant l’été, dans des pots ou des paniers que l’on disposait sur le toit des habitations. En forçant l’arrosage, les graines donnaient vert, puis les plantes grillaient au soleil. « Au bout de huit jours, lors de la période périlleuse où le Soleil se rapproche de la Terre à l’apparition de Sirius, l’astre caniculaire, les 20, 23 ou 27 juillet, on jetait à la mer ou dans les sources ces petits paniers, avec des statuettes d’Adonis mort » (5). Selon Frazer, ce type de cérémonie avait pour but de faire lever le grain, ce qui est parfaitement ridicule pour Marcel Détienne (et pour moi aussi, d’ailleurs) : par cette « anti-agriculture », « la verdure d’Adonis n’est le gage d’aucune récolte » (6). Adonis, parfaite figuration du coup d’épée dans l’eau, « représente une parodie de la culture » (7). Adonis, en vérité, n’est qu’un blanc-bec, un boute-en-train, dont Arès vient éteindre les passions qui l’animent et surtout celles qu’il suscite, passions qui sont autant de feux de paille, et dont la signature la plus évidente, contrariant jusqu’à la divine Kypris elle-même, est que le sanglier l’envoie bouler dans un carré où pousse cette laitue, qui mérite on ne peut mieux le statut de plante de Mars, calmante des passions. Adonis, émasculé, donc (8). De toutes les façons, dans la laitue, il n’y a rien de viril : cette caractéristique s’exprime de manière très claire avec ce qu’on rapporte de Dioclétien (244-310) : après que cet empereur et homme d’armes romain se soit souillé les mains de sang à bien des reprises, il se retira à la campagne pour s’adonner au jardinage et y soigner ses laitues (ses choux, ses melons, etc.). Cela signifie que lorsque la force martienne et guerrière s’est dissipée en l’être, il est inutile de lutter contre le délitement et la déliquescence des sens. Il n’est qu’à regarder une laitue en fin de vie pour comprendre que Dioclétien ne retournerait jamais au combat.
Du côté des Romains, l’on se préoccupe moins de sanglier que de laitues. D’après les témoignages de Pline et de Columelle, il y a 2000 ans, les Romains s’exerçaient déjà à la culture des laitues, dont ils multipliaient les variétés destinées à l’alimentation : les jeunes laitues étaient mangées crues, les plus mûres une fois cuites, après avoir été aromatisées d’huile, de vinaigre et de diverses herbes condimentaires. Elle était tout d’abord servie en fin de repas parce qu’on l’imaginait être une sorte d’antidote face à l’ivresse, puis comme hors-d’œuvre tel que signalé par Martial qui précise qu’elle peut aussi dégager, à l’aide de la mauve, le tractus intestinal à l’arrêt, rafraîchir les entrailles et donc préparer les estomacs aux orgies et libations. La laitue, repos de la bonne chère, comme souligné dans le Moretum : « Grataque nobilium requies lactuca ciborum » (= « la laitue qui repose agréablement des nobles mets. ») Du moins chez les élites et les têtes couronnées, comme sous l’empereur Domitien (51-96), par exemple.
Aliment, mais aussi médicament, c’est ainsi que la laitue n’est pas passée inaperçue chez les Romains, où l’on connaît et utilise le lactucarium (Galien, Columelle) comme calmant et antispasmodique, et plus généralement la laitue comme simple sédatif, hypnotique et somnifère, tel que repérée par Celse et utilisée par Columelle qui la voyait faire dormir les convalescents épuisés des suites d’une maladie, et Galien qui l’éprouva sur lui-même, en son grand âge, réglant ainsi les problèmes d’insomnie qui le menaçaient. Outre cela, il est deux « hauts faits » que j’ai remarqués au sujet de l’histoire conjointe de la laitue et des Romains. Le premier, le plus ancien, concerne l’empereur Auguste (Ier siècle avant J.-C.) : sous son règne, « le médecin [Antonius] Musa, qui appartenait à la secte des éclectiques et des philosophes pythagoriciens, avait guéri l’empereur lui-même d’une maladie grave [nda : du foie ; on parle aussi de « mélancolie »], après avoir fait usage de la laitue, ordonnée en médicament » (9). Il apparaît que la laitue était une de ces plantes « employées comme plantes pharmaceutiques, apportant à l’esprit une tranquillité capable d’engendrer la patience pour calmer les souffrances qu’en tant que médicaments elles étaient capables de guérir » (10). Le second de ces hauts faits, un peu plus plus tardif, est rapporté par Pline, accordant au suc laiteux de la laitue des vertus particulières pour soigner la vue, car « les éperviers, en la grattant et en se mouillant les yeux de son suc, s’éclaircissent la vue quand ils la sentent s’obscurcir » (11), un aspect que reprend, un peu différemment, le Pseudo-Apulée : « On dit que quand l’aigle vole dans les hauteurs, c’est qu’il a mangé de la laitue sauvage pour voir l’Univers ». La laitue est un remède ophtalmique, aigle et épervier des rapaces à la vue perçante, l’association est facile à comprendre. Mais cette plante avait aussi la réputation de diminuer la vue de ceux qui en consommaient exagérément, comme le rapporte Dioscoride.

Au Moyen-Âge, la nature froide et très humide de la laitue ne fait pas de doute : par exemple, Odon de Meung, alias Macer Floridus, la croyait capable de dissiper les inflammations, tandis que pour Hildegarde de Bingen, cette plante froide s’avérait parfaite pour lutter contre les fièvres, alors que Platine de Crémone (1421-1481) voyait en la roquette un correctif de la réfrigérante laitue. Lorsqu’on est un religieux, on n’aborde pas cette crucifère qu’est la roquette sans quelque appréhension, car entre elle et l’ecclésiastique, il existe une opposition très nette qui amenait Hildegarde à préconiser la douceur de la laitue qui calmait le « tempérament », bannissant la roquette « soupçonnée » de le réveiller (12). C’est tout simple : la roquette passe pour aphrodisiaque, la laitue pour le contraire. La laitue incitait donc à la chasteté parce que dans un monastère, une abbaye, un couvent, on n’imaginait pas même la culture de la roquette, alors sa consommation !… Généralement, c’est ce qu’on retient : cependant, si la roquette est susceptible d’engager le moine le plus vertueux dans la débauche la plus crasse, il semblerait que la laitue fasse de même auprès de religieuses : si l’on en mange, on est possédée sur le champ ! D’ailleurs, au XIII ème siècle, Jacques de Voragine consignait dans La légende dorée l’existence d’un démon apparaissant au milieu des feuilles d’une laitue. Peut-on y voir comme le filigrane d’une ancienne relation entre la « salade » et la prostitution ? La laitue serait donc de nature démoniaque, spécifiquement pour les religieuses… C’est fort étonnant, sachant la qualité des hommes d’église qui ont devisé au sujet de la laitue dont ils ont eux-mêmes privilégié le développement et la propagation en France. Pour la première fois, Pierre de Crescens (1233-1320) signale la présence de la laitue dite romaine sur le sol français dans son Traité d’agriculture qui remonte tout de même au XIII ème siècle. Puis, elle covoitura avec les Papes jusqu’en Avignon, où elle fut cultivée par les jardiniers du Comtat Venaissin, avant d’être transmise à Paris au siècle suivant par le chambellan des rois Charles V et Charles VI, Bureau de la Rivière. Au passage, Albert le Grand s’accorde à la qualifier d’anaphrodisiaque, tandis que le moine franciscain Barthélemy l’Anglais professe à son endroit que « la semence de toute la laitue ôte l’imagination de luxure en dormant et ne souffre point de voir le corps tomber en disgrâce ». (Preuve qu’il devait s’en passer de belles dans les institutions religieuses à cette époque : s’il n’y a pas de poison, nul besoin d’antidote, n’est-ce pas ?)
Souvent, en ces temps médiévaux, on parle de laitue bien qu’on ne sache pas de quelle plante il s’agit : par exemple, à quoi peut bien ressembler la Lactuca de Macer Floridus ? A la laitue domestique d’Hildegarde (Lactuca, dans le texte), ou à cette autre encore qu’elle présente, la laitue dite sauvage, Lactuca agrestis (dans laquelle on peut, peut-être, reconnaître la Thridax agria des anciens Grecs) ?
De la domestique, que l’on devine cultivée, Hildegarde indique qu’elle est comestible, mais trop froide pour être consommée sans assaisonnement. Ce n’est que bien apprêtées que ces laitues « réconfortent le cerveau et assurent une bonne digestion » (13), alors que la seconde, parce que nuisible et vénéneuse, est, de fait, parfaitement inutile. D’autres recettaires sont plus prolixes qu’Hildegarde (qui n’accorde à la laitue domestique qu’une valeur de remède des douleurs et abcès gingivaux) : la laitue est laxative et stomachique (affections gastriques, flux de ventre), diurétique (incontinence urinaire, lithiase), analgésique (brûlure), anesthésiante (14), galactogène (tiens donc !) et hypnotique : en ce sens, elle affaiblit l’insomnie et préserve des cauchemars, même si, selon l’Apomasaris apotelesmata (= Le Livre des Songes, qu’on doit à Achmet – IX ème siècle après J.-C.), une laitue vue en songe est l’annonce d’un malheur.
Bref, la laitue reste une herbe appréciée au Moyen-Âge, surtout si on la consomme cuite (et non crue, ça évite les « miasmes »). Elle fait une apparition dans Le Mesnagier de Paris (XIV ème siècle) dont l’auteur donne quelques conseils de jardinage : la laitue se sème et s’éclaircit. C’est là un bon indice de la propagation de cette plante, initiée quelques siècles plus tôt et perpétuée même au-delà du Moyen-Âge, puisque, même si en France on n’en connaît que quelques variétés aux environs de l’an 1500, Rabelais rapporte des semences de laitues napolitaines aux alentours de 1535, tandis que les pommées, bien après les romaines, ne foulent le sol français que quelques années plus tard, en 1543, tout en restant dans le giron ecclésiastique si l’on peut dire : Rabelais relate l’usage consistant à consommer la laitue à la fin du repas, habitude telle qu’elle était pratiquée en certains monastères, tandis que l’auteur du Quart Livre en recommande l’usage auprès de son ami et protecteur, l’évêque Geoffroy d’Estissac. C’est une pratique qui fut longtemps en usage, puisqu’on en rapportait la survivance dans les communes rurales des provinces du Nord, comme l’ancienne Morinie, au milieu du XIX ème siècle.

Une laitue romaine cultivée telle que figurée dans un ouvrage de Matthieu de Lobel datant de 1581.

Une laitue romaine cultivée à l’heure actuelle. Sa forme reste très proche de son aïeule.

Les propriétés anaphrodisiaques de la laitue restent particulièrement vives, même en ce premier siècle qui marque l’avènement d’une ère nouvelle. Par exemple, Levinus Lemnius (1505-1568) en « conseille l’usage ‘à ceux qui sont adonnés à la vie hors mariage et qui veulent garder leur chasteté’ » (15). Jean-Baptiste Porta, qui rapporte l’antique vertu qui consiste à manger la laitue en fin de repas afin de dissiper l’ivresse du mangeur, insiste lui aussi sur cette constante : c’est une plante utile « pour rafraîchir le désir de luxure » (16), car « la laitue aussi ôte la force du sperme chez ceux qui usent abondamment de cette plante » (17), ce qui mènera Matthieu de Lobel à conseiller l’abstention totale en matière de laitue afin de connaître enfin les joies de la paternité, ce à quoi Cazin répondra par l’ironie bien plus tard : « Les anciens croyaient que la laitue avait une propriété déprimante sur la puissance génératrice, et qu’elle était nuisible à la fécondité. Ce préjugé s’est répandu chez les peuples modernes et bien des gens se défient encore de la laitue comme du nénuphar. Il suffit, pour se rassurer à cet égard, de voir les villageois manger tous les soirs une ample salade de laitue, au milieu d’une nombreuse famille » (18). Mais qui te dit, mon cher Cazin, qu’on ne procédait pas ainsi, à un moment donné, pour arrêter la dite famille à cette borne du nombre, hum ? N’était-ce pas là encore un moyen de tuer, de nouveau, Adonis ?
On n’était déjà pas d’accord sur les vertus du lactucarium (inerte, médian, efficace), alors en ce qui concerne la laitue dans son entier…

Contrairement à la scariole, la laitue vireuse est bien moins présente en France, s’étendant essentiellement sur les zones côtières de la mer Méditerranée et de l’océan Atlantique, rarement par ailleurs. Pourtant, elle apprécie une multitude d’habitats : terres cultivées (labours, coupes de bois et vignes – rigolo, non ?), terres incultes (décombres, terrains vagues), bordures de chemins et de routes, lisières de bois, haies et clairières, bordures de rivières et de canaux, principalement sur des sols sablonneux et humides en suffisance.
Le long d’une tige creuse et blanchâtre, annuelle ou bisannuelle, atteignant selon les cas 120 à 200 cm de hauteur, l’on peut observer deux étages foliaires bien distincts : des feuilles inférieures, pétiolées et non lobées ; de supérieures oblongues à linéaires, portant de fines épines le long du revers de la nervure centrale. Au-dessus de ces grandes feuilles vernissées de vert, des panicules pyramidaux de capitules floraux composés de fleurons jaune pâle surmontent, de manière lâche et dégingandée, chaque plante, des mois de juillet à septembre.

Les laitues en phytothérapie

Considérant les laitues en phytothérapie, l’on conservera à l’esprit que :

  • la laitue cultivée est moins puissante que la laitue vireuse ;
  • la laitue vireuse utilisée en ce cas se cueille tout juste avant que les boutons floraux n’éclosent ;
  • la laitue cultivée faisant l’objet d’un usage thérapeutique n’est pas celle qu’on récolte, non montée, et dont on fait des salades, non : la laitue cultivée thérapeutique est, de même que sa sauvage cousine, une laitue montée prête à fleurir, ou mieux, quand elle est carrément en graines : elle serait alors à son summum thérapeutique (ce qui se peut comprendre avec aisance), mais certainement pas, tout au contraire, au sommet des salades gastronomiques et culinaires. La montée des graines, bien qu’elle fournisse des semences parfaitement mûres, expose des tiges dont l’état de fraîcheur dissuadera quiconque, primo de les manger, secundo de s’en servir dans une pratique thérapeutique. A moins qu’on n’y soit obligé, comme Lucius devenu âne dans Les Métamorphoses d’Apulée : « Pour mon maître et pour moi, c’était le même régime, identique, mais fort mince, consistant en vieilles laitues, d’un goût désagréable, montées en graine au point de ressembler à des balais, et que la pourriture avait rempli d’un jus amer et fangeux » (19).

Pour résumer, voici ce dont on se sert pour ces espèces de laitues :

  • Lactuca sativa : tige, feuilles, semences mûres, suc lactescent (latex) ;
  • Lactuca virosa : feuilles, semences mûres, latex (essentiellement).

Chez l’une et chez l’autre, le latex (d’odeur vireuse et désagréable, de saveur amère et âcre chez cette laitue bien nommée qu’est Lactuca virosa) faisait l’objet d’une récolte bien particulière : on incisait les tiges fleuries horizontalement et on recueillait promptement le suc qui s’en échappait. Une fois coagulé, ce latex était pétri en forme de pains de 30 à 50 g. D’aspect brunâtre et à cassure résineuse, il portait le nom de lactucarium (sans doute pour « sonner » comme opium, ce qui ne serait pas exactement un hasard, la laitue et le pavot somnifère entretenant plus que cet unique rapport). Outre le lactucarium obtenu par Hector Aubergier, pharmacien de Clermont-Ferrand, en cultivant la laitue dans la plaine de Limagne à partir de 1847, il y en eut beaucoup d’autres : lactucarium de Moselle, d’Écosse, d’Allemagne, de Russie, etc. De ces deux laitues, l’on tira aussi cette préparation entièrement tombée dans l’oubli et dont nous avons déjà parlée, la thridace, que, pour rappel, l’on obtenait en broyant au mortier les tiges de laitue. Mais les principes actifs étant, selon bien des auteurs, beaucoup trop dilués, cette thridace s’avéra en définitive assez fréquemment inactive.

En terme de principes, puisque nous les évoquons, l’on trouve dans nos deux laitues, bien des substances communes : des matières grasses, résineuses et pectiques, du caoutchouc, des acides (oxalique, malique, citrique, succinique, lactucique), de la cire, des lactones sesquiterpéniques (lactucine, lactucopicrine).
Comme l’on consomme la laitue cultivée comme aliment, ses feuilles ont fait l’objet d’analyses davantage poussées que celles de la laitue vireuse dont on s’est essentiellement préoccupé du lactucarium qu’elle produit. Après qu’on ait séparé de la laitue cultivée les presque 95 % d’eau qu’elle contient en moyenne, que lui reste-t-il ? Des matières hydrocarbonées (3 %) et azotées (1,3 %), peu de lipides (0,3 %) et environ 1 % de sels minéraux et d’oligo-éléments dont voici la longue liste : magnésium, silice, fer, calcium, iode, phosphore, manganèse, zinc, cuivre, sodium, chlore, cobalt, potassium, arsenic, etc. Niveau vitamines, dans la laitue cultivée, nous trouvons de la provitamine A, des vitamines B9, C (20), D et E.
Pour en finir là, notons la présence de flavonoïdes et de coumarines dans la laitue vireuse, de phytostérols, d’asparagine, d’albumine et de mannite dans la laitue cultivée.

Propriétés thérapeutiques

Laitue cultivée :

  • Apéritive, digestive, favorise le transit, laxative légère
  • Calmante, sédative, hypnotique légère, antispasmodique
  • Draineuse hépatique, dépurative, diurétique, hypoglycémiante
  • Rafraîchissante, émolliente
  • Reminéralisante
  • Décongestionnante et adoucissante cutanée (21)

Laitue vireuse :

  • Laxative légère, antiputride intestinale
  • Calmante, apaisante, sédative, hypnotique légère, soporifique, narcotique
  • Diurétique, diaphorétique
  • Analgésique
  • Antitussive
  • Détersive
  • Anaphrodisiaque

Usages thérapeutiques

Laitue cultivée :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : constipation, gastralgie, irritation et inflammation intestinale, dysenterie, névralgie intestinale
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : néphrite, néphrite calculeuse, lithiase, rétention d’urine, goutte, arthrite, rhumatismes
  • Troubles de la sphère respiratoire : asthme, asthme spasmodique, toux (convulsive, spasmodique), coqueluche, bronchite, grippe
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : ictère, inflammation hépatique et vésiculaire, congestion hépatique
  • Troubles du système nerveux : insomnie, névroses (hystérie, hypocondrie, dysménorrhée nerveuse), « mélancolie »
  • Affections ophtalmiques : ophtalmie, irritation et inflammation de la conjonctive
  • Affections cutanées : peaux sèches, fragiles, enflammées superficiellement, érysipèle, couperose
  • Déminéralisation, pléthore, hyperglycémie

Laitue vireuse :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : constipation, gastralgie, douleur gastrique, ulcère gastrique, inflammation chronique et douloureuse des intestins
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : ictère, colique hépatique, inflammation chronique et douloureuse du foie
  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, coqueluche, toux (sèche, nerveuse), asthme, asthme spasmodique, pleurésie, essoufflement, irritation de poitrine, catarrhe pulmonaire chronique, certains cas de phtisie
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : néphrite albumineuse, goutte
  • Affections cutanées : acné, furoncle, panaris, abcès, brûlure
  • Engorgements et infiltrations liquidiennes : ascite, anasarque, œdème, hydropisie, engorgement des viscères abdominaux, pleurésie, hydrothorax
  • Troubles de la sphère gynécologique : vagotonie, règles douloureuses, dysménorrhée d’origine nerveuse, affections cancéreuses de l’utérus (cf. Cazin)
  • Troubles de la sphère génitale : excès libidineux, surexcitation sexuelle incontrôlable, éréthisme nerveux, spermatorrhée rebelle, priapisme de la blennorragie
  • Troubles du système nerveux : insomnie, insomnie rebelle, irritation et surexcitation nerveuse (chez l’enfant et l’adulte), anxiété, cauchemar, palpitations, psychasthénie
  • Fièvre intermittente

Modes d’emploi

  • Suc frais (sativa et virosa).
  • Lactucarium (sativa et virosa).
  • Sirop de lactucarium simple du Codex.
  • Extrait aqueux et hydro-alcoolique de lactucarium.
  • Décoction des feuilles et des tiges (sativa et virosa).
  • Décoction des semences (virosa).
  • Bouillon de laitue vireuse.
  • Bouillon d’herbes : cerfeuil, oseille, bette, mercuriale, ortie, laitue cultivée, laitue vireuse…
  • Eau distillée (sativa et virosa).
  • Teinture alcoolique.
  • Teinture-mère homéopathique (virosa).
  • Cataplasme de feuilles décoctées et appliquées chaudes (sativa).
  • Feuilles fraîches de laitue cultivée appliquées sous la plante des pieds : elles communiquent ainsi, paraît-il, un sommeil des plus agréables.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Toxicité : bien qu’on ait pu le penser, le lactucarium n’est pas un succédané de l’opium, plutôt un rival, puisqu’on utilisait cette substance dans les cas où l’opium se voyait contre-indiqué, chez l’enfant et le vieillard fragile par exemple. De plus, il ne se comporte pas du tout comme lui, même s’il recherche les mêmes effets thérapeutiques. Les laitues, surtout la vireuse, sont des calmants non vénéneux dont la réputation d’innocuité est justifiée. Pour que cette dernière plante devienne dangereuse, il faudrait en ingérer de monumentales quantités (sous forme de lactucarium essentiellement). Ce fantasme s’exprime encore aujourd’hui, puisqu’en langue allemande, la laitue vireuse s’appelle toujours gift lattich (= « laitue poison », ce qui n’est pas un cadeau). A doses thérapeutiques idoines, cette laitue n’amène pas d’actions nocives sur l’appareil circulatoire et sur le tube digestif, n’occasionne ni inappétence ni constipation, ni troubles vasomoteurs. En revanche, comme pour toute plante, un abus provoque plusieurs désagréments : nausée, vomissement, colique, somnolence, engourdissement, vertige, maux de tête, mydriase, augmentation des battements du cœur et du rythme respiratoire.
    Notons, pour en terminer ici, qu’on a annoncé l’existence dans la laitue vireuse d’un principe analogue à l’hyoscyamine, alcaloïde présent dans la plupart des solanacées héroïques (jusquiame, datura stramoine, belladone), mais en si faibles quantités (0,001 %), et absent de la plante jeune et du lactucarium, qu’il n’y a pas – n’est-ce pas ? – lieu de s’inquiéter. Le diable ne se cache pas que dans la laitue, il se dissimule aussi, dit-on proverbialement, dans les détails, tant et si bien qu’il a pu jouer des tours à des observateurs attentifs qui ne dénichèrent, dans cette laitue, rien de bien suspect, quand bien même la laitue vireuse fut dite fétide, puante ou bien d’odeur papavéracée. La puanteur est parfois gage de toxicité, mais toujours, jamais.
  • La laitue, avec les semences de l’endive, de la chicorée et du pourpier, forment le groupe des quatre semences froides mineures.
  • Alimentation : on remarque quelques usages culinaires propres à la laitue vireuse. Ses feuilles, très jeunes, sont comestibles crues. Plus âgées, il importe de les cuire afin de leur faire perdre amertume et âcreté, parfois à deux eaux. Mais sur la question alimentaire, la palme revient bien évidemment à la laitue cultivée, obtenue précisément dans ce but et dont on connaît le rôle crucial en salade (seule ou en compagnie du pourpier, de la roquette, etc.), mais également en tant qu’ingrédient que la cuisson ne déprécie pas, indispensable « enveloppe » de coction du petit pois et de la carotte, comme cela se faisait déjà au Moyen-Âge, aux dires de Platine de Crémone. En cuisine, la laitue peut se farcir, mais aussi faire partie d’une farce, une fois hachée bien menue. Elle peut être braisé, préparée à l’anglaise ou au jus. Leclerc rapporte des recettes de purée et de potage à la laitue. Pourquoi pas ? Ne fait-on pas de même avec les choux, qu’on mange plus souvent cuits que crus ?
    La laitue cultivée se subdivise en trois unités :
    – la laitue pommée,
    – la laitue frisée (ou batavia),
    – la laitue romaine (ou chicon).
    Le travail des horticulteurs a mené à l’obtention de très nombreuses variétés de ces trois formes-là, aux coloris très riches et variés :
    – vert diaphane, vert pâle, vert clair, vert cendré, vert blond, blond doré, vert jaune, vert foncé ;
    – rouge, rouge vif, rouge pourpre, rouge lie-de-vin, rouge foncé, rouge moucheté de brique ;
    – brun, brun clair, bronze ;
    – panachés : vert teinté de rouge (de rouge pourpre, de rouge brun, de rouge brillant), vert teinté de rose, vert teinté de brun, vert teinté de bronze.
  • Autres espèces de laitues sauvages : la laitue vivace (L. perennis), la laitue à feuilles de saule (L. saligna), la laitue des murailles (L. muralis), la laitue brin-d’osier (L. viminea), la laitue de Chaix (L. quercina), etc.
    _______________
    1. Catalogue Terre de semences, 1999, p. 25.
    2. Dioscoride, Materia medica, Livre II, chapitre 129.
    3. Ibidem, chapitre 130.
    4. Ibidem.
    5. Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean et Belles de mai, p. 232.
    6. Ibidem, p. 233.
    7. Ibidem.
    8. « Le jeune dieu immature et précoce, qui manquait de virilité, ‘à l’antipode du chasseur héroïque’, se signale par son impuissance à fructifier. En cette période de canicule, la nature et les liens du mariage étaient bouleversés dans les couples, et la fête d’Adonis, de caractère privé, était la fête des courtisanes et de leurs amants. En cela, elle offrait un contraste très net avec les Thesmophories, fête grecque de l’automne (novembre) réservée aux épouses légitimes, et placée sous le patronage de Déméter » (Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean et Belles de mai, p. 233).
    9. Émile Gilbert, La pharmacie à travers les âges : Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes, p. 62.
    10. Ibidem, p. 47.
    11. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 249.
    12. En Grande-Bretagne, selon la croyance populaire, une jeune fille qui, le 24 mars, sème une ligne de cresson et une ligne de laitue, peut connaître le caractère de son futur mari : il sera doux et conciliant si la laitue pousse en premier, mais si c’est le cresson, il sera exigeant et parfois violent.
    13. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 60.
    14. Au Moyen-Âge, certains recettaires britanniques font mention de compositions anesthésiantes qui portent le curieux nom de dwale : en anglais, ce mot est synonymes de deadly nightshade, qui désigne la belladone. Ces compositions comprennent de nombreuses plantes telles que la jusquiame, la grande ciguë, le pavot somnifère et… la laitue. Ce type de recettes est un peu tombé en désuétude, parce que vu les ingrédients et les doses auxquels on les employait, c’est-à-dire massivement, parfois l’anesthésie était non seulement générale mais définitive.
    15. Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 232.
    16. Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, p. 144.
    17. Ibidem.
    18. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, pp. 512-513.
    19. Apulée, L’âne d’or, p. 290.
    20. Dans la laitue cultivée, en moyenne, « on trouve […] 17,7 mg de vitamine C pour cent grammes de laitue fraîche. En trois jours la quantité de vitamine C tombe à 4 mg si on ne prend pas la précaution de maintenir les racines dans l’eau » (Jean Valnet, Se soigner par les légumes, les fruits et les céréales, p. 309). Aujourd’hui, à l’heure où toutes les laitues sont coupées, cette prescription ne tient plus (à moins que vous ne soyez l’heureux propriétaire d’un potager où poussent des laitues). A ma connaissance, le seul moyen d’éviter à la vitamine C son évaporation, c’est de consommer le plus rapidement possible la laitue dont on ne sait pas toujours depuis combien de temps elle traîne sur l’étalage quand on l’achète… J’ai récemment vu quatre feuilles de chêne essoufflées dans une boutique bio ; pour reprendre Pierre Desproges, j’ai connu des topinambours à l’œil plus vif ! Le mieux serait donc de la cueillir soi-même et de la consommer immédiatement, ce qui n’est pas toujours si simple, il faut bien l’avouer. Et si jamais on ne la consomme pas aussi fraîche qu’elle l’exige, c’est-à-dire du jour, il faut donc lui faire subir, afin de sauver les meubles, la culbute au fond du saladier, à la condition que s’y trouvent vinaigre ou jus de citron, deux acides permettant la capture de cette fragile vitamine C. Ce que réprouvait (ou)vertement Henri Leclerc en son temps, voyant dans ce brassage énergique un crime de lèse-gastronomie.
    21. « On mélangeait autrefois son suc aux savons de toilette à l’usage des enfants et des peaux délicates » (Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 67).

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Le crosne (Stachys affinis)

Le crosne. Qu’on dit aussi « du Japon ». Bien qu’il n’en provienne pas, il porte cependant le nom de choro-gi au pays du Soleil-Levant. D’après les spécialistes, le crosne est chinois, mandchou plus précisément (où il est connu comme légume depuis au moins la fin du XIII ème siècle). Et s’il s’appelle crosne, il n’y a bien qu’en France que ce soit le cas. Pour le mieux comprendre, il ne faut pas remonter bien loin, juste au temps du jardinier Nicolas-Auguste Paillieux, né à Paris en 1812. Comme cela est consigné dans un ouvrage co-écrit avec le botaniste Désiré Bois, et paru pour la première fois en 1885, Le potager d’un curieux, Paillieux fit la réception de tubercules de crosne en provenance de Chine. Il les mit en culture, et récolta à la fin de l’hiver de l’année suivante, pas loin de trois tonnes de ces tubercules rhizomateux. C’est du nom du lieu où Paillieux établit ses cultures que le crosne tire le sien, à savoir la commune de Crosne, à 20 km au sud-est de Paris, située en bordure de cet ancien département qu’était la Seine-et-Oise, dissout en 1968, et duquel, entre autres, est né l’Essonne. Il explique que, « convaincu que les mots Stachys affinis ne pouvaient être prononcés par nos cuisinières, j’ai donné aux tubercules le nom de crosne, qui est celui de mon village » (qui, à l’époque où Paillieux écrivit ces lignes, en était bel et bien un, puisqu’il ne comptait pas plus de 700 âmes, contre un peu plus de 9000 aujourd’hui). La campagne qu’il mena en faveur de ce nouveau légume exotique fut couronnée de succès. Les éloges portant « sur l’incomparable finesse de sa saveur » provinrent de France et même de l’étranger.
Rustique, résistant, ne craignant pas le froid, le crosne se naturalisa très rapidement, tant à vrai dire qu’« en certaines localités même […], il pullula au point d’envahir les plantations indigènes et de s’attirer l’ostracisme des cultivateurs » (1). Il perdit bien rapidement le lustre que lui avait fait acquérir le statut de légume rare, et donc recherché. Sa communauté, sa banalité même, lui firent quitter le monde sacré des gastronomes et gagner celui, plus profane, des halles du marché et des marchands des quatre saisons. Malgré cette descente aux enfers, avouons que, à l’heure actuelle, le crosne ne court pas les pavés des rues de France et de Navarre. Comment expliquer un tel désamour quand on n’a pas moins qu’Alexandre Dumas fils comme ambassadeur ? L’on ne peut pourtant pas dire que Dumas popularisa ce légume, car il mit en scène un épisode serti au sein d’une de ses pièces de théâtre, Francillon, dans lequel Annette et Henri, deux membres de la noblesse, discutent au sujet d’une recette de cuisine, qu’on retiendra sous le nom de salade japonaise. Composée de pommes de terre, de moules, d’autres ingrédients encore – comme une branche de céleri par exemple, Dumas fait cohabiter tout cela avec des truffes taillées en tranches épaisses. C’est si grossier – le voisinage des truffes avec les moules (beurk !) – que c’est finalement passé, et qu’on a cru longtemps que cette recette existait déjà du temps de Dumas dans les restaurants, alors que pas du tout : elle est du seul ressort créatif de Dumas ! Et, chose plus curieuse encore, cette salade dite japonaise, contient-elle des crosnes dit du Japon ? Que nenni ! Rien de japonais, mais tout est japonais maintenant, n’est-ce pas, disait-on à la fin du XIX ème siècle, y compris ce qui ne l’était pas. Mode ! Et le crosne ne fait pas exception, lequel, de toute façon, ne figure même pas comme ingrédient dans le texte de cette pièce de théâtre que Dumas présenta la première fois au public en 1887, en janvier exactement, soit à peu de chose près, à un ou deux mois de la future récolte de Paillieux dans son village de Crosne : ainsi, à l’époque où, soi-disant, est né ce mythe selon lequel Dumas flanquait des crosnes plein les assiettes, Paillieux ne les avait pas encore tirés de terre. Ballot, hein ? Et pour avoir été ballotté, on peut dire du crosne qu’il en connaît un rayon : mode, encore. Par exemple, le jardinier d’exception qu’est Jean-Luc Danneyrolles n’écrivit-il pas, dans l’un de ses petits ouvrages, il y a près de 20 ans, que le rhizome tubéreux du crosne représente, pour lui, « une de ces petites merveilles visuelles » (2) ? Enfin, ça dépend pour qui : 85 ans plus tôt, Simone de Beauvoir se plaignait de ce que sa mère serve au menu de tristes légumes, dont la bette et le crosne. La pauvresse se plaignait de manger des patates et de la viande de cheval durant la Première Guerre mondiale, quand des millions de Français se serraient la ceinture quand ils n’en bouffaient pas le cuir.
Le crosne, il attire et il repousse. Il a eu droit à tout, en terme de comparatif surtout, superlatif un peu moins. Bien évidemment, quand j’ai affaire à une conformation, ici un végétal inconnu, j’use de mon bagage lexical pour dire c’est comme ceci, c’est comme cela. Cela explique pourquoi on a déjà comparé les tubercules du crosne à un animal, du moins à une de ses parties : il fut donc queue de scorpion, crevette de terre, anneau de serpent, voire même ver de hanneton ! On est bien loin, très loin, de l’inspiration poétique des botanistes chinois qui virent en lui des perles de douce rosée unies entre elles ou des grains d’ivoire, anneaux de jade, soudés les uns aux autres. Non, ici, sous ce bas ciel occidental, si bas à vrai dire qu’il devrait faire l’humilité, on a traité le crosne de tous les noms : mécanicien (ressort à boudin), menuisier (vrille à bois), gargotier (torti italiennes), gastro-entérologue (fragment d’intestin), grammairien (anacoluthe). D’autres sont allés plus loin encore, et ont fait ressembler le crosne « à un fragment cassé de ces chapelets qu’on appelle en Grèce des komboloï, à un cordon ombilical oublié sur la table de la cuisine ou même à un sexe de femme » (3). La détestation et l’étonnement, comme l’on voit, peuvent faire dire bien des sottises.

Le crosne appartient à la famille botanique des Lamiacées, célèbre parce que largement exploitée en phytothérapie comme en aromathérapie, surtout pour les sommités fleuries de ses représentantes : menthe, sauge, sarriette, romarin, origan, marjolaine, hysope, thym, etc. Et qu’une lamiacée puisse intéresser autrement que par et pour ses parties aériennes, voilà qui peut surprendre. En cela, le crosne se rattache aux épiaires par son genre (stachys), dont certaines espèces européennes possèdent, elles aussi, des tubercules souterrains, traçant à l’horizontal dans le sol.
Vivace, le crosne arbore une classique tige quadrangulaire dont la caractéristique principale est d’être ramifiée dès la base, arborant un port buissonnant qui donne à la plante l’allure d’une touffe dense de 40 cm de hauteur en moyenne.
Le seul inconvénient du crosne, c’est que, sous notre climat, il ne fleurit pas : si on le dit envahissant, c’est sans doute que, diminué par cette floraison absente qui ne fait donc pas son office, il se propage vigoureusement, de même que la menthe poivrée dont les graines sont stériles, par un efficace système racinaire. Sachez cependant que dans son milieu naturel asiatique, le crosne porte des épillets terminaux de fleurs le plus souvent roses.

Le crosne en phytothérapie

Malgré un tel parcours digne d’une montagne russe, à l’image même de ce tubercule vu de profil, on s’est tout de même attaché à établir rapidement (dès la fin du XIX ème siècle), un certain nombre d’éléments constitutifs concernant la composition biochimique de ce légume. C’est bien peu, mais c’est avec reconnaissance qu’on accueille les données suivantes :

  • De l’eau : 79,4 %
  • Des hydrates de carbone : 16,6 %
  • Des substances azotées : 2,8 %
  • Des sels minéraux et des oligo-éléments : 1,1 %
  • Des lipides : 0,1 %

Parmi la belle proportion de matières hydrocarbonées, l’on trouve une sorte de « sucre », le stachyose, héxotétrose aux propriétés identiques au mannéotétrose, qui, par hydrolyse, donne du lévulose, du galactose et du glucose. Les substances protéiniques comptent quelques acides aminés : de la tyrosine, de la glutamine et de l’arginine.

Propriétés thérapeutiques

  • Assez nutritif
  • Très digestible

Note : cela ne concerne que les quelques qualités du tubercule seulement considéré comme légume. Mais en Chine, de là où provient cette plante qu’on appelle caoshican, elle est intégralement employée. De saveur douce et de nature neutre, la médecine traditionnelle chinoise a précisément destiné cette plante aux méridiens du Poumon et du Foie, considérant qu’elle « améliore la circulation du sang, calme la douleur, élimine les stases sanguines » (4).

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : rhume, sensation de fébrilité, maux de gorge, toux glaireuse, tuberculose
  • Rhumatismes
  • Ictère
  • Contusion

Modes d’emploi

  • Crosnes cuits, en nature.
  • Poudre de crosnes délayée dans un peu de vin rouge.
  • Décoction aqueuse de crosnes.
  • Décoction (mi eau, mi vin) de la plante entière sèche ou fraîche.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Comme avec le topinambour, le crosne peut indisposer certains estomacs qui ne le digèrent que très mal, y développant des tempêtes flatulentes.
  • Si jamais on parvient à dépasser ce malencontreux écueil, l’on pourra se délecter du crosne qui délivre une saveur d’amande fraîche à l’état cru, et, une fois cuit, situe ses arômes entre l’artichaut et le salsifis. Fragile et cassant, le crosne est une racine délicate qu’on ne peut conserver longtemps à l’air libre sans qu’il sèche rapidement. Sa peau fine ne tolère pas les vigoureux coups de brosse d’un lavage intempestif, le mieux étant encore de le « sasser », c’est-à-dire de le frotter au gros sel. Ceci fait, vient le moment de la cuisson de cette tendre racine peu consistante : on évitera le plus souvent de la cuire grossièrement à l’eau bouillante, afin d’en empêcher la détérioration. Le mode le plus adapté, cela reste encore de cuire le crosne à la vapeur ou à l’étouffé, ou alors frit ou sauté. C’est un bon légume d’accompagnement et, une fois refroidi après cuisson, il est excellent en salade composée. Pour de vraie ! Pas comme dans cette soi-disant recette dumasienne dans laquelle on ne trouve pas même le plus petit fantôme de crosne.
  • Autres espèces : elles sont nombreuses. Mais nous nous contenterons uniquement d’énumérer quelques autres stachys :
    – l’épiaire des bois (S. sylvatica),
    – l’épiaire des Alpes (S. alpina),
    – l’épiaire laineuse (S. byzantina) qui n’existe qu’à l’état de plante ornementale cultivée par chez nous (il lui arrive cependant de s’échapper des jardins comme j’ai récemment pu l’observer),
    la bétoine (S. officinalis),
    – l’épiaire des marais (S. palustris), dont les tubercules passent, d’après ce que j’ai pu constater, comme aussi comestibles que ceux du crosne du Japon.
    _______________
    1. Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 75.
    2. Jean-Luc Danneyrolles, Un jardin extraordinaire, p. 20.
    3. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, p. 220.
    4. Liu Shaohua & Marc Jouanny, Phytothérapie alimentaire chinoise, p. 72.

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La betterave (Beta vulgaris ssp. vulgaris)

Entre les prémices de culture de la lointaine ancêtre de la betterave et la moue désabusée du collégien prépubère devant la sacro-sainte assiette de crudités de la cantine scolaire – tomate, carotte, betterave –, près de 4000 ans ont passé. Cette plante des origines, elle existe toujours. Il s’agit de la bette maritime (Beta maritima), plante sauvage et vivace, à la racine dure et épaisse, aux tiges assez faibles, rampantes ou semi-ascendantes, en touffes parfois larges d’un mètre, qui s’étalent sur les rochers, galets et sables littoraux, s’enfonçant parfois à l’intérieur des terres, mais rarement au sein des prés salés, particulièrement en bordure de l’océan Atlantique et de la mer Méditerranée, bien moins fréquemment sur la Manche. Ses feuilles charnues et luisantes, parfois ondulées sur leurs marges, évoquent assez les feuilles de bette actuelle. Les fleurs sans pétales, peu visibles, en longs épis lâches, sont tout à fait typiques des Amaranthacées.
Il y a plusieurs milliers d’années, sans doute avait-on remarqué le caractère comestible des feuilles et racines de cette plante première. Fournier explique que « l’usage traditionnel autrefois et à peu près universel des soupes aux légumes amena à cultiver cette plante, et la culture, jointe aux influences climatériques, la modifia en deux sens différents », la bette d’une part, la bette-rave d’autre part (1), la seconde étant à la première ce que le céleri-rave est au céleri-branches. Reprenons Jean-Luc Hennig à ce sujet, il est fort clair : « L’une a la feuille généreuse et la racine pudique, l’autre le feuillage moins arrogant, mais la racine puissamment renflée et charnue. L’une s’est montée et aplatie, l’autre s’est enterrée et épaissie. L’une est devenue blanche et fade, l’autre sanguine et sucrée. Laquelle préférer, de la grande plate ou de la grosse rustaude ? » (2). C’est une question à ne point poser à notre écolier boutonneux qui fuit généralement les deux. Sans doute parce que la blette est monastique, tandis que la betterave véhicule quelque chose qui n’est pas de son âge, viatique vers des cieux pernicieux. Difficile pour lui, empêtré qu’il est dans ses problèmes hormonaux, de tirer le meilleur parti de la betterave, d’autant que le jeune bipède répugne généralement à ingurgiter cet aliment en compagnie d’autres tels que le cervelas en Alsace, le hareng-saur en Norvège. Après, faut voir… (3). La betterave, par son impulsion verticale en direction du monde du dessous, est une racine « de la ruralité et de la bestialité » (4), chose d’autant plus renforcée qu’elle est, dans l’inconscient collectif, le plus souvent rouge : c’est alors « la racine du sang, du vin » (5). Outre le fait que soit indiqué qu’à Rome (du temps de Pline), la betterave redonnait du tonus aux vins fatigués, il reste que la betterave confine à la cave dans laquelle elle voisine avec les boutanches après qu’on ait tiré son cul terreux de la terre grasse dont elle a parfois l’odeur. Rustaude ? Oui, alors. La trogne avinée, aussi. Jean-Luc Hennig souligne que « la betterave vous transforme donc in extenso en quartier de viande » (6). Si le sang de navet nous fait blafards, celui de betterave refléterait, paraît-il, une disposition qu’il serait malséant, du moins en Russie, de désigner comme telle : dire d’une jeune fille dont le teint n’est pas celui de la rose, qu’elle est couperosée de frais (= qu’elle a un « teint de betterave ») passe pour une grave injure. Comme l’on voit, la betterave ne convie pas toujours aux bons sentiments. Elle est de nature trouble : par exemple, saviez-vous qu’à côté des courges et des navets, il lui est arrivé de parader dans les défilés de lanternes végétales ? « On disait [et ça n’est pas moi qui invente, puisque c’est une historienne qui nous narre l’anecdote] que les meilleures lanternes étaient fabriquées avec des betteraves volées aux charretiers : était-ce là une évocation du ‘sinistre charretier’ qui, tel l’Ankou, incarnation de la mort en Bretagne, venait chercher ses victimes avec sa charrette grinçante ? » (7). Que faut-il ici imaginer ? Qu’on creusait une betterave assez grosse, sanguinolente, pour planter une bougie dans le creux ainsi formé ? Si l’on sait où une telle pratique se déroulait (sur les zones côtières de la Flandre maritime française), rien ne nous est transmis quant à l’époque. Parce que c’est bien beau de parler de betterave, mais il semble quand même (un peu, hein !?) qu’on ait déblatéré au sujet de ce légume que d’aucuns imaginent malfaisant, d’autres malheureux. Par exemple qu’on dise que la betterave est originaire d’Allemagne apparaît plus crédible que d’annoncer que, durant l’Antiquité, il existait déjà des « betteraves » aux racines plus ou moins charnues qu’on mangeait parfois. Quelle Antiquité ? L’on pense d’emblée à la grecque ou à la romaine, voire aux deux mêlées en une improbable chimère. L’on semble considérer que l’Antiquité ou le Moyen-Âge ne peuvent s’appréhender qu’à travers des territoires qui nous sont exclusivement proches. C’est faux : n’existe-t-il pas une période médiévale au Japon, par exemple ?
Originaire d’Allemagne. Plus crédible. Mais pas nécessairement vrai. Peut-être davantage que l’élucubration qui consiste à lire dans l’œuvre de Dioscoride la présence de la betterave rouge – hein, quoi, comment ? – dont le jus miellé s’appliquait aux maux de tête et auriculaires, et la décoction aux pellicules et œufs de lentes.
En réalité, il apparaît que les usages culinaires de la betterave ne sont pas antérieurs à la Renaissance, selon le docteur Henri Leclerc. Cependant, avant cela, l’on voit bien (ah bon ?) que, parmi l’inventaire d’un domaine royal (?) situé près de Versailles, l’on trouve le mot beta. Ce qui n’est pas en soi un indice. Ou alors, simplement celui de la bêtise (beta : pour la bette en feuilles ; pour la betterave, il faudrait plutôt attendre le mot rapa). Comme en Italie, par exemple : chou-rave, ainsi appelait-on la betterave au Moyen-Âge. Mais, le Moyen-Âge, c’est vaste, c’est long… comme un jour sans pain, sans fromage, sans vin, sans pistaches, sans olives noires de Nyons, biologiques et d’excellente qualité de surcroît… (il n’y a aucun message subliminal dans ce message… subliminal… ^^).
Ce qui ressort de mes lectures, c’est qu’aux environs de 1560, la betterave fourragère est introduite en Allemagne, mais au même siècle, ce pays se permet l’obtention de la « grosse rouge », tandis que Matthiole semble nous signaler qu’on n’y est pas du tout : les Italiens se posent comme les améliorateurs de ce qu’on a appelé la Beta romana (je n’ai pas de photos à présenter, seulement des conjectures à proposer). Ces variétés, augmentées, parviennent en Allemagne. Matthiole en décrit les usages culinaires d’alors : « Les Allemands mangent leurs racines en hiver cuites entre deux cendres et les dépouillent de leurs pelures, petit à petit, ils les mangent en salade avec un peu de poivre, tout ainsi qu’on fait des carottes. Ils en usent aussi avec le rôti les ayant un peu fait cuire et coupées de travers en pièces et mis en compote, en y mêlant du raifort sauvage, déchiqueté au préalable », c’est-à-dire pas moins qu’un autre truc de Teuton. Quant à Matthiole, comment dire ? Quelle drôle d’impression que véhicule cet Italien qui décrit mieux les usages culinaires germains d’un légume, soi-disant, émanant de son propre pays… Après, de l’Italie à l’Allemagne, y’a pas très loin : il faut juste sauter par-dessus l’Autriche (8).
Si l’on veut parler plus sûrement de la betterave, il faut s’en remettre, en tout premier lieu, à Olivier de Serres qui relate la beauté vermeille que prend le suc de la betterave cuite. A cela, on peut ajouter qu’il y a un peu plus de quatre siècles, l’homme fut le premier à consigner la présence de sucre dans cette racine, dont il paraît, à l’aide de ces indices, difficile de douter de l’identité. De même, Joseph du Chesne (1546-1609) s’extasia-t-il face au jus des betteraves « qui teint d’une belle teinture et de couleur de sang l’huile et le vinaigre ». Puis Claude Mollet (1557-1647), premier jardinier du roi, fit part de « l’excellence de cette racine », avant que le cuisinier François Pierre de La Varenne (1618-1678) n’en dise que du bien. Mais nous sommes là encore bien loin de l’assiette de betterave coupée en cubes et arrosée d’une vinaigrette aux vertus alibiles presque nulles, et toujours trop grasse, qu’on trouve à la cantine du collège ou du lycée. Au XVII ème siècle, au contraire, la betterave est encore parée de ses lettres de noblesse, sans doute en raison de la couleur peu commune de sa chair. Mais elle demeure presque essentiellement une lubie de « potagiste » royal et de maître-queue. On est très éloigné encore de ce sur quoi la betterave rencontrera, indirectement, un succès colossal auprès des jeunes gens piquetés d’acné : le sucre. Nous avons dit plus haut qu’Olivier de Serres le premier mentionna la présence de sucre dans cette racine. Mais à cette époque reculée, elle en contient bien trop peu pour envisager une extraction industrielle rentable. Et puis, à quoi bon s’enquiquiner alors que les colonies fournissent le sucre de canne qui est progressivement venu remplacer le miel dans les pratiques culinaires et pharmaceutiques, tant et si bien que l’expression « être pauvre comme un apothicaire sans sucre » signifiait l’extrême dénuement. Mais une pénurie croissante de sucre, augmentée d’une envolée de son prix en Europe (et donc des taxes, ce qui impliquera davantage de fraudes), vient expliquer la volonté de s’affranchir de l’étranger pour l’approvisionnement en sucre : c’est le cas en Prusse où le roi encourage la culture de la betterave en 1786. Mais ce sont quelques décennies plus tôt qu’est décidée l’amélioration de la betterave sucrière quand bien même elle ne contient pas davantage que 2 % de sucre (saccharose) du temps d’Andreas Sigismund Marggraf (1709-1782) qui envisage l’extraction du sucre de betterave aux alentours de l’année 1747. Les rendements sont encore trop faibles pour s’autoriser une culture et une production en grand. On ne désarme pas pour autant : il semblerait qu’une confiance grandissante en la betterave sucrière gagne du terrain puisqu’en 1775 Vilmorin introduit en France des betteraves à sucre afin de les améliorer. Bien lui en prit car moins d’un quart de siècle plus tard, le Français Achard, disciple de Marggraf, réalise la « première méthode pratique d’extraction », ce qui est heureux puisque entre-temps le taux de sucre a grimpé à 5 %. Puis Deyeux et Cadet de Vaux obtiennent des subventions de la part du gouvernement pour implanter la culture de la betterave à sucre en grand et multiplier les fabriques, ce qui vaudra à cette industrie d’être bien établie durant l’empire et de prospérer bien au-delà de sa chute. Au milieu du XIX ème siècle (1845-1855), la France produit entre 40000 et 50000 tonnes de sucre indigène par an, ce qui représente une exonération financière non négligeable. Par ailleurs, en 1858, Cazin signale les maladies qui affectent les vignes françaises, ce qui provoque la baisse de la production et l’augmentation des prix du vin. A chaque malheur son bonheur pourrait-on dire. L’occasion est trop belle pour la betterave qui s’empresse d’occuper cette niche quelque peu vacante : en effet, il se trouve que par fermentation puis distillation la betterave à sucre permet l’obtention d’un « vin » qui fera son office le temps nécessaire, tâche d’autant plus aisé que le taux de sucre de la betterave s’est envolé à 13-14 % !

La betterave en phytothérapie

Étonnant, non ? A l’époque où j’avais abordé ici même la bette (Beta vulgaris var. cicla), nous avions constaté que ce légume se double d’une plante médicinale aux douces vertus (sauf pour Cicéron qui s’était, dit-il, trouvé « sottement pincé » par la bette… ^^). Ce qui a précédé nous a amené à mentionner l’existence des betteraves fourragères (B. vulgaris var. rapa) et sucrières surtout (B. vulgaris var. altissima). Bien que ces deux dernières aient des destinations alimentaires précises, celle que nous consommons nous autres bipèdes, c’est la betterave potagère (B. vulgaris ssp. vulgaris), laquelle se subdivise en plusieurs sortes, variant formats et coloris, comme les radis et les navets, par exemple. Mais, ici, nous passerons outre tout cela, et donnerons des informations de portée générale en ce qui concerne les éléments constitutifs du profil biochimique de la betterave, en particulier sa racine. Celle-ci contient prioritairement de l’eau : 82,2 %. Puis des hydrates de carbone dont des sucres principalement : 13 à 14 % de saccharose, du pentose, de l’arabinose, du galactose, du raffinose, de l’hexose (ces derniers en toutes petites proportions). Des matières azotées (1,3 %) s’ajoutent à notre liste : il s’agit essentiellement d’acides aminés (asparagine, glutamine, tyrosine, bétaïne). Les oligo-éléments et sels minéraux représentent environ 1 % de l’ensemble : potassium (l’une des sources parmi les plus riches), magnésium, calcium, fer, cuivre, zinc, lithium, titane, strontium, rubidium, phosphore, manganèse, brome, silice, soufre…). Les vitamines ? Oui, il y en a quelques-unes : provitamine A, vitamine C, vitamines du groupe B (B3, B9), et sans doute d’autres encore.
Que voilà déjà un beau pedigree… Chez les betteraves couleur de sang, l’on trouve des pigments tels que les bétalaïnes (sous le nom de code E162 se cache, en réalité, le « rouge de betterave » ou bétanine). Pour en terminer là, précisons que la très faible quantité de lipides contenus dans cette racine (0,1 %), la DHA (ou déhydroxyacétone) et quelques valeurs bio-électroniques (pH à 6,5, rH2 à 8,5) justifient amplement le fait de décerner à la betterave le titre de super légume. Voilà de quoi en boucher un coin à notre écolier revêche.
Quant aux feuilles, dont on use moins, sachons néanmoins qu’elles contiennent, elles aussi, un peu de saccharose (3 %), des sels minéraux et oligo-éléments (sodium, magnésium, acide phosphorique), enfin de la carotine. Elles sont très rarement citées comme matière médicale, tendance désolante qu’accompagne assez souvent (trop) celle qui consiste à se débarrasser des feuilles de cette plante pour n’en considérer que la partie charnue souterraine. Ce qui est une grave erreur.

Propriétés thérapeutiques

  • Réductrice très bonne (= anti-oxydante, donc)
  • Très nutritive, énergétique, revitalisante
  • Très digestible
  • Régénératrice des cellules hépatiques, amélioratrice du métabolisme des graisses, hypocholestérolémiante
  • Rafraîchissante (j’ai lu quelque part que la betterave se réservait avant tout aux personnes animées par un tempérament chaud et irritable, aux « bilieux », donc)
  • Vertus antidépressives
  • Immunostimulante (?)

Usages thérapeutiques

  • Anémie, déminéralisation
  • Remède destiné aux personnes nerveuses, grippées, tuberculeuses (comme adjuvant dans cette dernière affection)
  • Protection de la vésicule et des voies biliaires, protection du foie
  • Névrites
  • Déprime, dépression
  • Certains cas de cancer (?)

Modes d’emploi

  • En nature : cuite, crue (à préférer sous cette forme : on peut la trancher, mais la finement râper est encore ce qui se fait de mieux).
  • Jus frais.
  • « Café » de betterave : spécialité dont il existe plusieurs variantes. Voici celle que j’ai retenue : considérons une betterave biologique et bien dodue. Débitons-la en tranches d’égale épaisseur (5-10 mm). Déposons ces tranchettes sur une plaque, enfournons. Il s’agit de faire évaporer complètement l’eau sans brûler le légume. Ceci fait, l’on réduit les tranches en poudre. Ainsi torréfiée, la betterave peut s’utiliser comme ersatz de café. Il paraît même qu’on peut la mêler à de la chicorée, à du café « véritable », ainsi qu’à toutes ces plantes dont on s’est servi pour remplacer – parfois avec panache – ce même café. « Café » que l’on pourra sucrer, ou pas, avec du sucre de betterave. N’est-ce pas là une toute-bonne que la betterave ?

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • La betterave, surtout lorsqu’elle est cuite, est l’un des (nombreux) ennemis jurés du diabétique. De même qu’avec l’épinard, malgré toute la détestation dont s’est auréolée la betterave en milieu scolaire depuis des décennies, il n’y a jamais eu autant de cas de diabète (du type sucré) chez nos babillantes têtes blondes. Fou, non ? Faut dire que beaucoup biberonnent au coca ou à d’autres saletés. Alors, bon. Et quand l’on pense sucre de betterave, il faut se rappeler que c’est du saccharose, soit le même que celui qu’on trouve dans la canne à sucre (Saccharum officinarum). Aujourd’hui, les méfaits de ce sucre sont bien connus. Mais, au XIX ème siècle, on en avait une tout autre idée, d’un point de vue thérapeutique : « Dans les colonies, les hommes employés à la fabrication de ce produit acquièrent beaucoup d’embonpoint, et offrent tous les signes de la force et de la santé la plus florissante, en mangeant en abondance de la mélasse, de la cassonade et du sucre » (9). C’est Cazin qui écrit cela au milieu du XIX ème siècle : si ressembler à Balzac ou à Flaubert à l’époque de leur « embonpoint » (= en bon point, contraire de « en mauvais point »), on serait tenté de penser que la bedaine qui fait péter la sous-ventrière, l’œil glauque et vague, les dents sales et l’haleine chargée, etc., sont les repères d’une excellente santé. Enfin, Cazin mitige un peu le tout : il accuse – parce qu’il sait – le sucre de former la carie dite « sucrée » et de favoriser la glycosurie dont la pathogenèse demeurait, à son époque, c’est-à-dire il y a un peu plus d’un siècle et demi, franchement obscure à la plupart des praticiens. Il n’en demeure pas moins que Cazin évoqua le cas d’un gars qui engouffrait ½ livre de sucre par jour et qui, pourtant, mourut tout de même à 70 ans, soulignant par là une « performance ». Rire ou pleurer. C’est au choix. Bien plus tard, Fournier ramena à la raison : il ne faudrait pas aller au-delà de 70 à 100 g de sucre par jour ! Quelle horreur ! C’est encore bien trop !
  • De pourpre ou d’ambre, pour reprendre l’expression du docteur Leclerc à propos de la chair des betteraves. Ce sont là les principales, mais il en existe d’autres dont la chair est rose, voire même noire violacée. Listons-les :
    – Rouge : crapaudine, rouge grosse, piriforme de Strasbourg, formanova, rote kugel, crosby egyptian, bull’s blood, etc.
    – Jaune : ronde de Détroit, jaune grosse, jaune de Castelnaudary, jaune ronde sucrée, yellow mangel.
    – Rose : winter keeper.
    – Noire/violette : noire plate d’Égypte.
  • N’oublions pas qu’il est permis de tirer un bon parti des feuilles et jeunes pousses de la betterave, puisque les deux sont comestibles crues. Les feuilles plus âgées peuvent se cuire comme (et avec) des épinards.
  • Enfin, conseil de jardinage : les germes de betterave inhibent la germination des graines d’ail. On les tiendra donc éloignées les unes des autres dans le jardin. Et si l’on s’inspire d’une ancienne coutume d’origine finnoise, il est préférable que la betterave soit semée par une femme, ainsi elle serait plus douce (par contre, si le semis est effectué par un homme, elle est censée devenir amère).
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    1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 165.
    2. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, pp. 99-100.
    3. Et je dois vous dire que j’ai vu, du moins en ce qui concerne la liaison culinaire entre le hareng fumé et la betterave rouge. On peut en faire l’équivalent de la souskay (ou souskaï) qui, habituellement, nécessite de la morue et des carottes.
    4. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, p. 103.
    5. Ibidem.
    6. Ibidem, p. 104.
    7. Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean & Belles de mai, p. 207.
    8. Ce qui a laissé penser que la betterave était originaire d’Europe centrale, c’est la prédominance d’un plat qu’on connaît communément sous le nom de bortsch, bien que cette préparation culinaire porte des noms bien différents dans les pays que voici : la Russie, la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, la Lituanie, la Roumanie. Par exemple, en Pologne, on l’appelle czerwony ; son importance est telle qu’il figure parmi les douze plats traditionnels du réveillon de Noël polonais. De même que ses appellations sont multiples, cette préparation varie au gré des localités : ici, on emploie des betteraves rouges, là des jaunes. Cuisson et agrément évoluent aussi de place en place : dans telle recette, la viande de bœuf accompagne la betterave, dans telle autre c’est celle du poulet.
    9. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 184.

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