La damiana (Turnera diffusa)

Afin de clôturer ce mois de juillet, voici une plante de soleil qui nous emmène tout droit au Mexique : la damiana (à ne pas confondre avec la dhavana indienne, Artemisia pallens). Cette plante incite très justement à la bonne humeur au point qu’elle serait, dit-on, aphrodisiaque…

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

Synonymes : damiane, damania, herbe de saint Damien, houx du Mexique, balai de la vieille femme, plante de la bergère, herbe du guerrier, la bourrique, « tombe-chemise », etc.

N’est-ce point frappant qu’une plante méso-américaine porte un nom qui soit également un prénom féminin d’origine slovène ? (Pourquoi donc, en ce cas, lit-on parfois le damiana, hum ?) Quel rapport peut-il bien exister entre ce prénom européen et cette plante qui pousse en Amérique centrale ? Sachez bien que je n’en sais fichtre rien et qu’on est aussi peu certain des raisons qui ont poussé à accorder un nom pareil à cette plante. Deux hypothèses ressortent néanmoins : ce nom de damiana s’expliquerait par son surnom d’herbe de saint Damien. Si l’on se réfère à l’hagiographie de ce saint, l’on apprend que c’est le saint patron des pharmaciens. Ce qui peut parfaitement convenir à une plante médicinale comme la damiana (mais, à ce point de vue-là, il s’applique à beaucoup d’autres !). A moins que la tactique soit plus subtile qu’il n’y paraît : par ce moyen, ne s’agissait-il pas de capter cette plante païenne, de la faire transiter du supposé domaine du « profane », jusque sous la houlette du christianisme, de bien la placer sous le patronage du saint qui s’est, dit-on, penché sur son berceau au moment de cette renaissance qui lui a valu ce nouveau nom de baptême ? (Cela ne me paraît pas impossible ; par exemple, en France, une commune sur huit porte le nom d’un saint, alors bon…). La seconde des hypothèses fait, elle aussi, intervenir un homme d’église, le moine bénédictin Pietro Damiani (1006-1072), réformateur qui s’offusquait de l’immoralité dans laquelle était tombé le clergé de son temps. On peut, avec justesse, se demander ce que ces deux ecclésiastiques entretiennent comme rapport avec une plante qu’irrésistiblement l’on érige comme herbe d’Aphrodite en Amérique centrale ! Ce qui passionne la culotte est-il censé intéresser la soutane ? Il semblerait bien que oui, si l’on en croit l’œuvre de diffusion que l’on doit à un autre homme d’église, le révérend Juan Maria de Salviaterra (1648-1717) qui, au tournant du siècle, présenta la damiana comme aphrodisiaque et révéla, à travers son nom maya – mis kok –, ses propriétés anti-asthmatiques. Soit des fonctions que non seulement les Mayas lui reconnurent bien avant lui, mais avec eux les Aztèques et les Olmèques, qui en usaient également (et si ce n’était pas exactement elle, sans doute alors était-ce l’une ou l’autre des 140 et quelques autres espèces que la botanique a regroupé sous le nom Turnera), emploi thérapeutique remontant, dans cette zone géographique qui s’étend du nord du Mexique au Yucatán, à la préhistoire de ces peuples pré-colombiens très probablement. C’est une bonne part de ce savoir précieux qui se trouve compilée dans le Codex Badianus, un manuscrit latin retrouvé dans la bibliothèque du Vatican en 1929. Ce texte, premier herbier mexicain qu’on date de 1552, est l’œuvre de deux Aztèques, le médecin et auteur Martin de la Cruz et Juannes Badianus qui traduisit, du nahuatl au latin, le texte du précédent. Riche d’environ 250 plantes, il ne s’y trouve malheureusement pas la damiana…

La proximité du Mexique avec les États-Unis explique que la damiana pénétra assez facilement la médecine étasunienne. On vit le XIXe siècle faire de cette plante les premiers usages aphrodisiaques sur le sol des USA. Mais le médecin John Fyfe mettait ainsi en garde au début du siècle dernier : « La damiana a été introduite à l’origine comme un aphrodisiaque, et à ce jour, elle est une composante de nombreuses pilules et préparations de ce genre. L’échec suit fréquemment leur administration. Pourquoi ? En partie parce que la damiana est le remède indiqué dans seulement un petit pour cent d’entre eux – les cas atoniques, les cas d’impuissance fonctionnelle  »1. Quel grand écart avec les mots de Guy Fuinel, plus tardifs d’une centaine d’années : « Le message de la damiana c’est l’ouverture, à l’autre, aux autres. Elle suscite les échanges, elle les enrichit. C’est l’expansion des sentiments dans des rencontres fertiles. La damiana ouvre les cœurs, exalte les corps, elle ne supporte pas l’impuissance et la frigidité. Elle veut des gens pleins de vie »2. Alors, qu’en penser ? Eh bien, si cette plante n’était pas aphrodisiaque, elle ne serait pas patronnée par Erzulie Freda, divinité de la beauté, de la passion et de l’amour du culte vaudou. De même qu’avec une autre déesse, méso-américaine celle-là et sans doute beaucoup plus ancienne, censée incarner la fertilité, Mama Allpa. C’est elle qui est figurée de façon fort suggestive dans la forme de la bouteille qui contenait une belle liqueur ambrée à la damiana, à la fraîche odeur de pomme et de miel, la liqueur Guaycura (apparemment, elle n’existe plus depuis belle lurette, seules quelques bouteilles se vendent encore çà et là à des prix prohibitifs…).

La damiana, au port arbustif, est un petit arbrisseau vivace originellement natif du Mexique et de la zone californienne contiguë. Répandue à l’Amérique du Sud (Colombie, Bolivie, Brésil), aux Antilles, aux îles de l’océan Indien, elle a ensuite pénétré le continent africain (il semble qu’elle devienne envahissante au Sénégal).

Ses tiges ligneuses portent une profusion de petites feuilles ovoïdes, douces au toucher parce que revêtues d’un fin duvet. Des dents crantées assez plates découpent le pourtour vert pâle des feuilles de la damiana. A floraison, on voit paraître de petites fleurs jaunes composées de cinq pétales qui produisent des fruits au goût de figue. L’ensemble de la plante dégage une forte odeur aromatique, très épicée et envoûtante.

La damiana en phytothérapie

La damiana fait partie de la petite dizaine d’espèces de Turnera (avec T. subulata, T. ulmifolia, T. sidoide, etc.) à bénéficier de l’intérêt du scientifique et du phytothérapeute.

Les sommités fleuries de cette plante possèdent une odeur aromatique épicée et une saveur légèrement amère qui rappelle de loin le café, peut-être plus agréable encore. Dans cette plante, on trouve des éléments très communs comme des protéines et des glucides, de la résine et de la gomme, des tanins et des saponines. Mais entrons davantage dans le détail, la chimie ayant permis, ces dernières décennies, la découverte de nombreuses molécules plus ou moins impliquées dans l’activité phytopharmacologique de la damiana.

D’aucuns soutiennent qu’on ne trouve pas de caféine dans la damiana, mais que penser des études qui affirment le contraire ? On est, en revanche, beaucoup plus certain de la présence de nombreux flavonoïdes dont l’hépatdamianol, la syringétine, l’acacétine, la naringénine, la pinocembrine, l’échinacine, la lutéoline et ses dérivés, enfin l’apigénine et ses nombreux glycosides. La damiana est également bien fournie en arbutine, un β-glucoside d’hydroquinone. S’il est communément admis que la damiana contient ce glucoside cyanogénétique du nom de tétraphylline B, l’on peut raisonnablement s’interroger sur l’existence ou non dans la damiana des principales molécules de la sauge divinatoire, à savoir la salvinorine A et la salvinorine B, information qui m’est passée sous les yeux sans que je ne sache à quel saint me vouer. En revanche, l’on peut être assuré du fait que de la fraction aromatique de la damiana – qui existe, elle, bel et bien – l’on retire, par la distillation de la plante, une huile essentielle horriblement chère dont on a étudié les puissants effets antiviraux et antibactériens sur germes Gram + et –3. Pour en terminer avec le portrait biochimique de la damiana, additionnons encore quelques données concernant vitamines et sels minéraux : dans la première catégorie, l’on trouve de la provitamine A, des vitamines B1, B3 et C, et dans la seconde, les éléments suivants : calcium, potassium, sodium, magnésium, sélénium, aluminium, chrome, fer, zinc, silice, cobalt, phosphore…

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique du système nerveux, dépressive du système nerveux central, euphorisante et relaxante légère, adaptogène4, antidépressive (sans affecter l’activité locomotrice), aiguise la mémoire, l’éveil et l’attention, augmente la résistance et la concentration durant une épreuve stressante, anxiolytique
  • Apéritive, digestive, antidiarrhéique, antidysentérique, anti-ulcéreuse gastrique, laxative, tonique intestinale
  • Diurétique, assure un confort urinaire normal, antiseptique des voies urinaires
  • Anti-oxydante, réductrice du stress oxydatif mitochondrial, anti-inflammatoire
  • Emménagogue, stimulante ovarienne, stimulante du cycle des règles, progestative (la damiana contient des substances dites phyto-progestatives), restauratrice de la fertilité masculine et féminine, stimulante du système hormonal (action sur la testostérone, œstrogénique5, progesteron like), stimulante des glandes sexuelles (augmente la taille des testicules et des glandes mammaires), aphrodisiaque, stimule la libido, augmente le désir sexuel
  • Hépatoprotectrice, hypoglycémiante, réduit l’importance des pics glycémiques
  • Expectorante, antitussive, antiseptique modérée des voies respiratoires
  • Antirhumatismale, relaxante musculaire
  • Antispasmodique
  • Analgésique
  • Cytotoxique, antifibrotique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : infection gastro-intestinale, diarrhée, ulcère peptique, faiblesse et atonie du tractus gastro-intestinal, constipation, dyspepsie d’origine nerveuse
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, urétrite, atonie du système urinaire, irritation des muqueuses urinaires, catarrhe urinaire, albuminurie, hypertrophie de la prostate, prostatorrhée, incontinence d’urine chez les personnes âgées
  • Troubles de la sphère respiratoire : toux, hypersécrétion bronchique, asthme
  • Troubles locomoteurs : débilité nerveuse et musculaire, rhumatisme
  • Troubles de la sphère gynécologique : règles douloureuses et/ou irrégulières, crampe menstruelle, sentiment d’anxiété et de tristesse associé au cycle menstruel, dysménorrhée, bouffées de chaleur de la ménopause
  • Troubles de la sphère génitale féminine : dysfonction sexuelle chez la femme ménopausée, chute de la libido, fatigue sexuelle, anaphrodisie
  • Troubles de la sphère génitale masculine : douleur testiculaire, déficience de l’érectilité et du volume de la verge en cours d’érection, chute de la libido, fatigue sexuelle, anaphrodisie, déficience de la stéroïdogenèse et de la spermatogenèse testiculaires6
  • Troubles du système nerveux et cérébral : déprime, dépression (légère, saisonnière), léthargie, faiblesse psychique, atonie du système nerveux, fatigue mentale, neurasthénie, nervosité, névrose anxieuse, anxiété, stress, peur, perte de mémoire liée à la ménopause, déficit cognitif imputable à une carence en œstrogènes (durant la ménopause et la vieillesse)
  • Maladies dégénératives : maladie de Parkinson, diabète7
  • Maux de tête
  • Cure d’amaigrissement, perte de poids

Modes d’emploi

  • Infusion : comptez une cuillerée à café de feuilles sèches de damiana pour une tasse d’eau en infusion durant 10 mn.
  • Décoction : assez rarement utilisée, elle préconise de faire bouillir la damiana (sans doute fraîche, ce qui place ce modus operandi hors de notre portée) durant une heure de temps, puis de laisser reposer le tout hors du feu pendant une bonne journée.
  • Poudre : 2 g par jour. A mélanger à un jus de fruit, à une tasse de café (j’ai testé, c’est bien agréable), mêlée à une quantité à peu près égale d’huile vierge de coco (sans doute le mode d’administration que je préfère ; se déguste à la petite cuillère).
  • Extrait fluide glycériné.
  • Souvent fumée (Mexique, États-Unis), la damiana peut tout à faite servir comme encens à déposer sur un charbon ardent.
  • Macération alcoolique : dans un litre de rhum à 50°, placez 15 à 25 g de feuilles sèches de damiana et laissez macérer pendant au moins deux semaines dans une place chaude. Il est envisageable d’y ajouter d’autres substances aromatiques qui concourent au but fixé, c’est-à-dire l’élaboration d’une liqueur aphrodisiaque. Parmi celles-ci, citons la muscade et son macis, le clou de girofle, les graines de paradis, la vanille, la cannelle, le galanga, le poivre noir, le gingembre, etc.

Note : bien que peu courante en Europe, la damiana s’est tout de même implantée au sein de certaines spécialités surtout concernées par la libido, apparaissant sous forme de comprimés, gélules, granules homéopathiques ou encore huile flaconnée.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les sommités de la damiana sont cueillies durant l’été, lors de la floraison. Il a été remarqué que la damiana fleurie récoltée en septembre contenait davantage d’apigénine qu’à tout autre période de l’année. Longtemps menacée par une cueillette exclusivement sauvage, la culture de cette plante reste hautement recommandée et souhaitable. Fort heureusement, on trouve aujourd’hui plus facilement de la poudre de damiana ainsi que ses feuilles sèches au sein de certains commerces spécialisés, en qualité bio qui plus est.
  • Effets secondaires : la damiana peut causer une forme d’insomnie, surtout si elle a été prise en trop forte quantité et à un moment trop proche de celui de l’heure de coucher programmée. De même, des doses trop appuyées peuvent provoquer des effets laxatifs marqués, des maux de tête, etc. Il faut aussi retenir que la damiana s’oppose à l’absorption normale du fer en raison de la présence dans ses tissus de cristaux d’oxalate de calcium. Enfin, des lésions hépatiques et, en général, une toxicité hépatique ont été observées en cas d’usages disproportionnés et au trop long cours.
  • En quels cas ne pas utiliser la damiana ? Il en existe quelques-uns. Les voici : en cas d’hypertrophie de la prostate, d’affections touchant les voies hépatiques. Ensuite, un traitement contre le diabète contre-indique l’utilisation de la damiana. Enfin, la grossesse est un état incompatible avec des prises régulières de damiana.

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  1. John Fyfe, Specific diagnosis & specific medication, p. 750.
  2. Guy Fuinel, L’amour et les plantes, p. 66.
  3. L’huile essentielle de damiana contient surtout des sesquiterpènes (50 %), une faible fraction de monoterpènes (6 à 7 %) et une portion notable d’oxydes (1.8 cinéole : 15 %).
  4. « Les adaptogènes sont utilisés pour minimiser les réactions du corps au stress, pour obtenir un état sain, ou pour améliorer ou réduire certains troubles qui résultent du vieillissement, tels que les déficits de mémoire et d’attention, la fatigue et l’impuissance sexuelle. » (Source).
  5. La damiana est dite anti-aromatase : elle est réputée inhiber l’aromatase, c’est-à-dire le mécanisme enzymatique qui bloque la production d’œstrogènes.
  6. « Le traitement par Turnera diffusa rétablit le nombre, la motilité et la viabilité des spermatozoïdes près de la normale et réduit les anomalies morphologiques des spermatozoïdes et la fragmentation de l’ADN des spermatozoïdes chez les rats diabétiques. » (Source).
  7. « Les flavonoïdes interagissent avec de multiples cibles dans le système nerveux central, ce qui entraîne une neuroprotection généralisée par des processus complémentaires et des interactions synergiques. Par conséquent, les thérapies à base de flavonoïdes peuvent produire des résultats positifs dans la prévention et la prise en charge précoce des maladies neurodégénératives. » (Source).

© Books of Dante – 2023

Le Monde magique – Ernesto De Martino

Voici pour moi, sans doute aucun, le premier ouvrage ethnologique portant sur la magie dont j’ai fait l’heureuse rencontre récemment, et dans lequel l’auteur, Ernesto De Martino (1908-1965), ne méprise pas son sujet d’étude, comme cela a été – hélas ! – si souvent le cas de la part de nombreux auteurs occidentaux, juchés tout en haut d’une présupposée supériorité qui leur sert d’étalon. Il faut les voir jeter avec dédain un regard vers ces presque hommes, tout « fraîchement échappés des cavernes », alors qu’eux, non, bien entendu, parce qu’ils sont « civilisés ». Tout ce qui importe pour les primitifs n’est que de l’histoire (très) ancienne pour ces civilisés-là. Si ancienne à tant dire, qu’ils seraient bien incapables de percevoir « les frémissements d’aile de leur âme ». Et c’est alors qu’on butte sur le monde magique comme sur un dur et froid miroir sans tain. Qu’advient-il quand on se détourne, au contraire d’Alice, de l’expérience spéculaire ? Tout cela donne certes à réfléchir, mais malheureusement, l’homme dit civilisé a acquis des outils qui sont dans l’impossibilité de rendre compte du monde magique pour ce qu’il est : « Les notions de langage, d’art, de logos, d’ethos, etc., sont manifestement impuissantes à qualifier les actes magiques ; elles ne possèdent pas à leur égard de pouvoir identificateur. Saisi à travers ces notions, le magique devient une sorte d’impuissance ou d’indigence, quelque chose de négatif, dont on se dépouille avec les progrès de la raison »1. Face au monde magique se dessinent une incertitude périlleuse, une vaine prolifération du doute, à travers lesquelles la pensée se débat afin d’établir la véracité (ou non) des pouvoirs magiques. Ce qui est une complète impasse tant nous sommes prisonniers, parce que trop présomptueux, de nos préjugés culturels qui rendent imperméables à la compréhension les mécanismes qui sous-tendent le monde magique. « L’analyse du problème des pouvoirs magiques dans l’histoire de l’ethnologie nous a donc révélé, une fois encore, la limitation durable de notre horizon historique et le caractère circonscrit de notre humanisme. L’assimilation de la magie à une fausse science et à une technique avortée, la réduction de la magie à son aspect idéologique, la répugnance à reconnaître l’existence d’une sphère paranormale de la réalité magique, la tentative d’inscrire les ‘faits paranormaux’ dans notre perception de la nature, la trouble idolâtrie du paradis perdu de la magie, l’incertitude où s’enferme la recherche, les apories auxquelles on se heurte et les contradictions où l’on s’empêtre, enfin la stérilité des quelques efforts dépensés à ce sujet, tout cela vient de l’erreur qui consiste à élever, de manière polémique, à la dignité métaphysique le rapport présence-monde caractérisant notre civilisation »2.

On peut davantage croire que l’ethnologue occidental cherche avant tout à faire état de sa supériorité tout en faisant taire un peu de son angoisse face à ce que sa civilisation ne peut et ne veut plus considérer comme une réalité historique. C’est pourquoi, face à l’incompréhension, l’on a souvent pratiqué la néantisation du savoir observé de toutes pièces, mais auquel on n’accorde aucune réalité sérieuse. Ainsi objecte-t-on des négations et des réponses simplistes « où la passion fait écran à la compréhension »3. On cherche, coûte que coûte, à faire le distinguo entre la mauvaise observation de la nature, de laquelle découle superstition et magie, et la bonne, c’est-à-dire celle de l’ethnologue, qui professe science et vérité. Tout cela afin de lutter contre ces écarts, pour drainer au dehors les oripeaux magiques illusoires, ce qui permettrait, à terme, d’apporter la clarté aux esprits « en les purgeant une bonne fois pour toutes des ténèbres de l’erreur »4. Et quand l’on n’y parvient pas, on fait surgir le pathologique au sein du monde magique ou bien l’on prend l’observance stricte d’un rituel pour de la bigoterie (je viens de constater ça il y a quelques jours dans une volée de pages de Lévi-Strauss…). Ce qui, dans un sens comme dans un autre, semble vouloir confiner à la folie sinon à la bêtise inoffensive. Alors, on regarde l’autre avec pitié, le considérant avec le même égard que celui qu’on réserve à un demeuré, parce ce qu’on trouve absurde ses rituels et son système religieux, par exemple. Mais ce qui est pour le moins farfelu dans l’affaire, ce sont souvent les abracadabrantes explications fournies par l’homme de science pour démonter/démontrer l’impossibilité de ce qu’il observe bel et bien. Or, « le problème décisif, pour l’historien, est moins de lire, de voir et d’entendre, que de savoir lire, voir, entendre »5. Pourtant, face à l’effondrement spirituel de la civilisation occidentale, un peu de magie ne saurait faire de mal. Mais cette décadence s’accompagne d’un « retour artificiel au mythique et au magique ». Le plus étonnant, c’est que parmi le sérail des « néos » (chamans, sorciers, etc.), il en est un certain nombre qui peinent à considérer comme vrais les « exploits » que leurs prédécesseurs semblaient mettre en œuvre avec une déconcertante facilité (de même que d’autres refusent d’accepter que l’Égyptien a construit des pyramides par ses propres moyens). J’ai ainsi souvenir d’une personne, croisée au hasard de mes lectures au sein de forum ésotériques, qui se disait issue d’une lignée de sorcières remontant à je ne sais plus combien de générations (un grand classique en ces lieux). Elle soutenait, sans en démordre, que lorsque les Anciens prétendaient faire tomber la pluie, ça n’était pas sérieux, hein !, faire pleuvoir, ça ne se peut pas ! N’est-ce point risible, sinon pitoyable ? Je n’ai, bien évidement, pas pris la peine de lui expliquer que faire pleuvoir est possible. J’ai préféré l’abandonner aux « ténèbres de l’erreur », ne sachant trop comment éclairer sa lanterne en des termes explicites. Tout ceci est fort ironique : l’on constate que des énergumènes se rient de ce dont les ethnologues se rient eux-mêmes quand ils les considèrent à leur tour. Pourtant, quand il ne s’agit pas d’un horrible syncrétisme fait de bric et de broc, que l’on dépasse le stade de la passion, que l’on fait un pas de côté afin d’observer le monde selon une nouvelle perspective, il est possible, véritablement, de comprendre ce qu’est le monde magique et pourquoi il existe. Pour cela, lisons et relisons cet extrait de l’ouvrage d’Ernest De Martino : « Au risque magique de perdre l’âme correspond nécessairement le risque magique de perdre le monde. Corrélativement à la représentation et à l’expérience d’une âme qui s’échappe de son lieu, qui est assiégée, attaquée, subtilisée, dérobée, etc., on a la représentation et l’expérience d’objets qui vont au-delà de leur horizon sensible, qui se soustraient à leurs limites et tombent dans le chaos. Quand un certain horizon sensible entre en crise, le risque se trouve en effet dans l’effondrement de toute limite ; tout peut tout devenir, ce qui revient à dire : le néant approche. Mais la magie qui, d’une part, signale le risque, intervient aussi pour arrêter le chaos imminent et le transformer en ordre. Considérée sous cet aspect, la magie devient la restauratrice des horizons en crise. Et, avec la démiurgie qui lui est propre, elle récupère au profit de l’homme le monde en train de se perdre »6.

Bartillat, 2022 – 22 €

ISBN : 978-2-84100-722-6

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  1. Ernesto De Martini, Le Monde magique, p. 235.
  2. Ibidem, p. 299.
  3. Ibidem, p. 240.
  4. Ibidem, p. 247.
  5. Ibidem, pp. 243-244.
  6. Ibidem, p. 190.

© Books of Dante – 2023

Le petit chiendent (Elymus repens)

Autrefois très employée, cette herbe pâtit aujourd’hui d’une mauvaise réputation qui fait presque oublier les très bons services qu’elle est susceptible de rendre au phytothérapeute. En effet, le chiendent est bien connu pour apporter la souffrance et la misère ! Mais c’est là une image d’Épinal qu’il importe de savoir dépasser, les jugements sévères ne faisant généralement pas avancer la compréhension, celle-là même qui permet de se libérer des carcans dans lesquels s’engouffrent les pensées toutes faites.

Un beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

Synonymes : herbe à chien, laitue de chien, dent de chien1, chiendent officinal, froment rampant, agropyre rampant, herbe à deux bouts, vagon, wagon, tranuge, gramé, sainte-neige, etc.

Bien que j’en ai volontairement essarté la liste, l’ensemble de ces surnoms attribués au chiendent rend compte de sa prolixité et de son caractère expansif, tant ils sont nombreux. Quel chiendent ! La chienlit du chiendent, autrement dit, c’est la pagaille et le désordre. Pour qui aime un champ qui ne soit pas de bataille mais au contraire bien rangé, c’est sûr que… ^.^ Dans le langage courant et figuré, cette expression désigne un embarras et « le continuel retour des mêmes obstacles et soucis »2. Quand l’on se penche sur cette herbe de tous les lieux et de tous les jours, on comprend mieux pourquoi. Inextricable il l’est, embarrassant plus encore ! C’est une véritable forteresse imprenable. Bien davantage encore que le château de la Belle au bois dormant dont la garde est assurée par des ronces infranchissables. Le chiendent est un dévoreur d’espace qui ne s’en laisse pas compter, prompt à la parade malgré les efforts vains déployés avec parfois beaucoup d’ingéniosité pour en venir à bout. Allez, commençons tout d’abord par donner un portrait de la bête « infâme », plante enragée (graswurzel) et démoniaque (devilgrass).

Qui, à première vue, pourrait sincèrement se douter, puis s’inquiéter, des redoutables potentialités de cette plante ? Fixateur des terrains sablonneux et des dunes exposées au vent, ce chiendent compte parmi les plantes les plus répandues au monde. Vivace cosmopolite, il se localise à toutes les zones chaudes et tempérées du globe : il est présent en Europe, en Afrique du Nord, ainsi qu’en Amérique septentrionale. Le petit chiendent s’est aussi aventuré en Australie ainsi qu’au nord de l’Asie. Très commun (voire abondant) de la plaine à la montagne (2000 m), on le rencontre dans les jardins, sur les terres incultes, mais aussi en bordure de chemin, en lisière de forêt, sur les friches thermophiles, au pied des murs, sur les talus, décombres et autres terrains vagues. Une chienlit que ce chiendent tant il est présent partout ! Oh que oui ! Et il pose de graves problèmes aux surfaces agricoles sur lesquelles il élit domicile : champs de maïs, vignes, vergers, cultures maraîchères, pépinières, etc. Son mode de reproduction par stolons en fait une plante pionnière, sinon agressive. D’autant plus que c’est une vivace à souche traçante. Ce n’est pas pour rien si on l’appelle aussi « herbe à deux bouts ». Plus jeune, j’ai vu dans les champs de pommes de terre de mes grands-parents des patates entièrement transpercées par des rhizomes de chiendent, qui poursuivaient leur petit bonhomme de chemin une fois le tubercule traversé, comme s’il n’avait représenté aucun obstacle. Dire du chiendent qu’il incarne la persévérance, le courage et la pugnacité n’est pas une réputation usurpée. Arrachons, si nous le pouvons, un pied de chiendent et nous verrons sortir de terre le fil invisible qui le relie à un autre pied distant de 50 cm, voire davantage. Il est alors impossible de savoir qui est le père, qui est le fils. La plante passe la saison hivernale sous forme de bourgeons dormants. Dans un champ, elle survit au labourage parce qu’elle enterre ses racines bien plus profondément dans le sol qu’un soc de charrue n’est capable de s’enfoncer. Même si celui-ci en arrache une partie, des racines subsistent dans le sol. Vicieuses, les pousses ne redémarrent qu’au milieu du mois d’avril. Or, à cette date, les semis ont déjà été effectués. Les agriculteurs n’y peuvent alors plus rien ! Tenter les herbicides ? Le chiendent y est très peu sensible, sans compter que ces substances se propagent principalement par les feuilles. De plus, les stolons sont si longs que le temps que l’herbicide migre d’une plante à l’autre, il a déjà perdu toute son efficacité. Il suffit de regarder ces plantes pour se dire que c’est peine perdue : le chiendent est tout en tiges alors que ses feuilles, petites, dures et coupantes sont impropres au pâturage. Impossible, donc, d’utiliser un troupeau de brebis pour faire du nettoyage ! En revanche, les cochons se délectent allègrement des rhizomes de chiendent. Mais il faudrait les laisser vaquer dans les champs, chose qu’on ne voit plus guère à l’heure des batteries infernales… Bref, envahissant et quasi indestructible au point qu’Attila lui-même n’aurait pu en venir à bout ! Arracher du chiendent, c’est une entreprise qui s’apparente un peu à l’éternelle punition de Sisyphe consistant à rouler un rocher tout en haut de la montagne, etc. Enfin, chose tout à fait improbable aujourd’hui, autrefois, pour occuper les naïfs à désherber gratis un champ infesté de chiendent, on usait du stratagème suivant : « Si on parvient à arracher un chiendent avec toutes ses racines (sic), on trouvera attachée à la dernière une pièce d’or, voire un diamant »3. Autre moyen, qui m’apparaît plus efficace : Gerard Van Swieten (1700-1772) rapporta le cas d’un ictérique qui fit du chiendent son unique nourriture ou presque durant deux années. « Il en consomma une telle quantité, que ses voisins, sur lesquels il se pourvoyait, étaient obligés d’employer la violence pour le chasser de leurs champs »4. Aujourd’hui, on applique un autre type de violence au chiendent lui-même, et je pense que l’on accueillerait à bras ouverts toute personne désireuse de venir retirer de la terre les rhizomes traçants du chiendent ! Le problème que pose le chiendent à l’agriculture ne me semble pas très ancien, si l’on considère que cette plante affectionne tout particulièrement les sols foulés et compactés, résultante de l’accroissement démentiel de l’usage de machines de plus en plus lourdes sur les terres agricoles. Facteur hyper-favorisant de l’apparition du chiendent, ce type de sol était-il aussi fréquent qu’aujourd’hui ? En 1850, Cazin évoquait déjà la caractéristique nuisible et envahissante du chiendent sans rien dire des sols porteurs.

A l’entreprise mécanique du chiendent, nous devons ajoutons son action chimique par un phénomène d’allélopathie toxique. De plus, il parvient à inhiber la fixation de l’azote contenu dans l’air par les plantes coutumières du fait, les Fabacées. Ainsi, la présence du chiendent dans un champ réduit généralement la taille des racines et des pousses de ces plantes, partant du rendement. Raison supplémentaire pour qu’on ne l’aime point. Mais sa prolifération nous dit des choses bien intéressantes si on prend la peine de les écouter : c’est, habituellement, la signature végétale des sols épuisés par les labours successifs et engorgés de nitrates. Le chiendent dénonce donc l’agriculture intensive décorrélée du réel telle qu’on la pratique encore trop largement aujourd’hui. Témoin de techniques agricoles perturbantes, le chiendent disparaît (du moins, recule très nettement) quand on les interrompt pour d’autres pratiques plus respectueuses.

Durant l’Antiquité, le Moyen âge et la Renaissance, nous ne disposons d’aucune indication précise quant à la description (et l’utilisation) du chiendent qui, selon Pline, aurait été une plante prisée par les druides. Mais les textes antiques sont si confus au sujet du chiendent qu’il est utile de faire une objection à la parole du naturaliste romain, d’autant qu’il existe non pas un seul chiendent mais plusieurs. Bien sûr, lorsque Pline évoque la capacité lithontriptique du chiendent, on y voit une signature qui fait immanquablement penser au petit chiendent. Du côté de Dioscoride, l’on trouve ceci : « De la dent de chien que les Grecs appellent agrôstis5, les Latins gramen caninum arvense, les Italiens gramigua6. La dent de chien va rampant par terre, avec des nœuds fermes dont s’espacent plusieurs racines douces et semblablement noueuses […]. La racine broyée et emplâtrée consolide les plaies. Sa décoction bue aide aux douleurs des intestins, et à l’urine retenue, et rompt les pierres de la vessie »7. Que Dioscoride décrive ou pas le petit chiendent n’empêche pas de voir surgir au fil des siècles des indications thérapeutiques qui rappellent fort celles de Dioscoride et que l’on associe sans peine au chiendent commun, comme par exemple dans l’œuvre de Nicolas Lémery : « Le chiendent est fort apéritif par les urines, un peu astringent par le ventre ; il est employé pour lever les obstructions, pour exciter l’urine, pour la pierre, pour la gravelle, étant pris en décoction »8. Après en avoir si peu parlé pendant des siècles, voilà que le médecin moderne se prend d’enthousiasme pour une herbe qui est pourtant loin de faire l’unanimité. Ainsi voit-on Jean-Baptiste Chomel déclarer qu’« il n’y a point de tisanes ni d’apozèmes apéritifs, où on n’emploie le chiendent »9, remède simple, peu onéreux, disponible partout, raison pour laquelle, il est, avec la réglisse, « le remède du pauvre, de l’ouvrier, de l’homme laborieux. L’orge, le chiendent, la réglisse, et un peu de repos, voilà ses meilleurs médicaments quand il est échauffé, fatigué, irrité. La tisane d’orge ou de chiendent, avec un peu de réglisse pour la sucrer, est une des boissons les plus simples et les plus utiles, dans les phlegmasies internes, dans les affections aiguës de l’appareil urinaire »10. Complétons ce portrait avec ce qu’en disait le docteur Wolfgang Bohn en 1927 : « le chiendent appartient au groupe dit dépuratif. Il est actif, mais pas souverain, dans toutes les maladies chroniques qui tiennent à un déficit des sécrétions glandulaires. On l’utilise dans les maladies du foie, la jaunisse, la goutte, les engorgements des glandes »11. D’après le célèbre médecin phytothérapeute français Jean Valnet, le chiendent est « une des plantes les plus utiles [car c’est une] plante de nettoyage »12. Il n’avait pas tort de le souligner et nous-mêmes ne devons pas oublier qu’avec le chiendent, on fabrique des brosses dont on se sert pour passer la serpillière ou faire la lessive, à l’ancienne, au lavoir13. J’y vois là une excellente raison d’embrayer sur les vertus purificatrices du chiendent, à travers, entre autres, sa relation avec l’élément froid et humide. Ne lit-on pas, dans le Dictionnaire des symboles de Chevalier/Gheerbrant que « le chiendent symboliserait l’occasion d’accroître ses forces psychiques en les purifiant et en les libérant par l’épreuve de la douleur » ?14 Le chiendent, plante dépurative, est de celles que l’on peut employer au printemps afin de se mettre au vert et d’expurger l’organisme de tout ce qui l’encombre. Certes. L’on dit de même en Chine, mais pas seulement parce que le rhizome du chiendent draine hors du corps les toxines accumulées. On proclame des choses identiques du côté du brahmanisme et de l’hindouisme pour lesquels cette herbe d’origine divine est omniprésente pour ses qualités purificatrices : « Le darbha15, qui est l’herbe pure par excellence, doit ce privilège à la présence latente des eaux. […] Le darbha, c’est la force même des eaux, ce n’est que de l’eau sèche »16. La purification passait parfois par la lustration : afin de chasser les influences pernicieuses, on mettait à profit les énergies « transperçantes » d’une décoction de chiendent. Le symbole qu’elle porte semble importer davantage que son identification botanique stricte. Ainsi observe-t-on la même herbe – sous le nom de kuça – au travers d’un épisode demeuré célèbre qui retrace le périple de Bouddha sur le chemin de l’Éveil : afin de perpétuer l’antique tradition brahmanique, il se fait remettre une brassée de cette plante par un coupeur d’herbes. La portant à la main, il la dépose devant le figuier de l’Éveil pour s’en faire un siège sur lequel s’asseoir. Peut-être bien que le darbha participe déjà, par ses vertus protectrices, au cheminement spirituel du futur Bouddha, car cette herbe de santé et de robustesse, forme aussi une barrière parce qu’elle est lien, « corde qui enclot […] et qui écarte les génies du mal »17. En tous les cas, elle semble consacrer un lieu, à la manière du fétu de paille ou de la touffe de gazon, et n’est pas sans rappeler cette autre pratique qui consistait à remettre une couronne de chiendent à qui délivrait une ville assiégée durant l’Antiquité : « Cette récompense qui nous semble si humble avait, au fond, un prix réel bien supérieur à celui d’une couronne d’or ; c’était probablement un symbole de l’investiture décernée au triomphateur » et conférait un droit seigneurial sur la ville délivrée18. Amulette magique, le chiendent, qu’il soit porté sur soi ou déposé sous un lit, devient une attractive plante d’amour, bien qu’on puisse, légitimement, se demander comment… Peut-être par la suggestion du rhizome souterrain qui va toujours son chemin sans qu’on se doute de rien, un peu comme on le souhaiterait d’une incantation magique, apte à transpercer le cœur de la personne convoitée. Bien plus probable qu’elle fasse appel à la magie des liens, ce qui lui permet aussi de remédier aux conflits internes aux familles ou propres à deux individus. A la vie, à la mort, pourrait-on dire en somme : « Le chiendent parle de l’immense exploration du monde obscur où le végétal communique avec le domaine des morts – qui est aussi la mémoire secrète des printemps »19.

Plante rhizomateuse vivace, le petit chiendent porte des tiges nodulaires très fines, mais jamais réunies en touffe, puisqu’on ne compte qu’un seul épi par pied. Haut d’environ un mètre, le chiendent est pourvu de longues feuilles linéaires, plates, molles et faiblement nervurées, dont la couleur varie du vert vif au vert bleuâtre tendance glauque. Quelque peu pubescentes dans leur partie haute, ses feuilles rugueuses peuvent couper la peau selon comment les doigts les attrapent. La floraison du chiendent ne représente rien de bien extraordinaire, puisqu’elle se compose d’un seul épi vert pâle formé de plusieurs épillets sessiles disposés alternativement sur deux rangs opposés (quand on les détache tous de l’épi, l’on peut constater que l’extrémité de la tige du chiendent ainsi découverte n’est pas droite mais ondulée). Chaque épillet comporte trois à six fleurs ovales et discrètes qui donnent, à terme, des caryopses à extrémité velue.

Le chiendent en phytothérapie

Les extraits aqueux de petit chiendent ont été peu étudiés, bien que la tisane réalisée à partir de cette plante soit de loin la formulation la plus utilisée. Mais il est bien fini le temps où l’on expliquait l’activité du chiendent par ses seuls sels de potassium et l’eau chaude utilisée pour son infusion ! Fort heureusement, la science moderne, dépassant cette mauvaise foi, est aujourd’hui capable d’affirmer que « la tisane a donné lieu à un bon compromis entre la température (100° C) et le temps d’extraction (10 mn), fournissant un total d’antioxydants phénoliques extraits de l’ordre de 126,89 à 289,09 μg/g de rhizome »20. Inodore, de saveur douce, légèrement sucrée et astringente, le rhizome du petit chiendent contient les composés biochimiques suivants : des sucres (lévulose, fructose, mannose, glucose) et des polysaccharides non fermentescibles (triticine : 6 % ; fructosanes : 12 % ; inuline), des lipides (2 %), du mucilage, plusieurs corps vitaminiques (provitamine A, vitamine C), divers sels minéraux et oligo-éléments (sodium, phosphore, baryum, fer, magnésium, potassium en grande quantité, certes, mais qui n’explique pas à lui seul l’activité de cette plante, tant s’en faut…), enfin, une fraction d’essence aromatique si faible qu’elle ne vaut pas la peine qu’on s’étende à son sujet (0,01 à 0,05 % ; elle contiendrait des monoterpénols, des phénols, des cétones et une molécule connue sous le nom d’agropyrène).

Une partie de la science, celle qui n’est pas occupée à vouer aux gémonies une plante envahissante comme le chiendent, s’est penchée sur les aptitudes médicales de cette plante et pour cela s’est attachée à en répertorier les différents éléments. C’est ce dont nous allons maintenant rendre compte. Voici tout d’abord une pléthore d’acides phénoliques (acides caféique, p-coumarique, sinapique, férulique, chlorogénique, vanillique) accompagnés d’autant d’acides hydroxybenzoïques (p-hydroxybenzoïque, m-hydroxybenzoïque, o-hydroxybenzoïque, 3,4-dihydroxybenzoïque, 3,5-dihydroxybenzoïque, 2,5-dihydroxybenzoïque, 2,6-dihydroxybenzoïque, 3,4,5-trihydroxybenzoïque, acide syringique), des acides caféo-quiniques, bon nombre d’acides organiques (acétique, phénylacétique, citrique, malique, butyrique, cinnamique, propionique, succinique, hexanoïque, lactique, phosphorique, pyruvique, fumarique, 2-furoïque…). De nombreux flavonoïdes complètent le tableau : catéchine, quercétine, kaempférol, rutine, myricitrine, hespéridine, isoxanthohumol, xanthohumol, lutéoline, rutine, hyperoside, tricine, baïcaléine. En terme d’acides aminés, le chiendent est aussi assez bien pourvu : valine, arginine, asparagine, proline, histidine et, après moult hésitations, du tryptophane, ce qui n’est pas rien, puisque cet acide aminé essentiel est utilisé par l’organisme pour fabriquer de la mélatonine et de la sérotonine par décarboxylation.

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique doux éliminateur de l’acide urique et des autres déchets organiques, draineur des voies urinaires et rénales, dépuratif (sanguin, cutané), chélateur (métaux lourds, toxines), sédatif et antiseptique des voies urinaires, anti-inflammatoire des voies urinaires, prévient les dépôts de cristaux d’oxalate de calcium et la micro calcification rénale, anti-urolithiasique, diminue l’adhésion bactérienne (Escherichia coli) à la surface de la vessie
  • Fébrifuge, sudorifique, rafraîchissant
  • Adoucissant, émollient
  • Cholagogue, hépatostimulant
  • Hypoglycémiant, hypolipémiant, antidiabétique
  • Apéritif doux, vermifuge, stimulant du transit intestinal, anti-inflammatoire des voies digestives

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite catarrhale et purulente, urétrite, lithiase rénale (en préventif) et urinaire, insuffisance rénale, oligurie, colique néphrétique, inflammation prostatique aiguë et chronique, diminution de la fréquence et de la douleur lors de la miction, incontinence urinaire avec sensation douloureuse de brûlure intense, dysurie, ténesme, strangurie, hématurie, irritabilité excessive de la vessie quelle qu’en soit l’étiologie, gonorrhée
  • Troubles de la sphère gynécologique : leucorrhée
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : hépatisme, ictère chronique, colique hépatique, engorgement du foie, lithiase biliaire, cholécystite, angiocholite, fièvre bilieuse
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inflammation des voies digestives, douleur gastrique, diarrhée, digestion difficile, constipation
  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, catarrhe bronchique chronique
  • États infectieux : le chiendent est un bon facteur de dépuration dans les maladies fébriles comme la grippe21, fièvre intermittente
  • Affections cutanées : eczéma et autres maladies cutanées chroniques, peau terne, acné
  • Œdème des membres inférieurs, hydropisie, rétention d’eau, cellulite, cure amincissante
  • Troubles locomoteurs : arthritisme, goutte, inflammation rhumatismale, dorsalgie
  • Douleurs hémorroïdaires

Note : principalement préoccupée par le rhizome du chiendent, la phytothérapie s’est parfois laissée aller à considérer le suc de ses parties vertes. On l’employait surtout pour diverses affections hépatobiliaires (calcul biliaire, colique biliaire, obstruction du foie), de la rate et du mésentère. L’abondant suc des jeunes pousses foliaires peut se prêter aux traditionnelles cures de printemps consistant à se mettre au vert, autrement dit à dépurer l’organisme à la sortie de l’hiver.

Modes d’emploi

Le principal usage recommandé reste encore la décoction prolongée que l’on peut réaliser selon deux modes opératoires :

  • 1) On broie vigoureusement 15 à 30 g de rhizomes au mortier et on les fait bouillir dans un litre d’eau pendant une demi-heure heure.
  • 2) Après les avoir contondus, on fait subir aux rhizomes frais une première décoction courte d’une minute, afin d’en dégager l’amertume et l’âcreté. Puis on les écrase bien avant de procéder à une seconde ébullition jusqu’à ce que le volume de liquide ait été réduit aux ¾ (il faut passer de 1,25 l à 1 l à peu près).

Il importe de stopper ces deux types de décoction lorsque l’eau acquiert une sorte de viscosité. Une fois la coction terminée, on filtre et on édulcore (miel, sirop, gelée de framboise ou de groseille).

  • Après avoir réalisé une décoction du type 1) ou 2), on l’additionne d’une infusion de feuilles de cassis et de sommités fleuries de reine-des-prés. Cela constitue une boisson utile aux personnes dont la diurèse est insuffisante, aux rhumatisants, aux goutteux. Elle est aussi une bonne boisson dépurative de printemps permettant de nettoyer les émonctoires (foie, peau, reins, intestins et poumons).
  • Tisane diurétique, cholagogue et dépurative : comptez 30 g de vigne rouge, 10 g de bourdaine, 10 g de chiendent, 5 g de romarin et 5 g d’hysope, pour la valeur d’un litre d’eau, en infusion durant 10 mn. Deux tasses le matin à jeun, une avant le déjeuner, une autre avant le dîner.
  • Tisane composée diurétique n° 1 : comptez 10 g de chiendent, 5 g de reine-des-prés et 5 g de prêle pour un litre d’eau, en infusion durant 10 mn. Trois tasses par jour au minimum.
  • Tisane composée diurétique n° 2 : 40 g de chiendent, 5 g de menthe verte, 5 g de feuilles de cassis et 5 g de feuilles de frêne, en infusion dans deux litres d’eau durant 10 mn. En plusieurs prises au long de la journée.
  • Ancienne tisane du Codex (tisane commune des hôpitaux) : 10 à 30 g de rhizomes de chiendent décortiqués, coupés en morceaux et/ou battus au marteau, en décoction dans suffisamment d’eau pour obtenir, au bout d’une demi-heure d’ébullition, le volume d’un litre de tisane.

Note : la réputation phytothérapeutique du chiendent, malgré la mauvaise image de marque qu’il peut avoir auprès de certaines catégories de la population, ne se dément pas. On est loin d’en trouver l’eau ou la tisane à toutes les heures du jour et de la nuit, comme il appert, par exemple, dans les ouvrages de Joseph Roques qui en recommandait très fréquemment l’emploi comme utile adjuvant à un grand nombre de situations. A l’heure actuelle, c’est plus occasionnellement qu’on trouve dans le commerce de détail des mélanges spéciaux à infuser auxquels participe le rhizome du chiendent, ainsi que diverses solutions buvables : pour le confort urinaire féminin, le confort urinaire masculin, la rétention d’eau, l’élimination et le drainage, le confort digestif, l’effet minceur, etc.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : elle se réalise au printemps (mars/avril) et en automne (septembre/octobre), voire toute l’année pour un usage immédiat, c’est-à-dire au fur et à mesure des besoins puisqu’il est préférable d’employer les rhizomes à l’état frais, ces derniers étant plus actifs qu’une fois secs. Attention, certains d’entre eux peuvent être vermineux, du moins convoités par des parasites (mites, etc.). A l’attention d’une conservation éventuelle par séchage, on procédera à l’arrachage des rhizomes par temps sec au mois d’octobre. On les battra (afin d’en ôter l’épiderme amer), on les ébarbera de leurs radicules (c’est-à-dire les vraies racines de la plante), puis on les lavera et on les brossera bien avant de les soumettre au séchage. Il est nécessaire de renouveler son stock chaque année.
  • Alimentation : on consommait déjà le rhizome du chiendent aux temps préhistoriques, puis plus tard en Égypte antique, ainsi qu’à une période plus récente, en particulier en Allemagne, Pologne, Suède, Norvège, Ukraine, etc. Les rhizomes, une fois secs et moulus, pouvaient être utilisés en bouillie, gruau, etc. Mêlée au froment, la poudre de rhizome de chiendent servit à faire du pain surtout en temps de disette, comme ce fut le cas au XVIIIe siècle où elles furent nombreuses, tant et si bien que Parmentier, « l’inventeur » de la pomme de terre, exhorta les populations à sa consommation. A la guerre comme à la guerre ! D’ailleurs, durant celle de 14-18, on fabriquait avec les rhizomes de chiendent une espèce de substance sucrée, un miellat du nom de mellago graminis. Lors de la seconde, le chiendent, qui était toujours une herbe de disette, était consommé aux côtés du topinambour. Quand les temps sont durs, certaines plantes négligées savent nous rappeler tous les bienfaits dont elles sont capables et on les regarde alors bien différemment. Mais « que des hommes aient pu tromper leur faim avec cette grêle câblerie souterraine en dit long sur les extrêmes de la famine »22. On a fabriqué bien d’autres choses avec ces rhizomes : de l’alcool d’excellente qualité, de la bière23, un ersatz de café, etc. Le rhizome frais et bien lavé adopta aussi le rôle de fourrage et, une fois bien sec, de litière pour les animaux.
  • Associations à visée diurétique : bruyère, callune, cassis, reine-des-prés, baies de genévrier, stigmates de maïs, verge d’or, etc.
  • Principal risque de confusion : avec l’ivraie (Lolium temulentum).

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  1. Dent de chien est la transcription littérale du nom latin du gros chiendent, Cynodon. Deux explications peuvent être fournies : l’habitude des chiens de se purger en avalant régulièrement cette plante ou l’allusion à la forme pointue des bourgeons terminaux des rhizomes. Roques apportait la précision suivante : « On l’appelle chiendent, de ses ergots blancs, aigus et fermes, qui ressemblent exactement à une dent de chien, et non, comme on le dit assez souvent, du goût des chiens pour cette plante, car ils mangent également l’orge, l’avoine, le blé, etc. » (Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 4, pp. 248-249).
  2. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 245.
  3. Dominique Lepage, Miscellanées végétales, p. 23.
  4. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, pp. 121-122.
  5. Dans le mot agrôstis, on reconnaît l’ancien nom latin du petit chiendent, Agropyron, d’agrios, « sauvage » et de pyros, « froment ».
  6. Gramigna : c’est ainsi que Giovanni Verga nomme le personnage principal d’une de ses nouvelles, un bandit de grands chemins, calamité aussi pénible que le chiendent dont il porte le nom. C’est un voleur, c’est de la mauvaise graine, herbe, etc.
  7. Dioscoride, Materia medica, IV, 26.
  8. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 394.
  9. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 177.
  10. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 2, p. 149.
  11. Cité par Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 267.
  12. Jean Valnet, La phytothérapie, p. 224.
  13. Le terme de chiendent est le mot communément convoqué pour désigner les plantes qu’on emploie à cette fin : le chiendent mexicain, le chiendent tonkinois et le chiendent fin ou grenelle (Chrysopogon gryllus), autrefois cultivé en Hongrie, en Italie septentrionale, en Provence et dans le Languedoc.
  14. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 245.
  15. Darbha, durva et kuça, qui sont synonymes, sont différents noms permettant de désigner la même herbe cultuelle qui, qu’elle soit gerbe ou « gazon », est toujours sacrée au point qu’il importe assez peu qu’elle soit exactement notre chiendent ou bien une autre graminée du même type.
  16. Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brâhmanas, p. 161.
  17. Adhémar Leclèrc, Cambodge : fêtes civiles et religieuses.
  18. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 176.
  19. Pierre Lieutaghi, La plante compagne, p. 103.
  20. Source.
  21. On peut, en ce cas, s’en remettre à la tisane dite « toute bonne » déjà évoquée lors de l’étude de la réglisse. Elle étanche la soif, modère la chaleur fébrile, diminue la sécheresse de la langue, favorise la diurèse. « C’est la tisane domestique dans la pratique civile : en attendant le médecin, on prend de l’eau de chiendent, et dans bon nombre de cas on ferait mieux de s’en tenir exclusivement à cette innocente boisson que d’entasser drogue sur drogue, sans savoir […] où, quand et comment il faut en faire usage. » (François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 278).
  22. Pierre Lieutaghi, La plante compagne, p. 103.
  23. Recette d’une bière de ménage agréable au goût et très saine (d’après Cazin) : « Pour préparer de la bière de ménage, hacher 4 kg de chiendent. L’arroser de temps à autre avec de l’eau tiède, pour le maintenir très humide, mais sans le couvrir de liquide. Quand les petites pousses blanches qui naissent ont environ un centimètre, placer la matière dans un baril, avec 1 kg de baies de genièvre concassées, 2 kg de sucre et, environ, 60 g de levure de bière. Verser dessus 3 l d’eau chaude, et remuer. Le lendemain, ajouter 8 l d’eau et, le troisième jour, 9 l. Assurer le dégagement du gaz carbonique. Au bout de cinq à six jours, on soutire et peut boire deux jours après. » (Antonin Rolet & Désiré Bouret, Plantes médicinales, p. 188).

© Books of Dante – 2023

Le galéga (Galega officinalis)

Coincé, dans les listes alphabétiques, entre le galanga et le galinsoga, le galéga n’a pourtant aucun rapport thérapeutique avec ces deux espèces, le rapprochement se faisant essentiellement de façon auditive, comme un air de famille pour le moins faux, bien entendu.

Après avoir longtemps hésité sur son statut médicinal, l’homme s’est enfin décidé et a fini par reconnaître au galéga deux de ses principales propriétés : son action sur la sphère hépatique en tant qu’antidiabétique tout d’abord, ensuite celle portant sur les glandes mammaires de la femme, le galéga étant une plante galactogène comme semble le suggérer son nom.

Un beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

Synonymes : rue des chèvres, herbe aux chèvres, sainfoin d’Espagne, sainfoin d’Amérique, lilas d’Espagne, lilas français, faux indigo, vange, vanèse, lavanèse, lavarrèse, fenugrec sylvestre.

Affirmer, à propos du galéga, que c’est une plante introduite (d’où ? par qui ?) en Occident médiéval comme plante médicinale m’apparaît moins certain que de soutenir qu’elle était inconnue, du moins ignorée, des Anciens de l’Antiquité grecque. Et quand il semblait que l’homme ne le méconnût pas, le galéga n’était pas plus utilisé comme remède pour autant. L’homme ne s’est donc pas soucié de l’utilité médicinale de cette plante pendant un fort long temps (ou alors, si jamais cela été le cas, ça n’a laissé aucune trace dans la littérature). Sa toute première apparition certifiée dans les ouvrages spécialisés des Anciens ne remonterait qu’au XVIe siècle : grâce à Dodoens et à Matthiole, cela tourna en faveur du galéga, puisque tous les autres botanistes souhaitaient en posséder au moins un pied dans leurs jardins. Mais l’engouement fut de brève durée, quand bien même, à la lecture des médecins britanniques Nicholas Culpeper et John Hill, on se prend à penser qu’ils avaient tous deux une idée embryonnaire de la vertu du galéga face à une affection qu’on commençait à peine à comprendre à l’époque, le diabète. Mais ensuite, cela fut la débandade la plus complète ! On lui accorda bien, par exemple, une vertu vermifuge, une autre anti-pesteuse. Loiseleur-Deslongchamps se fit l’écho de cette dernière au début du XIXe siècle. Il écrivait que « les bons effets qu’on lui a attribués dans la peste qui ravagea la Lombardie en 1576, ne sont point appuyés sur des observations assez exactes et assez authentiques, et l’on peut raisonnablement révoquer en doute qu’une plante dont les Italiens mangent assez souvent les feuilles cuites ou en salade, soit douée de vertus aussi recommandables que celles qu’on lui a supposées »1. Si tel avait été le cas, en manger aurait effectivement préservé du danger pestilentiel les populations lombardes. D’où la réputation alexitère attribuée un temps au galéga. Loiseleur-Deslongchamps suggérait-il qu’une plante aussi banale, parce qu’on la mange, ne saurait se hisser au même niveau que ses consœurs exclusivement médicinales ? Le galéga n’en resta pas moins inusité de son temps, puis durant celui de Dorvault et plus récemment de Botan. Et que dire de Roques ? « C’était, explique-t-il, anciennement une plante médicinale à laquelle on accordait de grandes vertus […], et on a cité quelques faits en sa faveur, c’est-à-dire des guérisons survenues après son usage ». Mais c’était avant tout pour s’en moquer, prétextant que « ces faits seraient concluants si nous ne savions pas qu’on a souvent guéri des maladies graves sans remèdes, ou du moins avec des infusions, des tisanes fort innocentes, lorsque la nature était assez forte pour exciter une crise heureuse »2. Quant à Cazin, c’est peu ou prou de la même farine : « Cette plante, dont l’action est à peu près nulle sur nos organes, a pourtant joui d’une grande réputation. […] On peut […], sans inconvénient, rayer le galéga de la liste des substances médicamenteuses »3. Voici donc, pour rappel, la longue éclipse par laquelle passa le galéga, avant de, fin XIXe-début XXe, susciter à nouveau l’intérêt de la science, en particulier pour les propriétés hypoglycémiantes et antidiabétiques qu’on lui supposait et qui sont, depuis, parfaitement avérées. Sans doute le galéga a-t-il pâti de la multiplicité des modes d’administration et surtout des raisons, diverses et très variées, pour lesquelles il était convié dans la pratique médicale. Pour illustrer cela, rappelons seulement Chomel pour quelques lignes : « Cette plante passe pour un antidote excellent, propre dans la peste, les fièvres malignes, et pour pousser aux sueurs ; on l’estime aussi pour les maladies du cerveau, entre autres l’épilepsie »4. Quand l’on sait à quel point la peste est un truc effroyable, il est malvenu de laisser entendre que, comme ça, pouf !, le galéga pourrait… Je comprends que certains puissent l’avoir eu mauvaise.

En attendant, dès la fin du XIXe siècle, on se rendit compte de la richesse de cette plante en guanidine, molécule dont on testa en 1918 l’efficience chez l’animal comme hypoglycémiant, c’est-à-dire l’aptitude à faire baisser le taux de glucose sanguin. Puis, dans les années 1920, on tira du galéga des extraits qui avaient l’avantage d’être moins toxiques, comme la synthaline A et la synthaline B. La valeur hypoglycémiante du galéga (plus solidement établie alors que sa réputation galactogène paraissait usurpée) fit dire au docteur Leclerc qu’il « paraît constituer le meilleur succédané de l’insuline dans les cas où l’acidose est à redouter »5, ce qui peut être utile à savoir pour un pays comme la France où le diabète progresse toujours (de même que l’alimentation défectueuse qui va avec). Puis, le médecin français Jean Sterne (1909-1997) explora, à partir de 1957, les propriétés antidiabétiques de plusieurs biguanides, en particulier la metformine qu’il qualifia de « glucophage ». C’est lui qui procéda aux premiers essais cliniques de la metformine comme agent antidiabétique oral, une molécule ayant passé, dans les années 1940, des tests comme anti-grippal et antipaludéen, avant qu’elle ne connaisse une nouvelle carrière dans la gestion du vieillissement et du cancer lié au diabète

Sur la question de l’étymologie du mot galéga, Fournier ne pencha pas du côté de l’explication facile et toute faite de la voie « lactée ». Y consentir eut admirablement convenu à sa soi-disant réputation galactogène, c’est-à-dire à même de provoquer la sécrétion lactée (de gala, « lait » et ageîn, « produire »), réputation inscrite, pensait-on, dans le nom même du galéga, ce qui laisse supposer un usage galactogène de cette plante par les femmes sur le point d’allaiter, mais aussi auprès du bétail : d’une part, le galéga favoriserait la production lactée chez les vaches, les brebis et les chèvres, mais d’une autre il poserait de graves inconvénients d’intoxication en cas d’ingestion excessive (chose qui peut se vérifier, à plus ou moins long terme, auprès de beaucoup d’autres plantes…). Avant ça, au XVIe siècle, chacun y allait un peu à sa façon pour désigner la plante, on était encore loin de la taxonomie binominale communément employée aujourd’hui. Bien plutôt, on baignait dans une vaste cacophonie, à en juger les noms approximatifs qui furent attribués au galéga : gralega, grilega, regalega, etc. Est-ce que cela signifie que l’on s’éloigne du sujet et que le galéga n’est pas galactogène ? Galactogène, il l’est, mais pas nécessairement parce que l’on croit que c’est imprimé en toute clarté dans son nom ! Il l’est en réalité depuis longtemps, puisque cette vertu aurait, pour la première fois été remarquée du temps de Camerarius, ce qui nous replonge au XVIe siècle. Et aujourd’hui, les choses sur ce point sont claires. Par exemple, un article daté de 2006 stipulait brièvement que « le galéga est largement utilisé internationalement comme galactogène »6, même s’il est permis de demeurer dubitatif face aux mots « largement » et « internationalement » (pour ma part, j’ai plus souvent entendu dire cela de l’anis et du fenouil). Il est moins ardu, en revanche, de dire que c’est un galactogène traditionnel (même si, à la lecture de certaines données, cela ne semble pas couler de source). Une décennie plus tard, une nouvelle recherche précisait davantage les effets galactogènes du galéga : « Plusieurs remèdes à base de plantes médicinales ont traditionnellement été utilisés à cette fin. Cependant, le niveau de preuve à l’appui de leur utilisation est mitigé. Parmi les différents remèdes naturels actuellement utilisés, Galega officinalis est apparu comme l’un de ceux soutenus par les preuves les plus solides »7. En plus de cela, son administration s’accompagne d’heureux effets complémentaires, comme nous l’apprend le même article : « Fait à noter, ce complément alimentaire à base de galéga a également été signalé pour promouvoir les avantages psychologiques. La preuve d’un bénéfice psychologique perçu associé à ce produit est d’une importance particulière, étant donné le degré élevé de détresse souvent vécue par les mères pendant la période post-partum »8. Enfin, et pour parachever le tout, il est admis d’affirmer aujourd’hui que le galéga procure tous ces avantages, sans que les mères allaitantes aient à subir d’importants effets secondaires. Ce qui ne semble pas être le cas pour tous les animaux dont nous avons dressé la liste plus haut. A bien y regarder dans le détail, il s’avère que cet effet galactogène a été observé chez la vache, mais que cette plante – Fournier le signalait déjà dans les années 1940 – est fortement toxique chez la brebis, en particulier gestante. Cela nous amène, maintenant, à évoquer cette activité énergique qui vaut, à l’heure actuelle encore, au galéga d’être responsable d’accidents mortels chez les brebis très souvent. Après un temps de latence de 12 à 48 heures, la crise de symptômes chez l’animal intoxiqué après avoir consommé la plante, même sèche dans le foin, survient en tout juste cinq minutes, ce qui ne laisse aucun espoir de sauver l’animal qui ne peut, du reste, bénéficier d’aucun traitement (puisque ce dernier n’existe pas). Une hausse de la température corporelle supérieure à 40° C est observée, l’animal salive abondamment, exprimant une espèce de mousse par la bouche et les narines. Généralement inquiète et agitée, la brebis subit ensuite une détresse respiratoire qui lui est fatale. En principe, l’autopsie est formelle : «Les signes de détresse respiratoire et un œdème pulmonaire important, ainsi que l’épanchement très important de couleur jaune citrin dans la cavité thoracique, coagulant à l’air libre, évoquent de façon très caractéristique l’intoxication par le galéga officinal »9. Ce qui est singulier dans cette affaire, c’est qu’en général seuls les plus jeunes animaux succombent, pas par inexpérience, mais en raison de leur statut dans la hiérarchie qui leur assure un meilleur accès à la nourriture (plus rapidement et plus conséquemment). Ainsi, ce sont les bêtes les plus « en état » qui se font zigouiller. Il vaudrait mieux pointer du doigt l’érosion de l’instinct des animaux domestiques qui, par le biais d’un panurgisme bien nommé, est le plus sûr moyen de mener à la mort. C’est bien la peine de jouer des coudes pour se baffrer, si c’est pour finir par mordre la poussière les premiers ! Quand je pense que mes grands-parents se méfiaient de ne pas trop donner de luzerne fraîche (autre fabacée, cousine du galéga, faut-il le préciser) à leurs chèvres, je me rappelle bien que ma grand-mère m’avait expliqué que leur gourmandise pour cette herbe pouvait être susceptible de les rendre malades. Or, il ne peut y avoir d’erreur : en France, le galéga officinal n’est pas utilisé comme plante fourragère, au contraire d’autres pays qui fauchent G. officinalis et G. orientalis avant la floraison afin d’obvier au problème que pose la toxicité des inflorescences de ces plantes. Si des brebis françaises consomment du galéga, c’est par accident, parce que quelques adventices encore présents ici et là ont été fauchés avec le reste, fanés, andainés et bottelés, pour être finalement consommés comme si de rien n’était, et jusqu’à ce qu’on se pose des questions tout en tournant autour du pot. L’on n’a pourtant pas toujours tenu le galéga en mauvaise part. Par exemple, en Allemagne, au XVIIIe siècle, il fut cultivé en grand en guise de plante fourragère, ce que justifie sa pousse rapide qui permet, en l’espace d’une seule année, de faire au moins trois coupes, parfois six sur les zones les plus riches. Mais le galéga comme aliment pour le bétail n’est valable que très jeune, puisqu’il est habituellement délaissé par les animaux une fois les pousses avancées en âge et garnies de fleurs. On en revient donc toujours au même constat : quand l’homme décide d’aller chercher en dehors de chez lui une plante x ou y pour la cultiver à la maison, c’est bien. En revanche, quand la même plante ne se conforme pas/plus au desiderata du même et qu’elle déçoit ses espoirs, alors là, c’est mal ! Mais l’on ne « joue » pas impunément avec le vivant. Car ça mène insensiblement aux mêmes conclusions pénibles, comme on a pu le voir en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis ou encore en Suisse, pays dans lequel le galéga est considéré comme « une néophyte envahissante, menace pour la biodiversité, la santé et/ou l’économie ». Rien que ça ! (On vit pas dans le même monde, c’est sûr.) L’on pourrait lister les avantages du galéga que ses pourfendeurs principaux cracheraient dessus, préférant user de la dénomination rapide et réductrice d’exotique invasive à son endroit. Il faut dire qu’il a, pour lui, comme avantage de vivre sur des sols pauvres qu’il améliore en fixant l’azote de l’air (alors, il ne faut pas trop se plaindre, hein !). De plus, il a une nette tendance à s’approprier les zones humides perturbées (fossés, terrains vagues, talus bordant les axes de communication, etc.). Et s’il se répand si bien dans ce type de biotope secondaire, c’est pour les raisons que voici : l’absence de ravageur et de maladie qui pourraient lui nuire ; la renaissance d’un nouveau pied à partir d’un éclat de souche ; la prodigieuse production de semences dont un seul pied est capable (30 000 à 120 000 graines en une saison) ; des semences qui se dispersent directement (par ballochorie) ou indirectement (transportées par les engins de chantiers, par l’eau des rivières, etc.) ; la viabilité allongée de ces semences (plus de 20 ans). (Enfin, rien de tout cela ne vaut si les conditions de levée de dormance des semences ne sont pas réunies : il ne suffit pas de mettre une graine en terre pour qu’elle pousse.) Mais le plus grand vecteur de propagation demeure avant tout l’homme lui-même, soit qu’il procède volontairement (bien que le plus souvent inconscient d’une potentielle dispersion : par exemple, c’est le cas de la plante ornementale qui finir tôt ou tard par s’échapper des jardins, parce qu’elle sait bien que ce n’est pas ça, la vie) ou involontairement (transport de terre « infestée », dépôts illégaux de déchets verts dans la nature, sculptures des pneus des véhicules qui font circuler les graines d’un endroit à un autre, etc.). C’est toujours effarant de constater qu’une plante devient l’objet d’une lutte afin de fixer ses risques d’impact sur la biodiversité, alors que la même plante n’est là que pour révéler un trouble qu’elle ne cause jamais elle-même. Toujours, elle est fortement favorisée par celui-là même, l’homme, qui possède un impact bien plus brutal et massif sur la biodiversité que le galéga à lui tout seul. Transférer son propre potentiel de nuisance sur telle ou telle plante ne fera pas avancer les affaires dans le bon sens, je le crains.

Le galéga est une robuste plante vivace très touffue, de croissance assez facile, ce qui lui permet d’atteindre un bon mètre de hauteur, parfois davantage. Des tiges creuses, dressées et ramifiées, portent quantité de feuilles qu’en jargon botanique l’on dit imparipennées, c’est-à-dire composées de folioles en nombre impair, et dont la terminale est fichée au bout du long pétiole qui porte ses voisines toutes identiques : de couleur vert bleuté, toutes les folioles lancéolées du galéga adoptent une forme de gouttière et s’achèvent par un mucron, c’est-à-dire une pointe qu’on croirait pincée entre le pouce et l’index. A la base de chaque pétiole, l’on peut voir deux stipules distinctes, en forme de fer de lance ou de flèche. A l’heure de la floraison, cette plante, qui avait jusque-là pris l’allure d’une réglisse, adopte l’aspect d’un lupin par le biais de ses grands épis terminaux de fleurs papilionacées mauves, lilas, roses, blanc violacé ou blanches, tout à fait typiques des Fabacées. De juin à septembre, les pédoncules floraux axillaires s’insèrent à l’aisselle des feuilles les plus élevées, ce qui fait que les grappes de fleurs dépassent toujours la masse végétale du feuillage du galéga. Puis viennent les gousses du galéga : cylindriques, très étroites, des graines jaune moutarde s’y empilent au point d’être comprimées comme les fesses de quelqu’un qui essayerait un pantalon trop petit pour lui.

On concède au galéga une origine eurasiatique, probablement issue de cette zone géographique dirigée vers la mer Méditerranée qui voit l’Asie se souder à l’Europe occidentale. En France, elle est surtout présente dans le Midi, naturalisée ou subspontanée dans plusieurs départements du Centre et de l’Est. Dans la vallée du Rhône, le galéga remonte jusqu’aux départements de l’Ain et de la Loire. La première fois que je l’ai rencontré (dans le Rhône), c’était il n’y a pas longtemps, à proximité d’une coupe de bois : deux pieds seulement. Sans doute des graines amenées là par des engins de chantier. C’est un des lieux qu’affectionne le galéga, avec ces autres sites humides que sont les friches, les bordures de fossés herbeux, les berges des étangs, le long des routes, etc.

Le galéga en phytothérapie

N’en déplaise à Cazin, les feuilles de galéga que j’ai récemment froissées entre mes doigts (pas plus tard que le dimanche 2 juillet 2023) ont dégagé une odeur aromatique très nette bien que pas franchement folichonne, certes (autant dire que ça ne sent pas la rose). Sans compter qu’à cela s’ajoute une saveur âcre et amère pas des plus agréables. Malgré tout ce qu’on a dit de l’inefficacité de cette plante (peut-être l’était-elle au travers des destinations qu’on lui imposa…), l’on ne peut soutenir bien longtemps que le galéga usurpe sa réputation de plante dite officinale, comme c’est précisément inscrit dans son nom latin. D’autant plus qu’elle accueille diverses substances bien intéressantes dont des tanins, des saponosides, des flavonoïdes (lutéoline, galutéoline) et plusieurs alcaloïdes dont la galégine et la péganine. Si le galéga avait été digne du plus mérité des oublis, alors on n’en aurait pas tiré toute une série de médicaments, dérivés synthétiques de la guanidine, comme la buformine et la phenformine, aujourd’hui retirées du marché pour une raison inhérente aux risques d’utilisation qu’elles impliquent. Mais le galéga sût se « rattraper » grâce à une autre molécule, biguanide diméthyle, plus connue sous le nom de metformine, qui a laissé une trace dans l’histoire médicale du galéga comme médicament antidiabétique et hypoglycémiant majeur.

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique, protecteur néphro-rénal, dépuratif, sudorifique, fébrifuge
  • Antidiabétique (inhibe le transport du glucose à travers la paroi de l’intestin grêle, inhibe la production du glucose par le foie, régule la libération hépatique du glucose), hypoglycémiant, hypolipémiant, active le métabolisme des protéines et des lipides
  • Régule l’appétit, favorise la perte de poids, amaigrissant
  • Anticancéreux pléiotropique puissant, antiprolifératif, permet de surmonter la chimio-résistance et la radio-résistance d’un certain nombre de tumeurs cancéreuses
  • Antibactérien, bactériostatique (sur germes Gram + et -), immunomodulateur
  • Galactogène, améliore la circulation au sein des glandes mammaires, soutient les tissus conjonctifs et musculaires des seins
  • Anti-oxydant
  • Protecteur cardiovasculaire, anti-agrégeant plaquettaire
  • Vermifuge
  • Stimulant hypophysaire

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère hépatique : diabète sucré de type II, diabète insulino-résistant, glycémie trop élevée voire hyperglycémie, hyperglycosurie, principales complications liées au diabète (prévention des complications micro-vasculaires et macro-vasculaires, risque de cancer chez le diabétique de type II : « Une série d’observations cliniques des dernières décennies confirment que la metformine peut contribuer à réduire le risque de cancer chez les patients diabétiques, ainsi qu’à améliorer la réponse au traitement et la survie des personnes atteintes de certains types de tumeurs malignes »10)
  • Obésité, obésité hyper-insulinique
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : nécessité d’un drainage rénal, rétention d’eau
  • Troubles de la sphère gynécologique : défaut de lactation, augmenter la sécrétion lactée en cas de SOPK, syndrome des ovaires polykystiques, raffermir les seins (ils ont tendance à prendre du volume sous l’influence du galéga)
  • Affections cutanées : plaie, morsure, piqûre d’insectes et d’animaux venimeux
  • Fatigue générale, fatigue des pieds

Modes d’emploi

  • Infusion : une cuillerée à café de plante sèche en infusion pendant 10 à 15 mn, à couvert dans 20 cl d’eau (ou bien 20 g de plante dans un litre d’eau). S’il s’agit d’une infusion à visée galactogène, on peut pousser jusqu’à 100 g de galéga frais pour un litre d’eau. Si l’objectif consiste à abaisser la glycémie sanguine, on peut s’en remettre à des mélanges incluant du galéga, de l’ortie, des feuilles d’olivier, de la réglisse, etc. Il est parfois préconisé de ne pas utiliser d’eau bouillante sans que la raison n’en soit fournie.
  • Décoction : voici une première recette à laquelle Fournier ne voyait « aucune conséquence fâcheuse ». Préparez le galéga frais en le broyant grossièrement, mélangez-le à autant de ses graines (ou bien optez pour des graines de fenugrec). Comptez une bonne cuillerée à café de ce mélange pour un volume d’une tasse d’eau. Portez à ébullition, laissez bouillir durant 10 mn. Autre : décoction des seules graines : 30 g par litre d’eau ou une cuillerée à café pour une tasse d’eau. A faire chauffer jusqu’à ébullition, puis laissez infuser hors du feu pendant 10 mn.
  • Poudre : parfois vendue en vrac, on la trouve plus fréquemment sous l’apparence de gélules microdosées. Dans un cas comme dans l’autre, on préconise 2 à 4 g de cette poudre par jour.
  • Extrait de plante fraîche : comptez 20 à 40 gouttes diluées dans un demi verre d’eau trois fois dans la journée.
  • Macération vineuse : broyez la plante fraîche au mortier puis laissez-la digérer dans du vin blanc pendant cinq ou six jours.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : elle prend place au début de l’été, en sectionnant dès la base les longs rameaux du galéga, mais elle doit impérativement s’opérer en l’absence des fleurs, c’est-à-dire au mois de juin tout d’abord, puis plus tard, en juillet et en août, selon la repousse de la plante. Il faut bien veiller à ces moments de récolte, car le galéga est une plante prompte à se parer de fleurs. Cette observance s’explique du fait que le galéga est relativement toxique quand la plant est fleurie et probablement même quand elle est en graines, bien que cette toxicité-là soit mal estimée pour l’heure.
  • En tous les cas, l’énergie de cette plante contre-indique un usage prolongé et soutenu, puisqu’elle est capable de provoquer une hypoglycémie et de potentielles interactions médicamenteuses comme, par exemple, en cas de traitement anti-agrégeant plaquettaire.
  • Le galéga n’est pas recommandé chez la femme enceinte et l’enfant de moins de 15 ans.
  • Associations : à visée galactagogue : ortie, principales apiacées (anis, fenouil, fenugrec…) ; à visée hypoglycémiante : genévrier, myrtille (feuilles), noyer (feuilles).
  • Comme nous l’avons clairement exposé, l’on sait que le galéga entretient une relation avec le lait. Ce que l’on sait moins, c’est que son suc frais serait capable de le faire cailler. Il est étonnant encore que cette plante soit impliquée dans un problème pour le moins douloureux : l’acidose lactique, principal effet indésirable des médicaments issus de la synthèse de la guanidine, comme, par exemple, la phenformine dont on a parlé plus haut, depuis lors retirée du marché avec sa consœur buformine à la fin des années 1970, après avoir induit plusieurs accidents mortels d’acidose lactique. Depuis, on privilégie la metformine, beaucoup plus tolérable et moins nocive, et dont le faible coût n’altère en rien l’efficacité. Au contraire, les troubles occasionnés par des médicaments du type phenformine étaient bien loin d’être parfaitement anodins : des troubles gastro-intestinaux (nausée, vomissement, diarrhée), une carence en vitamine B12, une anémie hémolytique, une hypoxie tissulaire, enfin cette acidose métabolique déclenchée par hyperlactatémie, c’est-à-dire une augmentation anormale des lactates dans le sang.
  • Autres espèces : le galéga d’Orient (G. orientalis), le galéga pourpre (G. purpurea), le galéga toxique (Thephrosia sinapou), etc.

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  1. Jean-Louis-Auguste Loiseleur-Deslongchamps, Manuel des plantes usuelles indigènes, Tome 1, p. 59.
  2. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 2, p. 151.
  3. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 428.
  4. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 245.
  5. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 185.
  6. Source.
  7. Source.
  8. Ibidem.
  9. Source.
  10. Source.

© Books of Dante – 2023

L’épilobe à feuilles étroites (Epilobium angustifolium)

Voici la version augmentée et remaniée d’un article initialement paru en 2018 et qui m’avait laissé une impression d’inachevé. Comme aujourd’hui j’en suis davantage satisfait, je vous en fait profiter en chargeant cette nouvelle version sur le blog.

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

Synonymes : épilobe à épi, bouquet rouge, antoinette, laurier de saint Antoine, herbe de saint Antoine, osier de saint Antoine1, osier fleuri, faux lysimaque.

Est-il possible de dévoiler les raisons qui font que nous connaissons – sous le spectre de la phytothérapie – les vertus de l’épilobe à l’heure actuelle en France ? Eh bien, c’est parce que… Parce que. J’avoue que c’est une manière étonnante d’entrer en matière. Il y a quelques années, j’avais apporté cette réponse : « Parce que cette plante a été redécouverte par une herboriste autrichienne, Maria Treben (1907-1991), dont les livres se sont vendus par millions, et ce en plusieurs langues dont le français. C’est pourquoi, depuis lors, certains lecteurs hexagonaux ont pu prendre connaissance de ce que disait Maria Treben au sujet d’un épilobe, celui dit ‘à petites fleurs’ (Epilobium parviflorum) ». Le titre de cet article ne comporte pas d’erreur : il est bien convenu de parler ici de l’épilobe à grandes feuilles, alias épilobe à épi (Epilobium spicatum étant un synonyme de l’usuel nom latin de cette plante). Bien qu’elle ait remis au goût du jour l’épilobe à petites fleurs, Treben n’accorde, en revanche, aucune attention ni propriétés à cet épilobe à épi. « L’information diffusée par Treben pourrait provenir d’un précédent pic de popularité d’Epilobium angustifolium aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle, causé à son tour par une mauvaise interprétation des herbes anciennes »2. Et il ne faut pas compter sur les auteurs français pour nous tirer d’affaire : pas un mot chez Cazin, Leclerc, Botan, Valnet. Un chapitre chez Roques, mais il n’aborde pas les vertus médicinales de cette plante, ce qui contredit pour beaucoup ce que j’ai relevé dans un article scientifique soutenant qu’en Europe l’on avait procédé à une intensive promotion de cette plante depuis le milieu du XVIIIe siècle. Ah ? Eh bien, en ce cas, pas en Europe de l’Ouest. De même, l’on peut légitimement se poser la question de savoir d’où sort l’affirmation selon laquelle l’épilobe (lequel ?) est usité comme médicament topique depuis l’Antiquité. Ah ? J’ai aussi repéré ceci : on prétend, qu’en tout premier lieu, l’usage empirique de l’épilobe contre les troubles de la prostate prit place dans les Vosges. Chez Fournier, à peine trouve-t-on une misérable poignée de lignes à propos de trois ou quatre épilobes, mais rien en ce qui concerne cette prostatique réputation vosgienne d’un quelconque d’entre eux. Cette mésinformation ne tient pas au fait que l’épilobe ne soit pas une plante de chez nous. Bien au contraire, la flore française en recense un certain nombre dont Epilobium angustifolium. D’ailleurs, penchons-nous sur cet épilobe très fréquent en France, qui n’est pas, à proprement parler, une rareté, ce qui, si c’était le cas, expliquerait que la plupart des auteurs phytothérapeutes soient complètement passés à côté. Cet aveuglement est d’autant plus étonnant que l’épilobe à feuilles étroites n’est pas une plante naine, atteignant parfois deux mètres de hauteur à plein développement. Pour peu qu’on folâtre auprès des berges humides, des fossés (sans y tomber, ah, ah ! Ce qui m’arrivait fréquemment quand j’étais petit… ^.^), des rivières alluvionnaires ou des – accrochez-vous – « ripisylves d’aulnaies glutineuses », enfin dans tous ces endroits plus ou moins marécageux dans lesquels se plaît aussi la menthe aquatique, il est possible de croiser l’épilobe, plante non seulement velue, mais capable, par sa vertu colonisatrice, de devenir très envahissante : un long rhizome souterrain qui jette et surjette de partout explique le caractère « plante-à-barbe-difficile-à-tondre » de l’épilobe qui, dans une partie de son nom même – le préfixe épi – trouve encore le moyen de s’orner d’un excédent capillaire désordonné ! Ce côté filandreux, filamenteux, chevelu, etc., fut même exploité durant la Première Guerre mondiale où la désobligeance fut telle qu’on imagina de traiter les fibres contenues dans les tiges de l’épilobe pour en faire, sans trop de succès, un ersatz de toile de jute. Bien avant, on chercha à procéder de même avec les soies blanches, aigrettes surplombant les graines de l’épilobe : on aurait bien voulu les transformer en un succédané du coton au XVIIIe siècle, mais là encore, la réussite ne fut pas au rendez-vous.

Arrivé là, une impression générale surnage : qu’avons-nous véritablement appris au sujet de l’épilobe ? N’avons-nous pas la sensation très nette de tourner en rond, pire d’errer sans but ? Les informations contradictoires révélées plus tôt n’y sont pas étrangères. Ce même flou, on le trouvait il n’y a guère encore dans un livre d’Ute Künkele qui écrit : « Tandis que, selon les spécialistes, il n’existe à ce jour aucune preuve scientifique quant aux bienfaits de l’épilobe, les fabricants proposant en ligne des produits à base d’épilobe prétendent le contraire »3. Comment ne pas être étonné ? Tout cela est un peu à l’image d’une sorte de « bagarre » dont j’ai récemment surpris quelques échanges de coups (si l’on peut dire ; mais l’épilobe corrige la disgraciosité des hématomes provoqués par contusion avec ce que vous voulez…).

Puisque nous avons passé un bon quart d’heure à tourner autour d’un pot qui, visiblement, n’existe pas, prenons donc le pari de quitter ce panorama peu réjouissant et transportons-nous plus à l’est, afin d’évoquer maintenant une question bien actuelle, quoique méconnue de la frange la plus atlantiste de l’Europe : le thé d’épilobe ou ivan-čaj (à prononcer : « ivanne tchaï »). A son sujet, on parle de néo-tradition. Mais, derrière ce « néo », il est bien possible que se dissimule une utilisation plus ancienne, usage archaïque tiré – qui sait ? – du fin fond de la bibliothèque d’un vieil ermite herboriste d’un autre temps. Ce thé d’épilobe n’en est pas moins devenu, depuis au moins une dizaine d’années, un marqueur culturel fort en Russie ainsi que dans la plupart des pays russophones et/ou russophiles. Sur la question de l’ancestralité de l’usage « traditionnel » de cette plante à l’est de l’Europe, c’est là que ça coince : certains chercheurs ont prétendu, dans un article paru en 2020, qu’il n’existait pas, d’où la terminologie de « néo-tradition ». Alors que d’autres dénoncent la soi-disant mauvaise foi (ou ignorance) des premiers, affirmant que le terme d’ivan-čaj appartient bel et bien au narratif russe depuis des siècles. Alors ? Que croire ? Cet usage de l’épilobe relève-t-il de la génération spontanée ou bien faut-il voir là une résurgence manifeste d’un emploi plus ancien, mais tenu – non pas secret – mais à l’écart des usages les plus consensuels ? Il paraîtrait même que les Russes se seraient adressés à cette plante, en raison des sanctions économiques prononcées contre eux, empêchés qu’ils seraient d’utiliser du thé en provenance de Grande-Bretagne. Sont-ils si esseulés qu’ils seraient incapables d’aller se fournir ailleurs (surtout quand l’on compte, parmi ses voisins, l’Inde et la Chine qui sont de grandes pourvoyeuses de thé comme l’on sait) ?

Tout ceci est fort curieux et participe à entretenir cette atmosphère nébuleuse que nous n’avons pas quittée, à l’image de l’épilobe qui peut venir pousser dans des zones inondables et marécageuses, de tout ces lieux où l’on n’osera pas avancer avec le pied sûr et habituel qu’on emploie pour marcher sur la terre bien ferme, l’épilobe étant, en effet, une plante des situations mouvantes et instables. A l’image encore de cette évanescence chevelue que le moindre vent (et que dire du vent contraire ?) disperse avec facilité. Comment voulez-vous, avec tout ça, dessiner un schéma clair de la situation ? Mais il est comme ça, l’épilobe : chez lui, rien de fixe. Selon les laboratoires Deva, qui fabriquent des élixirs floraux du côté d’Autrans en Isère, « l’élixir floral d’épilobe aide à se libérer des vieilles habitudes, des comportements figés, [il est utile] dans les périodes de transition. [C’est un] catalyseur de transformation ». Rien qui ne promeuve l’inertie, en somme ! D’ailleurs, afin de rendre compte de la grande variabilité de ses usages, qui montre bien à quel point l’épilobe n’est pas capable de se maintenir immobile sur un même point, renseignons-nous donc sur les utilisations phytothérapeutiques et ethnobotaniques de l’épilobe auprès des Amérindiens d’Amérique du Nord pour qui les épilobes sont loin d’être des inconnus. On extrayait les racines, on cueillait les feuilles, et de tout cela on faisait des infusions, des cataplasmes, parfois des décoctions (à chaque fois qu’on mentionne les semences, c’est dans un but strictement alimentaire et non thérapeutique ; le plus souvent, on les faisait sécher, puis on les pulvérisait avant de les faire participer à l’alimentation de diverses tribus comme les Mendocino, les Pomo ou encore les Mivok. Il arrivait aussi aux fleurs d’être suçotées fraîches en raison du nectar sucré qu’elles contiennent en grande quantité, ce que faisaient les Karok, concurrençant les abeilles). Maintenant, d’un point de vue strictement thérapeutique, que pouvons-nous affirmer au sujet des divers emplois de l’épilobe comme remède amérindien ? Au delà de sa réputation de tonique général (chez les Costanoan), on observe une préférence de cette plante pour les affections gastro-intestinales (diarrhée), respiratoires (toux persistante et rebelle, tuberculose), les troubles locomoteurs (crampe et douleur musculaires), tout ce qui concerne le sang (sa dépuration, ses écoulements anormaux, son accumulation accidentelle à travers bleus, ecchymoses et autres blessures). On lui remarque encore quelque utilité en cas de fièvre chez les enfants et de plaies infectées, mais surtout, et déjà, on le trouve impliqué dans deux domaines pour lesquels on lui reconnaît aujourd’hui une grande efficacité, et qui orientent la plupart des recherches modernes : tout d’abord, ses capacités antipelliculaires et revitalisantes de la pousse capillaire. Ensuite, les bons effets remarqués sur la sphère vésico-rénale par les Indiens Miwok et Costanoan. De cela, nous reparlerons plus en détails quand nous aborderons la seconde partie de cet article.

Vivace à longs rhizomes souterrains, l’épilobe profite de ce mode de propagation, chez lui particulièrement soutenu, pour s’implanter en colonies souvent très denses. Mais il conquiert aussi l’espace à la faveur de facteurs exogènes comme, par exemple, l’enrichissement artificiel des sols en azote (ce que l’on doit à l’homme), tout comme la tendance de ce dernier au déboisement, ce qui encourage l’épilobe à s’installer dans ces milieux fraîchement ouverts, où il tient largement la comparaison avec cette autre plante typique de ces milieux qu’est la grande digitale aux fleurs digitées et également pourpres. Les incendies sont aussi très propices au développement de l’épilobe qui se manifeste sur les terres brûlées en même temps que les ronces, les carex et la grande fougère aigle.

Une tige dressée, simple et presque jamais ramifiée, peinte en vert ou parfois glacée de rouge, porte des feuilles molles très allongées dont l’aspect général rappelle un peu celles du saule, de l’amandier ou encore du laurier. Il est l’unique épilobe à ne pas posséder de feuilles opposées (ça aide pour l’identification visuelle, surtout quand la plante n’est pas encore en fleurs). Achevées par une pointe, elles sont couvertes au revers d’un lacis de veinules. Puis, quand émergent les premières fleurs, les plus hautes feuilles cèdent sagement la place et ne se mêlent jamais à l’inflorescence, longue grappe sommitale de fleurs constituées d’un calice rouge, de quatre sépales, de quatre pétales pourpres, voire rose vif, et de huit étamines. Histoire de rester dans les mêmes tonalités chromatiques, le pollen de l’épilobe arbore une belle couleur violette. Bien que la floraison de l’épilobe soit ramassée aux seuls mois de juillet et d’août, c’est, durant ces deux mois estivaux, une éclosion dense et continue de fleurs dont les plus basses démarrent très tôt leur fructification, surgissant sous forme de siliques, bien mieux, de capsules allongées, dont l’ouverture est assurée par quatre loges longitudinales, contenant des graines si nombreuses que chaque fruit en compte trois ou quatre centaines. Vu le nombre total de fleurs par pied, chacun est capable de fournir, annuellement, pas loin de 100 000 semences plumeuses.

Localisé essentiellement à l’hémisphère nord, l’épilobe à épi est une espèce qui se contente d’un climat continental tempéré, même s’il lui arrive, c’est vrai, d’opter pour des variations latitudinales et altitudinales marquées : par exemple, on sait qu’on peut le trouver dans les régions alpines jusqu’à 3000 m. De même, il peut s’aventurer, en Europe, jusqu’en Scandinavie et en Amérique du Nord, au Québec, où on le voit, par exemple, peupler les rives du Saint-Laurent. Partout il prospère, pourvu que toutes ces localités soient fraîches et humides. C’est pourquoi on le trouve préférablement en lisière de forêt de feuillus, dans les prairies et les clairières, près des lacs et des mares, etc.

L’épilobe à feuilles étroites en phytothérapie

Racines, parties aériennes, sommités fleuries : selon les espèces, on a le choix de la partie végétale utilisable en phytothérapie. En l’occurrence, les racines pour Epilobium angustifolium, les sommités fleuries ou les seules feuilles pour Epilobium hirsutum. Les études manquent à l’appel, à peine est-il possible de donner quelques noms de composants biochimiques : du tanin, des sucres, du mucilage, une huile, des matières pectiques (acide galacturonique), des vitamines (provitamine A, vitamine C)… Cela reste bien peu de chose, et je comprends que cela puisse vous laisser quelque peu sur votre faim… Mais ça, c’était avant ! Depuis, une sorte d’engouement semble s’être emparé des chercheurs, ce qui fait que la science est capable de nous en dire aujourd’hui bien davantage qu’il y a quelques décennies à peine. Alors que – nous l’avons mentionné plus haut – l’intérêt était dirigé principalement vers l’Epilobium parviflorum, je suis en mesure d’exposer des informations exclusivement en rapport avec l’Epilobium angustifolium. Bienheureux de ne pas seulement me contenter de vous apprendre que cette plante possède une odeur pratiquement absente (malgré une très faible fraction aromatique) et une saveur aigrelette. Avec cette collecte d’informations toutes neuves (ou presque), on peut honorablement faire entrer l’épilobe à épi de plain-pied dans la phytothérapie du XXIe siècle.

Ce qui frappe, dès qu’on aborde en détail quelques études bien sourcées – et qui avait visiblement échappé aux chercheurs (mais qui ne cherche pas trouve-t-il ?), c’est la fabuleuse proportion de polyphénols contenus dans les tissus aériens de l’épilobe, et qui s’égrènent du haut vers le bas, tout en perdant en concentration plus on s’éloigne des sommités fleuries. Si ces substances apparaissent autant en masse, c’est qu’en réalité les polyphénols regroupent plusieurs classes moléculaires que l’on connaît sous les noms de tanins, d’acides phénols et de flavonoïdes. Parmi les premiers, on trouve ce que l’on appelle des ellagitanins (dimériques, trimériques, tétramériques, pentamériques, hexamériques et heptamériques), dont quelques-uns ont été particulièrement remarqués : c’est le cas de l’épilobamide A et de l’œnothéine A, mais surtout de l’œnothéine B. A eux tous, ces tanins représentent 4 à 14 % des composants constituant les sommités fleuries de l’épilobe à feuilles étroites. Sachons encore à leur sujet que, par l’action du microbiote intestinal, les ellagitanins forment des métabolites secondaires comme, par exemple, les urolithines. Puis viennent, à hauteur de 1 à 2 %, les flavonoïdes, dont les principaux sont le kaempférol, la quercétine et la myricétine (sans oublier les nombreux glycosides de chacun). Enfin, suivent des acides phénols que nous connaissons bien : les acides chlorogénique, protocatéchique, caféique, hydroxybenzoïque et parahydroxybenzoïque.

Propriétés thérapeutiques

  • Soutien les bonnes fonctions urinaires chez l’homme d’âge mûr, améliore globalement le confort urinaire (mauvais débit, débit intermittent, vidage vésical incomplet), diurétique, décongestionnant prostatique
  • Anti-inflammatoire, anti-oxydant, protecteur des cellules contre le stress oxydatif
  • Astringent, résolutif, émollient, adoucissant, cicatrisant puissant
  • Antibactérien (Serratia lutea, S. marcescens, Bacillus subtilis, B. pseudomycoides, B. thuringiensis, B. cereus, Enterococcus faecalis, E. faecium, Streptococcus pneumoniae, Micrococcus luteus, Staphylococcus aureus, SARM, Pseudomonas aeruginosa, P. fluorescens, Escherichia coli, Sarcina lutea, Proteus mirabilis), antifongique (Candida albicans, C. tropicalis, C. dubliniensis, Saccharomyces cerevisiae, Malassezia furfur), antiseptique, immunomodulant
  • Anticancéreux, cytotoxique, antiprolifératif, inhibiteur de la croissance des cellules cancéreuses (côlon)
  • Inhibiteur de la peroxydation lipidique, hypoglycémiant (impliqué dans le diabète de type II)
  • Tonique de la membrane muqueuse de l’intestin
  • Dépuratif sanguin
  • Régulateur antipelliculaire, régulateur de la sécrétion de sébum
  • Anticollagénase, antihyaluronidase, inhibiteur de l’acétylcholinestérase, inhibiteur de la butyricholinestérase4

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère vésico-rénale : hyperplasie bénigne de la prostate, hypertrophie de la prostate, prostatite, adénome prostatique, cancer de la prostate (prolifération des cellules cancéreuses de la prostate), orchite, nycturie, épididymite
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : gastro-entérite, colite et autres inflammations intestinales, diarrhée chronique et aiguë, diarrhée de type typhoïde, dysenterie, choléra (infection de l’intestin grêle au caractère aigu, causée par une bactérie Gram -, Vibrio cholerae, capable de sécréter une toxine à même de causer d’importants désordres intestinaux dont une diarrhée liquide, de la déshydratation etc.), colique, irritations gastro-intestinales, mauvaise digestion, indigestion, soutien dans le traitement du cancer du côlon
  • Affections bucco-dentaires : aphte, plaie buccale
  • Affections cutanées : acné, irritation de la peau, furoncle, brûlure, blessure traumatique, soins anti-âge
  • Affections du cuir chevelu : pellicule, dermite séborrhéique, infection du cuir chevelu par Malassezia furfur
  • Laryngite

Modes d’emploi

  • Infusion de sommités fleuries : comptez 3 à 4 cuillerées à soupe par litre d’eau (c’est-à-dire une à deux cuillerées à café par tasse), en infusion pendant un quart d’heure. Dans le commerce, il existe différentes sortes d’infusions composées toutes prêtes : à vertu diurétique (bleuet, ortie, verge d’or, épilobe), contre les chutes de cheveux androgéniques (épilobe, bruyère, racine d’ortie), etc.
  • Poudre de plante : parfois vendue en vrac, elle se trouve plus souvent sous la forme des classiques gélules gastro-résistantes. Selon leur grammage, on optera pour trois à six de ces gélules par jour.
  • Extrait hydro-alcoolique de plante fraîche : 20 à 25 gouttes déposées dans un verre d’eau trois fois dans la journée.
  • Décoction de racines : 30 g par litre d’eau en décoction pendant quinze minutes.
  • Cataplasme de racines fraîches écrasées (on peut faire de même avec les feuilles fraîches bien broyées).

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : l’on peut ramasser les tiges entières que l’on tronçonne ou effeuille avant séchage. Il faut les prélever dès les tout premiers signes de floraison, car la plante poursuit sa fructification même une fois coupée. L’on peut aussi cueillir uniquement les feuilles sur pied, entre mai et septembre. « En somme, les organes aériens sans tiges récoltés en juillet-août sont le meilleur choix pour obtenir du matériel végétal d’Epilobium angustifolium à haute teneur phénolique stable »5.
  • Séchage : suspendre les tiges entières à une ficelle est une opération très simple, préférable à celle qui consiste à faire sécher les feuilles préalablement détachées des tiges, méthode qui oblige, la plupart du temps, à procéder à un séchage à plat, alors que grâce à l’autre procédé, le séchage s’opère verticalement, ce qui autorise un considérable gain de place.
  • Les très jeunes feuilles d’épilobe sont comestibles crues comme cuites. On peut faire de même des jeunes pousses, de la moelle contenue dans les tiges et des fleurs. Roques signalait que même les racines de l’épilobe partagent ce caractère alimentaire, et que pour cela il importe de les recueillir au printemps, à l’âge tendre et succulent, en les cuisinant comme les asperges et en les consommant de la même façon. Les feuilles sèches, auxquelles on fait subir une fermentation, outre qu’elles perdent par cette opération une grande partie de leurs tanins, forment une infusion théiforme agréable. Cette alternative au thé est devenue très populaire en Russie où elle porte le nom d’ivan-čaj. L’infusion des seules fleurs est, elle aussi paraît-il, tout à fait suave.
  • En cas de cure à base d’épilobe, on peut l’étaler sur trois semaines au début, puis se contenter de 10 à 15 jours par mois à la suite, en guise d’entretien.
  • Aucun phénomène de toxicité hépatique et rénale en cours de traitement n’a été signalé.
  • Autres espèces : l’épilobe quadrangulaire (Epilobium tetragonum), l’épilobe des montagnes (E. montanum), l’épilobe des marais (E. palustre), l’épilobe à petites fleurs (E. parviflorum), l’épilobe rose (E. roseum), etc.

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  1. Quel rapport l’épilobe à épi entretient-il avec ce saint ? Est-ce médicinal ou tout autre chose ? Pour le savoir, penchons-nous sur sur ce saint thaumaturge dont l’hagiographie nous apprend, justement, qu’il était invoqué pour soigner les maladies de peau. C’est ce saint qui a donné son nom au mal des ardents, autrement dit le feu Saint-Antoine qui n’est pas, comme je l’ai lu dans je ne sais plus quel bouquin peu renseigné une « sorte de gale ». Non, c’est bien pis que ça. Si seulement ça n’était qu’une sorte de gale, les victimes de l’ergotisme s’en seraient trouvées bien.
  2. Source.
  3. Ute Künkele & Till R. Lohmeyer, Plantes médicinales, p. 227.
  4. « Les extraits ont été évalués pour leurs propriétés anti-inflammatoires et anti-âge, obtenant plus de 70 % d’inhibition de l’activité de la lipoxygénase et près de 40 % de collagénase. De plus, les propriétés cytoprotectrices des extraits obtenus sur les cellules cutanées, les kératinocytes et les fibroblastes ont été démontrées. » Source.
  5. Source.

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