Peuplier blanc et peuplier noir

Peupliers noirs, variété Italica

Peupliers noirs, variété Italica

Si l’on sait que le latin a donné son nom aux peupliers – populus –, il est permis de dire qu’ils ont un rapport avec le peuplement, la population, le peuple. Mais, à travers populus, on semble nous suggérer tant sa présence que son absence, jouant un rôle similaire au mot plumer qui signifie à la fois garnir, mais surtout dégarnir. Comme on le voit, le peuplier joue sur l’ambivalence et les contraires. Cette caractéristique apparaît nettement à travers les adjectifs qualifiant les deux peupliers qui seront abordés dans cet article, le blanc et le noir.
Du peuplier noir l’on peut dire qu’il est très anciennement connu des Grecs. On le rencontre dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Et le blanc est aussi concerné. On le connaît sous les noms de populus graeca, de populus alba, de peuplier d’Hercule… Chacun de ces deux arbres est inscrit clairement dans la mythologie gréco-romaine qui, comme souvent, par phytogonie, nous en explique la genèse.
Dans le livre II des Métamorphoses du poète Ovide, il nous est raconté l’épisode durant lequel Phaéton, le frère des Héliades, s’est emparé du char solaire d’Apollon. Son inconduite, provoquant de multiples catastrophes, déchaîna la colère de Zeus qui le foudroya. C’est le désespoir causé par la mort de leur frère qui transforma peu à peu les Héliades en peupliers noirs près de l’Eridan, ce qui explique aujourd’hui les peupliers bordant le Pô, dans lequel, l’on dit que Phaéton serait tombé à l’issue de sa chute vertigineuse. Par ailleurs, ce peuplier est lié à d’autres figures mythologiques. A Pagae, par exemple, on trouvait un peuplier noir comme arbre oraculaire situé dans un sanctuaire dédié à Héra. « Par contre, c’est à Perséphone, déesse des morts, qu’était attribué un autre oracle par les peupliers noirs à Aegeira, en Achaïe. Aegeira, qui signifie peuplier noir, est le même mot qu’Égérie, le nom de la nymphe du fameux bois de Némi, à Aricie, près de Rome » (1). On dit aussi que le peuplier noir funéraire, outre Perséphone, est dédié à Hadès et à Hécate. Cela en fait-il, pour autant, un arbre sinistre ? Les couronnes et colliers de feuilles de peuplier découverts dans des tombes sumériennes vieilles de plus de 6000 ans permettent-ils d’accréditer cet avis ? Vaccinons-nous de cette idée en nous remémorant l’ambivalence propre au monde végétal.
Concernant le peuplier blanc, on rencontre dans la mythologie, plusieurs personnages qui lui sont plus ou moins fortement attachés. La nymphe Leukè fut métamorphosée en peuplier blanc par Hadès. « Leukè dut demeurer au seuil des Enfers, au bord du fleuve de Mémoire […] Ce fleuve formait la limite entre le Tartare, soumis à Hadès, et l’Élysée, séjour des bienheureux, gouverné par Cronos » (2). Lors de son onzième travail (qui consiste à combattre Cerbère, le chien tricéphale gardien des Enfers), Héraclès découvre le peuplier au bord de l’Achéron (ce peuplier était déjà appelé achéroïde par Homère, afin de souligner le caractère funéraire qu’il partageait alors avec le cyprès dès l’Antiquité). Héraclès ramène alors du séjour des morts une branche de peuplier, qu’il tresse et dont il se fait une couronne. « Les feuilles extérieures de cette couronne demeurèrent noires, car le noir est la couleur du monde souterrain, mais les feuilles qui touchaient le front d’Hercule pâlirent et devinrent argentées à cause du contact de sa glorieuse sueur » (3). Par la suite, le peuplier blanc couronna la tête des prêtres d’Héraclès, on vit, dans cet épisode mythologique, cet arbre passer du statut d’essence funéraire à celui de générateur. C’est pourquoi l’on ne peut dire que c’est un arbre davantage tourné vers le passé que vers l’avenir. Et ceci est également vrai du peuplier noir. Revenons-en brièvement à Leukè. Ce nom désigne aussi celui « d’une des îles Fortunées, sorte de paradis peuplé d’animaux sauvages, mais apprivoisés, où viennent se reposer après leur mort les héros. Ceci nous indique la signification symbolique que les Grecs donnaient au peuplier blanc, arbre de la mort lumineuse » (4). Retournons également auprès d’Ovide. Après qu’ait eu lieu la transformation des Héliades en peupliers noirs, il est écrit que de l’écorce de ces arbres « leurs larmes coulent encore, elles se distillent en perles d’ambre (5) et durcissent au soleil. L’Eridan les recueille dans ses eaux limpides et les porte aux mariées du Latium qui en font leur parure » (6). Quand on connaît le pouvoir lumineux de l’ambre, on ne peut totalement attribuer au peuplier noir une seule dimension funeste. Le peuplier noir est aussi un arbre fécond lié aux rites conjugaux. Par exemple, « si une jeune fille glisse sous son oreiller trois feuilles de peuplier, elle rêvera de son fiancé » (7). Mieux, encore : « Autrefois, dans la campagne de Bologne [nda : dont le Pô n’est pas tant éloigné], à la naissance d’une fille, on plantait, si on le pouvait, jusqu’à mille peupliers ; et on en prenait grand soin jusqu’au mariage de la jeune fille ; alors on les coupait, et le prix de la vente était la dot de la mariée » (8). Ce symbolisme lumineux se retrouve aussi dans les lignes de Théophraste, nous indiquant que les faces supérieures du feuillage du peuplier se retournent « après le solstice d’été et on reconnaît à ce signe que le solstice est passé ». D’ailleurs, dans le Sud de l’Europe, le peuplier était assez souvent utilisé comme arbre solsticial. En Sicile, ce peuplier, qu’on appelait sainte poutre, était coupé à la veille de la Saint-Jean. Il symbolisait alors la plus grande ascension solaire et la chute qui la suit. On le retrouve aussi dans la cérémonie amérindienne de la danse du Soleil.

Feuille de peuplier blanc

Feuille de peuplier blanc

Du côté des Celtes, point de solstice, mais des équinoxes : celui du printemps pour le peuplier blanc et celui d’automne pour le peuplier noir. Mais creusons bien davantage au-delà de ces deux dates. Chez les Gaulois, on rencontre une divinité du nom d’Ogmios et que l’on désigne sous le nom d’Ogme en Irlande. C’est le « dieu de l’éloquence, de la parole, du pouvoir occulte des mots et des lettres magiques de l’Ogham, dont il est l’inventeur mythique. Les noms Ogmios et Ogham sont clairement apparentés » (9). Ce qui nous intéresse maintenant, c’est que, parmi les ogham, il en est un fabriqué à base de bois de peuplier : Eadha. C’est l’arbre tremblant, murmurant, parlant, dont le bruissement des feuilles n’est pas sans rappeler celui des nombreux arbres oraculaires que compte la mythologie grecque. En effet, ogham aérien, Eadha est tout à la fois le vent, le souffle, la respiration, la parole, la communication, le mouvement… La souplesse et la mobilité de cet ogham sont plus mentales que proprement physiques, de même qu’Héraclès, dans ses douze travaux, ne fait pas que preuve de force physique mais aussi de sagesse, maniant bien le discours et la parole persuasive (10). C’est pourquoi, plus qu’à Hermès, on a apparenté Ogmios à Héraclès. On a dit d’Ogmios qu’il était un dieu lieur, « qu’il invente l’Ogham, ces lettres magiques dont la puissance est si grande qu’elle peut paralyser tout adversaire » (11). Cette maîtrise du langage, dans sa forme implicite et occulte, fera dire à Diodore de Sicile que « chez les barbares les plus sauvages, la passion cède à la sagesse et Arès respecte les Muses ». En effet, on disait de certains bardes qu’ils avaient le pouvoir de méduser, comme en sont capables bien des divinités du panthéon grec, ce qui rapproche davantage les figures d’Ogmios et d’Héraclès.
Bien sûr, l’ogham Eadha peut révéler certains blocages, tels que troubles du langage et de la communication, comme la timidité, par exemple (on ne saurait concevoir un héros timide…). « Parfois, il s’agit aussi de résoudre des difficultés physiques liées au mouvement et à la locomotion » (12). Or, le peuplier n’est-il pas un remède locomoteur ? Voyons ce qu’il est dit du peuplier comme remède durant l’Antiquité gréco-romaine. Alors que Théophraste distinguait trois sortes de peupliers aux propriétés identiques, Dioscoride faisait macérer des feuilles de peuplier dans du vinaigre afin de venir à bout des douleurs de la goutte et utilisait sa résine contre les catarrhes gastro-intestinaux. Pour Pline, « le peuplier noir possède de grandes vertus. Sa semence, infusée dans le vinaigre, est bonne contre l’épilepsie. Cette espèce fournit un peu de résine qui est employée pour les emplâtres ». Quant au peuplier blanc, « on accordait [à ses rameaux] les vertus de prévenir les écorchures et les inflammations diverses, occasionnées pendant la marche par le frottement sur les parties sensibles » (13). Enfin, Galien, au II ème siècle après J.-C., signale l’emploi des bourgeons de peuplier. Il était temps : en effet, c’est la principale matière médicale qu’offre les peupliers, qu’ils soient noirs ou blancs. Cependant, selon les Anciens, il est assez vrai que les peupliers jouent un rôle dans la locomotion, ce que nous aurons l’occasion de découvrir plus en détails au fil de cet article.

Bien qu’un seul adjectif les distingue, peupliers blancs et noirs offrent un certain nombre de similitudes :

  • Taille : de 25 à 35 m
  • Bourgeons : résineux, visqueux, parfumés
  • Espèces dioïques : les chatons mâles et femelles sont portés par des pieds différents
  • Graines : revêtues d’un duvet cotonneux formant une aigrette
  • Durée de vie : 200 à 400 ans
  • Espèces drageonnantes
  • Croissance rapide : 2 m par an pour les sujets les mieux exposés

Morphologiquement, ce sont feuilles et écorces qui permettent de faire nettement la différence entre les deux espèces :

  • Peuplier noir : feuilles cordiformes, longuement pétiolées, finement dentées, aussi larges que longues, vertes sur les deux faces
  • Peuplier blanc : feuilles grossièrement dentées à lobées, velues et blanchâtres sur la face inférieure
  • Peuplier noir : écorce brune et sombre (d’où l’adjectif nigra, noir), crevassée, rugueuse
  • Peuplier blanc : écorce blanche (c’est cette dernière caractéristique, ainsi que les faces inférieures blanchâtres qui ont valu à ce peuplier d’être qualifié de « blanc »), lisse, se couvrant avec l’âge de lenticelle losangiques

Dans la nature, on a souvent moins de peine à reconnaître le peuplier noir que le blanc, en particulier lorsqu’il prend sa forme fastigiée, élancé comme un cyprès de Provence. En ce cas, il est dit « peuplier d’Italie ». Sous son autre aspect, sa cime est ample et touffue.
En terme de répartition géographique, le peuplier noir est indigène à l’ensemble de la France et à une grande partie de l’Europe. Quant au peuplier blanc, bien que commun, il se trouve surtout à l’ouest, au Sud et au Centre de la France, jusqu’à une altitude ne dépassant pas 900 m contre 1300 pour le peuplier noir.

Tronc de peuplier blanc couvert des lenticelles caractéristiques

Tronc de peuplier blanc couvert des lenticelles caractéristiques

Les peupliers en phytothérapie

C’est principalement sur les bourgeons récoltés en mars-avril (avant que n’apparaissent les feuilles) que nous allons particulièrement attacher notre attention. Feuilles et écorces relèvent quant à elles d’un usage anecdotique.
Ces bourgeons sont couverts, au printemps, d’un suc visqueux et résineux, dont la saveur est amère et le parfum balsamique, rappelant pour Cazin le styrax et pour Leclerc le baume de Tolu et la camomille. C’est, bien entendu, une huile essentielle qui en est responsable, laquelle se compose, entre autres, d’alpha et de béta-caryophyllène, des sesquiterpènes particulièrement anti-inflammatoires. En outre, ces bourgeons contiennent deux matières colorantes (chrysine et tectochrysine), de l’albumine, de l’acide gallique, de l’acide malique, du calcium, mais surtout de la salicine « se décomposant sous l’action de ferments en glucose et en saliginine, l’ingestion de la drogue aboutit à la mise en liberté, au sein de l’organisme, d’acide salicylique à l’état naissant » (14), c’est-à-dire le précurseur de l’aspirine, que l’on rencontre aussi chez le saule blanc (Salix alba) et la reine-des-prés (Filipendula ulmaria).

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique, éliminateur de l’acide urique, antiputride urinaire
  • Expectorant, mucolytique, antiseptique bronchique et pectoral
  • Fébrifuge, sudorifique
  • Sédatif articulaire, antirhumatismal, anti-inflammatoire
  • Cicatrisant, résolutif, astringent
  • Tonique du cuir chevelu

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite chronique, catarrhe pulmonaire, phtisie pulmonaire, toux quinteuse, stase bronchique, trachéite, autres affections pectorales avec expectoration importante, dyspnée
  • Affections rénales et urinaires, affections liées à un excès d’urée sanguine (points rhumatismaux, rhumatismes, crise de goutte, arthrite)
  • Troubles locomoteurs (sans relation avec un excès d’urée sanguine) : courbature, luxation, foulure, entorse, lombalgie, névralgie (dont sciatique)
  • Affections cutanées : plaie, blessure et/ou inflammation locale(s) et superficielle(s), contusion, brûlure, crevasse et fissure (mains, lèvres, anus), gerçure (mamelons), engelure, panaris, furoncle, ulcère et abcès cutanés, dartre
  • Hémorroïdes douloureuses
  • Soin des cheveux dévitalisés

Modes d’emploi

  • Infusion, ou mieux, décoction de bourgeons
  • Teinture alcoolique
  • Vin
  • Sirop
  • Huile oegirine (Oleum oegirinum) : il s’agit d’une macération à chaud de bourgeons de peupliers cuits au bain-marie pendant une à deux heures. Comptez 200 g de bourgeons pour ½ litre d’huile d’olive. A l’issue, filtrez et pressez, puis conservez en bouteille hermétiquement fermée.
  • Onguent : la pratique médicale des Anciens nous a laissé ce que l’on appelle l’onguent populeum. Son histoire déjà ancienne semble remonter au début du XVI ème siècle, bien qu’on dise qu’au Moyen-Âge, il ait été fait état d’une pommade confectionnée à base de résine de bourgeons de peuplier destinée aux maux de tête, à la somnolence et à la perte de la parole (cela ne vous rappelle pas quelque chose ?). Bref, l’onguent populeum est le résultat de la cuisson dans l’axonge de bourgeons de peuplier, mais aussi de belladone, de jusquiame, de morelle noire et de pavot. C’est du moins sous cette forme que Thibault Lespleigney célébrait cet onguent en 1538. Au fil des âges, cet onguent balsamique, sédatif, vulnéraire et antihémorroïdaire connaîtra des variantes : ainsi Tragus lui ajoute-t-il de la bryone et de la ronce, et Guybert de la laitue, de la joubarbe et de l’eau de rose. En 1795, Antoine Baumé, dont la recette est connue, l’indiquait encore comme sédatif, anti-inflammatoire et antihémorroïdaire.

Usages alternatifs

  • Le bois des peupliers est souvent destiné à la menuiserie (fabrication de caisses, de boîtes, de malles), mais assez peu résistant, il n’est guère employé en charpenterie, par exemple. On en fait assez souvent de la pâte à papier et des allumettes. Selon les variétés, le bois de peuplier offre des teintures végétales de couleur jaune d’or.
  • L’écorce du peuplier, riche en tannin (en particulier celle de peuplier blanc) lui a valu d’être employée en tannerie (maroquins en Russie, par exemple).
  • Le duvet des semences a servi autrefois à faire du papier, des toiles fines, etc., ce qui évoque quelque peu le symbolisme de l’ogham Eadha.
  • La résine du bourgeon de peuplier, outre ses usages médicinaux, a trouvé d’autres utilisations : savonnerie, parfumerie (comme fixateur), etc.
    _______________
    1. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 100
    2. Ibid., p. 243
    3. Robert Graves, Les mythes grecs, p. 405
    4. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 243
    5. Du temps d’Aristote et après lui d’Ovide et de Pline, on croyait que l’ambre n’était autre que de la résine s’écoulant de certains arbres.
    6. Ovide, Métamorphoses, Livre II, p. 100
    7. Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 195
    8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 286
    9. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 281
    10. Le bois de peuplier permettait de fabriquer des boucliers. Pourtant, c’est un bois assez fragile. Mais il évoque non pas une force physique, mais mentale et spirituelle, puisque puiser dans la force du peuplier, c’est s’affranchir des sentiments de crainte et de danger, d’angoisse, de peur des phénomènes occultes, de peur du noir, de peur d’être attaqué, etc.
    11. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 282
    12. Ibid., p. 284
    13. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 188
    14. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, pp. 128-129

© Books of Dante – 2016

Feuille de peuplier noir

Feuille de peuplier noir

Huile essentielle de cade (Juniperus oxycedrus)

Cade_Juniperus_oxycedrus

Le cade, de la famille des cyprès, est assez proche du genévrier commun, autre juniperus comme lui. C’est un petit arbre sempervirens aux petites feuilles en forme d’alêne piquante. Contrairement à celles du genévrier, les baies du cade sont beaucoup plus grosses et de couleur rouge à rouge brun. C’est une espèce typique du pourtour méditerranéen, tandis que le genévrier s’aventure plus profondément dans les terres.

Le cade ne semble pas avoir été connu des Anciens, sauf si l’on considère que le mot grec kedros le désigne, mais, sachant que kedria fait référence tout autant à la résine du genévrier, à celle du cèdre et à l’huile de cade, on peut alléguer du fait qu’on ait employé cet arbre durant l’Antiquité, bien que le mot kedros n’apparaisse que rarement dans les textes anciens et soit quasiment inexistant par après. Le cade ne semble être entré dans la pharmacopée qu’en 1846, ayant jusque-là été cantonné à un usage populaire, mais surtout vétérinaire (prurigo et eczéma du chien et de la vache, gale du chien et du cheval, etc.). Pour cela, on utilisait ce que l’on appelle l’huile de cade, obtenue par distillation sèche et longue (plusieurs jours) du bois des vieux cades, des grosses branches et des racines, que l’on plaçait, une fois découpés en bûchettes, dans des marmites en fer forgé ou en fonte sur un feu d’allure modérée. Par ce moyen, le cade produit un goudron liquide. Ainsi procédait-on autrefois, en fin d’automne et durant l’hiver, dans les départements du Var et du Gard entre autres.
Cette huile de cade, de couleur brun noirâtre à reflets rouge vif, généralement limpide, dégage une caractéristique odeur empyreumatique et possède une saveur âcre, caustique et brûlante. Cependant, appliquée sur la peau, l’huile de cade n’occasionne ni douleur ni démangeaison, étant, à l’inverse, réputée contre un certain nombre d’affections cutanées irritantes : maladies dartreuses, eczéma, gale, dermatoses… On note également des vertus odontalgiques et ophtalmiques (au XIX ème siècle, on l’appliquait au pinceau un jour sur deux en cas d’ophtalmie scrofuleuse). Quant aux baies, on leur accorde des propriétés diurétiques, stimulantes et vermifuges.
Aujourd’hui, l’huile de cade, qui sent bon l’officine d’autrefois, n’est plus tellement employée ; on lui préfère l’huile essentielle de cade obtenue à partir des rameaux, ce qui a pour avantage de ne pas détruire l’arbre. Cette huile essentielle n’a pas grand rapport avec l’huile de cade goudronneuse. C’est un liquide limpide, de couleur jaune clair, au parfum boisé et fumé, contenant principalement des sesquiterpènes (70 %, dont delta-cadinène : 45 %) et des sesquiterpénols (15 %, dont cadinol : 10 %).

Cade_baie

Propriétés thérapeutiques

  • Décongestionnante veineuse et lymphatique, tonique circulatoire
  • Tonique du cuir chevelu, tonique capillaire, antipelliculaire
  • Anti-inflammatoire
  • Sédative cutanée
  • Diurétique
  • Relaxante du système nerveux, négativante
  • Oestrogen like
  • Vermifuge

Usages thérapeutiques

  • Alopécie, pellicules
  • Parasites cutanés : gale, teigne, aoûtat
  • Troubles locomoteurs : courbature, crampe, tendinite
  • Névralgie dentaire
  • Affections cutanées : psoriasis, eczéma, prurigo, croûte de lait

Modes d’emploi

  • Voie cutanée diluée
  • Olfaction
  • Diffusion atmosphérique

Précautions d’emploi

  • Cette huile essentielle est réservée à l’adulte et à l’adolescent. On la proscrira chez la femme enceinte ou allaitante, ainsi qu’en cas de pathologies hormono-dépendantes.
  • Bien que majoritairement constituée de sesquiterpènes, cette huile essentielle peut occasionner des risques de réactions allergiques si on en fait un usage au long cours.

© Books of Dante – 2016

Cade

Le seigle et son ergot

Seigle_contaminé

Bien que n’étant pas spécifiquement compétent en mycothérapie, j’ai récemment abordé le cas de l’ivraie, une graminée, vivant en symbiose avec un champignon microscopique. Malgré les mises en garde des Anciens, relayées par la Bible même, force est de constater que des cas d’intoxication plus ou moins graves portent à la fois la « responsabilité » de l’ivraie et l’ignorance parfois grande des populations à son sujet. A propos du seigle, et de l’ergot dont on le voit parfois orné, il n’en va pas de même. Par exemple, si la Bible s’étend précisément sur le caractère problématique de l’ivraie, elle ne dit rien à propos du seigle, au contraire de Paul-Victor Fournier qui indique qu’on en parle dans le Nouveau Testament (Le livre d’Amos le prophète). Après vérification, nulle mention est faite du seigle dans ce passage biblique. Pourtant, le seigle aurait eu de quoi attirer les esprits. Je m’interroge véritablement sur ce silence, sachant que le seigle aura été à l’origine de problèmes périodiques bien plus gravissimes que la seule ivraie est susceptible d’en causer.

Le seigle est originaire d’une région que l’on appelait autrefois Asie mineure et correspondant aujourd’hui à la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan… Le seigle que l’on rencontre dans les champs d’Europe est le descendant de lointains ancêtres poussant à l’état sauvage dans les zones siliceuses d’Asie occidentale (le seigle est capable de pousser dans le sable).
Connu bien après le blé et l’orge, le seigle s’est tout d’abord déplacé en Europe centrale (il était déjà présent dans ces régions durant l’âge de bronze, – 3000 à – 1000 avant J.-C.), et n’atteint l’Italie qu’au tout début de notre ère. C’est là que Pline le rencontre. A l’époque, déjà, il n’en dit pas que du bien. Le naturaliste romain est sans doute le premier à faire référence au seigle en Europe occidentale.

Le seigle est une céréale typique des sols pauvres où le blé ne vient pas. Il est donc un substitut qui procure fourrage et aliment. De plus, étant une graminée montagnarde, il apporte une subsistance non négligeable aux populations qui peuplent les hauteurs, d’autant que le seigle offre, à poids égal, plus de farine et moins de son que le blé. (Composition d’un grain de seigle : amidon 60 %, albumine 14 %, lipides 12 %, gluten 10 %, mucilages 3 %, acide phosphorique 1 %, etc.) Cette farine de seigle, bien qu’elle s’altère très vite, permet la fabrication d’un pain dont la conservation (8 à 10 jours) est supérieure à celle du pain de blé. L’on peut donc dire que le seigle procure bien des avantages. De son grain, on fait des bouillies et des potages, mais aussi des eaux-de-vie, de la bière, ainsi qu’un ersatz de café. C’est la farine de seigle qui, originellement, entrait dans la fabrication du pain d’épices. Quant à la paille de seigle, l’on s’en servait comme chaume, mais aussi dans la confection de liens, de paniers, de chaises paillées, de chapeaux… Il offre donc bien des utilités pour qui le cultive, d’autant qu’il est très énergique et nourrissant, comme le remarquait Hildegarde de Bingen au XII ème siècle.
Sur la base de ces faits, en quoi le seigle pourrait-il bien poser problème ? Bien au contraire, il apporte des solutions dont certaines sont d’ordre thérapeutique. Le seigle, qu’il soit consommé sous forme de pain ou de décoction de grains concassés, est légèrement laxatif, émollient, rafraîchissant, antiscléreux et fluidifiant sanguin. A l’extérieur, il est maturatif et résolutif, s’appliquant sous forme de tranche de pain de seigle chauffée sur les abcès, les ulcérations, les démangeaisons… A l’intérieur, on l’emploie dans des cas de constipation opiniâtre, mais c’est surtout au niveau des maladies cardio-vasculaires qu’il porte une action déterminante (artériosclérose, hypertension, hyperviscosité sanguine). Or, on note que ces affections sont rares ou inexistantes chez les populations consommant régulièrement du seigle. On ne voit donc pas quelle ombre va venir ternir ce tableau !…

Pourtant, de la lointaine Antiquité nous parviennent des échos pour le moins inquiétants. On parle alors d’une affection portant le nom d’ignis sacer (ou ignis gehennae). Que peut donc bien nous apprendre le monde gréco-romain à ce propos, le seigle étant alors encore inconnu de ces peuples. Dès lors, on peut se demander en quoi le seigle a bien pu être incriminé. On reconnaît dans cet ignis sacer des Anciens ce que l’on a désigné par la suite comme l’ergotisme. Du V ème siècle avant J.-C. jusqu’au II ème siècle après J.-C., les écrits des Anciens (Hippocratiques, Dioscoride, Pline, Galien) font référence à un trouble ressemblant fortement à l’ergotisme, provoqué par l’ergot de seigle (Claviceps purpurea), un champignon parasite de la plante. Cependant, l’on sait depuis que de nombreuses autres graminées (blé, orge, maïs, avoine, flouve odorante…) sont parasitées de la même manière par un champignon qui leur est spécifique. Par exemple, l’ergot de blé est plus court et plus trapu que celui de seigle. Mais cela n’a pas empêché les Anciens de l’Antiquité de repérer les effets de ces différents ergots, ne fussent-ils pas de seigle. Mais ces observations semblent constituer une portion congrue d’autant plus étonnante qu’on sait dans quelle mesure le blé et l’orge représentaient pour, ne serait-ce que les anciens Grecs, des plantes érigées au rang des espèces végétales sacrées, auxquelles de multiples divinités étaient associées : en Grèce antique, on cultive le blé et l’orge, mais on leur rend aussi un culte. Doit-on faire peu de cas de ces observations d’ignis sacer, alias ergotisme, relatives à l’Antiquité ? Si on en parle peu, c’est que cet ergotisme devait être peu fréquent, n’est-ce pas ? Cela n’est pas si sûr. Il est tout à fait possible que des cas d’ergotisme n’aient pas été consignés pour diverses raisons. Par exemple, la maîtrise de l’écriture en est une, la description de cette connaissance précise en est une autre. C’est cela, entre autres, qui semble expliquer que, pendant presque 1000 ans, on n’entend plus parler d’ergotisme. Corrigeons-nous : on ne trouve pas de mention écrite à propos de l’ergotisme, jusqu’à ce que…

Coup de tonnerre ! Dans les annales du monastère de Xenten, en Rhénanie, on trouve, à la date de 857, la première mention médiévale de l’ergotisme que, bien évidemment, on n’appelle pas encore comme cela. Lui échoit les noms de feu sacré, de mal des ardents, de feu infernal, de feu persique, de raphanie, de feu de la Vierge, de feu de Dieu !… Que se passe-t-il donc en Europe, aux environs de l’an 1000, lors de cette période qu’on appelle optimum climatique médiéval (ou réchauffement climatique de l’an 1000) ? Quoi donc échauffe autant les esprits pour qu’on fasse appel à la Vierge, à Dieu lui-même ? Le soleil est-il tombé sur la tête des gens au point qu’ils soient ici carbonisés, là rendus fous ? On observe des formes épidémique de ce mal en 944, à cheval sur la France et l’Espagne (une « peste de feu » qui fera 40000 morts), puis en 994, en 1008, etc. L’an 1070 voit la fondation à Vienne (Isère) d’une confrérie qui deviendra très vite l’ordre hospitalier de saint Antoine. Saint Antoine, dit le Grand, né en 251 et mort en 357, s’exila dans le désert pendant une bonne partie de sa vie. Il est celui dont on accueillit les restes (les reliques) à l’église paroissiale de la Motte-au-Bois (actuellement Saint-Antoine l’Abbaye, en Isère) en 1083, après moult pérégrinations. On a reconnu en ce saint celui qui pouvait délivrer ceux touchés par le mal qui porte encore son nom : le mal de saint Antoine (ou feu de saint Antoine). Ainsi, du X ème au XII ème siècle, durant lesquels les chroniques nous disent que cette épidémie est la plus vaste, on appelle ce saint à la rescousse. Il entre même en « concurrence » avec saint Martial, vénéré bien avant saint Antoine, comme protecteur contre le feu sacré en Aquitaine. Mais la suprématie de saint Antoine l’emportera en raison des nombreuses guérisons spectaculaires que ce saint aurait accordées. Et, au cas où l’invocation au saint demeurait infructueuse, il restait toujours l’amputation. En 1089, Sigebert de Gembloux est le premier « Français » a décrire le mal qu’est le feu sacré, qui prend alors deux formes bien distinctes : l’ergotisme convulsif et l’ergotisme gangreneux. Le premier reviendra à saint André, le second à saint Antoine. Il faut croire qu’un seul saint n’était pas suffisant pour s’occuper de deux manifestations d’un seul mal, mais qui étaient peut-être dissociés à l’époque, sachant que ces deux formes d’ergotisme se manifestent de façon très différente. Las, un foyer se déclare en Lorraine en 1089, et en Dauphiné l’année suivante, etc. Un foyer, le mot n’est pas assez fort pour décrire ce qui frappe les populations d’Europe occidentale en ces X-XII ème siècles. L’ergotisme « débute furtivement par une tache noire qui s’étend, brûle insupportablement, pourrit les chair et les muscles, et finalement tronquent les os. Les membres noirs, comme calcinés, se détachent du tronc » (1). Cette gangrène, provoquée par l’ergotisme, mutile, dessèche et rompt les membres, surtout inférieurs. Comme nous l’avons dit, l’ergotisme gangreneux, outre que les membres inférieurs, de livides passent au noir, dégage une odeur insupportable. Mais cela n’est pas tout. S’y ajoutent les manifestations suivantes : fourmillements et picotements dans les membres, douleurs aux orteils, chaleur très vive aux extrémités suivie d’un froid glacial, contractures, tuméfaction, disparition de la sensibilité dans les régions touchées. Dans certains cas, le décès survient, dans d’autres le malade reste estropié, parce que « la jambe se détache de son articulation, et laisse voir une plaie vermeille qui se ferme avec facilité » (2). Parfois, les deux pieds (ou jambes) se détachent du corps, plus rarement les quatre membres sont concernés. C’est là la forme la plus connue, mais c’est aussi la moins fréquente, au contraire de l’ergotisme convulsif dont voici la longue liste de symptômes : sensation de chaleur aux pieds et aux mains, lourdeur de tête, ivresse, hébétude, vertiges, hallucinations visuelles et auditives puissantes, agitation, contractions, convulsions, délire, mydriase (moins importante que celle provoquée par les Solanacées), cardialgie. Tout comme l’ergotisme gangreneux, les cas les plus graves se soldent par le coma et la mort. Si tel n’est pas le cas, la convalescence est très longue, et le malade conserve comme séquelles convulsions et ataxie. Ces deux ergotismes constituent des intoxications chroniques à l’ergot de seigle, et même l’empoisonnement aigu, bien qu’il ne soit pas mortel, offre tout un panel de symptômes : sensation de soif, vomissements, coliques, diarrhées, angoisse, douleur dans la langue et au niveau de l’épigastre, lourdeur de tête, fourmillements, sensation de froid sur la peau, anesthésie cutanée, ralentissement du pouls, gastralgie, céphalées, tintements d’oreilles, troubles des sens, de la motricité et de l’esprit, convulsions, dyspnée, paralysie des organes respiratoires. En cas de grossesse, l’avortement est favorisé, un aspect qui touche aussi les animaux, les poules expulsent des œufs sans coquille, alors que d’autres vont jusqu’à perdre leurs appendices épidermiques (cornes, sabots, crêtes).
C’est donc une véritable calamité qui s’abat sur les peuples européens durant de longs siècles : France (Gâtinais, Guyenne, Artois, Sologne, environs de Lyon…), Allemagne (Berlin, Hesse, Vogtland…), République tchèque (Bohème, Silésie…), Russie (Novgorod…), Ukraine (Potlava…), Hongrie, Suisse, Italie, etc.

Ergot_seigle_Claviceps_purpurea

Au XVI ème siècle, on commence à s’attacher à la description de l’ergot de seigle (Bauhin, Thalius) et à son emploi dans la pratique médicale (Lonicer, Cameriarus). A ce sujet, l’on remarque l’usage empirique de l’ergot de seigle par les sages-femmes d’alors pour hâter l’accouchement, mais également comme hémostatique. Par exemple, en 1582, Lonicer, qui ne pense pas l’ergot toxique, démontre son action contracturante sur l’utérus. Et pendant ce temps, quand ça n’est pas la peste, l’ergotisme tue des gens… En cette toute fin de XVI ème siècle, la relation entre ergotisme et ergot de seigle n’est toujours pas soupçonnée. Devant les surprenantes démonstrations du feu sacré, on évoque, pour les expliquer, des causes surnaturelles. « Les premiers symptômes hallucinatoires frappaient un sujet déjà éprouvé physiquement par le poison et vivant dans l’ambiance manichéenne d’un âge où l’homme redoutait plus qu’aujourd’hui les séductions du Malin. De cette conjonction entre une cause matérielle et une prédisposition psychologique naissait le syndrome de possession : et chacun y voyait une irruption directe de Satan dans les affaires du monde […] Les possédés étaient considérés, il est vrai, comme des hommes dangereux et on reste interdit par la cruauté des ‘traitements’ qu’on leur infligeait. Si l’exorcisme ne venait pas à bout du mal, le possédé risquait fort de subir le traitement des sorcières » (3). Oui, puisque la chasse aux sorcières se superpose à ces siècles d’ergotisme. Il est donc probable que cela ait, non pas contribué à augmenter le mal, mais, du moins, à n’en pas rechercher la juste cause. Simple hasard de l’histoire ou pas, c’est au moment où cesse la chasse aux sorcières que les premiers soupçons se portent sur l’ergot de seigle. Dans les années 1670, on parle de « seigle corrompu », et l’on conseille de tamiser le seigle afin d’en éliminer l’ergot. En 1717, Karl Nikolaus Lang met en cause l’ergot dans la genèse du feu sacré. En 1764, Munschthausen établit que l’ergot est un champignon, et qu’il n’est autre qu’une maladie cryptogamique du seigle. Un peu plus tard (1777), l’abbé Tessier démontre la toxicité de l’ergot en procédant expérimentalement sur des canards et des cochons : neuf siècles après les premiers cas d’ergotisme médiévaux, le responsable du feu sacré est identifié. Bien évidemment, cette nouvelle ne se propage malheureusement pas comme une traînée de poudre aux quatre coins du royaume (cela eut été trop beau) et cela pour au moins deux raisons : l’information circule plus difficilement qu’aujourd’hui et la population est relativement illettrée. Mais surtout, on remarque que les foyers d’ergotisme s’embrasent plus particulièrement en temps de disette. Et l’on sait qu’elles ont été nombreuses durant le seul XVIII ème siècle : 1709, 1710, 1725, 1726, 1739, 1740, 1747, 1750, 1752, 1769, 1770, 1775, 1782, 1788, 1789 !!!
« Les pauvres gens ne séparent pas l’ergot de leur seigle », regrettera l’abbé Tessier. Mais cet ergot, sa présence est conditionnée par divers facteurs. Il se développe plus facilement sur des seigles poussant sur des terres humides et légères, et il est beaucoup plus fréquent lors d’années pluvieuses, dans des cultures négligées. C’est ainsi que de très rare dans certaines localités, il représente dans d’autres jusqu’à 25 % de la récolte, c’est-à-dire qu’un épi sur quatre est touché. On peut dire que l’ergotisme est une maladie du pauvre. On peut en guérir, « à moins que le malade, mal nourri, habitant un lieu froid et humide, couché dans un lit infesté de matières gangreneuses, ne pompe de nouveau des miasmes putrides » (4). Si je ne crois pas que la proximité du malade avec ses propres « matières gangreneuses » soit à l’origine d’une « réinfection », en revanche, les autres arguments avancés sont plus que probants. Ce malade, pauvre et donc déjà mal nourri, se trouve être intoxiqué par le peu qu’il mange : « Les chronique de l’époque [nda : XVIII ème siècle] relatent la détresse des paysans loqueteux, transformant en pains des farines faites de glands, de pépins de raisins ou de racines de fougères. Torturées par la faim, les paysans n’hésitaient pas à moudre les criblures ergotés pour en faire du pain » (5). Face à un tel dénuement, tout faisait ventre, et ce jusqu’à l’intoxication à l’ergot de seigle même, sans compter sur la déraison dans laquelle ce champignon est capable de jeter celui qui le consomme. Par exemple, la Grande Peur de 1789 (juillet-août), qui fait suite à la grande famine de 1788, verra des paysans devenir comme fous, de même que « la panique liée aux sorcières de Salem […] en 1691 fut peut-être accentuée par une éruption d’ergotisme » (6). Mais là où l’ergot de seigle est le plus vicieux, c’est qu’il détermine, chez ceux qui en ont consommé, une faim dévorante, difficilement satiable en temps de disette !
L’ingestion de pain ergoté provoque l’ivresse (entre autres), mais sans qu’elle soit accompagnée du malaise et du dégoût causés par celle d’alcool, quand bien même la toxicité de l’ergot est réduite par la fermentation panaire et la cuisson du pain (heureusement !). Mais, par-dessus tout, cruelle ironie, le pain de seigle ergoté, par la présence d’osmazôme (jusqu’à 8 % dans l’ergot), dégage une « odeur fort agréable de viande rôtie » (7). Pour un misérable paysan du XVIII ème siècle (ou même d’avant), crevant de faim, cela a peut-être représenté une tentation supplémentaire, sans compter l’appétit carnassier dont l’ergotisme est responsable.
Bien souvent, il y a plus qu’un pas entre la solution d’un problème et l’application de ladite solution. L’ergot n’y fait pas exception, d’autant que lors des vagues d’ergotisme, il était bien entendu que le cas d’un antidote demeurait impensable ; ça l’est toujours, du reste : il n’existe aucun antidote spécifique à l’ergotisme. Dans le cas d’un ergotisme gangreneux, on conseille aujourd’hui des vasodilatateurs et des anticoagulants et, en ce qui concerne l’ergotisme convulsif, on pourrait prescrire, par exemple, du diazépam.

Pieter Brueghel l'Ancien, Les mendiants, 1568

Pieter Brueghel l’Ancien, Les mendiants, 1568

L’ergot, dont on s’est longuement interrogé sur l’étiologie (simple altération du grain, dégénérescence de l’ovaire due à une piqûre d’insecte, substance amorphe liée à une maladie typique des graminées, etc.), reste, au temps de Cazin, une maladie du seigle « causée par la présence d’un champignon sur la nature duquel on n’est point d’accord » (8). Cependant, comme le firent les sages-femmes d’Europe centrale aux XVII ème et XVIII ème siècles, l’ergot passa dans la pratique médicale et nombreux seront les praticiens à en observer les effets dans plusieurs domaines majeurs, en parallèle aux recherches menées à son sujet (Vauquelin 1817, Tulasne 1853, Tanret 1875, etc.). L’ergot est, selon Stearn (1808), « la poudre qui fait accoucher » et, selon Prescot (1814), un médicament hémostatique puissant (C’est pour cette raison que les membres se détachant lors d’un ergotisme gangreneux n’occasionnent aucun saignement et laissent un moignon dont l’ergot assure la cicatrisation !)
Ainsi, au XIX ème siècle, les propriétés de l’ergot vont-elles être mises à profit comme obstétrical, sédatif, antiphlogistique et hémostatique. Mais, bien entendu, il n’était pas alors question d’en faire un usage démesuré, puisque, par exemple, chez la femme sur le point d’accoucher, on prenait garde à ne pas l’administrer à la primipare. On l’employait en temps utile, car mal employé, il provoquait le décès du nouveau-né ainsi que des lésions plus ou moins graves chez la mère (rupture de l’utérus, etc.). En revanche, on le recommande quand « il ne manque pour l’accouchement que des contractions utérines suffisantes » (9), provoquant alors des effets inversement proportionnels à l’atonie utérine. « On ne devra le donner que lorsque la disposition des parties sera telle que l’accouchement puisse se terminer en un temps très court » (10). Après l’accouchement, l’ergot de seigle trouve d’autres utilités : rétention du placenta, caillots matriciels, métrorragies puerpérales, hémorragies utérines, éclampsies, coliques post partum, etc. Par ailleurs, chez la femme, l’ergot de seigle fut employé dans de nombreuses affections qui ne dépendant pas de l’état puerpéral : engorgement utérin, douleur utérine, aménorrhée, métrite chronique, flux immodéré des règles, chlorose ménorragique, hémorragie au niveau d’un fibrome utérin, leucorrhée. Comme on le constate, les affections justiciables de l’emploi de l’ergot de seigle ont un grand rapport avec le sang. Il est vrai que l’infusion d’ergot est généralement de couleur de chair foncée. De plus, l’ergotine, extraite de l’ergot, est un extrait mou, de couleur rouge-brun foncé quand il est en masse, rouge sang quand il est vu en couche. C’est ainsi que l’ergot de seigle intervient en cas d’hémorragies artérielles, de coupures, de blessures, de lacérations des chairs, de plaies saignantes, d’ulcères atones et sordides, mais aussi – et c’est le comble – de plaies gangreneuses, de brûlures, de suppurations fétides (qui sont des signes d’une intoxication massive à l’ergot de seigle) et de suite… d’amputation, opérant, dans tous les cas, une cicatrisation prompte et remarquable. En revanche, l’ergot de seigle serait plus nuisible qu’utile dans d’autres flux sanguins : hémoptysie, hématémèse, épistaxis, hémorroïdes.
Ensuite, l’ergot de seigle offre une certaine efficacité en cas de dysenterie et de diarrhée (rebelle, chronique, muqueuse), d’affections touchant les capillaires sanguins (bronchite capillaire, couperose), de troubles de la sphère génitale masculine (urétrite, blennorragie, éréthisme, érection douloureuse, spermatorrhée, rétractation du scrotum…), enfin, dans divers cas de paralysie (paralysie des membres inférieurs, paralysie de la vessie, paraplégie).
Si les affections soignées par l’ergot ne manquent pas, il en va de même des multiples préparations magistrales : poudres, vins, teintures, sirops, huiles, mixtures, extraits aqueux, potions, pilules, dragées, suppositoires, etc., rendent compte du grand intérêt qu’on a accordé à l’ergot pendant tous le XIX ème siècle. Malgré tout, « en 1872 […], l’Académie de médecine, tout en reconnaissant la nécessité d’autoriser les sages-femmes à s’en servir, soumet son usage à des règles très sévères : le proscrivant pendant l’avortement, pendant le travail et pendant la délivrance, il se réduisit à l’hémorragie post partum » (11). Est-ce à dire que l’ergot est relativement répudié ? Pas tout à fait, puisqu’il suscitera bien des engouements au XX ème siècle. On s’autorise simplement davantage de précautions.

Auparavant, on récoltait l’ergot sur pied et on le conservait à l’abri de la lumière et de l’obscurité pendant facilement deux ans et on le pulvérisait au fur et à mesure des besoins, s’altérant rapidement à l’état de poudre. Mais on ne prenait pas nécessairement soin de récolter correctement l’ergot de seigle, tandis qu’aujourd’hui, l’ergot qui se réserve à un emploi pharmaceutique est « cultivé » par le biais d’un seigle à floraison beaucoup plus tardive (Secale montanum), ce qui fait que la dissémination des spores très contagieux ne passe plus aussi aisément d’un champ à l’autre.

Bref. Quoi qu’il en soit, au début du siècle dernier, on reconnaissait à l’ergot de seigle une puissante action vasoconstrictrice sur les fibres lisses des vaisseaux, des bronches, de la vessie et de l’utérus. C’est cette action, exagérée par une consommation régulière de seigle ergoté, qui provoqua les multiples cas d’ergotisme gangreneux. La vasoconstriction est si puissante que le sang n’irrigue plus les tissus, ce qui permet à la gangrène de s’installer. Cette propriété induit, comme nous l’avons dit, une activité hémostatique majeure. On se servira, sur cette base, de l’ergot de seigle dans des cas d’hypertension artérielle, de migraines, de troubles neurovégétatifs. Aujourd’hui encore, un médicament issu de l’ergot favorise l’irrigation cérébrale et entre à ce titre dans les traitements préventifs et curatifs des troubles vasculaires cérébraux.
Entre 1918 et 1944, Arthur Stoll et Albert Hofman, œuvrant pour la firme suisse Sandoz, travaillent sur l’ergot de seigle et parviennent à en isoler des paires d’alcaloïdes isomères. Les isomères droits (ergotine, ergosinine, ergocryptinine, ergocorninine, ergocristinine, ergobasinine), peu actifs, sont complétés par les isomères gauches, beaucoup plus actifs (ergotamine, ergosine, ergocryptine, ergocornine, ergocristine, ergobasine). Ces différents alcaloïdes sont présents dans des proportions variables dans l’ergot de seigle, obéissant par là à la logique du chémotype. En plus de cela, l’ergot compte des substances basiques dont les noms ne sont pas sans rappeler les affres douloureuses auxquelles la population des siècles précédents aura été confrontée : putréscine, cadavérine, etc. Ces bases se conjuguent avec l’action des alcaloïdes ou bien en contrebalancent les effets, de même qu’au XIX ème siècle, on avait remarqué que « la même quantité d’ergot peut également déterminer l’ergotisme convulsif ou l’ergotisme gangreneux, suivant qu’on aura mis plus ou moins de temps à le consommer » (12).
Cela signifie-t-il que l’ensemble de ces données ouvrent une nouvelle ère thérapeutique ? Cela reste à voir. En tous les cas, Stoll et Hofman poursuivent leurs travaux qui se portent, dès 1938, sur le diéthylamide de l’acide D-lysergique issu de l’ergot de seigle, une substance portant, en allemand, le nom de lysergic diethylamid säure. « Le 16 avril 1943, Albert Hofman est contraint d’abandonner son travail en cours d’après-midi et de regagner son domicile en proie à une sorte de délire accompagné de visions colorées. Très intrigué par ce phénomène, il pense à une intoxication et passe en revue les substances manipulées au cours de son travail. Il se souvient avoir été en contact avec le diéthylamide de l’acide D-lysergique. Hofman décide donc de tirer l’affaire au clair et absorbe 250 microgrammes de cette substance (13). Malgré la dose infime, dictée par la plus élémentaire prudence, les symptômes ressentis sont beaucoup plus intenses que lors de la première expérience. L’agent responsable de l’effet hallucinogène était donc identifié : le LSD entrait dans l’histoire » (14). Enfin, pas tout de suite, puisque cette découverte sera tenue secrète pendant le reste de la guerre, de crainte que les Allemands ne s’en emparent. Qui sait alors ce qui aurait pu advenir si une telle prudence n’avait été observée.
Le protocole expérimental mis en place par Hofman n’est pas sans rappeler celui de l’abbé Tessier, administrant à des canards et des cochons de l’ergot de seigle pour en mesurer les effets. Il est surprenant que des chimistes comme Stoll et Hofman n’aient pas eu vent en leur temps (qui n’est pas si reculé que ça) de l’implication de l’ergot de seigle dans les « épidémies » d’ergotisme qui secouèrent l’Europe pendant des siècles, ce qui, alors, aurait pu rendre possible la reconnaissance d’un symptôme du LSD – les hallucinations – commun à l’ergotisme convulsif. Mais n’accablons pas trop les chercheurs de Sandoz, car, grâce à eux, indirectement il est vrai, Jean-Marie Pelt a émis une hypothèse à propos de l’usage de substances hallucinogènes en Grèce antique : « Il semble que l’extase propre aux rares initiés appelés à célébrer les mystères d’Eleusis était due à une intoxication par un champignon cousin de l’ergot, le Claviceps paspali » (15).

Par la suite, comme l’on sait, on a dénié au LSD toute vertu thérapeutique. Mais, telle une plante exotique accueillie au sein d’un jardin qui ne recherche que l’agrément, le LSD s’est échappé du jardin, comme en son temps l’héroïne.
L’épisode « LSD » a-t-il jeté l’opprobre sur l’ergot de seigle ? Certes non, il est encore d’utilité thérapeutique. Sur le seigle lui-même ? Pas à ce que je sache, puisque la gemmothérapie s’est emparée du seigle. Aujourd’hui, à base de radicelles de grains de seigle, on produit un élixir indiqué dans les problèmes hépatiques, le psoriasis et certaines maladies auto-immunes. Une cure de jouvence s’offre-t-elle au grain de seigle ? Souhaitons-le lui.


  1. Henry Chaumartin cité par Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 222
  2. Honoré-Louis-François Guérin, Gazette de santé, 1816
  3. Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 231
  4. Honoré-Louis-François Guérin, Gazette de santé, 1816
  5. Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 233
  6. Joel Levy, Histoire du poison, p. 58
  7. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 881
  8. Ibid., p. 880
  9. Ibid., p. 887
  10. Ibid., p. 890
  11. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 335
  12. Joseph Bonjean, Traité pratique et théorique du seigle ergoté, p. 139
  13. Les hallucinations surviennent à une dose cinq fois moindre !
  14. Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, pp. 240-241
  15. Ibid., p. 235

© Books of Dante – 2016

L’ivraie enivrante (Lolium temulentum)

Ivraie_Lolium_temulentum

Une évidence saute aux yeux lorsqu’on aborde le cas de l’ivraie : cette plante a été bien plus souvent entourée de suspicion qu’elle n’a été profitable à l’homme, ne serait-ce que d’un strict point de vue phytothérapeutique. En effet, l’homme tient depuis longtemps en respect cette banale graminée, tant et si bien que cette crainte remonte, semble-t-il, aux temps préhistoriques. Comment se peut-il qu’une plante aussi anodine soit à l’origine de la réputation maléfique qu’on lui a faite ? (Dire d’elle qu’elle est une simple « mauvaise herbe » n’est pas l’exacte vérité.) Bien loin de moi l’idée d’intenter un procès à l’ivraie. Menons l’enquête à son sujet, cela sera de beaucoup profitable, même si, aujourd’hui, l’ivraie n’enquiquine plus personne.

On rencontre l’ivraie, à l’état de graines, dans des tombeaux égyptiens de la V ème dynastie (2500 à 2300 ans avant J.-C.). Beaucoup plus tard, Théophraste la mentionne sous le nom d’aïra. A l’époque, il pensait, ainsi que bon nombre de paysans avec lui, que le blé et l’orge pouvaient se métamorphoser en ivraie. Le poète latin Virgile (1 er siècle avant J.-C.), dans ses Bucoliques, semble s’inspirer de cette croyance quand, dans un de ses vers, il dit ceci : « Là où nous avions confié des orges vigoureuses aux sillons, naissent l’ivraie maléfique et la folle avoine ». Sa réputation de porte-malheur débute, et sera loin de s’arrêter. Cela n’empêche pas Dioscoride d’en faire un usage médical, mais uniquement par emploi externe, pour soigner les scrofules, les ulcères gangreneux, la douleur de la sciatique, les écrouelles, les dartres, etc. On l’a dite détersive, résolutive et antiseptique. En cataplasme, sa farine appliquée sur les articulations gonflées en dissipait la douleur. Pas si mal, pour une plante mal famée. Cependant, c’était sans compter sur la Bible qui lui a porté un coup fatal (les lecteurs de Virgile sont bien moins nombreux). Elle prend place au sein de l’évangile selon saint Matthieu (13, 24-30 et 36-38), extrait que je reproduis ci-dessous pour rendre plus explicite la situation : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bonne semence en son champ. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, qui sema de l’ivraie parmi le blé, et s’en alla. Et après que la semence eut poussé, et qu’elle eut produit du fruit, l’ivraie parut aussi. Alors les serviteurs du père de famille lui viennent dire : Seigneur, n’as-tu pas semé de bonne semence dans ton champ ? D’où vient-il donc qu’il y a de l’ivraie ? Et il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui répondirent : Veux-tu donc que nous allions la cueillir ? Et il leur dit : Non, de peur qu’il n’arrive qu’en cueillant l’ivraie, vous n’arrachiez le froment en même temps. Laissez-les croître tous deux ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en faisceau pour la brûler ; mais assemblez le froment dans mon grenier […] Explique-nous la similitude de l’ivraie du champ. Il leur répondit et dit : Celui qui sème la bonne semence, c’est le Fils de l’homme ; Le champ, c’est le monde, la bonne semence, ce sont les enfants du royaume ; l’ivraie, ce sont les enfants du malin ».
Notons l’opposition entre blé et ivraie, ainsi que le côté maléfique que la Bible prête, elle aussi, à cette plante. Mais qu’a donc fait cette malheureuse ivraie pour être traitée de la sorte ? Nous l’apprendrons, je pense, au fil de cet article. En attendant, cette parabole biblique aura donné naissance à une formule restée célèbre : « séparer le bon grain de l’ivraie ». Chose pour laquelle les hommes vont s’employer, mais pas forcément au sens métaphorique du terme. Puisque l’on sait déjà, depuis un certain temps, que l’ivraie pose problème à l’homme selon des modalités bien précises mais pour des raisons inconnues encore, des raisons qui mettront des centaines d’années avant d’être découvertes. En tout état de cause, on dit l’ivraie nuisible pour le blé, et donc, également pour l’homme qui le consomme. Or le blé, ainsi que l’orge, sont, pour l’homme de l’Antiquité, une manne alimentaire inestimable (sans compter la symbolique puissante liée à ces deux céréales). C’est du moins ce que rapporte Macer Floridus au XI ème siècle, répétant par là même les paroles de Pline et de Dioscoride, quand bien même il indique aussi, dans son De viribus herbarum, les propriétés médicinales de l’ivraie pointées par les Anciens. Au siècle suivant, Hildegarde de Bingen, parlant de la bourdaine, dit de cet arbuste qu’il est comme une « ivraie inutile ». Ne cherchons donc pas l’ivraie dans le Physica, elle n’y est pas. Au XIII ème siècle, Albert le Grand, bien plus inspiré que l’abbesse sur ce point, fait mention d’une chose très intéressante à propos de l’ivraie : « il considère l’ivraie comme une mauvaise herbe qui croît dans les blés, leur soustrait la nourriture et les dessèche » (1). Le fait est bien identifié, mais on ne comprend toujours pas comment il est possible. Au XVI ème siècle, Matthiole rend compte du fait que les paysans italiens séparent le blé de l’ivraie et donnent cette dernière à leurs poulets. Au fil du temps, l’expérience a montré que l’ivraie n’avait aucune conséquence sur les oiseaux de basse-cour (poules, canards), ainsi que sur les vaches et les cochons. En revanche, elle est préjudiciable aux moutons et aux chevaux. Matthiole rapporte aussi les effets de l’absorption de pain contenant de la farine d’ivraie : il trouble la vue, provoque des vertiges, détermine la somnolence. En un mot, ce pain enivre. D’où le nom latin d’ebriaca que porte parfois l’ivraie, ayant le même sens que l’adjectif latin temulentum : l’ivraie provoque une forme d’ébriété. Et les observations dans ce sens sont allées bon train sans pour autant qu’on s’explique la raison d’un tel phénomène. On pose la question de la toxicité de l’ivraie, on en observe les effets et les conséquences parfois fâcheuses, mais on ignore tout des causes, on prend des notes, mais force et de constater que l’ivraie tient en échec les esprits les plus aiguisés. En 1798, Bulliard écrit que l’ivraie « attaque à la longue le système nerveux au point de causer un tremblement continuel et la paralysie. On lui a même attribué des maladies épidémiques qui commençaient par des fièvres accablantes, des assoupissements accompagnés de rêveries et de transports furieux [nda : ce qui rappelle un des effets de la belladone], et qui dégénéraient en une sorte de paralysie qui enlevait en peu de temps ceux qui en étaient attaqués » (2). En 1819, Loiseleur-Deslongchamps constate que les graines d’ivraie sont plus toxiques avant complète maturité. Quarante ans plus tard, le docteur Cazin s’attache assez longuement sur la toxicité de l’ivraie. Sa graine, de « saveur âcre et acide, désagréable », entre encore dans la composition du pain, ses graines se mêlant à celles du blé. Cazin indique qu’une farine contenant 5 % d’ivraie est déjà toxique, et qu’au double de ce taux, la panification ne se fait pas. Cazin n’a pas vraiment d’explication à ce phénomène. Il pense situer la toxicité dans « l’eau de végétation » de l’ivraie. Il a beau dire que « nous savons aujourd’hui […] que les végétaux les plus dangereux, considérés comme poison, sont les plus efficaces comme médicaments » (3), Cazin n’en reste pas moins prudent sur le cas de l’ivraie dont il livre un ensemble de conséquences que la consommation de pain contaminé peut provoquer : pesanteur de tête, douleur frontale, vertiges, tintement d’oreilles, tremblement de la langue, gène dans la prononciation, la déglutition et la respiration, douleur épigastrique, vomissement, perte d’appétit, tremblement général, sueur froide, lassitude, assoupissement. Les cas les plus graves provoquent le coma et entraînent la mort.
En 1864, Filhol et Baillet isolent de l’ivraie une huile de couleur verdâtre qu’ils tiennent responsable des maux causés par l’ivraie, avant qu’Ascherson ne compare l’effet de l’ivraie avec celui de l’ergot de seigle, un parasite de cette plante, alors bien connu. L’ivraie, tout comme le seigle, serait-elle victime d’un champignon toxique qui rendrait impropre sa consommation ? Contrairement à l’époque de Cazin, dans les années 1940, on a plus que des soupçons sur la présence d’un champignon microscopique contaminant l’ivraie et mettant en cause sa réputation. Fournier indique que plus de 95 % des graines d’ivraie sont concernées et que celles qui ne le sont pas sont indemnes de toute toxicité. Ainsi, cela signifie que le problème n’est pas l’ivraie, mais le champignon qui l’infeste, si petit qu’on n’a pu le voir auparavant, contrairement à l’ergot de seigle, bien visible lui, même si on a mis longtemps à comprendre la relation entre l’ergot et l’ergotisme, appelé autrefois « feu sacré ». On a longtemps pensé à un réseau trophique du genre suivant : le champignon contamine l’ivraie qui contamine l’homme à son tour. S’il est vrai que l’ivraie porteuse du champignon intoxique l’homme, ce champignon n’est en aucun cas toxique pour l’ivraie, cette dernière ne pâtit nullement de sa présence, bien au contraire. En réalité, ce champignon microscopique – Neotyphodium coenophialum – et l’ivraie vivent dans une interrelation symbiotique, c’est-à-dire que chacun y trouve son compte : « la plante procure au champignon les nutriments dont il a besoin, en échange de quoi, lui produit des alcaloïdes toxiques pour les herbivores qui s’aventureraient à brouter ses épis, mais aussi ses feuilles, puisque le mycélium est capable de coloniser les parties vertes de la plante » (4). Parmi ces mycotoxines insoupçonnables, on rencontre la témuline narcotique (d’où l’effet enivrant de l’ivraie), ainsi que la loline protégeant la plante des insectes et du stress environnemental. Bien évidemment, on ignorait tout cela il y a encore quelques siècles, d’autant plus à l’époque où l’évangile selon saint Matthieu a été rédigé. Cette révélation tardive du rôle du champignon de l’ivraie n’a donc pas pu s’opposer à ses détracteurs. Le tri minutieux des semences, l’usage massif de désherbants pour lutter contre les messicoles dites « adventices » (coquelicot, bleuet, nielle des blés…), ont quasiment contribué à l’éradication de l’ivraie de nos paysages. Il est vrai que, dans le passé, elle a donné du fil à retordre aux paysans. Lors des années très pluvieuses, elle était beaucoup plus abondante et produisait donc davantage de graines, lesquelles ont la particularité de rester enfouies dans le sol pendant de nombreuses années sans perdre de leur puissance germinative. C’est peut-être cela, allié à une pluie exceptionnelle, qui aura été à l’origine du vers de Virgile que je répète ici : « Là où nous avions confié des orges vigoureuses aux sillons, naissent l’ivraie maléfique et la folle avoine ». A moins qu’une autre explication puisse être envisagée : on sait maintenant qu’il existe d’une plante à l’autre des relations allélopathiques par le biais de mécanismes télétoxiques. C’est ainsi que l’ivraie est nuisible au blé, de même que la violette inhibe le développement du grain de blé, ce qui implique, malheureusement pour l’ivraie, un second chef d’accusation, lequel a sans doute provoqué bien des discordes, comme l’un des noms vernaculaires de l’ivraie – zizania – ne l’exprime que trop bien : en effet, l’ivraie aura semé la zizanie dans les champs de blé, mais aussi dans celui des hommes, bien malgré elle.


  1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 525
  2. Ibidem
  3. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 492
  4. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 122

© Books of Dante – 2016