Si l’on sait que le latin a donné son nom aux peupliers – populus –, il est permis de dire qu’ils ont un rapport avec le peuplement, la population, le peuple. Mais, à travers populus, on semble nous suggérer tant sa présence que son absence, jouant un rôle similaire au mot plumer qui signifie à la fois garnir, mais surtout dégarnir. Comme on le voit, le peuplier joue sur l’ambivalence et les contraires. Cette caractéristique apparaît nettement à travers les adjectifs qualifiant les deux peupliers qui seront abordés dans cet article, le blanc et le noir.
Du peuplier noir l’on peut dire qu’il est très anciennement connu des Grecs. On le rencontre dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Et le blanc est aussi concerné. On le connaît sous les noms de populus graeca, de populus alba, de peuplier d’Hercule… Chacun de ces deux arbres est inscrit clairement dans la mythologie gréco-romaine qui, comme souvent, par phytogonie, nous en explique la genèse.
Dans le livre II des Métamorphoses du poète Ovide, il nous est raconté l’épisode durant lequel Phaéton, le frère des Héliades, s’est emparé du char solaire d’Apollon. Son inconduite, provoquant de multiples catastrophes, déchaîna la colère de Zeus qui le foudroya. C’est le désespoir causé par la mort de leur frère qui transforma peu à peu les Héliades en peupliers noirs près de l’Eridan, ce qui explique aujourd’hui les peupliers bordant le Pô, dans lequel, l’on dit que Phaéton serait tombé à l’issue de sa chute vertigineuse. Par ailleurs, ce peuplier est lié à d’autres figures mythologiques. A Pagae, par exemple, on trouvait un peuplier noir comme arbre oraculaire situé dans un sanctuaire dédié à Héra. « Par contre, c’est à Perséphone, déesse des morts, qu’était attribué un autre oracle par les peupliers noirs à Aegeira, en Achaïe. Aegeira, qui signifie peuplier noir, est le même mot qu’Égérie, le nom de la nymphe du fameux bois de Némi, à Aricie, près de Rome » (1). On dit aussi que le peuplier noir funéraire, outre Perséphone, est dédié à Hadès et à Hécate. Cela en fait-il, pour autant, un arbre sinistre ? Les couronnes et colliers de feuilles de peuplier découverts dans des tombes sumériennes vieilles de plus de 6000 ans permettent-ils d’accréditer cet avis ? Vaccinons-nous de cette idée en nous remémorant l’ambivalence propre au monde végétal.
Concernant le peuplier blanc, on rencontre dans la mythologie, plusieurs personnages qui lui sont plus ou moins fortement attachés. La nymphe Leukè fut métamorphosée en peuplier blanc par Hadès. « Leukè dut demeurer au seuil des Enfers, au bord du fleuve de Mémoire […] Ce fleuve formait la limite entre le Tartare, soumis à Hadès, et l’Élysée, séjour des bienheureux, gouverné par Cronos » (2). Lors de son onzième travail (qui consiste à combattre Cerbère, le chien tricéphale gardien des Enfers), Héraclès découvre le peuplier au bord de l’Achéron (ce peuplier était déjà appelé achéroïde par Homère, afin de souligner le caractère funéraire qu’il partageait alors avec le cyprès dès l’Antiquité). Héraclès ramène alors du séjour des morts une branche de peuplier, qu’il tresse et dont il se fait une couronne. « Les feuilles extérieures de cette couronne demeurèrent noires, car le noir est la couleur du monde souterrain, mais les feuilles qui touchaient le front d’Hercule pâlirent et devinrent argentées à cause du contact de sa glorieuse sueur » (3). Par la suite, le peuplier blanc couronna la tête des prêtres d’Héraclès, on vit, dans cet épisode mythologique, cet arbre passer du statut d’essence funéraire à celui de générateur. C’est pourquoi l’on ne peut dire que c’est un arbre davantage tourné vers le passé que vers l’avenir. Et ceci est également vrai du peuplier noir. Revenons-en brièvement à Leukè. Ce nom désigne aussi celui « d’une des îles Fortunées, sorte de paradis peuplé d’animaux sauvages, mais apprivoisés, où viennent se reposer après leur mort les héros. Ceci nous indique la signification symbolique que les Grecs donnaient au peuplier blanc, arbre de la mort lumineuse » (4). Retournons également auprès d’Ovide. Après qu’ait eu lieu la transformation des Héliades en peupliers noirs, il est écrit que de l’écorce de ces arbres « leurs larmes coulent encore, elles se distillent en perles d’ambre (5) et durcissent au soleil. L’Eridan les recueille dans ses eaux limpides et les porte aux mariées du Latium qui en font leur parure » (6). Quand on connaît le pouvoir lumineux de l’ambre, on ne peut totalement attribuer au peuplier noir une seule dimension funeste. Le peuplier noir est aussi un arbre fécond lié aux rites conjugaux. Par exemple, « si une jeune fille glisse sous son oreiller trois feuilles de peuplier, elle rêvera de son fiancé » (7). Mieux, encore : « Autrefois, dans la campagne de Bologne [nda : dont le Pô n’est pas tant éloigné], à la naissance d’une fille, on plantait, si on le pouvait, jusqu’à mille peupliers ; et on en prenait grand soin jusqu’au mariage de la jeune fille ; alors on les coupait, et le prix de la vente était la dot de la mariée » (8). Ce symbolisme lumineux se retrouve aussi dans les lignes de Théophraste, nous indiquant que les faces supérieures du feuillage du peuplier se retournent « après le solstice d’été et on reconnaît à ce signe que le solstice est passé ». D’ailleurs, dans le Sud de l’Europe, le peuplier était assez souvent utilisé comme arbre solsticial. En Sicile, ce peuplier, qu’on appelait sainte poutre, était coupé à la veille de la Saint-Jean. Il symbolisait alors la plus grande ascension solaire et la chute qui la suit. On le retrouve aussi dans la cérémonie amérindienne de la danse du Soleil.
Du côté des Celtes, point de solstice, mais des équinoxes : celui du printemps pour le peuplier blanc et celui d’automne pour le peuplier noir. Mais creusons bien davantage au-delà de ces deux dates. Chez les Gaulois, on rencontre une divinité du nom d’Ogmios et que l’on désigne sous le nom d’Ogme en Irlande. C’est le « dieu de l’éloquence, de la parole, du pouvoir occulte des mots et des lettres magiques de l’Ogham, dont il est l’inventeur mythique. Les noms Ogmios et Ogham sont clairement apparentés » (9). Ce qui nous intéresse maintenant, c’est que, parmi les ogham, il en est un fabriqué à base de bois de peuplier : Eadha. C’est l’arbre tremblant, murmurant, parlant, dont le bruissement des feuilles n’est pas sans rappeler celui des nombreux arbres oraculaires que compte la mythologie grecque. En effet, ogham aérien, Eadha est tout à la fois le vent, le souffle, la respiration, la parole, la communication, le mouvement… La souplesse et la mobilité de cet ogham sont plus mentales que proprement physiques, de même qu’Héraclès, dans ses douze travaux, ne fait pas que preuve de force physique mais aussi de sagesse, maniant bien le discours et la parole persuasive (10). C’est pourquoi, plus qu’à Hermès, on a apparenté Ogmios à Héraclès. On a dit d’Ogmios qu’il était un dieu lieur, « qu’il invente l’Ogham, ces lettres magiques dont la puissance est si grande qu’elle peut paralyser tout adversaire » (11). Cette maîtrise du langage, dans sa forme implicite et occulte, fera dire à Diodore de Sicile que « chez les barbares les plus sauvages, la passion cède à la sagesse et Arès respecte les Muses ». En effet, on disait de certains bardes qu’ils avaient le pouvoir de méduser, comme en sont capables bien des divinités du panthéon grec, ce qui rapproche davantage les figures d’Ogmios et d’Héraclès.
Bien sûr, l’ogham Eadha peut révéler certains blocages, tels que troubles du langage et de la communication, comme la timidité, par exemple (on ne saurait concevoir un héros timide…). « Parfois, il s’agit aussi de résoudre des difficultés physiques liées au mouvement et à la locomotion » (12). Or, le peuplier n’est-il pas un remède locomoteur ? Voyons ce qu’il est dit du peuplier comme remède durant l’Antiquité gréco-romaine. Alors que Théophraste distinguait trois sortes de peupliers aux propriétés identiques, Dioscoride faisait macérer des feuilles de peuplier dans du vinaigre afin de venir à bout des douleurs de la goutte et utilisait sa résine contre les catarrhes gastro-intestinaux. Pour Pline, « le peuplier noir possède de grandes vertus. Sa semence, infusée dans le vinaigre, est bonne contre l’épilepsie. Cette espèce fournit un peu de résine qui est employée pour les emplâtres ». Quant au peuplier blanc, « on accordait [à ses rameaux] les vertus de prévenir les écorchures et les inflammations diverses, occasionnées pendant la marche par le frottement sur les parties sensibles » (13). Enfin, Galien, au II ème siècle après J.-C., signale l’emploi des bourgeons de peuplier. Il était temps : en effet, c’est la principale matière médicale qu’offre les peupliers, qu’ils soient noirs ou blancs. Cependant, selon les Anciens, il est assez vrai que les peupliers jouent un rôle dans la locomotion, ce que nous aurons l’occasion de découvrir plus en détails au fil de cet article.
Bien qu’un seul adjectif les distingue, peupliers blancs et noirs offrent un certain nombre de similitudes :
- Taille : de 25 à 35 m
- Bourgeons : résineux, visqueux, parfumés
- Espèces dioïques : les chatons mâles et femelles sont portés par des pieds différents
- Graines : revêtues d’un duvet cotonneux formant une aigrette
- Durée de vie : 200 à 400 ans
- Espèces drageonnantes
- Croissance rapide : 2 m par an pour les sujets les mieux exposés
Morphologiquement, ce sont feuilles et écorces qui permettent de faire nettement la différence entre les deux espèces :
- Peuplier noir : feuilles cordiformes, longuement pétiolées, finement dentées, aussi larges que longues, vertes sur les deux faces
- Peuplier blanc : feuilles grossièrement dentées à lobées, velues et blanchâtres sur la face inférieure
- Peuplier noir : écorce brune et sombre (d’où l’adjectif nigra, noir), crevassée, rugueuse
- Peuplier blanc : écorce blanche (c’est cette dernière caractéristique, ainsi que les faces inférieures blanchâtres qui ont valu à ce peuplier d’être qualifié de « blanc »), lisse, se couvrant avec l’âge de lenticelle losangiques
Dans la nature, on a souvent moins de peine à reconnaître le peuplier noir que le blanc, en particulier lorsqu’il prend sa forme fastigiée, élancé comme un cyprès de Provence. En ce cas, il est dit « peuplier d’Italie ». Sous son autre aspect, sa cime est ample et touffue.
En terme de répartition géographique, le peuplier noir est indigène à l’ensemble de la France et à une grande partie de l’Europe. Quant au peuplier blanc, bien que commun, il se trouve surtout à l’ouest, au Sud et au Centre de la France, jusqu’à une altitude ne dépassant pas 900 m contre 1300 pour le peuplier noir.
Les peupliers en phytothérapie
C’est principalement sur les bourgeons récoltés en mars-avril (avant que n’apparaissent les feuilles) que nous allons particulièrement attacher notre attention. Feuilles et écorces relèvent quant à elles d’un usage anecdotique.
Ces bourgeons sont couverts, au printemps, d’un suc visqueux et résineux, dont la saveur est amère et le parfum balsamique, rappelant pour Cazin le styrax et pour Leclerc le baume de Tolu et la camomille. C’est, bien entendu, une huile essentielle qui en est responsable, laquelle se compose, entre autres, d’alpha et de béta-caryophyllène, des sesquiterpènes particulièrement anti-inflammatoires. En outre, ces bourgeons contiennent deux matières colorantes (chrysine et tectochrysine), de l’albumine, de l’acide gallique, de l’acide malique, du calcium, mais surtout de la salicine « se décomposant sous l’action de ferments en glucose et en saliginine, l’ingestion de la drogue aboutit à la mise en liberté, au sein de l’organisme, d’acide salicylique à l’état naissant » (14), c’est-à-dire le précurseur de l’aspirine, que l’on rencontre aussi chez le saule blanc (Salix alba) et la reine-des-prés (Filipendula ulmaria).
Propriétés thérapeutiques
- Diurétique, éliminateur de l’acide urique, antiputride urinaire
- Expectorant, mucolytique, antiseptique bronchique et pectoral
- Fébrifuge, sudorifique
- Sédatif articulaire, antirhumatismal, anti-inflammatoire
- Cicatrisant, résolutif, astringent
- Tonique du cuir chevelu
Usages thérapeutiques
- Troubles de la sphère respiratoire : bronchite chronique, catarrhe pulmonaire, phtisie pulmonaire, toux quinteuse, stase bronchique, trachéite, autres affections pectorales avec expectoration importante, dyspnée
- Affections rénales et urinaires, affections liées à un excès d’urée sanguine (points rhumatismaux, rhumatismes, crise de goutte, arthrite)
- Troubles locomoteurs (sans relation avec un excès d’urée sanguine) : courbature, luxation, foulure, entorse, lombalgie, névralgie (dont sciatique)
- Affections cutanées : plaie, blessure et/ou inflammation locale(s) et superficielle(s), contusion, brûlure, crevasse et fissure (mains, lèvres, anus), gerçure (mamelons), engelure, panaris, furoncle, ulcère et abcès cutanés, dartre
- Hémorroïdes douloureuses
- Soin des cheveux dévitalisés
Modes d’emploi
- Infusion, ou mieux, décoction de bourgeons
- Teinture alcoolique
- Vin
- Sirop
- Huile oegirine (Oleum oegirinum) : il s’agit d’une macération à chaud de bourgeons de peupliers cuits au bain-marie pendant une à deux heures. Comptez 200 g de bourgeons pour ½ litre d’huile d’olive. A l’issue, filtrez et pressez, puis conservez en bouteille hermétiquement fermée.
- Onguent : la pratique médicale des Anciens nous a laissé ce que l’on appelle l’onguent populeum. Son histoire déjà ancienne semble remonter au début du XVI ème siècle, bien qu’on dise qu’au Moyen-Âge, il ait été fait état d’une pommade confectionnée à base de résine de bourgeons de peuplier destinée aux maux de tête, à la somnolence et à la perte de la parole (cela ne vous rappelle pas quelque chose ?). Bref, l’onguent populeum est le résultat de la cuisson dans l’axonge de bourgeons de peuplier, mais aussi de belladone, de jusquiame, de morelle noire et de pavot. C’est du moins sous cette forme que Thibault Lespleigney célébrait cet onguent en 1538. Au fil des âges, cet onguent balsamique, sédatif, vulnéraire et antihémorroïdaire connaîtra des variantes : ainsi Tragus lui ajoute-t-il de la bryone et de la ronce, et Guybert de la laitue, de la joubarbe et de l’eau de rose. En 1795, Antoine Baumé, dont la recette est connue, l’indiquait encore comme sédatif, anti-inflammatoire et antihémorroïdaire.
Usages alternatifs
- Le bois des peupliers est souvent destiné à la menuiserie (fabrication de caisses, de boîtes, de malles), mais assez peu résistant, il n’est guère employé en charpenterie, par exemple. On en fait assez souvent de la pâte à papier et des allumettes. Selon les variétés, le bois de peuplier offre des teintures végétales de couleur jaune d’or.
- L’écorce du peuplier, riche en tannin (en particulier celle de peuplier blanc) lui a valu d’être employée en tannerie (maroquins en Russie, par exemple).
- Le duvet des semences a servi autrefois à faire du papier, des toiles fines, etc., ce qui évoque quelque peu le symbolisme de l’ogham Eadha.
- La résine du bourgeon de peuplier, outre ses usages médicinaux, a trouvé d’autres utilisations : savonnerie, parfumerie (comme fixateur), etc.
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1. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 100
2. Ibid., p. 243
3. Robert Graves, Les mythes grecs, p. 405
4. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 243
5. Du temps d’Aristote et après lui d’Ovide et de Pline, on croyait que l’ambre n’était autre que de la résine s’écoulant de certains arbres.
6. Ovide, Métamorphoses, Livre II, p. 100
7. Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 195
8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 286
9. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 281
10. Le bois de peuplier permettait de fabriquer des boucliers. Pourtant, c’est un bois assez fragile. Mais il évoque non pas une force physique, mais mentale et spirituelle, puisque puiser dans la force du peuplier, c’est s’affranchir des sentiments de crainte et de danger, d’angoisse, de peur des phénomènes occultes, de peur du noir, de peur d’être attaqué, etc.
11. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 282
12. Ibid., p. 284
13. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 188
14. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, pp. 128-129
© Books of Dante – 2016