Avec le chervis, nous entrons dans le domaine peu connu des plantes presque abandonnées mais autrefois très recherchées. « Pourquoi une plante perd-elle la faveur des hommes ?, s’interroge Jean-Luc Daneyrolles. Perdre le goût d’une plante, sa culture, son usage, c’est aussi appauvrir sa langue », constate-t-il (1). En effet, ses différents noms vernaculaires racontent une histoire, que ce soit sous ceux de girole, de chirouis ou d’eschervys tel qu’on l’appelait à l’aube du XV ème siècle. Jetons un œil à la manière dont on nomme cette plante hors de France : par exemple, l’anglais skirret dérive d’un mot plus ancien signifiant « racine blanche », l’allemand zuckerwurtz, le danois sukerrrod et le suédois alita socker rot ont en commun de mettre en évidence le goût sucré de la racine du chervis qui, aux temps antiques, accompagnait déjà les hommes, tant comme aliment que comme médicament. Ainsi, le médecin grec Dioscoride écrit-il que « le chervis est connu de tous. La racine bouillie se trouve agréable au goût, provoque l’urine et donne de l’appétit » (2). Galien, qui évoque un siseron, dit cette plante échauffante au premier degré. Mais lui accorder une amertume questionne sur son identité, un aspect qui, selon toute vraisemblance, ne trompera pas Pline, recommandant d’extirper de sa racine une sorte de « nerf » avant que de la manger, un nerf qui n’en est pas un comme nous l’explique Fournier : « il y a au centre une mèche ligneuse qu’il faut retirer à la cuisson » (3). Mais comme il en va de même du panais… on peut se demander si ce siseron n’était pas plutôt le nom attribué à un autre légume racine. D’ailleurs, dans l’anecdote rapportée par Pline selon laquelle l’empereur Tibère faisait parvenir chaque année d’Allemagne, en guise de tribut, une cargaison de chervis, il est bien possible, d’après ce qu’en pense Fournier, que cette plante, siser, tel que nommée par Pline, soit en réalité le panais. Columelle, lui, ne s’embarrasse pas de ces considérations, il préconise de « semer le chervis, cette racine produite par une graine d’Assyrie que l’on sert coupée en morceaux avec des lupins détrempés ». Plus que germanique, il lui accorde une origine plutôt mésopotamienne.
Au Moyen-Âge, aux environs de l’an 800, un capitulaire de Charlemagne le recommande, mais il ne semble pas avoir alors rencontré énormément de succès, d’autant qu’on doute de son identification : le silum du Capitulaire de Villis est-il le Sium, c’est-à-dire le chervis ? En réalité, l’implantation occidentale de cette plante paraît beaucoup plus tardive, elle ne remonterait qu’à la fin du Moyen-Âge, soit au XV ème siècle, mais des informations contredisent ce fait : l’agronome arabe, Ibn Bassâl de Tolède, cite le chervis au XI ème siècle dans un traité d’agriculture et, plus tard, le Mesnagier de Paris (1393) mentionne les divers usages culinaires de cette racine qui devient un légume courant dès le XVI ème siècle. Sous la plume du botaniste helvète Bauhin, il devient Sisarum germanorum, sans doute en souvenir de ce que racontait Pline à propos de Tibère, alors qu’on sait aujourd’hui que le chervis n’est absolument pas natif du sol germanique, et qu’il faut situer son origine bien plutôt en Europe orientale (ou en Asie occidentale, c’est comme l’on voudra, ce qui pourrait donner raison à Columelle ; certains avancent même qu’il pourrait provenir de la fraction la plus méridionale de la Russie). Bref. Le chervis jalonne l’histoire des hommes : tantôt Rabelais y fait référence dans le Quart Livre (1552), tantôt Olivier de Serres indique « sa douce délicatesse [qui] le rend recercheable ». La Renaissance est sans doute l’âge d’or du chervis, tant en France qu’en Angleterre. Outre-Manche, le botaniste, herboriste et astrologue Nicholas Culpeper octroiera au chervis une place dans le Complete Herbal (1652), le disant agréable et sain, tandis qu’un peu plus tard, l’agronome britannique John Worlidge considère le chervis comme « un grand fortifiant et bon pour les estomacs faibles », ajoutant dans le Systema agriculturae (1675) que le chervis est « un ami efficace pour Dame Vénus », un prétendu pouvoir aphrodisiaque que Cazin relaiera deux siècles plus tard. Côté français, on ne tarit pas d’éloges en ce qui concerne le chervis. Voici ce qu’en dit un ouvrage que l’on doit à Nicolas de Bonnefons intitulé Les Délices de la campagne (1654) : « cette racine est si délicate qu’elle ne veut presque qu’entrer dans l’eau chaude pour ôter sa peau ; puis on la frit, l’ayant poudrée de farine et trempée dans la pâte comme la scorsonère […] Si étant cuite et pelée, vous la voulez manger au beurre, à la sauce tournée ou d’Allemagne, ou bien à l’huile, en salade avec du cerfeuil d’Espagne, au temps qu’il commence à pousser ses feuilles, c’est un manger délicat et friand. » Beaucoup plus tard, Joseph Roques observait que c’est « une nourriture adoucissante, légère et délicate aux phtisiques et aux convalescents ». Remarquez-vous combien l’adjectif « délicat » lui est souvent attribué ? Hélas, la culture de cette douce racine commence à se perdre dès le XVIII ème siècle et entre dans le cortège des légumes oubliés, portant en bannière les mots « légumes anciens » que l’on redécouvre quelque peu dans certains potagers privés, dans l’attente que, peut-être, ils côtoieront de nouveau les panais, les topinambours et les carottes multicolores sur les étalages du marchand de fruits et légumes. Cela ne coûte rien de rêver. Qui, par exemple, a déjà fait l’acquisition et l’apprêt culinaire d’une botte de racines de scorsonère que l’on ne trouve pas dans le premier Prisunic venu ? L’on dit que les goûts, contrairement aux imbéciles, changent d’une époque à l’autre. Nous voyons cela avec les vêtements, les matières parfumées, les aliments. Je le veux bien. Vous ne pourriez pas faire avaler de topinambour à mon grand-père qui en a tant mangés durant la Deuxième Guerre mondiale à défaut d’autre chose à se mettre sous la dent, alors qu’aujourd’hui, je guette avec impatience le moment où je pourrais en trouver chez le primeur. Nous verrons dans un prochain article que la désaffection dont est victime tel ou tel légume peut provenir de la difficulté avec laquelle il est possible de le cultiver et que, ce faisant, il est compréhensible que l’homme se soit tourné en direction d’une plante dont le peu de caprices n’allait pas faire mourir de faim une population entière. C’est pourquoi, comme le déclare Cazin avec stupéfaction en 1858, « il est étonnant qu’une racine aussi savoureuse, aussi nourrissante, aussi facile à cultiver, soit condamnée de nos jours à l’oubli » (4), bien qu’elle vivotera en Auvergne et dans les régions contiguës jusqu’aux années 1870.
Le chervis est une apiacée telle la carotte et le fenouil, mais au contraire de ces deux-là, c’est une plante vivace. Sa particularité consiste en une racine très aromatique qui s’enfonce à près de 30 cm dans le sol. Il s’agit en fait d’un bouquet de racines qui ressemble à une botte de carottes. On les dit en faisceau. Gris brunâtre de peau, blanches de chair, elles sont particulièrement cassantes. Ce paquet de racines qui forme comme une griffe, permet à la plante de s’ériger à près d’un mètre de hauteur à l’aide de tiges creuses et ramifiées, portant des feuilles lancéolées aux marges dentées. Elles rappellent celles de la livèche par leur couleur vert foncé brillant. L’été voit apparaître les fleurs du chervis : d’un diamètre de 5 mm tout au plus, elles s’organisent en ombelles. Blanches, voire jaune pâle, très parfumées, de saveur quelque peu épicée, elles donnent le jour à des semences marron foncé, striées de sillons, rappelant celles d’une autre apiacée, le carvi.
Le chervis en phytothérapie
De cette plante que Botan disait « non usitée » en 1935, il y a malheureusement peu à dire, rares étant les sources modernes qui relatent des informations aussi précieuses que les principes actifs, par exemple. Tout au plus pouvons-nous dire que la racine de chervis contient des glucides (saccharose : 4 à 8 %), de l’amidon (4 à 18 %), de la pectose (2 %), de la dextrine, de la gomme et des sels minéraux. Quant à ses graines à saveur de carotte et arrière-goût piquant de poivre, elles recèlent une essence aromatique.
Propriétés thérapeutiques
- Apéritif, digestif, vermifuge
- Diurétique
- Emménagogue
- Aphrodisiaque ( ? cf. Cazin)
Usages thérapeutiques
- Troubles de la sphère vésico-rénale : difficulté de miction, irritation des voies urinaires, strangurie, hématurie
- Troubles de la sphère pulmonaire : hémoptysie, catarrhe pulmonaire chronique, douleur pectorale
- Troubles de la sphère gastro-intestinale : irritation du tube digestif, dysenterie, ténesme
Modes d’emploi
- Décoction de semences ou de racine
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
- Récolte : les semences dès achèvement de la fructification, la racine à la fin de l’automne ou au début de l’hiver de la deuxième année.
- D’un point de vue culinaire, on utilise le chervis de multiples façons. La racine, dont le goût sucré s’intensifie avec les premiers gels, se cuit à la vapeur ou sautée à la poêle, de même que carotte, panais ou salsifis. Elle se prête aussi à être confite au vinaigre. Concernant les jeunes pousses, les blanchir ou bien les consommer tel quel en salade, sont d’autres manières de mettre cette plante atypique à contribution en cuisine. Quant aux fleurs, elles parfument thés et infusions, plats cuisinés à base de pâtes ou de riz. Autrefois, en Allemagne, on tirait de la racine un ersatz de café.
- Autre espèce : la berle à larges feuilles (Sium latifolia).
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1. Jean-Luc Daneyrolles, Un jardin extraordinaire, p. 26.
2. Dioscoride, Materia medica, Livre II, Chapitre 106.
3. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 162.
4. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 274.
© Books of Dante – 2017