Synonymes : laurier-cinnamone, canéficier.
Imaginez un peu : la première fois qu’on a parlé de cannelle sur le sol français remonte à 716 ! De facto, cela nous plonge dans un passé complètement improbable, mais néanmoins formidable, en particulier parce que la vie dans le VIIIe siècle en ce territoire qui est devenu la France, était loin d’être facile, plutôt âpre et farouche à dire vrai. De cet événement, nous avons une preuve, comme l’expose Henri Leclerc : « la plus ancienne mention qui soit faite de son introduction dans le nord de l’Europe se trouve dans un diplôme délivré en 716 par Chilpéric II au monastère de Corbie »1, situé à 15 km à l’est d’Amiens, dans la Somme. Tout cela est tout à fait prodigieux, mais n’est rien en comparaison de la Chine où la cannelle est une plante d’usage courant depuis au moins 3000 ans. Oui, je dis bien d’usage courant – en guise de médicament – et non pas comme une précieuse curiosité que l’on conserve sous la haute protection d’un écrin serti de joailleries non moins précieuses ! Déjà, un demi millénaire plus tôt, la cannelle était réservée à l’usage des Césars, et qui en possédait et en faisait un large usage marquait par là sa puissance et éventuellement sa folie : souvenons-nous de Néron qui, à l’occasion des funérailles de Poppée, fit brûler plus de cannelle que la seule « Arabie heureuse » (on pensait qu’elle provenait de la péninsule arabique en ce temps-là2) était capable d’en produire en l’espace d’une année. Il faut dire que la proximité de la plante, ainsi que son abondance, autorisaient là-bas à faire ce qu’ici on s’interdisait : quelle expérience durable aurait-on bien pu retirer de quelques bâtons de cannelle dont la préciosité valait justement en raison de leur rareté ? En 716, à Corbie, on ignorait sans doute que sur son lieu de naissance, la cannelle était vue comme une plante fortifiante qui régénère avec constance l’énergie vitale, au point qu’elle serait capable de garantir l’immortalité (si l’on avait su ça en Europe au VIIIe siècle, c’est certain qu’on aurait assisté à des phénomènes encore plus délirants que les funérailles de la deuxième épouse de l’empereur fou). En effet, des chroniques historiques relatent le cas de paysans chinois devenus plusieurs fois centenaires. Rien d’étonnant à ce qu’on ait fait d’elle une habituelle nourriture d’immortalité, comme le prouve encore P’ongtsou qui parvint à l’âge extraordinaire de 888 ans ! Elle faisait gagner le corps en âge, certes, mais par son entremise et abstention de céréales, les taoïstes visaient la purification corporelle, subtile manière de désentraver l’organisme et de le faire « durer » autant que possible en bonne santé. Parce qu’il ne s’agit pas de vieillir vieux, il s’agit aussi de vieillir bien, loin de l’idée de l’acharnement thérapeutique dont l’Occident fait malheureusement preuve. A quoi sert d’étayer un corps à l’aide de quelques ficelles, et cela jusqu’à ce que mort s’ensuive, alors que le propriétaire de ce même corps n’aura peut-être pas été capable, sa vie durant, de faire les choix les plus judicieux en matière d’hygiène et de nutrition ? Ce qui est bien pire, c’est qu’abandonné à son triste sort, rien ni personne ne se sera inquiété de cette question cruciale, une attitude déplaisante qui mène à ces hordes de malades par ignorance de ce qui est bon pour l’humain et par la continuation de ce qui est mauvais pour lui (les glucides – sucre en tête –, les graisses hydrogénées, certains acides gras insaturés, les antibiotiques, etc. La liste est longue.).
Bien, revenons-en à nos moutons ^.^ La médecine traditionnelle chinoise apporte des indices bienvenus : l’écorce du cannelier, réduite en poudre, de nature chaude, piquante et un peu douce, facilite la circulation du sang, tonifie l’énergie des deux méridiens dépendant du principe du Métal (Poumon et Gros intestin), réchauffe celle des deux méridiens régis par le principe de la Terre (Estomac et Rate/Pancréas), possède encore d’excellents effets sur les méridiens du principe de l’Eau (Rein et Vessie). Tout cela concourt, d’un point de vue physique, sentimental, affectif et sexuel, à chasser les froideurs, la cannelle étant un tonifiant général du yang. D’ailleurs, « on prépare avec la cannelle, un vin dont une seule goutte donne au corps la couleur de l’or, c’est-à-dire qu’elle le métamorphose en pur yang ». Ce dont on peut questionner l’utilité : le pur yang existe-t-il, peut-il exister, indépendamment du yin ? Est-ce seulement souhaitable ? Qu’est donc le pur yang d’ailleurs ? La lumière solaire dont la température s’élève à plusieurs milliards de degrés ? Non, il est préférable de faire entrer le yin et le yang en parfaite conjonction, philosophie du juste milieu qui ne privilégie jamais l’un aux dépens de l’autre, comme savent parfaitement bien nous le rappeler les deux vessies de poisson qui constituent la plénitude du symbole du taijitu. Aussi, le cannelier peut-il être l’arbre de la Lune auprès duquel le lièvre broie les simples pour en élaborer des drogues d’immortalité ? Épineuse question qui sera suivie de beaucoup d’autres, puisque la botanique antique n’est jamais simple, le voyage de la cannelle d’Asie en Europe ayant été émaillé de nombreuses escales et débarquements. Corbie, 716. Cela peut faire rire, au regard de ce que nous avons dit jusque là. Que sont-ce que les hommes qui vivaient à cette époque, à proximité de ce lieu ? Des attardés ? Probablement. En revanche, savoir cette cannelle là-bas à ce moment précis, c’est aussi considérer le fait que le diamant ne brille jamais aussi bien qu’au milieu de sa gangue charbonneuse, à la manière du yin et du yang. A chaque port, à chaque étape, les langues changent et s’entremêlent, une substance donnée emprunte un nom qui n’est peut-être que la déformation de celui d’origine, qu’une oreille inattentive transcrit différemment. A l’arrivée, on comprend qu’il est facile de jouer au jeu des sept erreurs entre l’original lointain et la copie parvenue jusqu’à nous. Mais c’est la vie, chacun y insuffle un peu de lui-même. Ainsi, dans les textes antiques, on voit souvent surgir deux termes – cinnamomum et cassia – dont on a longtemps questionné l’identité : lequel des deux désigne la cannelle de Chine, la cannelle de Ceylan ? On a réussi à établir le fait que la « cassia » était la cannelle en provenance de Chine (Cinnamomum cassia, en langage moderne) tandis que le mot cinnamomum4 référait à la cannelle de Ceylan. Or, entre la kassia et le kinnamômon, la cannelle était l’une des nombreuses drogues manipulées par les pastophores dans les temples, c’est-à-dire les prêtres, pour définir exactement cette expression tardive que l’on doit à Rabelais. Les erreurs de traduction, les mauvaises interprétations, etc., qui se glissèrent là où on ne les attendait pas, purent être l’occasion de témoignages pour le moins étonnants : par exemple, il est couramment admis que la cannelle pénétra fort anciennement le royaume d’Égypte, et que vers le Ve siècle avant J.-C, elle intervenait dans les procédures d’embaumement. Mais après observation attentive, Jean-François Bonastre (1783-1856) en conclut que ce n’était pas là poudre de cannelle mais de muscade5. Aussi, est-il légitime d’avoir un doute à chaque fois qu’on nous parle de cannelle en terres égyptiennes ? Par exemple, l’aegyptium dont Cléopâtre parfumait ses pieds, contenait-il véritablement de la cannelle comme on l’affirme ? Dans le Kosmètikon, la cannelle est déclarée comme astringente légère, antiseptique, échauffante, stimulante et aphrodisiaque, ce que les cannelles chinoise et indienne sont toutes les deux. Ainsi, on y parle d’une cannelle qui pourrait tout à fait être l’autre, et inversement. A moins qu’il ne s’agisse tout bonnement des deux, comme le laisse entendre Eugène Rimmel dans un extrait de son Livre des parfums consacré à l’Égypte : « C’était surtout dans leurs processions religieuses, lors des Panégyries, que les Égyptiens déployaient un luxe inouï de parfums. Les historiens nous donnent les détails d’une solennité de ce genre qui eut lieu sous le règne d’un des Ptolémées, et dans laquelle figuraient cent vingt enfants portant dans des vases d’or de l’encens, de la myrrhe et du safran, et une quantité de dromadaires chargés les uns de trois cents livres d’encens, les autres de safran, de cannelle, de cinnamome, d’iris et d’autres précieux aromates »6.
Ce ne sont là encore que vétilles. Le plus gros reste à venir : il tient essentiellement dans les récits que rapportèrent les auteurs antiques pour tenter de s’expliquer la provenance de cette épice, la cannelle. C’est en suivant Hérodote qu’on tombe dans le traquenard. Faisons un peu de clarté avant de subir l’épreuve d’affabulation. Durant l’Antiquité, la cannelle de Ceylan se confond avec celle provenant de Chine. Mais il est vrai que l’on ne distingue pas toujours l’une de l’autre, et les récits légendaires associés à l’une le sont aussi à l’autre (ou au giroflier qui vient parfois semer le trouble dans ce qui est déjà, il faut bien l’avouer, une véritable pagaïe). C’est par exemple, ce que retrace Hérodote – venons-y – dans ses Histoires, à savoir le stratagème que l’on met en place pour récolter la cannelle dont de gros oiseaux terrifiants garnissent leurs nids. Pour espérer en chiper quelques rouleaux sans se faire massacrer, les hommes disposent à l’entour des nids de gros quartiers de viande. Voyant cela, les oiseaux prennent leur envol et s’en viennent quérir cette viande peu difficile à conquérir, puis, à tire-d’aile, regagnent leur nid. Mais sous la masse ajoutée ainsi au nid, celui-ci ne tarde pas à s’écrouler, ce qui est le but avéré des hommes qui, profitant de la soudaine débandade aviaire, n’ont plus qu’à venir ramasser quelques bâtons de cannelle épars et prendre leurs jambes à leur cou pour échapper à la vindicte furieuse des oiseaux ainsi dupés. Passons le caractère parfaitement invraisemblable du subterfuge de même que la balourdise de ces volatiles. Nous verrons dans un futur article ce que sont exactement ces oiseaux et que cette légende rapportée par Hérodote n’est que la retranscription abâtardie d’un mythe beaucoup plus ancien et mal compris, tant il s’est déformé avec le temps et les différentes étapes de transmission par lesquelles il est passé. La légende portant sur la casse n’est pas moins étrange : « Elle poussait dans des marécages difficiles d’accès et était défendue à coup de griffes par des animaux ailés, ressemblant à des chauves-souris : aussi, pour la récolter, devait-on s’envelopper corps et visage de peaux de bœuf »7. Selon Pline, toutes ces scènes terrifiques ont pour but de dissuader la convoitise : la cannelle, qu’on sait être un aromate coûteux, est ainsi bien gardée. Mais de cette tentative d’expliquer la cherté de la cannelle, je n’en crois pas un mot, même si l’on observe, heureusement, que Pline n’admet pour vrai aucune de ces fariboles (c’est déjà ça !…). Plus intéressantes sont les données apportées par Diodore de Sicile qui, au Ier siècle avant J.-C., parvint à expliquer qu’outre cette provenance bien connue – l’Arabie heureuse – la cannelle émanait d’une sphère plus lointaine encore puisqu’il parlait de Chine ! A l’en croire, ces contrées orientales regorgeaient de cannelle : en effet, dans ce pays les « arbustes de ce genre poussent en taillis et en fourrés si touffus que ce qu’ailleurs ont met avec parcimonie sur les autels des dieux sert là-bas de combustible même pour les fours, et que ce qui ailleurs est à l’état de rareté tient lieu là-bas de paillasses pour domestiques sur le haut des maisons »8. Quelles que soient les élucubrations – s’expliquer le monde passe souvent par ce qui, après coup, paraît très fantaisiste – l’irruption de la cannelle eut pour effet de révolutionner l’offrande comme l’explique le poète Ovide dans Les Fastes car « autrefois, pour rendre les dieux propices aux hommes, il suffisait de froment, d’un grain de sel pur »9. Avec la cannelle, tout change : on y voit là un encens de nature solaire, aussi procède-t-on à des fumigations de cannelle afin de « recevoir les bonnes grâces d’Apollon » et de Zeus. La cannelle, outre qu’elle soit encens, est aussi parfum (est-elle aussi condiment ? L’Antiquité ne le dit pas) : Pline remarque une abondance de préparations parfumées accueillant de la cannelle et que l’on se procure dans les boutiques des parfumeurs de l’époque. Ces deux aspects font que « les senteurs de myrrhe, de cannelle et d’encens sont tout autant témoins des largeurs royales que du plaisir des sens ou de la protection des dieux »10. On pourrait même se demander si la présence de la cannelle non loin de l’autel et dans l’armoire à parfums n’est pas censée servir la même cause. C’est apparemment lisible à travers son statut de plante consacrée à Héra, relativement au fait que cette déesse veille sur les différents aspects physiologiques de la vie féminine et que la cannelle est une drogue emménagogue intervenant également au moment de l’accouchement. Mais la relation ne me semble pas assez forte, bien trop ténue, pour quelle soit suffisamment pertinente. En revanche, si l’on jette un œil du côté d’Aphrodite… Cela ne surprendra personne si j’apprends que la cannelle est plante de Vénus, celle-là même dont la ceinture est embaumée de cannelle et de benjoin (par ceinture, il ne faut pas se méprendre avec nos accessoires modernes : celle d’Aphrodite est en fait une sorte de pagne de corps, longue bande de tissu enserrant le buste de la déesse, et constituant, en quelque sorte, une partie de ses « dessous ») et dont Homère nous dit dans l’Iliade qu’elle est « le talisman précieux du désir amoureux ». Canalisant les hautes vibrations de Vénus, la cannelle accroît le flux de la vie et de l’épanouissement : elle est clairement l’apanage de la bien-aimé devant laquelle cette autre plante de Vénus vient s’incliner : « La rose rougit devant la cannelle », écrivait Pétrone11. Pour s’en convaincre, rien de tel que de faire appel à ce glorieux chant d’amour qu’est le Cantique des cantiques. Le bien-aimé s’adressant à la Sulamite : « Mon amie, ma fiancée, tu es un jardin clos, une source secrète, une fontaine scellée. Tes fruits sont plus succulents et parfumés que ceux d’un verger où le jasmin, le safran, le cinname et la menthe auraient exhalé leurs senteurs »12. Pas besoin de convoquer davantage de superlatifs, même si l’on peut comprendre que, dans la bouche du bien-aimé, les mots sont bien incapables d’exprimer l’ineffable qui consiste en l’amour pur. Comment, au reste, celui-ci peut-il bien se dire sans disparaître aussitôt ? L’amour pur, je l’apparente à l’état de grâce. Si la cannelle permet, même ne serait-ce qu’un peu, d’approcher cet état, eh bien il n’y a pas lieu de s’en priver, bien au contraire, quand bien même l’on pourrait douter de ses vertus dans le domaine qui nous intéresse présentement. Ainsi, Roques : « On regarde la cannelle comme un excitant aphrodisiaque, et les hommes épuisés par toutes sortes de jouissances en font souvent usage pour réveiller dans leurs organes flétris les dernières étincelles du désir »13. Mais Roques doit apprendre qu’aucune drogue et pas même la cannelle ne sont capables de restaurer en l’homme l’essence qui lui a été accordée à la naissance : s’il mange son pain blanc dès les premiers temps de sa vie, alors il lui faut s’attendre à vivre un second âge plus douloureux. Bien. Ceci dit, n’hésitons pas à réaffirmer le statut clairement vénusien de la cannelle, comme il peut s’entrevoir en quelques lignes extirpées du Petit Albert lorsqu’il expose la « composition d’une savonnette pour le visage et pour les mains, qui rend agréable la personne qui s’en sert »14. Or savon + cannelle = beauté = Vénus. C’est tout simple ! En revanche, si le caractère sacré de la cannelle ne fait pas de doute15, l’on aperçoit le piège qu’elle peut constituer dès lors qu’elle atterrit dans le monde profane, devenant l’instrument de la ruse de la courtisane campée dans un extrait des Proverbes : « J’ai parfumé ma couche de myrrhe, d’aloès et de cinnamome ; viens, enivrons-nous d’amour jusqu’au matin, livrons-nous aux délices de la volupté, car mon mari n’est point à la maison, il s’en est allé bien loin en voyage »16. « Par les mignardises de ses lèvres »17, elle enchaîne celui qu’elle est allée quérir au dehors, avant de le ramener en « sa maison [qui] est le chemin du sépulcre, qui descend aux profondeurs de la mort »18. La fascination et l’attraction que suscite une telle femme – femme fatale, au sens aussi irrévocable que le fatum dont les Moires et les Parques accablent chaque être humain – est de nature démoniaque, plaçant l’homme qui en subit l’influence en position d’esclave.
Nous nous demandions plus haut si la cannelle, en plus d’être de nature solaire, ne pouvait pas s’apparenter à la Lune par quelques-uns de ses aspects. C’est bien possible, bien que la tonalité soit amenée à changer, car il n’échappe à personne que du personnage de la Sulamite du Cantique à la courtisane des Proverbes, l’image est littéralement inversée : alors, si la cannelle a quelque rapport avec la Lune, dans le premier cadre, elle aide à produire une pensée limpide et claire, dans l’autre elle brouille l’esprit car « être frappé par la Lune produit la folie »19. Or, si nous en sommes arrivés là, c’est que nous n’empruntons pas la bonne voie surtout quand, de la cannelle, nous attendons la sagesse que la courtisane ne peut offrir à celui qu’elle met aux fers, puisque avec elle les valeurs de noblesse, d’honneur, de confiance et de prospérité sont balayées.
En 745, l’évangélisateur de la Germanie Boniface de Mayence (ville dont il est archevêque), reçut de la part d’un diacre nommé Gemmulus quatre onces de cannelle accompagnées de son plus profond respect, ce qui ne lui a pas porté chance, puisqu’il a été assassiné à plus de 70 ans par une bande de païens. Pas sûr que la cannelle y soit pour grand-chose dans cette affaire, mais cela nous permet néanmoins de nous relier au fil historique dont nous avons relâché la tension depuis plusieurs paragraphes. Nous voici donc immergés de nouveau dans l’époque médiévale, même si l’âge d’or de la cannelle n’a pas encore sonné. On dit que cela se produisit au XIIIe siècle, parce que non seulement c’est une drogue dont la préciosité ne se dément pas, mais surtout parce qu’elle se répandit plus largement que jamais en Europe. Cela me semble démarrer même un siècle plus tôt, car c’est au XIIe siècle qu’est forgé l’ancêtre du mot cannelle qui n’existait pas auparavant. Il proviendrait du latin canna qui désigne « un végétal à tige creuse ». A ce sujet, Pierre Delaveau nous offre un très intéressant éclairage étymologique, assurant qu’« en réalité, la très ancienne racine qnh avait le sens d’acquérir, fournissant kânu en akkadien et quêneh en hébreu où l’on retrouve une double idée de tige, mais aussi de possession »20. Cela signifierait-il qu’outre son statut végétal la cannelle incarne un quelconque symbole de pouvoir ? Nous en avons listés quelques-uns plus haut, cela ne devrait donc pas trop nous surprendre. En revanche, tout cela peut nous laisser sur notre faim : de quelle « possession » peut-il bien s’agir ? Difficile à dire. Ce que l’on peut avancer à coup sûr, c’est qu’après avoir occupé les fonctions d’encens et de matière parfumée, la cannelle s’est aventurée dans le domaine des arts thérapeutiques, devenant même l’un des éléments les plus fréquemment usités de l’armoire à pharmacie.
Tout d’abord, chez Mésué, l’on trouve des indications médicinales qui sonnent très médecine traditionnelle chinoise, en particulier quand il dit que la cannelle est capable de « favoriser la distribution des aliments dans le corps » (entendre le sang, la chaleur, l’énergie), mais surtout elle apparaît centrale chez deux auteurs médiévaux : Hildegarde, tout d’abord, pour qui la cynamomum participe de la bonne santé du foie, des poumons (rhume, fièvre) et des intestins (colique, dysenterie). Dans un passage du Physica, elle indique la recette d’une potion dans laquelle entre la cannelle : elle la dit « meilleure que l’or », ce qui ne peut que nous faire tilter, rappelant là ce vin de cannelle dont une seule goutte propageait à tous le corps bien plus encore que ce que nous révèle Hildegarde dans cet autre extrait : « La cannelle est très chaude et a beaucoup d’énergiques propriétés ; elle a également en elle une certaine humidité [NdA : Hildegarde ne commet pas l’erreur de lui dénier une particule yin] ; mais sa chaleur est si forte qu’elle fait disparaître l’humidité [zutre !], et celui qui en mange souvent fait disparaître en lui les humeurs mauvaises et en fait naître de bonnes »21. Du côté d’Albert le Grand, la cannelle calme la toux, déterge la poitrine, fortifie l’estomac et le foie, enfin apaise la matrice. C’est là un ensemble de recommandations qui seront reprises à bon compte dans les siècles suivants, durant lesquels on poursuivra l’emploi de la cannelle, au point où Pierre Pomet concédera cet aveu : « La cannelle est d’un si grand usage que nous avons peu de drogues fines dont on fasse un plus grand emploi, tant à cause de ses belles qualités qu’à cause de son agréable goût et odeur »22. A la lecture du seul Nicolas Lémery, on dispose d’un assez bel aperçu du profil thérapeutique de la cannelle au XVIIe siècle : « Elle excite l’urine et les humeurs, elle fortifie l’estomac, le cœur et le cerveau, elle aide à la digestion, elle excite les mois et l’accouchement des femmes, et elle chasse les vents. Son usage immodéré enflamme les humeurs, et les jette dans une grande agitation. Elle convient, en temps froids, aux vieillards, aux phlegmatiques, aux mélancoliques, et à ceux qui ont un estomac faible, et qui ne digèrent pas bien ; mais elle ne convient point aux jeunes gens d’un tempérament chaud et bilieux »23. Le rétablissement de la chaleur naturelle en luttant contre les maladies de cause froide a été bien remarqué, de même que les propriétés céphaliques, béchiques, expectorantes et corroboratives de la cannelle qui ranime le mouvement du sang et les « esprits » (ceux-là même auxquels on fait référence dans l’expression « reprendre ses esprits », qui ne sont pas les mêmes que dans cette autre expression : « perdre l’esprit »). Enfin, comme l’écrivait Pierre Pomet, de la cannelle, « on en prend aussi pour résister au mauvais air »24, plus précisément pour se préparer « contre ces dangereuses maladies qui s’engendrent ordinairement de la corruption de l’air que l’on respire. C’est pour cette raison que l’on donne ici les remèdes pour s’en garantir et empêcher que cette infection ne pénètre jusqu’au cœur »25, c’est-à-dire aussi bien par le biais de fumigations de plantes (lavande, encens, myrrhe, laurier, genévrier, cannelle, etc.) autour des maisons et dans les chambres, que de ces boîtelettes – les pomandres. L’on empilait les aromates dans ces dispositifs transportables, dont la cannelle, l’une des espèces les plus antiseptiques qui soient avec l’origan et la sarriette.
La récolte de la cannelle expliquée par les Anciens : avant même l’irruption portugaise dans le sous-continent indien (1505) et l’occupation permanente du Sri-Lanka (1536), la récolte traditionnelle de la cannelle était l’apanage de la caste des Salagama. Je n’ai trouvé aucune information (qui me soient accessibles, s’entend) concernant les manières de mener cette cueillette : à tout le moins puis-je dire qu’ils opéraient auprès de canneliers sauvages. Il est même permis d’imaginer que, n’en ayant pas instauré la culture, ils se satisfaisaient de ce que la Nature sauvage avait à leur offrir. (La culture du cannelier au Sri-Lanka fut décidée par les Hollandais à la fin du XVIIIe siècle, après qu’ils en aient évincé les Portugais au XVIIe siècle.) Ce qui accentua d’autant plus les sombres questions de monopole et d’approvisionnement des marchés mondiaux. Aussi ne pouvait-on pas se permettre d’y acheminer n’importe quoi. Cela fut à l’origine de la distinction qui s’opéra entre trois niveaux de qualité de cannelle : la fine, la moyenne et la commune qu’on différenciait toutes de cette autre cannelle en provenance de Chine, qui « est plus épaisse, d’une couleur plus foncée et d’un goût aromatique et moins piquant ; elle rend même la salive gluante quand on en a mâché : sa qualité n’approche pas de celle de la première espèce »26. Au contraire de ça, la meilleure cannelle de Ceylan qui soit, c’est celle qui se roule le plus rapidement et qui « ne doit pas être plus épaisse que du papier qui a un peu de corps »27. Jaune clair, assez douce, elle ne doit pas « cuire » en bouche quand on la goûte. Cela, c’est la cannelle fine, adjectif qui tient essentiellement à la qualité de sa saveur et de son parfum, mais également de sa configuration en fragiles rouleaux qui se brisent assez facilement quand ils sont secs. Celle-ci est l’objet de deux récoltes dans l’année : la grande (d’avril à fin août) et la petite (qui se réalise en fin d’automne). Pour ce faire, « on choisit les tiges les plus droites, qui ont deux à trois pieds de hauteur28. On fait aux deux extrémités une incision horizontale, et au milieu une incision longitudinale. L’épiderme extérieur se détache, on l’enlève ; la seconde écorce se sépare à son tour de la tige, on la déroule, on l’étend sur des linges placés sur le sol exposé aux rayons d’un beau soleil ; la dessiccation s’en opère très promptement ; l’écorce se roule sur elle-même, à mesure qu’elle se sèche »29. Ceci étant fait, on la réduit en poudre ou on la distille (bien que contenant moins d’essence, on la préfère car le produit obtenu est plus fin et plus suave). La cannelle de deuxième catégorie est tirée de tiges de plus forte section (et/ou plus âgées), ce qui forme des rouleaux de cannelle plus épais. Enfin, de dernière catégorie, l’écorce retirée des très grosses branches forme un produit rude et épais, de couleur jaune livide, de saveur âcre et mordicante, abandonnant dans la bouche une certaine viscosité quand on la mâche, brûlant le palais en y laissant un désagréable arrière-goût de punaise. Elle produit plus d’huile essentielle mais celle-ci est, olfactivement, de moins bonne qualité. Cet ordonnancement donna lieu à quelques trafics et sophistications. Par exemple, la deuxième cannelle se voyait mêlée, ni vu ni connu, à celle de première qualité, ce qu’on opérait de même avec la cannelle de Chine qui, selon Chomel, valait en son temps quatre fois moins cher que celle de Ceylan. L’avarice menait aussi à proposer sur le marché des bâtons de cannelle épuisés d’une partie de leur essence par la distillation, ce qui rappelle ce qui se faisait avec les stigmates de safran, et exigeait qu’on s’oblige à l’acheter à des commerçants de la plus complète confiance.
Celui qu’on imagine n’être qu’un arbuste, peut s’avérer emprunter un assez grand port quand il pousse à l’état sauvage et que, non cultivé, on ne vient pas rabattre sa superbe en le cantonnant au plus près du sol, ce qu’on fait pour en faciliter la récolte. On peut donc affirmer sans risque de se tromper que le cannelier est aussi haut qu’un saule (10 à 15 m). Cet arbre semper virens des forêts tropicales de basse altitude est couvert d’une écorce papyracée brun grisâtre qui dissimule la seconde écorce souple et brun rougeâtre. Ses grandes feuilles opposées, coriaces, oblongues, luisantes, tout d’abord rouge écarlate vif lorsqu’elles sont jeunes, passent au vert vif sombre avec l’âge. Elles sont marquées de deux nervures parallèles à leurs marges qui n’en atteignent pas nettement le sommet acuminé, mais se noient dans la masse foliaire au fur et à mesure de leur progression. Les limbes veinulés de blanc du cannelier étant riches en eugénol, ces feuilles répandent donc une agréable odeur lorsqu’on les froisse (on en tire une autre huile essentielle de cannelle, dite « cannelle feuilles », très proche biochimiquement de l’huile essentielle de giroflier). Placées en panicules à l’extrémité des rameaux du cannelier, se trouvent de nombreuses petites fleurs également odorantes, de couleur blanche ou jaune, et comptant un pistil et neuf étamines. Elles donnent, en mûrissant, de petits fruits à cupule semblables à des glands et pas plus gros qu’une olive, tout d’abord verts, puis mauves, pourpres, bleu foncé ou noirâtres.
Pour sa culture, le cannelier exige un sol humide mais bien drainé et une température jamais inférieure à 5° C, l’espèce n’étant pas rustique. Ces caractéristiques permettent de voir s’épanouir le cannelier ailleurs que dans le sous-continent indien, comme en Indonésie (Java), aux Philippines, en Afrique (Madagascar, Seychelles, Congo), aux Antilles (Martinique), en Amérique du Sud (Guyane française), etc.
La cannelle en phytothérapie
C’est une chance immense que d’avoir été mis nez à nez avec la cannelle de Ceylan dont la magnificence s’est illustrée très largement depuis des siècles. Quand l’on sait que les cinnamomum se comptent par centaines, ce miracle tient du même prodige que celui qui vous fait découvrir l’aiguille dans une botte de foin.
Comme l’on sait, l’objet de notre attention du jour tient en la seconde écorce des jeunes rameaux du cannelier (cultivé, autrefois sauvage) que l’on découpe en fines lanières tous les deux à quatre ans, que l’on met à sécher, puis que l’on broie ou non.
De couleur jaune-rougeâtre (elle donne l’impression de ne pas savoir entre laquelle des deux choisir), d’odeur suave et très pénétrante, le fragile rouleau de la cannelle dégage tout d’abord une saveur douce et sucrée, devenant par la suite âcre et quelque peu piquante. C’est son essence (4 %) qui est responsable de cela, ainsi qu’un peu de sucre pour la note édulcorée. Mais comme la cannelle râpe un peu la langue, on peut affirmer qu’à coup sûr elle contient des tanins, ce qui est effectivement le cas (phlobotanins). Pour appuyer sur la douceur quelque peu onctueuse, la cannelle sait compter sur son amidon, sa mannite et son mucilage.
Propriétés thérapeutiques
- Anti-infectieuse : antibactérienne, antivirale, antifongique, antiseptique, parasiticide
- Excitante, tonique, stimulante, fortifiante
- Apéritive, digestive, carminative, stomachique, antiputride intestinale, anti-nauséeuse, vermifuge
- Hypotensive, stimule la circulation périphérique, les fonctions cardiaques et circulatoires
- Hémostatique, antihémorragique
- Échauffante, sudorifique, fébrifuge
- Antispasmodique
- Stimulante des fonctions respiratoires
- Emménagogue
- Aphrodisiaque (légère)
- Odontalgique
- Astringente (légère)
Usages thérapeutiques
- Troubles de la sphère gastro-intestinale : perte et manque d’appétit, paresse intestinale, atonie de l’appareil digestif, indigestion, constipation, diarrhée, dysenterie, infection intestinale (choléra, typhoïde), dyspepsie, nausée, vomissement, spasmes digestifs, colite spasmodique, flatulences, ballonnement, parasites intestinaux
- Troubles de la sphère gynécologique : leucorrhée par atonie, aménorrhée, métrorragie, règles insuffisantes, hémorragie utérine faisant suite à une fausse couche ou un accouchement laborieux, inertie utérine, douleurs post-partum
- Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : hypertension, mauvaise circulation (stase sanguine occasionnant une sensation de froid, générale ou dans le détail : mains et doigts, pieds et orteils)
- Troubles de la sphère pulmonaire : rhume, grippe et état grippal (avec adynamie), infection des voies respiratoires, refroidissement pulmonaire, hémoptysie, angine, fièvre maligne ou putride
- Troubles de la sphère génitale : impuissance, frigidité, panne sexuelle, affaiblissement du désir
- Affections cutanées : pédiculose, gale, piqûre de guêpe, morsure de serpent
- Troubles locomoteurs : douleur arthritique, rhumatisme, coup, contusion, chute
- Asthénie physique et psychique, asthénie post-grippale, fatigue, convalescence
- Céphalée, migraine
- Infection des voies urinaires
- Rage de dents
Modes d’emploi
- Infusion de bâtons de cannelle concassés : de 8 à 15 g pour 0,50 à 1 litre d’eau. En infusion pendant 20 mn.
- Décoction de bâtons de cannelle dans du vin sucré ou non (c’est l’hypocras que préférait Rabelais).
- Macération vineuse : placez une gousse de vanille et 50 g de cannelle concassée dans un litre de vin blanc pendant deux semaines.
- Poudre de cannelle : 0,50 à 5 g par jour délayés dans une certaine quantité d’eau, de lait, de lait d’amande, etc., enfin dans un « quelconque » liquide. Ne vous aventurez pas sur le même chemin que les adeptes du cinnamomum challenge dont le principal et unique défi consiste à gober, à sec, une cuillerée bien remplie de poudre de cannelle. Peu y parviennent. En ce qui me concerne, je procède très simplement : je place ½ cuillerée à café de cannelle en poudre dans une tasse, je délaye avec de l’eau chaude aux ¾ et je complète avec du lait d’amande. Même sans sucre, c’est une boisson que je trouve fort agréable. On peut y ajouter la même quantité de poudre de gingembre.
- Teinture : 50 g de cannelle concassée dans un litre d’alcool à 40° pendant deux semaines.
- Sirop : effectuer une décoction de bâtons de cannelle concassés dans un litre d’eau, faites réduire de moitié. Ajouter à la quantité obtenue deux fois plus de sirop de sucre (2 kg de sucre pour un litre d’eau).
La cannelle est présente dans nombre de liqueurs dont on ne sait plus trop si elles appartiennent au salon ou à l’officine, et prête ses services à d’innombrables préparations pharmaceutiques qui, pour beaucoup, fleurent bon l’herboristerie d’antan. C’est la remarque que faisait Simon Morelot (1751-1809) il y a deux siècles : « Il y a peu de substances dont l’usage soit aussi multiplié en pharmacie. On en fait une eau distillée, un alcool distillé de cannelle, une teinture, un sirop, et elle entre dans une multitude de compositions pharmaceutiques qu’il serait trop long de rapporter »30. Eh bien, nous ferons preuve d’un peu plus de courage que le pharmacien bourguignon. Parmi celles ayant eu grande presse, citons le baume de Fioravanti dont on parle beaucoup ces derniers temps, l’élixir antiseptique de Chaussier, l’élixir végétal de la Grande Chartreuse, l’eau de mélisse des carmes déchaux, la potion de Todd, la potion cordiale, l’eau d’Arménie, le laudanum de Sydenham, le vinaigre des quatre voleurs, le diascordium de Fracastor, la confection alkermès, l’opiat de Salomon, l’orviétan, le mithridate et la thériaque (en Inde, la médecine des Védas préconise une préparation qui s’en rapproche un peu : de la poudre de serpent macérée dans une décoction d’écorce de cannelle, afin de soigner et guérir les empoisonnements, les morsures d’araignées venimeuses, les intoxications alimentaires, la « lèpre », les fièvres, etc.).
Afin d’étoffer mon propos et de ne pas en faire une bête liste de préparations, voici trois recettes triées sur le volet. La première est une teinture d’arnica composée à visée stimulante et tonique. Pour cela, il vous faudra 50 g de fleurs d’arnica, 10 g de clous de girofle, 10 g de cannelle, 10 g de gingembre et 100 g d’anis vert. Placez tout cela pendant huit jours dans un litre d’alcool. A l’issue, passez et filtrez soigneusement. En deuxième position, j’ai choisi une formule aphrodisiaque qui peut largement parader du côté des essence d’Italie et autres vins du cru : il s’agit de la liqueur dite du parfait amour donnée par Jean Valnet. Voici ce qu’il faut faire et les ingrédient à réunir : 40 g de zestes de citron, 10 g de vanille, 10 g de macis (ou de muscade, à défaut), 15 g de cannelle, 10 g de coriandre et 30 g de thym. Déposez toutes ces choses dans deux litres d’eau-de-vie et faites-les macérer quinze jours durant, puis ajoutez-y un sirop de sucre (obtenu à l’aide d’un litre d’eau et de 2 kg de sucre). Mélangez bien, puis filtrez. Enfin, en troisième position, voici une rapide recette de grog tout à fait utile en cas de refroidissement avéré ou lorsque le froid menace (bonne prophylaxie) : dans une grande tasse d’eau chaude, pressez un demi citron et diluez-y une cuillerée à soupe de miel. Ajoutez ½ cuillerée à café de poudre de cannelle. Mélangez bien, c’est prêt !
J’avais dit trois. Mais je me suis laissé tenter par la recette de l’élixir de Garus proposée par Joseph Roques : « Prenez : myrrhe, trois gros ; aloès et safran, de chaque deux gros ; giroflier, cannelle fine et muscade, de chaque un scrupule ; eau-de-vie à 22°, deux litres. Faites macérer pendant huit ou dix jours, filtrez, édulcorez avec partie égale de sirop de capillaire, et aromatisez avec de l’eau de fleurs d’oranger. Si l’on préfère cet élixir par distillation, on fait alors macérer les substances dans l’alcool, on distille au bain-marie, et on mêle le produit distillé avec partie égale en poids de sirop capillaire, ensuite on aromatise avec l’eau de fleurs d’oranger. En plongeant cet élixir dans de la glace pilée, pendant six heures, on lui ôte l’odeur d’empyreume et on le rend plus agréable. Quelques personnes y ajoutent un peu d’ambre gris. C’est encore un élixir stomachique ou cordial, qu’on prend par cuillerées. On le sert également comme les liqueurs de table, comme les ratafias, dont il se rapproche »31.
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
- En raison de son efficacité manifeste sur la sphère utérine qu’elle tonifie, la cannelle se contre-indique donc de fait durant la grossesse. Les affections inflammatoires (comme un ulcère d’estomac par exemple) devront convaincre leurs propriétaires de se passer de cannelle, afin de ne pas jeter plus d’huile sur le feu encore. Enfin, un excès de cannelle peut occasionner des phénomènes allergiques et des réactions cutanées (en raison de la présence des coumarines dans cette écorce, entre autres) : la cannelle est comme la muscade, elle sait rappeler efficacement à ses usagers qui en font un trop large emploi de lever le pied.
- En cuisine : soyons synthétiques, sans quoi nous n’en sortirons pas ! Quelques remarques et idées de mariage : on peut signaler que la cannelle fait bon ménage avec des fruits comme la poire, la pomme, le coing et la châtaigne, et que l’on peut l’unir par le biais du vin ou de l’alcool aux petits fruits rouges, à l’angélique et à la rhubarbe, aux noix et aux amandes, au genévrier encore. Si l’on a tendance à ne pas l’oublier lorsqu’on fait du riz au lait, l’on peut ne pas savoir qu’en des temps anciens, la cannelle pactisait agréablement avec le cacao, comme nous l’explique Desbois de Rochefort : « Le chocolat royal contient, outre la vanille, du gingembre, de la cannelle, quelquefois du poivre et d’autres aromates très actifs et en grande quantité »32 comme l’ambre, par exemple. Dire que, originellement, le cacao était fréquemment consommé avec du piment avant l’arrivée des Européens en Amérique du Sud ! On voit que ceux-ci n’hésitèrent pas non plus à le maltraiter !
- Voici un usage qui n’est parvenu jusqu’à nous qu’à travers quelques lignes accordées dans des livres déjà anciens : il s’agit de la cire de cannelle. Elle est extraite des fruits du cannelier et se présente sous l’aspect d’un suc huileux de couleur verdâtre à odeur et saveur de cannelle. Avec cette graisse, l’on fabriquait des chandelles dont on se servait dans les temples, ce qui les parfumaient agréablement. Sachez que la cannelle en bâton ou en poudre peut tout à fait jouer le rôle d’encens dont voici quelques recettes glanées au cour de mes recherches : – encens de protection de la famille : encens (¼), myrrhe (¼), cannelle (¼) et sang-dragon (¼) ; – encens pour accroître la concentration : verveine (3/8), santal (¼), cannelle (¼) et œillet (1/8) ; – encens pour invoquer l’aspect masculin : poivre noir (1/5), clou de girofle (1/5), laurier noble (1/5), menthe poivrée (1/5) et cannelle (1/5).
- Faux ami : la cannelle blanche (Canella winterana), arbuste antillais.
- Autres espèces : – La cannelle de Chine (Cinnamomum cassia) ; – La cannelle du Vietnam (Cinnamomum loureirii) ; – La cannelle indonésienne (Cinnamomum burmanii) ; – La cannelle de Sumatra (Cinnamomum culilawan) ; – La cannelle des Philippines (Cinnamomum philippinensis) ; – Le kayu manis (Cinnamomum deschampii).
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- Henri Leclerc, Les épices, p. 32.
- D’après Strabon, « l’Arabie Heureuse était divisée en cinq royaumes : le premier était habité par les guerriers qui combattaient pour tout le pays. Le deuxième renfermait les laboureurs, le troisième les artisans, enfin le quatrième et le cinquième étaient exclusivement consacrés à la production de la myrrhe, de l’encens, de la cannelle, du cinnamome, du nard, en un mot de tous ces trésors odorants qui faisaient la richesse de cette contrée, et qui, du port de Musa, s’expédiaient dans toutes les parties du monde connu » (Eugène Rimmel, Le livre des parfums, p. 124).
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 163.
- L’hébreu kinnamon fut adopté par le grec – kinnamômum – puis transformé par les Latins en cinnamon.
- Le pharmacien français Jean-François Bonastre « a publié environ cinquante articles, principalement dans le domaine des produits naturels, et au sein de celui-ci, l’identification et l’analyse de leurs principes actifs. Il a également fait des travaux intéressants dans l’analyse du processus de momification par les anciens Égyptiens » (Jaime Wisniak, Département de génie chimique, Université Ben-Gourion du Néguev, Beer-Sheva, Israël).
- Eugène Rimmel, Le livre des parfums, p. 31.
- Jacques Brosse, La magie des plantes, p. 196.
- Odeurs antiques, p. 20.
- Ovide, Les Fastes, I, 338-348.
- Odeurs antiques, p. 64.
- Pétrone, Satiricon, p. 132.
- Le Cantique des cantiques, traduction de Franz Toussaint, pp. 65-67.
- Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 1, p. 294.
- Petit Albert, p. 392.
- Elle fait partie des substances odoriférantes précieuses comme il appert dans l’Exode, lorsque l’Éternel s’adresse à Moïse pour lui commander la confection d’une huile d’onction sainte dans laquelle se trouvent aussi bien de la cannelle que de la casse.
- Proverbes, VII, 17-19.
- Ibidem, VII, 21.
- Ibidem, VII, 27.
- Esther Harding, Les mystères de la femme, p. 333.
- Pierre Delaveau, La mémoire des mots en médecine, pharmacie et sciences, p. 113.
- Hildegarde de Bingen, Physica, p. 32.
- Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 126.
- Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 249.
- Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 128.
- Grand Albert, p. 246.
- Jean-Baptise Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 298.
- Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 1, pp. 289-290.
- Les canneliers sont recépés tous les deux ans, de façon à ce qu’ils forment une souche de laquelle partent quatre ou cinq rameaux. L’écorce est récoltée sur ces nombreux rejets.
- Simon Morelot, Nouveau dictionnaires des drogues simples et composées, Tome 1, p. 277.
- Ibidem, p. 278.
- Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 1, pp. 472-473.
- Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 309.
© Books of Dante – 2022