Le pin noir (Pinus nigra)

Crédiot photo : Zeynel Cebeci (wikimedia commons).

La lavande fine sauvage du quart sud-est de la France doit beaucoup à la déforestation massive qui a touché ce secteur géographique dans le courant du XVIIIe siècle (et même après). C’est le cas en Drôme, dans le petit hameau où vécurent mes grands-parents, mes arrières grands-parents et leurs parents avant eux. Cela sera le point de départ pour ce qui va maintenant suivre.

En ces temps reculés, les populations qui vivaient là, alors très pauvres, purent plus facilement subsister, sans que ce soit forcément Byzance tous les jours, en faisant entrer la lavande dans l’équation. Comme beaucoup de familles possédaient des chèvres et/ou des brebis, le pâturage était chose courante et utile, dans le sens où les animaux qui se déplacent dans des espaces libres et ouverts, contrairement aux vaches parquées, débroussaillent parfaitement les haies, les abords des ruisseaux, les talus, les petits sentiers, etc., et si jamais cela ne suffit pas, on procède éventuellement à l’écobuage. C’est de l’entretien, au même titre qu’on balaie devant sa porte. L’intérêt, c’est que, à travers cette activité de nettoyage champêtre et forestier régulier, la lavande fine sauvage est épargnée par les dents des ovins et des caprins qui baguenaudent de-ci de-là. L’amertume de cette plante est sans doute la raison pour laquelle elle n’est pas consommée, en particulier par ces gloutons de moutons. Alors, il se forma, sans que la lavande n’ait rien demandé, une interrelation qui se mit en place entre cette lamiacée et les bêtes formant les troupeaux, et cela au bénéfice des hommes. Cette lavande resta sauvage, mais elle fut entretenue et également protégée dans son écosystème naturel, non seulement par le passage régulier des troupeaux, mais aussi par l’intervention humaine : en effet, il arriva que l’homme apportât du fumier pour engraisser les sols sur lesquels pousse la lavande fine sauvage, qui demeura certes plus difficilement accessible que si elle avait été cultivée en rangs serrés réguliers, ceux-là même qui occasionnent encore bien des paysages de cartes-postales, vision qui, au reste, n’a pas plus d’un siècle.

Ainsi, tant que les troupeaux prospéraient, la lavande fine put être récoltée à l’état sauvage par des familles entières chaque été. On cueillait, puis on distillait dans la foulée, puisque chaque cellule familiale (ou presque) possédait son propre alambic (et si l’on n’en avait pas, l’on se faisait prêter gracieusement celui d’un voisin). Puis l’on vendait : cela mettait du beurre dans les épinards, faisant assez bien les affaires de ces populations. Il se trouvait là une matière première à profusion, ainsi que de la main d’œuvre et une demande commerciale d’huile essentielle de lavande fine sauvage dans le même temps. Parfait ! Mais le commerce connaît ses modes et ses fluctuations. Dans la Drôme provençale, on a estimé qu’un pic de la production de cette huile essentielle, corrélativement à la demande, s’est situé aux environs de 1920. A cette époque, « on » jugea (à tort ? à raison ?) que la qualité de cette huile essentielle décroissait en même temps que s’amorçait la chute de la demande (s’agissait-il là d’une astuce de courtiers ? Sachant que les huiles essentielles, produits assez peu périssables, peuvent être stockées le temps nécessaire puis être déployées sur le marché en temps utile…).

L’exode rural eut pour conséquence la désertification des montagnes et la raréfaction de la main d’œuvre familiale, ce qui obligea ceux qui restèrent sur leurs terres à engager des manœuvres pour x journées de récolte, de même qu’on emploie encore aujourd’hui des travailleurs saisonniers pour les vendanges. C’est pour cela que mon grand-père maternel engagea durant de nombreuses années bon nombre de personnes, dont certaines effectuaient à pieds facilement 20 km aller-retour à chaque journée de labeur !

Malgré tout, la lavande fine parvint à se maintenir, ainsi que les troupeaux qui vaquaient par-ci, par-là, formant un efficace tampon devant l’envahissante broussaille. Cependant, de plus en plus, la lavande fine finira par se cultiver, ainsi que plusieurs types de lavandins. La production s’organisa, puis se mécanisa tant bien que mal afin de palier aux divers inconvénients que vivront, parfois brutalement, les campagnes reculées où les modes de vie, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, accusèrent un net retard avant d’entrer progressivement dans une nouvelle ère, sans trop d’effet immédiat cependant : par exemple, mon grand-père maternel n’a pu acheter son premier tracteur (un « Petit-Gris » de chez Massey Ferguson) qu’en 1955, et encore était-il d’occasion. Il l’utilisa conjointement à ses chevaux de trait qu’il n’a abandonnés qu’au tout début des années 1980. Mais cette mécanisation sonna le glas de la production nationale d’huile essentielle de lavande fine sauvage : située à 90 tonnes en 1923, elle tomba à seulement 8 tonnes en 1956 ! La récolte de la sauvage fut laissée à l’abandon, de même que disparurent petit à petit ces troupeaux qui entretenaient avec elle une symbiose bien involontaire, mais longtemps profitable. On la cultiva donc. D’autant que pourquoi se casser la nénette à aller cueillir la fine dans la montagne – ce qui représente une somme de travail véritablement harassant – et tout cela pour un salaire de misère ? Alors, bien sûr, il y avait bien moins de troupeaux, tous moins impliqués qu’autrefois dans l’entretien de la lavande sauvage. Qu’est-ce que cela pouvait donc bien donner à terme ? L’on sait bien que les lieux de passage régulier des animaux, ainsi que les champs cultivés, quand ils sont abandonnés, la Nature sauvage y regagne rapidement le recul qu’elle avait dû y opérer auparavant ; en quelques décennies, un ravin peut se trouver comblé, à nouveau envahi de buis, de genêts, d’églantiers et d’autres sous-arbrisseaux adaptés aux marnes grises et aux sols secs, caillouteux et calcaires de ces régions de garrigue. Dont la lavande fine sauvage, qui entre obligatoirement en concurrence avec ces hôtes qui étaient jusqu’alors bannis du paysage par la dent de l’animal et par la pioche de l’homme.

A travers la désaffection qui toucha la lavande et l’ensemble des acteurs qu’elle impliquait, dans les années 1950, l’État français, qui entendait lutter contre la production clandestine d’alcool, chercha à la régulariser. C’est pourquoi le décret n° 54-1149 du 13 novembre 1954 stipule la destruction des alambics en situation irrégulière, attendu que les appareils qui distillent la lavande sont soupçonnés – à raison – d’être aussi employés pour distiller, entre autres, le marc de raisin. Ce que m’a confirmé mon grand-père. Qui ne s’est pas gêné. Aussi, l’interdiction de posséder, et donc de faire fonctionner un alambic familial, finira par dissuader beaucoup de paysans qui cessèrent donc de récolter la fine sauvage, ce qui ne valait pas toujours la peine, surtout pour les petites quantités dont il s’agissait le plus souvent, sauf pour les plus forcenés, comme – encore ! – mon grand-père qui, avec l’aide de son frère et de son père, parvint, un été, à produire 100 kg d’huile essentielle de lavande fine sauvage !

Puis, on finit par opter pour la lavande fine cultivée, en abandonnant son homologue sauvage entre le buis et le genêt, et auquel on ajouta plusieurs espèces de lavandins (abrial, grosso, etc.). Le nombre de cultivateurs qui « faisaient encore dans la lavande » visèrent gros : bien qu’ils furent de moins en moins nombreux, ils s’efforcèrent d’augmenter les surfaces de lavande et de lavandins cultivés, mais cela n’empêcha pas le marché de s’effondrer et de voir disparaître 60 % des surfaces nationales plantées de lavande fine entre 1950 et 1990. Beaucoup de contraintes s’ajoutèrent à cet état de fait : il fallut parfois, pour les très importants volumes, aller distiller ailleurs, parfois à près de 30 km, dans des alambics pouvant accueillir plusieurs tonnes par cuve.

Aujourd’hui, dans ces Baronnies drômoises, où mon grand-père mena l’ensemble des activités relatives à la lavande, les derniers exploitants vont bientôt cesser les leurs, pour cause de départ à la retraite. Il ne reste plus qu’un seul alambic en fonction, et nul ne sait s’il aura ou non un repreneur (j’ai récemment appris qu’il avait été démonté pour être installé un peu plus loin : c’est un couple de jeunes agriculteurs qui font perdurer son fonctionnement). De même que les activités liées aux lavandes se réduisent comme peau de chagrin, les troupeaux, eux aussi, ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils furent dans le passé.

Parallèlement à tout cela, afin de lutter contre l’érosion des sols (provoquée par les déboisements massifs des XVIIIe et XIXe siècles), pour les stabiliser et les restaurer, ainsi que pour corriger les torrents et autres rus d’ève, des parcelles furent achetées par l’État en vue de les reboiser largement. Ce fut le cas dans le quart sud-est de la France, où l’on repeupla à partir des années 1880 environ, à l’aide d’un pin, le pin noir dit d’Autriche (Pinus nigra ssp. nigra), une variété de pin noir1. Les conditions de départ furent difficiles, mais il s’avère que l’expérience menée représente une belle réussite, puisqu’on comptait, en 1968, pour le seul département de la Drôme, 44 000 hectares de pins noirs issus de ce plan de reforestation. Cette essence n’a bien évidemment pas été choisie au hasard, puisque son enracinement puissant l’autorise à évoluer sur des substrats superficiels comme le podzosol, ainsi que sur des sols très pauvres, instables et ravinés, aussi bien calcaires qu’argilo-compacts. Et « le résultat est probant. Cet arbre devrait permettre de constituer un lit d’humus favorisant la réintroduction naturelle d’espèces disparues du fait de leur surexploitation durant le siècle précédent (pin d’Alep, pin sylvestre et sapins) »2. De quoi se plaint-on ? A une époque – la nôtre – où chaque arbre est précieux, il n’en reste pas moins que ce pin noir « colonise tous les milieux ouverts, se comporte comme une ‘mauvaise’ herbe forestière très invasive… »3. « Malheureusement, son envahissement est tellement dense qu’il empêche les autres espèces de se réimplanter »4.

Autrefois, l’on entendait beaucoup moins (voire pas du tout) parler du caractère invasif du pin noir d’Autriche, en ce sens que les troupeaux pâturant – quand il y en avait davantage qu’aujourd’hui – se chargeaient de « rousiguer jusqu’au trognon » les plus jeunes sujets de pin noir : or, l’on sait bien qu’un pin sectionné à sa base ne repousse pas. Ainsi, les populations de pins noirs pouvaient être maintenues sans gêner l’homme dans sa volonté première de conserver intactes les lavanderaies sauvages. Mais comme, à un moment, il y eut beaucoup moins d’hommes et d’animaux pour assurer vaille que vaille l’entretien et la protection de ces zones de vie occupées par la lavande fine sauvage, celle-ci recula face aux buis, aux genêts à balai, aux pins noirs donc, sans pour autant disparaître : non, elle reprit tout simplement sa juste place naturelle. J’ai vu il y a deux ans de cela, à 1000 m d’altitude, des lavandes fines sauvages nombreuses pousser au voisinage de pins noirs. Mais personne ne vient les cueillir. Alors, qu’est-ce que ça peut faire qu’il y ait ou non du pin noir dans les environs, qui, au passage, et contrairement au mouton, permet de retenir le sol et, donc, l’eau. Et oui. C’est un fait que, vraisemblablement, l’on a oublié. Mais en faire le rappel ne suffit apparemment pas, puisque j’en vois certains crier à l’extermination du pin noir ! Pourtant, plutôt que de demeurer dans cette attitude bornée et figée, de vouloir à tout prix extirper du sol un arbre qui y a été volontairement planté pour des raisons pensées et sensées (et dont les bénéfices ne peuvent absolument pas être révoqués en doute), plutôt que de s’opposer à lui comme des bêtes têtues (pour ne pas dire des ânes bâtés), pourquoi ne pas faire de ce pin, qui fournit du bois pour la construction, le chauffage et la pâte à papier, oui, pourquoi ne pas faire de lui un allié ? Mais l’homme, à la vue basse (je sais pas, le manque d’iode, à ces hautes altitudes, ça rend idiot…), demeure enferré dans sa seule vision : il préfère, par force d’habitude, privilégier une sauvage dite utile par lui, aux dépens d’une autre considérée comme nuisible, par lui également. Pourtant, le pin noir d’Autriche a fait montre de caractéristiques qui dessinent bonne partie de sa puissance, non seulement par sa résistance au vent, à la sécheresse (cela veut dire qu’il n’est pas gourmand en eau dans une région qui n’en est pas abondamment pourvue) et aux grands froids (jusqu’à – 30° C). De plus, il résiste excellemment bien au sel routier, aux diverses pollutions (atmosphérique, à l’ozone), à la tordeuse du pin (Rhyacionia buoliana), là où d’autres (comme le pin sylvestre) y succombent ou crient famine. L’homme d’aujourd’hui ne peut donc pas reprocher au pin noir d’avoir réparé les bêtises de l’homme d’hier, tout cela sous l’œil bienveillant des ingénieurs en agroforesterie qui travaillèrent d’arrache-pied au XIXe siècle et l’imposèrent comme un « grand régénérateur des terrains calcaires »5, ce à quoi il pourvoit à merveille avec ses compagnons que sont l’érable, le sycomore, le noyer, l’épicéa, le sapin et plusieurs types d’autres pins (laricio, Alep, sylvestre).

Crédit photo : Emoke Denes (wikimedia commons).

Présent du pied des Alpes calcaires à l’est du bassin méditerranéen (Turquie, Chypre, Crimée, Carpates du sud, Caucase occidental), le pin noir est le spécialiste des biotopes pionniers qu’il occupe facilement en semant ses graines qu’il a profuses. Dans ces zones (alluvions, falaises, pieds de barres rocheuses, talus, marnes, rocailles, landes, garrigues) – habituellement situées entre 300 et 1800 m d’altitude (bien que particulièrement rare en-dessous de 1000 m), le tronc droit très haut (de 20 à 55 m selon les conditions), très sombre et profondément fissuré du pin noir, le distingue de celui de son cousin sylvestre, de couleur orange cendré, bien plus tortueux, de même que celle de ses aiguilles vert foncé et très longues (jusqu’à 20 cm), raides et piquantes. La floraison du pin noir, par l’union printanière de chatons mâles jaunes et cylindrique et de chatons femelles en masses pruineuses carminées à violettes, forment des cônes luisants et dressés, brun jaunâtre, qui n’atteignent leur maturité qu’au bout de la troisième année.

Le pin noir en aromathérapie

Nous allons maintenant constater qu’ailleurs, sans même aller très loin, mais au-delà des piailleries évoquées ci-dessus, l’on a su tirer parti de la présence de ce pin noir qui offre une matière aromatique facilement exploitable, pour peu qu’on se donne la peine de ne pas le voir que comme un ennemi qu’il faut obligatoirement châtier. Faisons donc fi de cet ostracisme, et adressons-nous plutôt à l’huile essentielle de pin noir ! Extraite des rameaux récoltés en divers pays d’Europe dont la France, la Serbie, la Bulgarie et la Grèce, elle reste, pour l’heure, relativement peu courante, bien que proposée à un prix assez modique : en qualité biologique, j’ai répertorié des prix allant de 5 à 10 € les 10 ml, avec un prix moyen fixé à 8 € le flacon de 10 ml. Que peut-on donc lui souhaiter sinon le même succès que l’huile essentielle de pin laricio de Corse qui n’est pas autre chose qu’une sous-espèce de pin noir ? Si, si, son petit nom latin étant Pinus nigra ssp. laricio. Alors, si les Corses y arrivent, pourquoi pas nous, hein ? D’autant qu’avec l’exposé des données qui vont suivre ci-dessous, je pense qu’on aurait tort de se priver de cette nouvelle ressource qu’est le pin noir.

En distillant les rameaux et les aiguilles fraîches du pin noir, l’on obtient une huile essentielle liquide, mobile et limpide, de couleur jaune très pâle (voire incolore), au parfum boisé et résineux, fin, légèrement chaud et peu piquant. Cette huile essentielle, comme celles de beaucoup de résineux, contient essentiellement des monoterpènes : environ 85 à 90 % du total, dont majoritairement de l’α-pinène (70 à 80 %), du β-pinène (5 à 10 %), du limonène (5 à 6 %). L’autre grande famille moléculaire représentée au sein de cette huile essentielle est celle des sesquiterpènes : du β-caryophyllène surtout (2 à 6 %) et du germacrène D (3 %). En risquant un œil en dehors de France, on se rend compte des variations biochimiques : par exemple, certaines huiles essentielles de pin noir turques font apparaître moins de monoterpènes (65 %), observant un écart plus réduit entre l’α-pinène (31 %) et le β-pinène (26 %), ce qui favorise une plus grande représentation des sesquiterpènes (23 %), où les taux de germacrène D et de β-caryophyllène peuvent respectivement grimper à 12 % et 7 %.

Le mot terpène est tiré de l’allemand terpen, lui-même issu de la manière dont on désigne la térébenthine dans cette langue, das Terpentin (turpentine en anglais), que lui attribua le chimiste allemand Friedrich August Kekulé (1829-1896) en 1863. Parmi ces hydrocarbures que sont les terpènes, l’on trouve les très connus et fréquents monoterpènes, dont l’α-pinène, molécule très volatile, au point que lors des analyses, elle est l’une des toutes premières à sortir, ce qu’exprime un temps de rétention très bref, de l’ordre de 15 mn, sauf cas particuliers : 9 mn pour l’α-pinène de l’huile essentielle de rose de Damas – qui ne fait rien comme tout le monde – 12 mn pour celle de santal blanc. Monoterpène, et non pas diterpène comme j’ai pu le lire : dans ce cas, l’α-pinène devrait posséder vingt atomes de carbone, ce que contredit sa formule chimique : C10H16.

Les noms même d’α-pinène et celui de son isomère, le β-pinène, pourraient laisser penser que l’on rencontre ces deux molécules uniquement dans les huiles essentielles de pins, voire de sapins, ce qui n’est pas vrai. Où trouve-t-on de l’α-pinène ? Eh bien, dans pas mal d’huiles essentielles en réalité. Pour m’en assurer, j’ai compulsé plus d’une cinquantaine de bulletins d’analyse : sur cet ensemble, moins de 10 % d’entre eux ne mentionnaient aucune présence de cette molécule lors de l’analyse par chromatographie en phase gazeuse. On trouve parfois l’α-pinène en masse (térébenthine 70 %, genévrier 52 %), minoritaire (épinette noire 17 %, eucalyptus globuleux 14 %, ciste ladanifère 12 %) ou strictement anecdotique (1 % et moins : estragon, ylang-ylang, camomille romaine, etc.).

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique et stimulante générale, énergétique, cortison like (stimulante des cortico-surrénales)
  • Tonique et stimulante puissante des glandes digestives
  • Tonique circulatoire et anti-inflammatoire vasculaire, lymphotonique
  • Tonique sexuelle (à défaut d’aphrodisiaque)
  • Expectorante, anticatarrhale bronchique et fluidifiante des sécrétions pulmonaires, antiseptique des voies aériennes
  • Anti-artérioscléreuse
  • Antalgique ostéomusculaire, anti-arthrosique, échauffante (préparation musculaire)
  • Purifiante, antiseptique et désinfectante atmosphérique
  • Anti-infectieuse : antivirale (HSV-1), antifongique (Candida albicans, Aspergillus niger, Dermatophytes sp.), antibactérienne (ce n’est clairement pas sa tasse de thé ; on a néanmoins remarqué une activité in vitro de l’α-pinène sur Escherichia coli, Staphylococcus aureus, Proteus mirabilis et Klebsellia pneumoniae)
  • Fébrifuge
  • Odontalgique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, bronchite chronique, angine, maux de gorge, laryngite, congestion pulmonaire, rhume, coup de froid, sinusite
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : artériosclérose, stases veineuses
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : insuffisance digestive et hépatopancréatique, ulcère gastro-duodénal
  • Troubles locomoteurs : douleurs et fatigues musculaires, douleur articulaire, rhumatisme et ses douleurs, arthrite, arthrose
  • Asthénie physique, stress physique, épuisement
  • Troubles du système nerveux : asthénie nerveuse et intellectuelle, stress psychique
  • Asthénie sexuelle
  • Affection cutanée : érythème fessier, lichen plan
  • Odontalgie
  • Fièvre

Modes d’emploi

Les modes d’emploi, classiques, consistent en la voie orale (huile essentielle diluée dans un substrat adapté), le massage et la friction, enfin l’olfaction, l’inhalation et la dispersion atmosphérique.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Comme c’est bien connu, la plupart des huiles essentielles riches en terpènes doivent nous alerter en cas d’asthme avéré (insuffisance respiratoire) et d’épilepsie. Elles sont généralement bannies chez le très jeune enfant (moins de 36 mois), chez la femme enceinte et celle qui allaite. On se méfiera même de la diffuser en présence d’animaux domestiques. Par voie cutanée, il importe de diluer l’huile essentielle de pin noir dans une huile végétale compte tenu de la présence d’α-pinène et de limonène, toutes deux molécules aromatiques potentiellement allergisantes et irritantes pour la peau, en particulier lorsqu’on en fait usage à trop forte dose et/ou chez le sujet sensible. Les monoterpènes sont irritants pour le système rénal. Attention aux usages internes de l’huile essentielle de pin noir en ce cas. Des cas de néphrotoxicité ont été répertoriés. Enfin, un usage trop fréquent et massif de l’huile essentielle de pin noir peut entraîner une inhibition du système nerveux central. Sachez tout de même qu’en dehors de ces quelques cas extrêmes, l’huile essentielle de pin noir n’est pas toxique, la DL50 par voie orale étant fixée à 1,68 g par kilogramme de poids, soit, pour un homme adulte de 80 kg, la bagatelle de 135 g à absorber per os en une seule lampée !
  • Les huiles essentielles à haute teneur en monoterpènes doivent impérativement demeurer à l’abri de la lumière et des fortes températures, car ceux-ci se polymérisent facilement.
  • Autres espèces : en aromathérapie, elles sont nombreuses, faisons donc un peu de tri afin de s’y mieux retrouver : le pin mugo, mugho ou pin couché (Pinus mugo), le pin cembro, auvier ou arolle (Pinus cembra), le pin sylvestre ou sauvage (Pinus sylvestris), le pin d’Alep (Pinus halepensis), le pin crochu ou à crochets (Pinus uncinata, dont je me suis récemment procuré un flacon ; il faudrait que je vous en parle mais la littérature est drastiquement silencieuse à son sujet…), le pin parasol (Pinus pinea), le pin de Patagonie (Pinus ponderosa), le pin maritime ou pin des Landes (Pinus pinaster).

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  1. Pinus nigra regroupe au moins quatre sous-espèces : ssp. nigra (pin noir d’Autriche, pin noir de Turquie et pin de Crimée), ssp. salzmannii (pin de Salzmann), ssp. mauretanica (pin noir de l’Atlas), ssp. laricio (pin laricio de Corse et pin laricio de Calabre).
  2. Bernard Ducros, Lavande et distillation, une page de l’histoire d’un village en Drôme provençale, p. 155.
  3. Marie-Hélène Le Roux, Herbier de la Drôme provençale, p. 32.
  4. Bernard Ducros, Lavande et distillation, une page de l’histoire d’un village en Drôme provençale, p. 155.
  5. Émile Cardot, Manuel de l’Arbre, p. 78.

© Books of Dante – 2021

Crédit photo : Wouter Hagens (wikimedia commons).

L’ipécacuanha (Carapichea ipecacuanha)

Synonymes : ipéca, ipeca, (apocope : sans doute parce que l’on ne se souvient jamais comment la suite se rédige ; du moins pour mon cas personnel ^.^), ipéca du Matto Grosso, poaia do Mato, cipo, racine du Brésil, ipéca du Brésil, ipéca de Rio, ipéca annelé mineur, bexuguillo, bexuquillo, beguquella, beloculo, beculo, cagofanga, specacuanha, racine d’or, mine d’or.

Au XVIIe siècle, une expédition composée d’un certain nombre de botanistes, naturalistes, médecins et scientifiques se rendit au Brésil pour en explorer une partie du territoire. Peut-être firent-ils la découverte de cette plante des bords de chemin qu’en langue tupi l’on appelle ipega’kwãi. En tous les cas, dans l’ouvrage qui relate les résultats de cette expédition, Historia Naturalis Brasiliae (1648), apparaît une racine vomitive dont on vantait le succès face à un grand nombre de maladies. Ce qui encouragea sa récolte et son exportation en direction de l’Europe. Pour ce faire, l’on dit que ce furent les forçats condamnés aux mines d’or du Brésil qui se chargèrent d’en récolter les racines, avec – sans doute – pas mal d’approximation, tant on distingua finalement différentes « sortes » d’ipéca : le brun, qu’on disait officinal parce que le plus sûr et le plus inestimable, répondant aussi au nom d’ipéca annelé. Il proviendrait non pas du Brésil mais du Pérou, s’acheminant par l’entremise des Espagnols à destination de Cadix. Il y eut aussi l’espèce grise que Lémery donnait pour le seul ipéca officinal, transitant du Brésil par le biais de la flotte portugaise jusqu’à Lisbonne. Puis l’on vit aussi un ipéca noir ou strié, qui pourrait bien être de la même espèce que le gris si l’on en juge par la communauté de leur action, généralement donnée comme étant beaucoup plus violente que le brun. Enfin, vint un ipéca blanc dont on n’est pas certain qu’il en soit bien un et qui jamais ne fit les faveurs de la médecine et de pharmacie au XVIIe siècle. Il est donc fort possible, qu’au beau milieu des racines d’ipéca, se soient glissées celles d’espèces proches ou tout à fait étrangères, allez savoir. Vu les conditions de récolte, pourquoi ne pas imaginer que des malversations aient eu lieu, augmentées par les marchands qui ne firent pas tous dans le détail et la dentelle. Ce qui fait que, une fois parvenus en Europe, les stocks d’ipéca devaient être passés au crible pour qu’on en puisse distinguer le véritable ipéca, qu’au reste, nuls Européens n’avaient jamais vu en pied. Il fallait donc jouer de confiance, se fier aux témoignages et éventuelles gravures. Ainsi, les conseils de Pierre Pomet pour nous aider à faire notre choix en matière d’ipéca : « On doit choisir cette racine nouvelle, bien nourrie, foncée, difficile à rompre, résineuse dans sa substance, et ayant un nerf en son milieu, et prendre garde qu’elle ne soit mélangée de sa tige et de ses filaments, que ceux qui l’envoient y laissent quelquefois, et qu’elle soit d’un goût amer et désagréable »1. Cependant, il attribuait à cette racine une action si violente qu’on peut douter d’avoir affaire à l’ipéca vrai, ce dernier étant un vomitif doux. Mais encore ne racontait-il cela qu’en toute fin de XVIIe siècle. Avant d’en arriver jusque-là, jetons un œil en direction de nos explorateurs : eh bien, force est de constater que tous n’en revinrent pas. C’est le cas de Georg Markgraf naturaliste et polyscientifique d’origine allemande, décédé à Sao Paulo en 1644 d’une mauvaise fièvre à l’âge de seulement 34 ans ! Ce qui, semble-t-il, autorisa le médecin naturaliste hollandais Willem Piso (1611-1678) à s’approprier le travail des autres membres de l’équipe, du moins de ceux qui décédèrent entre-temps. Ainsi réécrivit-il le travail d’untel, fit disparaître le nom de tel autre, etc. Les éditions successives de l’ouvrage collectif initial perdirent en précisions, en particulier au niveau des illustrations. Ce qui explique que « la description vague qu’ils donnèrent de cette racine et de la plante qui la fournissait, fit que la cupidité produisit une foule de racines, de végétaux, de caractères botaniques et de pays différents, n’offrant d’autres ressemblances avec les véritables racines, que de jouir de la propriété plus ou moins énergique de contracter l’estomac et de produire le vomissement »2. A cette confusion, le médecin et botaniste portugais Félix de Avelar Brotero (1744-1828) mit bon ordre, quoique fort tardivement, en lui attribuant le nom botanique de Callicocha ipecacuanha, commué ensuite en Caephaelis ipecacuanha par Richard. Mais tout cela nous écarte de la piste initiale que nous avons tracée dans la jungle brésilienne. Portons donc tout intérêt aux linéaments qu’elle prolongea jusque dans les rues de… Paris ! La littérature se targue généralement d’écrire que c’est le médecin hollandais Jean-Adrien Helvetius (1661-1727) qui vulgarisa en France l’emploi de l’ipéca dès l’année 1686 (ou 1689), ce que démonte Pierre Pomet dans son Histoire générale des drogues datée de 1694 : « Quelques-uns veulent que ce soit M. Helvetius, médecin hollandais, qui ait mis l’ipécacuanha en usage en France, depuis environ quatre ou cinq années, mais je pourrais certifier le contraire, parce qu’il y a plus de vingt années que j’en ai vu à Paris »3, ce qui remonterait à une époque où Helvetius n’était encore qu’un enfant. Si l’on date l’introduction de l’ipéca en Europe aux environs des années 1670, l’on peut donner raison au sieur Pomet, un certain docteur Legras ayant pris soin de le faire parvenir jusqu’en France. Toujours est-il qu’en 1689 un marchand herboriste français du nom de Granier (ou Grenier…) se retrouva possesseur de cent-cinquante livres d’ipéca dont il ne savait que faire. Il trouva moyen d’en confier une petite partie à Helvetius, qui professait à Paris. Parallèlement (ou presque) à une thèse soutenue aux écoles de médecine de Paris, qui prétendait la grande estime dans laquelle les « Américains » tenaient cette racine du Brésil bonne contre les flux de ventre dont la dysenterie, Helvetius amena la preuve que l’ipéca possédait bel et bien un effet antidysentérique, en administrant « sa » racine sur la personne du dauphin de France et de plusieurs gentilshommes de la cour, parvenant tous à les guérir de cette affection. « Le roi, informé par son ministre Colbert du secret que possédait Helvetius, chargea son médecin d’Aquin et son confesseur le père de la Chaise, d’entrer en arrangement avec lui pour la publication de son remède. Mille louis d’or furent le prix qu’il en reçut, et par la suite il fut élevé aux premières dignités médicales »4. Ces expériences valant passe-droit, elles lui ouvrirent toutes grandes les portes de l’Hôtel-Dieu où les succès s’enchaînèrent sans répit, ce que confirmèrent de nombreux placards publicitaires affichés en ville, consacrant la réussite médicale d’Helvetius grâce à l’ipéca, ce que Granier n’entendit pas de cette oreille. Il paraît que fut convenu un marché entre les deux hommes, c’est-à-dire que l’ipéca fourni à Helvetius par Granier devait lui rapporter quelques royalties. Or il n’en fut rien. Attisant la jalousie de Granier, l’ipéca fut au cœur d’une lutte juridique à l’issue de laquelle le marchand perdit le procès qu’il intenta à Helvetius. « Et voici comme quoi, nous sommes possesseurs aujourd’hui d’un médicament précieux ; beaucoup de jeunes praticiens en vendant le sirop d’ipécacuanha au détail ignorent souvent les péripéties par lesquelles passa une drogue d’une renommée incontestable, et qui eut beaucoup de peine dès le principe à être admise dans la pratique par la mauvaise volonté que montrait la Faculté de médecine à cette époque, en ne voulant nullement reconnaître l’utilité des innovations »5, celle-ci qu’on appelle ipéca ou cette autre – le quinquina – dont nous avons déjà parlé au printemps dernier, formant avec quelques autres exotiques dont l’opium, le trépied thérapeutique dont on ne saura se passer durant tout le XVIIIe siècle (et même après), et que l’on préféra surtout substituer à l’asaret, à la scille et à l’hellébore ! Qu’il a fallu attendre si longtemps pour réduire la part qu’emportaient ces plantes agressives jusque-là, afin de pouvoir les nuancer avec une plante plus douce, comme sait l’être l’ipéca ! Mentionnons que Granier, pour se venger d’Helvetius, révéla son secret. Ce qui fit des émules parmi les guérisseurs zélés et autres empiristes mâtinés du jargon de bateleur de foire charabiatisant, faisant leurs choux gras de la crédulité des minus-habens. Bref : s’il est question de dysenterie, alors l’ipéca s’impose ! Pourtant, l’expérience battit en brèche cette assertion, aussi frauduleuse qu’inconséquente : en effet, l’ipéca s’avéra très efficace dans certains cas de dysenterie et pas dans d’autres. Par exemple, dans l’épidémie de dysenterie qui ravagea la France en 1725, l’ipéca se montra tout à fait inopérant, tant qu’on lui préféra un arbre sud-américain, le simarouba (Simarouba amara) : quand l’un fonctionne, l’autre pas. Et inversement. Pourquoi ? Parce qu’ils s’attaquent chacun à un type de dysenterie d’étiologie différente, comme nous l’explique Jean-Baptiste Chomel : « Il y a un grand nombre de dysenteries différentes ; [l’ipécacuanha] ne convient pas dans toutes, ni dans tous les temps : aussi mon père disait-il fort habilement, que cette racine ne guérit jamais plus sûrement que lorsque la dysenterie est plus invétérée »6, ce qui manque assurément de clarté et de précision. Invétérée. C’est-à-dire rebelle. « C’est ainsi, poursuit Desbois de Rochefort, que l’ipécacuanha est à préférer […] dans les cas de dysenterie qui est produite par un amas glaireux, âcre, irritant pour le canal intestinal, et rendant l’excrétion des selles difficiles et douloureuses »7. Tout cela n’est pas encore satisfaisant. Mais au XVIIIe siècle, on ignorait la cause microscopique de la dysenterie qui peut prendre deux formes distinctes selon qu’elle est d’origine bacillaire (Shigella sp.) ou amibienne (Entomoebia histolytica). Or l’ipéca est actif sur cette dernière forme, mais pas sur la première. S’il est antiparasitaire, il n’est en rien antibactérien contre les bactéries du type Shigella sp. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de s’opiniâtrer si les premières ou secondes doses d’ipéca ne mettent pas bon ordre dans ces dévoiements intestinaux que sont les dysenteries, souvent doublés de rectorragie, rangeant au rang des balades de santé les gastro-entérites banales que nous connaissons sous nos latitudes. Non seulement l’ipéca fait cesser la dysenterie amibienne, mais en évacuant hors du corps les matières nuisibles dont elle est la conséquence, il « fait quelquefois cesser comme par enchantement le dégoût, le malaise, l’agitation, la céphalalgie, etc. »8. Ainsi fleurirent les spécialités antidysentériques comme la mixture tonique de Vogler (hydrolat de menthe 125 g, extrait de gentiane 8 g, cachou 2,50 g, gomme arabique 2,50 g, opium 0,10 g et ipéca 0,10 g), l’électuaire antidysentérique (pour 100 g de conserve de rose : 25 g de poudre d’écorce de simarouba, 3 g de racine d’ipéca, 0,30 g d’extrait d’opium et quantité suffisante de sirop d’écorce d’orange pour former façon d’électuaire), la teinture aqueuse d’ipéca (infusion répétée de la même quantité d’eau sur une dose initiale d’ipéca, ce qui fait que la force de cette racine s’amoindrit du premier au troisième jour de cette médication), la pâte de Ravaut, les pilules de Segond, etc. Mais comme l’ipéca n’est pas qu’antidysentérique, l’on en vint à imaginer une foule de remèdes alternatifs qui exploitaient ses autres vertus médicinales, dont la principale – émétique – permit de faire vomir tant les enfants que les adultes, tout en soulageant le cœur et en minimisant les spasmes, et cela qu’on l’emploie seul ou en compagnie (menthe poivrée, mélisse officinale, kermès minéral, oxymel scillitique, tartrate double d’antimoine et de potassium, etc.). On conçut encore – puisque l’ipéca est un très efficace expectorant – des mixtures anticatarrhales (comme celle du docteur Double), des pilules contre l’hémoptysie, le sirop d’ipéca composé (que l’on doit à Desessartz dont nous avons déjà parlé dans ces pages : cf. l’article sur le séné), destiné prioritairement à la toux des enfants. Certaines formules défrayèrent la chronique et frayèrent même avec l’apostasie médicale, tant les doses recommandées étaient hors de propos. Ainsi en était-il de la poudre du britannique Thomas Dover (1660-1742), telle qu’on en peut prendre connaissance dans l’ouvrage que ce médecin anglais légua à la postérité, The ancient physician’s legacy to his country (1733). Dans la recette du docteur vif-argent (comme on le surnommait de par sa promptitude à mettre du mercure partout), l’on y trouve de l’opium, du salpêtre (nitrate de potassium), du sulfate de potasse, enfin de l’ipéca. Henri Leclerc remarquait non sans malice que « certains apothicaires, justement effrayés de cette posologie, exigeaient de leurs clients qu’ils fissent leur testament et missent ordre à leurs affaires tant spirituelles que temporelles »9 !

A force de n’en considérer que la seule racine, toute happée par des considérations d’ordre thérapeutique, on en oublierait presque de libeller les caractéristiques botaniques majeures de l’ipécacuanha. Indiquons tout d’abord qu’il s’agit d’un sous-arbrisseau vivace de faible hauteur, ne dépassant jamais 40 à 50 cm. De sa racine à section ronde un peu rameuse et annelée (sorte de crosne, mais sans que cela ne forme des « perles » si marquées), une tige ascendante, mais souvent semi couchée, donne l’illusion du sarment tant elle passe pour ligneuse, ce qu’elle n’est pas intégralement. Ses feuilles opposées, d’un beau vert et légèrement velues, empruntent assez leur forme à celles de l’avocatier, à la différence qu’elles ne sont point acuminées. Elles se regroupent en général par quatre, six ou huit au sommet des tiges, et se distinguent par des stipules interpétiolaires laciniées. Les fleurs blanches de l’ipéca, réunies en cymes, comptent un calice à cinq dents, une corolle en forme d’entonnoir à cinq lobes et cinq étamines. Ses baies, violacées à noirâtres, contiennent deux loges abritant des graines planes.

L’ipéca trouve abri dans les lieux ombragés et humides de plusieurs pays d’Amérique du Sud dont le Paraguay, la Bolivie, le Pérou et le Brésil (Rio, Bahia, Pernambouc).

L’ipécacuanha en phytothérapie

Le seul ipéca dont il va être ici question est celui dont la racine cylindrique et annelée est plus ou moins rugueuse en surface et de couleur gris brunâtre. Si on la sectionne dans le sens de son diamètre, se révèle un cœur ligneux blanchâtre que recouvre la partie corticale épaisse. Celle-ci, ferme et d’une saveur amère et un peu âcre, répand une odeur peu amène, nauséabonde pourrait-on dire. Des deux parties, c’est encore l’écorce de cette racine qui s’avère être la plus active.

De quoi se compose donc cette racine ? Tout d’abord d’amidon, qu’on y trouve à hauteur de 30 à 40 %. Puis de gomme et de résine, de tanins (acide gallique, acide ipécacuanique) et de glucosides. Une touche d’essence aromatique ne rend pas le parfum de cette racine des plus affriolants ! C’est de pure forme pourrait-on dire ! En revanche, ce qui nous permet de toucher le fond de l’affaire, c’est une ribambelle d’alcaloïdes isoquinoléiques dont le plus connu – également présent dans la racine de la violette odorante – se trouve être l’émétine, flanquée de la céphéline, de la psychotrine, de la proto-émétine, de l’isocéphéline et de quelques autres encore. Malgré son nom, l’émétine n’est pas douée de vertu émétique, c’est-à-dire vomitive, cette fonction revenant à la céphéline. En revanche, c’est à l’émétine que l’ipéca doit ses vertus expectorantes, amoebicides et virucides. Cette substance se présente sous la forme d’écailles transparentes de couleur brun rougeâtre. D’odeur nulle, de saveur amère, elle se concentre pour l’essentiel dans l’écorce de la racine d’ipéca.

Propriétés thérapeutiques

  • Vomitif non drastique, peu irritant, doux, constant et fidèle
  • Vasoconstricteur des fibres lisses des bronches, expectorant
  • Vasoconstricteur des fibres lisses des vaisseaux, vasoconstricteur capillaire, hémostatique, modérateur cardiaque de la tension artérielle
  • Antidysentérique (toxique sur l’amibe dysentérique, Entomoebia histolytica), « vermifuge », cholagogue
  • Sudorifique
  • Résolutif

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : asthme (humide, spasmodique), bronchite (même grave), bronchite chronique, bronchopneumonie, péripneumonie, péritonite, dyspnée, congestion pulmonaire, toux, coqueluche, angine catarrhale, œdématie pulmonaire légère, hémoptysie
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : cardiopathie, artériosclérose, tachycardie paroxystique, pâles couleurs
  • Troubles de la sphère gynécologique : perte utérine, flux utérin sanguin et/ou séreux, leucorrhée, ménorragie
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, diarrhée, diarrhée sanglante, hématémèse, hémorragie du tube digestif et autres évacuations intestinales sanguinolentes, faiblesse d’estomac, embarras gastrique (glaireux, visqueux, muqueux), amoebiose, dysenterie amibienne aiguë et ses complications
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : colique hépatique, distomatose hépatique (infection parasitaire par la douve et autres vers apparentés)
  • Empoisonnement, overdose par stupéfiants
  • Affections rhumatismales
  • Asthénie, convalescence
  • Bilharziose
  • Psoriasis

Modes d’emploi

  • Infusion de racine d’ipéca : 0,60 g de poudre pour 150 g d’eau (en prise fractionnée).
  • Décoction de racine d’ipéca (qu’il est utile de ne pas trop pousser : quand elle est trop forte, elle supprime la vertu vomitive de l’ipéca).
  • Poudre à délayer dans de l’eau tiède, du vin, de l’eau-de-vie. Pour un adulte, l’on compte un à deux grammes en trois prises que l’on administre à un quart d’heure d’intervalle. On fait de même pour les enfants, suivant l’âge et la constitution : – 6 à 12 mois : 0,15 à 0,25 g – 1 à 3 ans : 0,25 à 0,50 g – 3 à 5 ans : 0,50 à 0,75 g – 5 à 10 ans : 0,75 à 1 g
  • Macération vineuse : placer 30 g de poudre de racine d’ipéca dans un demi litre de vin blanc pendant une nuit entière. Administrer une cuillerée à jeun chaque matin.
  • Sirop de racine d’ipéca.
  • Pastilles expectorantes.
  • Teinture-mère homéopathique élaborée à partir des parties souterraines, fragmentées et séchées. Sur les usages homéopathiques de l’ipéca, voyez cet article.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : il faut arracher les racines des plants qui ont atteint trois ans (après la floraison de la troisième année, plus précisément). On les brosse, on les ébarbe des radicelles, l’on retire les morceaux abîmés, puis l’on fait procéder au séchage.
  • L’ipéca ne se recommande pas chez les personnes âgées, celles affectées de troubles cardiaques, les sujets déprimés, etc. En terme de vomitif, on peut dire que l’ipéca est l’émétique des personnes délicates (cela ne signifie pas qu’il saura vous apprendre à vomir avec classe, cette action, de nos jours, étant davantage considérée comme un trouble qu’un moyen d’en venir à bout). En tous les cas, l’ipéca occasionne de bien moins violentes secousses, ce qui l’adresse plus précisément aux enfants, aux personnes de constitution fragile ou dont l’état ne permet pas des efforts trop conséquents (femme enceinte ou en couches), les personnes qui répugnent à avaler de trop grandes rasades de potion médicamenteuse (l’ipéca est le spécialiste des petites gorgées). Dans tous les cas listés ci-dessus, la faiblesse subséquente à l’absorption de l’ipéca est moins conséquente. Il importe d’éviter l’ipéca lorsque les états dysentériques sont d’origine bilieuse ou que préexiste un état inflammatoire de l’intestin.
  • Toxicité de l’émétine : c’est là une molécule qui s’élimine très lentement de l’organisme, c’est pourquoi l’on ne peut faire de l’ipéca d’emploi à tort et à travers, puisqu’une quantité d’émétine équivalente à 0,50-1 g est la dose minimale par laquelle le décès peut survenir, le potentiel toxique de l’émétine se portant essentiellement sur le cœur, étant hypotensive et cardiotoxique. Les phénomènes d’intoxication sont les suivants : asthénie généralisée et perte de tonus musculaire, douleurs névralgiques le long des membres, parésie et paralysie des membres, tête ballante, céphalée, violente inflammation du tissu pulmonaire et de la membrane muqueuse intestinale, etc. « Le malade meurt avec des symptômes de polynévrite généralisée, avec une tachycardie et une hypotension considérable et des troubles respiratoires intenses »10. Les tanins de la noix de galle sont un antidote à l’action délétère de l’émétine, puisqu’ils la décomposent.
  • Autres espèce : l’ipéca du Costa Rica ou ipéca majeur (Carapichea acuminata).
  • Faux ami : l’ipéca des Indes ou faux-ipéca (Tylophera asthmatica), le faux ipéca blanc du Brésil (Ionidium ipecacuanha).

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  1. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 47.
  2. Émile Gilbert, La pharmacie à travers les siècles, p. 329.
  3. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 47.
  4. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 2, pp. 326-327.
  5. Émile Gilbert, La pharmacie à travers les siècles, p. 330.
  6. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 58.
  7. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 330.
  8. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 2, p. 328.
  9. Henri Leclerc, En marge du Codex, p. 26.
  10. Larousse médical, p. 641.

© Books of Dante – 2021

Le sassafras (Sassafra albidum)

Synonymes : saxifras, pavame, bois de cannelle, arbre à fièvre, laurier des Iroquois.

Lorsque les colons européens débarquèrent en Amérique du Nord, ils firent la connaissance des autochtones, mais également celle des plantes peuplant ce territoire inconnu d’eux. Parmi elles, ils purent remarquer l’abondance du sassafras, un arbre qui pousse couramment dans les champs, les bois clairs et le long des chemins de la plupart des contrées de l’est états-unien (Virginie, Caroline, Floride, etc.), parfois en si grand nombre que l’air est tout embaumé de ses effluves odorants. Bel arbre grand et droit, divisée en très nombreux rameaux verdâtres et cylindriques très fins, il est couvert d’une écorce épaisse, raboteuse et rude, de couleur brun orangé à rougeâtre, qu’il est aisé de rompre et dont l’odeur et la saveur aromatiques frappent l’attention. Son élégant feuillage caduc est formé de grandes feuilles vert pâle (jusqu’à 20 cm de longueur), alternes, pétiolées, trilobées (mais pas toujours : certaines sont simples, d’autres portent un lobe avorté), duveteuses sur le revers, agréablement parfumées une fois devenues sèches. La floraison du sassafras s’épanouit à travers de maigres bouquets floraux de petites fleurs blanches/jaunes/verdâtres paraissant de mars à mai, constituées de six pétales ovoïdes et de neuf étamines. Cet effort floral se traduit par un tout petit fruit, baie d’un centimètre de diamètre, que le mûrissement fait virer au bleu noirâtre. Voilà, pour vous donner une idée, à quoi ressemble le sassafras, un arbre que l’on a bien désiré implanter sur le sol métropolitain, mais qui ne s’y est guère plu, raison pour laquelle on a bien peu de chance de le croiser au détour d’un bosquet.

Cet arbre, déjà en usage auprès des Amérindiens avant que n’aient débarqué les Européens, fut nommé sassafras par l’Espagnol Nicolas Monardes au XVIe siècle, terme que l’on dit provenir du mot saxifrage, attribué tout d’abord à une plante qu’en Europe l’on connaît pour avoir la réputation de rompre la pierre (c’est, littérairement, ce que veut dire saxifrage). Ainsi, cette proximité linguistique semble-t-elle souligner les propriétés lithontriptiques du sassafras, dont on dit encore qu’il proviendrait de la mauvaise prononciation du mot saxifraga par les Espagnols. Si c’est le cas, c’est que l’on connaissait donc déjà le sassafras sous l’angle thérapeutique, en particulier par le biais de son bois jaune citrin rappelant celui du cannelier, de pénétrante odeur, analogue à celle du fenouil et de l’anis étoilé, de saveur chaude et âcre. Sa renommée, initiée par les Espagnols, fut telle qu’au XVIIe siècle, il se vendait en France du bois de sassafras qui y parvenait sous forme de morceaux longs de 65 à 100 cm, et que l’on râpait, pour la cause, à l’aide d’une écouane, c’est-à-dire une grande lime plante dont font usage les ébénistes entre autres. Sous le rapport strictement médical, l’intérêt pour cette essence nord-américaine fit établir, au début du XIXe siècle, le portrait thérapeutique suivant : « En ranimant les forces vitales, il tire l’économie de l’état de stupeur où elle était plongée ; il condense la fibre, dont le relâchement forme un des principes de la diathèse scrofuleuse ; il active la circulation, augmente la chaleur générale ; en un mot, il excite tous les organes, et particulièrement le système lymphatique et les glandes »1. Mais n’allons pas trop vite en besogne et revenons-en à Nicolas Monardes qui écrivait ceci en 1569 : « Les Espagnols ont commencé à se soigner avec l’infusion de cet arbre et cela a provoqué en eux de bénéfiques effets à peine croyables, car, avec la viande avariée et la boisson constituée d’une eau suspecte, les nuits passées à dormir dans la rosée, la plupart d’entre eux venaient à tomber malades de fièvre. Beaucoup prirent l’habitude d’emporter avec eux un morceau de la racine de ce bois afin de le respirer continuellement, comme on le ferait d’une pomme de senteur, son parfum corrigeant l’air infecté ». A la guerre comme à la guerre, me direz-vous ! Il est tant vrai qu’il faut se satisfaire de ce que la providence met sur notre chemin. Cela explique que l’usage de cette plante se popularisa très vite, en particulier à travers son infusion ou thé de sassafras, dont l’acceptation s’accorda à la croyance qui voulait que cet arbre avait la capacité de venir à bout de tous les maux, y compris l’ivresse. « Le thé, appelée saloop, est devenu la boisson à la mode parmi les gentlemen anglais, qui se réunissaient aux étals de rue pour participer publiquement à la promotion du nouveau breuvage, tout en échangeant les potins quotidiens. Quand on a su que le thé de sassafras n’était pas le véritable saloop – produit des tubercules d’une espèce d’orchidée – et, pire encore, qu’il était le remède des Amérindiens pour la syphilis, on a jugé discret de ne plus prendre un tel remède, du moins en public »2. Je me demande bien par le truchement de quoi nous avons pu passer du salep des Orientaux (saloop n’en est que la truculente transformation ; je vais allé prendre un saloop au saloon, lol ! Il peut y avoir équivoque !) à une boisson que l’on a nommée de la même manière mais qui n’a rien de comparable, le salep étant la boisson issue de la fécule que l’on extrait des tubercules d’orchis qui, au passage, doivent leur nom au grec órkhis qui veut dire testicule. Ajoutez à cela la tradition qui veut que le saloop de sassafras était censé remédier à la syphilis, le tour est complet et le niveau au-dessous de la ceinture ! Quelle pépite, tout de même ! On peut comprendre l’attitude des « gentils hommes » qui se dédouanèrent de cette boisson jugée soudainement peu accorte et pouvant soulever quelques doutes au sujet de leur virilité. Pourtant, ne dit-on pas que le sassafras, bénéfique bien que fugace, permet de donner de soi la meilleure image afin d’obtenir des bienfaits qu’on n’atteindrait pas sans lui ? Il n’en reste pas moins que ce thé de sassafras devint la boisson courante des hommes du peuple, pauvres et travailleurs. Dans certains états, et cela jusque dans les années 1990, il se perpétua comme une boisson quotidienne d’usage courant. Il fut même vendu à la criée dans les rues, était servi avec du sucre et du lait, ravissant les porteurs, les charpentiers et les autres travailleurs de rue. Si l’on creuse la question des usages alimentaires du sassafras, l’on s’aperçoit qu’ils ne demeurèrent pas qu’au seul niveau de cette infusion de confort, traditionnellement usitée au printemps avec d’autres herbages pour purifier le sang après l’hiver. La racine réduite en poudre aromatisa, en guise de condiment alimentaire, les bouillons et bouillies que l’on servait aux convalescents et aux enfants, jusqu’aux bébé pour en entamer le sevrage. En raison des mucilages contenus dans l’écorce de sassafras, en la réduisant en poudre, on la diluait dans une quantité d’eau bouillante suffisante pour que, après l’avoir remuée, elle s’en devienne une façon de gelée, à laquelle on pouvait encore rajouter du lait, du sucre, voire du vin blanc. Mêlée à de la farine, l’on en fit même du pain. L’industrie agro-alimentaire en parfuma les bonbons, les sodas, etc. La parfumerie, la savonnerie et l’industrie du tabac firent de même. Populairement, l’on confectionnait une sorte de « root beer » en Virginie, à l’aide des jeunes pousses de l’arbre qui venaient la parfumer. L’on mangeait même jusqu’aux feuilles de cet arbre en salade. Une fois séchées et moulues, elles formaient une poudre condimentaire. On extirpa encore de la racine une matière tinctoriale de couleur pêche, et de l’écorce, un beau jaune que révélait davantage un mordançage à l’alun.

Après tous ces siècles durant lesquels les populations nord-américaines tombèrent en odoration devant le sassafras, il se produisit, pour cet arbre, de retentissants événements venus mettre à mal sa carrière polyfonctionnelle. Mais rien n’y fit, il ne put impétrer d’aucune manière et l’homme allait bel et bien le laisser choir. Et pour quel ignominieux motif, je vous prie ? Au rapport de sa toxicité. Ah !… en voilà, une nouvelle. Vous en êtes certain ? Puisque je vous le dit. Bon sang ! Toutes ces années à s’intoxiquer, donc… Mais n’y a-t-il pas dans notre alimentation actuelle des substances jugées au-dessus de tout soupçon mais qui, en fait, pourraient bien être sujettes à cautions, étendant malignement leur empire maléfique à l’ensemble de notre corps et de notre esprit ? Oh ça, si, bien entendu : les sucres. Entendons-nous bien : TOUS les sucres, y compris ces xylitol et autre érythritol qu’on vous vend comme d’inoffensifs succédanés du sucre, aka saccharose. Ou bien les oméga-6, acide linoléique en tête, toutes matières traîtreusement pro-inflammatoires. A propos du sassafras, on eut bien quelques doutes au sujet d’une plausible toxicité, du moins d’une énergique activité : dans les années 1830, Joseph Roques faisait remarquer que l’écorce et le bois de sassafras représentaient une substance nuisible aux personnes dotées d’un tempérament sec, irritable, à écarter lorsque le système sanguin est excité, qu’il y a menace inflammatoire ou colliquative. Mais ces quelques mises en garde sont loin de recouvrir l’exacte étendue des reproches que l’on put faire au sassafras dont les divers usages alimentaires, ainsi que l’huile essentielle, furent bannis aux États-Unis par la FDA (Food & Drug administration). Le coupable incriminé tient en un composant de l’huile essentielle de sassafras (et qui se retrouve aussi dans le thé du même nom) : le safrole, un éther-oxyde (de même que la myristicine de la noix de muscade et l’apiole du persil), autrement dit une molécule à manier avec grande précaution. On fit le constat, par le biais d’études menées en laboratoire, que le safrole du sassafras était hépatotoxigène, susceptible d’entraîner de graves dommages hépatiques et rénaux en cas d’usage à forte dose. Le pire étant que le safrole s’est avéré cancérigène chez le rat, occasionnant chez lui une hépatomégalie, c’est-à-dire une hypertrophie du foie, accompagnée des tumeurs bénignes et malignes afférentes. Cette activité, qui passe pour faible chez l’homme, peut néanmoins provoquer des dommages oxydatifs du foie. Il n’en fallut pas davantage pour juger d’une interdiction fort à propos du sassafras aux États-Unis, surtout après qu’il fut remarqué que le safrole – précurseur de la MDMA, composant l’ecstasy – faisait l’objet d’abus ayant mené à des cas d’intoxications mortelles, ce qui engagea la DEA (Drug enforcement agency) sur la voie de l’obligation d’une réglementation.

Voici maintenant ce que nous pouvons malheureusement exposer à la charge du sassafras (on aurait voulu qu’un remède qui sent aussi bon soit exempt de nocivité…).

La souris à laquelle on ajoute tous les jours à l’alimentation une petite quantité de safrole pur (0,04 à 1 %) développe, au bout de six mois à deux ans de ce régime, des cancers hépatiques. Le safrole possède donc une propriété cancérigène, c’est-à-dire la capacité à induire des tumeurs, qu’elles soient bénignes ou malignes, d’augmenter leur incidence et leur caractère malin, ou bien de précipiter leur apparition. C’est ce vers quoi tend toute substance digne de ce nom lorsqu’elle est inhalée, inspirée, appliquée sur la peau ou injectée. Bref, la souris soumise à un tel traitement, même si une fraction du safrole est excrétée par les urines, n’y peut réchapper sans dommage. Mais nous autres ne sommes pas des souris, n’est-ce pas ? S’imagine-t-on assaisonner nos repas quotidiens de 0,04 à 1 % de safrole ? Vous mangez 100 g de pain, hop !, un gramme de safrole, soit environ 50 gouttes d’huile essentielle de sassafras. Or la dose dangereuse pour l’homme débute à 0,66 mg par kilogramme de poids. Autrement dit, pour un homme de 80 kg, 0,05 g. Tirons-en les conclusions qui s’imposent d’elles-mêmes… En plus de cela, les métabolites du safrole peuvent induire un effet mutagène chez certaines bactéries, ce qui n’est pas exactement une excellente nouvelle quand on sait aussi que le safrole peut nuire aux fonctions de défense des neutrophiles, qui sont des globules blancs possédant un rôle majeur dans le bon état du système immunitaire. De plus, le même safrole peut induire des mutations du matériel génétique et mener à l’apoptose des neurones. De fortes doses sont susceptibles d’amener des désordres dissuadant d’en faire un usage prolongé (ce que firent les fervents consommateurs du thé de sassafras, ingurgitant à chaque tasse, une quantité de safrole que l’on estime entre 0,09 et 4,66 mg) : vomissement, tachycardie et augmentation de la tension artérielle, stupeur et tremblements, anxiété, dilatation pupillaire. C’est pourquoi « en raison de sa toxicité, de sa cancérogénicité et de son manque d’avantages thérapeutiques (sic), l’utilisation du sassafras ne peut être recommandée en aucune circonstance ». Sur cette base, l’on comprendra que l’Union européenne ait interdit l’utilisation du safrole comme substance aromatisante pure et que l’huile essentielle de sassafras, quasiment introuvable, demeure du strict monopole du pharmacien qui, très certainement, n’en a jamais vue lui-même. Le sassafras n’est plus qu’une ligne dans la grisaille d’un arrêté bureaucratique paru au journal officiel… Les lignes qui suivent n’ont donc d’autre valeur qu’être purement informatives, jugeant qu’il n’est pas obligatoire de ne faire que la part belle aux remèdes efficients, sûrs et toujours d’actualité, puisque nous traitons sur le blog aussi bien de l’histoire médicale que des substances modernes et contemporaines.

Le sassafras en phyto-aromathérapie

« C’est dans le bois le plus près de la racine, et dans celui de la racine même, qu’on a observé les propriétés du sassafras au degré le plus éminent. On croit même que l’écorce de la racine a encore plus d’énergie ; elle fournit une grande quantité d’huile aromatique »3. Voilà qui nous met parfaitement au clair ! On aurait pu simplement distiller l’écorce des parties aériennes, mais non, il a fallu aller bien au-delà, éplucher les racines de leur écorce, sans doute la fraction la plus aromatique du sassafras, ce qui doit heurter l’imagination. On réduit tout d’abord cette écorce en copeaux que l’on fait ensuite bien sécher avant de leur faire subir l’hydrodistillation. On en obtient 1 à 2 % d’un liquide pesant (densité : 1,087), de couleur jaune pâle, au parfum jugé doux et épicé, à la note de tête fraîche et légèrement camphrée, et au final boisé et floral. Cette huile essentielle, qui s’oxyde facilement au contact de l’air, est (très) majoritairement composée de safrole (60 à 88 %), de cétones (dont camphre : 3 à 25 % ; camphone, asarone, thuyone), de méthyle-éthers (méthyle-eugénol : 1 à 13 % ; anethol), d’éthers-oxydes (apiole, en plus du safrole), de monoterpènes (α-pinène, β-phellandrène), etc.

Le safrole (ou shikimol) est une molécule présente dans plusieurs autres huiles essentielles : badiane, noix de muscade, macis, cannelle de Ceylan « feuilles », camphrier du Japon, sassafras du Brésil, qui, malgré son nom, n’a pas de rapport botanique avec le sassafras nord-américain, mais Ocotea pretiosa s’en rapproche pas son taux élevé de safrole (jusqu’à 95 % !) ce qui l’expose à la même dangerosité.

Que n’a-t-on pas jugé bon de préférer les feuilles de cet arbre, autrement plus anodines ! Parfois distillées pour la recherche, elles offrent une huile essentielle à la composition biochimique très différente, constituée avant tout de monoterpènes et de monoterpénals :

  • Monoterpénals : géranial (19 %), néral (14 %)
  • Monoterpènes : limonène (11 %), α-pinène (8 %)
  • Sesquiterpènes : (E)-caryophyllène (9 %)
  • Monoterpénols : linalol (5 %)

Tout cela doit être bien agréable, flirtant avec un citron un peu résineux mâtiné des citrals du lemongrass… Faites appel à votre imagination.

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique générale
  • Tonique gastro-intestinale, carminative
  • Anti-infectieuse : antiseptique, antiparasitaire, fongicide (le safrole passe pour exercer une action pesticide)
  • Antirhumatismale, antigoutteuse (fait circuler l’énergie au niveau des articulations)
  • Fébrifuge, sudorifique
  • Antalgique, analgésique
  • Tonique rénale (action sur l’énergie des reins)
  • Tonique cutanée, rubéfiante
  • Dentifrice
  • Antidote du tabac

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : langueur d’estomac, flatulences, constipation
  • Troubles de la sphère respiratoire : rhume, catarrhe pulmonaire chronique, bronchite
  • Troubles de la sphère vésico-urinaire : néphrite, lithiase rénale (le voilà, notre « brise-pierre » ! j’étais sûr que le sassafras pédalait dans le domaine sabulaire !), gonorrhée, cystorrhée (écoulement vésical de nature muqueuse), chaude-pisse chronique, infection urinaire, rétention d’eau, anasarque
  • Troubles locomoteurs : arthrite, douleurs rhumatismales et goutteuses, douleurs et spasmes musculaires, lombalgie
  • Affections cutanées : acné, piqûre d’insecte, poux (+++)
  • Asthénie physique et intellectuelle
  • Hypertension artérielle, dépuration de la lymphe
  • Troubles de la menstruation
  • Sevrage tabagique
  • Syphilis (sassafras, grand compagnon du gayac dans ce but)

Modes d’emploi

J’ai dû piocher dans la vieille pharmacopée européenne (XVII-XIXe siècles) pour en extirper de quoi vous montrer ce que l’on pouvait bien fabriquer à base d’écorce de racine de sassafras :

  • Infusion simple : 10 à 30 g d’écorce de racine dans ½ litre d’eau bouillante (à couvert).
  • Infusion composée : 120 g d’écorce de racine de sassafras + 15 g de racine de réglisse + 15 g de racine de garance. Faire infuser 30 g de ce mélange dans ½ litre d’eau bouillante (à couvert).
  • Décoction simple : 30 à 45 g d’écorce de racine dans 2 à 2,50 l d’eau. A réduire de moitié. « La décoction doit être forte, et faite à vaisseau fermé »4, sans quoi l’évaporation disperse les principes aromatiques actifs de l’écorce).
  • Vin de sassafras : 8 à 12 g d’écorce de racine en macération dans un litre de vin rouge durant une dizaine de jours.
  • Poudre : 2 à 4 g par prise.
  • Teinture : pour un litre d’eau-de-vie, comptez 12 g de baume du Pérou, 125 g d’écorce de racine de sassafras et 175 g de résine de gayac (et oui, encore lui !). Faire macérer le tout pendant deux à trois semaines.

Le sassafras entra par le détail ou ses qualités générales dans une foule de préparations tombées en désuétude : l’alcool général, la décoction sudorifique, la tisane royale, la poudre d’ambre, l’élixir antivénérien, l’élixir antigoutteux de Villette qui était une macération de quinquina, pétales de coquelicot, écorce de racine de sassafras, résine de gayac, le tout dans du rhum de Jamaïque additionné de sirop de salsepareille.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • On l’aura compris, le sassafras (sous quelque forme que ce soit) n’est plus en vente libre en France. Du temps où cette espèce d’arbre était couramment employée en Amérique du Nord, on préconisait des cures brèves (une semaine), sans jamais exagérer les quantités journalières d’huile essentielle utilisées (deux gouttes). On l’interdisait alors aux femmes enceintes en raison du probable risque de fausse couche encouru.

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  1. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 347.
  2. Lesley Gordon, A country herbal, pp. 159-164.
  3. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 348.
  4. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 421.

© Books of Dante – 2021

Le gayac (Guaiacum officinale)

Synonyme : gaïac, gaïac blanc, guayaque, bois des Indiens, bois des Français, bois sain, bois saint (translation de l’haïtien gayacan), palo santo, vera, jasmin d’Afrique, bois de vie, arbre de vie.

Dans chaque cale de navire, il y a toujours une bande de rats qui s’y promènent, et l’on ne se soucie pas toujours du passager clandestin qu’eux-mêmes peuvent transporter par la voie des eaux, sans que les hommes ne s’en doutent, se contentant de les chasser à coups de pieds quand ils viennent à les croiser. Ainsi en était-il lors de la traversée de l’océan Atlantique par Christophe Colomb à la fin du XVe siècle, et pas moins au retour, sinon davantage… En effet, « en plus des trésors du Nouveau Monde, les marins de Colomb rapportaient, de leurs amours avec les Indiennes, une nouvelle maladie qu’on a d’abord appelée  »malum galicum » ou mal galicien »1, attendu que Colomb débarqua en Espagne à son retour. De la péninsule ibérique, ce mal transita en Italie par la France, mutant au passage en malum gallicum, « mal français ». Accompagnant telle une armée de rats pesteux en marche celle des hommes, la maladie voyagea incognito, bien au chaud dans leurs entrailles, tandis que ceux-ci se ruaient sur des terres ennemies à la manière d’un continent qui n’a pas vu chair ferme depuis des lustres qu’il traverse ces langueurs aqueuses et amères au sel dilué qui lui poisse jusqu’aux plis de la peau. Mais mal leur en pris, une souffrance étrange les affecta peu à peu, ce qui les mena – excusez du peu – à une véritable débandade, ce qui est tout de même un comble pour une maladie dont on imagina qu’elle pût avoir son siège dans le giron de la belle Aphrodite ! A l’aide d’armées cosmopolites telles qu’on pouvait en voir à la fin du XVe siècle par exemple, les soldats malades purent essaimer à leur gré dans toute l’Europe, la maladie emprunta non seulement la voie des convois militaires, mais également celle des permissionnaires et de ceux qui, bien incapables de soulever la moindre rapière, furent renvoyés chez eux, y répandant, comme de juste, cette maladie « à laquelle chacun voudra donner le nom du voisin »2. Ainsi fut-elle tour à tour française, napolitaine, allemande, polonaise et même étrangère. Ce phénomène se fractalisa : ce qu’il était à l’échelle d’un continent, il le devint aussi à celle d’un pays. Un régionalisme épidémique se mit en place en France : la peste de Bordeaux concurrença le mal de Niort, celui de Poitiers tint la dragée haute à la gorre de Rouen, etc., chacun se considérant au-dessus de tout soupçon et cherchant avant tout à accabler et ostraciser son voisin.

L’Europe venait tout juste d’accoucher de la Renaissance qu’à son berceau se penchait la fée Syphilis.

Face à ce nouveau fléau, l’on en rechercha tout d’abord les causes : occultes, pernicieuses ou divines, elles suggéraient des modes de transmission aussi variés qu’invraisemblables. L’une d’elle nous a été léguée par Jérôme Fracastor (1478-1553) qui, « plutôt que d’accuser les conséquences du libertinage, […] invente une punition infligée par Apollon à un berger, Syphilis, qui avait eu le tort de soulever une peuplade d’Amérique à la révolte »3. C’est du moins ce qu’on peut lire dans le poème en trois livres qu’il fit paraître en 1530, Syphilidis sive Morbi Gallici. Mais certains esprits plus éclairés du même siècle ne mirent pas bien longtemps à établir la relation de cause à effet. Fernel et Rabelais furent de ceux-là : l’acte voué à Vénus est responsable de la contagion syphilitique, vénérienne donc, d’autant qu’il est des lieux et des personnes (ruffians, maquerelles, etc.) qui en favorisent inexorablement la reptation à la plupart des membres de la société. (Cependant, il faut savoir que les transmissions peuvent s’opérer de personne à personne en dehors de tout cadre sexuel, et ce d’une foule de manières que l’on n’imagine pas toujours en être les responsables.) Étonnamment, Fracastor ne semble pas ignorer la cause de la syphilis, écrivant par ailleurs qu’« il faut haïr la belle Vénus et redouter la contagion pour les tendres jeunes filles ». Bref. Toujours est-il que face à cette morbifique nouveauté, il fallut bien faire quelque chose. Certains conseillèrent de ne pas trop s’attarder durant les jeux amoureux. Hum. D’autres de faire attention à la prédisposition naturelle que l’on pourrait avoir à attraper cette maladie, chose que l’on ne peut apprendre sur soi-même qu’au moment où l’on signe un contrat avec dame Syphilis. Fallope – celui des trompes – imagina un ingénieux système de préservatif que tout mâle devait chausser précédemment à l’acte, mais j’ai quelques doutes quant à la qualité hermétique du dispositif. Enfin, certains, plus timorés, enjoignirent leurs semblables à se méfier, tout bonnement (id est : s’abstenir). Une telle catastrophe sur le plan sanitaire fut contrecarrée – autant que faire se put – par des modes opératoires diversifiés et faisant la part belle à l’imagination, « de là, tant de drogues diverses, tant de méthodes différentes, tant d’essais infructueux, tant de procédés ridicules ! »4. La panique et l’incompréhension peuvent faire faire bien des choses. Que voyons-nous trop cela en nos contrées depuis deux ans !… Cependant, l’on mit en œuvre, en tout premier lieu, ce que l’on connaissait déjà : ce bon vieux duo de la saignée et de la purgation (on ne sait jamais…^.^), la fumigation générale, les frictions et les emplâtres, etc. « Heureusement, la nymphe America avait indiqué des remèdes, en particulier des plantes et le mercure – le collègue Mercure pouvait bien contrecarrer Apollon ! »5. Eh oui, après en avoir expliqué la cause, Jérôme Fracastor nous livre, à la manière des antiques poètes grecs et romains, les révélations que les Muses auraient aimablement portées à son attention. Objet d’un premier emploi empirique, le mercure, dans des mains inexpertes, occasionna bien plus de dégâts qu’il ne régla la problématique syphilis, le mauvais emploi et l’abus qu’il en fut fait provoquèrent davantage de décès que la maladie par ses seuls moyens. Les débordements mercuriels expliquèrent les faveurs qu’on fit au gayac « rapporté du Nouveau Monde par Gonzalez, le trésorier de l’île Hispaniola, qui l’avait utilisé pour sa propre maladie »6, après qu’un indigène lui ait appris quel remède pouvait guérir l’affection dont il souffrait. Les chroniques nous relatent, avec une pointe d’enthousiasme, qu’il « fut non seulement délivré de ses douleurs, mais encore parfaitement guéri »7. Ce qui ne put laisser de marbre Ulrich von Hutten (1488-1523) qui datait l’importation du gayac en Europe à 1515 (ou 1517). Il s’en fit l’ardent propagandiste, attendu qu’avant de faire la connaissance de l’arbre gayac, il fit celle de dame Vérole. En 1521, il témoigna de la cure thérapeutique à base de bois de gayac qu’il endura afin d’endiguer les dommages du mal dans un ouvrage récemment traduit en français, De guaiaci medicina et morbo Gallico (La vérole et le remède du gaïac, ISBN : 9782251346090). Au rang des dithyrambes et autres pompeux éloges, l’on se souviendra du médecin de Charles-Quint, Nicolas Poll, qui prétendait que 3000 syphilitiques furent amendés de leur affliction grâce à une décoction de bois de gayac qui les en affranchit comme dans un enchantement. Ce fut, dit-on, le cas d’Érasme (1466-1536) : après de multiples tentatives mercurielles de se défaire du mal, une seule cure de gayac le délivra tout à fait. Il n’en fallut pas plus pour faire du gayac un véritable don du ciel pourvoyant à la protection, à la force et, par voie de conséquence, à la guérison. Ce qui stérilisa un peu la croyance qui voulait qu’on réservât le mercure aux malades de la seule Europe, les autres, les sauvages, pouvant bien se contenter de ce qu’ils avaient sous la main pour soigner et guérir cette terrible maladie, le gayac entre autres. Ainsi absorbait-on, deux fois par jour, une décoction de râpures de bois de gayac. Puis l’on se couvrait chaudement afin que ce bois sudorifique fasse suer ce qui est mauvais dans la nature de l’homme, c’est-à-dire les vilaines humeurs. Mais tout cela ne fonctionna pas toujours et n’empêcha pas Ulrich von Hutten de mourir de sa syphilis à l’âge de 36 ans ! Pour camoufler cet insuccès relatif, l’on tenta bien de restituer aux « Américains » ce qui leur appartenait de fait et de droit, qu’il n’y avait pas meilleur remède que celui qui, comme la perle, sommeille auprès du dragon. (Il est drôle, après ça, de constater que Cartier met du gayac dans un parfum qu’il appellera Le baiser du dragon… ^.^) Prétendant que le climat influence l’action des remèdes, on expliqua qu’on guérissait plus facilement la syphilis dans les pays d’Amérique où elle sévit par le seul emploi de végétaux qui y abondent, comme le gayac, dont les résultats européens contrastés seraient à mettre sur le compte d’une relative incompatibilité entre le syphilitique européen et ce remède venu d’ailleurs, ce qui est pour le moins tiré par les cheveux ! Peu importe, cette perle d’importation fit encore bien des émules, la « ptisane » de copeaux de bois de gayac conserva pendant longtemps une réputation antisyphilitique bien prononcée. C’est ce que l’on peut encore constater fin XVIIe siècle chez Pierre Pomet, puis un siècle plus tard dans l’œuvre de Desbois de Rochefort, enfin dans Roques (1837). Au début du XXe siècle, le gayac n’était plus que le second couteau de la remédiation syphilitique par le mercure, ce qui n’évita pas, plus tôt, Joseph Roques de prétendre détenir la preuve de l’efficacité du gayac sur la syphilis, aux dépens du mercure, souvent vanté comme beaucoup plus efficace. Mais, entre les exagérations et les inexactitudes, il est bien légitime de se poser des questions : ce sudorifique de premier ordre qu’est le gayac est-il oui ou non un remède des maladies vénériennes ? C’est ce que pensait Desbois de Rochefort, qui signalait aussi son efficacité contre le pian. Qu’est-ce que c’est que ça ? Eh bien, à la veille de la Révolution française, l’on n’en connaît pas la cause exacte, puisqu’elle fut découverte en 1905 par le bactériologiste italien Aldo Castellani sur l’île de Ceylan : un spirochète, bactérie Gram -, du nom de Treponema pertenue. Eh bien ? Eh bien, il se trouve que la même année, Fritz Schaudinn et Erich Hoffmann mirent la main sur un énergumène du même acabit à Berlin, Treponema pallidum, qui est l’agent infectieux responsable de… la syphilis. Le pian et la syphilis sont donc deux maladies provoquées chacune par des bactéries très proches l’une de l’autre. Or, il se trouve que « chez l’homme, l’affection ressemble par beaucoup de points à la syphilis, elle est inoculable, très contagieuse, mais non vénérienne »8. Dans le pian, on observe des lésions cutanées (chancre pianique) qui font écho aux chancres vénériens de la syphilis qui siègent sur la vulve, la verge et les muqueuses anales et buccales. Il est bien possible qu’on ait pris l’un pour l’autre, bien que dans le pian les muqueuses soient toujours épargnées. Bien trop d’affections manifestant leur bouillonnement interne par des éruptions cutanées furent trop rapidement qualifiées de « peste », de « lèpre » et de je ne sais quoi d’autre du même tonneau. Mais n’est pas la lèpre qui veut. Ni la peste, d’ailleurs. Il serait tentant de les fourrer dans le même sac, mais pour bien marquer qu’il s’agit de deux maladies distinctes, le pian « ne confère pas l’immunité contre la syphilis, et celle-ci n’immunise pas contre le pian »9.

Mais le gayac, si l’on ne sait pas vraiment dans quelle mesure il peut mériter le titre de « spécifique de la syphilis », est un arbre qui a su faire ses preuves auprès des affections bucco-dentaires (douleur dentaire, ramollissement des gencives, carie, gangrène, cautérisation des nerfs dentaires), mais par-dessus tout en direction des affections rhumatismales : « Il est certain que la continuité de l’usage de la résine de gayac produit presque des miracles dans la goutte et les rhumatismes rebelles à tous les autres moyens »10, en particulier la goutte tophacée, c’est-à-dire relative à un dépôt de cristaux d’acide urique. Pour prendre son pied, ce n’est pas l’idéal, mais cela vaut mieux que cette grande simulatrice de syphilis, imitant tant et tant un grand nombre d’autres maladies, qu’avant l’invention des antibiotiques venus la combattre, l’on ne savait sans doute plus trop à quel saint se vouer.

Arbre à croissance lente, le gayac ne se permet guère d’atteindre la taille d’un petit noyer. Ce qui fait toute la modestie du diamètre de son tronc recouvert d’une écorce de couleur gris roussâtre qui se détache facilement à la façon des lenticelles du platane. Semper virens, les feuilles du gayac sont composées généralement de quatre folioles, parfois de six, qui s’opposent, sessiles, le long du pétiole. Rondes à presque oblongues, ces folioles vert tendre sont finement nervurées à leur surface. Enchâssées dans un calice velu brandi par un long pédoncule qui ne l’est pas moins, les fleurs du gayac se réunissent en faisceaux ombelliformes. D’un joli bleu azur ou pervenche, elles comptent cinq pétales et une dizaine d’étamines. Quant aux fruits, ils sont parfaitement originaux, adoptant un peu la forme d’un blason d’armoiries. Ces capsules cordiformes un peu anguleuses et charnues, tout d’abord vertes, forcissent sous la pression intérieure qui les anime, passent au jaune ou au orange franc, s’ouvrant à maturité sur une amande brun rougeâtre.

Le gayac est un arbre typique d’Amérique centrale, autant des petits pays qui forment le lien entre le nord et le sud de ce vaste continent, que les îles qui baignent au large de la mer des Caraïbes, c’est-à-dire Cuba, la Jamaïque, la République dominicaine. Également continental comme nous l’avons dit, le gayac prospère au nord de l’Amérique du sud, sur les zones côtières de pays tels que le Brésil, le Surinam, le Venezuela et la Colombie.

Das Franzosenholz : le bois français. Les préjugés ont la vie dure. On sous-entendait par-là : bois qui soignait le mal dit français, c’est-à-dire la syphilis.

Le gayac en phyto-aromathérapie

Si vous avez l’impression de tomber dans des annales vieilles de cinq siècles, ne vous en étonnez pas, la séance de dépoussiérage que j’ai fait subir au gayac a résisté au poids de l’histoire : le gayac, même pour moi, passe pour des ces improbables remèdes qu’un distrait apothicaire aurait égaré dans un bocal isolé, tout en haut d’une étagère, se demandant bien ce qu’il pourrait en faire, aujourd’hui qu’est bien passée la ferveur sainte que l’on sut profuser autrefois en l’honneur du bois de vie ! Mais le flacon d’huile essentielle de gayac que j’ai sous les yeux et le nez ne permet aucun doute : le gayac n’est pas qu’un fantasme hérité des médecins de la Renaissance. Tentons donc d’en savoir un peu plus à son sujet.

Autrefois, le bois de gayac était importé en imposantes bûchettes de 400 à 500 livres, mais cela ne se fait plus guère de nos jours. « Ce bois n’a besoin d’autre choix que d’être bien net et sans aubier [NdA : la couche claire située entre le cœur et l’écorce ; cf. photo ci-dessous], à quoi il est fort sujet ; ainsi ceux qui voudront l’avoir de la qualité requise, l’achèteront en bûches ; et après en avoir ôté le blanc qui est l’aubier, feront râper ou hacher le bois qui est noir, pesant, dur et fort résineux »11. Par cette préconisation, Pierre Pomet conseillait de ne se concentrer que sur le cœur du bois, d’odeur balsamique, de saveur âcre et amère. Très compact, d’une densité élevée (jusqu’à 1,36), ce bois, sombrement coloré, arbore des teintes brun verdâtre/olivâtre, brun noirâtre, voire brun roussâtre.

Aujourd’hui, l’on ne fait plus râper le bois de gayac par le pharmacien, mais il y a 500 ans, il fallait bien indiquer les conditions sine qua non pour pouvoir en user comme il était convenable de le faire. Exiger que l’on s’exécutât ainsi devait soi, permettait d’éviter les pratiques de malappris consistant à incorporer dans la masse du bois de gayac des copeaux d’aubier rejetés par le soin médical, mais dont l’addition dans la balance aurait pu se traduire par une note plus lourde à payer.

Ce bois, bien sur, fut soumis au procédé de la distillation. On en tira divers produis que nous listons ci-après à titre de simple curiosité : un flegme, un esprit acide très léger, une huile essentielle pesante, « épaisse et fort puante », une huile médiate légère, enfin un résidu noir comme du charbon. Outre le cœur du bois de cet arbre, l’on prêta aussi attention à son écorce, épaisse et tout aussi compacte. « On la choisira uni, pesante, difficile à rompre, grise par-dessus et blanchâtre au-dedans, d’un goût amer et assez désagréable »12 qu’elle tire de la présence d’une gomme-résine (plus résine que gomme au reste) qui s’écoule librement de l’écorce du gayac quand on vient à la fendre. De couleur brune ou roussâtre, très parfumée mais de saveur âcre, cette substance friable s’avère être peu soluble dans l’eau, mais l’est entièrement dans l’alcool. Autrefois, l’on usait du bois de gayac (son cœur) et de sa résine pour l’extraction d’un phénol auquel on a donné le nom de gaïacol, substance que l’on croise aussi dans la créosote du hêtre. On l’érigeait au titre de remède unitaire, de la même façon que l’on faisait cas du menthol et de l’eucalyptol, c’est-à-dire en rejetant la compagnie des autres molécules. A l’heure qu’il est, on prend soin de ne plus négliger le totum.

Appelons maintenant à plus subtil, d’autant que le gaïacol, qui mord la peau, n’est plus guère employé. On peut en dire autant de l’huile essentielle de gayac, du moins en thérapeutique. Celle-ci est issue de l’hydrodistillation du bois réduit en sciure et copeaux, et du bois des rameaux et grosses branches. Après parfois vingt-quatre heures de distillation, l’on obtient un favorable rendement de 5 à 6 % d’une huile essentielle visqueuse, dont la couleur varie du blanc jaunâtre au marron, en passant par le brun clair. Âcre et caustique lorsqu’elle est pure, elle l’est beaucoup moins lorsqu’elle est diluée dans de l’alcool, ce qui a pour avantage d’en amoindrir la viscosité et d’en faciliter l’emploi. Cette substance aromatique, dite boisée et ambrée, contient une doucereuse touche de rose et d’amande qui donne envie de la déguster à la petite cuillère comme on le ferait d’une agréable friandise. Contrairement à cette monade qu’est le gaïacol, les principaux constituants de l’huile essentielle de gayac ne sont pas des phénols, mais des sesquiterpénols, ce qui explique un caractère dermocaustique beaucoup moins prononcé. Au total, on y trouve environ 83 % de ces molécules dont du bulnésol (40,80 %), du gaiol (ou champacol : 31,50 %), de l’α-eudésmol (2,30 %), du β-eudésmol (3,70 %) et du y-eudésmol (3,50 %). Quelques oxydes et sesquiterpènes ferment la marche et complètent ce portrait bio-aromatique (α, β et δ-guiaène : 3 %).

Propriétés thérapeutiques

  • Anti-infectieuse : antibactérienne (Gram + et Gram – ; est plus efficace sur les germes Gram + que l’huile essentielle d’arbre à thé, par exemple), antiseptique des voies respiratoires
  • Stimulante générale, immunostimulante
  • Décongestionnante et tonique veineuse et lymphatique, activatrice de la circulation sanguine, fluidifiante sanguine, anti-thrombotique
  • Anti-inflammatoire, anesthésique
  • Purgative
  • Diurétique, sudorifique
  • Anti-oxydante, antitumorale (?)
  • Cicatrisante
  • Anti-arthritique
  • Anxiolytique
  • Modératrice de la toux

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite chronique, catarrhe pulmonaire chronique, asthme, tuberculose pulmonaire
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme, rhumatisme musculaire (pleurodynie), rhumatisme goutteux, rhumatisme articulaire, douleur musculaire, goutte, arthrite, périostose, nodus
  • Affections cutanées : ulcère (rebelle, syphilitique), dartre, brûlure, pustule, plaie superficielle, herpès labial, acné, adénite
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : écoulement chronique de l’urètre, gonorrhée, lithiase rénale
  • Congestion du petit bassin et des voies utérines
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire
  • Maux de dents, rage de dents
  • Syphilis : d’après ce que prétendaient encore certains auteurs relativement récents (Émile Gilbert 1886, M. Reclu 1889, P. P. Botan 1935)

Modes d’emploi

  • Décoction de bois de gayac : placez 30 g de bois de gayac râpé dans un litre d’eau, et mettez le tout à macérer pendant douze heures. A l’issue, portez à ébullition et faites réduire de moitié. On peut pousser la quantité de bois pour un litre d’eau à 60 g.
  • Macération vineuse de bois de gayac (peu usitée).
  • Teinture de gomme-résine de gayac : on l’utilise à raison de x gouttes par jour (réglées selon l’emploi qu’on en veut faire). Les diluer dans un véhicule adapté en amoindrit généralement le sentiment gustatif.
  • Eau-de-vie gingivale et dentifrice : faire macérer 30 g de bois de gayac râpé dans un demi litre d’eau-de-vie.
  • Pommade : inspirée d’une ancienne formule du Codex et utilisant du gaïacol. Voici comment on peut l’adapter à l’air du temps : lanoline (50 g), glycérine végétale (30 g), cire d’abeille (20 g), huile essentielle de menthe poivrée (1 ml), huile essentielle de gayac (1 ml).
  • Huile essentielle de gayac : voie orale, voie cutanée diluée, dispersion atmosphérique, olfaction.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • L’huile essentielle de gayac ne se recommande pas durant la grossesse et l’allaitement ; on l’écartera de même du périmètre des jeunes enfants. Dans tous les autres cas, l’on évitera d’en faire un usage prolongé, en particulier par voie interne par laquelle une irritation/inflammation intestinale reste possible. Un usage précautionneux s’impose auprès des personnes (très) irritables, couramment sujettes à l’inflammation, présentant une vive sensibilité, etc.
  • Parfumerie : fixatrice des notes de cœur, l’huile essentielle de gayac fait merveille en parfumerie. On la croise aussi dans les domaines de la savonnerie et de la cosmétique.
  • Travail du bois : espèce de « bois de fer », le gayac a su tirer son épingle du jeu auprès de l’ébéniste et du marqueteur, sa solidité et sa dureté (trois fois plus importantes que celles du chêne blanc, c’est dire !) ayant telle réputation qu’elles étaient vouées à la fabrication d’objets dont on souhaitait qu’ils perdurent dans le temps. Autant dire que le gayac ne sait pas ce que c’est que l’obsolescence programmée ! Ainsi en façonnait-on des poulies, des essieux, des hélices de bateau, mais également du matériel de chimie comme on l’apprend à la lecture du Traité élémentaire de chimie que l’on doit au sieur Lavoisier : il fait figurer, à côté du marbre et de la porcelaine, le bois de gayac comme matériau susceptible d’offrir de robustes mortiers et pilons, et autres bistortiers de pharmacien. Plus ludique, le bois de gayac fut employé pour qu’on y taille de grosses boules (ou bourles) pesant parfois jusqu’à 1500 g et dont on joue à travers une pratique qu’en France l’on nomme le boulingrin, francisation de l’anglais bowling green, ce jeu se pratiquant initialement en extérieur, sur gazon.
  • Faux ami : car on a cru reconnaître chez des arbres bien de chez nous des propriétés propres au gayac, on les a « rebaptisés » afin d’appuyer cette similarité parfois fort fantasmée. Ainsi peut-on croiser un gayac de France, qui n’est autre que le buis, et un gayac des Allemands, appellation derrière laquelle se dissimule le frêne.

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  1. André Soubiran & Jean de Kearney, Le petit journal de la médecine, p. 294.
  2. Ibidem, p. 295.
  3. Pierre Delaveau, La mémoire des mots en médecine, pharmacie et sciences, p. 271.
  4. Paul Lacroix Jacob, Recherches historiques sur les maladies de Vénus, p. 173.
  5. Ibidem.
  6. André Soubiran & Jean de Kearney, Le petit journal de la médecine, p. 303.
  7. Paul Lacroix Jacob, Recherches historiques sur les maladies de Vénus, p. 175.
  8. Larousse médical, p. 951.
  9. Ibidem, p. 950.
  10. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 225.
  11. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 115.
  12. Ibidem.

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