Crapauds & grenouilles

Le tintamarre trépidant et tonitruant de la grenouille – brekekekex koax koax ! (ainsi qu’Aristophane l’onomatopéise dans sa pièce Les Grenouilles) – me rappelle (à l’ordre ?) en ce début de printemps. Ne (me) grondent-elles pas par le biais de ce « bre » qui renvoie à Dionysos bromios, c’est-à-dire « celui qui tonne » ? Que si ! Rana ridibunda – la grenouille rieuse – est l’annonciatrice des orages printaniers censés ranimer la vie. Il est donc plus que l’heure – je les entends sonner depuis la mare la plus proche – d’ordonner mes notes, d’autant que, depuis quelques temps, passe en mon esprit l’image d’une grenouille qui attend avec patience, assise sur une feuille de nénuphar, une couronne d’or sur la tête.

La grenouille, ici couronnée, est bel et bien un animal solaire comme nous le montre ce sympathique portillon pris en photo quelque part à Leipzig.

En tout premier lieu, il est frappant de remarquer l’étroitesse du lien existant entre ces batraciens que sont crapauds et grenouilles et la reine des choses humides, c’est-à-dire la Lune. Cela place d’emblée ces deux animaux sous l’égide du yin. Bien qu’on hésite entre ce principe et son contraire, l’on observe néanmoins une prédominance de yin chez le crapaud, évidence qui ne fait pas l’ombre d’un doute à propos de la grenouille. En Chine, c’est un crapaud à trois pattes que l’on voit se dessiner sur la Lune, et les éclipses lunaires ont lieu lorsque le crapaud dévore l’astre nocturne. Comme a pu l’écrire Dino Buzzati dans l’une de ses nouvelles, le crapaud « observe la Lune en connaisseur, trouve que c’est une lune fort respectable, parfaitement adaptée aux circonstances [dès lors qu’il] se sent tout entier étreint par le printemps »1. En sanskrit, un seul mot fait référence à la grenouille et à la Lune, harit, qui est aussi celui permettant de désigner la couleur vert, ce qui souligne encore davantage la relation du crapaud et de la grenouille à l’élément humide. Avatar de la lune pluvieuse, la grenouille est donc conjointement liée aux masses d’eau accumulées que sont les nuages qui, à l’instar de la grenouille qui souhaite se faire plus grosse que le bœuf, enfle tant et si bien qu’elle finit par en crever. Ce qui peut passer pour une fable amusante dissimule une autre vérité : le rapport entre le nuage et la grenouille : si ce dernier laisse parfois échapper une pluie de grenouilles (cf. les sept plaies d’Égypte), « il n’y a pas à s’étonner que, dans la fable, la grenouille ait la présomption de croire qu’elle peut atteindre en se gonflant à la grosseur d’un bœuf ; mais quand le petit nuage s’est élargi, il finit par crever, comme le fait la grenouille »2. Si l’on se rappelle, de plus, que le bœuf est une figuration de la Lune, on décode aisément le message : le nuage ne peut pas s’arrondir comme la Lune indéfiniment. Pour faire œuvre constructrice, il doit se détruire par le biais des immenses masses d’eau qu’il transporte par la voie des airs. De là les multiples divinités batraciennes impliquées dans la pluie comme en Extrême-Orient ou bien chez les Mayas Quichés. Voilà pourquoi coassent les grenouilles au printemps, symbole de l’orage qui véhicule le tonnerre. Non seulement elles sont les annonciatrices de l’été, mais sont garantes des pluies printanières qui vont plus sûrement permettre d’y mener. Mais avant d’aller aussi loin, précisons un élément important que j’emprunte à Gubernatis : il disait se rappeler qu’à Turin, durant la semaine sainte (qui, cette année, a eu lieu du 10 au 16 avril, pour situer), les enfants faisaient grincer un instrument en bois, la canta-rana (ou rana, rena, etc.), espèce de crécelle qui palliait l’absence des cloches parties pour Rome. De même que les coassements de la grenouille, cette cacophonie printanière avait pour fonction d’assurer la résurrection du Christ (ou d’Indra, de Zeus, etc., selon les lieux et les époques auxquels on se situe). Par le signal de renouveau qu’est son chant, la grenouille dit bien à quel point elle est un symbole de résurrection. Pline remarqua qu’après avoir péri durant l’hiver, la grenouille renaissait au printemps (après une mort « apparente » : en effet, la plupart des crapauds et grenouilles hibernent durant la froide saison, et même davantage puisque leur léthargie dure six mois dans l’année). En Chine, l’on associait la période filant de l’équinoxe d’automne à celui de printemps à la grenouille, barbotant donc bien en plein yin. Et ce n’est qu’en ce point d’équilibre, au printemps, qu’elle est censée se métamorphoser en caille, animal yang ayant pour fonction d’occuper les six prochains mois, jusqu’à sa propre métamorphose future en grenouille, et ainsi de suite. A travers cette transformation d’un animal en un autre, qui plus est doublée de celle du têtard juvénile en grenouille adulte, comment ne pas y voir un symbole qui saute au yeux, celui de la résurrection ? (le yin procédant du yang qui lui-même procède du yin, etc.). Avec cette verdeur, cette pluie que déversent, féconds, les nuages, et les forces vives qui éclatent au printemps, on se rapproche insensiblement de l’idée de fertilité et d’abondance. Parce que yin, le crapaud et la grenouille sont forcément féminins. Ainsi président-ils à la sexualité et à la génération, étant des animaux très prolifiques. En Égypte, la très peu connue déesse-grenouille Héqet était la protectrice des femmes enceintes et des nouveaux-nés. De là, l’imagination n’eut guère de peine à faire de la grenouille un être luxurieux : « Plusieurs auteurs affirment que si les grenouilles s’accouplent la nuit, c’est pour se livrer à des orgies nocturnes semblables à celles du sabbat. Viols et coïts n’y sont pas rares. Ce sont des êtres démoniaques »3. Ainsi dépeint-on les mœurs libidineuses des grenouilles au Moyen âge, animaux qu’on accusait même, à cause de leurs nocturnes coassements intempestifs, de venir perturber les ébats nuptiaux des jeunes époux, raison pour laquelle des villageoises venaient battre l’eau des douves entourant le château, pour faire taire les bruyants batraciens. Ce qui est fort curieux : pourquoi vouloir réduire au silence ce symbole de fécondité/fertilité qu’est la grenouille ? Un coassement n’est-il pas censé favoriser une plus étroite cohabitation ? Peu importe les arguments quand il est décidé de déraper en direction de la face lunaire, cette fois-ci infernale et ténébreuse, de la grenouille.

Il se passe parfois de drôles de choses aux abords de la mare… Illustration d’Arthur Rackham (1867-1939) pour l’édition des fables d’Ésope de 1916.

Les lutins, eux aussi, se métamorphosent en grenouille, animal fort sympathique qu’on ne retrouve jamais à portée du chaudron de la sorcière, abritant généralement un autre batracien plus « inquiétant », formant avec la chauve-souris, le hibou, le corbeau et le chat noir4 l’habituel bestiaire que l’iconographie diabolique a indexé au personnage de la sorcière. Quand une gravure montre une de ces créatures danser, figurée portant une cape et des grelots aux pattes, l’on peut être certain qu’il ne s’agit jamais d’une grenouille, toujours d’un crapaud car montré laid et verruqueux5. De plus, ces gesticulations peu naturelles renforcent les liens que le crapaud entretient avec l’univers du sabbat. D’ailleurs, n’avez-vous pas vu se glisser – subreptice – l’ombre d’une Médée ? Attardons-nous en exposant quelques remarques qui ont pu frapper l’imagination de nos prédécesseurs. Par son chant doux semblable à une plainte, le sonneur à ventre jaune (Bombina variegata) ne fait-il pas œuvre de magie ? De même que le crapaud accoucheur (Alytes obstetricans) qui émet de jolies notes flûtées « comme un émouvant lamento »6 ? Comment des animaux aussi horribles peuvent-ils former des chants aussi beaux ? Au contraire, le pélobate brun (Pelobates fuscus) est plus conforme à ce qu’on attend généralement d’un crapaud : quand on cherche à le saisir , il lance des cris perçants et dégage une forte odeur d’ail ! Poison ? Pas sûr. Ce qui l’est, c’est que le crapaud commun (Bufo bufo) secrète par sa peau une espèce de liquide blanchâtre, venimeux et irritant les muqueuses, contenant un alcaloïde appartenant à la classe des bufadéniolides, la bufotoxine, substance apparentée aux glycosides cardiotoniques que recèle une de ces plantes sorcières bien connues, la grande digitale pourpre. Mais nous sommes ici bien loin de la batrachotoxine ou encore de la 5-méthylbufoténine (la première est mortelle, la seconde devient hallucinatoire après léchage du crapaud). Cet animal empoisonné est forcément diabolique : quiconque le touche est envahi d’un froid glacial et peut voir sa main s’insensibiliser au point de contact. Il est si plein de poison qu’il est capable de demeurer invulnérable face à celui du serpent ! A cela s’ajoute le fait que certains batraciens peuvent modifier leur coloris : par exemple, c’est le cas de la rainette (Hyla arborea) qui peut passer du vert vif au gris foncé. Les mœurs nocturnes de ces animaux ne sont pas sans susciter l’inquiétude : toutes les nuits, que mangent-ils donc ? Que trament-ils au fond des sombres repaires dans lesquels ils apprécient de s’abriter ? C’est parce qu’il hait la lumière, que le crapaud commun se dissimule sous des pierres, dans des anfractuosités ou toutes autres retraites obscures et humides pour y faire seul Dieu sait quoi ! Parait-il que cet animal puant y mange de la terre tout en bavant comme un enragé. Mais, bien plus encore, cet animal lâche, « horrible à voir et haï de tout le monde » scelle sa proximité avec certains humains jusqu’à occuper régulièrement leurs caves et autres lieux fréquentés de ce type (chez mes grands-parents, l’un d’eux s’était installé sous une souche d’arbre sur laquelle la boîte aux lettres avait été posée). Mais qu’est-ce que c’est que cette familiarité ? En réalité, le crapaud commun « vit très bien en captivité et serait capable d’être apprivoisée au point de reconnaître son maître… »7. Et qui donc, à votre avis, est capable de réaliser un tel prodige, hum ? Celle qui, parce que le crapaud est assurément l’un de ses animaux domestiques, l’habille de velours rouge, vert ou noir et le garnit de grelots, tout en poussant la forfanterie à le faire baptiser par le diable lui-même8  : la sorcière !

Les sorcières de Macbeth en pleine tambouille, par Alexandre-Gabriel Decamp (1803-1860).

Habituellement juché sur son épaule gauche, le crapaud de la sorcière est invisible pour quiconque n’est pas sorcier. Cette proximité avec le diable est encore parfaitement lisible dans d’autres caractéristiques. En effet, « les hommes se livrent à l’idolâtrie et à beaucoup de sottises à l’aide de cette vermine, grâce à des procédés diaboliques »9 : on ne compte plus les recettes contenant diverses parties de ces animaux dont la langue, la bave et le venin, les yeux, les os et la peau, les pattes, etc. Tout cela pour faire bénéficier le charme des principaux traits constitutifs propres au crapaud : la colère, la luxure, l’orgueil, l’égoïsme et l’avarice surtout (en Chine, l’idéogramme chan signifie aussi bien crapaud qu’avarice). C’est pour cela, entre autres (et contrairement à la grenouille), que le crapaud porte malheur : pour se défaire de son influence néfaste, il suffit de déloger le crapaud qui loge sous la dalle du seuil de l’étable. Toutes ces croyances justifièrent l’emploi qu’on put faire du crapaud à travers des pratiques qui nous paraissent fort étranges aujourd’hui : faire sécher une grenouille ou un crapaud avait pour but, en les portant sur soi, d’en confectionner une amulette. Si on la portait sous les aisselles, elle protégeait de la peste et des substances vénéneuses. Clouée au plafond des étables, elle protégeait les animaux qui s’y abritaient. On pouvait aussi pulvériser ces animaux desséchés : la poudre de crapaud était le remède courant de lou masclou, c’est-à-dire un terme générique englobant aussi bien les coliques que la crise d’appendicite. On administrait cette poudre en la délayant dans un véhicule liquide adapté. Avec les seuls os de la grenouille réduits en poudre et bus ensuite dans du vin, on confectionnait ainsi un aphrodisiaque permettant l’envoûtement d’amour. On pouvait aussi mêler cette poudre à quelque mets que l’on offrait à la personne convoitée pour qu’elle en goûte ou bien la répandre sur ses vêtements. Pour renforcer la manœuvre, il n’était pas impossible de porter sur soi un bijou sur lequel une grenouille est représentée : non seulement ça éloigne la maladie, mais ça attire la sympathie. Une chose est évidente : le pouvoir de fascination du crapaud est si puissant qu’il serait capable de forcer les oiseaux à se jeter dans la gueule d’un tel monstre. Autrefois, on croyait qu’en fixant quelqu’un, un crapaud pouvait le faire s’évanouir ou provoquer en lui des convulsions pouvant parfois mener à la mort. Par son regard fixe, le crapaud se montre indifférent voire insensible à la lumière qu’il intercepte par absorption : tout cela nous éloigne fort du charme d’amour ! D’autres pratiques s’apparentent plus à la magie sympathique qu’à la médecine proprement dite : la froideur glaciale qu’on lui suppose permet à la grenouille de lutter contre les fièvres ; en liant une grenouille au malade, celle-ci est censée « prendre » le mal ; enfin, frotter verrues et panaris avec un crapaud en assure la disparition. Chez Dioscoride et Hildegarde, on peut bel et bien parler de zoothérapie, puisque le crapaud autant que la grenouille interviennent dans diverses affections (scrofule, goutte, flux sanguins, douleurs dentaires, activer la repousse des cheveux et des sourcils). Mais ce qui demeure le plus intéressant du point de vue magico-thérapeutique, c’est la pierre de crapaud (ou crapaudine, bufonite, etc.). Dans un ses contes, sobrement intitulé Le Crapaud, Hans Christian Andersen évoque cette légende qui veut que la tête du crapaud renferme une pierre précieuse. Voici un petit résumé des pouvoirs qui sont attachés à une telle pierre : elle « protégeait des venins. Elle avait en effet la réputation […] d’attirer les poisons quand on la frottait sur la peau10. Pour l’extraire, il fallait mettre un vieux crapaud dans un pot percé de trous, que l’on plaçait ensuite dans une fourmilière. Une fois dévoré, il ne restait plus que ses os et la pierre. Pour savoir si la crapaudine n’était pas un faux, il fallait la présenter à un crapaud vivant qui, s’il faisait mine de sauter dessus, était la preuve irréfutable de son authenticité »11. Qu’un animal très laid possède dans la tête la plus précieuse des gemmes, c’est là qu’est le paradoxe. Et ça devient d’autant plus troublant qu’on avoue parfois sur le bout des lèvres qu’il s’agirait là de rien de moins que de la pierre philosophale… On dit encore que la grenouille rejette une pierre précieuse au printemps, le crapaud une perle : leur retour à la vie ainsi manifesté signe également celui du soleil. Qu’en pense Andersen ? « Il vit les étoiles, grandes et brillantes ; il vit la lune, il vit le soleil se lever et monter de plus en plus haut dans le ciel »12. Plus le crapaud sort de son puits, et plus le soleil entre dans sa course ascendante. « Que je suis heureux ! Le désir que j’éprouve rend certainement plus heureux que la pierre précieuse dans la tête. Et c’était justement lui, qui avait le joyau : l’éternel désir de s’élever plus haut, toujours plus haut, il rayonnait de joie et d’amour de la vie »13). Cependant, ce talisman immatériel qui permet d’obtenir le bonheur sur la Terre « scintille trop fort. Nos yeux ne sont pas encore assez puissants pour le voir dans toute sa gloire, comme Dieu l’a crée »14. Mais bien des pierres du crapaud n’en sont pas : ainsi appelle-t-on les galets de variolite dont les dessins rappellent la surface verruqueuse de la peau de cet animal. Aussi tangible et matérielle que la précédente est de nature subtile et impalpable : ainsi cette crapaudine ne peut-elle pas parvenir à la cheville de la pierre de l’œuvre logée en chacun d’entre nous et que l’on peut rendre exploitable pour peu qu’on s’en donne la peine, bien qu’elle exige de nous que nous transmutions une existence première en sa version exaltée.

Parce qu’il est associé aux aspects les plus laids de l’existence, dans les contes de fées, le crapaud l’est aussi au personnage habituellement haï de la sorcière, à qui insupportent la jeunesse et la beauté, c’est-à-dire la princesse, blonde, très belle, mais insouciante et même « légère » dans ses engagements. Dans Le Roi des Crapauds, un pacte engage la jeune princesse à épouser le crapaud en échange du service que celui-ci lui rend à sa demande : aller repêcher une balle qu’elle a laissée choir dans un puits (ce qui peut paraître bien disproportionné : je ne reçois pas une demande en mariage à chaque fois que je ramasse le trousseau de clés d’une dame !). La voilà donc prise au piège de son propre empressement, de sa candeur, mais surtout de son immaturité. Rappelez-vous du passage du conte où le crapaud veut déjeuner avec la princesse, jouer avec elle, dormir dans son lit en sa compagnie, etc. Et puis quoi encore ? Quelle est, finalement, la réaction de la jeune fille ? Elle le jette contre le mur ! On peut se demander en quoi ce geste peu sympathique et écœuré de la princesse peut avoir pour effet de transformer le crapaud en prince charmant, tenu jusque là prisonnier de sa froide peau de cuir d’eau par le méchant sort d’une fée ou d’une sorcière qui n’apparaît jamais dans le conte que sous cette trace résiduelle15. Pour que la transformation ait lieu, il importe que la princesse dépasse la répugnance et le dégoût que suscite en elle la grenouille qui n’est jamais un animal qui fait peur mais dont la laideur et la maladresse peuvent s’avérer repoussantes. Ainsi, un sourire, le signe d’une émotion accommodante, quand ce n’est pas la classique demande du baiser, initient la métamorphose du crapaud en un joli prince, mais jamais avant que la jeune fille ait prit contact avec son propre éveil sexuel. La violence de la jeune fille n’est donc nullement gratuite, elle est libératrice pour elle comme pour la grenouille-prince. Mais que le crapaud dissimule, in potens, un prince charmant, cela, la princesse ne le sait pas encore consciemment. Avant toute chose, elle devra, par le biais d’un objet capricieux et fatidique – la balle d’or (pour courir l’aventure, n’est-ce pas indispensable ?) – laisser échapper son candide statut d’enfant qui plongera avec la balle dans les profondes eaux de la psyché dans lesquelles circule sans difficulté la grenouille. « Pour aimer, il faut être capable d’éprouver des sentiments », expliquait Bruno Bettelheim dans la Psychanalyse des contes de fées. Or, jouer toute seule à la balle, égoïstement, n’y aide pas. « En respectant l’engagement qu’elle a pris, la princesse est contrainte de mûrir »16. Dans ce même conte, la grenouille non plus n’est pas achevée (judicieux choix que celui de la grenouille, animal transitant d’une phase larvaire, le têtard, à une autre, l’adulte accompli), elle se comporte avec la princesse comme si elle était son enfant : or, « quel est l’enfant […] qui n’a pas grimpé dans le lit de sa mère avec l’espoir de passer la nuit avec elle ? […] Il vient un moment où la mère doit ‘jeter’ son enfant à bas de son lit »17 au risque qu’il ne puisse devenir une personne à part entière. L’accomplissement ne peut être rendu efficient en brûlant les étapes. C’est ce qu’un autre conte des pays slaves, La reine des grenouilles, cherche à nous exposer. C’est non pas une balle d’or mais une flèche qui désigne celle que doit épouser Ivan l’un des trois fils du roi. Quelle n’est pas sa surprise quand il constate que le sort l’oblige à se lier à Kvakouchka la grenouille. Mais il se trouve que sous cette peau de grenouille se dissimule malgré elle Vassilissa la très sage (la très savante, la très connaisseuse). Le père d’Ivan veut s’assurer de la loyauté de Vassilissa à l’égard de son époux. Aussi lui impose-t-il une première épreuve : confectionner un pain blanc très tendre à la croûte parfaitement dorée. Puis une deuxième : tisser un tapis (ou une chemise) en soie en une seule nuit. Enfin, une troisième et dernière : assister à la revue exigée par le roi et y exceller à la danse. Or comme Vassilissa est un peu magicienne, elle parvient temporairement à ôter sa peau de grenouille, à enfiler de riches atours puis à se rendre au bal, où sa beauté fait sensation. Elle s’y révèle à l’aide d’un coup de tonnerre (cf. la proximité symbolique entre les nuées et la grenouille). Ravi de cette métamorphose à laquelle il ne s’attendait pas, Ivan brûle les étapes si je puis dire, et s’empresse de jeter au feu la peau de grenouille que la princesse Vassilissa est forcée de revêtir par la force du sort par lequel elle est encore malgré elle liée. Dépitée, elle s’adresse ainsi à Ivan : « Si tu avais eu la patience d’attendre quelques instants encore, j’aurais été à toi pour toujours, tandis qu’à présent il me faut te dire adieu ! »18. Les trois épreuves par lesquelles Vassilissa est passée n’y suffisent hélas pas, la dernière étant inachevée. Ce n’était pas Ivan qui portait la peau de grenouille, ce n’était donc pas à lui de s’en débarrasser. Pour retrouver Vassilissa, Ivan devra lui aussi passer par une série de trois épreuves, fréquent motif ternaire devant amener une libération. Avant de disparaître, elle lui fournit néanmoins un indice : « Cherche-moi dans la vingt-septième terre, dans le trentième royaume ». Ce qui peut paraître bien sibyllin nous est expliqué par Angelo de Gubernatis : « C’est-à-dire, à ce que je crois, en enfer, dans la nuit où descendent la Lune et l’aurore et d’où la Lune renaît et se renouvelle au bout de vingt-sept jours »19.

Impossible d’en douter : la Lune a bien partie étroitement liée avec la grenouille, et les contes sont les supports de bien des enseignements qu’on ne soupçonne pas toujours au premier regard. Ne les négligeons donc pas ;-)

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  1. Dino Buzzati, Bestiaire magique, p. 32.
  2. Angelo de Gubernatis, Mythologie zoologique, Tome 2, p. 395. Hildegarde de Bingen écrivait que le crapaud est « semblable aux vents dangereux qui accompagnent les éclairs, le tonnerre et la grêle » (Physica, p. 276).
  3. Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen âge, p. 246.
  4. Selon Hildegarde de Bingen, il existe une parenté entre le crapaud, le serpent et le chat.
  5. La laideur pustuleuse et boutonneuse du crapaud est bien plus marquée que chez la grenouille, être plus « lisse ».
  6. Dino Buzzati, Bestiaire magique, p. 35.
  7. J. Felix, J. Toman & K. Hisek, Guide du promeneur dans la nature, p. 314.
  8. Quand il n’est pas lui-même une représentation du diable : en Moselle, un crapaud rouge juché sur un coffre rempli de pièces d’or et dont il tient la clé dans la bouche est une manière populaire de figurer le malin.
  9. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 277.
  10. Elle change de couleur quand on s’empoisonne.
  11. Une histoire des médecines populaires. Herbes, magie, prières, p. 61.
  12. Hans Christian Andersen, Contes, p. 177.
  13. Ibidem, p. 180.
  14. Ibidem.
  15. La grenouille métamorphosée abrite généralement un seigneur, un génie incompris, une fée puissante. C’est aussi la figuration d’une âme en voyage. C’est pourquoi il faut être indulgent à son égard de crainte de lui faire du mal, ce qui serait assurément un grand malheur. Dans un autre registre d’idée, au Moyen âge on pensait que l’âme des méchants se changeait en crapaud.
  16. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, p. 415.
  17. Ibidem, p. 417.
  18. Contes de Pouchkine et des pays slaves, p. 111.
  19. Angelo de Gubernatis, Mythologie zoologique, Tome 2, p. 400.

© Books of Dante – 2022

Grenouilles rieuses en pleine ablution. Une autre manière de faire des bulles…

L’huile essentielle de khella (Ammi visnaga)

Synonymes : ammi visnage1, bisnago, herbe au cure-dent, cure-dent d’Espagne, carotte aux dents, herbe aux gencives, cumin d’Éthiopie, fenouil annuel, noukha, kell.

Passant un temps pour la férule creuse dans laquelle Prométhée apporta le feu aux hommes, il est possible de déceler la présence (?) du khella dans ces quelques informations délivrées par Georges Contenau : « Si un homme est oppressé ; si son estomac est ballonné ; si sa nourriture revient dans sa bouche et que rien de ce qu’il mange ne lui plaise », eh bien il lui faut préparer telle recette dans laquelle entre vraisemblablement du khella. Et si ce n’est lui, c’est donc l’un de ses frères : le khella apparaissant dans le papyrus Ebers, il est tout à fait envisageable de le voir occuper une place au sein de la pharmacopée des anciens Assyro-babyloniens. En tous les cas, l’on peut dire sans se tromper que sa réputation antispasmodique, qui remonte à l’Égypte antique, n’est plus à faire. Du temps des pharaons, et même jusqu’à récemment encore, le thé de khella était usité lors d’épisodes urinaires douloureux comme les lithiases. Ces concrétions ressemblant à des grains de sable, il est tout à fait probable qu’on se soit servi du mot grec amos, c’est-à-dire « sable », pour l’attribuer à l’Ammi visnaga. C’est du moins ce qu’expliquait Fournier : « Ce nom a été donné à cette plante, à cause de sa semence qui ressemble à des grains de sable »2. C’est beaucoup plus convaincant que l’explication qui prétend que le nom latin du khella – ammi – nous renseignerait sur son aire de prédilection, à savoir les zones sableuses parce que, effectivement, les terrains sablonneux sont ce que le khella affectionne tout particulièrement. Aujourd’hui encore, cette plante fait partie de la pharmacopée traditionnelle marocaine. En Israël, elle participe au traitement du diabète et en Andalousie ses graines assurent la fonction de « dentifrice ». En Égypte encore, le khella fut usité en cas de lithiase biliaire, de faiblesse cardiaque et de vitiligo. Tout cela, en effet, parce qu’on trouve le khella sur une grande partie du pourtour de la mer Méditerranée et, çà et là, en Espagne comme dans le sud de la France (bien que plus rarement qu’autrefois en raison des modes agricoles qui ont fait reculer le khella des territoires qu’anciennement il occupait).

L’ammi était le nom que les Grecs et les Romains donnaient à différentes ombellifères aromatiques, ce qui explique que l’ammi de Dioscoride ne soit peut-être pas la plante dont on parle dans cet article, c’est-à-dire le khella. Mais, dans le doute, ne nous abstenons pas d’en parler un peu. Voici la description qu’il en donne : « C’est une graine vulgaire et connue, menue et bien plus petite que celle du cumin. Elle a la saveur de l’origan [sic : bien possible qu’il parle là de l’ajowan]. [Sa semence] est chaude3, fervente, dessiccative. L’on la boit avec du vin contre les tranchées, les douleurs urinaires et les morsures d’animaux venimeux. Elle provoque le flux menstruel […] et purge la matrice »4. De plus, elle corrigerait l’ardeur provoquée par l’usage des cantharides. Enfin, « emplâtrée avec du miel, elle résout les meurtrissures »5.

A la suite de Dioscoride, l’on retrouve souvent le nom d’ammi dans les textes consacrés aux plantes médicinales. Mais celui de khella, trop exotique peut-être, n’y apparaît jamais. Par exemple, chez Nicolas Lémery, on trouve des conseils pour bien sélectionner la semence d’ammi, mais il pourrait tout aussi bien s’agir de celle de l’ammi élevé, Ammi majus : « On doit choisir la semence d’ammi la plus récente, la mieux nourrie, la plus nette, la plus odorante, d’un goût un peu amer : elle contient beaucoup d’huile exaltée et de sel volatil »6. Chez Chomel, c’est clair : nul khella à l’horizon. La plante dont il parle est bel et bien l’ammi élevé qui, comme on peut facilement le constater, partage bien des propriétés médicinales avec le khella : il est entre autres carminatif et emménagogue. On peut y ajouter les vertus suivantes : apéritif, céphalique, incisif. On dit encore de l’ammi qu’il résiste aux venins. Enfin, le chimiste Simon Morelot nous ramène à Dioscoride en évoquant, au début du XIXe siècle, un ammi aux semences d’une saveur proche de celle du thym ou de l’origan. Ces semences ont beau être menues, presque rondes, de couleur gris brunâtre, c’est-à-dire très similaires à celles du khella, je crois bien qu’il n’est absolument pas question de cette plante dans cet « ammi de Candie » dont parle Morelot.

Très semblable à la carotte mais en plus rustique cependant, le khella fut autrefois nommé Daucus visnaga (daucus = carotte) pour signaler cette ressemblance. Il faut dire que sa racine en pivot est un premier critère de similitude. Cependant, il s’en distingue par sa grande taille (80 à 120 cm), ainsi que par le nombre très élevé (jusqu’à cent) de rayons qui composent ses ombelles. Et, contrairement à la carotte, ils s’écartent par temps humide, attendant un temps plus sec pour se recroqueviller en forme de nid ou à la manière des baleines d’un parapluie fermé, lorsque les semences parviennent à maturité. D’ailleurs, elles aussi se distinguent des graines griffues et éperonnées de la carotte puisque les semences de khella sont courtaudes, ovoïdes, vaguement hexagonales, sans poils ni aiguillons.

Plante annuelle (ou bisannuelle), le khella est une apiacée robuste, rameuse, très feuillue mais intégralement glabre. Cette profusion foliaire se retrouve même au niveau des involucres à folioles découpées en très fines lanières qui enserrent de petites fleurs blanc jaunâtre.

Le khella est un hôte des sols rudéralisés (terrains vagues, jachères), se plaisant également en bordure de route, dans les champs sableux et les vignes. Exigeant une situation bien ensoleillée et un sol correctement drainé, le khella explique ainsi sa présence naturelle dans le sud et le sud-ouest de la France. Cependant, on ne l’y retrouve pas plus au nord qu’une ligne liant la Charente à la Drôme. Au-delà du territoire national, on croise le khella dans une grande partie du pourtour méditerranéen, des Canaries à la Perse en passant par l’Égypte et l’Afrique du Nord. Il a été également naturalisé en Australie et en Amérique du Sud.

Le khella en phyto-aromathérapie

Seules les semences du khella jouissent d’un intérêt thérapeutique. Autrefois employées comme celles du cumin par les peuples autochtones du pourtour méditerranéen, elles s’illustrent en nos temps modernes par l’huile essentielle qu’on en tire par le biais de la distillation à la vapeur d’eau. Ce produit, au rendement faible (0,10 %), est incolore, liquide, mobile et limpide, de couleur jaune vert pâle à jaune d’or. On y retrouve bien la saveur un peu amère des fruits, ainsi que leur parfum agréable et doux, mix entre anis/fenouil/estragon d’une part, carotte/pomme douce d’autre part, ce qui confère à l’huile essentielle de khella des notes de cœur vertes et herbacées associées à quelque chose de terreux, racines un peu âcres.

Voici quelques données chiffrées qui vous permettront de dessiner un portrait biochimique de cette huile essentielle :

ESTERS : 45 à 50 %

  • Dont méthylbutyrate d’isoamyle : 13,60 %
  • Dont isobutyrate d’amyle : 11,20 %
  • Dont isobutyrate de 2-méthylbutyle : 11 %
  • Dont valérate d’amyle : 6 %
  • Dont 3-méthyle-butyrate de 2-méthylbutyle : 6 %
  • Dont méthyle-2-butyrate isobutyle : 3,75 %

MONOTERPÉNOLS : 35 %

  • Dont linalol : 34,50 %

MONOTERPÈNES : 10 %

  • Dont trans-β-ocimène : 4,30 %

CÉTONES : 2 %

  • Dont pulégone : 1,70 %

SESQUITERPÈNES : 1,60 %

FURANOCHROMONES : 3 % maximum

  • Dont khelline, visnagine, khellinol, khellol, khellinine, amiol

FUROCOUMARINES (ammoïdine), COUMARINES, PYROCOUMARINES (visudine) : traces

Note : les semences de khella contiennent aussi de la résine, des phytostérols et plusieurs flavonoïdes.

Le prix moyen d’un flacon de 5 ml d’huile essentielle de khella biologique se situe autour de 28 €.

Propriétés thérapeutiques

  • Puissante relaxante et antispasmodique des muscles lisses (ces derniers se trouvent au niveau des organes internes – vessie, estomac, intestins et poumons – et constituent également une partie des vaisseaux sanguins : ainsi, cette propriété peut se lire dans bien des points abordés ci-dessous), musculotrope, décontractante
  • Coronadilatatrice, vasodilatatrice coronaire, chronotrope négative, inotrope négative, augmente le taux de cholestérol HDL, fluidifiante du sang, anticoagulante
  • Apéritive, digestive, stomachique, carminative
  • Anti-infectieuse : antibactérienne, antivirale, antifongique
  • Emménagogue, décontractante utérine
  • Diurétique, urétérodilatatrice
  • Anti-inflammatoire
  • Antihistaminique, bronchodilatatrice
  • Stimulante, tonique
  • Modératrice du système nerveux central, négativante, relaxante, calmante, apaisante, réconfortante

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : faiblesse stomacale, crampe d’estomac, dyspepsie, colique, gaz intestinaux, spasmes digestifs
  • Troubles de la sphère pulmonaire : asthme, spasmes bronchiques, bronchite, bronchite allergique, bronchite chronique, emphysème, toux sèche, coqueluche, gêne respiratoire, maladies pulmonaires obstructives chroniques, angine
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : colique néphrétique, lithiase urinaire
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : infarctus du myocarde, prévention de l’angine de poitrine (angor), insuffisance coronarienne, artériosclérose, hémogliase, arythmie cardiaque
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : calcul biliaire, colique hépatique
  • Troubles de la sphère gynécologique : aménorrhée, syndrome prémenstruel (ballonnement, constipation, douleurs et crampes menstruelles), spasmes utérins
  • Troubles locomoteurs : rhumatismes, spasmes musculaires
  • Affections bucco-dentaires : carie, gingivite, hygiène bucco-dentaires
  • Affections cutanées : rougeur, démangeaison et irritation cutanée, enflure, vitiligo
  • Troubles du système nerveux central : attaque de panique, angoisse, oppression pectorale (à la perspective d’une modification du cadre de vie, par exemple), incertitude

Quelques informations concernant l’efficacité du khella sur les lithiases. Tout d’abord, qu’est-ce qu’une lithiase ? C’est le résultat de la précipitation de substances normalement ou accidentellement dissoutes dans les urines (acide urique, urates, oxalate de calcium, phosphate de calcium, phosphate ammoniaco-magnésien), adoptant selon les cas différentes formes : poussière, gravelle, gravier, calcul ou pierre. Une alimentation trop riche en calcium, ainsi qu’une déshydratation chronique concourent à la formation des lithiases. Il faut savoir qu’un calcul de 5 mm de diamètre peut occasionner une obstruction urétérale totale, de cuisantes douleurs, ainsi que, parfois, de l’hématurie. Le khella est efficace contre les lithiases non seulement pour des raisons lithontriptiques, mais parce qu’en détendant et en relaxant l’uretère, il favorise l’évacuation du calcul jusqu’alors bloqué. De plus, il exerce une action préventive en ralentissant la formation des cristaux d’oxalate de calcium.

Concernant le vitiligo (ou leucodermie : « peau blanche »), maintenant : il s’agit d’une maladie cutanée caractérisée par une achromie et une hyperchromie adjacente. Est à l’œuvre une destruction des mélanocytes, cellules responsables de la production de la mélanine impliquée dans la couleur de la peau. Ces taches non pigmentées se localisent au dos, aux mains et poignets, aux coudes et bras, aux chevilles et genoux, à la poitrine, enfin au visage.

Modes d’emploi

  • Huile essentielle : voie interne, olfaction, inhalation, dispersion atmosphérique (?), voie externe sous condition.
  • Teinture-mère de semences de khella.
  • Infusion : une cuillerée à café de graines de khella en infusion dans 100 g d’eau pendant 10 mn.
  • Décoction : 100 g de graines de khella dans un litre d’eau. A proportion de 60 g par litre d’eau, on peut utiliser cette décoction en guise de gargarisme.
  • Pommade : 100 g de graines de khella en macération au bain-marie dans 100 g d’un substrat gras (on peut éventuellement broyer les semences avant opération).
  • Les rayons, à l’état sec, sont traditionnellement employés comme cure-dents (Espagne, Maroc).

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Phototoxicité : caractéristique qu’elle partage avec bon nombre d’huiles essentielles tirées d’apiacées, à la différence que celle de khella est particulièrement agressive. On ne s’exposera donc pas au soleil après ingestion ou application cutanée durant 24 à 48 heures. L’exposition au soleil s’envisagera uniquement pour les personnes ayant besoin d’une pigmentation cutanée.
  • L’huile essentielle de khella est potentiellement allergisante.
  • Il importe de ne pas faire cohabiter l’huile essentielle de khella avec la prise d’anticoagulants car celle-ci en amoindrirait les effets.
  • Dans tous les cas, on fera de cette huile essentielle un usage raisonné et ordonné sur de brèves périodes, car une utilisation au long cours peut occasionner des nausées, de la migraine et une tendance à l’insomnie.
  • Autres espèces : – Ammi commun (Ammi majus), – Ammi vrai ou ajowan (Trachyspermum ammi).

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  1. « Ce nom de visnaga est un vrai phénomène linguistique. Il désigne, au Mexique, les échinocactées et dérive par corruption du mot nahuatl (langue des Aztèques) huiznahuac, signifiant ‘entouré d’épines’. Adopté par les conquérants espagnols, ce mot, castillanisé en bisnaga ou visnaga, est d’un usage courant dans le langage populaire mexicain et sud-américain. Par analogie, au Mexique, au Chili, en Argentine, ou l’herbe aux cure-dents s’est naturalisée et est parfois cultivée, on lui a donné le même nom, qui, de là, est revenu en Europe au XVIe siècle » (Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 77).
  2. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 76.
  3. Dans la littérature on trouve habituellement un ammi au nombre des quatre semences chaudes mineures. Mais celle qui tient compagnie aux graines de persil, d’ache et de carotte n’est pas le khella mais Ammi majus.
  4. Dioscoride, Materia medica, III, 59.
  5. Ibidem.
  6. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 36.

© Books of Dante – 2022

Le giroflier (Syzygium aromaticum)

Synonymes : géroflier, girofflier, girroflier, gyroflier, caryophyllon, quarunfel (de l’arabe), ki shê-kiang (du chinois : « bec d’oiseau »), rose noire.

Il existe, au sujet du clou de girofle, un imbroglio qui tient au fait que le nom qu’on lui donna autrefois – caryophyllus – était déjà connu et employé avant même l’introduction de cette épice sur le sol européen. C’est pour des raisons que nous allons préciser qu’il a été choisi puis octroyé à ce nouveau venu. Selon l’étymologie, ce mot est constitué de deux racines grecques. La plus évidente, phullon, fait référence soit aux feuilles soit aux pétales. Quant à la seconde, les avis sont partagés. Première hypothèse : l’on a le choix d’y voir le mot káryon, qui veut dire « noyau », relativement au nœud hypertrophié où sont insérées les feuilles opposées du giroflier. Secondement, il faudrait y voir plutôt le mot karuon, celui-là même que l’on réservait au noyer. Ainsi, le giroflier aurait été appelé caryophyllus en raison de la similitude de ses feuilles avec celles du noyer. Ce qui, dans un cas comme dans l’autre, ne me console guère. Signalons tout de même que káryon, si parfois il fait référence à la noix (terme générique), désigne aussi tout objet s’apparentant à une graine, un corps sphérique (sans qu’il soit nécessairement d’origine végétale). Me concernant, il m’a toujours semblé qu’il pouvait avoir quelque rapport avec la « tête » du clou de girofle qui forme comme une « boîte » ronde enfermant le secret de son identité (à moins qu’il n’y ait là une confusion entre le clou de girofle et la noix de muscade dont on a longtemps pensé qu’elle était le fruit du giroflier). Chose certaine cependant, c’est que la plante que Pline nomme caryophyllon n’a pas de rapport avec le clou de girofle, non plus que la caryophyllata que l’empereur romain Constantin offrit au pape Sylvestre Ier au début du IVe siècle après J.-C. L’on peut affirmer sans l’ombre d’un doute que les Grecs et les Romains n’eurent point connaissance de l’existence du clou de girofle que les marchands arabes s’attacheraient plus tard à mettre en lumière, la première mention « européenne » du clou de girofle étant due au médecin spécialisé en obstétrique Paul d’Égine au VIIe siècle, information pour le moins palpitante si l’on en juge par l’ancien nom botanique latin que portait autrefois le giroflier : Eugenia caryophyllata. Cela nous rapproche d’Alexandrie où Paul d’Égine vint faire une partie de ses études et où le clou de girofle était déjà connu dès le IIe siècle après J.-C. Quelle raison peut bien me mener à croiser toutes ces informations ? Eh bien, du fait que, tout d’abord, le mot eugenia, provenant du grec eugenios, signifie « bien né ». Il n’y a donc pas de raison de ne pas le connecter à un médecin que l’on connaissait sous le surnom d’« accoucheur », qui plus est lorsque l’on sait qu’il fut le premier « Européen » à rendre compte des vertus de cette nouvelle plante médicinale. Or, sachez aussi que « sainte Eugénie, fille du gouverneur d’Alexandrie, au IIIe siècle, sous le prénom d’Eugène, entra dans un monastère dont il devint abbé. Une femme qui en était amoureuse, dépitée de se voir repoussée, l’accusa de viol »1. Une fille qui se fait passer pour un garçon : pourquoi ? Peut-être parce qu’« elle agit toujours [en son fors intérieur] comme la réplique féminine ou syzygue de quelque mâle »2. Jetez un œil sur l’actuel nom botanique latin du giroflier : Syzygium aromaticum. Étonnant, n’est-ce pas ? En astronomie, une syzygie est la conjonction ou l’opposition entre la Lune et le Soleil, correspondant aux périodes de Nouvelle Lune et de Pleine Lune. Où l’on entrevoit l’idée de hiérogamie. En effet, selon Jung, la notion de syzygie (du grec suzugia et du bas latin syzygia) se réfère bien à l’idée d’union (ou de réunion), d’assemblage et d’accouplement des principes masculin et féminin, distincts l’un de l’autre, mais néanmoins unis l’un à l’autre. Pas mal pour une plante impliquée dans la conception et dans l’obstétrique, et à laquelle on a donné le nom d’une sainte que la tradition a fini par désigner comme patronne des sages-femmes, son huile essentielle ayant même été surnommée « accoucheuse », au même titre que Paul d’Égine.

Afin de prendre le contre-pied de ces dernières données, voici quelques informations croustillantes issues de La Magie naturelle de Jean-Baptiste Porta : « Si vous voulez rétrécir la porte de la nature, c’est-à-dire la vulve, parce qu’elle s’est élargie à la suite de l’enfantement, et si d’aventure cela déplaît au mari, vous vous y prendrez ainsi : pilez des noix de galle bien menu, ajoutez-y un peu de poudre de girofle, laissez bouillir cela dans du vin. Trempez-y alors un drap et appliquez celui-ci sur la vulve »3. Surprenant que celui qui promeut l’ouverture soit aussi celui qu’on convie pour la fermeture !

Bien plus tard, l’on observe que l’histoire du clou de girofle fut l’occasion de soumettre l’écologie aux sombres diktats de l’économie. Initialement transporté par les marchands arabes et débarqué dans les ports italiens de Venise et de Gênes, le commerce du clou de girofle prit une tout autre tournure dès lors que les Portugais décidèrent de s’en mêler. N’attendant pas que le clou leur parvienne, ils prirent la décision de remonter à sa source, qu’ils découvrirent quelque part en Indonésie, au début des années 1500, avant de mettre la main sur les îles Moluques, véritable paradis du giroflier, et dont ils demeurèrent les seuls maîtres pendant environ un siècle, jusqu’en 1605, année lors de laquelle ils se firent expulser des Moluques par les Hollandais qui y imposèrent un monopole drastique sur le commerce du clou de girofle. Cette suite d’interruptions et de remplacements explique la cherté de cette épice aussi bien au Moyen âge que durant la Renaissance, un effet premièrement visible qui s’accompagne d’un autre, autrement plus vicieux, car a priori invisible : l’on sait que pour accroître le monopole sur le clou de girofle, les Hollandais procédèrent à la destruction de tous les arbres non placés sous leur contrôle immédiat. Rapidement, se développèrent d’étranges maladies épidémiques inconnues jusqu’alors. « Des observateurs attentifs attribuèrent ce phénomène aux exhalations d’un volcan qui étaient, auparavant, neutralisées par les corpuscules aromatiques que les girofliers diffusaient dans l’air »4. Bien joué, mais c’est à moitié faux : on sait bien depuis que lorsqu’on retranche ou ajoute en masse une espèce d’un écosystème, celui-ci s’en trouve perturbé comme on a put le voir à cette époque (même chose avec les lapins en Australie, les cerfs en Nouvelle-Zélande, etc.). Bien après ces tristes événements, l’intendant gouverneur de l’île Maurice, le Lyonnais Pierre Poivre (1719-1786) utilisa cette possession française comme base arrière afin de mener des expéditions en direction des Moluques. Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à chiper soixante-dix pieds de giroflier et à en développer la culture, de même que celle du muscadier, sur l’île Maurice et à la Réunion. Plus tard, en 1793, le giroflier fut introduit en Guyane française.

Faisons maintenant emprunter à nos propos un tour inattendu : on le sait, quand on ne parvient pas à expliquer objectivement un fait, on élabore un stratagème en construisant ce qui, après coup, sonne tout à fait comme une légende. De façon imprévisible, j’ai lu qu’on allait cueillir le giroflier à même le nid de cet oiseau mythique présent dans différentes mythologies (Amérique centrale, bassin de la mer Méditerranée, Extrême-Orient, péninsule arabique, Éthiopie), c’est-à-dire pas moins que le phénix apparenté au bénou égyptien, au simurgh perse ou encore au feng huang chinois. Mais ne nous perdons pas dans le détail, réunissons plutôt ce qui, autour du phénix, en fait l’unité.

Hortus sanitatis (1491)

Mot d’origine probablement phénicienne, phénix semble vouloir évoquer le rougeoiement de la couleur du sang, comme le suggère une partie de son allure : en effet, cet oiseau gigantesque (qui pourrait être un aigle, un paon, un faisan ou un oiseau de paradis) possède un poitrail purpurin et des rubis en guise de serres. Son splendide plumage – collier d’or fin et ailes rutilantes – lui confère une incomparable beauté. On le connaît pour vivre par cycle de 100, 500, 1000, 1461 ou 129 494 ans et se livrer régulièrement à une auto-combustion par le feu qu’il anime lui-même après s’être juché sur un palmier où il construit un nid, bûcher funéraire en fait, composé de brindilles aromatiques. Après s’être enduit d’aromates (encens, myrrhe, etc.), il alimente la flamme en battant des ailes, se consume et renaît de ses cendres après trois jours de combustion. De là, on en a déduit plusieurs symboliques qui lui sont propres : la longévité, l’immortalité, la vie après la mort, le rajeunissement éternellement reconquis sur les forces destructrices (donc la résilience face à l’inéluctabilité du déclin et du destin), la sagesse divine, enfin la chasteté, car, ne s’accouplant pas, il se féconde lui-même (mais c’est oublier que le 2 procède de l’1, que l’unique se prodigue de lui-même : c’est l’apanage des divinités fondatrices). Sa couleur rouge, le fait qu’il naisse à l’Orient, en se levant à l’aube comme le soleil et qu’il ressuscite avec l’aurore, en a fait la manifestation zoologique du premier dieu, le dieu créateur, c’est-à-dire le soleil, le seul à connaître tous les secrets. Très simplement, « le phénix est, sans qu’il soit possible d’en douter, le soleil à son lever et à son coucher »5, plus précisément ce double phénomène du soleil qui naît chaque jour et meurt chaque soir, de même qu’il le fait à l’échelle d’une année entière, transitant du zénith au nadir. C’est pour cela que, où qu’on se trouve sur Terre, l’on rencontre de nombreuses versions du même mythe : par exemple, il était naturel pour les Égyptiens que le phénix arrivât de l’Arabie, c’est-à-dire exactement de l’endroit où le soleil surgissait pour eux. Idem pour le giroflier. « Les Arabes [le cherchaient] dans l’Inde, les Indiens aux Moluques, ainsi que l’on cherchait toujours plus loin, sans jamais le rejoindre, l’oiseau solaire, l’oiseau oriental, le phénix, le soleil »6. L’on a tout de même réussi à mettre la main sur le giroflier, mais pas sur le phénix qui nous échappe continuellement. C’est pourquoi la plupart des symboles de ce dernier ne peuvent s’appliquer totalement au giroflier. De là découla néanmoins le fait que le giroflier fut déclaré plante solaire et arbre de lumière, expliquant que ses clous soient d’obédience solaire, formant un encens de même nature, profitable aux natifs du Lion (éventuellement du Bélier), favorisant l’aspect masculin et donc yang, permettant l’acquisition plus aisée de gains financiers et matériels par exemple. Parce qu’il est aphrodisiaque, on a fait du giroflier une plante de Vénus (bien qu’il le soit moins que la cannelle). Mieux, on l’attribue parfois à Mercure, ce qui peut trouver une pertinence dans le fait que l’aura de l’huile essentielle de clou de girofle est bleue : elle entre donc directement en résonance avec le chakra de la gorge avec lequel Hermès entretient beaucoup d’affinités. De façon synthétique, voici donc dans quelles circonstances employer le clou de girofle en tant que drogue magique : pour renforcer l’élément Feu, pour purifier les habitations, pour protéger les personnes, pour se libérer émotionnellement, pour retrouver courage, confiance et apaisement. Ne nous plaignons donc pas.

Après cela, faire état de la carrière thérapeutique du giroflier, des temps médiévaux à d’autres plus modernes, va paraître bien terne. Au Moyen âge, compte tenu de sa rareté, il était beaucoup moins courant en cuisine que gingembre, poivre et cannelle. C’est pourquoi il se réserva essentiellement à la médecine. C’est ainsi qu’il apparaît dans l’œuvre de Macer Floridus, sous le nom de gariofilus : fortifiant du foie et de l’estomac, une fois broyé « dans du lait de vache [il] donne une boisson qui porte à l’amour et fortifie la mémoire »7. Quant au gariofiles hildegardien, bien qu’extrêmement chaud, il est mêlé de la douce humidité du miel. Hildegarde n’en fait pas un aphrodisiaque mais en remarque les vertus gynécologiques, ce qui nous rapproche un peu de sainte Eugénie, une relation aussi lisible dans cette constatation : Hildegarde dit que le clou de girofle est apte à conjurer le hoquet, chose que l’on peut atteindre aussi en invoquant… sainte Eugénie ! Outre ce fait saillant, l’abbesse réservait l’usage du giroflier aux lourdeurs de tête avec surdité, à la fièvre, à la goutte et à l’hydropisie. Plus tard, durant la Renaissance, on ajoute aux vertus du clou de girofle, celles de fortifier le cœur, de cicatriser les blessures et de guérir les ulcères, de soulager les maux de dents (enfin !), d’apaiser la fièvre et de se préserver de la peste, réputation qu’il conservera longtemps, pour preuve ce passage de Lémery : « On larde un citron tout autour avec des clous de girofle et on le porte dans sa poche pour le sentir souvent dans le temps des maladies épidémiques, afin de se garantir de la contagion »8. Ce dernier ajoute des qualités cordiales, céphaliques et stomacales au clou de girofle, tandis que Chomel le conseille dans bien des cas de défaillance (vertige, syncope, léthargie, etc.).

Il nous reste à stationner encore un moment au cœur du Grand Siècle pour dire tout l’attachement de la cour pour le clou de girofle, le roi Louis XIV allant jusqu’à faire parfumer ses vêtements par des vapeurs odorantes de muscade, d’aloès, d’orange, de musc et de giroflier, ce qui ne devait oblitérer en rien une hygiène corporelle déplorable. On opérait à peu près de la même manière avec la poudre de la maréchale destinée à parfumer les perruques, sans se soucier de savoir si elle avait aussi le pouvoir de faire fuir ce qui ne devait pas manquer de s’y cacher (la girofle met les mites en déroute, c’est déjà ça ! ^.^). « Ce serait dans son hôtel, où réside actuellement la Pharmacie centrale de France [NdA : au 7 rue de Jouy à Paris 75004 ; il accueille aujourd’hui le tribunal administratif de Paris] que la maréchale d’Aumont préparait cette fameuse poudre »9 dont les ingrédients sont renseignés par Simon Barbe dans Le parfumeur françois (1693) : santal citrin, souchet, acore calame, cannelle, bois de rose, benjoin, storax, citron, labdanum, orange, coriandre, fleurs d’oranger, rose de Provins, iris, lavande, marjolaine et, donc, clou de girofle. Avis du « parfumeur françois » sur la question : « Je ne dis pas que c’était là quelque chose de bien fleurant, loin de là »… Au siècle suivant, au Tivoli, parc de loisirs et haut lieu du libertinage parisien, se déroulaient des pratiques pas moins étonnantes, en l’occurrence des bains prénuptiaux aromatisés de vin, suivis de massages aux onguents et huiles parfumées avec du musc, de la rose, de la vanille, de l’ambre et du clou de girofle. J’imagine le truc, du moins j’essaie. Comment ça se terminait ? En libations orgiaques ? ^.^

Assujetti au même caprice que le cannelier, le giroflier peut varier du simple au quadruple selon qu’il est cultivé ou bien qu’on lui fiche la paix : ainsi, sa taille oscille-t-elle de 4 à 15 m, formant une cime conique, voire pyramidale, constituée de rameaux grêles couverts de feuilles persistantes, coriaces, lancéolées, dont le limbe est couvert d’un vert sombre luisant et lustré, à l’exception de leur pointe qui est rouge. Cette même surface foliaire est criblée de « trous » à son revers : il s’agit là de poches sécrétrices d’essence aromatique.

Au sommet des rameaux s’épanouissent des fleurs disposées en cymes. Tout d’abord tubuleuses, de couleur vert jaunâtre crémeux (la même couleur qu’à l’intérieur d’un avocat à peu près), qui, si on les laisse se développer, commencent par s’empourprer légèrement puis à se carminer davantage, s’ouvrant sur quatre pétales clairs au centre desquels explose un faisceau d’étamines jaunes, rappelant par là celles de son cousin le myrte. Puis, ces fleurs forment des baies allongées de couleur violet foncé contenant une amande oblongue et noirâtre, sillonnée longitudinalement.

Le giroflier se plaît sur des sols riches bien drainés, exposés à beaucoup de soleil et de chaleur (ça, on sait pourquoi). Et, à l’image du phénix, on peut dire du giroflier qu’il sait faire place nette autour de lui, évinçant les autres espèces en se comportant à la manière d’autres myrtacées, les eucalyptus par exemple (il faut dire que ces arbres sont de véritables arrosoirs à substances bactéricides !).

Originaire d’Indonésie, le giroflier s’est déplacé à d’autres lieux de la planète offrant des conditions adéquates à sa culture : l’Inde et le Sri Lanka, l’Afrique (Tanzanie, Madagascar), le Brésil, enfin toutes les îles dont nous avons parlé (Réunion, île Maurice, Antilles, etc.).

Fiche pédagogique botanique réalisée par le pasteur Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826) au XVIIIe siècle. Musée Jean-Frédéric Oberlin à Waldersbach (Bas-Rhin).

Le giroflier en phytothérapie

« Le giroflier, qui fut longtemps l’épice la plus coûteuse, fut considéré, pendant des siècles, comme une panacée. Son utilisation en médecine pourrait être beaucoup plus répandue qu’elle ne l’est de nos jours » 10. On peut dire que depuis rien n’a bien évolué sur ce point, l’huile essentielle restant marginale en aromathérapie, le clou de girofle j’en parle même pas ! Si, justement, parlons-en, car on ne peut le résumer à des images convenues : être piqué sur l’oignon du pot-au-feu ou sur l’orange en guise de décoration attrape-poussière un peu – euh – ringarde !… Élevons donc un peu le propos, car ce clou est un objet pour lequel on est allé jusqu’à trahir et à tuer dans les siècles passés.

On dit des clous de bonne qualité qu’ils doivent être de couleur brun rouge assez clair, épais et laisser suinter un peu de l’essence qu’il leur reste quand on les presse (ce qui n’arrive jamais parmi les clous de girofle disponibles sur le marché, même biologiques ; enfin, si ça vous est déjà arrivé, dites-le), ce à quoi ils n’ont guère de difficulté, puisqu’ils peuvent contenir jusqu’à 1/5 de leur masse en essence, composée à grande majorité d’eugénol (70 à 85 %), un phénol responsable de l’engourdissement de la bouche qui le goûte. Cette sensation localisée et passagère s’accompagne d’une saveur piquante et légèrement amère sublimant l’arôme chaud et épicé du clou de girofle. Hormis cette fraction aromatique, l’analyse biochimique du clou de girofle a mis en évidence la présence de tanins (dont l’eugéniine, substance antivirale intéressante), de gomme, d’un principe amer (la caryophylline), de flavonoïdes (kaempférol, quercétol), d’acides (ursolique, oléanolique) et de divers stérols.

Note :

  • A l’instar des rameaux feuillés du cannelier de Ceylan, ceux du giroflier sont aussi distillés pour en tirer une huile essentielle.
  • Si le clou de girofle n’avait intéressé ni le gourmet ni le médecin, le giroflier aurait pu faire valoir ses fruits qu’on appelait communément antofles (du latin antophylli), mère des fruits (ou des girofles) ou bien encore clous matrices. Intéressant de constater que la relation du giroflier à la gynécologie transparaît même jusqu’aux fruits de cet arbre qui « se trouvent remplis d’une gomme extrêmement odorante et aromatique, et doués de très grandes propriétés, ce qui ne se rencontre pas dans les girofles ordinaires »11. Pierre Pomet a l’air de sous-entendre que les antofles sont le nec plus ultra de ce que le giroflier peut offrir. A défaut, nous saurons nous passer de ces fruits que les Hollandais confisaient afin de pouvoir les emporter partout avec eux sur mer en guise d’antiscorbutique. Nous nous pencherons, humblement, sur les propriétés et usages thérapeutiques du clou de girofle qui, vous pouvez me croire, valent largement le détour.
Clous de girofle au séchage.

Propriétés thérapeutiques

  • Anti-infectieux : antibactérien, antiviral, antifongique, antiparasitaire (contre le paludisme : Plasmodium ; contre la babésiose : Babesia ; contre les parasitoses intestinales : Giardia lamblia ; contre les douves du foie (Fasciola gigantica) et du sang (Schistosoma mansoni), antiseptique
  • Antalgique dentaire puissant, antinévralgique, analgésiant, anti-inflammatoire
  • Apéritif, digestif, stomachique, carminatif, anti-émétique, vermifuge intestinal
  • Stimulant et éveillant général, tonique puissant12, excitant, stimulant physique et intellectuel (favorise la mémorisation)
  • Stimulant des contractions de l’utérus au moment de l’accouchement, emménagogue
  • Aphrodisiaque
  • Sudorifique
  • Cicatrisant
  • Antispasmodique
  • Détoxifiant

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, colique, flatulences, fermentation gastrique, dyspepsie, parasites intestinaux, nausée, vomissement, hoquet, mauvaise haleine, indigestion, douleurs stomacales et abdominales, intoxication alimentaire, sténose pylorique
  • Troubles de la sphère respiratoire : toux spasmodique, tuberculose, état grippal
  • Affections bucco-dentaires : rage de dents, névralgie, infection, carie, cicatrisation de la pulpe dentaire
  • Affections cutanées : plaie, plaie infectée, ulcère cutané, mycose (pied d’athlète), psoriasis
  • Affections oculaires : orgelet, taie de la cornée
  • Troubles locomoteurs : spasmes musculaires, carie osseuse
  • Troubles de la sphère génitale : impuissance, frigidité
  • Préparation à l’accouchement
  • Asthénie physique et intellectuelle, convalescence
  • Parasitose (gale), insectes (mite, moustique)
  • Prévention des maladies infectieuses (paludisme, choléra)
  • Céphalée

Modes d’emploi

  • Poudre de clou de girofle : 0,50 à 2 g dans un véhicule liquide ou semi-liquide adapté.
  • Infusion de clou de girofle : une cuillerée à café de clous pour la valeur d’un bol d’eau bouillante (pour lotion, compresse, bain de bouche).
  • Teinture alcoolique de clou de girofle.
  • Macération vineuse : broyez grossièrement quatre ou cinq clous et placez-les dans un demi litre de vin rouge pendant une demi journée.
  • Décoction aqueuse ou vineuse de clou de girofle.
  • Clou à mâcher : pour l’hygiène buccale, contre les douleurs bucco-gingivales et dentaires. Voici une recette d’un élixir dentifrice partagé par Joseph Roques : « Prenez : myrrhe, demi-once ; girofle, un gros et demi ; alcool à 32°, huit onces. Faites macérer pendant quelques jours ; filtrez la liqueur et ajoutez-y une once d’alcool de menthe. Cet élixir fort simple et peu coûteux raffermit les gencives et parfume la bouche »13.

Il s’agit là de modus operandi fort simples à réaliser. Sachons néanmoins, pour en revenir à l’observation de Valnet qui ouvre cette seconde partie, que le clou de girofle participa à une foule de préparations plus ou moins connues dont certaines fort prestigieuses comme le laudanum de Sydenham, l’eau de mélisse des carmes déchaux, l’élixir de Garus, le vinaigre des quatre voleurs, l’orviétan, le baume de Fioravanti. On le trouvait encore dans des recettes moins connues comme le spécifique anodin de Paracelse, l’électuaire de satyrio, la bénédicte laxative, la poudre dysentérique, enfin dans la poudre dite contre l’avortement, ce qui me paraît tout à fait curieux, le clou de girofle étant un tonique utérin, il est donc interdit durant toute la grossesse sauf au moment ultime de sa délivrance. A moins qu’il ne s’agisse d’un contre qui veut dire pour…

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les clous se cueillent deux fois dans l’année, la première en été (juillet), la seconde en hiver (décembre), avant que les boutons floraux ne soient complètement éclos, puis mis à sécher au soleil. La production intéresse principalement les arbres dès l’âge de 8 à 20 ans et peut s’étaler durant des décennies (jusqu’à 70 ans d’exploitation selon certaines sources). Chaque arbre peut produire chaque année entre 4 et 8 kg de clous de girofle.
  • En cuisine : « semé par une main discrète », le clou de girofle fait merveille dans les marinades, les courts-bouillons, la plupart des mélanges d’épices (cinq épices, colombo, curry, massalé, garam massala, épices à couscous), bon nombre de plats salés et de pâtisseries (je pense au pain d’épices en l’occurrence). Enfin, n’oublions pas les liqueurs de ménage (cherry, ambroisie, raspail, etc.) qui peuvent accueillir avec bonheur la quantité suffisante de clou de girofle. Le clou de girofle augment la digestibilité des viandes « noires », des poissons gras, du chou, des légumineuses, des champignons, etc.
  • « Il est presque inutile de dire que l’usage des aliments épicés est funeste dans les inflammations, dans les irritations vives. Les personnes d’un tempérament chaud, bilieux ou sanguin, d’une constitution sèche, irritable ; les hémorroïdaires ; les goutteux qui souffrent des entrailles ; les adolescents ; les femmes sujettes aux pertes utérines, à des irritations intérieures ; les hommes ardents, passionnés, enclins à la colère, doivent user avec modération des aliments, des ragoûts épicés. Ces précautions de régime font partie de la science de la vie, elles influent sur nos dispositions morales, sur notre bonheur, notre repos, et nous épargnent bien souvent des regrets amers »14.
  • Par la présence d’eugénol dans leurs tissus, un certain nombre de plantes se distinguent par un parfum de girofle : l’œillet rouge, le basilic sacré (tulasi), la benoîte officinale et la primevère (pour ces deux dernières plantes, ça se déroule au niveau de leurs racines).
  • Autrefois, l’eugénol du clou de girofle était impliqué dans la production de colles, de vernis et d’encres d’imprimerie.

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  1. Julie Bardin, Saints, anges & démons, p. 54.
  2. Esther Harding, Les mystères de la femme, p. 202.
  3. Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, p. 140.
  4. Vittorio Bizzozero, L’univers des odeurs, p. 105.
  5. Angelo de Gubernatis, Mythologie zoologique, Tome 2, p. 210.
  6. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 96.
  7. Macer Floridus, De viribus herbarum, p. 169.
  8. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 252. On faisait de même en Égypte antique où des colliers de clous de girofle jouaient un rôle identique.
  9. Bulletin de la société d’histoire de la pharmacie, 1914, p. 144.
  10. Jean Valnet, L’aromathérapie. Se soigner avec les huiles essentielles, p. 267.
  11. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 199.
  12. Ce que résumait non sans humour Joseph Roques dans les lignes suivantes : « La médecine fait rarement usage du girofle ; elle pourrait néanmoins le donner utilement à ces tempéraments inertes, glacés, qui ont à peine essayé la vie, et qui meurent sans avoir vécu. Quelques grains de girofle infusés dans du vin, ou dans de l’alcool, leur donneraient peut-être des nouvelles de ce bas-monde » (Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 1, p. 464).
  13. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 1, p. 473.
  14. Ibidem, p. 470.

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Quand on ne récolte pas les clous de girofle, on laisse libre cours à la formation des fruits.

Le Tarot des plantes sauvages (par Marine Lafon & Sandrine de Borman)

Certains arpentent la piste des plumes ou de quelque autre indice animal – présage zoologique –, traces fugaces qui pourraient les renseigner sur leur destin ou, à tout le moins, leur dire un peu qui ils sont en cet instant précis qui a été choisi pour leur délivrer un signe. Pourquoi cette primauté de l’animal devrait-elle laisser dans l’ombre l’ensemble des indices complémentaires de même nature que les plantes dispersent çà et là à notre attention, comme autant de messages abandonnés par Cybèle et adressés à nous autres humains ? On lève les yeux vers le ciel constellé, l’on y voit la Lune : sa face cachée, bien qu’invisible, n’en existe-t-elle pas moins ? Pourquoi ne pas faire de même avec ce qui se trouve sous nos pieds, frôle nos pas, sans qu’on s’en aperçoive ? Sachons qu’auprès de toute herbe, union des dons célestes et des racines ignées de la Vie, ont lieu bien des théophanies, qui s’expriment à nous, linéament ou filigrane, dans toute leur ineffabilité, enchevêtrement de signes plus difficiles à percer encore que de simples entrelacs. Initions-nous donc à ce langage écrit à l’encre sympathique par Dame Nature. La tâche n’est pas si complexe, le mystère n’étant pas aussi complet qu’on le prétend parfois. Bien qu’arcane, il fait surtout appel à la discrétion et non à la parfaite invisibilité. Et parce qu’arcane, il est bien compréhensible qu’il faille l’enfermer, tel un secret dans une boîte, ou mieux un coffre ou une cassette, ce qui sous-entend que ce que l’on y cache possède une valeur telle qu’on ne souhaite aucunement en divulguer la teneur auprès du commun des mortels. Pour s’emparer de son sens a priori insondable, l’arcane nous invite à l’initiation et à une exploration profonde de notre cœur.

Quels liens ténus – arachnéennes passerelles – est-il possible de tendre entre les arcanes du Tarot de Marseille et les plantes sauvages les plus communes (la pâquerette, l’armoise ou encore le coquelicot) afin d’y lire « ce qu’en elles déjà elles portent », pour reprendre un vers de Margherita Guidacci ? Vers quel destin dessinent ces lignes qui, à l’instar de celles qui s’empruntent dans nos mains, peuvent révéler, quand on les presse un peu plus qu’à l’habitude, quelque secret dissimulé ? Quel mystère de la Nature peut-on y entrevoir ? Que dit-il qui, la plupart du temps, nous échappe, parce que, trop empressés, nous ne nous y arrêtons pas le temps qu’il demande ? Le recueillement, la pause contemplative, l’écoute intérieure, la prise de conscience d’une résonance, d’un écho, c’est cela que cherche à stimuler le propos riche et précieux contenu dans les pages de ce livre. Ralentir la marche du temps, cela permet aussi de surprendre une plante dans une phase de son développement et de son existence pas forcément connue de nous, univers que nous appréhendons, se révélant à nous et disant de telle plante bien plus qu’on en connaît déjà. Par exemple, il peut y avoir au revers d’une feuille un indice permettant d’en savoir davantage sur la plante qui la porte. Sous le couvert d’un ombrage, les pétales d’une fleur n’adoptent-ils pas une teinte ou une irradiation particulières qui en expliquerait mieux un sens caché ou peu visible ? Cette écorce fissurée ne renseigne-t-elle pas sur le caractère de celui qui la revêt telle une peau ? A cela, ajoutons des signatures de nature symbolique, mythologique et biochimique. Il s’agit donc de faire appel à la créativité, c’est-à-dire ce « pouvoir de relier ce qui est apparemment sans lien », selon l’observation judicieuse du poète William Plomer.

Ainsi, le Pissenlit renvoie-t-il à l’assurance conquérante du Chariot, la petite Pervenche aux opportunités d’évolution qu’offre la Roue de Fortune. La Ronce exprime la verdeur progressive de l’énergie vitale développée par la Force et le Plantain lancéolé la puissance pragmatique de l’Empereur. L’Arcane sans Nom, illustrée par la Rue fétide, dit bien l’ambivalence qui existe en chacune d’elles avec, toujours, cette volonté de couper court, tabula rasa : éclaircir pour mieux laisser croître. La Lune, féconde et menstruelle, fait écho à l’Alchémille gestatrice qui porte un joyau au creux de ses tuniques. Enfin, pour achever ici ce compendium, au Diable se superpose le Lierre, plus Cernunnos que le démon voulu par le christianisme.

Le texte est dense sans être étouffant. La précision est mise au service d’une écriture souple et dénuée des figures de style par trop grossières qui alourdissent parfois ce type de texte. On pressent que la rédaction a exigé beaucoup de travail. Cela se perçoit à travers une sensation qui m’a accompagnée durant toute la lecture du livre : il n’y a ici aucun déséquilibre dans le corps du texte qui serait induit par quelque pesanteur disgracieuse. Ici, c’est tout le contraire : au carat près si je puis utiliser une expression d’orfèvre, qui m’autorisera dès lors une liaison entre le texte et l’image. Abondamment illustré, cet ouvrage est à ce titre bien particulier en raison de la technique employée par Sandrine de Borman, qu’elle explique par un néologisme qu’elle a forgé à base de deux racines japonaises : oshi-zomés. A l’aide de la force d’une presse, les pigments et les sucs végétaux des plantes diffusent leur propre substance dans la structure du papier qui les accueille et les supporte, de la même façon que les plantes qui y sont figurées dessinent une résille d’informations qui parlent d’elles et qui se révèlent à nous selon l’audace qu’on mettra à aller à leur rencontre, en s’affranchissant des attentes préconçues et des préjugés stériles. On peut être surpris qu’un procédé aussi simple et modeste permette d’aborder les plantes sous un angle neuf, formant là un herbier comme il n’en existe aucun autre. Ce modus operandi est néanmoins enchanteur car chacune des illustrations contenues dans ce livre est une œuvre d’art qui réclamerait d’être vue in situ, pour de vrai, car comment rester de marbre devant ce millepertuis, candélabre incandescent, et cette lavande fine qui nous révèle sa part aqueuse ?

Ce livre est structuré en trois grandes parties. La première, fort indispensable, est un préalable nécessaire (introduction, prérequis) avant de tomber nez à nez avec les 22 plantes-arcanes que Marine Lafon a choisies de présenter selon une trame régulière :

  • un poème consacré à chaque plante en guise d’entrée en matière est placé vis-à-vis de l’illustration principale représentant cette plante (au grand format de 21 x 15 cm) ;
  • ensuite, un long développement aborde en détails les mots-clés associés à l’arcane en question ;
  • enfin, chaque chapitre se conclue par ce que l’autrice appelle les « rituels sauvages ». Ils n’ont rien de complexe dans leur réalisation et sont bien utiles pour toucher encore davantage du doigt chaque plante.

L’ouvrage s’achève par diverses annexes (glossaire, bibliographie, notes) qui nous permettent de quitter en douceur la pièce centrale, c’est-à-dire les 130 et quelques pages toutes dévolues aux 22 arcanes majeurs.

Le Tarot des plantes sauvages par Marin Lafon et Sandrine de Borman, Tana éditions, 2022.

ISBN : 979-10-301-0430-1

Prix : 25 €

192 pages richement illustrées en couleur, auxquelles s’ajoutent deux planches regroupant les arcanes détachables au format 11 x 6 cm. Ce qui est heureux. Il aurait été dommage de ne pas les joindre au livre.

Envie d’aller plus loin ? Découvrez l’univers des deux autrices : le site de Marine Lafon, le site de Sandrine de Borman.

© Books of Dante – 2022