Le tupilak : auxiliaire de mort du chamanisme groenlandais

Le Groenland est un vaste territoire grand comme quatre fois la France où les groupements humains, bien que disparates, sont pourtant traversés et plus ou moins unis par une riche mythologie, la vie spirituelle n’ayant jamais pu s’effacer devant les effets de la conversion des populations du Groenland au christianisme.

Parmi les figures mythologiques magiques, l’on croise le tupilak, une créature maléfique créée de toutes pièces par la main de l’homme. Cet objet tabou, composite et chimérique, dont nous voyons ci-dessus quelques spécimens, est une sorte de golem intégrant des fractions d’animaux spécifiques à la sphère géographique et culturelle des Inuits, c’est-à-dire des os, des poils, de la peau, des tendons, aussi bien d’ours, d’oiseaux arctiques, de renards, de phoques que de chiens. Il arrive aussi qu’on y adjoigne des fragments humains (cheveux, ongles, dents de lait, placenta…). Élaboré en secret par l’ilisitsok (ou sorcier « noir »), en un lieu généralement désert et secret, le tupilak est animé par le sorcier qui lui insuffle une charge magique en lui offrant notamment son sperme, puis l’instruit de ses désirs par l’intermédiaire de chants rituels. Généralement, le but visé, de même qu’à travers les tablettes de défixion, c’est la mort d’un ennemi. Cette créature polymorphe, qui peut évoluer selon les besoins de sa charge, se rend auprès de sa victime conformément aux injonctions de l’ilisitsok. Il agit par la ruse, ce qui est là sa principale force : le tupilak « se réduit au pouvoir qu’il possède d’induire l’homme en tentation », parce qu’« il suscite l’attrait de la victime en lui laissant saisir une partie attrayante de lui-même qui cache le drame à venir »1. La victime du tupilak disparaît à travers un événement qui prend toute l’apparence d’un banal accident de chasse ou de navigation. Ce qui ouvre grand la voie au doute qui « engendre la crainte », d’autant que l’action psycho-magique du tupilak est inscrite dans une dimension qui se situe au-delà des limites du monde « réel ». Il n’y a guère que l’angakok (le chaman) qui peut déceler ce qui se trame, habitué qu’il est à côtoyer les forces brutales, sombres et inconscientes propres à chaque être humain.

Illustrations extraites de l’ouvrage de l’anthropologue danois Knud Rasmussen (1879-1933) Eskimo folk-tales paru en 1921.

Mais que l’ilisitsok prenne garde : le pouvoir, jamais acquis, peut toujours se retourner contre celui qui l’emploie. En effet, si le destinataire du tupilak est plus puissant que l’émissaire, cela n’est pas sans risque pour ce dernier. Le risque, pour le sorcier, c’est que le tupilak – ne parvenant pas à ses fins – fasse volte-face, s’attaque à son créateur et entraîne sa perte.

Le tupilak, et la tentation qu’il peut engendrer, est surtout un garde-fou contre elle : il signale que tenter le diable, activité bien solitaire contraire au communalisme propre aux Inuits, permet de refréner quelque peu les élans personnels qui ne manqueraient pas de venir perturber l’équilibre, toujours fragile et précaire dans ces régions farouches.

La nature même des éléments organiques qui composent les tupilaks explique que cela n’ait pas favorisé la conservation de ces artefacts. Les figurines ici présentées en photo ne sont, en réalité, que la représentation sculptée par les Inuits de ce que furent, peut-être, les vrais tupilaks dont les traits menaçants et horrifiques restitués par l’artiste, disent probablement un peu la teneur des intentions qu’attribuaient autrefois les chamans sorciers à leurs créatures.

Aujourd’hui, le tupilak est devenu l’une des principales formes d’expression artisanale (voire artistique) du Groenland, et s’est bien écarté de ses prérogatives d’antan, devant principalement séduire les touristes qui les ramènent chez eux en guise de souvenir. Afin d’en assurer la pérennité et la solidité, ces tupilaks « modernes » sont façonnés dans les parties dures tirées d’un certain nombre d’animaux (bois de renne, dent de cachalot, défense de morse et de narval).

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  1. Jean-Marc Huguet, Quand les chamans faisaient voler leurs âmes sous la glace, Nouvelle revue de psychosociologie, n° 2, 2006, pp. 204-205.

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Tabac et chamanisme en Amérique du Sud

Petit tabac ou mapacho (Nicotiana rustica).

C’est sur le constat cinglant suivant que nous envisageons d’entamer la rédaction de cet article : entre les usages du tabac par les autochtones sud-américains et l’état des lieux alarmant concernant les maladies nombreuses et les autres cancers induits par un usage occidental du tabac (via la cigarette entre autres), il y a une grande distance temporelle et un écart culturel qui ne se peut combler qu’avec quelques ponts suspendus çà et là. Il n’y a – non ! – aucun rapport entre l’emploi rituel et codifié du tabac par telle ou telle tribu amazonienne et l’adjonction, dans un tabac qui n’est plus que le très vague souvenir de ces anciens temps, de substances telles que le polonium 210 par de très grosses majors comme Philipp Morris ou British American Tobacco. Mais cette désacralisation ne concerne pas que le monde occidental, bien que ce mot soit là mal choisi. Il l’est beaucoup mieux dans la phrase qui suit : « La désacralisation qui affecte, de façon croissante, l’usage du tabac parmi les Indiens est un effet de l’influence européenne » (1). Non seulement l’Européen n’a jamais pu véritablement saisir le sens sacré du tabac (là où l’Amérindien septentrional y a réussi), mais l’attitude inique qu’il a eu envers lui s’est transférée à celui qu’il est venu détrousser, abordant aux marges du Nouveau Monde. Il y a là quelque chose d’écœurant : c’est comme si on se présentait à vous avec de la manne, et que vous vous en serviez pour boucher un trou dans un mur.

L’Amérique du Sud et le tabac… Je ne pense pas qu’on puisse concevoir l’un sans l’autre, tant le tabac s’est entremêlé à la vie des hommes de cette partie du monde depuis des millénaires, bien avant que la culture et les traditions des Amérindiens sud-américains ne se trouvent menacées par cet homme blanc ayant surgi, juché sur sa coquille de noix, d’au-delà le vaste océan situé à l’est.
Il serait impensable de se passer de tabac dès lors qu’on aborde le chamanisme sud-américain, tant cette plante possède un rôle central quand bien même il n’est pas classé parmi les plantes hallucinogènes, même si « certains experts soupçonnent le tabac, qui appartient à la même famille botanique que le datura, de contenir des substances susceptibles d’élargir le champ de conscience » (2). Si elles existent, on ne les a toujours pas découvertes depuis que ces lignes ont été tracées au début des années 1970. Par exemple, chez les Ashaninka du Pérou, le chaman guérisseur est appelé sheripiari, un terme que l’on peut traduire ainsi : « celui qui utilise le tabac », « celui qui est transfiguré par le tabac ». Pour marquer la prééminence du tabac dans les sociétés précolombiennes, au même titre que le maïs, il est cultivé. Cependant, bien qu’étant l’objet de soins agricoles, le tabac ne s’adresse pas à tous, il est, si l’on peut dire, la chasse gardée des chefs et des chefs spirituels, les prêtres, les chamans, peu importe la manière de les appeler : eux-mêmes ne se désignent pas ainsi, le terme chaman leur est inconnu, provenant du mot d’origine toungouse shaman, mot que cette langue sibérienne traduit par « moine ». Il est de toutes les manières bien question des affaires religieuses et spirituelles à travers toutes ces dénominations.
En Amérique du Nord, « le tabac est une plante sacrée, fumée avec le plus profond respect dû aux objets les plus sacrés et avec grande parcimonie », écrit l’anthropologue Claudine Brelet (3). Il en va de même des peuples autochtones d’Amérique du Sud, à la différence près qu’on ne peut, à leur endroit, parler de parcimonie dès lors qu’il est question de tabac. Il marque sa prédominance par sa présence en bien des rites, cérémonies et circonstances autres, il est emprunt de mythologie comme chez les Warao de l’Orénoque (Venezuela), alors qu’ailleurs on le dit enfant de l’ayahuasca (4).

Liane de Banisteriopsis caapi.

Il y a cinq siècles, les Européens remarquèrent fort bien cette plante qu’est le tabac, et son usage qui leur était inconnu. Des descriptions s’attardèrent à l’immédiatement visible, comme ce passage de l’ouvrage du franciscain André Thevet : « Ils enveloppent, étant sèche, quelque quantité de cette herbe dans une feuille de palmier, qui est fort grande, et la roulent comme de la longueur d’une chandelle, puis mettent le feu par un bout, et en reçoivent la fumée par le nez et la bouche. » Que pouvons-nous objecter à cela ? Thevet décrit un mode opératoire, mais ne dit pas forcément pourquoi les autochtones, qu’il voit se livrer à ces pratiques, agissent ainsi. Il nous communique cependant une observation des effets de cette plante sur l’organisme : « elle est fort salubre, disent-ils, pour faire distiller et consumer les humeurs superflues du cerveau. Davantage, prise de cette façon, fait passer la faim et la soif pour quelques temps. » C’est bien, mais il n’est question uniquement que de ce que nous nommons « propriétés thérapeutiques » du tabac, dont les usages médicinaux furent bien perçus par les Amérindiens d’Amérique du Sud : chez les populations descendant du peuple maya, le tabac soignait l’asthme et les affections cutanées, de même que chez les Aztèques où l’on distingue les emplois du tabac dans le cadre des affections cutanées (abcès, plaie, entorse, coupure) d’un part, respiratoires d’autres part (rhume, catarrhe pulmonaire, etc.). Mais l’on observe aussi que le tabac est bien davantage que cela : les Tupinambas du Brésil l’utilisaient pour ses capacités à éclaircir l’intelligence, mais aussi pour maintenir une humeur gaillarde et joyeuse chez ses usagers. Serait-ce que le tabac aurait aussi un impact sur la psyché et le cerveau ? Dans ce cas, il agirait sur l’impalpable et non plus sur le seul corps physique. En 1497, Ramon Pané observe les Amérindiens Taïnos des Grandes Antilles (sur l’île d’Hispaniola, qui regroupe aujourd’hui la République dominicaine et Haïti). Lui aussi remarque que le tabac engendre sur l’esprit de ces autochtones des effets inattendus.
Avec Thevet, bien sûr, ça n’est qu’une faible portion de l’iceberg qui s’offre aux regards : l’homme blanc découvrira, au fur et à mesure qu’il s’enfoncera plus profondément dans les terres, que le tabac n’est pas seulement fumé : certes, les gigantesques cigares des Warao sont fort remarquables avec leur 50 à 75 cm de longueur ! Le porte-cigare, en bois, ouvragé le plus souvent, n’est pas qu’un simple accessoire. Sa forme fourchue en Y est un symbole matriciel. Il s’unit au cigare de conformation phallique. Fumer, c’est remonter aux sources, à l’origine, afin de mieux renaître dans la sagesse et le savoir. Mais l’usage du cigare et du porte-cigare n’est en aucun cas un apanage, puisque dans d’autres régions, le tabac est fumé à l’aide d’un autre instrument : la pipe. Avec le tabac, on ne procède pas uniquement à une combustion : il est également prisé, par exemple. En certains autres lieux, on absorbe le jus des feuilles vertes, dans d’autres, après avoir fait sécher les feuilles au soleil, on les cuit en une décoction qui atteint le point de perfection au moment où le tabac devient une masse liquide, noire et très amère, qui se destine à une ingestion par voie nasale ou buccale.

Chaman Desana, Colombie, 1904.

Étant donné que le chaman est autant guérisseur que chef spirituel, le tabac intervient sur ces deux volets de la pratique chamanique : l’aspect thérapeutique et les actions « magiques ». Mais avant d’en parvenir là, il est nécessaire que l’apprenti chaman s’impose une initiation âpre et difficile. Il ne suffit pas de regarder monter une colonne de fumée en direction des cieux pour y accéder aussi. Le jeune candidat doit forcément en passer par le tabac qui jalonne toute son initiation. Qu’il soit fumé ou ingéré sous sa forme liquide, le candidat chaman doit s’efforcer d’apprendre à consommer du tabac, chose qu’un chaman guide et initiateur pourra partager avec son jeune élève. Le tabac n’étant pas une plante hallucinogène, qu’on le boive ou qu’on le fume, il importe d’en absorber de grosses quantités afin qu’elles induisent la transe narcotique, tout en faisant l’effort conséquent pour ne pas vomir : résister à cette envie est la condition sine qua non de l’accession du futur chaman aux capacités divinatoires et magiques. Cela participe, avec le jeûne, à favoriser le voyage chamanique de l’apprenti en direction des esprits qui ont pour le tabac un appétit quasiment insatiable (ce que je puis confirmer). C’est effectivement ainsi en diverses tribus d’Amazonie et plus largement d’Amérique du Sud : le tabac, de même que le chanvre, nourriture des dieux en Inde, est le régal des esprits et de ceux qu’on appelle « auxiliaires ». Mais le tabac n’est pas seulement une nourriture destinée aux esprits (ce qui, en passant, explique l’énorme consommation qu’en fait le chaman), c’est aussi une nourriture pour le propre esprit de l’apprenti chaman, c’est en ce sens, aussi, qu’on la dit spirituelle. Ainsi, « fumer ou priser du tabac en poudre ‘génère’ et fait vivre l’esprit de celui qui ingère la substance » (5). En même temps qu’elle nourrit son esprit, la fumée du tabac le purifie, de même que son propre corps. « Les propriétés inhérentes à cette plante facilitent les métamorphoses que doivent subir les chamans pour accéder au monde des esprits », explique Carmen Bernand, anthropologue française née en Argentine en 1939 et ayant beaucoup écrit au sujet de l’Amérique du Sud (6).

Chaman fumant du mapacho à la pipe.

Il importe de se départir vraiment de l’idée que l’on se fait du tabac d’un point de vue occidental. Après avoir prévalu, le petit tabac (Nicotiana rustica) fut rapidement abandonné au profit du grand tabac (Nicotiana tabacum), également connu sous le nom de tabac de Virginie : c’est lui qui est exploité par l’industrie cigarettière. En Amérique du Sud, on les connaissait tous les deux, ainsi que Nicotiana paniculata, à la différence que les deux précédents étaient couramment cultivés par les populations indigènes d’Amérique du Sud. Au mot « tabac », l’on peut aussi bien comprendre le tabac rustique (tabaco moro) que le grand (tabaco blanco), bien qu’il s’agisse plus souvent du Nicotiana rustica qu’on dit plus « violent ». Il importe assez peu de savoir, en définitive, si le tabac que Colomb et ses compagnons virent être fumé la première fois qu’ils accostèrent était l’un ou l’autre (ou un autre encore). Ce qu’il faut en revanche conserver à l’esprit c’est que ce tabac était beaucoup plus puissant dans ses effets que le tabac de Virginie de la première « blonde » venue : alors que le taux de nicotine ne dépasse pas 2 % dans le grand tabac, il atteint presque dix fois cette dose dans le petit (jusqu’à 18 % !). C’est comme de passer du chanvre cultivé pour sa fibre textile au cannabis résineux proche-oriental, on ne peut plus dire qu’il s’agit de la même plante. Par ailleurs, histoire de compliquer l’étude du sujet, on peut entendre le mot tabac comme une substance végétale à même de produire une fumée multifonctionnelle, quand bien même elle est émise par une plante qui n’est pas, à proprement parler, un tabac botaniquement défini. Dans tous les cas, la destination spirituelle reste la même. Ce tabac, ou ce qui s’y apparente, induit un certain nombre de transformations : « l’acuité de vision, spécialement la vue, [se trouve augmentée], l’état prolongé de veille, la voix rauque, la langue empâtée et une odeur corporelle âcre » (7), sont les principales manifestations qu’implique un emploi régulier du tabac chez le chaman, pour lequel une image résiduelle peut nous interpeller : celle, précisément, du chaman qui souffle de la fumée de tabac sur tel ou tel point du corps du patient dans un but thérapeutique (chose qui a été tentée en Europe avec, il faut bien s’y attendre, peu de succès). « Le pouvoir du chaman est souvent lié à son souffle ou à la fumée du tabac, l’un et l’autre possèdent les vertus purificatives et revigorantes qui jouent un rôle important dans les rituels de guérison et dans d’autres pratiques magiques » (8). Souffler la fumée de tabac en direction du mal et y appliquer une feuille de tabac, permet d’extirper du corps ce mal qui y est logé. Cela permet de guérir le malade, de le purifier et de le replacer dans une dynamique plus conforme à sa nature (purifier le malade oblige à une purification des lieux afin d’écarter le mal, la mort contagieuse, les airs viciés, etc.). Parfois, le trouble dont souffre tel ou tel est occasionné par l’attaque magique du chaman d’un autre clan, agissant lui aussi par l’intermédiaire du tabac et d’objets magiques qui ciblent la personne qui tombe malade. Si le tabac permet d’expédier la charge magique, il peut aussi donner lieu à l’extraction subséquente de l’objet magique par le chaman du clan ayant subi l’attaque. Ceci fait, c’est encore le tabac qui accompagne l’expulsion définitive de l’objet magique responsable loin de la communauté. La bonne guérison de telle ou telle maladie est aussi rendue possible par le biais de ce que l’on peut appeler « mancie par le tabac ». Bien sûr, les vertus apaisantes et euphorisantes du tabac peuvent engendrer une certaine forme de rêverie, voire de réflexion, à travers lesquelles on peut entrevoir tout ou partie de la solution (ce qui n’est pas mauvais en soi, puisque, tout au contraire, cela permet d’accroître l’apprentissage du chaman). Pour ce faire, « le prêtre-chaman rend visite aux esprits en rêve, ou en état de transe tabagique. Lorsqu’il revient de voyage, il transmet à la communauté le message des Grands Esprits » (9). A moins que la divination, à travers la fumée du tabac, se déroule de manière différente : décoder la fumée, c’est aussi comprendre les messages qu’« on » adresse au chaman : cette communication avec les esprits permet le diagnostic des maladies ainsi que le pronostic de leur guérison. En remerciement, les offrandes de tabac sont fréquentes auprès des divinités vis-à-vis desquelles on se place. Toujours, ces divinités (Ekoko en Bolivie, Kanobo au Venezuela, Maximon au Guatemala, etc.) se disposent favorablement auprès des hommes, à la condition qu’elles trouvent du tabac parmi ces offrandes régulières.

Résine de breu branco (vulgairement surnommé « encens brésilien ») issue du Protium heptaphyllum.

Si le tabac apparaît comme principe premier de la transe chamanique pour la grande majorité des peuplades indigènes du continent sud-américain, ce serait injuste de ne pas relater que, en principe et souvent, cette plante est accompagnée de ce que la nature prodigue de plantes dites hallucinogènes et enthéogènes çà et là, bien qu’il soit parfaitement admis que la transe chamanique peut s’en passer (par exemple, les Warao n’emploient que le seul tabac pour ce faire). Nous rencontrons fréquemment l’association tabac et ayahuasca en Colombie, en Bolivie orientale, dans les basses terres d’Amérique du Sud, le tabac et le peyotl (Lophophora williamsii) chez les Huichols, le tabac et le cactus San Pedro (Echinopsis pachanoi) dans le nord du Pérou, etc. Ailleurs, le tabac, sous forme de jus, est mêlé à la poudre des semences du yopo (Anadenanthera peregrina), tandis qu’en quelques endroits du Brésil, le tabac est mélangé à un « encens » qui, bien que non hallucinogène, joue le même rôle de véhicule, de viatique même, de l’extase chamanique : c’est par exemple le cas du breu branco, résine d’un arbre sud-américain (Protium heptaphyllum entre autres ; d’autres Protium sont concernés par ces pratiques). Enfin, il existe d’autres plantes utilisées par les chamans en lieu et place du tabac : au Venezuela, Virola sebifera est l’une d’elles. L’écorce de cet arbre, qui contient de la DMT (diméthyltryptamine), de même que les graines du yopo, procure une fumée que le chaman emploie pour l’ensemble des raisons qui mènent ailleurs tels autres chamans à utiliser le tabac (éloigner les mauvais esprits, purifier les corps, etc.).

Virola sebifera

En Europe, dans le courant du XVIII ème siècle, on utilisait le tabac (Nicotiana tabacum) comme remède oculaire, ayant réussi dans des cas d’ophtalmie chronique et/ou purulente, de conjonctivite, etc. Au siècle suivant, Cazin répéta les paroles de ses contemporains, Armand Trousseau et Hermann Pidoux, qui disaient que « c’est de cette manière qu’il faut entendre ce proverbe, que le tabac éclaircit la vue ». Non. Pas tant. Ce serait avoir la vue basse que de seulement le penser. Mais Trousseau et Pidoux ne sont pas des chamans, ils ignorent que la fumée du tabac rend visibles les esprits et les auxiliaires aux yeux du chaman. De même, lorsqu’on projette du jus de tabac dans les yeux du futur chaman, c’est avant tout pour renforcer en lui son don de clairvoyance. Alors que la fumée du tabac fait pleurer les yeux de l’homme blanc occidental, en Amérique du Sud, « la propriété du tabac, c’est qu’il me montre les choses réelles. [Grâce à lui], je peux voir les choses comme elles sont » (10). Étrange. Ce qui là-bas montre la réalité ne fait, ici, par écran de fumée, que la dissimuler. Quand l’homme blanc a mis les pieds dans les Amériques, il a certes beaucoup gagné matériellement. Mais quel fut son gain spirituel ?


  1. Johannes Wilbert, Le tabac et l’extase chamanique chez les Indiens Warao du Venezuela, p. 6.
  2. Peter T. Furst, Introduction à la chair des dieux, p. 25.
  3. Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 798.
  4. L’ayahuasca, qu’on appelle aussi yagé (et de bien d’autres façons selon la localisation : jagé, caapi, gahpi, kahpi, pildé…), n’est pas une plante à proprement parler, mais un breuvage composé de plusieurs plantes dont cette liane qu’en latin on identifie ainsi : Banisteriopsis caapi. C’est la plus connue et étudiée, mais il existe d’autres de ces plantes : B. inebrians, B. lucida, B. muricata, etc.
  5. Réunion des musées nationaux, Les esprits, l’or et le chaman, p. 73.
  6. Article cité : L’herbe cordiale : le tabac, médecine et ivresse chamanique, mai 2002.
  7. Ibidem.
  8. Johannes Wilbert, Le tabac et l’extase chamanique chez les Indiens Warao du Venezuela, p. 6.
  9. Ibidem, p. 8.
  10. Jeremy Narby, Le serpent cosmique, p. 36.

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Graines de yopo (Anadenanthera peregrina).

Le rôle du bouleau dans les rites d’initiation chamanique en Sibérie

Bien que le sapin soit le plus souvent arbre cosmique en Asie septentrionale, c’est le bouleau qui trouve grâce aux yeux des chamans sibériens pour jouer ce rôle. Si le bouleau a été choisi par le chamanisme sibérien, peut-être est-ce en raison, entre autres, de son écorce blanc argenté qui devient de plus en plus pure, plus on accède au faîte de l’arbre…

On procède tout d’abord à la purification du candidat chaman. Celui-ci est brossé à l’aide d’un balai de rameaux de bouleau que le chaman « père » aura préalablement trempé dans une décoction de diverses plantes dont le thym, le genévrier et le sapin. Puis, les neuf « fils » imitent leur « père » et appliquent ce même balai dans le dos du candidat afin d’en achever la lustration.
Dans certaines tribus, le participant se retire à distance et observe un jeûne dont la durée est fixée à neuf jours, une valeur qui ne doit pas nous surprendre, car étroitement associée à l’arbre cosmique. Neuf est un chiffre qui n’est pas sans rappeler le dieu Odin suspendu à Yggdrasil, délai au bout duquel les runes lui sont révélées. Généralement, dans les pratiques chamaniques, le jeûne favorise le travail initiatique, comme celui qui est pratiqué en Amérique du Nord lors des épreuves de préparation aux fosses de vision.
Peu avant la cérémonie d’initiation proprement dite, sous les directives du « père », « l’abattage [des bouleaux] a lieu dans la forêt où sont enterrés les habitants du village. Ces arbres abritent les âmes des ancêtres qui sont ainsi conviés à la fête » (1). On fiche solidement en terre les bouleaux coupés. Le plus vigoureux d’entre eux prend place dans la propre yourte du candidat. On place ses racines dans l’âtre, sa cime dans l’ouverture centrale de la yourte par laquelle passe la fumée du foyer. Ce bouleau, Udeshi burkan, « le gardien de la porte », restera définitivement dans la yourte de l’initié. Ce bouleau central est relié à tous les autres par un premier ruban bleu et un autre rouge qui me rappellent, allez savoir pourquoi, les deux courants de sève, l’ascendante et la descendante, et dont Jacques Brosse nous dit qu’ils « symbolisent l’arc-en-ciel, voie par laquelle le chaman atteindra la résidence supraterrestre des esprits » (2), ce qui est fort pertinent puisque l’arc-en-ciel n’est pas autre chose qu’une passerelle en définitive (notons au passage que les couleurs bleu et rouge peuvent aussi évoquer la Lune et le Soleil). A cette occasion, le chaman « père », enfumant son tambour, appelle les esprits. Quant aux autres bouleaux, ils sont assez éloignés de la yourte en question. On trouve un premier trio de bouleaux solidement plantés en terre. Devant le premier, on dépose des offrandes rituelles, alors que le deuxième se voit paré d’une cloche et de la peau d’un cheval blanc qu’on aura sacrifié pour l’occasion. Au troisième incombera le rôle d’échelle, de pont, dont le candidat chaman se servira lors de son ascension initiatique. Un autre groupe de neuf bouleaux sont plantés en rang. S’y déroule le sacrifice d’un bouc dont le sang vient oindre les yeux et les oreilles de l’initié au rythme des tambours. Puis le « père » gravit un bouleau. Arrivé à son sommet, il entaille l’écorce de l’arbre à neuf reprises (parfois sept ou douze) : « ces neuf bouleaux, comme les neuf entailles, symbolisent les cieux superposés jusqu’au neuvième où siège Bai-Ulgän » (3), divinité atmosphérique de la fécondité et de la fertilité, protecteur des hommes devant lequel on se prosterne. Cette manière d’opérer rappelle assez l’initiation mithriaque où l’on comptait seulement sept échelons, le sixième représentant la Lune et le septième le Soleil, ce qui se rapproche beaucoup de ce qui se déroule chez les populations ouralo-altaïques où les tapty, c’est-à-dire les échelons rabotés dans le tronc d’un bouleau évoque chacun l’une des sphères planétaires. Après avoir entaillé le bouleau en haut duquel il est juché, le chaman « père » redescend, s’installe sur un tapis qui se trouve à proximité. Enfin, c’est au tour de l’initié de gravir le même bouleau, suivi des « fils », les uns après les autres. Cette ascension rituelle n’est pas propre qu’aux sphères chamaniques sibériennes, puisqu’on la croise également en Amérique du Nord ainsi qu’en Inde par exemple. Cette ascension, c’est ce qui va permettre de distinguer les chamans « de la grande masse des profanes et des non-initiés : ils peuvent pénétrer dans les régions ouraniennes, saturées de sacré, et devenir semblables aux dieux » (4), avec lesquels ils peuvent désormais communiquer, après s’être élevés, rituellement et cérémonieusement, à travers les diverses sphères planétaires et célestes. C’est ainsi que cette épreuve permet au chaman en devenir de passer du monde profane, en le transcendant, en le sublimant même, au monde sacré, jamais aisément, car toute initiation n’est jamais réductible à une ballade de santé, plutôt à un âpre parcours du combattant. Pour y aider, on aura sacrifié un cheval à la robe de couleur blanche, parce qu’animal funéraire et psychopompe susceptible de mener le chaman jusqu’à la demeure des dieux. Ainsi fait, le chaman invoque les esprits, ses protecteurs et ses guides et les invite à pénétrer dans son tambour, l’instrument du voyage.
Le lendemain a lieu un interminable rituel pendant lequel le chaman escalade symboliquement le bouleau, procédant palier par palier, car « toutes les visions et toutes les extases mystiques comprennent une montée au Ciel » (5). Alors que son extase ne fait que croître en même temps que son élévation, il tend vers la neuvième et dernière encoche. Parvenu au ciel ultime, le chaman, épuisé, s’effondre. Pour revenir à lui quelques instants plus tard.

Nous ne saurions achever ce petit article sans faire mention du rôle propice de l’amanite tue-mouche (Amanita muscaria) durant ce rituel d’initiation. C’est grâce à la consommation de ce champignon que le chaman initié entre dans une transe bien nécessaire, ainsi que ses compagnons « fils » et « père ». Et, sans qu’il soit besoin de parler de hasard, il s’avère que cette amanite croît en relation mycorhizale avec le… bouleau, lequel ne déprécie pas non plus la compagnie des bolets, lactaires et autres russules.


  1. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 48.
  2. Ibidem, p. 49.
  3. Ibidem.
  4. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 119.
  5. Ibidem, p. 118.

© Books of Dante – 2019

Animaux-totems & Roue-médecine : nouvel extrait !

Bonjour à tous :-)

Je profite de ce petit post pour remercier toutes les personnes qui m’ont fait confiance en achetant mon dernier petit livre. Il vous a plu ? Parlez-en autour de vous, le Grand Esprit vous le rendra. Et, pour ceux qui ne l’ont toujours pas, un petit extrait inédit portant sur l’un des animaux sacrés pour bien des tribus amérindiennes, l’Oiseau-Tonnerre :

thunderbird

Bien plus difficile à appréhender que le Bison Blanc, celui que l’on désigne sous le nom d’Oiseau-Tonnerre est reconnu par de nombreuses tribus amérindiennes. Celui que les Sioux nomment Wakinyan trouve son origine à travers l’Oiseau-Tonnerre originel, le Wakinyan Tanka (autrement dit, le Grand Oiseau-Tonnerre) de l’œuf duquel de petits wakinyans seraient issus. Il réside à l’Ouest, là où le soleil se couche. Il est censé protéger « la Terre et la végétation contre la sécheresse et la mort » en apportant les pluies. Il semble être l’émanation de Wakan Tanka, le Grand Esprit, ainsi que son messager. Enveloppé d’un écrin de nuages, ses yeux produisent les éclairs et le claquement de ses ailes, le tonnerre. En bien des façons, il apparaît comme un justicier apportant la lumière. C’est un maître du chaos, ce désordre nécessaire. C’est un être difficile à approcher, comme s’il ne permettait à personne de le considérer dans son intégrité. C’est la raison pour laquelle les visions et les rêves dans lesquels il apparaît le dépeignent toujours de façon partielle, parce que « celui qui verrait un Oiseau-Tonnerre tout entier […] n’y survivrait sans doute pas ». Écoutons maintenant ce qu’en dit Archie Fire : « Les Oiseaux-Tonnerre sont différents des autres êtres surnaturels. Ils n’ont pas de corps, mais des serres puissantes. Ils n’ont pas d’yeux, mais un de ces yeux manquants darde des éclairs. Ils n’ont pas de tête, mais un énorme bec. Ils n’ont pas de bouche, mais de cette bouche absente sort la voix du grand Wakinyan […]. C’est un concept difficile à saisir, même pour un Indien ». Portrait composite et paradoxal qui rend bien compte, à l’évidence, du caractère farouche de l’Oiseau-Tonnerre dont la fugacité n’a d’égale que sa capacité à ne jamais se révéler dans son entier.

© Books of Dante – 2014

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Interview à propos d’Animaux-totems & Roue-médecine

interview-de-Gilles-Gras

Comme j’ai dévoré terminé le livre de Gilles Gras (si vous voulez avoir mon avis, c’est par là => retour sur le livre Animaux-totem & Roue-médecine), j’ai souhaité en savoir plus et vous en faire profiter. Je remercie Gilles de s’être prêté à l’exercice et je vous laisse découvrir ici son ressenti. ;-)

1. Gilles, peux-tu nous présenter en quelques mots ton ouvrage ?

Son titre en dit déjà beaucoup à lui seul. Il condense dans une première partie la conception que je me fais des animaux-totems bien éloignée des stéréotypes qu’on rencontre parfois. Puis il aborde ce qu’est le concept virtuel de roue-médecine et l’implication des animaux-totems au sein de ce système.

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Animaux-totems & Roue-médecine : les avis des lecteurs :-)

Quelques récentes chroniques portant sur mon tout dernier ouvrage ;-)

Audrey

Je vous en avais déjà parlé (pour ceux qui suivent le compte facebook, twitter ou google plus), parce que je l’ai reçu dans les premières (que voulez-vous, c’est ça de connaître l’auteur aussi. ;-)) et hop, dédicacé en plus.

Avant même d’ouvrir ce livre, plusieurs choses me viennent à l’esprit: [Lire la suite].

Gab

Ce que j’ai aimé lire et relire cet ouvrage de Gilles Gras ! Simple et accessible, il permet une approche du totémisme et du chamanisme pour tous. Que l’on soit initié ou non, les mots nous touchent et permettent de comprendre les interactions entre nos animaux totem, l’univers et nous même. [Lire la suite].

Books of Dante

Les outils du chaman

Nous avons vu au détour d’un précédent article que le chaman possède en son pouvoir des capacités inhérentes à ses fonctions. Aujourd’hui, nous allons passer en revue l’ensemble des outils parmi les plus courants dont se sert le chaman dans les différentes tâches qui sont les siennes. Et montrer en quoi ils ne sont pas que de simples objets.

LE TAMBOUR

Que ce soit en Sibérie, au Népal ou en Amérique du nord, le tambour est un objet que l’on retrouve dans de très nombreuses cultures chamaniques. On s’entend généralement pour dire que le bois de la caisse doit être désigné au chaman par les esprits. Diverses inscriptions peuvent venir orner la peau tendue sur la caisse même si certains auteurs précisent qu’il est malvenu qu’une figure décore le centre de la peau, comme nous le voyons ci-dessous (tambour sioux, vers 1900, très certainement destiné aux touristes) :

tambour

Bien entendu, il ne représente pas qu’un simple objet de folklore. C’est avant tout un objet magique aux multiples fonctions : permettre au chaman d’entrer en transe, voyager (ne dit-on pas que le tambour est le « cheval » du chaman ?), convoquer les esprits auxiliaires, faire office d’outil divinatoire, etc.

LE PLUMEAU

Il réunit un ensemble de plumes appartenant à un oiseau dont l’espèce présente une symbolique spirituelle très forte. Ci-dessous à gauche, un plumeau de plumes d’aigle (Amérique du nord, Sauk et Fox, 1900), à droite en plumes d’ara (Amérique du sud) :

Plumeau 2Plumeau 1

Selon les traditions chamaniques, il peut observer différentes fonctions : nettoyage énergétique, repousser l’esprit d’une maladie, canaliser l’esprit d’une personne en transe en produisant un petit bruit régulier, etc.

LE COSTUME

Il s’agit là d’un élément hautement symbolique qui représente toute la nature sacrée de la charge du chaman. Très souvent composé de trois parties que sont la coiffe, le pectoral et le caftan, le costume est parfois orné de plaques métalliques ou de rubans colorés de différentes longueurs comme nous pouvons le constater sur le cliché ci-dessous :

Costume

Quant aux masques, ils sont assez peu usités du fait que le costume, à lui seul, en est déjà un.

LES COLLIERS

En haut, un collier constitué de crocs de jaguar (Amérique du sud), en bas un collier en griffes de grizzly (Amérique du nord). On voit l’étrange filiation entre deux types de colliers qui emploie chacun une partie symbolique propre à un puissant archétype.

Collier 1Collier 2

Ce ne sont pas que des attributs purement chamaniques, ils peuvent aussi servir à indiquer un rang (élites, hauts dignitaires, etc.).

LA CANNE

Constituée d’un bois le plus souvent désigné au chaman par les esprit, la canne est parfois ouvragée par son propriétaire, à la manière du tambour. Dans certaines traditions chamaniques, elle est l’outil indispensable, avec le tambour, afin que le chaman en transe puisse effectuer son voyage. Représentation symbolique de l’arbre cosmique, la canne joue alors le rôle de « monture astrale ».

LES AMULETTES

Élaborées à partir de fragments d’origine animale, végétale et/ou minérale, elles possèdent différentes fonctions eu égard à leurs propriétés magiques ou thérapeutiques. Par exemple, les chamans sibériens utilisent de petits morceaux de rein d’ours séchés pour en confectionner des bracelets alors qu’au Népal les piquants de porc-épic sont couramment usités pour mettre les sorcières en déroute. Dans tous les cas, les amulettes sont des objets concentrés de pouvoir.

LES VEGETAUX

Nous évoquerons moins la matière médicale que les différentes plantes employées par les chamans lors de leurs divers rituels. Selon les régions du monde, l’identité des végétaux change : amanite tue-mouches en Sibérie, peyotl au Mexique, ayahuesca en Amérique du sud… Certaines s’absorbent sous forme de décoction, tandis que d’autres sont brûlées en guise d’encens (foin d’odeur, cèdre, sauge, etc.) ou fumées (sauge divinatoire, tabac…).
A propos des tabac fumés tant en Amérique du nord qu’en Amérique du sud, il faut savoir qu’il s’agit de variétés très différentes de ce qu’on trouve en Occident, leurs effets sont bien plus violents. La fumée, nourriture spirituelle, permet la guérison des malades, la purification des lieux ainsi que la protection des corps.

Sur ce cliché, nous voyons un indigène amazonien fumant un cigare à l’aide d’un porte-tabac.

Tabac 1

Ici, différents objets propres aux tribus amérindiennes des Grandes Plaines (Sioux et Cheyennes du nord) : au centre une pipe et son bourre-pipe, à gauche un étui à pipe et une tresse de foin d’odeur, en bas à droite, de la sauge (sous le hochet).

Divers

LE HOCHET

Enfin, comme nous l’évoquons ci-dessus, quelques mot à propos du hochet qui présente à peu de choses près les mêmes caractéristiques que la maracas. Constitué d’un réceptacle plus ou moins sphérique, il contient des graines, des perles ou des petits cailloux. Avec les grelots, le hochet peut accompagner le tambour lors d’un voyage chamanique par exemple.

A gauche : hochet arapaho (1860) ; au centre : hochet sioux (1900) ; à droite : hochet fox (1920).

Hochet

© Books of Dante – 2014

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Comment devient-on chaman ?

En tout premier lieu, je tiens à préciser que les diverses facettes du chaman présentées dans le post précédent (Petit abrégé de pratiques chamaniques [suite]) ne concernent pas la majorité des chamans, loin s’en faut. Tous ne sont pas des chamans totaux. La plupart du temps, ils présentent une ou plusieurs facettes, extrêmement rarement la totalité d’entre-elles.

Initiation

Venons-en maintenant au sujet qui nous (pré)occupe. Pour commencer, et afin que les choses soient claires : ON NE S’AUTOPROCLAME PAS CHAMAN ! Quiconque se lève un beau matin en se disant « aujourd’hui, je suis un chaman » ne peut être qu’un imposteur. A ceux-là, il faut faire la chasse et les dénoncer, car ils seraient susceptibles de faire plus de mal que de bien en agissant de manière inconsidérée. Hélas, ils existent bel et bien et n’agissent pas autrement qu’en obscurs gourous, parfois suivis par des hordes, plébiscités par elles pour de non moins obscures raisons.
Il est important de bien prendre en compte qu’un chaman n’est en aucun cas une personne que d’autres auraient désignée chaman. L’élection du chaman n’est en rien une affaire humaine, elle est du strict ressort des Esprits et des Divinités. Celles et ceux parmi les plus doctes et les plus sages sauront qui deviendra chaman et qui ne le sera pas.

Tout commence très tôt. C’est tout jeune que le futur chaman est choisi par les Esprits et les Divinités. A un âge où ignorant encore tout de sa destinée, l’enfant amené à devenir chaman un jour va, malgré lui, donner des indices sur son potentiel aux autres membres du clan, mais plus particulièrement aux sages et/ou aux chamans que compte déjà la tribu. En effet, de par leur statut, ils sont plus à même de déceler les signes avant-coureurs présents chez l’enfant.
Ce type d’enfant est généralement décrit comme solitaire, préférant observer les plantes et les animaux plus que de se mêler aux jeux des autres enfants. Par ailleurs, il peut sembler songeur ou taciturne, tout en tenant des propos assez nébuleux pour les autres.

L’INITIATION

La révélation d’un esprit auxiliaire (entité, totem…), un rêve et/ou une vision, etc. ne peuvent suffire à faire de qui les reçoit un chaman. Il ne s’agit pas d’une formalité qui pourrait se résoudre en trois coups de cuillère à pot. Pourquoi ? Parce que toute personne est capable de recevoir un message à travers une vision, de vivre un rêve révélateur, etc. Mais elle reste une personne « ordinaire » alors que le chaman est une sorte de « paria bien entouré » (1).
L’initiation est continue, quoi qu’on en pense. Elle dure autant que dure le chaman, être chaman étant loin d’être une sinécure. Non, être chaman relève du sacerdoce. Comme son nom l’indique, l’initiation est un début qui s’engage très tôt, dès que le l’enfant concerné manifeste les premiers signes que, peut-être… Qu’il présente toutes les capacités requises à la base pour devenir chaman est déjà une bonne chose. Mais elles ne pourront, à elles seules, faire de lui un chaman. De cela, l’initiation seule en dépend. Pour résumer :

Chaman =

profil idéal
+
acceptation de la charge qui incombe au futur impétrant
+
initiation

L’initiation n’est pas autre chose qu’un enseignement, un apprentissage. Elle n’est pas tellement éloignée, dans sa logique, du compagnonnage. Cet enseignement est prodigué principalement par les Divinités, les Esprits (entités, totems, âme d’un chaman défunt) et les chamans en exercice au sein du clan.
Le contenu de cette initiation est vaste. Cela peut être autant la connaissance des plantes médicinales que le juste emploi des outils chamaniques, par exemple.
Bien entendu, le jeune chaman devra faire preuve d’écoute et d’humilité face à l’enseignement reçu. D’abnégation également. Enfin, il lui faudra souffrir à travers le diptyque mort/renaissance dont nous avons déjà parlé.

L’initiation est une épreuve si intimiste qu’il est bien difficile de la décrire simplement à l’aide de quelques mots. Il ne faut pas du tout la considérer comme une forme d’intronisation via une cérémonie rituelle plus ou moins officielle, telle que celle qui consiste à épingler une rosette écarlate sur la poitrine d’un homme.

Enfin, doté de ses connaissances initiatiques préliminaires, l’apprenti chaman devra faire preuve de résultats avec, il est vrai, plus ou moins de succès. Qu’il soit doté de pouvoirs peu ordinaires ne signifie pas qu’il n’engage pas sa propre responsabilité. S’il est craint et respecté, il peut aussi être blâmé par les propres membres de son clan en cas d’échec.
C’est donc un statut à double tranchant, bien éloigné de l’image romanesque qu’en a fait un certain néo-chamanisme fumeux de ces dernières décennies.


  1. Peu ordinaire (certains disent hors du commun), le chaman est régulièrement consulté pour des questions qui sont de son devoir.

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Petit abrégé de pratiques chamaniques [suite]

Divination au tambour (Népal)
Divination au tambour (Népal)

Comme nous l’avons évoqué précédemment dans cet article, le chaman fait figure d’intercesseur entre le monde des hommes et celui des esprits et divinités. Il transcende le chaos pour faire naître l’harmonie. A travers cela, il est amené à mourir et à renaître, de manière symbolique et spirituelle. Chaque mort s’apparente à une décréation, chaque naissance à une re-création. Ce cycle incessant participe à l’évolution du chaman puisque mourir/renaître implique, à chaque fois, un accès à une meilleure connaissance de soi.

Au delà de sa valeur apotropaïque, qu’est donc le chaman ? Le chaman est celui qui voit et entend, comprend et échange, voyage, etc. En raison de ses multiples aptitudes, il est amené à jouer plusieurs rôles. Découvrons lesquels.

  • S’il peut voir, il peut prévoir. C’est grâce à ses qualités de devin qu’il pourra, par exemple, aider à l’interprétation d’une vision (ou d’un rêve) qu’un jeune initié aura reçu à l’issue d’une quête.

  • Voyager dans le monde-autre peut lui permettre de conduire les âmes égarées qui œuvrent tels des fantômes. Il a alors un rôle de psychopompe (passeur d’âme).

  • Le vocable d’homme-médecine, même s’il est imparfait, fait directement référence à la qualité de guérisseur, en raison de causes déjà abordées (vol de l’âme, possession, présence d’un objet ensorcelé dans le corps d’une personne).

  • Magicien est l’une des autres facettes que le chaman emploie à travers la pratique de rituels de protection, par exemple.

  • Enfin, de par sa promiscuité évidente et constante avec le monde des esprits et des divinités, le chaman fait office de guide spirituel (prêtre, mystique, saint homme, sage…).

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Petit abrégé de pratiques chamaniques

Chaman en transe, Mongolie, 1934

Le texte ci-dessous va exposer les grands domaines d’action du chaman. Nous allons voir en quoi le chaman est un maître du chaos, dans le sens où il est censé démontrer son pouvoir de contrôle sur une situation problématique dont l’amplitude est variable. Les multiples tâches que requièrent ses interventions n’ont pas d’autre but que de rétablir un équilibre brisé. Le chaman n’est en aucun cas un démiurge, le retour à l’équilibre n’est jamais pérenne, l’ambivalence de la Nature (y compris humaine) fait que nous sommes dans l’obligation de jongler, notre existence durant, entre équilibre harmonieux et chaos, ce désordre nécessaire (1).

[En dehors de ses aptitudes chamaniques, le chaman est un homme comme les autres, qui mange, boit et dort. Il lui arrive même de déféquer, dites ! L’imagerie « romantique » (voire romancée) du chaman qui s’abîme H24 dans les mystères de la Vie demande à être nuancée quelque peu…]

PROBLEME

L’intervention du chaman est motivée par un problème dont l’envergure est jugée plus ou moins grave pour, d’une part, menacer un individu particulier (un malade, par exemple), d’autre part la communauté dans son sens le plus général (tribu, clan, etc.). Des problèmes tels qu’une mauvaise récolte menaçant de famine un groupe humain, la disparition d’objets ou d’animaux (des chevaux pour les Amérindiens, précieux aides de chasse), la violation d’un tabou, etc., sont du ressort du chaman.

IDENTIFICATION DE LA CAUSE DU PROBLEME

Les causes peuvent être de deux natures, au moins :

Du domaine du visible : blessure de guerre ou de chasse, fracture accidentelle, etc.
Du domaine de l’invisible :
– par l’intervention d’un esprit ou d’une divinité hostile (l’esprit vole l’âme d’un homme ou le possède, la divinité tourmente cet homme, etc.).
– par l’intervention d’un autre chaman (c’est particulièrement le cas des objets minuscules qu’on va magiquement faire pénétrer dans le corps d’un individu appartenant à une tribu ennemie).

PREPARATION

A ce stade, le chaman va devoir mettre en œuvre les compétences, savoirs, pouvoirs, etc., qui sont les siens. Parmi eux, les plus adéquats à la résolution du problème vont être sélectionnés afin d’échafauder un plan de lutte. Plusieurs moyens sont à sa disposition :

* En cas de perturbation provoquée par un esprit, le chaman peut faire appel aux esprits auxiliaires :
– Totems (animaux, végétaux, minéraux)
– Alliés fixes et/ou temporaires
– Entités (guides, protecteurs, gardiens)
– Divinités

Le chaman va s’allier avec certains d’entre eux en fonction du but à atteindre. Il est même possible qu’il soit amené à voyager (décorporation) dans le monde de l’invisible en cas d’âme enlevée, par exemple.

Extraction de l’objet ensorcelé du corps du malade, si besoin est par succion. Mais également par fumigation (nettoyage des impuretés cause de désordre, autant d’un point de vue physique qu’énergétique).
Appel aux plantes médicinales de la pharmacopée propre à la tribu considérée.
* Techniques divinatoires et augurales.

ACTION

Le chaman va devoir, une fois encore, démontrer son pouvoir de contrôle sur la situation qui pose problème. Le combat s’engage et la lutte se déroule selon différentes modalités. Un combat physique peut avoir lieu en cas de possession d’un individu par un esprit rebelle. Cette lutte s’accompagne parfois de joutes oratoires entre le chaman et l’esprit que l’on souhaite chasser du corps du malade. Écouter l’esprit, le calmer et l’amadouer pourra être utile. Par ailleurs, une offrande qui semble équitable à l’esprit sera consentie par le chaman si nécessaire. Au pire, ce dernier devra en venir à la supplication, à la contrainte, voire à la coercition afin de mettre l’esprit en déroute.
Selon si l’esprit est une âme égarée ou bien un esprit qui en veut (volontairement ou non) à un individu ou à un groupe d’individus pour diverses raisons (vengeance, irrespect, etc.), le modus operandi différera.
Quoi qu’il en soit, le chaman devra s’adapter à l’esprit en présence duquel il se trouve. Cela nécessite de bien connaître sa nature afin de faciliter au mieux la délivrance de l’homme ou du groupe.
Incantations et prières sont souvent employées afin de compléter l’action des plantes médicinales et cela dans un but cathartique.

DENOUEMENT

Par l’entremise du chaman, l’esprit vindicatif renonce à ses projets. Il modifier alors son comportement à l’égard de l’homme, du groupe, etc., qu’il tourmente. Il est alors acculé à la clémence.
En revanche, si le chaman a affaire à une entité autrement plus puissante et moins malléable, un compromis (offrandes, prières régulières) peut être passé entre eux. D’autres exigences sont possibles : la modification d’un comportement humain considéré comme outrageux par l’entité, la divinité, etc.
On parvient donc à une solution qui va ramener la paix et l’harmonie. Le chaman voit donc sa tâche accomplie.

Cependant, si l’esprit n’est pas aussi conciliant et coopératif que dans le cas précédent et que, malgré l’ensemble des suppliques et/ou admonestations adressées par le chaman, l’esprit ne veut toujours rien entendre, le chaman devra en venir à des méthodes autrement plus expéditives. Selon les cas, ces techniques requièrent une hardiesse particulière de la part du chaman. Par exemple, en cas d’âme enlevée, il devra détruire l’esprit hostile et récupérer l’âme, et cela sans danger ni dommage pour l’âme et lui-même, afin de lui faire regagner son propriétaire.
Le bannissement de l’esprit est également possible, de même que l’emprisonnement dans un objet (pot, bouteille, caillou, etc.). A l’extrême, la destruction pure et simple de l’esprit est recommandée. En cela, le chaman s’apparente à ce que l’on nomme par ailleurs un chasseur de démons.

Est-ce à dire que le chaman n’est que cela ? Certes non, il est bien d’autres choses que nous explorerons ensemble dans le second volet de ce dyptique ;)


  1. A ce titre, si un jour un chaman vous assure une guérison durable jusqu’à la fin de vos jours, cela n’en est probablement pas un. Tout au plus n’est-il qu’un vil imposteur… ^^

Petite bibliographie sélective :

-Jeremy Narby & Francis Huxley, Anthologie du chamanisme, Albin Michel, 2009.
-Bertrand Hell, Possession et Chamanisme, Flammarion, 1999.

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