L’achillée millefeuille (Achillea millefolium)

Synonymes : millefeuille, millefeuille des pharmacies, herbe à la coupure, saigne-nez, herbe du soldat, herbe aux militaires, herbe aux voituriers, herbe aux cochers, herbe aux charpentiers, herbe de saint Joseph, Herbe de Saint-Jean, sourcil de Vénus, camomille de montagne, grassette, joubarbe des vignes, queue de taupe, herbe à dinde, herbe aux dindons.

Voici quelques-uns des noms vernaculaires de l’achillée dite millefeuille. Parmi eux, laissons de côté ceux qui font l’effet d’un chien dans un jeu de quilles (joubarbe des vignes, par exemple. Sérieusement ?), et penchons-nous avec davantage d’intérêt sur ceux qui soulignent d’une façon plus ou moins explicite ses propriétés thérapeutiques comme, par exemple, herbe du soldat, herbe aux militaires, saigne-nez, herbe à la coupure, etc. Les deux principaux, achillée et millefeuille, n’ont pourtant que peu de rapport avec les vertus médicinales de la plante : si le second évoque l’aspect finement dentelé et découpé de son feuillage, le premier tire sa genèse du célèbre héros légendaire de la guerre de Troie, Achille, roi des Myrmidons. On connaît la portion du mythe lors de laquelle la mère d’Achille, Thétis, le baigne, enfant, dans les eaux du Styx, à l’exception d’un des talons par lequel elle le maintient. Ce point, depuis connu sous l’expression de talon d’Achille – le point de faiblesse –, représente l’endroit même du corps du héros qui n’est donc pas rendu invulnérable, ce qui, bien plus tard, lui sera fatal. Mais avant d’en arriver là, la mythologie nous apprend qu’Achille aurait été confié au centaure Chiron qui, en tant que précepteur, aurait enseigné l’art médical au jeune Achille, en particulier les propriétés de cette plante hémostatique à laquelle le nom du héros fut accordé. C’est là que la légende s’embrouille un peu. Beaucoup, même. Faisons donc un peu de tri dans la masse des informations dont nous disposons : durant le long siège de la bataille de Troie, après avoir vengé Patrocle en tuant Hector, « Achille fut blessé au talon par une flèche empoisonnée que lui décocha Pâris » (1), frère d’Hector et fils de Priam, c’est-à-dire le roi de Troie (on ajoute parfois qu’à Pâris s’est joint Apollon lors de la manœuvre meurtrière). Pour qu’il puisse adoucir la douleur de sa peine, Vénus lui suggèra alors de s’enduire du suc d’une plante, l’achillée (et dont il usa également pour soigner les blessures de ses compagnons d’armes, d’après Pline). L’on dit encore (mais là on s’écarte de la trame la plus connue), qu’Achille se serait servi d’achillée pour panser les blessures du roi de Mysie, Télèphe, puisqu’il connaît ce secret guérisseur. Le seul hic, c’est qu’il n’y a pas véritablement de raison pour qu’Achille soigne une blessure qu’il inflige lui-même à Télèphe, qui se trouve justement être un de ses ennemis (à moins qu’il ait été manœuvré par la déesse Atê, mais il y a peu de chance, rien de tel n’apparaissant dans l’ensemble des épisodes mettant Achille en proie aux Troyens). Parfois, c’est davantage le poète qui, plus qu’inspiré par les Muses, s’égare et nous brode un motif qui n’ajoute aucun détail digne d’intérêt, mais retranche, au contraire, une belle part de compréhension.
Bref. Achille n’est peut-être pas le « découvreur » de l’achillée, il n’en reste pas moins que l’explication légendaire de la mythologie grecque a suffi à assurer la carrière thérapeutique de cette plante qui, et cela tombe fort bien, est bel et bien un vulnéraire, c’est-à-dire un remède des plaies et des blessures, permettant la guérison de « toutes plaies faites par glaives, couteaux et autres ferrements », ce qui explique pourquoi « on en use pendant la guerre et dans les campements » (ses surnoms d’herbe du soldat et d’herbe aux militaires coulent donc de source). Un point douteux de la mythologie grecque précise que Vénus elle-même enduisit le corps du héros Achille (dont Vénus était censément déesse protectrice, ce qui est fort curieux) de suc d’achillée (confusion avec Thétis qui le tartine d’ambroisie ?), afin de le rendre in-vulnérable, c’est-à-dire impossible à blesser (du latin vulnerare), qu’on retrouve bien évidemment dans le mot vulnéraire (du latin vulnerarius, « blessure »), propriété de l’achillée qui lui a valu, abusivement cependant, le surnom d’herbe aux coupures. Or selon Reclu, l’achillée, « contrairement à l’opinion vulgaire », n’est pas vulnéraire. Encore faut-il s’entendre sur le sens exact du mot vulnéraire : « Qui est propre à la guérison des plaies ou des blessures », selon Émile Littré, définition englobant les contusions, le résultat d’une chute ou d’un coup. Or, une plaie n’est pas une contusion. Cette dernière est une « lésion produite par un choc extérieur, sans solution de continuité de la peau et avec extravasation de sang » (2), tandis que dans la plaie, il y a section de la peau et des muqueuses (comme dans la coupure, par exemple). Si plaie et contusion sont bien toutes deux des blessures, il apparaît qu’un certain nombre d’entre elles (provoquées par un instrument perforant ou coupant, par une arme à feu), ne peuvent être prises en charge par l’achillée malgré son nom vulgaire d’herbe aux coupures, puisque l’application de cette plante, de même qu’on l’observe scrupuleusement avec l’arnica, ne peut s’envisager sur une plaie récente et surtout saignante : « Les paysans retardent la guérison de leurs coupures mal réunies en y appliquant cette herbe ; mais comme ils guérissent par les effets de la nature, malgré cette application, ils lui attribuent le merveilleux travail de la cicatrisation », explique Cazin (3). On dit de l’achillée qu’elle fut combinée à diverses autres plantes dans des préparations telles que le thé suisse ou faltrank (de l’allemand fallen, « tomber » et trank, « potion »). C’est vrai, mais il s’agit essentiellement d’achillées alpines (la musquée, la noire, la naine). Cependant, dans sa destination, le thé suisse est plus proche des prérogatives de l’achillée millefeuille que cette autre préparation connue sous les noms d’eau vulnéraire, eau rouge ou encore eau d’arquebusade, que l’on obtient par la distillation dans l’eau ou l’alcool d’un grand nombre de plantes réputées vulnéraires. Or dans toutes les recettes dont j’ai pu prendre connaissance, je n’y ai pas découvert la moindre trace d’achillée millefeuille.

Pourtant, des vastes corridors de l’Histoire nous proviennent des échos déjà fort anciens au sujet de cette soi-disant propriété de l’achillée portée sur les plaies vives et saignantes. Sans pour autant remonter aux temps préhistoriques, signalons que, plus récemment, Dioscoride mit à l’honneur les vertus hémostatiques de l’achillée en affirmant qu’elle est « d’une efficacité incomparable contre les plaies saignantes, les ulcères anciens ou récents ». Cette valeur hémostatique est reprise par Marcellus Empiricus au IV ème siècle après J.-C., tandis que chez Hippocrate l’on croise quelque chose de bien plus intéressant : la capacité de l’achillée à résorber les hémorroïdes, ainsi qu’auprès de Serenus Sammonicus, signalant le bon emploi qu’on peut faire de l’achillée en cas de fistule, et « contre les blessures causées par des accidents divers » (4). Ainsi, quand on considère les propriétés médicinales de l’achillée millefeuille, on se rend compte à quel point cette plante possède un rapport étroit avec le sang. Que n’a-t-elle pas fait partie de cette fameuse eau rouge ? Que ce soit les saignements accidentels, ceux de la menstruation et de ses désordres, ou encore ce sang qui, circulant dans le corps, connaît parfois de mauvais travers, il semblerait bien que l’achillée millefeuille ait trouvé là une vocation taillée à sa mesure. Or, s’il n’est pas difficile de reconnaître cette plante, finement représentée au sein des Grandes Heures d’Anne de Bretagne (quand bien même l’enlumineur lui a donné le nom de Millez feuilles), il n’en va pas de même dans les textes antiques où un « millefeuille » peut en cacher un autre. C’est ce que nous allons devoir maintenant analyser.
D’aucuns ont vu (ou cru voir) l’achillée millefeuille sous le nom grec de muriophullon, autrement dit « myriade de feuilles », myriade signalant le grand nombre, plus exactement 10000 (il y a donc surenchère par rapport aux mille feuilles de l’achillée, mais on comprend l’idée ; aussi, ne chipotons pas). Là où ça se corse, outre le fait que le grec muriophullon se transpose en myriophyllum et millefolium latins, c’est qu’on a fait des noms stratiôtiké et stratiôtes chiliophyllos (deux termes qui marquent la relation de cette plante au soldat en général) des synonymes de muriophullon. Mais lorsqu’on lit le Livre IV de la Materia medica de Dioscoride, il se trouve que bon nombre d’informations relatives à plusieurs probables achillées sont dispersées au fil des pages. Par exemple, au chapitre 87, l’on trouve la mille feuille militaire (stratiôtes chiliophyllos) dont Dioscoride affirme qu’« elle est en grand usage aux ulcères anciens, et aux nouveaux, aux flux de sang et aux fistules », soit, ni plus ni moins que ce que l’on a imaginé que Dioscoride attribuait à l’achillée, du moins à celle que nous connaissons comme Achillea millefolium (un grand défaut consiste en ceci : imaginer que la flore que nous connaissons est partout la même dans le temps et dans l’espace). Et que penser de cette Achilleios en grec, Achillea en latin : « Ses sommités fleuries broyées et emplâtrées ressoudent les plaies fraîches. Il restreint les flux sanguins, de même que le flux menstruel. Et à cette occasion, les femmes qui sont tourmentées par leurs menstrues, peuvent effectuer un bain de siège à l’aide de sa décoction. Outre cela, on le boit pour la dysenterie » (5). Enfin, il y a encore l’Ageraton, au chapitre 49, dans lequel on a pensé imaginer, malgré de faméliques informations, une sorte d’achillée. En effet, Dioscoride explique que « sa décoction est très échauffante. L’herbe appliquée provoque l’urine et ramollit les indurations de la matrice ». A l’examen attentif de toutes ces données, l’on ne peut douter d’avoir affaire à des achillées, si ce n’est, encore, cette référence clairement amenée de l’efficacité de ces plantes sur les plaies saignantes, ce qui, en ce qui concerne véritablement notre achillée millefeuille (au sens où l’entendent les modernes), ne peut que demeurer qu’au stade de la croyance. Mais il est vrai que cette croyance, l’on pense en trouver la confirmation dans la parole des Anciens, aussi sûrement que dans les évangiles. Cette plante, associée au signe astrologique du Bélier, animal de feu et de sang, que les astrologues disent soigner les plaies, les coupures, les contusions, est même capable d’effacer « en trois jours une blessure mortelle causée par un coup de couteau », etc. Nous sommes bien là dans le domaine de la croyance (et de la magie, également). L’identification du muriophullon, à défaut d’être prononcée de manière indubitable, n’est pas non plus unanime, parce que myriophyllon, millefolium, stratiôtiké, ne sont que des mots plus ou moins synonymes qui regroupent non pas des plantes selon leur lignage botanique, mais parce qu’elles présentent en commun de posséder des propriétés identiques. Ainsi, dans ce groupe de plantes diverses, l’on trouve des achillées mais pas seulement, puisqu’on a cru identifier des plantes du type hottonie et, d’après certaines descriptions fournies par Pline et surtout Dioscoride, une plante du genre Myriophyllum, dont le myriophylle en épis (M. spicatum). Or, Ducourthial apprend à notre attention que cette plante ne possède pas de propriétés thérapeutiques. Dès lors, on comprend difficilement ce qu’elle serait venue faire dans la Materia medica de Dioscoride et dans l’Histoire naturelle de Pline. Il est vrai qu’aujourd’hui, on passe plus de temps à lutter contre cette plante dite invasive aux États-Unis et au Canada (au Québec, on l’appelle « plante zombie » !), qu’à l’étudier d’un point de vue de sa biochimie. Achillea, alors ? Il en existe plus d’une centaine d’espèces dans l’hémisphère nord. Parmi elles, il devrait bien pouvoir s’en trouver au moins une qui concorde avec les descriptions faites de cette plante durant l’Antiquité gréco-romaine. Mais c’est une tâche fort peu aisée, sachant que Dioscoride et Pline insistent sur ce point : cette plante est censée vivre dans des zones humides, voire marécageuses même. On peine à imaginer Achillea millefolium dans un tel tableau, barbotant les pieds dans l’eau.

Tout au contraire, le Moyen-Âge offre peu de données au sujet de l’achillée, mais elles apparaissent plus sûres. Et encore… Par exemple, il est permis de douter de l’identité du Garwa d’Hildegarde, auquel le traducteur a attribué le nom français de millefeuille. Garwa ? Curieux. En tous les cas, la compilation des vertus qu’elle accorde à cette plante tient en ceci : les blessures tant internes qu’externes (comme celles causées par un choc, par exemple), les écoulements de sang (saignements de nez, flux menstruels et douleurs afférentes), ainsi que quelques usages fort éloignés de cette antique réputation d’étancher les flux sanguins (insomnie, fièvre tierce, yeux larmoyants). D’autres réceptuaires médiévaux ajouteront à cela quelques données supplémentaires : hématurie, hémoptysie, maux de dents, panaris, ce qui cadre bien avec ce qu’on connaît aujourd’hui des propriétés et usages thérapeutiques de l’achillée millefeuille, même si, tout comme durant l’Antiquité, la période médiévale qui lui donne suite, ne peut se départir de cette obsession consistant à user de l’achillée sur les plaies récentes, comme le souligne au XII ème siècle Matthaeus Platearius : « L’achillée millefeuille vaut surtout pour ressouder et cicatriser les plaies récentes. Pour cela, appliquer un onguent composé du suc de cette plante, additionné d’huile, de cire et de térébenthine ».

Au XVII ème siècle, tout à côté de la présupposée et largement répétée réputation hémostatique de l’achillée, il y a, enfin, une autre idée qui émerge, celle consistant à affirmer, à nouveau, la spécificité de l’achillée face aux hémorroïdes, ainsi qu’aux hémorragies internes en général, une idée qui trouve ses défenseurs en Lazare Rivière, Herman Boerhaave, Mathias de l’Obel, Johann Schröder, précisant le bon emploi qu’on peut faire de l’achillée en cas de flux sanguins anormaux affectant autant les intestins, le rectum que l’utérus. Au siècle suivant, le XVIII ème donc, on ajoute une autre idée : l’achillée serait antispasmodique. Et au XIX ème ? Eh bien, on n’en a pas des masses, des idées, on a surtout la mauvaise d’oublier l’achillée sur le bord du chemin thérapeutique, d’autres antiphlogistiques lui ayant, semblerait-il, damer le pion et fait mériter cette mise en jachères. Cependant, aux environs des années 1850, Cazin s’étonne qu’« on n’en fait même pas mention dans les Traités récents de matière médicale » (6), dans ces ouvrages où, à bon droit, l’on devrait légitimement s’attendre à découvrir de longs développements consacrés à l’achillée millefeuille. Or Cazin, de même que Teissier, a bien remarqué la grande efficacité de l’achillée en interne contre certaines affections veineuses, dont ce que l’on appelle communément les hémorroïdes, une affection qui prête à sourire niaisement quand on apprend que « ça » se situe au-dessous de la ceinture, mais qui ne fait généralement pas rire les personnes qui en sont affligées, celles-là même dont Cazin offre plusieurs observations, dont certaines particulièrement gratinées pour ne pas dire gravissimes, se soldant par des pertes sanguines journalières d’un litre – un litre ! – dans les pires des cas.

Plus aussi commune qu’autrefois mais encore fréquente, l’achillée millefeuille est une rustique plante herbacée vivace dont la taille maximale ne dépasse pas 80 cm (elle se situe plus régulièrement autour de 50 cm). Malgré sa vulnérabilité aux pesticides (à chacun son « talon »), elle peut coloniser des terrains entiers et s’établir en bordure de chemin, à proximité des cultures, sur les sols agricoles inoccupés (friches, jachères), les pelouses et autres sols secs et rocailleux, à une altitude maximale de 2000-2200 m. Non ramifiées dans leurs parties basses, les tiges ligneuses de l’achillée se séparent en plusieurs sections d’inégale longueur dans leurs parties supérieures, pas tout à fait ramules, presque ramuscules, achevés chacun par un petit capitule, dont l’assemblage des uns et des autres, placés sur un même plan, forment ainsi une piste d’atterrissage sûre aux insectes. Un seul coup d’œil suffit pour en déterminer la couleur : généralement blanc grisâtre, il leur arrive d’être plus rarement rose pâle, voire purpurins.
L’achillée est une astéracée. Aussi, chacune de ses « fleurs » n’en est pas une, c’est pourquoi l’on parle plus justement de capitule floral. Chacun d’eux est composé d’un cœur de fleurs centrales tubuleuses, de couleur blanc jaunâtre et hermaphrodite, cerné par cinq fleurs ligulées périphériques, femelles et fertiles, marquées de deux stries longitudinales.
Prolixe de sa floraison, l’achillée fleurit facilement durant six mois dans l’année, de mai en octobre. A l’image des fleurs, les feuilles de l’achillée sont, elles aussi, composées. Longues et découpées comme une fine dentelle jusqu’à la nervure centrale, elles expliquent le fait que la plante a mérité le surnom de sourcil de Vénus.

L’achillée millefeuille en phyto-aromathérapie

Figurant fréquemment en tête de liste de tous bons ouvrages de phytothérapie qui se respectent (quoique tous ne suivent pas l’ordre alphabétique), on introduit généralement les propriétés de l’achillée millefeuille après avoir succinctement mentionné le nom de quelques principes actifs. Il est vrai que cette plante a souffert d’un manque cruel d’étude concernant ses composants biochimiques. Mais avec le renouveau de l’aromathérapie depuis plusieurs décennies en Europe occidentale, il est permis d’ajouter bien des détails au sujet de l’huile essentielle d’achillée qu’on connaît cependant depuis belle lurette, et dont la belle couleur bleu indigo vire normalement au vert olive foncé avec le temps sans que, pour autant, son parfum s’en trouve dévalorisé. De terreux à quelque peu boisé (« terreux » et « boisé » n’étant que des valeurs relatives), on peut reconnaître, dans cette huile essentielle, quelques notes qui font bigrement penser à celle de sa cousine matricaire possédant, de même que la tanaisie annuelle, une huile essentielle bleue, caractère suffisamment rare pour être souligné comme il se doit. Mais cette couleur peut être amenée à changer en fonction des « crus », de la provenance, du terroir, etc. C’est sans doute en raison de tout cela (quand bien même l’essence aromatique loge essentiellement dans les capitules floraux à hauteur de 0,1 à 0,25 %), que l’on ne s’est jamais trop bien entendu sur la question du parfum de cette plante au naturel. C’est ainsi qu’on l’a dite faiblement aromatique, exprimant une verdeur amère qui évoque davantage la tanaisie vulgaire que la matricaire, à laquelle s’ajoute une nette touche camphrée, qu’apparemment d’autres observateurs n’ont pas décelée, même après froissement des sommités fleuries entre les doigts (ce qui est, pour une odeur, le meilleur moyen de la faire sortir. De ses gonds ? ^.^). Par ailleurs, l’on a accordé à l’achillée une forte odeur épicée. Même au sujet de sa saveur, l’on n’a pas non plus réussi à s’entendre, puisqu’on lui a parfois découvert un goût épicé en début de croissance, se transformant par la suite en une saveur amère plus ou moins styptique. Tout cela prouve bien à l’évidence qu’il est nécessaire de prendre en compte le milieu et les conditions dans lesquelles croissent telles ou telles achillées, c’est-à-dire un ensemble de facteurs qui ont obligatoirement un impact sur le parfum, la saveur, la composition biochimique et, par voie de conséquence, la couleur finale de l’huile essentielle qu’on tire du végétal concerné.
Puisque nous avons concentré nos premiers efforts sur les fleurs d’achillée, profitons-en pour aligner quelques chiffres portant sur la représentation des grandes familles moléculaires qu’on croise généralement dans cette huile essentielle :

  • Esters : 10 à 20 %
  • Sesquiterpènes : dont β-caryophyllène (10 %), farnesène (15 %) et chamazulène (6 à 17 % ; certaines huiles affichent des taux de pas loin de 40 % !)
  • Monoterpènes : dont sabinène (20 %), α-pinène (10 %), β-pinène (10 %)
  • Oxydes : dont 1.8 cinéole (3 à 10 %)
  • Monoterpénols : dont bornéol (12 %)
  • Sesquiterpénols : 4 %
  • Cétones : dont camphre (15 %), thuyone (3 %)
  • Acides : 2 %
  • Coumarines :  traces ?

Quant aux principes amers, ils sont surtout localisés dans le feuillage de l’achillée. Il est principalement question d’une résine dont la structure lui valut, semble-t-il, d’être classée parmi les alcaloïdes et portant aussi bien le nom d’achilléine que de bétonicine (puisque également présente dans la bétoine, Betonica officinalis).
Que trouvons-nous donc encore dans cette plante ? Aussi étonnant que cela puisse être, du mucilage. De l’inuline (surtout dans sa racine), plusieurs acides (achilléique, salicylique, malique, acétique), des acides aminés (asparagine), du tanin bien entendu, quelques sels minéraux (potassium, phosphates, fer… Sans doute d’autres encore), des flavonoïdes enfin.

Propriétés thérapeutiques

  • Antispasmodique intestinale, antiseptique des voies digestives, digestive, stomachique, cholagogue, tonique amère, vermifuge
  • Antiseptique respiratoire, expectorante
  • Diurétique, lithontriptique (?), dépurative
  • Abaisse la pression sanguine, régulatrice de la circulation sanguine au niveau des capillaires, tonique circulatoire
  • Astringente, détersive, décongestionnante des muqueuses, résolutive, cicatrisante, épithéliogène
  • Anti-inflammatoire, antalgique, analgésique
  • Hémostatique, antihémorragique, antihémorroïdale puissante
  • Emménagogue, sédative utero-ovarienne
  • « Aphrodisiaque pour les paresseux du sexe »
  • Anti-infectieuse : antibactérienne

Note : à cette longue liste, ajoutons quelques propriétés supplémentaires spécifiques à l’huile essentielle : anti-allergique, antiprurigineuse, anti-œdémateuse, progesteron like.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, atonie digestive, fermentation gastro-intestinale, flatulence, dyspepsie flatulente, dysenterie, diarrhée, gastrite (aiguë et chronique), pyrosis, crampe d’estomac, spasmes gastro-intestinaux, ascarides
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance hépatobiliaire, lithiase biliaire, hypertrophie du foie
  • Troubles de la sphère respiratoire : asthme, asthme humide, crachement de sang, hémoptysie, catarrhe pulmonaire, toux, enrouement, phtisie, rhume, rhume des foins, grippe, pneumonie
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : incontinence urinaire chez l’enfant, miction nocturne fréquente des prostatiques, lithiase urinaire
  • Troubles de la sphère gynécologique : hémorragie passive de l’utérus, métrorragie, aménorrhée (suppression des règles par le froid, une émotion, l’anémie, etc.), menstruations insuffisantes ou, au contraire, trop abondantes, spasmes utérins, dysménorrhée, leucorrhée, troubles de la pré-ménopause et de la ménopause (nervosité, jambes lourdes, etc.), congestion du petit bassin, douleur pelvienne, mastite
  • Troubles de la sphère génitale masculine : prostatisme, congestion et infection prostatique, blennorragie
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : endocardite, péricardite, angor, hypertension, varice, phlébite, douleur cellulitique

Note : l’achillée millefeuille est, comme nous l’avons dit, un antihémorroïdale majeur, c’est pourquoi elle intervient généralement en cas d’hémorragie rectale, de flux hémorroïdaire suffisamment anormal pour qu’il ne s’accompagne généralement pas d’une excessive faiblesse, d’une lassitude et d’une profonde anémie. A cela, nous pouvons ajouter les flux hémorroïdaires puriformes et muqueux, ainsi que des affections du genre melæna. A noter que l’achillée peut également intervenir en cas de fissure anale, parfois même de fistule.

  • Troubles locomoteurs : goutte, douleurs musculaires, articulaires et rhumatismales, inflammation articulaire, entorse, foulure, névralgie, névrite
  • Zona
  • Affections cutanées : lavage des plaies et des muqueuses non saignantes, contusion, coup, blessure, inflammation, démangeaison et irritation de la peau et des muqueuses, brûlure légère, ulcère (de jambe, variqueux, sordide, atonique), engelure, crevasse et gerçure en plusieurs parties du corps (périnée, mamelon, etc.), acné, eczéma, dartre, teigne, piqûre d’insecte, impétigo, éphélides
  • Affections bucco-dentaires : saignement des gencives, hygiène buccale
  • Saignement de nez
  • Fatigue, fatigue générale, neurasthénie
  • Chute des cheveux

Modes d’emploi

  • Infusion des sommités fleuries fraîches ou sèches. Une variante : 1/3 d’achillée millefeuille (sommités fleuries) + 1/3 de millepertuis (sommités fleuries) + 1/3 de sauge officinale (feuilles). Il est possible d’échanger la sauge avec la mélisse officinale.
  • Décoction de sommités fleuries fraîches ou sèches dans l’eau, le vin rouge, la bière.
  • Décoction concentrée de sommités fleuries fraîches pour usage externe (bain, lotion, fomentation, compresse).
  • Macération vineuse de sommités fleuries fraîches.
  • Teinture alcoolique : compter une part de feuilles fraîches hachées et cinq parts d’alcool à 90°.
  • Sirop.
  • Huile essentielle (en massage, en application locale, en friction, en olfaction).
  • Hydrolat aromatique.
  • Application locale de suc frais.
  • Pommade : ½ part de suc frais + ½ part de saindoux. Ou bien : ½ part de suc frais + ¼ de part d’huile végétale + ¼ de part de cire d’abeille. A ces deux recettes simples, on peut ajouter quantité suffisante d’huile essentielle d’achillée millefeuille (4 à 5 %).
  • Cataplasme de sommités fleuries fraîches broyées.

Précaution d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les feuilles, tout d’abord, du mois d’avril à celui de juin. A cette période fait suite celle de la récolte des sommités fleuries qui peut s’étaler jusqu’en septembre, parfois même octobre. Grosso modo, cela signifie qu’on peut cueillir l’achillée durant près de la moitié de l’année, et s’en servir tout l’an durant, puisque sa dessiccation aisée n’a rien de bien sorcier, et que, de plus, l’achillée, même sèche, se conserve très bien. Elle est plus à l’aise avec le sec qu’avec l’humide :
  • Infusion et décoction d’achillée se détériorent très rapidement (on va dire que le truc tourne vite fait en eau de boudin). L’on ne peut donc pas en faire des litres à l’avance, la solution noircissant avec le temps. Ainsi est l’achillée. Au risque de perdre le produit, ce qui serait dommage et hautement punissable (du moins par moi ^.^), il est donc recommandé d’effectuer de toutes petites quantités de ces préparations, à absorber presque immédiatement. On peut ralentir cette détérioration en préparant infusion et décoction dans des contenants émaillés.
  • L’achillée millefeuille est une plante déconseillée durant la grossesse, surtout sous forme d’huile essentielle, et lorsque cette dernière contient une forte proportion de camphre, molécule neurotoxique et potentiellement abortive. Dans ce dernier cas, on l’interdira durant l’allaitement, auprès du bébé et du jeune enfant. Au-delà, les coumarines, comme toujours, peuvent induire des phénomènes de photosensibilisation. Il importe donc de limiter les expositions prolongées au soleil durant une cure.
  • Si l’huile essentielle d’achillée millefeuille est un antiphlogistique cutané et un antiprurigineux, elle ne partage pas la vocation de la plante fraîche à provoquer, sur des peaux fragiles, des irritations cutanées, dites dermites de contact, et autres allergies (même la plante en interne, par voie d’extrait fluide ou de décoction, peut amener ce résultat malheureux qui est, comme le souligne bien justement Fournier, un bon indice homéopathique).
  • On le sait, la feuille d’achillée est aromatique : c’est-à-dire qu’elle possède aussi une vertu condimentaire. On peut, par exemple, s’en servir comme du persil et, après l’avoir finement ciselée, en saupoudrer une salade composée ou un fromage blanc. Se prêtant aussi à la cuisson, on peut ajouter l’achillée en petite quantité dans une farce, une soupe, une sauce, un beurre aux herbes, une omelette, et dans bien d’autres plats. On peut encore, en les conservant entières, les sauter au beurre ou les préparer en mode tempura.
  • Dans certains pays viticoles, des sachets d’achillée étaient plongés dans les barriques de vin pour aider à sa conservation. Et dans ceux qui ne le sont pas (la Suède, par exemple), où la boisson commune est la bière, l’achillée venait assez fréquemment prêter ses arômes à la bière de gruit, ainsi qu’à la cervoise. Quant aux fleurs, elles parfument agréablement thés, infusions, liqueurs et limonades.
  • Du fait de sa cherté, l’on conseille de ne pas faire un usage abusif de l’huile essentielle d’achillée millefeuille. « On », enfin moi, quoi. J’ai vu, encore récemment, en plusieurs endroits, des témoignages de personnes qui, selon leurs dires, y allaient massivement avec elle. Je suis pourtant certain que dans la plupart des cas, l’on peut trouver d’autres huiles essentielles aussi efficaces, mais surtout moins onéreuses (et dont l’impact sur la Nature sera aussi moins grand ; on a tendance à oublier ce détail). En ce qui me concerne, j’ai acheté un petit flacon d’une contenance de 2 ml il y a 8 ans. Hormis la couleur qui a changé, le niveau n’a pas dû baisser plus du quart. L’achillée, c’est comme le néroli ou l’absolu de rose de Damas ou celui de jasmin, on ne s’en tartine pas non plus au litre. Ce sont là les huiles des (très) grandes occasions, qu’on se doit d’utiliser avec respect, en olfaction ou, plus rarement, en bref massage radial après avoir déposé sur l’intérieur du poignet une gouttelette pas plus grosse qu’une tête d’épingle. Sans compter, bien sûr, qu’elle donne à qui sait voir ou pressentir son aura. Le plus souvent de couleur jaune, elle s’applique donc directement auprès du chakra du plexus solaire et, indirectement, vis-à-vis de celui de la couronne (violet). On parle énergétique et psycho-émotionnel, là. Comme on le ferait en évoquant un élixir, par exemple. D’ailleurs, il en existe un, d’élixir floral, à base d’achillée millefeuille qu’on destine plus spécialement aux personnes sensiblement irritables, et dont la principale tendance consiste à s’identifier aux émotions (réelles ou supposées) de leur entourage, forme d’empathie, en somme. C’est un élixir fort utile aux personnes facilement influençables et naïves. Fleur bleue ? Oui, on peut le dire.
  • L’hémisphère nord compte environ une centaine d’espèces d’achillées. Par nos contrées, on en trouve quelques-unes qu’on peut classer en deux grands groupes :
    – les achillées naines de montagne : la « camomille » de montagne (A. erba-rotta), l’achillée noire (A. astrata), l’achillée musquée (A. moschata), l’achillée naine (A. nana) ;
    – les achillées de plaine, plus robustes : l’achillée ptarmique (A. ptarmica), l’achillée noble (A. nobilis), l’achillée visqueuse (A. ageratum).
    _______________
    1. Fabrice Bardeau, La pharmacie du bon Dieu, p. 28.
    2. Larousse médical illustré, p. 300.
    3. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 593.
    4. Serenus Sammonicus, Préceptes médicaux, p. 52.
    5. Dioscoride, Materia medica, Livre IV, chapitre 28.
    6. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 587.

© Books of Dante – 2020

La grande consoude (Symphytum officinale)

Synonymes : consoude officinale, langue de vache, oreille de vache, oreille d’âne, herbe aux cochons, herbe aux charpentiers, herbe à la coupure, consyre, grande consyre, pecton, confée (par proximité de l’anglais comfrey qui désigne généralement cette plante ?).

Plante plausiblement connue de certaines tribus gauloises et employée par leurs druides, la grande consoude écrit une histoire depuis au moins 2000 ans. Non mentionnée par les hippocratiques, la plus ancienne référence qui est faite d’elle, on la doit à un médecin militaire romain du II ème siècle avant J.-C., Glaucias, qui en signale l’emploi en cas de lésions et de fractures osseuses, ce que ne lui dénient en rien des médecins plus tardifs comme Dioscoride et Galien dont le premier réunit deux plantes aux propriétés très voisines dont l’une ressemble beaucoup à une consoude : c’est celle qu’il appelle pektê et qui, si elle en est une, ne peut en aucun cas être la consoude officinale, tout juste présente en Grèce septentrionale, même si l’on a ainsi traduit Dioscoride : « La grande consoude que d’aucuns appellent pecton… » (1). Elle y ressemble en effet beaucoup, si ce n’est la couleur jaune de ses fleurs (mais il arrive que la grande consoude, c’est-à-dire Symphytum officinale, porte de temps à autre des fleurs jaunes). L’autre plante concernée correspond merveilleusement aux propriétés que l’on connaît de la consoude, mais la description qu’en fait Dioscoride nous la donne comme une espèce de lamiacée proche de l’origan qui pousse dans la rocaille. Avec le nom de Sumphuton petraion qu’il lui accorde, on s’y tromperait presque : c’est qu’il ne faudrait pas se laisser abuser et y voir une autre forme de consoude, la consoude tubéreuse avec laquelle on a tenté de l’identifier, ce qui est parfaitement ridicule, puisque cette dernière consoude apprécie tout autant que sa grande cousine la proximité des terrains humides, comme j’ai pu le constater en région parisienne. C’est évident qu’en considérant ce mot – sumphuton (ou parfois orthographié symphuton), – on court le risque de n’y voir qu’une consoude, puisque c’est de ce terme dont s’est inspiré Linné pour désigner botaniquement et scientifiquement ces plantes. A raison, bien entendu. Symphytum découle du grec symphyeïn union de deux mots : sun, « ensemble » et pheô, « faire croître ». En synthèse, cela signifie donc « réunir », « unir en un seul tout », explicite référence à la capacité qu’on attribue à cette plante, c’est-à-dire de résoudre ce problème qu’est une fracture et à fermer les plaies dont on dit que le symphuton réunit les lèvres, attendu qu’il est cicatrisant et résolutif, et si puissant que si l’on en saupoudre un plat de viande, il en agglutine les morceaux qui cuisent dans une marmite ! (Il s’agit là d’une jolie fable que l’on croisera jusque sous la plume d’Isidore de Séville…)
Sumphuton est néanmoins passé dans la langue latine sous les mots consolida, solidago, conferua, véhiculant la même idée. Ils ne qualifient pas exactement tous la consoude, mais d’autres plantes dont les propriétés sont identiques. Elles ont donc été réunies sous les mêmes noms en raison de vertus majeures qu’elles possèdent en commun. Cela ne nous facilite pas la tâche. Par exemple, il existe dans un opuscule d’astrologie botanique rédigé en grec une référence nette à un sumphuton, dont il est dit qu’il est plante du signe du Cancer, et donc placée sous la domination de la Lune. Les pouvoirs thérapeutiques que l’auteur anonyme de ce texte attribue à la plante tiennent la route, c’est-à-dire qu’on peut imaginer là qu’une consoude est responsable des bons effets décrits que voilà : cicatrisation des blessures, résolution des nerfs (?) coupés, des artères et des veines rompues, hémorragies internes (et plus précisément pulmonaires comme les crachements de sang), métrorragie, « déchirure et ulcérations qui surviennent sur l’enveloppe cornée des yeux » (?). Mais l’auteur n’accorde aucune ligne à la description physique de cette plante. Alors, voilà…
Durant l’Antiquité tardive, d’autres auteurs bien identifiés (Oribase, Alexandre de Tralles, Paul d’ Égine, Aetius) écrivent des choses qui ressemblent beaucoup au verbe dioscoridien, ce qui fait que le doute persiste.

Malgré sa longue durée, la période médiévale qui suit ne fut pas une époque favorable pour la consoude qui n’a pas pu prendre véritablement ses aises. Étant peu plébiscitée, on en a rarement relayé les emplois, hormis dans quelques réceptuaires qui la classent comme vulnéraire dans les plaies qui suppurent. Elle se distingue – si c’est bien d’elle dont il s’agit – dans l’œuvre d’Hildegarde de Bingen où l’on voit une Consolida devenir, en compagnie de feuilles de cassis et mêlée à de la graisse de loup, un remède contre la goutte. Mais elle a surtout été remarquée par l’abbesse pour intervenir valeureusement « si on a un membre cassé, couvert d’ulcères ou blessé » (2).
A la Renaissance, la consoude, clairement identifiable, poursuit son chemin qui l’amènera à une réputation encore bien plus grande, s’illustrant à travers le sirop de Jean Fernel (1506-1558), médecin du roi de France Henri II (longtemps suivi dans ce sens, le sirop de Fernel se destine essentiellement aux affections pulmonaires comme l’hémoptysie et en tant qu’adjuvant dans la phtisie). De plus, Fernel fait une recommandation aux chirurgiens : celle d’employer la consoude dans les traumatismes osseux et les fractures, parce que « les racines écrasées appliquées sur les membres écrasés les guérissent », soulignera, avec un peu de sympathie en prime, l’Allemand Adam Lonitzer (1528-1586), un écho que renforcera par un son de cloche identique Léonard Fuchs (1501-1566), affirmant que « la consoude est utile pour toutes espèces de plaies et de fractures, c’est pourquoi les chirurgiens doivent la tenir en grand honneur », concert de louanges auquel s’ajoutent, en chœur, les voix de Jérôme Bock, Rembert Dodoens, Guillaume Rondelet, etc.
Puis l’on verra la médecine officielle se détacher de la consoude et revoir à la baisse sa considération d’antan, tandis que cette plante fera toujours autant d’émules auprès de la médecine populaire où elle sut maintenir, tant bien que mal, son prestige. Du côté des officiels, il y eut, sur ce point, un trou noir et béant dans lequel on fit tout simplement choir la consoude, considérant comme pures fables bien des usages qu’on lui fit jouer dans les siècles précédents. C’est ainsi qu’au XIX ème siècle, Cazin soutenait que la consoude « est loin de justifier la haute opinion qu’en avaient conçue les anciens dans le traitement des plaies, des hernies, des fractures, des luxations, de la sciatique, des douleurs de la goutte. Il suffit du plus simple examen pour faire justice de ces erreurs de la crédulité » (3). Croire n’est pas savoir, certes. Mais tout de même ! Qu’à cela ne tienne ! En terme d’examens, l’on peut dire que les décennies qui suivirent surent donner raison à la courageuse consoude. Eh oui, ce qui est ballot, c’est qu’au début du siècle suivant, bien des travaux de différents chercheurs vinrent mettre en relief cette énorme saillie du père Cazin.
Jouissant d’une très grande réputation dans les pays anglo-saxons, il est presque normal qu’il revienne à un Anglais l’honneur de réhabiliter la grande consoude : c’est ce à quoi s’attela le médecin Macalister en 1912, qui parvint à venir à bout d’un ulcère du thorax à l’aide de compresses d’infusion concentrée de racine de consoude. Devant une aussi spectaculaire réussite, il soupçonna l’existence d’un « proliférant cellulaire » dans la racine de cette plante. De même, l’usage de cette même racine dans des cas de gastralgie comme adoucissant eut comme résultat « de favoriser la croissance de nouveaux tissus à la surface irritée et congestionnée de l’ulcère gastrique » (4). La même année, d’autres médecins anglais, Coppin et Thiterley, se penchent sur le cas de Macalister et mettent en évidence que le travail de reconstruction cellulaire dont est capable la consoude est à mettre sur le compte de l’allantoïne qu’elle contient. Puis vient le tour des Américains Robinson et Béthune en 1936, de Kaplan en 1937, une année faste pour la consoude puisque l’éminent docteur Leclerc fera, lui aussi, part de ses observations durant cette même année dans La revue de phytothérapie. Il va donc piocher des informations dans un livre écrit par Philipp Hoechstetter en 1624 (Rararum observationum medicinalum decades tres), informations qui, bien qu’il les considère du niveau de la fable (encore !), ont pour objectif de montrer, de manière certes fantaisiste, le pouvoir styptique, « resserrant », « réunissant » de la grande consoude (accrochez-vous, c’est cocasse et semble tout droit tiré d’un recueil de contes). Voici la première observation repérée par Leclerc. Elle « concerne un paysan à qui des farceurs firent boire du Malvoisie [nda : un vin issu de cépages originaires du bassin de la mer Méditerranée] où avait macéré de la consoude : sa gorge se resserra au point qu’il ne pouvait plus avaler sa salive » (5). La seconde observation tient en ceci : « Une servante qui, pour se donner les apparences d’une pureté depuis longtemps flétrie, utilisa, à la veille de se marier, un bain de consoude : sa maîtresse s’y étant plongée à son tour, sans rien savoir du stratagème, obtint de tels résultats que son époux ne fut pas médiocrement surpris de lui trouver une virginité nouvelle » (6). Le docteur Leclerc, après avoir dépoussiéré tout cela, a retenu ce qui lui a été utile, c’est-à-dire ce pourquoi la consoude est censément renommée : ses propriétés cicatrisantes et épithéliogènes. Ainsi, « il a vu […] les plaies se déterger rapidement, les fongosités s’affaisser, les sécrétions perdre leur fétidité, les bords des plaies se raviver et finalement, la cicatrisation s’opérer » (7). Au grand dam de Cazin, laissons au docteur Leclerc le suave mot de la fin : « La confiance professée par nos ancêtres dans les vertus de la grande consoude n’avait rien que de justifié ».

Cette consoude est dite grande parce qu’il n’y a pas plus élevé qu’elle parmi le clan resserré des Symphytum. En effet, cette vivace herbacée peut atteindre un bon mètre de hauteur au plus fort de son développement. Elle n’est pas seulement grande, elle est aussi touffue. Cespiteuse dirait le botaniste. Il faut dire qu’il y a de quoi : dans le sol, la vigoureuse racine pivotante de la consoude, extérieurement brune, très blanche et légèrement visqueuse à l’intérieur (elle rappelle celle de la scorsonère), aussi longue qu’est haute la plante au-dessus du sol (quoique pas toujours : Fournier lui donne trois bons décimètres comme taille maximale). Eh bien, cette racine, disais-je, projette d’épaisses tiges ramifiées couvertes de poils raides un peu piquants. Et les feuilles inférieures qui les ornent sont les plus grandes : 40 cm est une taille qui n’est pas rare. Un mètre est, en revanche, exceptionnel. Ces feuilles alternes, plus ou moins ovales/lancéolées, partagent la rugosité des tiges, ce qui leur a valu le surnom de langue de vache. Les feuilles supérieures, quasiment sessiles, sont plus étroites et surtout plus courtes. C’est qu’il ne faudrait pas qu’elles viennent faire de l’ombre aux inflorescences qu’on voit émerger aux environs du mois de mai. Ses fleurs, toutes orientées du même côté, sont tout d’abord enroulées en crosse. Se prendrait-elle pour une fougère, cette consoude à qui l’ombrage de quelque futaie ne fait pas peur ? Ces grappes de fleurs serrées et pendantes, varient d’un point de vue des coloris : les corolles à cinq dents brèves de la consoude empruntent parfois leur teinte à une cousine, la pulmonaire officinale par exemple. Aussi voit-on des fleurs de consoude arborer des rose violacé, des bleu rougeâtre, des rouge purpurin. Il leur arrive aussi d’être roses, violettes, plus rarement blanches ou jaunes. Bien que non parfumées, ces fleurs n’en restent pas moins très mellifères, mais ne sont fréquentées des abeilles qu’après que les bourdons aient mis en perce leur calice. Elles forment des semences d’à peine plus deux millimètres, à l’allure assez étonnante malgré leur couleur gris brun luisant tout à fait banale : elles sont équipées chacune d’un élaïosome, c’est-à-dire d’une petite protubérance dans laquelle les fourmis trouvent une excellente raison de trimballer les graines de consoude : non seulement, cet élaïosome sert de poignée, ce qui est plus pratique pour agripper la charge, mais en échange du transport, il offre quantité de nutriments (lipides, protéines) aux fourmis qui en nourrissent leurs larves. Cela profite donc à la plante qui fait déplacer ses semences par myrmécochorie.
La grande consoude, assez fréquente en France, mais rare en son midi, accapare vigoureusement les sols gras, riches et nutritifs de la plaine et de la moyenne montagne (1500 m), à la condition qu’ils lui offrent assez d’humidité : ainsi ripisylves, fossés, prairies, peupleraies, trouvent-ils grâce à ses yeux. Quand le terrain lui plaît, elle dépose armes et bagages et s’installe en colonies durables.

La grande consoude en phytothérapie

Un rapide survol de l’histoire thérapeutique de la grande consoude conduira sans aucun doute à la prééminence du rôle médicinal de sa racine. Mais depuis qu’on a découvert dans les feuilles environ 2,5 à 3,5 % de protéines et de la cobolamine (c’est-à-dire de la vitamine B12), il apparaît tout naturel que ces feuilles au net parfum de concombre (de même que la bourrache dont ce sont les fleurs qui en ont la saveur) puissent entrer en faveur auprès des végétariens qui trouveront en elles une utile et agréable raison de subsistance. Mais au regard du rôle médicamenteux, c’est bien évident que la racine de consoude remporte la palme. D’odeur quasi nulle, cette racine, lorsqu’elle est fraîche, présente une saveur assez fade, légèrement astringente : il s’agit là de l’effet des tanins (5 à 10 % ; acide gallique en particulier) noyés dans une masse de mucilage visqueux (jusqu’à 30 %) que ne soulignent que quelques traces d’essence aromatique et d’asparagine. Quant aux sucres (du saccharose surtout), ils ne sont pas assez nombreux pour donner envie de faire de cette racine une poêlée comme on en ferait des carottes. Puis viennent de la résine, une gomme, de l’inuline, divers sels minéraux et oligo-éléments (calcium, potassium, phosphore…), des acides phénols, de la choline.
Maintenant, venons-en à ce qui fait qu’on montre d’un doigt vindicatif cette plante qu’est la consoude : des alcaloïdes dont on s’imagine que le nom seul va nous faire trembler. Même pas. Ceux dont il nous faut parler représentent une large classe de plus de 200 membres, les alcaloïdes pirrolizidiniques dont la lycopsamine et la symphytine, dont la racine est le plus gros réservoir (jusqu’à 0,4 % en hiver). Les feuilles sont elles aussi concernées par ces mêmes substances, mais dans des proportions si infiniment plus faibles (0,003 à 0,07 % dans les feuilles sèches), qu’on peut s’autoriser à les considérer comme parfaitement inoffensives (nous verrons un peu plus loin dans la suite de cet article ce qu’il en est de la toxicité globalement retenue et avérée de la grande consoude).
Avant de clôturer ce bref paragraphe, attardons nous un peu devant une autre substance, l’allantoïne (son suffixe en -ine n’en fait en rien un alcaloïde, soyons rassurés), découverte parallèlement en 1800 par le médecin italien Michele Francesco Buniva (1761-1834) et le chimiste français Louis-Nicolas Vauquelin (1763-1829), lequel fit l’erreur de croire que cette allantoïne était issue du liquide amniotique de la vache. C’est finalement Jean-Louis Lassaigne (1800-1859), assistant de Vauquelin, qui isola cette matière en 1821, en la découvrant dans le fluide de l’allantoïde duquel l’allantoïne tire son nom.
L’allantoïne, présente à hauteur de 0,8 à 4,7 % dans la racine de consoude, est aussi existante chez d’autres boraginacées (pulmonaire, bourrache, buglosse officinale), mais également dans des plantes toutes différentes : la sanicle, l’asaret, le sceau-de-Salomon, les bourgeons d’érable champêtre et de platane oriental, les graines de blé, de tabac et de datura metel, l’écorce du marronnier d’Inde, les cosses de haricot à grains, etc.

Propriétés thérapeutiques

  • Cicatrisante, stimulante de la cicatrisation des plaies, régénératrice tissulaire, accélère la formation des néoplasmes, épithéliogène, stimulante de la desquamation, vulnéraire, sédative de la douleur causée par brûlure
  • Antihémorragique, hémostatique, favorise la coagulation du sang
  • Détersive, tarit les suppurations
  • Participe à la résorption des œdèmes
  • Accélère la consolidation des fractures
  • Antalgique, analgésique, anti-inflammatoire
  • Adoucissante, émolliente, rafraîchissante, favorise l’hydratation de l’épiderme
  • Diurétique
  • Béchique
  • Nutritive et reminéralisante (la feuille)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : ulcère (gastrique, gastro-duodénal, intestinal), cancer gastrique (l’allantoïne en est un des spécifiques), diarrhée, diarrhée sanguinolente, dysenterie, entérite tenace, entérite du tuberculeux, colite
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : dysurie, hématurie
  • Troubles locomoteurs : inflammation et douleur articulaire, arthrose, articulation goutteuse, tendinite, élongation, luxation, entorse, foulure, fracture, lésion du périoste et du tissu osseux
  • Troubles de la sphère respiratoire : toux, toux persistante, trachéite, catarrhe pulmonaire, bronchite, pleurésie, tuberculose pulmonaire : adjuvant dans ses manifestations hémophiles comme les crachements de sang et l’hémoptysie (8)
  • Troubles de la sphère gynécologique : hémorragie utérine sans gravité, métrorragie, métrite, vaginite, salpingite, leucorrhée
  • Affections cutanées : éraflure, écorchure, coupure, contusion, hématome, plaie (purulente, suppurante, sanieuse, fongueuse, infectée, eczémateuse), plaie de cicatrisation lente et/ou difficile (plaie rebelle, plaie atone, retard ou absence d’épidermisation), perte de substance au niveau du derme, escarres, ulcère (torpide, variqueux), brûlure, brûlure profonde, crevasse (dont celle du mamelon), gerçure (dont celle des seins), furoncle, panaris, psoriasis, acné, piqûre d’insecte

Modes d’emploi

  • Décoction de racine fraîche, décoction concentrée de racine fraîche (ou sèche, si l’on n’en a pas de fraîche sous la main : pour usage externe en lavage et compresses ; à employer tiède).
  • Macération longue de racine dans l’eau bouillante qu’on laisse froidir durant le temps d’une bonne nuit.
  • Infusion légère de racine fraîche.
  • Sirop simple ou composé, à la manière de celui de Fernel. Ce dernier comprenait des pétales de rose rouge, du plantain, de la bétoine, de la scabieuse, de la pimprenelle, du tussilage, enfin des sommités et de la racine râpée de consoude.
  • Pommade de racine fraîche, épluchée, bien lavée, ébouillantée, broyée (on peut aussi tout simplement se servir de la pulpe râpée en cataplasme).
  • Cataplasme de feuilles fraîches hachées.
  • Macérât huileux de feuilles ou de racine.
  • Gel de consoude ainsi composé : 50 % de teinture-mère de consoude et 50 % de gel neutre.
  • « Cupule » à mamelon : si mamelon pas trop gros et racine de consoude pas trop petite, l’on peut y tailler une rondelle creusée d’un trou du genre d’un dé à coudre qui viendra épouser au mieux le mamelon, y formant un pansement tout naturel qu’on maintiendra en place à l’aide d’un bout de sparadrap.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les parties aériennes de la consoude (jeunes pousses et feuilles) peuvent être ramassées du mois d’avril jusqu’en août. Quant à la racine, les choses sont peu claires : on s’est néanmoins entendu pour dire qu’il n’était pas profitable de déchausser la racine de consoude à l’été parce qu’elle était plus pauvre en allantoïne, substance qui trouve son niveau maximum à l’automne (plus précisément en octobre). Par ailleurs, on conseille l’automne et le printemps : de préférence l’automne (Fournier) ou le printemps (Lieutaghi). Cazin, qui ne s’embêtait pas, conseillait de la recueillir en tout temps (cela lui a, semble-t-il, joué quelques tours).
  • Dessiccation : malgré le formidable taux de mucilage que recèle la racine de consoude qui ne facilite pas l’opération (cette racine peut réabsorber l’humidité ambiante), le séchage est cependant possible, à la condition d’être réalisé bien au sec : la preuve, en herboristerie, l’on trouve des tronçons de racine de consoude officinale.
  • Les tanins (ici, l’acide gallique surtout) contenus dans la racine de consoude sont incompatibles avec le fer : on veillera donc à ne pas réaliser une décoction de cette plante dans une casserole en ferraille.
  • Alimentation : les jeunes pousses et les feuilles de consoude sont comestibles. Les premières peuvent se préparer à la manière des asperges, les secondes à celle des épinards ou, tout simplement, de la bourrache, autre sauvage que l’on peut également manger sans risque. Crues (quand elles sont jeunes) ou cuites (une fois plus âgées), elles font parfaitement l’office dans des salades composées, des soupes, des potages, des farces, des pâtés végétaux, des tartes, des tourtes, des poêlées, etc. Ce à quoi les contempteurs de la consoude pourraient doucement rigoler. A ceux-là, je vais devoir expliquer deux-trois choses : nous parlons bien ici des parties aériennes utilisées dans un cadre culinaire, non des racines qui, bien qu’autrefois consommées de temps à autre, sont d’une « fadeur telle qu’on croirait absorber un fragment de guimauve échappé à une décoction pour lavement émollient » (9). Il n’y a pas d’intérêt gastronomique dans cette racine. Si, autrefois, l’on a fait appel à elle, c’est très probablement en raison de la famine et de la disette, et au plus bas mépris de tout risque d’intoxication. Mais le problème n’est pas là. Il tient essentiellement à la toxicité de la consoude, un bien grand mot pour elle, comme il va nous falloir maintenant le montrer.
  • « Toxicité » : les guillemets n’entendent pas souligner le fait que je ne prends pas au sérieux cet état de réalité, mais il importe de comprendre comment, de Fournier et de Lieutaghi qui disaient à peu près la même chose (10), on a pu passer à l’état d’alerte qui entoure aujourd’hui la consoude. Comprendre et nuancer cette soi-disant toxicité, c’est cela qui importe : comment un même auteur est-il capable d’écrire qu’on court un risque à la seule condition de consommer des dizaines de kilogrammes de la plante fraîche par jour, alors qu’il conseille de « dissuader les usagers d’ingérer feuilles et racines de consoude », lesquelles dernières contiennent, généralement, dix à cent fois plus d’alcaloïdes que les feuilles, qui sont les seules à faire l’objet d’une consommation alimentaire. Or, comme le précise Bernard Bertrand, « s’inquiéter de la consommation de cette dernière [il parle de la racine], c’est soulever un faux problème » (11). Quels arguments les tenanciers de la toxicité de la consoude ont-ils bien soulevés et placés sur la table ? Que les alcaloïdes pirrolizidiniques administrés à hautes doses à des animaux de laboratoire leur causent des tumeurs hépatiques, ces alcaloïdes étant hépatotoxiques. Or, comme l’on sait qu’ils se concentrent avant toute chose dans la racine et que celle-ci n’est (presque) jamais consommée au travers de l’alimentation, il n’y a donc aucune raison de tirer la sonnette d’alarme, non ? Pourtant, certains s’y acharnent. En effet, il y a tout lieu de penser qu’une absorption régulière de consoude peut induire des « atteintes hépatiques graves, dont la cirrhose et le cancer du foie » chez l’être humain, ainsi que des syndromes veino-occlusifs imputables à un usage interne et au long cours de racine de consoude officinale. Donc, pour se départir du danger, on évitera ce que nous commandent ces trois injonctions : interne, longue durée, racine. Si la racine de consoude doit faire l’objet d’un usage médicinal, il faut prévoir une cure de trois semaines maximum, et préférer l’infusion ou la décoction (au contraire des gélules de poudre par exemple), les alcaloïdes pirrolizidiniques n’étant quasiment pas hydrosolubles. Ils ont donc une chance infime d’accéder au foie. Voilà. On arrête de prendre les gens pour des benêts, parce qu’« il semble qu’une consommation raisonnable soit sans danger : en Angleterre et aux États-Unis, de nombreuses personnes en mangent occasionnellement depuis 30 ans sans connaître de problèmes de santé » (12). Ainsi parlent les auteurs du Petit Larousse des plantes médicinales, avant d’ajouter, hélas, que « par mesure de précaution… » Bla-bla-bla. Oui. Mais non. « On » appelle de plus en plus au sacro-saint principe de précaution/vigilance, une sale bête qui s’infiltre dans toutes les chaumières à la moindre occasion, attisé qu’il est par une crainte fabriquée de toute pièce : on rend « toxique » une plante qui ne l’était pas autant que ça. La souris qui accouche d’une montagne. Thierry Thévenin cherche à expliquer la vindicte orchestrée par ce « on » derrière lequel il dit que se dissimulent les autorités médicales et pharmaceutiques. Quand on prend connaissance des recherches menées par Henri Leclerc et consorts, on s’oblige à penser que la grande consoude est investie d’un gros potentiel, or il ne faudrait pas que cette plante vienne faire de la concurrence aux molécules « prometteuses » de la pharmacochimie. Les gens qui connaissent les vertus de la consoude et en font un usage raisonné, on ne les impressionne pas avec quelque menace de ce type, mais les citadins qui auraient l’envie de se tourner vers la consoude ne le peuvent qu’à la condition de respecter scrupuleusement cette « autorité » qui veille au grain (de ses intérêts et/ou de ceux des lobbies qui font pression sur elle par les moyens habituellement connus). Cet excès de zèle précautionneux a ainsi mené certains pays à réglementer l’usage de cette plante, quitte à en interdire certaines préparations, comme au Canada, aux États-Unis, en Belgique, en France (où elle est interdite à la vente libre en vertu du décret n° 2008-841 du 22 août 2008).
    « Eu égard à l’intérêt exceptionnel de la plante, notamment en terme d’autonomisation des systèmes de production agricoles, […] elle devrait rapidement être réhabilitée… Mais ce n’est pas le cas, pourquoi ? Ne soyons pas naïfs, c’est justement ce qu’on lui reproche à la consoude, d’être trop performante ! » (13). Pas de doute, Bernard Bertrand y voit clair et Thierry Thévenin l’accompagne sur ce point, avançant qu’« en ce qui concerne la consoude, sa ‘mise à l’index’ permettrait de lever les inquiétudes d’un lobby comme celui du soja, pour qui sa culture pourrait constituer une sérieuse concurrence » (14). En revanche, la consoude est fort appréciée de la permaculture en raison du purin insectifuge qu’on en tire, de l’engrais vert qu’elle fournit (pour bien démarrer les semis, en apport régulier lors de la croissance des plantes – légumes et arbres fruitiers entre autres), et de son rôle d’activateur de compost.
    Tout cela pourrait presque nous faire oublier que par ses feuilles la consoude n’est pas – c’est une évidence – riche de dangereux alcaloïdes : elles ont pourtant subi l’effet dévastateur d’une erreur bête et humaine, de même que l’épinard dont on croît encore dur comme fer qu’il en contient des tonnes. Au départ, il y a un scoop fébrile, à la fin un flop qui laisse une trace baveuse et dont le bruit ressemble assez à celui que cause une serpillière qu’on jette mollement dans son seau : s’en servira-t-on pour laver l’offense ? Pas si sûr.
  • Donc, l’on consommera la consoude avec prudence, mais sans psychose, dans le juste respect de la posologie (rappelons, pour l’exemple, que même l’eau, mal employée, peut tuer…). Aussi, s’en interdire l’emploi à cause d’une fable relève-t-il de la bêtise ! On l’évitera cependant chez l’enfant en bas âge, la femme enceinte et celle qui allaite. Quant aux cataplasmes, on prendra soin de ne pas les appliquer sur une plaie non nettoyée et aseptisée au préalable.
  • La consoude permet de teindre la laine en un brun assez solide.
  • Ses feuilles, tout comme celles du tussilage, furent fumées comme tabac.
  • Autres espèces présentes en France : la consoude tubéreuse (Symphytum tuberosum), la consoude d’Orient (Symphytum orientale), la consoude bulbeuse (Symphytum bulbosum).
    _______________
    1. Dioscoride, Materia medica, Livre IV, chapitre 8.
    2. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 84.
    3. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 324.
    4. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 120.
    5. Ibidem, p. 119.
    6. Ibidem.
    7. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 307.
    8. « Dans ce dernier cas, elle ne peut évidemment jouer qu’un rôle secondaire, en calmant la toux par son mucilage, en tonifiant l’organisme par son tanin, en travaillant par son allantoïne à la réparation des cellules lésées, en refrénant les diarrhées rebelles liées à la tuberculose ; ce rôle néanmoins n’est pas négligeable ». Et comment ! (Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 307).
    9. Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 279.
    10. Compte tenu de l’infime taux d’alcaloïdes présents dans les tissus de la consoude, cela en fait une plante parfaitement inoffensive aux doses thérapeutiques. Cela résume bien l’avis de ces deux auteurs sur la question.
    11. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 86.
    12. Petit Larousse des plantes médicinales, p. 188.
    13. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 86.
    14. Thierry Thévenin, Les plantes sauvages. Connaître, cueillir et utiliser, p. 227.

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Cousine de la grande consoude, la consoude tubéreuse apprécie aussi de vivre en colonies familiales de plusieurs individus.

Le charbon actif (Carbo ligni ou Carbo vegetabilis)

Comme l’indiquent les adjectifs latins ligni et vegetabilis, nous évoquerons ici le seul charbon dit de bois, abandonnant le charbon animal (ou noir animal), ainsi que le charbon de terre, de pierre ou minéral, autrement dit la houille. Au reste, le mot charbon lui-même rend bien compte de cette prime origine : si l’on s’en tient au latin carbo, on demeure dans le domaine de la braise, que l’on obtient à partir d’un mot de langue celte, car, signifiant « bois », après qu’il ait été passé au gril indo-européen par le biais du mot ker qui veut dire « brûler ». Étymologiquement, je crois que l’on comprend l’idée.

Un charbonnier charbonne dans sa charbonnière où nulle mésange du même nom ne se pose sans se faire charbonner les plumes ni carboniser la viande à l’état de carbonnade ! ^.^

Laissons à un maître-charbonnier le soin de nous expliquer comment l’on élabore une meule, qui devra être établie sur un terrain plat, uni et bien battu : « C’est une rude besogne, et capricieuse […] ; d’abord il faut chercher un bon cuisage, abrité du vent et à proximité des routes forestières ; puis il y a le dressage du fourneau, qui est une opération délicate, exigeant de la patience et du savoir. Sur l’emplacement choisi, on compte huit enjambées ; c’est le diamètre du fourneau. Au centre, avec des perches fichées en terre, on ménage un vide qui servira de foyer. Les premiers bâtons ou attelles dont on entoure ce vide doivent être secs et fendus par quartier, le haut bout appuyé contre les perches. Tout autour, on place une rangée de rondins, puis une seconde, une troisième, et ainsi jusqu’à l’extrémité du cercle. C’est le premier lit ; il ressemble quasiment aux grandes toiles rondes des araignées d’automne. Sur ce premier lit, on en élève un second, qui se nomme l’éclisse, et on continue de la sorte, de façon que le fourneau tout entier prenne la forme d’un large entonnoir renversé. Le troisième lit a nom le grand haut, le quatrième et le cinquième s’appellent le petit haut. Le dressage terminé, il faut habiller le fourneau d’un épais manteau qui le mette à l’abri de l’air. On le couvre d’une garniture de ramilles sur lesquelles on applique une couche de terre fraîche, épaisse de trois doigts ; enfin on répand sur le tout le frasil, c’est-à-dire une cendre noire prise sur une ancienne place à charbon. Le sommet du fourneau étant resté à découvert, on y met le feu au moyen de broussailles et de charbons allumés ; le courant d’air s’établit, et le bois commence à brûler… Alors seulement viennent les vraies fatigues et les tracas du métier. Le charbon est comme un enfant gâté sur lequel il faut veiller jour et nuit. Quand la fumée, blanche d’abord, devient plus brune et plus âcre, on bouche les ouvertures avec de la terre ; puis, douze heures après, on redonne un peu d’air. Le charbonnier doit toujours être maître de son feu (1). Si le charbon gronde, c’est que la cuisson va trop vite, et avec le râteau on applique du frasil sur les ouvertures ; si le vent s’élève, autre souci : il faut abriter le fourneau avec des claies d’osier. Enfin, après mille maux et mille soins, la cuisson s’achève. Le fourneau s’aplatit lentement, on l’éventre d’un seul côté, et le charbon paraît noir comme une mûre, lourd et sonnant clair comme argent » (2).

Cette combustion à « l’étouffé » est donc très longue et incomplète, ce qui, au reste, est le but recherché, sans quoi le bois serait irrémédiablement réduit à l’état de cendres. Depuis lors, les choses ont bien changé, le charbon de bois se fabrique à l’aide d’appareillages spéciaux (tunnels, cornues). Dans un cas comme dans l’autre, on obtient du charbon de bois, combustible léger, qui ne fume pas ou très peu lorsqu’on le fait brûler, et qui, par combustion, libère de l’acide carbonique, émanation gazeuse à laquelle on prenait soin de faire attention autrefois, en particulier lorsque le charbon était employé en cuisine ainsi que dans les appareils de chauffage (quand l’oxygène vient à manquer, le charbon produit des oxydes carboniques, monoxyde de carbone et dioxyde de carbone, entre autres).
Mais ce qui, auparavant, contentait la cuisinière, n’a pas sa place au sein de la pratique thérapeutique, le charbon dont nous allons maintenant parler, c’est-à-dire le charbon médicinal, s’obtenant de manière bien différente, en faisant calciner en vase clos des rameaux de peuplier noir âgés de trois à quatre ans, d’après les quelques lignes que concède Fournier au sujet. Mais le peuplier n’est pas le seul arbre convié à cette pratique, puisqu’elle exploite aussi les bois du saule, du tilleul, du bouleau, du pin, du hêtre, du chêne et, plus récemment, des coques de noix de coco. Fournier ajoute que ce charbon subit le traitement dont voici le déroulement : « on le fait ensuite bouillir dans de l’eau mélangée avec 1/32 ème d’acide chlorhydrique, on le lave, on le sèche et on le réduit en poussière » (3), forme pulvérulente qui est, selon certains, la forme galénique la plus efficace. Déjà très poreux naturellement, le charbon de bois, une fois réduit en poudre, voit sa surface d’échange devenir plus importante, ce qui accroît son efficacité. Mais nous verrons, au chapitre des posologies et modes d’emploi, que la forme a parfois son importance, et pas seulement pour de basses raisons esthétiques. Posons nous maintenant l’essentielle question que voici : médicalement, le charbon actif, ça sert à quoi ?

Pots d’apothicaire. De gauche à droite : Pix carbonis (ou coaltar = goudron de houille), Carbo ligni, Sapo mollis (savon mou) et Aurantii cortex (écorce d’orange amère).

Propriétés thérapeutiques

  • Apéritif, sialagogue (= augmente les sécrétions salivaires), digestif, désinfectant des voies gastro-intestinales, constipant
  • Désodorisant et assainissant de l’air (odeur de renfermé, pièce où séjourne longtemps un malade, etc.)
  • Désodorisant et assainissant de l’eau (il est possible de débarrasser une eau de son odeur douteuse en y plongeant quelques charbons rougeoyants)
  • Antiputride (faire bouillir une viande putréfiée ou faisandée avec du charbon de bois la débarrasse des matières organiques en décomposition), prévient la putréfaction (il s’y oppose avant même qu’elle ne s’installe. Autrefois, pour éviter que les plus fragiles aliments du garde-manger ne se gâtent trop rapidement, on les encerclaient d’une ligne de poudre de charbon de bois, véritable cercle de protection)

Note : à partir de là, on a pu dire du charbon actif qu’il était un contrepoison universel, ce qui est parfaitement faux, et malheureusement relayé ici et là, un peu partout sur Internet, par le biais d’un épisode qu’on veut historique mais qui ressemble beaucoup à une légende urbaine, et dont voici la trame : on explique qu’en 1813, un chimiste français ayant pour nom Bertrand, se serait prêté à une expérience publique cherchant à établir la valeur alexipharmaque du charbon (actif ?). Pour cela, il absorbe volontairement cinq grammes de trioxyde d’arsenic, un produit hautement toxique qu’on trouve, à raison, dans la mort-aux-rats. Mais à aucun moment de cette histoire l’on fait intervenir le charbon de bois. Ce chimiste l’absorbe-t-il avant, après, ou bien en même temps que le poison ? Nul ne sait. Cet élément n’existe pas dans l’énoncé : on laisse l’initiative au lecteur de déduire que Bertrand a forcément utilisé du charbon. L’on préfère s’attacher à l’élément dramatique de la scène, sous-tendu par le suspens : avec une telle dose de poison, on s’attend à voir Bertrand trépasser dans d’horribles souffrances, qui ne surviennent pas, abandonnant tout au contraire la place à l’élément du merveilleux : il est toujours en vie, c’est un miracle (ce qui est conforme à la construction de la légende urbaine, dont l’élément ici présenté a plus de rapport avec la démonstration du camelot de foire ou du prestidigitateur, qu’avec le rigoureux exposé de faits scientifiques). Tout au plus le charbon actif est-il :

  • Adsorbant et absorbant des gaz putrides, de certaines bactéries infectieuses et surtout des toxines que bon nombre d’entre elles relarguent dans l’organisme (le charbon agit à la manière de l’argile : les produits adsorbants fixent à leur surface les toxines, alcaloïdes et autres ; à distinguer de l’absorption, phénomène dans lequel les produits sont pompés par l’argile ou le charbon actif)
  • Participe à la détoxication de l’organisme (mais cela ne signifie pas qu’à lui seul il fait tout le travail, c’est d’autant moins vrai dans les cas d’intoxication accidentelle où, la plupart du temps, lorsqu’on fait appel à son aide, il seconde assez souvent d’autres pratiques complémentaires comme le lavage d’estomac par exemple)
  • Participe à la détoxication hépatique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : dyspepsie, dyspepsie flatulente, fermentation malodorante (gastrique comme intestinale), fétidité des selles, diarrhée, fièvre typhoïde, tourista, gastro-entérite, météorisme intestinal, aérophagie, ballonnement, dilatation stomacale, nausée, renvoi acide, aigreur d’estomac, pyrosis, halitose, fétidité de l’haleine
  • Troubles de la sphère hépatique : excès de cholestérol, excès de triglycérides
  • Affections bucco-dentaires : ulcération des gencives, inflammation chronique des gencives, hygiène bucco-dentaire
  • Affections cutanées : plaie, plaie suppurante, plaie à tendance fétide
  • Affections gynécologiques : leucorrhée, fétidité des sécrétions dans le cancer de l’utérus
  • Intoxications :
    – par des plantes : belladone, datura stramoine, jusquiame, aconit tue-loup, vératre, if, colchique, cytise, bois gentil…
    – par des champignons : amanite phalloïde, amanite tue-mouche…
    – par des coquillages
    – par les métaux lourds : aluminium, mercure, cadmium, etc. (à l’exception de ceux qui sont déjà stockés dans les cellules graisseuses : ils sont inatteignables par le charbon actif, même administré par voie interne et à forte dose)
    – par le chlore, le bioxyde de chlore
    – par l’ozone
    – par les nitrates
    – par tout un tas d’autres produits chimiques dont la liste est trop longue à communiquer ici, mais dont je donne néanmoins quelques spécimens connus du grand public : bisphénol A, benzène, kérosène, glyphosate, etc.
    – par des toxines larguées dans l’organisme par bon nombre de bactéries parmi lesquelles nous trouvons : le staphylocoque doré (Staphylococcus aureus), les salmonelles (Salmonella sp.), le bacille de Klebs-Loeffler (Corynebacterium diphtheriae), Clostridium tetani responsable du tétanos, Clostridium botulinum responsable du botulisme, Clostridium perfringens responsable de l’entérite nécrosante, Borrelia burgdorferi responsable de la maladie de Lyme (le charbon actif trouve toute son utilité en cas de réaction de Jarisch-Herxheimer que les malades de Lyme ne connaissent que trop bien…)
    – par les toxines dégagées par certaines moisissures (aflatoxines)
    – par les venins de divers animaux dont : l’abeille, la guêpe, le taon, le frelon, la tique, l’araignée, le scorpion, le serpent, l’anémone de mer, la physalie (ou fausse méduse)

Note : pour les derniers cas listés, il s’agit d’un geste qui relève de l’urgence, puisqu’une intoxication aiguë a été constatée. Pour fonctionner au mieux, il importe que le charbon actif pulvérisé « se trouve en contact intime et immédiat avec la substance toxique qu’elle peut alors coller, en quelque sorte, et fixer en débarrassant l’organisme » (4). Il en va de même avec les intoxications chroniques et au long cours pour lesquelles le charbon actif peut amener, chaque jour, son lot de bienfaits. Cependant, retenons que dans certaines situations, dont la gravité sera mesurée par un médecin, il importe de faire appel au centre antipoison le plus proche de son domicile.

Modes d’emploi

  • Poudre de charbon actif : 2 à 20 g par 24 heures, répartis en plusieurs prises, et absorbées avant ou après le repas du midi ou du soir, ou bien à jeun le matin dans un demi verre d’eau ou de jus de fruits (ce qui est autrement plus agréable si le charbon employé, non pulvérisé, se présente à l’état de granules).
  • Pastilles, de type Belloc par exemple (5). Dans le commerce, on rencontre des comprimés unitaires de charbon actif, dont certains affirment qu’ils sont moins efficaces que la poudre parce que, contrairement à cette dernière, la pastille ou le comprimé n’ont pas l’opportunité d’étendre partout leur activité. Mais face à la poudre de charbon absorbée per os, on objecte que, le temps qu’elle parvienne dans l’intestin, le produit se dénature. C’est pourquoi, l’on voit aussi la poudre de charbon en gélules gastro-résistantes (autrefois, on l’enrobait de gluten, ce qui était le meilleur moyen de faire atteindre l’intestin par le charbon sans qu’il soit « noyé » au préalable).
  • Dentifrice :
    – simple ;
    – en mélange avec de la craie ou des cendres végétales ;
    – en mélange avec de la craie et de la poudre de quinquina ;
    – en mélange avec du bicarbonate de sodium.
    Il s’agit là de dentifrices secs, qu’on accuse parfois de noircir la dentition (ce qui est exagéré : à moins d’un émail dentaire poreux (mordançage, etc.), il n’y a pas de risque). Il existe aussi dans le commerce des dentifrices pâteux dans lesquels on trouve de la poudre de charbon actif. Ils sont parfois vendus dans des boîtes qui passeraient aisément pour du cirage tant elles sont semblables. Aussi, attention aux confusions ^.^

Charbon de Belloc : sa ressemblance avec une boîte de cirage est, là encore, tout à fait fortuite… ^.^

Précaution d’emploi, contre-indications, autres informations

  • En l’absence de toute intoxication sévère, il est possible d’envisager une cure dépurative et drainante. Cependant, il importe de veiller à ménager une pause d’un bon mois après trois mois de prise maximum ou bien réduire la cure à trois semaines suivies d’une semaine de repos. Parce qu’aller au charbon, ça n’est pas être un stakhanoviste de la cure de dépuration non plus !
  • De par ses propriétés absorbantes et adsorbantes, le charbon actif ne fait pas toujours la différence et attire à lui des substances utiles à l’organisme. Cela explique qu’une prise de charbon concomitante à celle d’autres produits tels que des médicaments chimiothérapeutiques, des contraceptifs oraux, des compléments alimentaires et nutritionnels, etc., rende drastiquement inefficace l’action qu’on attend d’eux généralement. Ce qui oblige à observer un nécessaire délai de deux à trois heures entre l’une de ces prises et l’ingestion interne d’une dose de charbon. Si l’on souhaite procéder à une cure alliant le charbon à l’argile, il n’est pas permis de prendre ces deux substances dans le même temps, le charbon, en neutralisant l’argile (et vice-versa), en rendrait l’action tout à fait inopérante. Ainsi, pour bénéficier des bons effets de l’un et de l’autre, il est préférable d’employer l’argile au matin et le charbon en soirée.
  • Le charbon actif a tendance à absorber l’eau intestinale, ce qui explique son effet constipant. L’on pensera à compenser les pertes en s’hydratant davantage qu’à l’habitude.
  • Le bois de fusain (Euonymus europaeus) ainsi que celui de bourdaine (Rhamnus frangula) permettent la fabrication des bâtonnets dits de fusain, dont les dessinateurs se servent pour charbonner un portrait.
  • Le charbon de bois, du fait de ses propriétés listées plus haut, est l’incontournable ingrédient des filtres à eau. Les systèmes de filtration d’eau modernes qui utilisent le charbon actif ne sont guère éloignés des systèmes très simples que nos patients et consciencieux ancêtres surent mettre au point. Mes lectures, parmi des archives assez anciennes, m’ont permis d’exhumer trois modèles de filtres à eau par charbon, dont voici le détail :
    -Petit filtre à eau : on le confectionne avec un pot de fleur du modèle usuel, propre et de grande taille, au fond duquel on renverse une soucoupe à fleur qui sert de support aux différentes couches d’épaisseur régulière placées les unes sur les autres. Ceci fait, on installe le tout au-dessus d’un récipient où coule l’eau épurée.

-Grand filtre à eau : ce dispositif se compose d’un assez grand tonneau dans lequel on a placé un baril qui repose sur un faux fond. On y superpose plusieurs couches des mêmes produits employés dans le petit filtre.

-Autre grand filtre à eau : cette barrique est une variante un peu plus perfectionnée du filtre précédent.


  1. « Symbole du feu caché, de l’énergie occulte ; la force du soleil dérobée par la terre et enfouie en son sein […]. Un charbon ardent représente une force matérielle ou spirituelle contenue, qui chauffe et éclaire, sans flamme et sans explosion ; parfaite image de la maîtrise de soi chez un être de feu », Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 211.
  2. André Theuriet, Sous-bois : impressions d’un forestier, pp. 34-36.
  3. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 752.
    4. Larousse médical illustré, p. 224.
  4. Petit-fils du créateur de la médecine légale, Camille Belloc (1807-1876) est issu d’une grande famille de médecins. Médecin-chef des hôpitaux militaires, il fut un jour amené à employer le charbon végétal en automédication alors qu’il souffrait d’une gastro-entérite. Réalisant le formidable pouvoir de ce remède peu onéreux, facile à préparer et à utiliser, il écrivit dans ce sens, et élabora le médicament qui porte toujours son nom : le charbon de Belloc.

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Les peupliers

Feuille cordiforme de peuplier noir.

Synonymes : peuplier commun, peuplier franc, peuplier suisse, liard, liardier (pour le peuplier noir, Populus nigra) ; peuplier de Hollande, blanc de Hollande, franc picard, bouillard, ypréau, piboule (pour le peuplier blanc, Populus alba).

Si l’on sait que c’est le latin qui a donné son nom au peuplier – populus –, il est permis de dire que ce terme a un rapport avec le peuplement, la population, le peuple. Mais le terme précis qui désigne le peuple est pŏpǔlus, alors que celui qui concerne le peuplier est pōpǔlus. La différence est infime et pourtant elle a toute son importance, le premier de ces termes étant masculin, le second féminin (en réalité, ils sont aussi différents que peuvent l’être les mots français matin et mâtin). En revanche, par sa présence ou son absence, le peuplier est un indice du peuplement des hommes car l’on sait bien que l’arbre signale l’eau auprès de laquelle l’homme s’installe préférablement. Mais, plutôt que de s’aventurer en terrain scabreux ou, pire, marécageux au risque de s’y enliser, mieux vaut reconnaître, avec Fournier, que l’« on en ignore le sens étymologique et l’origine » (1).
Le peuplier joue sur l’ambivalence ambiguë et les contraires. C’est une caractéristique qui transparaît nettement à travers les deux adjectifs qualifiant les peupliers que nous abordons dans l’article du jour : le blanc et le noir (un couple souvent mis en opposition dans le monde végétal : par exemple, l’hellébore noir et l’hellébore blanc, le chêne noir et le chêne blanc, etc.).
L’on peut affirmer que cet arbre, le noir, est très anciennement connu des Grecs, et même auparavant, puisqu’il fut un temps reculé durant lequel il était consacré à la Terre-Mère (dans la Grèce pré-hellénique). Homère le fait apparaître dans l’Iliade et, dans l’Odyssée, il le place à portée des mains d’Ulysse quand celui-ci s’apprête à débiter les troncs des arbres qui poussent près de l’antre de Calypso pour s’en faire un radeau. Et le blanc qu’évoque Sénèque est lui aussi concerné : on le connaît sous les appellations de populus graeca, populus alba, peuplier d’Hercule (ou mieux : d’Héraclès), c’est-à-dire le célèbre héros né des amours illégitimes de Zeus et d’Alcmène. Chacun de ces deux arbres est clairement inscrit dans la mythologie gréco-romaine qui, comme souvent, par phytogonie, nous en explique la genèse.
Dans le deuxième livre de ses Métamorphoses, Ovide nous raconte l’épisode durant lequel Phaéton, le frère des trois Héliades, s’empare du char solaire d’Apollon. Son inconduite, provoquant de multiples désastres, déchaîne la colère de Zeus qui foudroie l’inconscient afin de mettre un terme à la catastrophe. C’est en raison du désespoir causé par la mort de leur frère, que les Héliades se transformèrent en peupliers noirs près de l’Éridan (un fleuve mythologique assimilé au Pô, en raison des peupliers qui bordent, nombreux, ce fleuve aujourd’hui encore), dans lequel l’on dit que Phaéton serait tombé à l’issue de sa vertigineuse chute.
Par ailleurs, ce peuplier est lié à d’autres figures divines de la mythologie grecque : Athéna, par exemple. Ou Héra, c’est-à-dire la « belle-mère » d’Héraclès. Est-ce tout à fait un hasard qu’ils soient unis par le peuplier, quand on considère que dans Héraclès, il y a quand même, quoi qu’on en dise, un peu d’Héra, à la différence qu’ils se partagent les couleurs : peuplier blanc pour Héraclès, peuplier noir pour Héra (2). A Pagae, en Mégarie, existait un peuplier noir vaticinateur situé dans un sanctuaire dédié à la déesse Héra. En revanche, « c’est à Perséphone, déesse des morts, qu’était attribué un autre oracle par les peupliers noirs à Aegeira, en Achaïe » (3). On dit aussi que le peuplier noir funéraire, dont on signale la présence à l’entrée du Tartare, est dédié à Hadès et à Hécate. Cela en fait-il, pour autant, un arbre sinistre ? En lui faisant peupler les cimetières, c’est sans doute ce qu’on a voulu exprimer (4). En Irlande, la baguette de fé, taillée dans du bois de peuplier, et à ne pas confondre avec celle de la fée, était utilisée pour prendre les mesures des cadavres et de leur cercueil. Est-ce à dire que ces arbres ont toujours symbolisé quelque chose de funéraire et, par extension, de triste ? Les couronnes et colliers de feuilles de peuplier que l’on a découverts dans des tombes sumériennes âgées de plus de 5000 ans permettent-ils d’accréditer cette opinion ? (Ces couronnes, parfois mêlant feuilles de peuplier et feuilles d’ache, étaient spécialement destinées aux cérémonies funéraires.) Pas si sûr. Même si « cet arbre apparaît également lié aux Enfers, à la douleur et au sacrifice, ainsi qu’aux larmes. Arbre funéraire, il symbolise les forces régressives de la nature, le temps passé plus que l’avenir des renaissances » (5). En fait, ils sont surtout représentatifs de la Terre qui les porte, vaste espace de génération et de destruction immuables. Il ne faudrait pas tomber dans le piège du « tout noir », de même que dans celui du « tout blanc ». Vaccinons-nous de cette possibilité en nous remémorant l’ambivalence lisible au sein même du monde végétal.
Au sujet du second de nos peupliers, on rencontre dans la mythologie grecque plusieurs personnages qui lui sont plus ou moins fortement attachés, en premier lieu Leukè la blanche, nymphe de son état, poursuivie par les assiduités du dieu des Enfers, Hadès, qui, pour la conserver toujours auprès de lui, la métamorphosa en peuplier blanc (il avait omis de prendre en considération le fait que, parce que nymphe, elle n’était pas immortelle). Sous cette forme, « Leukè dut demeurer au seuil des Enfers, au bord du fleuve de Mémoire [qui] formait la limite entre le Tartare, soumis à Hadès, et l’Élysée, séjour des bienheureux, gouverné par Cronos » (6). Un peu de blanc dans toute cette noirceur des Enfers, quand même ! Ces mêmes Enfers qui menèrent Héraclès à accomplir son avant-dernier travail titanesque (7) : rendre visite à Cerbère, le chien tricéphale gardien des Enfers (et pas pour lui apporter un susucre). En attendant, dans cette aventure, qui a pour but l’enchaînement du chien, Héraclès découvre un peuplier blanc au bord du fleuve Achéron (Homère appelait achéroïde ce peuplier, afin d’en souligner le caractère funéraire qu’il partageait avec le cyprès, attendu que l’Achéron est ce fleuve infernal sur lequel circulent Charon et sa barque, chargée des âmes des morts en partance pour les Enfers). L’on dit parfois que c’est du peuplier blanc Leukè qu’Héraclès détache un rameau feuillu, qu’il tresse, puis dont il se fait une couronne. (Dans certaines œuvres qu’on doit à des auteurs de langue latine, il est parfois affirmé que la couronne de peuplier d’Hercule signale sa victoire face au fils de Vulcain, le géant Cacus.) « Les feuilles extérieures de cette couronne demeurèrent noires, car le noir est la couleur du monde souterrain, mais les feuilles qui touchaient le front d’Hercule pâlirent et devinrent argentées à cause du contact de sa glorieuse sueur » ou parfois, nous est-il dit, de la chaleur de son front (8). Ce que cette version implique, c’est donc que les deux faces des feuilles du peuplier blanc étaient donc, initialement, noires, ce qui explique mal pourquoi on l’appelle blanc, en particulier en raison de la couleur claire de l’écorce de son tronc, mais surtout pour le revers de ses feuilles littéralement garni d’une fine peluche d’un blanc neigeux saisissant. Ce chromatisme double, qu’explique la mythologie grecque, associe la face claire au jour, la sombre à la nuit. Mais jour et nuit n’existaient-ils pas déjà avant ce périlleux travail herculéen ? L’on doit aussi indiquer que ce n’est pas tant grâce au héros que les faces supérieures des feuilles du peuplier blanc finirent par foncer, mais en raison du souffle méphitique et pestilentiel de l’infernal clébard à trois têtes (mais appuyer sur la responsabilité de Cerbère c’est desservir le héros…). Par la suite, le peuplier blanc couronna la tête des prêtres d’Héraclès, et devint un arbre dédié au père du héros, à savoir, pour rappel, le maître de l’Olympe, Zeus lui-même. Par la même occasion, cet arbre sacré passa du statut d’essence funéraire à celui d’arbre oraculaire/prophétique, météorologique et générateur (ainsi qu’anthropogonique : en Andalousie, on le qualifie d’« Adam végétal »).

Feuilles de peuplier blanc : lanugineuses au verso, vert grisâtre au recto.

Tout cela confirme qu’il n’est guère possible d’affirmer que c’est un arbre davantage tourné vers le passé que vers l’avenir. Et c’est également vrai en ce qui concerne son compère le peuplier noir. Revenons-en brièvement à Leukè. Ce nom désigne aussi celui « d’une des îles Fortunées, sorte de paradis […] où viennent se reposer après leur mort les héros » (9). Nous sommes, dans cette configuration, plus proches des Champs-Élysées que des marges du Styx. Jacques Brosse poursuit : « Ceci nous indique la signification symbolique que les Grecs donnaient au peuplier blanc, arbre de la mort lumineuse » (10). De même, nous abreuver de nouveau à la source ovidienne nous sera bien profitable : après qu’ait eu lieu la métamorphose végétale des Héliades en peupliers noirs, Ovide mentionne que de l’écorce de ces arbres les larmes des sœurs de Phaéton s’écoulent encore : « Elles se distillent en perles d’ambre et durcissent au soleil. L’Éridan les recueille dans ses eaux limpides et les porte aux mariées du Latium qui en font leur parure » (11). La tentative d’explication de la morphogenèse de l’ambre est maladroite (du temps d’Aristote et, après lui, d’Ovide puis de Pline, l’on croyait que l’ambre n’était autre que de la résine s’écoulant de certains arbres, ce qui n’est pas faux, mais l’on ignorait qu’il s’agissait d’une résine fossilisée). Quand on connaît le pouvoir lumineux de l’ambre, on ne peut totalement attribuer au peuplier noir une seule dimension funeste, et avoir lié l’ambre à cet arbre apparaît comme une volonté, non pas de dépasser cet état de fait, du moins de le nuancer. Il n’empêche, le peuplier noir est bel et bien un arbre fécond lié aux rites conjugaux. Parce qu’il est prophétique, par exemple : « Si une jeune fille glisse sous son oreiller trois feuilles de peuplier, elle rêvera de son fiancé » (12), une information sans doute puisée à l’auget de grimoires plus anciens, comme le Petit Albert, dans lequel on lit un rituel à peu près approchant, faisant appel à des feuilles de peuplier « pour faire voir aux filles ou veuves durant la nuit le mari qu’elles doivent épouser » (13). Mieux encore : « Autrefois, dans la campagne de Bologne, à la naissance d’une fille, on plantait, si on le pouvait, jusqu’à mille peupliers ; et on en prenait grand soin jusqu’au mariage de la jeune fille ; alors on les coupait, et le prix de la vente était la dot de la mariée » (14). En comptant 200 pieds à l’hectare, il en faut donc cinq pour réaliser cette plantation ; le peuplier pouvant pousser de deux bons mètres l’an, si l’on prend en considération l’âge de 20 ans pour y fixer le mariage de la jeune fille, celle-ci pourra disposer, en plus de son saint-frusquin, d’un millier de peupliers de 35 à 40 m de hauteur (on n’aurait pas l’idée d’aller planter du chêne en lieu et place de ce peuplier qui, à travers cette fonction rapportée par Angelo de Gubernatis, nous montre qu’il peut être dirigé aussi vers l’avenir).
Ce symbolisme lumineux, on le croise aussi dans les lignes de Théophraste, qui connaît bien les deux peupliers, ainsi que leurs lieux de vie privilégiés. Il mentionne surtout que les faces supérieures du feuillage du peuplier se retournent « après le solstice d’été et on reconnaît à ce signe que le solstice est passé » (c’est un phénomène qu’on dit avoir observé chez d’autres arbres, et qui a été repris par Varron, Pline puis, bien plus tard, Jean-Baptiste Porta). D’ailleurs, dans le Sud de l’Europe, le peuplier était assez souvent utilisé comme arbre solsticial. En Sicile, ce peuplier, qu’on appelait la sainte poutre, était abattu à la veille de la Saint-Jean d’Été. Il symbolisait alors la plus haute ascension du soleil et sa chute subséquente. On retrouve cette fonction du peuplier dans la cérémonie amérindienne de la danse du Soleil.

Tronc de peuplier blanc à l’écorce criblée de lenticelles en forme de losange.

Du côté des Celtes, point n’est question de solstice, mais d’équinoxes : on associait plus volontiers celui du printemps au peuplier blanc et celui de l’automne au peuplier noir (ceci dit, Robert Graves signale l’inverse, preuve est qu’il faut bien un peu de noir dans la masse du blanc, et inversement). Mais creusons bien davantage, et ne nous arrêtons pas à ces deux seules dates. Chez les Gaulois, l’on rencontre une divinité du nom d’Ogmios, que l’on désigne sous le nom d’Ogme en Irlande. Il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, du « dieu de l’éloquence, de la parole, du pouvoir occulte des mots et des lettres magiques de l’Ogham, dont il est l’inventeur mythique. Les noms Ogmios/Ogme et Ogham sont clairement apparentés » (15). Ce qui nous intéresse, c’est que, parmi les oghams, il en est un qui est taillé dans du bois de peuplier : Eadha (ᚓ). La grande accointance des peupliers avec le vent en fait des arbres marqués par l’élément Air, dont les vibrations et les tremblements provoquent murmures et paroles : sous l’infime souffle du vent, le bruissement des feuilles du peuplier n’est pas sans rappeler celui des nombreux arbres oraculaires et prophétiques que compte la mythologie grecque. En effet, ogham aérien, Eadha est tout à la fois le vent, le souffle, la respiration, la parole, le mouvement, la communication, la circulation des idées. La souplesse et la mobilité qu’induit cet ogham sont davantage mentales que, à proprement parler, physiques. De même Héraclès : tout au long de ses douze travaux, le héros ne fait pas seulement preuve que de force physique, il sait identifier les situations qui requièrent de faire appel à la sagesse, maniant alors parfaitement bien le discours et la parole persuasive : c’est ainsi, par exemple, que sans violence, Héraclès se rend maître des pommes du jardin des Hespérides gardées par le géant Atlas. On a pu rétorquer que, parce que le bois de peuplier permettait la fabrication de boucliers, il était aussi question de force en lui. Mais on n’aurait pas l’idée de concevoir une arme défensive en un matériau aussi fragile. Il évoque, à travers cet exemple, non pas une force physique, mais mentale et spirituelle. On parle de bouclier psychique ! (Lorsque le peuplier est brouté par un herbivore, il procède comme l’acacia, c’est-à-dire qu’il augmente le taux de tanin de ses feuilles, se rendant ainsi impropre à la consommation : c’est là une autre forme de bouclier de défense.) Parce que puiser dans les forces du peuplier, c’est s’affranchir des sentiments de crainte et de danger, d’angoisse, de peur des phénomènes occultes, de peur du noir et de ce qui s’y dissimule, de peur d’être attaqué (aussi bien physiquement que psychiquement), de peur de la peur, qui est sans doute plus grande et terrifiante que la peur elle-même (les valeurs concédées au tremble Aspen ne sont pas bien loin). C’est pourquoi, plus qu’à Hermès, on a établi une parenté entre Ogmios et Héraclès. On a dit du dieu Ogmios qu’il était un dieu (re)lieur. C’est effectivement le cas, puisqu’« il invente l’Ogham, ces lettres magiques dont la puissance est si grande qu’elle peut paralyser tout adversaire » (16). Il est ici question de la maîtrise de la parole et du langage, et cela est dans les attributions du dieu et suggéré par Eadha. Qui maîtrise est maître, et celui qui est maître dirige et conduit : à travers ce souffle, cette respiration qu’est l’échange, il est bien évidemment question d’enseignement de connaissances qui confinent, dans leur forme implicite et occulte, à l’inconnaissable chant magique que dissipe le peuplier dans le bruissement incessant de ses feuilles, qu’une oreille, qui est plus qu’une oreille de chair et de sang, se doit de pouvoir entendre d’une manière qui dépasse ce que l’on imagine généralement au sujet du verbe « entendre ».
La force physique et brutale s’incline parfois tant devant la bonté d’âme, qu’il ne fait pas de doute que même « chez les barbares les plus sauvages, la passion cède à la sagesse et Arès respecte les Muses » (Diodore de Sicile), quand le poète et le guerrier ne s’avancent pas, main dans la main, sur le champ de bataille : on disait de certains bardes qu’ils détenaient le pouvoir de méduser (de pétrifier et donc d’immobiliser), comme en sont capables bien des divinités du panthéon grec (Athéna, Zeus et Hermès entre autres), ce qui ne manque pas de rapprocher davantage encore les figures d’Ogmios et d’Héraclès, dont les Grecs imaginaient qu’il avait pu inspirer la figure d’Ogmios le Parleur. C’est, du moins, ce qui transparaît dans les écrits de Lucien de Samosate. Ce qui est le plus singulier dans la description qu’il donne de cet Hercule barbare, c’est ceci : le dieu « attire un grand nombre d’hommes attachés par les oreilles et ayant pour liens des chaînettes d’or et d’ambre qui ressemblent à de très beaux colliers. En dépit de leurs faibles liens, ils n’essaient pas de fuir, bien que cela leur soit facile ; loin de résister, de se raidir et de se renverser en arrière, ils suivent tous, gais et contents, leur conducteur, le couvrant de louanges, cherchant tous à l’atteindre et, en voulant le devancer, desserrent la corde comme s’ils étaient étonnés de se voir délivrés. Ce qui me parut le plus singulier, je vais vous le dire immédiatement. Le peintre, qui ne savait où placer le début des chaînes – car la main droite tient déjà la massue et la gauche l’arc, a perforé le bout de la langue et la fait attirer les hommes qui suivent » (17). Contrairement à ce que l’on a pu croire, à force d’incompréhension, il n’est nullement question d’enchaînement dans cette transfiguration, les fragiles chaînettes d’or et d’ambre (renforçant la relation au peuplier) n’étant en aucun cas des laisses par lesquelles traîner derrière soi des esclaves qui n’en sont pas. Ces chaînettes sont très simplement une représentation graphique de la parole vibrante du dieu partant de sa bouche en direction de ses suiveurs, dans les oreilles desquels les chaînes sont fixées par leur autre extrémité. Cette chaîne peut néanmoins nous diriger vers des entraves dont Eadha peut révéler la présence, tels que des troubles du langage et de la communication, comme la timidité, par exemple (on ne saurait envisager un héros timide…), qui, plus que nouer le gosier y ensable les mots, les idées, les concepts, mettant à mal le chakra laryngé, plus communément appelé chakra de la gorge. Mais « il s’agit aussi de résoudre des difficultés physiques liées au mouvement et à la locomotion » (18). Or, il s’avère que le peuplier est un grand remède des troubles locomoteurs, qu’ils soient ou non causés par un excès d’urée sanguine. Voyons ce qu’il est dit du peuplier comme remède de ce type durant l’Antiquité gréco-romaine. Théophraste distinguait trois sortes de peupliers auxquels il attribuait d’identiques propriétés. Dioscoride donnait l’écorce diurétique bonne contre la sciatique, névralgie féroce qui peut entraver l’aisance des mouvements. De plus, il faisait macérer des feuilles de cet arbre dans du vinaigre afin de venir à bout des douleurs occasionnées par une crise de goutte, ce que ne manque pas de répéter Pline, qui ajoute que le peuplier noir, dont on tire un peu de résine, est doué de grandes vertus. Quant au peuplier blanc, « on accordait [à ses rameaux] les vertus de prévenir les écorchures et les inflammations diverses, occasionnées pendant la marche par le frottement sur les parties sensibles » (19). Dans ses Préceptes médicaux, Serenus Sammonicus y va aussi de ses conseils avisés : « Souvent la hanche devient le siège d’un mal occulte, douloureux, qui ôte jusqu’à la faculté de marcher. L’écorce du peuplier et la feuille tendre du genêt donnent une boisson qui en calme les angoisses » (20). Enfin, au II ème siècle après J.-C., Galien signale l’emploi des bourgeons de peuplier. Il était temps : en effet, c’est la principale matière médicale auprès de laquelle se sont remis, génération après génération, nombre de thérapeutes. Cependant, selon les Anciens, il apparaît assez vrai d’affirmer que les peupliers comme médicament jouent un rôle dans la locomotion, ce que nous aurons l’occasion de découvrir plus en détails dans la suite de cet article.

Crevassée et grisâtre, l’écorce du peuplier noir lui a valu son nom.

Les botanistes ayant beau n’avoir différencié ces deux arbres que par un simple adjectif de couleur, il apparaît que les peupliers noir et blanc offrent à l’examen un certain nombre de points communs, à commencer par une taille comprise entre 25 et 30 m. Ce sont des arbres noueux et d’allure robuste, et dont la croissance très rapide peut approcher les deux mètres par an, pour les sujets les mieux lotis. Cette vivacité est parfois si exubérante que ces arbres ne manquent pas de nous la rappeler par le biais de drageons qui émergent du sol parfois à plusieurs mètres de l’arbre mère (en particulier chez le peuplier blanc). Les bourgeons résineux, visqueux et parfumés, s’accompagnent, quand ils débourrent au printemps (mars-avril) de chatons mâles bien plus volumineux que les femelles qui sont plus brefs. Leur union forme des semences revêtus d’un duvet cotonneux formant une aigrette apte au vol longue distance (sur 30 km parfois) et faisant le désespoir des allergiques quand c’est la saison.
Morphologiquement, ce sont les feuilles et l’écorce de ces deux arbres qui permettent de clairement faire la différence : quand on les regarde, il n’est pas étonnant d’appeler alba le peuplier blanc et nigra le noir. On peut même se demander s’ils appartiennent bien à la même famille. Chez le premier, l’on voit une écorce lisse qui, bien qu’elle se couvre de lenticelles losangiques avec l’âge, demeure d’une couleur gris blanchâtre qui se démarque de la sombre écorce crevassée et fissurée longitudinalement du peuplier noir. Quant aux feuilles, chez le peuplier blanc, selon le côté observé, c’est le jour ou la nuit : vert gris sur le dessus, elles recèlent une face inférieure légèrement velue et blanchâtre, dont les nervures saillantes se démarquent nettement (dans leur jeune âge, ces feuilles frileuses sont lanugineuses même au recto). Grossièrement dentées ou lobées, les feuilles du peuplier blanc ne ressemblent en rien à celles cordiformes du peuplier noir qui, sans compter leur long pétiole aplati, sont bien souvent un peu plus larges que longues. Tout à fait glabres (alors que presque tout est poilu chez le peuplier blanc), ces jolies feuilles sont serties d’une soigneuse dentelure et sont peintes d’un vert presque équivalent sur leurs deux faces.
Dans la nature, on a souvent moins de peine à reconnaître le peuplier noir que le blanc (qui présente un plus grand apparentement avec le tremble), en particulier lorsqu’il prend sa forme fastigiée, rameaux plaqués le long du tronc, tout semblable à un cyprès de Provence, élancé comme lui. En ce cas, on l’appelle commodément « peuplier d’Italie » (Populus nigra ssp. italica), dont on dit qu’il aurait été rapporté par Napoléon à l’issue des campagnes d’Italie. Sous son aspect naturel, sa cime est ample et touffue.
En terme de répartition géographique, le peuplier noir est indigène à une grande partie de l’Europe et de la France. Quant au peuplier blanc, bien que commun, il se rencontre surtout à l’Ouest, au Sud et au Centre de la France (je l’ai néanmoins vu en Île-de-France), et ce jusqu’à une altitude ne dépassant pas 900 m, contre 1300 pour le peuplier noir.
Le peuplier blanc, à qui il peut arriver de former comme son compère le tremble, des bosquets sur sols assez humides, n’apprécie rien tant que les terrains alluvionnaires et sablonneux comme les ripisylves, tandis que son ami peuplier noir, qui apprécie aussi les sols mésophiles qu’on trouve généralement en bordure de rivières et de ruisseaux, ne craint cependant pas les terrains dont l’hygrométrie, d’humide passe à la détrempe, voire même au marécageux. C’est pourquoi, avec frênes, aulnes et saules, les peupliers, surtout le noir, forment une essence de repeuplement privilégiée sur les sols à fonds mouillés et ceux qui sont sujets à l’inondation. Ils y agissent alors par l’intermédiaire de leur système racinaire, et non de leur couronne, comme on l’imaginait il y a encore deux siècles : « [le médecin Jean-Baptiste] Banau et [le journaliste François] Turben proposent de planter platanes, peupliers, ormes et bouleaux en bordure des marais ; autant d’arbres aux vastes branchages dont la cime mobile balaie, selon eux, les basses couches de l’atmosphère » (21), un balayage censé dissiper les miasmes putrides émanant des marais et marécages, responsables des fièvres et autres accès paludéens, ce en quoi les hygiénistes du XVIII ème siècle n’eurent pas tort, au détail près que le nettoyage se faisant, non pas en l’air, mais en terre (chose impensable à l’époque où, le sol, considéré comme sale, ne pouvait dont rien purifier du tout, bien au contraire).

Un grand peuplier d’Italie à droite : il signale la présence d’un petit ruisseau qui glougloute à ses pieds.

Les peupliers en phytothérapie

Ces deux peupliers sont à rapprocher d’un autre populus que nous avons étudié la semaine dernière, à savoir : le tremble (Populus tremula). Mais c’est essentiellement le cas sur la question de l’écorce. On n’emploie pas effectivement les bourgeons du tremble, qui font, chez les deux peupliers, toute la valeur thérapeutique de ces deux arbres, ou presque. L’écorce, chez le tremble, c’est la principale fraction végétale qu’emploie la phytothérapie, alors que celle du peuplier noir relève d’un emploi anecdotique, de même que ses feuilles. Le peuplier blanc s’accorde avec le noir : sa seconde écorce, astringente et très amère, n’est guère utilisée non plus, et ses feuilles tout autant. Chez eux, on privilégie les bourgeons : « on peut les utiliser de la même façon et dans les mêmes cas que ceux des autres peupliers », indique Fournier (22). Soyons précis en ce qui concerne cette matière médicale : parlant de bourgeons, il s’agit de considérer les bourgeons apicaux encore clos et visqueux, plus exactement les bourgeons à fleurs frais si possible. Non encore épanouis, ils devancent donc l’éclosion des feuilles, ce qui situe aux mois de mars et d’avril leur récolte. Au printemps, ces bourgeons sont couverts d’un suc visqueux et résineux, de même que les très jeunes feuilles de peuplier noir qui, du bout des pointes de leur dentelure, en sécrètent également. Cette substance amère, de couleur jaunâtre, dégage un parfum balsamique dont Cazin nous disait qu’il lui rappelait celui du styrax, et le baume de Tolu et la camomille pour Leclerc. C’est, bien entendu, une essence aromatique (0,5 %) qui est responsable de ces effluves. La distillation de la résine de peuplier permet l’obtention d’une huile essentielle riche en sesquiterpènes, en particulier constituée d’α et de β-caryophyllène, des molécules connues pour leurs effets anti-inflammatoires marqués. En outre, ces bourgeons contiennent des substances prioritairement repérées comme matière colorante de couleur jaune d’or, mais dont le vocabulaire relatif à la chimie nous apprend qu’elles appartiennent à la large classe des flavones : ici chrysine (dioxyflavone) et tectochrysine (oxymethoxyflavone) renforcent un peu plus l’arsenal anti-inflammatoire des bourgeons de peuplier. Avec eux, tout n’est pas question que de salicine comme on a pu le croire autrefois. Elle a bien évidemment son importance, puisque ce glucoside phénolique « se décomposant sous l’action de ferments en glucose et en saligénine, l’ingestion de la drogue aboutit à la mise en liberté, au sein de l’organisme, d’acide salicylique à l’état naissant » (23), c’est-à-dire le précurseur de l’aspirine, que l’on rencontre aussi chez le saule blanc (Salix alba), la reine-des-prés (Filipendula ulmaria) et le tremble, comme nous l’avons vu naguère.
N’omettons pas de signaler la présence dans ces bourgeons de tanins, de cire, de gomme, de matières grasses et albumineuses, de sucre (mannitol), d’acides (gallique et malique surtout), d’acides gras, de divers sels minéraux et oligo-éléments (calcium, potassium, fer, etc.).

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique, stimulant
  • Diurétique, uricolytique (= éliminateur de l’acide urique), antiseptique et antiputride des voies urinaires
  • Pectoral, expectorant, mucolytique, antiseptique et fluidifiant des sécrétions bronchiques
  • Anti-inflammatoire, balsamique, adoucissant
  • Fébrifuge, sudorifique
  • Sédatif articulaire, antirhumatismal, antigoutteux
  • Cicatrisant, résolutif, vulnéraire, astringent cutané
  • Tonique du cuir chevelu
  • Antiscorbutique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, bronchite chronique, stase bronchique, catarrhe pulmonaire, phtisie pulmonaire, toux, toux quinteuse, trachéite, dyspnée, autres affections pectorales avec expectoration importante et/ou purulence des sécrétions bronchiques
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : faiblesse vésicale des vieillards, douleur articulaire, arthralgie, arthrite, polyarthrite, point rhumatismal douloureux, rhumatismes, crise de goutte
  • Troubles locomoteurs : courbature, luxation, foulure, entorse, lombalgie, névralgie (sciatique), point névralgique douloureux
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : maux d’estomac en général, aigreur d’estomac, dyspepsie, ballonnement, fétidité des selles, fermentation intestinale
  • Affections cutanées : plaie, blessure, inflammation locale et superficielle, contusion, brûlure, crevasse, fissure aux mains, aux lèvres, à l’anus, gerçure aux mamelons, ulcère, ulcère atone, abcès cutané, panaris, furoncle, dartre
  • Hémorroïdes douloureuses
  • Métrorragie
  • Fièvre, fièvre intermittente
  • Soin des cheveux dévitalisés, assainissement du cuir chevelu

Modes d’emploi

  • Infusion, ou mieux, décoction de bourgeons frais.
  • Décoction de bourgeons frais.
  • Décoction d’écorce.
  • Macération alcoolique de bourgeons frais.
  • Macération vineuse de bourgeons frais (compter 100 g de bourgeons hachés grossièrement, en macération durant une huitaine de jours dans du vin blanc).
  • Sirop composé de bourgeons frais.
  • Application locale d’écorce fraîche (seconde écorce de peuplier blanc).
  • Macérât huileux de bourgeons frais à froid (méthode plus longue que la suivante).
  • Huile œgirine (Oleum œgirinum) : il s’agit d’une macération à chaud de bourgeons de peupliers cuits au bain-marie pendant une à deux heures. Compter 200 g de bourgeons pour un demi litre d’huile d’olive. A l’issue, filtrer et exprimer, puis conserver dans une bouteille hermétiquement fermée.
  • Onguent : il en est resté un fort célèbre, et dans lequel le peuplier a imprimé plus que sa marque, puisqu’il lui a donné son nom : en effet, la pratique médicale des Anciens nous a laissé ce que l’on appelle l’onguent populéum. Son histoire, déjà fort ancienne, semble remonter au début du XVI ème siècle, bien qu’on dise qu’au Moyen-Âge (qui est une période durant laquelle le peuplier n’est guère plébiscité), il ait été fait état d’une pommade confectionnée à base de résine de bourgeons de peuplier, que l’on destinait aux maux de tête, à la somnolence et, chose qui ne devrait pas tomber dans l’oreille d’un sourd, à la perte de la parole (alors que, on l’ignore sans doute, les peupliers parlent). Bref, l’onguent populéum, c’est le résultat de la cuisson dans 40 parties d’axonge de 8 parties de bourgeons de peuplier, mais aussi de feuilles des plantes suivantes : pavot noir, belladone, jusquiame et morelle noire (de chaque, 5 parties). C’est, du moins, sous cette forme que Thibault Lespleigney célébrait cet onguent en 1538. Au fil des âges, cet onguent balsamique et vulnéraire connaîtra – comment s’en étonner ? – des variantes. On retranche, on additionne. Ainsi Jérôme Bock (1552) ajoute-t-il de la bryone et de la ronce, Guybert (1631) de la laitue, de la joubarbe et de l’eau de rose. En 1795, Antoine Baumé (1728-1804), dont la recette est connue, l’indiquait encore comme sédatif, anti-inflammatoire et calmant des douleurs hémorroïdaires. Cette pommade de couleur verte se maintint dans sa formulation la plus courante jusqu’au milieu du XX ème siècle. Certaines mauvaises langues soutinrent que cet onguent devait son efficacité aux feuilles de pavot et de solanacées qui entraient dans sa composition. Il existait, surtout dans les campagnes, des recettes domestiques plus simples de cet onguent, desquelles sont absents pavot et autres, et pourtant, les usagers n’eurent jamais à pâtir de leur emploi (rappelons-le, le peuplier exerce à lui seul, et sans le concours d’aucune autre plante, une action anti-inflammatoire).
  • Nous ne saurions clôturer cette liste sans évoquer le charbon végétal qu’on tire du bois des peupliers : il fera l’objet d’un article distinct d’ici les prochaines semaines. Nous n’en dirons donc pas davantage à son sujet ici.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : celle des bourgeons se déroule en mars et en avril, avant épanouissement et développement des feuilles. Quant à l’écorce des rameaux, elle se prélève sur ceux qui sont âgés de deux à quatre ans. La dessiccation des bourgeons est possible, mais pas recommandée, puisqu’elle s’accompagne d’une perte notable des propriétés de la matière médicale.
  • Souvent cultivés, les peupliers peuvent être reproduits par boutures (et par marcotte pour le tremble). On les destine à des usages ornementaux, arborant parcs et allées. Alignés en bordure de route, ils brisent le vent, évitant les tourbillons de poussière, préservant tout au long du trajet routier une relative fraîcheur.
  • Cette culture ne vise pas que des buts esthétiques : en effet, le bois des peupliers est souvent destiné à la menuiserie légère (fabrication de caisses, de boîtes, de malles, etc.). Assez peu résistant, il n’est guère employé en charpenterie, par exemple. On en fait plus souvent des allumettes (pour un arbre qui pousse presque dans l’eau !…). Libre à vous d’en fabriquer, si le cœur vous en dit, un joli château ou une humble bicoque. Ou bien de la pâte à papier. Remarquons que le duvet des semences a servi autrefois à faire du « très bon et très beau » papier, des toiles à la finesse exceptionnelle, ce qui évoque quelque peu le symbolisme de l’ogham Eadha.
  • L’écorce du peuplier (surtout celle du blanc), riche en tanins, lui a valu d’être employée en tannerie (pour l’apprêt des maroquins en Russie, par exemple, cuirs que l’on destine plus précisément à la couverture des livres). Son écorce, par le biais d’une décoction très concentrée, et avec addition de sulfate de fer, produit un liquide noir semblable à l’encre de Chine. Du papier, de l’encre, parfois des pigments jaune d’or, l’on peut tirer du peuplier de quoi fabriquer un livre, que viendra couvrir ou non une belle peau de maroquin. C’est peut-être aussi à travers cela que le peuplier est oraculaire : il n’est pas seulement réductible au bruissement de ses feuilles, il semble aussi nous montrer le chemin qui doit être suivi pour conserver la trace de sa voix.
  • La résine des bourgeons de peuplier, outre ses fonctions médicinales, a trouvé d’autres débouchés : la savonnerie et la parfumerie (comme fixateur), etc.
  • Les feuilles de peuplier noir constituent un bon fourrage pour les chèvres et les moutons.
  • Attention : on répète la précaution qui veut qu’on s’interdise l’emploi des peupliers par voie interne en cas d’allergie avérée aux dérivés salicylés.
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    1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 750.
    2. L’étymologie du nom même du héros nous fait savoir qu’il signifie « gloire d’Héra ». L’a t-on ainsi nommé pour apaiser le courroux de la déesse ?
    3. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 100.
    4. Dans La magie naturelle de Jean-Baptiste Porta, on trouve une recette « sorcière » particulièrement stéréotypée dans laquelle l’auteur expose le modus operandi permettant d’obtenir un onguent de sabbat : il s’y trouve des feuilles de peuplier dont il ne nous est pas dit s’il s’agit du blanc ou du noir. Bien plus tard, Anne Osmont communiquera une recette presque identique, pour laquelle elle signale l’emploi des feuilles de peuplier noir.
    5. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 746.
    6. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 243.
    7. Onzième ou douzième travail, cela dépend des sources.
    8. Robert Graves, Les mythes grecs, p. 405.
    9. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 243.
    10. Ibidem.
    11. Ovide, Les Métamorphoses, Livre II, p. 100.
    12. Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 195.
    13. Petit Albert, p. 270.
    14. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 286.
    15. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 281.
    16. Ibidem, p. 282.
    17. Lucien de Samosate, Discours, Hercule.
    18. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 284.
    19. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 188.
    20. Serenus Sammonicus, Préceptes médicaux, p. 46.
    21. Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 143.
    22. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 753.
    23. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, pp. 128-129.

© Books of Dante – 2020

Un bourgeon de peuplier noir luisant de résine.