L’actée noire (Cimicifuga racemosa)

Synonymes : actée à grappes noire, cohosh noir, serpent à queue noire, serpentaire noire, racine de squaw, pied de squaw noir, cierge d’argent.

Vu sa localisation, cette plante n’était bien évidemment pas inconnue d’un certain nombre de tribus amérindiennes telles que les Ojibwés, les Algonquins ou encore les Iroquois. D’ailleurs, aujourd’hui encore, le nom vernaculaire anglais qui désigne l’actée noire – cohosh – provient d’un mot de la langue algonquine signifiant « rêche, rugueux ». Plante médicinale amérindienne, l’actée noire passait pour un remède tonique durant la grossesse et les menstruations (on ne l’appelle pas squaw-root ou encore squaw-foot pour rien). Les Amérindiens ont largement fait usage de cette plante « pour stimuler les règles, pour traiter les douleurs rhumatismes, la toux et le rhume, la constipation et les troubles rénaux, pour faire dormir les bébés et pour favoriser la circulation du lait chez les femmes ». Un tel tableau thérapeutique ne manqua pas d’intéresser vivement les colons venus s’installer dans cette région d’Amérique du Nord. Ayant appris des peuples autochtones, les pionniers communiquèrent à leur tour aux médecins les bienfaits de l’actée noire. C’est ainsi que « au début du XIXe siècle, elle était déjà bien connue des praticiens américains. Le docteur Edwin Hale l’introduisit en homéopathie en 1855. Elle a fait l’objet de plusieurs expérimentations minutieuses et a été largement utilisée par les médecins homéopathes et phytothérapeutes vers la fin du siècle. Hering a écrit en 1880 qu’il s’agissait d’un ‘polychreste’ (un remède universel et largement applicable) et qu’il avait bien été éprouvé, ayant été testé sur quarante hommes et six femmes. Les expérimentations ont révélé de nombreux symptômes psychologiques et physiques caractéristiques. Le Clinical Therapeutics de Temple Hoyne, qui est apparu à peu près à la même époque, documente de nombreux cas tirés de la littérature homéopathique. Malheureusement, l’influence énorme du docteur Kent a minimisé l’importance de Cimicifuga dans ses Conférences sur la matière médicale qui ont paru en 1905. Il affirme à tort qu’elle avait été de peu d’importance, et à son avis il s’agirait d’un remède d’utilisation limitée. C’est peut-être pour cela que les homéopathes du XXe siècle ne considèrent pas Cimicifuga comme un héritage ‘polychreste’ »1. Mais plutôt que d’accorder quelque crédit à ces chipotages, il me semble plus profitable de nous pencher sur la personnalité « actée noire », en donnant une description des personnes auxquelles se destine le remède « teinture-mère de Cimicifuga », ainsi que les principaux signes cliniques et psychiques qui les caractérisent.

L’actée noire est une grande plante herbacée vivace d’Amérique du Nord, qui se localise le plus fréquemment sur le fronton est de ce continent, tant dans les régions boisées, ombragées et humides du Canada que des États-Unis. Cette vigoureuse plante se compose, pour ce qui concerne sa partie souterraine, d’une souche épaisse de laquelle se propage un embrouillamini de racines et radicelles brun roussâtre, et au-dessus desquelles surgit une profusion de feuilles bi ou tri-terminées, fortement dentées. Sa taille élevée, la plante la doit à de très grandes hampes florales culminant parfois à 2,50 m du sol, bien que leur « tête » penche souvent quelque peu sur le côté, comme si, trop humble, la plante ne savait pas faire autre chose que de regarder ses pieds. Ponctuée d’une inflorescence très ornementale mais malodorante, l’actée noire fleurit généralement en juillet, sous la forme de grappes étroites de minuscules fleurs blanches.

C’est la racine de l’actée noire qui peut tout d’abord nous fournir une piste essentielle : ombrageuse, embrouillée, elle semble couver une congestion, pelote de laine ou de nerfs en désordre. C’est par cet aspect de petit nuage noir au-dessus de la tête ou bien tout autour, qui nous fait savoir que la personne justiciable du remède Cimicifuga se sent généralement prise au piège, encerclé, « empêtré dans une toile de forces coercitives contre laquelle elle se bat, mais qu’elle ne peut parvenir à vaincre »2, ce qui la jette dans un profond désespoir, renforcé d’autant que le type « actée noire » passe pour hypocondriaque. Le manque de clarté, la confusion, l’obscurité dans le jugement, côtoient la peur de devenir fou : tout cela rend le sujet suspicieux et soupçonneux, bien conscient que les forces qui pèsent sur lui ne sont pas que le fruit de son imagination.

Le plus souvent femme, le type « actée noire » se singularise par son magnétisme et son sex-appeal évident. Son regard profond et éblouissant sait être attractif. Malheureusement, ces personnes attirent malgré elles des individus possessifs, à même de commettre des abus, et de faire tomber la relation – si elle vient à se concrétiser entre les deux personnes – au stade d’une pernicieuse forme d’addiction. Après avoir été si prodigue de bienfaisantes énergies envers son partenaire, le type « actée noire » en vient soudainement à couper les vannes pour d’évidentes raisons de protection. Dès lors qu’il est clair qu’elle se sait manipuler, elle pressent très fortement que le piège dans lequel elle se voit enfermée lui fait craindre pour sa vie même, redoutant que la mort ne survienne, jusque sous son propre toit !

Le poids et la charge mentale que l’on fait peser sur ces personnes se signalent tout d’abord par la condensation, la concrétisation et la solidification de leurs forces, d’où l’apparition, chez elles, de phénomènes « sclérosants » tels que l’arthrite dans les doigts, et les rhumatismes qui affectent le dos et la colonne vertébrale en particulier : savoir qu’en anglais on appelle la plante raise hamp, c’est-à-dire « hampe dressée », doit nous mettre la puce à l’oreille. Cette congestion des énergies conduit à des tensions crâniennes, cérébro-spinales et vertébrales, qui peuvent occasionner, de manière chronique, des maux de tête se déployant dès la base du cou, ainsi que des douleurs viscérales, par déplacement de la colonne selon son axe, tant la personne « actée noire » a été secouée comme un prunier, au sens figuré ici. Il ressort cependant que ceux qui ont été ébranlées au sens propre, par le biais d’un accidentel coup du lapin, peuvent également recourir au remède Cimicifuga. Matthew Wood remarqua que « l’actée noire a une longue tige florifère qui pousse au-dessus des tiges feuillues et qui est exposée au vent, ce qui l’amène à être ‘fouettée’ d’avant en arrière. Ce qui semble plutôt suggestif  »3.

La rétention des forces, la pétrification des énergies, c’est tout à fait typique d’une influence saturnienne. Cela peut donc physiquement se traduire par un arrêt pur et simple des règles, un stockage et une accumulation de ces mêmes énergies dans le corps, et qui vont donc y stagner, comme c’est le cas lorsque le type « actée noire », du moins sa colonne vertébrale, se voit engorgé de liquide céphalo-rachidien. Dans ces circonstances, la sphère gynécologique est grandement malmenée : non seulement les règles se voient supprimées, retardées ou perturbées, mais le désir sexuel d’« actée noire » s’essouffle, vient à disparaître, même bien après qu’elle soit parvenue à se tirer du mauvais pas qui la liait au partenaire abusif et manipulateur.

Malheureusement, l’empreinte psychique de ces hommes reste vive, et peut longtemps encore agir à distance, bien malgré la personne « actée noire » qui verse alors dans les sombres heures de la morosité et de la manie, passant du coq à l’âne ou bien par des montagnes russes émotionnelles. Dernier trait caractéristique : le bavardage excessif et incessant le dispute à la difficulté de laisser libre cours à la parole, en particulier dès lors qu’il s’agit de s’exprimer sur la question de ses émotions et de ses sensations, de décrire précisément les symptômes vécus et ressentis. C’est cela qui va m’amener à conclure, me remémorant soudainement cette anecdote sur laquelle j’aurais pu complètement passer. Pour cela, il faut revenir au nom latin que Linné a attribué initialement à cette plante, c’est-à-dire Actaea. Selon ce qu’il en est généralement dit, son choix aurait été inspiré par la légende d’Actéon, que je m’en vais vous rappeler ci-après : Actéon, c’est ce chasseur de la mythologie grecque ayant surpris au bain Artémis. La chaste déesse se vengea de cette offense en métamorphosant le chasseur en un cerf que ses propres chiens, qui ne le reconnurent même pas, dévorèrent sur le champ. Et alors ? Eh bien, il est dit que le chien qui avala la langue d’Actéon devenu cerf fut dès lors doué du don de parole. Or, l’actée noire ne dénoue-t-elle pas le nœud des émotions, au point d’en faciliter l’exposition par la parole ?4

En Europe, l’on a aussi une actée (actée à épi, Actaea spicata), provenant non pas de l’ouest, mais de l’est, et dont on n’a pas su faire autant de bien que les Américains avec l’actée noire. Étant donné que ce végétal d’importation est relativement courant dans la nature en France, il me semble indispensable d’en faire une description botanique.

Provenant originellement du Caucase, cette plante est effectivement répandue aux territoires tempérés froids de l’Europe, ce qui fait qu’on la trouve sans difficulté en région parisienne par exemple, mais également « dans les ruines de nombreux châteaux féodaux des Vosges, sur des sols où elle ne saurait être spontanée »5. Fournier imagine, qu’en effet, la plante aurait pu faire l’objet d’une plausible culture aux temps médiévaux, et qu’elle aurait ensuite essaimé, à tel point qu’en France on la trouve presque partout, à partir du moment que ses épaisses racines brunes et ramifiées prennent possession de rocailles, ravins, bordures de ruisseaux et autres bois de feuillus humides et ombragés, principalement sur sols calcaires, collinaires et montueux.

De stature beaucoup plus modeste que l’actée noire, l’actée à épi ne dépasse que rarement le mètre de hauteur (elle oscille plus fréquemment entre 40 et 80 cm). Plante non ramifiée, l’actée à épi est, grosso modo, constituée de deux parties : auprès du sol, l’on peut observer une masse feuillue et dense composée de feuilles basales, deux à trois fois découpées en folioles ovales, inégalement aiguës et dentées, au nombre de trois à cinq. Au sommet de la plante n’existent que quelques feuilles et une grappe de petites fleurs blanc jaunâtre parfois lavées de violacé, portées par de longs pédoncules. On leur voit généralement quatre à six pétales, le même nombre de sépales et de très nombreuses étamines. De défloraison rapide, l’actée à épi étale néanmoins l’éclosion de ses fleurs durant trois bons mois, de mai à juillet. Elles laissent peu à peu la place à des fruits noirs et luisants, qui ressemblent assez à ces friandises vernissées que sont les grains de café au chocolat. Cependant, ne nous y trompons pas, l’odeur désagréable de la plante nous renseigne sur son incomestibilité.

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Les actées en phytothérapie

Comme nous l’avons précédemment souligné, l’actée à épi, plus proche de nous géographiquement, est bien moins connue que l’actée noire, pourtant inscrite dans une autre sphère culturelle. De plus, « l’usage interne de l’actée [à épi] a été abandonné – sauf des homéopathes – en raison de ses effets incertains, toujours dangereux, et de l’ignorance où l’on est encore des principes qu’elle contient »6. Où en est-on à ce sujet, d’ailleurs ? Eh bien, ni plus ni moins au même stade qu’il y a ¾ de siècle, hélas. Tout d’abord, le feuillage de l’actée dégage un parfum épouvantable quand on le froisse, rappelant de beaucoup celui du sureau (la ressemblance entre la forme des feuilles de l’actée, l’allure de ses baies avec celles du sureau, explique que son nom latin, actaea, ne soit pas autre chose qu’une latinisation de l’antique nom du sureau, à savoir aktaia). De sa racine nauséabonde exsude un suc très âcre et vésicant. Sa saveur amère et astringente s’approche tout premièrement de celle de la douce-amère (Solanum dulcamara), puis devient rapidement irritante et pour le moins mordante. Rien de bien réjouissant à l’horizon, comme on le constate avec aisance. C’est pourquoi, sans doute, l’analyse pharmaceutique ne s’est pas étendue sur le sujet, et qu’à peine sait-on que cette actée contient du tanin et de la protoanémonine, ce qui en soi n’est pas franchement un scoop.

Du côté de l’actée noire, l’on en sait bien davantage, puisque dans cette plante se trouvent divers composants très clairement identifiés : des glycosides triterpéniques tels que la cimicifugine et l’actéine, des substances de nature flavonique (formononétine), des flavonoïdes, du tanin, des résines, des acides isoférulique et fukinolique, enfin des isoflavones à porté œstrogénique qui rendent la plante intéressante à plus d’un titre.

Propriétés thérapeutiques

  • Modératrice réflexe du système nerveux (avec action dépressive sur la circulation et la respiration)
  • Antispasmodique vasculaire, hypotensive
  • Sédative nerveuse
  • Anti-asthmatique, expectorante
  • Diurétique
  • Emménagogue, œstrogen like
  • Antirhumatismale

Note : à l’actée à épi, l’on a octroyé des propriétés également antispasmodique et expectorante ; c’est aussi un purgatif drastique violent agissant à la manière de l’hellébore noir (on a longtemps substitué sa racine à celle de la rose de Noël, avec laquelle elle offre une grande ressemblance morphologique). Enfin, ses effets répulsifs sur les insectes et la vermine sont bien connus. Plus encore que simplement les faire fuir, l’actée à épi les détruit, en particulier les poux.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gynécologique : dysménorrhée, spasmes douloureux durant les règles, règles douloureuses, crampes menstruelles et autres crampes musculaires aggravées par les règles, troubles menstruels liés à une trop faible production d’œstrogènes, leucorrhée, accouchement, ménopause (sautes d’humeur, bouffées de chaleur, asthénie, sueur nocturne, sécheresse vaginale), cancer du sein
  • Troubles de la sphère respiratoire : asthme*, coqueluche, toux, toux des tuberculeux*, catarrhe rebelle*
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : hypertension artérielle, diminuer la fréquence du pouls, acouphènes et bourdonnements d’oreilles (en association avec la teinture-mère de ginkgo biloba), maux de tête et céphalée congestive
  • Troubles locomoteurs : rhumatisme, rhumatisme articulaire, crampe, goutte*, névralgie d’étiologie variée (fatigue, surmenage), poussée d’arthrite (propre au terrain rhumatisant ou bien relative à la ménopause)
  • Troubles du système nerveux : nervosité, épilepsie (?), delirium tremens (?)
  • Morsure de serpent (?)*, gale**, poux**

* : concerne aussi l’actée à épi.

** : ne concerne que l’actée à épi.

Modes d’emploi

  • Décoction de la plante entière fraîche (actée à épi). Cette préparation se destine uniquement à un emploi extérieur (gale, poux, etc.).
  • Décoction de racine d’actée noire.
  • Infusion théiforme de feuilles sèches d’actée noire.
  • Poudre de la plante sèche (actée à épi).
  • Extrait fluide d’actée noire.
  • Teinture-mère d’actée noire.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : si l’on conseillait, dans les vieux opuscules phytothérapeutiques qui accueillaient quelques données propres à l’actée à épi, de réaliser la récolte de sa racine en toute saison pour s’en servir exclusivement à l’état frais, il apparaît opportun de déchausser l’« embrouillamineuse » racine de l’actée noire à l’automne, avant de l’exposer au séchage.
  • Toxicité : elle a fait complètement abandonner l’actée à épi. Elle apparaît très variable : si elle n’incommode pas des animaux comme le mouton, la chèvre et l’âne, elle est, dit-on, vénéneuse pour le gros bétail et fatale pour les poules et les canards, tous les organismes ne répondant pas de la même façon. Mais nous ne sommes ni les uns ni les autres. Concernant l’homme, on situe la toxicité de l’actée à épi au même niveau que celle de l’aconit napel et de l’hellébore noir, c’est tout dire. Les fruits de l’actée à épi, tout d’abord doucereux (le piège, encore !), se dirigent par la suite vers un effet vivement irritant, enflammant les muqueuses buccales et digestives de cruelles brûlures. La racine n’est pas en reste, occasionnant plus ou moins les mêmes symptômes, auxquels l’on peut rajouter diarrhée et vomissement. A l’irritation globale du tube digestif s’ajoutent une perturbation des fonctions cérébrales, des manifestations semblables à l’ivresse, une sorte de délire furieux, etc. Du fait des activités hormonales de l’actée noire, il n’est pas recommandé d’employer cette plante durant la grossesse et l’allaitement.
  • Confusion : l’actée à épi peut, à la rigueur, se confondre avec la barbe de bouc (Aruncus dioicus). Fournier signalait la potentielle ressemblance de l’actée à épi avec l’isopyre faux-pigamon (Isopyrum thalictroides), mais je crois que le chanoine s’inquiétait de trop, tant ces deux plantes n’ont pas grand-chose de commun.
  • Autres espèces : – l’actée rouge (A. rubra) est une plante nord-américaine qui porte des baies non pas noires comme l’actée à épi mais rouge flamboyant comme des groseilles (non comestibles) ; – l’actée blanche (A. pachypoda), également appelée œil de poupée, en raison de l’allure de ses baies toutes blanches ponctuées, à leur extrémité, d’une petite protubérance noire, le tout formant l’illusion d’un globe oculaire muni de sa pupille ; – le cierge d’argent (A. simplex) : c’est l’actée qui ressemble le plus à l’actée noire, avec sa brassée de feuilles touffues de laquelle émergent ces longues hampes florales, arquées à leur sommet. Elle se déploie sur la plus grande partie orientale du continent asiatique (Japon, Mongolie, Sibérie, etc.) ; – la cimicaire (Cimicifuga foetida), plante d’Asie usitée en médecine traditionnelle chinoise, et dont le nom provient du latin cimex, cimicis, qui veut dire « punaise », en référence aux insectes du même nom. C’est sur cette base que le mot cimicifuga a été construit. Il signifie « qui fait fuir (fuga) les punaises », appellation tout à fait justifiée puisque ce type de plante était couramment employé pour prémunir la literie de l’invasion de ces insectes peu gracieux. Et à cela il n’y a rien de bien étonnant : n’avons-nous pas constaté, plus haut, que l’actée noire pouvait mettre en fuite de sombres cafards ?

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  1. Matthew Wood, Seven Herbs. Plants as teachers, pp. 101-102.
  2. Ibidem, p. 101.
  3. Ibidem, p. 106.
  4. Dans ce portrait du type « actée noire », j’ai insisté sur le fait qu’il s’agissait souvent de femmes. Cependant, il est possible que le remède Cimicifuga s’adresse aux hommes pour des raisons identiques.
  5. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 47.
  6. Ibidem, p. 48.

© Books of Dante – 2021

La lobélie enflée (Lobelia inflata)

Lobelia cardinalis (Wikimedia commons : domaine public).

Synonymes : herbe à l’asthme, tabac indien.

La lobélie porte un nom qu’elle a emprunté à Matthias de l’Obel, médecin flamand au service du roi d’Angleterre Jacques 1er, et cela grâce au français Charles Plumier, botaniste de talent qui se rendit à plusieurs reprises aux Amériques où il fit peut-être la rencontre de l’une des nombreuses lobélies que compte cet immense territoire. Nous-mêmes connaissons un peu ces plantes, puisque lorsque les colons européens, installés en Amérique du Nord, apprirent à estimer ces plantes, ils s’inspirèrent du savoir emmagasiné par diverses tribus amérindiennes au sujet de leurs qualités thérapeutiques. Par exemple, les racines de la cardinale bleue (Lobelia siphilitica) passaient, au témoignage de tribus iroquoises, pour un remède des maladies vénériennes et de l’asthme. D’autres tribus canadiennes faisaient usage des feuilles de la lobélie enflée comme celles du tabac, en raison de leurs propriétés magiques (il s’agit d’une plante enthéogène), mais également en tant qu’herbe vomitive, capable de libérer les poumons, d’expulser les vers et de guérir, elle aussi, les maladies vénériennes.

Ainsi, après avoir appris l’usage de ces différentes plantes auprès des peuples autochtones, les colons s’empressèrent d’exporter ces plantes en direction de leur pays d’origine. C’est cela qui fit dire à Cazin qu’en son temps la cardinale bleue étaient cultivée depuis longtemps dans les jardins. D’autres, héritant du savoir-faire amérindien, firent grand usage de ces plantes au sein de leurs pratiques, comme cela fut le cas de « l’herboriste américain Samuel Thomson » (1769-1843) [qui] a fait l’éloge de cette plante au point d’en faire l’élément principal de sa thérapeutique » (1).

Ceux qui les remportèrent avec eux, en particulier la cardinale bleue et la lobélie enflée, firent la publicité de ces plantes. Par exemple la première des deux fut clairement positionnée comme un spécifique de la syphilis. On assurait que « les symptômes les plus graves de la syphilis cèdent à son usage, et une guérison parfaite en est toujours le résultat » (2). A ces effets prompts et heureux, certains rétorquèrent que la décoction de la racine de cette plante, absorbée en interne et fomentée par voie externe, était tout juste convenable pour déterger les ulcères cutanés que cette maladie sexuellement transmissible ne manque pas d’occasionner la plupart du temps. Ce qui n’est déjà pas si mal, tant sont laids ces ulcères (ceci dit, les ulcères jolis, ça n’existe pas). Malheureusement, en France, « cette plante n’a pas répondu aux espérances qu’elle avait fait concevoir » (3). Même écho désabusé du côté de la lobélie brûlante que Bodart, durant un temps, montra comme le moyen indigène de substituer certaines productions végétales exotiques dont la cardinale bleue (et le gaïac, en particulier comme remède antisyphilitique). « Nous avons déjà remarqué, explique-t-il, que nous nous plaignons du trop peu d’énergie de nos productions indigènes (sic) ; nous nous croyons obligés d’aller chercher au-delà des mers des moyens de guérison : la lobélie brûlante offre l’un des plus forts arguments que l’on puisse opposer à cette erreur. Loin d’être trop peu active, nous sommes persuadé qu’elle ne le cède en rien à la lobélie de la Virginie, et qu’on doit plutôt s’occuper d’enchaîner sa virulence que des moyens de l’augmenter ». Pour cela, Bodart suggérait de bien préparer la plante et de la correctement doser, tout à fait conscient de « l’influence des climats sur les constitutions humaines et sur celles des végétaux ». Quand l’on considère qu’au temps de Fournier cette plante était à peu près abandonnée, il est clair que cet appel est resté lettre morte.

Aujourd’hui, que reste-t-il de ce passé médicinal et pharmaceutique ? Peu de choses. Vers quelle destinée cette plante peut-elle espérer se diriger ? Je ne crois pas qu’on puise faire un autre usage de la lobélie qu’homéopathique : il y a fort à parier qu’une teinture-mère de cette plante – qui existe – administrée dans des doses plus qu’infimes, permettrait de venir à bout de certains « patterns » et autres vécus psycho-émotionnels pénibles sur lesquels il reste à se pencher. L’on a bien, du côté du bush australien, un élixir floral d’Angelsword (Lobelia gibbosa), mais cela nous éloigne de notre propos…

Ex campanulacée, la lobélie appartient désormais à la famille des Lobéliacées. Rien de plus simple. Composée d’une tige rameuse et poilue de 30 à 60 cm de hauteur, la lobélie enflée est garnie de feuilles dès sa base : celles-ci, épaisses et charnues, pubescentes, adoptent une forme plus ou moins lancéolée, arborant des crénelures-dentures en leur pourtour. Enchâssées à l’aisselle des feuilles, les fleurs de lobélie enflée sont typiques du genre : la corolle est formée d’une seule pièce constituée de cinq lobes inégaux, formant comme deux lèvres par leurs cinq étamines complètement soudées les unes aux autres de façon à former une sorte de tube. Ces fleurs petites, organisées en grappes terminales lâches, arborent une belle couleur bleu lavande pâle parfois nuancée de rose. C’est la fructification de la lobélie qui lui vaut le qualificatif d’enflée. En effet, les fruits verts de lobélie, une fois bien ventrus, prennent l’allure d’un ballon de basket.

Plante annuelle voire bisannuelle, la lobélie enflée se rencontre naturellement sur la portion est des États-Unis, ainsi qu’au Québec. Elle apprécie plusieurs milieux très communs tels que les abords de champs cultivés, les prairies, les zones boisées, les friches, les talus bordant les routes, le tout sur des sols principalement acides.

Lobelia inflata

La lobélie enflée en phytothérapie

Comme la plupart des lobélies, la lobélie dite enflée est une plante qui ne sent pas très bon, exhalant des relents vireux. On la rapproche du tabac sur ce point. Du côté du goût, ça n’est guère mieux puisque les sommités fleuries de saveur âcre et amère n’ont rien à envier à la racine : tout d’abord sucrée (le piège !), cette dernière se révèle in fine également âcre, ainsi que nauséeuse. Il faut dire que cette plante est emplie, à la manière des euphorbes, d’un suc caustique, valant à certaines lobélies d’avoir été qualifiées de « brûlantes » (Lobelia urens).

La lobélie, d’un point de vie biochimique, est surtout connue pour receler divers alcaloïdes de nature identique à la pipérine, dont la lobéline, alcaloïde de structure voisine de la nicotine, à laquelle l’on peut ajouter la lobélarine, la lobélanine, découverte en 1925, de même que la lobélanidine dont on signale que l’action est similaire à celle du curare, c’est-à-dire qu’à faible dose, elle stimule le centre respiratoire et le système nerveux, mais à forte dose, elle les déprime et les paralyse. Enfin, l’on découvrit la lobénine, autre alcaloïde, en 1931. A cela, ajoutons pour finir de l’acide lobélique, des acides carboxyliques, des matières grasses et résineuses, du tanin, une sorte de cire végétale, enfin une faible fraction d’essence aromatique.

Propriétés thérapeutiques

  • Antispasmodique respiratoire puissante, relaxante et décontractante des petits muscles striés des bronches et des bronchioles (ce qui rend meilleure l’oxygénation, facilite la respiration et expulse le mucus plus facilement), bronchodilatatrice, analeptique respiratoire, expectorante, stimulante respiratoire, anti-asthmatique
  • Sédative, calmante du système nerveux autonome
  • Tonique circulatoire, vasoconstrictrice
  • Diaphorétique
  • Sialagogue
  • Astringente, cicatrisante (L. chinensis ou Ban Bian Lian)
  • Diurétique (L. siphilitica)
  • Vermifuge (L. cardinalis)
  • Antidépressive (?), euphorisante

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, bronchite chronique, asthme, asthme bronchique, dyspnée, suffocation et autres difficultés respiratoires (surtout si elles s’accompagnent d’une fatigue cardiaque), emphysème, rhume des foins, coqueluche, croup (diphtérie laryngée)
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : crampe stomacale, vomissements incoercibles
  • Troubles locomoteurs : entorse, dorsalgie musculaire et autres troubles musculaires du même ordre, crampe nocturne
  • Strangurie
  • Dysménorrhée
  • Angor

Note 1 : la lobélie demeure surtout connue pour la réputation qu’on lui a faite concernant sa propension à « enlever le goût du tabac et qu’elle serait utile dans ce cas pour guérir les fumeurs d’une passion souvent trop peu dominée (4). Cet usage signalé par Botan, valait surtout pour la lobéline seule. Mais tout cela s’est avéré bien discuté, du moins discutable : si Jean-Marie Pelt consigne le peu d’effet de cette plante dans le sevrage tabagique, Paul-Victor Fournier avant lui alertait sur le risque « de tomber d’un mal dans un pire » (5), relativement à l’évidente toxicité de la lobélie et dont nous parlerons plus loin des principales manifestations. A l’heure actuelle, la teinture-mère de lobélie enflée est encore usitée ici et là pour accompagnée le sevrage tabagique, en compagnie d’autres préparations homéopathiques comme Caladium seguinum, Tabacum et Staphysagria.

Note 2 : au début du XXe siècle, la firme pharmaceutique Boehringer Ingelheim propose au commerce une lobéline cristallisée, spécifique des situations désespérées que cite le Larousse médical : « Le chlorhydrate de lobéline est employé contre la dyspnée, les accidents d’intoxications causés par les hypnotiques, les anesthésiques, la morphine, l’asphyxie par l’oxyde de carbone, le gaz d’éclairage » (6), auxquelles on peut ajouter le narcotisme, la paralysie respiratoire, l’asphyxie des nouveaux-nés, etc. Cette substance, que l’on injectait par voie intraveineuse ou intramusculaire par dose de 5 à 30 cg, a été abandonnée au même titre que le pentylènetétrazole ou le nicéthamide. Cette substance a été également impliquée dans le traitement de l’addiction au tabac, sans faire montre d’une quelconque efficacité. On l’a appliquée de même à d’autres types d’addictions (cocaïne, alcool, amphétamine et méthamphétamine).

Modes d’emploi

  • Infusion de la plante sèche.
  • Poudre.
  • Teinture-mère.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : elle se réalise au début de l’automne. On coupe les tiges au-dessus du sol, que l’on ébarbe ensuite des feuilles basales jaunies, avant de les placer au séchage (sur claie ou suspendues à un fil).
  • Toxicité : sans compter que la lobéline est un toxique difficile à manier, il ressort de l’usage global de la plante une propriété éméto-cathartique à dose inadaptée. Ces vomissements s’accompagnent de nausée et de la plupart des symptômes typiques d’un empoisonnement à la nicotine : ralentissement du pouls, abaissement de la pression sanguine, colique, diarrhée, douleurs intestinales plus ou moins violentes, superpurgation, sensation de brûlure dans les voies urinaires, prostration avec anxiété intolérable, vertige, convulsions et spasmes, paralysie du cœur. A l’état frais, le suc caustique de la lobélie est à même de provoquer des dermatites de contact. Les précautions seront de rigueur avec la teinture-mère homéopathique : elle ne s’emploiera pas en cas de grossesse, d’allaitement, chez les enfants de moins de six ans, en cas de maladie de Parkinson.
  • Autres espèces : – la cardinale rouge (Lobelia cardinalis) est une lobélie vivace, au port beaucoup plus élevé que la lobélie enflée, portant des fleurs tubulaires de couleur rouge étincelant. Elle ressemble beaucoup à la suivante : – la cardinale bleue (Lobelia siphilitica) : de même stature que la précédente, elle porte cependant des fleurs bleu vif ; – la lobélie chinoise (Lobelia chinensis), dont les fleurs ont un faux air de cyclamen ; – la lobélie brûlante (Lobelia urens) ; – la lobélie de Dortmann (Lobelia dortmanna) : avec la précédente, ce sont les seules lobélies spontanées en France. La lobélie brûlante, qu’on appelle aussi cardinale des marais, apprécie effectivement beaucoup les lieux humides, de même que sa cousine qui, elle, peut parfois vivre à l’aise les pieds dans l’eau.

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  1. Larousse des plantes médicinales, p. 112.
  2. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 551.
  3. Ibidem.
  4. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles et de leurs applications thérapeutiques, p. 123.
  5. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 585.
  6. Larousse médical, p. 690.

© Books of Dante – 2021

Lobelia siphilitica (Wikimedia commons : © H. Zell).

La licorne

A la licorne, l’on a associé bien des sens symboliques parmi lesquels celui qui, ressortant avec le plus de prépondérance, concerne sa capacité à incarner la « force surnaturelle qui émane de ce qui est pur » et qui continuerait à s’exercer « sur les cœurs les plus corrompus » (1).

L’on a tous (?) de la licorne l’image du cheval blanc de lait au front orné d’une corne torsadée. Ce sont là ses caractéristiques physiques les plus couramment projetées. Mais si l’on y regarde de plus près, la licorne est un animal composite beaucoup plus polymorphique que cela. Est-il possible que des sur-ajouts d’éléments purent rendre l’animal aussi peu reconnaissable et visible au fil des siècles, en vertu de l’intarissable discours prodigué à son endroit ? Pas vraiment. Pourtant, entre son émergence orientale lointaine et les rangées de jouets à son effigie qui s’alignent dans les grands magasins, il a bien été question d’une métamorphose progressive de l’animal au fil du temps. Il est évident que la description qu’en donnait le médecin Ctisias au Ve siècle avant J.-C. – pour lui, la licorne est une espèce d’âne sauvage à la tête rouge et aux yeux bleus – et la version fluffy-bunny qui s’est imposée partout à l’heure actuelle, plus qu’un pas a été franchi. Oui, parce que la licorne, ça n’a pas toujours été ce cheval blanc à la crinière aux couleurs de l’arc-en-ciel, affublé d’une espèce de cornet de glace retourné et fiché sur le front, oh non ! Allez demander à un enfant d’étaler ses jouets – Little pony, Polly pockey, Playmobil, Lego, Barbie ou que sais-je encore –, il y aura forcément au moins une licorne dans le tas (2). S’apprêtent maintenant à déchanter celles et ceux qui vont apprendre que la licorne n’a pas toujours été ainsi. Plus haut, j’ai parlé de polymorphisme, ce qui veut dire que la licorne se rapproche d’une chimère, en ce sens qu’elle est constituée d’éléments empruntés à plusieurs animaux qui existent bel et bien. Du cheval, de l’âne, de la biche ou bien encore de la chèvre, l’on en tire l’élément principal, c’est-à-dire le corps de la bête, quadrupède très svelte au col délié, lequel s’achève le plus souvent par une tête équine ou caprine, tandis qu’à son autre extrémité, c’est l’âne, voire le lion, qui servent de modèle pour la queue de la licorne, dont les pattes sont chaussées de sabots fendus à la manière de ceux du cerf et du taureau. Enfin, elle peut être glabre ou poilue, arborant en ce dernier cas parfois une barbiche, voire une sorte de crinière.

Domenico Zampieri, La Vierge à la licorne, 1602. Domaine public.

Du point de vue du caractère, on dit la licorne douce, mais fière et orgueilleuse. Elle est parfois vue comme une créature mauvaise et cruelle au Moyen-Âge. Farouche et brutale, elle voue, quand elle en rencontre un, une haine tenace à l’éléphant (allez savoir…), et tente alors de l’embrocher avec sa corne, qu’elle a, dit-on, longue, droite et très brillante. Elle l’utilise aussi comme un moyen de dissuasion face à ceux qui chercheraient à s’en prendre à elle, bien qu’elle préfère fuir si elle le peut. Si elle est poursuivie, c’est que la licorne suscite la convoitise en raison des fabuleux pouvoirs logés dans sa corne frontale, dont le principal est de purifier tout ce qu’elle touche d’impur, de détecter la plupart des substances empoisonnées – venins, poisons, tout autres produits toxiques – et d’éloigner les démons. Ses supposées propriétés obligeaient sa vente à prix d’or, et il n’y avait guère que les rois, les seigneurs aisés et les monastères opulents qui cherchaient à se procurer une corne de licorne. On en découpait de petits fragments, que l’on enchâssait dans diverses vaisselles à boire et à manger, parce qu’il était bien connu que la corne de ce fantastique animal garantissait des poisons quiconque en absorberait par mégarde ou par le biais « des machinations d’une perfide marâtre », pour reprendre le bon mot de Serenus Sammonicus. En France, on s’en servit comme tel à la cour du roi, en compagnie des pierres de foudre et autres bézoards, et ce jusqu’à la veille de la Révolution française. Il faut également dire que la licorne incarnait de merveilleuses symboliques : la puissance et la force surnaturelle, la justice royale, le faste. Porte-bonheur augurant de bons présages, cette corne favorisait aussi la révélation divine, étant depuis longtemps liée à la chrétienté. L’on comprend que, dotée de toutes ces intéressantes qualités, l’homme n’ait pas hésité bien longtemps avant de partir à la conquête d’une corne de licorne, quitte, bien sûr, à tuer l’animal pour ce faire. Mais avant d’en arriver là, encore fallait-il s’emparer d’elle, ce qui n’était pas donné à tout le monde, puisque, comme nous l’avons souligné, elle évite la compagnie des hommes, leur préférant de loin les jeunes filles nobles, douces et agréables, dont elle se régale, dit-on, de l’odeur de virginité. Cette attraction détourne la licorne de sa route, qui s’en vient alors auprès de la jeune fille qui peut l’endormir à l’aide d’un lait virginal, ce qui en facilite la capture. Mais attention, si le piège est frelaté – c’est-à-dire que la jeune fille n’est plus vierge – la licorne entre dans une furieuse colère et tue généralement la menteuse de sa corne, parce que s’emparer de la licorne, cela signifie être suffisamment pur soi-même pour accéder à la sagesse et à l’intégrité spirituelle. Et c’est pour cela qu’à la jeune fille généralement anonyme l’on a substitué la Vierge Marie dans l’iconographie chrétienne : combien d’œuvres d’art montrent Marie dans une tonnelle de roses accompagnée d’une licorne, par exemple ? Le plus souvent, l’association des deux préfigure l’annonciation, c’est-à-dire l’annonce de la survenue prochaine du Christ par l’ange Gabriel. Il ne s’agit plus seulement d’unir la pureté féminine, souvent figurée par l’immaculée blancheur de cet animal, à la spiritualité masculine suggérée par la corne roide et bien droite, mais de faire de la licorne un symbole christique que l’on place dans le giron de Marie, au sein de l’Église elle-même, la Vierge Marie étant alors spirituellement fécondée par le Saint-Esprit, c’est-à-dire par ce phallus psychique qu’est la corne de licorne, qui se suffit à elle-même, le Père et le Saint-Esprit s’unissant tous deux en elle seule. A cette image de chasteté, l’on ajoute aussi la colombe et l’ange dans l’iconographie, afin que les choses soient bien claires : la licorne ne cherche ni à lutiner Marie ni à forniquer avec elle, comme certaines langues à la vue basse l’ont fait entendre.

La Dame à la licorne, 1484-1500. © Thesupermat (Wikimédia commons).

De la licorne originelle à toutes ces licornes qu’on vit fleurir entre les XVe et XVIIe siècles – l’une des plus célèbres restant, selon mon goût, la tapisserie dite de La Dame à la licorne (1484-1500) du Musée de Cluny à Paris –, un long chemin a été emprunté par la licorne pour qu’elle devienne ce qu’elle est en toute fin de Moyen-Âge. Cette accointance de la chrétienté avec elle s’explique par la présence de la licorne au cœur même de son livré sacré, puisque ce fabuleux animal est évoqué en plusieurs points de l’Ancien Testament. Cela justifierait donc le fait de l’avoir convoquée pour l’associer en bonne part à la figure mariale. Qu’en est-il exactement, surtout quand d’autres soutiennent qu’ils n’ont jamais rencontré de licorne au détour d’un verset lors de leur lecture de la Bible ? Selon certaines sources, la licorne apparaît en au moins sept circonstances dans l’Ancien Testament (3). J’ai donc recherché ces passages dans les deux bibles que je possède pour voir de quoi il retourne. Eh bien, il est uniquement question de licorne dans les Psaumes, dont un passage signale que l’animal ne possède qu’une corne, tandis qu’un autre pourrait nous faire imaginer qu’elle en a plus d’une… Partout ailleurs, l’on ne parle pas de licorne, mais de chevreuil et de… taureau ! Ce qui n’est pas tout à faite la même chose. Le meilleur pour la fin reste encore le livre de Job, au chapitre 39, qui est une véritable ménagerie : y figurent lion, lionceau, corbeau, paon, autruche, épervier, aigle, chamois, biche, âne, cheval, chèvre. Mais il n’y a pas de licorne à l’horizon. Pourtant, certaines bibles la font figurer dans les versets 12-14 : « La licorne voudra-t-elle te servir ou s’établira-t-elle près de ta crèche ? La lieras-tu de son lien pour labourer au sillon, ou hersera-t-elle les vallées après toi ? Te reposeras-tu sur elle, parce que sa force est grande, et lui abandonneras-tu ton travail ? » Dans une de mes bibles, pas de licorne, mais une chèvre sauvage, ce qui passe pour peu crédible. Un bœuf n’est-il pas plus adapté pour ces tâches agricoles, qui dissimulent bien évidemment une métaphore ? Il eut été question, non pas d’une chèvre, mais d’un taureau sauvage, ces versets auraient été beaucoup plus éloquents : le christianisme va-t-il pouvoir placer un joug sur l’échine du taureau sauvage afin d’en faire un docile animal ? (Autrement dit : peut-on évangéliser ces territoires barbares peuplés de ces « bœufs » sauvages que sont les aurochs, par exemple ?) Ce qui serait profitable à l’Église, parce que « de tous les animaux domestiques, le taureau est de loin le plus ‘sauvage’ » (4). Mais la licorne n’est pas vue comme un taureau, « au fil du temps, l’aspect de l’animal se transforme, son asinité [NdA : qu’on lui voyait emprunter durant l’Antiquité] disparaît, sa corne s’allonge, ses propriétés se multiplient » (5). Surtout, son allure équine au Moyen-Âge est le reflet de l’image valorisée et idéalisée du cheval à cette époque.

Lorsque les premiers traducteurs grecs de la Bible eurent affaire au mot hébreu re’em dans le texte, ils ne surent qu’en faire et finirent par lui accorder le sens de monoceros (qui deviendra unicornis en latin). Le chemin de la licorne était dès lors tout tracé. Or, si l’on en croit certaines sources, le re’em biblique ne serait pas autre chose qu’un bovidé sauvage, boúbalis, comme dit le grec, c’est-à-dire une « antilope », un « bœuf sauvage », peut-être l’oryx, bovidé dont les cornes longilignes peuvent dépasser un mètre de longueur. Le seul hic, c’est que cet animal en a deux (sauf quand il est vu de profil…), qui plus est orientées vers l’arrière de l’animal. Ainsi, la licorne, par le truchement d’un défaut de traduction, devint la remplaçante accorte du taureau, du moins de ce re’em/bovidé sauvage, ce qui arrangea fort les bestiaires moyenâgeux : que les taureaux bibliques devinssent des licornes, cela convenait parfaitement à la tradition chrétienne médiévale, parce que cet animal, au contraire du chaste bœuf – étant castré, il ne peut en aller autrement –, est considéré comme une créature diabolique. En effet, le taureau, animal au sang chaud et « empoisonné », est par trop fougueux et violent pour être facilement soumis. Imaginez un peu un taureau dans les jupons de la Vierge Marie, cela ferait tout de même désordre, d’autant que le taureau est une créature libidineuse à la sexualité débridée et inassouvissable, et qui, de toute façon, évoque trop instamment le culte de Mithra avec lequel le christianisme était en concurrence aux premiers siècles de notre ère. Du coup, la symbolique de la pureté et de chasteté en aurait rudement pâti, haem ^.^

Albrecht Dürer, Rhinocéros, 1515. Domaine public.

Cette fascination pour la licorne subsista longtemps. Par exemple, entre le XVIe et le XVIIIe siècles, de nombreux témoins affirmèrent avoir contemplé, ici ou là, une ou plusieurs licornes. C’est également le cas bien plus tôt, au XIIIe siècle, dans l’œuvre de Marco Polo, Le Livre des Merveilles, où l’on voit « se manifester une sorte de tension entre ce que la tradition lui suggérait de voir et ce qu’il voyait en réalité » (6). L’auteur, Umberto Eco, poursuit ses explications quelques pages plus loin : « Marco Polo pouvait-il ne pas chercher de licornes ? Il en chercha donc et les trouva, car il était enclin à poser sur les choses le regard de la tradition. Mais après avoir regardé, et vu, et en se fondant sur la culture du passé, voilà qu’il se met à réfléchir en témoin véridique, capable de critiquer les stéréotypes de l’exotisme. Il reconnaît en effet que les licornes qu’il a vues sont quelque peu différentes des gracieux chevreuils blancs à petite corne en spirale qui apparaissent sur les armoiries de la couronne anglaise » (7). Confronter la réalité aux fantasmes des cabinets de curiosités permet d’établir un nouveau regard qui n’est pas forcément plaisant pour qui privilégie la croyance aux dépens du savoir. Pourtant, malgré le titre de son ouvrage, Marco Polo s’efforce de contrôler son imagination, ce qui n’est pas en tout endroit réussi. Cependant, sur la question de la licorne, il parvient à ne pas s’échouer sur l’écueil de l’illusion et concède que « cette bête est assez laide à voir. Contrairement à ce que l’on dit chez nous, elle ne se laisse pas prendre par des pucelles, bien au contraire ». Eh oui, si l’on conjecture que cette « licorne » n’est pas autre chose que le rhinocéros ! Certains pensent même qu’il pourrait être le re’em des Hébreux, et Pline lui-même en son temps se demandait quand même si les soi-disant cornes de licornes ne proviendraient pas tout bonnement du rhinocéros (que l’on connaissait pour le voir combattre dans les arènes lors des jeux du cirque à Rome). En tous les cas, le naturaliste était suffisamment informé pour savoir que ces cornes étaient difficiles à se procurer, ce qui explique que l’on jeta très tôt son dévolu sur celles de l’oryx pour les faire frauduleusement passer pour des cornes de licorne tout ce qu’il y a de plus véritable. Marco Polo décrit donc au XIIIe siècle ce que Albrecht Dürer a gravé en 1515. Bien que l’artiste n’ait jamais vu l’animal en vrai (ici, un rhinocéros indien), il s’inspire d’un croquis et d’une description écrite anonyme de l’animal. Quand on voit le travail de Dürer, c’est là une preuve que la transformation d’une information au fur et à mesure de sa circulation est tout à fait relative. A plus de 500 ans de distance, pas de doute, le rhinocéros de Dürer est bel et bien un rhinocéros. Son sens du détail, son souci de l’exactitude ne sont pas tout à fait de la même nature que les grossières gravures que l’on peut voir dans l’ouvrage de Joannes de Cuba, l’Ortus sanitatus, datant de la fin du XVe siècle : l’on se prête à sourire devant les illustrations nous montrant une… licorne. Parfois, de telles illustrations, n’ayant que peu de rapport avec le sujet dont on parle, mais qui établissent la vision particulière que l’on a du monde, étaient parfois intercalées dans des ouvrages manuscrits, stratagème permettant de renforcer les légendes qui les imprègnent. C’était le cas des mirabilia, c’est-à-dire de cette littérature médiévale dont le but principal était la relation de voyages lointains et de ce qui y avait été vu et rencontré.

Dent de narval. © Licorne37 (Wikimédia commons).

Ainsi, l’on peut s’exclamer, avec certains zoologues modernes, que « oui, la licorne est une créature fabuleuse issue de la description déformée et mal comprise du rhinocéros d’Asie » (8). Certes, certes. Mais par quel puissant ressort psychique l’homme s’entiche-t-il de ces cornes qui ont valeur de fétiche si précieux que le mythe de la licorne se s’effondrera qu’au XVIIIe siècle ? Eh bien, l’existence tangible d’un autre animal – le narval – a servi de support physique à l’illusion chimérique de l’existence de la licorne terrestre. Et la question que l’on peut se poser, c’est la suivante : comment, à partir d’une seule corne, le reste de l’animal s’est construit tout autour ? Surtout que les tenants de l’existence de la licorne de terre n’ont jamais vu de narval, un animal marin fidèlement décrit par un texte anonyme norvégien remontant au XIIIe siècle, Le Miroir royal : « Dans les mers d’Islande, il y a aussi une espèce de baleine qu’on appelle náhwalr. Mais cette baleine n’est pas très grande, ne dépassant pas vingt aunes [NdA : c’est-à-dire 5 m pour le corps du mâle auxquels on rajoute 3 m pour la corne] ; elle n’est en aucune façon agressive et évite la rencontre des chasseurs. Mais elle a des dents toutes petites, sauf une dans la mâchoire supérieure, au bout de la tête. Cette dent est belle, bien formée et droite comme un oignon, elle est longue de sept aunes au maximum et tout entière tournée en vrille, comme si elle avait été façonnée par des outils. » Quelle fraîcheur ! On respire ! Comme tout cela nous change des égarements médiévaux que nous avons rencontrés jusqu’ici ! Les pêcheurs scandinaves étaient parfaitement au fait de l’existence du narval, alias licorne de mer, en raison de cette étonnante dent qui fut longtemps prise pour une corne. De plus, toutes ces informations proviennent d’un ouvrage très sérieux qui recense la totalité des connaissances établies en Norvège au sujet de la géographie, du commerce, de la zoologie, etc. Y figure même une démonstration prouvant la rotondité du globe terrestre (si, si !). Comme nous sommes loin en substance de ce qu’écrivait le zoologue français Bernard-Germain de Lacépède il y a deux siècles seulement, reprenant le pire de ce qui se disait au sujet du narval aux temps médiévaux, c’est-à-dire l’appétence de cet animal à couler des navires et à faire périr leurs passagers ! En effet, selon Lacépède, les 14 à 20 m de longueur du narval (sic) lui permettent sans peine, armé comme il l’est jusqu’aux dents, d’envoyer par le fond n’importe quel navire qui viendrait, imprudent, tomber sous sa dent vengeresse. Parce que ce qui fut pris pour une corne n’est en fait « que » l’incisive gauche modifiée de la mâchoire supérieure du narval. Mais peu importe, puisque « l’existence de cette licorne de mer fut un argument pour les tenants de la réalité de la licorne de terre. Depuis l’Antiquité, de nombreux auteurs étaient en effet persuadés que chaque animal terrestre avait son homologue dans la mer » (9).

Louis A. Sargent, Narvals, 1909. Domaine public.

Malgré toute l’honnêteté intellectuelle clairement lisible dans Le Miroir royal, de nombreux Européens se firent pendant longtemps abuser – et d’autres s’abusèrent eux-mêmes – par des marchands scandinaves qui leur vendaient des défenses de narval pour de véritables cornes de licorne de terre. La grande distance entre l’animal et celui qui le décrit, sans parfois l’observer sur le vif, a donné libre court à l’exagération, dont le point d’orgue fut sans doute les nombreuses hypothèses parfois farfelues qui furent proposées au sujet de l’utilité que pouvait bien avoir sa corne pour le narval, ce qui a sans doute aucun augmenté ses prétendus pouvoirs fabuleux et magiques. En somme, Lacépède, pour reprendre son exemple, adopte un comportement bien pire que celui de Marco Polo à l’endroit des licornes, qu’elles soient de terre comme de mer. Au sujet de cette dernière, son lieu de vie inhabituel, c’est-à-dire les latitudes élevées de l’océan Arctique, ne facilita effectivement pas l’observation in situ de l’animal par nos zoologues de salon.

Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, 1694. Domaine public.

S’il est vrai que le Larousse médical du XXe siècle ne fait plus mention des merveilleuses vertus curatives de la corne de licorne, l’on voyait encore au XVIIe siècle, dans l’œuvre du marchand droguiste parisien Pierre Pomet (1658-1699), Histoire générale des drogues, traitant des plantes, des animaux et des minéraux parue en 1694, de magnifiques illustrations de licornes, précédant la notice qu’il consacre à ces créatures et qui débute le livre des animaux ! Ceci dit, contrairement à d’autres, Pomet n’était pas dupe sur la question de l’identité de la dite corne de licorne de terre : « Ce sont des tronçons de cette corne que nous vendons à Paris, comme ils se vendent ailleurs, pour véritable corne de licorne, à laquelle quelques personnes attribuent de grandes propriétés, ce que je ne veux ni autoriser ni contredire, pour ne pas l’avoir expérimenté, n’ayant trouvé l’occasion d’en avoir des preuves suffisantes » (10). Ce passage prend place au chapitre XXXIII, qui traite non pas de la licorne de terre mais du narval ! Pomet poursuit et, deux pages plus loin, nous pouvons encore lire ceci : « On sera donc désabusé de croire que ce que nous appelons corne de licorne, des Latins unicornis et des Grecs monoceros, soit la corne d’un animal terrestre dont il est parlé dans l’Ancien Testament (sic), ou la corne de ces animaux ci-devant représentés au chapitre des licornes, mais n’est autre chose que la corne de narval […]. Autrefois ces cornes étaient si rares que Monsieur André Racq, médecin de Florence, dit qu’un marchant allemand en vendit une à un pape 4500 livres, ce qui est bien contraire au présent, en ce qu’il s’en trouve de très belles que l’on peut avoir à beaucoup meilleur marché » (11).

Las de ces chimères, l’homme du siècle des Lumières se résigna et abandonna l’idée de mettre un grelot au chat, mais ne s’en jeta pas moins avec délice à la conquête de nouvelles toquades tenaces comme chaque siècle en compte de nombreuses.

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  1. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 569.
  2. Il y en a une dans tous. J’ai vérifié ^_^
  3. Les voici : Job XXXIX, 12-13 ; Psaumes XXII, 22 ; Psaumes XXIX, 6 ; Psaumes XCII, 11 ; Nombres XXIII, 22 ; Nombres XXIV,8 ; Deutéronome XXXIII, 17.
  4. Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen-Âge, p. 130.
  5. Ibidem, p. 96.
  6. Umberto Eco, Histoire des lieux de légendes, p. 109.
  7. Ibidem, pp. 111-112.
  8. Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen-Âge, p. 97.
  9. Nelson Cazeils, Monstres marins, p. 84.
  10. La tradition médicale nous a déjà livré la plupart des secrets médicinaux de la corne de licorne. Donnons-en quelques-uns supplémentaires. Au temps d’Hildegarde de Bingen, cette dernière intercale, dans son Livre des animaux, entre l’ours et le tigre, une licorne (De unicorni) dont le foie, mêlé en forme d’onguent avec du jaune d’œuf, est bon contre la lèpre, de même que la peau de cet animal dont Hildegarde conseille de s’en confectionner des ceintures et des chausses qui font que, « pendant que tu les porteras, aucune peste ne te nuiras. » (Hildegarde de Bingen, Physica, p. 250).
  11. Pierre Pomet, Histoire générale des drogues. Seconde partie. Livre I, pp. 78-80.

© Books of Dante – 2021

Le lotier corniculé (Lotus corniculatus)

Lotus corniculatus – © Bernt Fransson

Synonymes : lotier des prés, pied-de-poule, pied d’oiseau, trèfle cornu, cornette, fourchette, pantoufles du petit Jésus, sabot de la mariée, petits cœurs.

En guise de clin d’œil, nous avons aujourd’hui affaire à une plante dont le nom rappelle celui du lotus que nous avons abordé naguère. La belle affaire, me direz-vous sans doute. Ce qui est très intéressant, c’est que le mot « lotus, d’où le nom français lotier, était dans l’Antiquité, comme le grec lôtos, le nom de plantes très diverses, arbres (jujubier, dattier, micocoulier), arbrisseaux, herbes aquatiques (nénuphar) ou de prairie, cette dernière étant peut-être notre lotier actuel » (1). Imaginez un peu la différence qui existe entre le minuscule lotier et le micocoulier – 20 m de haut ! Ce qui peut argumenter dans le sens de Fournier, c’est que le lotier appartient, tout comme le trèfle et la luzerne, à la même famille botanique, et que si les uns sont consommés par les bestiaux, il n’y a pas véritablement de raison pour que le lotier ne le soit pas. Aujourd’hui, on en est certain, les animaux comme les vaches et les chevaux avalent goulûment cette humble fleurette, mais rien ne dit qu’il s’agit là du fourrage dont on parlait sous le nom de lôtos du temps du poète Homère, les fabacées fourragères se comptant par dizaines en Europe. Dommage. J’eus aimé vous dire que le lotier brille de mille feux de par sa présence pour ceci ou pour cela depuis les temps les plus reculés, bla-bla-bla. Eh bien, non, raté ! Mais peu importe : en effet, est-ce bien important que le lotier ait été inscrit en lettres de feu sur les tablettes des Anciens ? Qu’il n’ait pas été plébiscité il y a 2000 ans lui enlève-t-il la valeur que, de toute façon, il possède bel et bien ? Celle-ci n’était-elle pas simplement dissimulée jusque-là ? Ce qui n’a pas encore été découvert n’existe-t-il pas pour autant ? Il y a deux millénaires, j’ignore si le lotier a intéressé ne serait-ce même qu’un peu l’homme de l’art ou de science, mais au moins puis-je vous apprendre qu’il apparaît très clairement dessiné dans les ouvrages de Léonard Fuchs (1543), de Matthias de l’Obel (1581) et de Rembert Dodoens (1583), et qu’il a préféré, bien plus tôt que cela, orner une page des Grandes Heures d’Anne de Bretagne de ses fleurettes (cf. illustration ci-dessous), dont la grâce et la délicatesse contreviennent tout de même au nom que l’histoire lui a donné : en effet, les botanistes surent faire preuve d’humour, en dotant le lotier d’un épithète pour le moins rabelaisien !…

Voici que ce qui est davantage qu’une anecdote nous est compté par le docteur Henri Leclerc : « C’est à une circonstance toute fortuite que je dois la découverte des vertus antispasmodiques du lotier corniculé que l’on ne connaissait jusqu’alors que comme plante fourragère. Consulté par une fermière de Chars-en-Vexin qui présentait de la conjonctivite et souffrait, en outre, de troubles nerveux se traduisant par de l’insomnie et par des palpitations, je lui conseillai de récolter du mélilot et d’en préparer une infusion dont elle se bassinerait les yeux : aussi ignorante en phytologie que distraite, elle recueillit du lotier et en fit une tisane qu’elle absorba au lieu de l’employer comme collyre. Si les conjonctivites ne bénéficièrent pas de cette médication, elle en obtint une amélioration très marquée de son nervosisme, car, en moins de huit jours, elle recouvra le sommeil et sentit son cœur s’assagir. Ce résultat inattendu m’engagea à essayer le même remède dans plusieurs cas semblables, et je pus reconnaître ainsi que je n’avais pas eu affaire à une simple coïncidence comme on en rencontre si fréquemment dans la pratique médicale » (2). Comment ne pas frétiller d’une joie tout enfantine face à une si croustillante historiette ? L’on ne sait trop comment – tant les fils du destin s’entrecroisent parfois d’étonnante manière – de telles choses viennent à se produire. Très souvent, de nombreux auteurs se penchèrent sur les signatures, ainsi que la théorie associée, afin de disséquer les entrailles des plantes et de tenter, plus ou moins heureusement, de les faire parler. C’est, par exemple, ce que faisait le docteur Bach. Mais, à l’endroit du lotier, pas une trace, je ne suis pas certain qu’aujourd’hui l’on en tire un élixir floral. En tous les cas, s’il en existe quelques-uns, ils ne doivent pas courir les rues. L’on en trouve un chez Elixalp, par exemple : il s’agit d’un élixir spagyrique pour lequel l’on dit de très jolies choses..

Bref, les faits rapportés par Leclerc « sont très intéressants comme exemple des propriétés médicinales des plantes jusqu’alors inusitées et comme document sur les origines de l’empirisme et sur les services qu’il n’a cessé de rendre » (3). Précisons que l’empirisme, avant d’avoir été dégradé par une médecine urbaine de laboratoire, faisait déjà partie de l’arsenal thérapeutique d’Hippocrate. Bien que ce dernier n’ait pas été le fondateur de l’École empirique (c’est à Philinos de Cos que reviendra cette tâche au III ème siècle avant J.-C.), il faut bien reconnaître l’importance qu’il donne à l’empirisme, un système philosophique qui s’appuie essentiellement sur l’expérience.

Très fréquent dans la plupart des régions tempérées d’Europe, l’on se demande bien comment a fait le lotier pour ne pas attirer l’œil à l’aide de ses fleurs parfumées de couleur jaune d’or, lavées de orange à l’extérieur, comme si en cet endroit précis la plante avait pris un coup de chaud, ou bien souvent de pourpre, comme pour rappeler son humilité et sa modestie. Pourtant, « certaines assemblées l’utilisèrent pour développer des pouvoirs extrasensoriels, des artistes s’en emparèrent pour potentialiser leur génie, quand il existait. Les poètes pour l’inspiration, les peintres pour l’extase des couleurs, les sculpteurs pour sublimer les formes et les créateurs sans talents pour essayer d’en avoir » (4). Je ne sais pas où Guy Fuinel est allé chercher ça, mais je donnerai cher pour le savoir. Peut-être du côté de Toni Ceron – c’est-à-dire celui qui se cache sous Elixalp – si j’en crois la bibliographie du petit livre duquel j’ai tiré cet extrait. A voir.

Revenons-en à la botanique. Le lotier, fort d’autant de prodiges, est une petite plante vivace intégralement glabre dont la taille variable – il oscille entre 10 et 35 cm – s’explique par le fait que ses tiges sont soit rampantes, soit semi-ascendantes. Pleines et anguleuses, elles émergent du sol, poussées par une souche très ramifiée, racine forte et longue. L’on y voit des feuilles composées ainsi : trois folioles entières en forme de fer de lance, regroupées comme s’il s’agissait d’une feuille de trèfle, auxquelles s’ajoutent, un peu éloignées sur le pétiole, deux autres folioles à l’allure de stipule. Lors de la floraison, qui s’étale sur pas loin de six mois, des fleurs longuement pédonculées, égaient de leur jaune solaire franc et chaleureux la plupart des lieux de vie du lotier corniculé, capable d’une grande souplesse d’adaptation biologique, puisqu’il est présent du niveau de la mer (ou presque), jusqu’à 2000 m d’altitude : pelouses rocailleuses, terrains cultivés (vergers, vignes…), éboulis rocheux, friches, talus, prairies fraîches, bois clairs, etc. Longues de 15 mm, groupées par deux à sept en petites ombelles, les fleurs du lotier sont formées d’un calice en cloche dentée, engainant une corolle en forme de bouche, rappelant par là la filiation du lotier avec le pois de senteur par exemple. Puis vient le temps de la fructification : les fruits prennent la forme de gousses droites de 15 à 30 mm de long, achevées par un bref bec courbé et recelant une ribambelle de petites semences noires.

Le lotier corniculé en phytothérapie

A petit article, petites données. Le lotier est une plante dont on dit qu’il partage les mêmes propriétés que la ballotte, mais surtout que la passiflore (imaginez un peu son bonheur que d’être ainsi comparé à une plante dont les fleurs sont aussi visibles que les siennes sont passe-partout). Eh bien, sachez que les fleurs du lotier contiennent des substances qui font beaucoup penser à certains constituants de la passiflore, mais également une fraction (0,02 %) d’acide cyanhydrique, ainsi qu’un certain nombre de flavonoïdes, ce qui ne saurait nous étonner à la vue des fleurs du lotier (cela ne signifie pas pour autant que toutes les plantes aux fleurs jaunes contiennent des flavonoïdes).

Propriétés thérapeutiques

  • Sédatif nerveux, antispasmodique, inducteur du sommeil, anti-dépresseur, euphorisant
  • Digestif
  • Vulnéraire, assainissant des plaies

Usages thérapeutiques

  • Troubles du système nerveux : dystonie neurovégétative, troubles nerveux liés à la dystrophie du nerf vague et du grand sympathique, angoisse, angoisse du psychasthénique, émotivité excessive, stress, éréthisme nerveux, crise de nerfs, neurasthénie, état dépressif, dépression, mélancolie, insomnie, agitation nocturne
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : palpitations, tachycardie, crise de tachyarythmie, hémorroïdes
  • Convalescence lors des maladies aiguës
  • Vertige

Modes d’emploi

  • Infusion concentrée de fleurs sèches de lotier corniculé : compter 10 g de fleurs pour une tasse d’eau bouillante. Laisser infuser durant dix minutes. 3 à 4 tasses par jour, dont une au moment du coucher.
  • Infusion composée : ¼ de tilleul, ¼ de verveine citronnée, ¼ de feuilles d’oranger et ¼ de lotier corniculé, le tout en infusion pendant cinq minutes à couvert.
  • Suc frais.
  • Cataplasme de la plante entière contuse (sans ses racines).
  • Extrait fluide.
  • Macération alcoolique : en pharmacie, l’on trouve une spécialité connue sous le nom d’antinerveux Lesourd, résultant de la macération hydro-alcoolique de lotier et de mélilot.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : elle peut se dérouler aussi longtemps que dure la floraison, soit de mai à septembre. On sectionne les sommités fleuries au-dessus du sol, puis l’on fait sécher sur des claies à l’abri de la lumière du soleil dans un local bien ventilé.
  • Si vous envisagez une cure au long cours avec le lotier, l’on conseille d’interrompre régulièrement les prises une semaine sur deux.

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  1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 586.
  2. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 218.
  3. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 587.
  4. Guy Fuinel, La sérénité et les plantes, pp. 50-51.

© Books of Dante – 2021

Lotus corniculatus – © Jeran Renz