L’aulne (Alnus glutinosa)

Synonymes : aune, aunet, anois, verne, vernhe, vergne, verng, berng, pearne, freann, bouleau vergne.

« D’où viennent ces noms d’Alnus et d’Aulne ? », s’interrogeait Paul-Victor Fournier dans le courant des années 1940 avant de conclure à son ignorance (1). Une soixantaine d’années plus tard, Thierry Thévenin lui répond, affirmant que ces noms ont un rapport avec les lieux de vie privilégiés de l’aulne, se situant en bordure d’eau.
Bien qu’alnus ait toute l’apparence du latin, il reste que se dissimule dans ce mot une bonne part de francique, c’est-à-dire une langue pas vraiment méridionale, et dont on retrouve entre autres la trace dans l’actuel alder anglais, de même que dans l’erle allemand. Ainsi, l’alnus ne serait donc pas complètement latin. Il est, par ailleurs, bien difficile d’asseoir avec certitude cette hypothèse, sachant que durant l’Antiquité gréco-romaine, l’aulne – de même que le petit oiseau qui niche sporadiquement dans ses branches, le tarin des aulnes – semble plutôt avoir joui du privilège de l’invisibilité, et que, globalement cet arbre était mieux connu des ennemis des Romains, à savoir les Celtes et les Germains, que par les Romains eux-mêmes, ces peuples ayant eu, semble-t-il, davantage d’influence linguistique sur cet arbre. Par exemple, la forte présence de l’aulne dans le Massif central explique le nom donné aux Arvernes, dont on connaît le très célèbre chef Vercingétorix, appartenant à l’une des nombreuses tribus peuplant la Gaule au temps de son occupation par Jules César, réparties sur un territoire s’étendant à peu près aux départements actuels du Cantal, du Puy-de-Dôme, de l’Allier et de la Haute-Loire. Du nom des Arvernes découle celui de l’Auvergne. Pourtant, cela serait inexact d’affirmer que l’aulne est resté totalement inconnu du monde gréco-romain. Par exemple, au III ème siècle après J.-C., l’érudit Serenus Sammonicus mentionne par deux fois l’aulne dans ses Préceptes médicaux. Tout d’abord dans une recette censée soigner les affections de la rate : « Le liber, arraché, sans le secours du fer, à un aune que la cognée du bûcheron n’a jamais touché, donne une boisson singulièrement efficace, mais il faut avoir soin de la faire bouillir jusqu’à ce que l’eau soit réduite au tiers » (2). Plus loin, il propose une autre recette composée de cendres d’aulne mêlées à du miel et appliquée sur les ulcères et « les plaies dont l’origine est douteuse » (3). C’est bien maigre, et cela ne peut, en aucun cas, permettre d’affirmer que les Romains avaient une parfaite connaissance des bienfaits médicinaux de cet arbre.
Du côté des Grecs, l’aulne nous fait remonter au temps du premier homme de la mythologie grecque, Phoronée, fils du dieu fleuve Inachos (ou Inachus) et de la nymphe du frêne, Mélia. Dans l’Odyssée d’Homère, ne sont-ce point des aulnes qui poussent alentour l’antre de Calypso, que Victor Bérard localise sur la pointe nord du Maroc, faisant face à l’Espagne ? Mais encore peut-on douter de cette interprétation, sans compter que la géographie de l’Antiquité gréco-romaine est un domaine pour le moins ardu, pour ne pas dire casse-tête. Robert Graves explique que le nom grec de l’aulne, clethra, provient de cleio signifiant « j’enferme », « je clos ». Pourquoi ? Par le fait que « les fourrés d’aunes enfermèrent le héros dans l’île oraculaire en poussant autour de sa tombe. Les îles oraculaires semblent avoir été originellement des îles de fleuves et non des îles océaniques » (4). En effet, je ne suis pas certain que l’aulne pourrait résister bien longtemps les pieds dans l’eau salée, et il n’est pas, à ma connaissance, une espèce halophile. C’est en tous les cas cela qui rend la suite des aventures d’Ulysse encore plus troublante, puisque, un peu plus loin, Homère explique que ce sont dans de vieux aulnes qu’Ulysse trouve le bois nécessaire à la construction du radeau qui le mènera à d’autres rivages, thématique reprise et transmise bien plus tard par Virgile, qui concevait les embarcations primordiales comme nulle autre chose que de primitifs troncs d’aulne (de même qu’en Amérique du Nord, où l’on fabriqua des canots à l’aide de troncs d’aulne que l’on évidait pour ce faire). L’aulne aide-t-il alors Ulysse dans sa quête, lui qui est d’essence aquatique (mais non marine cependant) ? C’est l’une de ses signatures, et si l’aulne est commandé par Vénus, c’est en raison de son lien très étroit entretenu avec l’élément liquide. Et il n’est qu’à considérer ses principales indications thérapeutiques (qui le rapprochent du saule blanc et de la reine-des-prés) pour mieux comprendre cette relation.
L’aulne, de même que le frêne et l’orme, est une espèce pionnière, un mot qui exprime l’idée même de faire accéder quelque chose à un état autre, nouveau (par forcément meilleur ; en tous les cas, différent). C’est une donnée importante à retenir, qui est renforcée par le fait que cet arbre est aussi un préparateur de terrain pour des essences appréciant l’humus par-dessus tout, c’est-à-dire le hêtre et le chêne. C’est pourquoi, sur sols argilo-calcaires, on favorise le reboisement à l’aide de l’aulne : c’est le cas des sols marécageux assainis, des sols à fonds mouillés, et ceux sujets à l’inondation. Mes deux dernières rencontres récentes avec l’aulne (août 2019 dans la Drôme, octobre 2019 dans l’Isère) m’ont permis de constater, de visu, que l’aulne évolue autant en bordure de petits cours d’eau, que tout autour de l’eau quasiment immobile de tranquilles étangs. Ce qui contredit clairement les observations faites par l’auteur du Roi des aulnes, un roman paru en 1970, c’est-à-dire Michel Tournier, qui écrit, dans un de ses autres ouvrages (Le Vent Paraclet, 1978) que « l’aulne est l’arbre noir et maléfique des eaux mortes, de même que le saule est l’arbre vert et bénéfiques des eaux vives » (5). Cette opposition, qu’on conforte parfois en rappelant la promiscuité entre l’aulne et cet autre arbre de Perséphone qu’est le peuplier noir, m’apparaît pour le moins hâtive, assez peu réfléchie, et surtout tout à fait stérile. C’est pourquoi il nous faut poursuivre notre analyse, et affûter nos regards de davantage d’acuité. « Il fixe efficacement les berges, les protégeant de l’érosion des crues », explique Thierry Thévenin en faveur de l’aulne (6). En contenant le lit de la rivière et la berge de l’étang, il exerce donc une action sur la terre, mais également sur l’eau. C’est pourquoi l’aulne occupe cet interstice étroit compris entre l’eau – qu’elle soit courante ou immobile – et la terre qui la borde. Il représente une limite entre le solide et le liquide, la vie et la mort, et concernant ce dernier aspect, tant la mort physique que psychique, ce qui fait de l’aulne et de son ogham Fearn (ᚃ), un arbre assez proche de l’arcane sans nom du tarot de Marseille, dans sa dimension symbolique. C’est à cette lumière – qui doit être prise nécessairement en compte – que l’on peut remettre quelque peu en question les propos suivants : « En tirage, l’aulne peut donc nous indiquer de sonder le passé et la lignée ancestrale afin de mieux vivre le présent, et peut-être se libérer de problématiques anciennes qui stagnent et se décomposent dans l’eau de notre vie » (7). La critique s’adresse principalement à l’ultime partie de cette phrase, car plus que décomposer, l’aulne « enrichit le sol en azote, grâce à l’activité de ses racines qui, par l’intermédiaire des bactéries, permettent de restituer dans le sol une partie de l’azote atmosphérique. Dans le même temps, il ‘contrôle’ cet azote sous sa forme nitrique dans l’eau de la rivière. Des mesures ont permis de mettre en évidence son rôle de régulateur des pics de pollution aux nitrates dans les eaux vives » (8). Des eaux vives ! On pourrait objecter qu’il n’en va pas de même de l’aulne qui croupit en eaux dormantes, de ces marais aux miasmes méphitiques qui exhalent dans l’air leurs maléfices : dans ce cadre-là, il n’est pas impossible qu’on ait imaginé l’ombre d’une sorcière cachée à l’abri d’un de ses troncs. Il est vrai que le très invisible et inquiétant empire des eaux véhicule des émotions parfois fort angoissantes. Ajoutons à cela une caractéristique pour le moins curieuse, qui explique davantage son accointance avec l’eau, se mesurant ainsi : il « vit » plus longtemps à l’état mort sous l’eau, qu’à l’état vif, dans l’air, sur la terre ferme. Si, au bout d’un siècle, durée de son règne terrestre, il reste à l’air, non protégé par le fin vernis de l’eau, il finit par pourrir, alors que sous l’eau, jamais. Ce qui va en sens contraire de ce que l’on pense généralement : l’eau apporte censément la pourriture et la moisissure, toutes choses qu’on s’oblige à associer à la mort, à la déliquescence charnelle. Avec l’aulne, ça n’est pas le cas : plus il reste dans l’eau longtemps, et plus il est heureux, ce qui a dû poser question auprès des populations superstitieuses et arriérées, pour qui « l’aulne des marécages évoque les plaines brumeuses et les terres mouvantes du Nord, de l’Erlkönig […] qui plane sur ces tristes contrées » (9). L’Erlkönig, autrement dit le roi des aulnes, est cette figure légendaire que Goethe place au sein d’un poème daté de 1782 et qui décrit la panique, c’est-à-dire la terreur sacrée qu’éprouve un enfant, à cheval avec son père, durant la nuit déjà fort avancée :

Qui chevauche si tard à travers la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant.
Il porte l’enfant dans ses bras,
Il le tient ferme, il le réchauffe.

« Mon fils, pourquoi cette peur, pourquoi te cacher ainsi le visage ?
Père, ne vois-tu pas le roi des Aulnes,
Le roi des Aulnes, avec sa couronne et ses longs cheveux ?
– Mon fils, c’est un brouillard qui traîne. »

La suite du poème est à l’avenant et l’ambiance qu’il communique est on ne peut plus glauque. Il se conclue, au reste, par la mort de l’enfant, qui survient sans qu’on comprenne vraiment pourquoi et comment. Tout ce qu’il est permis de remarquer, c’est que le père est aveugle aux manifestations du roi des aulnes, que seul l’enfant est capable de voir ; et c’est lui seul qui périt de cette vision. Mais c’est parce qu’on pense que c’est un ogre. Or l’ogre ne s’attaque, c’est bien connu, qu’aux enfants. Ce n’est pas une fantaisie isolée. Angelo de Gubernatis apporte quelques éléments qui pourraient confirmer le rôle funéraire de l’aulne : selon le légendaire germanique, l’aulne est un arbre qui, dit-on, pleure des gouttes de sang s’il sait qu’on souhaite l’abattre. Gubernatis ajoute même qu’il a valeur anthropogonique en se basant sur une vieille légende tyrolienne dont voici la trame pour le moins bizarre : « Un garçon va se percher sur un arbre et regarde d’en haut ce que font en bas les sorcières ; elles mettent en pièce un cadavre de femme, et jettent les morceaux en l’air ; le garçon attrape une côte et la garde auprès de soi. Les sorcières comptent ensuite les morceaux ; elles trouvent qu’il en manque un et le remplacent par un morceau d’aune ; alors le mort revient à la vie » (10). Tout cela susciterait bien des pourquoi, n’est-ce pas ? Mais pas autant dès lors qu’on sait que l’aulne est arbre de résurrection du fait des spirales qu’il dessine à l’aide de ses rameaux et de ses strobiles (11).
Cette résistance de son bois à l’action de l’eau explique de façon indubitable pourquoi il fut usité comme bois de construction des ponts : tant des piles – points d’appui – que des tabliers – enjambements et moyens de conduite. Le pont, comme liaison d’une berge à l’autre, se devait d’être solide et stable pour assurer la circulation sereine des biens, des personnes, des idées, de part et d’autre. Il a aussi participé à l’édification d’embarcadères, et des anciens ponts londoniens et vénitiens ; le Rialto, à Venise, est l’un d’entre eux. Mais, on le sait, le bois d’aulne résiste et persévère. Pour montrer, une fois de plus, que l’aulne n’est pas qu’immobilisme, mais aussi arbre de passage et de transport, mentionnons le fait que l’aulne servit à la fabrication de tonneaux et de conduites d’eau, et que sans jamais les concevoir, il soutient les chaussées, comme le mentionne l’architecte romain du Ier siècle avant J.-C., Vitruve, qui révèle dans son traité d’architecture, « qu’on se servait d’aunes pour établir les fondations des chaussées » (12). S’il n’est plus lui-même le lieu de passage, le moyen qui conduit, il en est aussi le support, ce qui lui confère son rôle immobile en bien des situations, à commencer par les pilotis des maisons constituant les antiques cités lacustres, lieux de vie de même que certaines villes hollandaises, ainsi que Venise, qui reposent essentiellement sur des milliers de troncs d’aulnes sous-marins. Cette pratique architecturale était déjà connue du temps de Pline qui fit la remarque que ces troncs étaient d’une éternelle durée ; sans aller jusque là, la conservation sub-aquatique des troncs d’aulnes était assurée pendant plusieurs siècles. On l’a même vu être appliquée à la fondation des cathédrales médiévales, autres lieux de transport où, paradoxalement, l’on est bien installé sur sa chaise ou son banc. Et, au reste, ce n’est pas sans hasard qu’à Phoronée, héros oraculaire incarnant l’esprit de l’aulne, sont attachées ces idées de début et de fin, puisque la mythologie explique qu’il est considéré comme le premier roi mortel d’Argos.
C’est tout cela qui explique que l’aulne est sacré. Au reste, en Irlande, porter la hache ou n’importe quel autre fer sur l’un de ces arbres devait avoir pour conséquence obligatoire de voir l’habitation du fautif être passée par les flammes d’un incendie ravageur. Et c’est là qu’on voit transparaître sa relation au feu : malgré son immense rapport à l’eau, l’aulne est aussi un arbre de feu que l’on « devrait […] multiplier dans les marais fangeux, qu’il dessèche et assainit » à la manière de l’eucalyptus (13). De même, il chasse la fièvre (qui est un feu), éloigne différentes inflammations ; en tant que sudorifique, l’écorce d’aulne surtout, provoque d’abondantes sudations ; à ce titre-là, l’on peut dire de l’aulne qu’il extirpe, énergiquement, cet excédent d’eau qui croupit, le changeant en transpiration ou en subtile vapeur, parce qu’« il est l’arbre du feu, du pouvoir du feu de libérer la terre de l’eau » (14). Ce qui ajoute encore à la valeur ignée de l’aulne, qui peut aussi tenir en ceci : si l’on considère le mois de l’aulne, qui s’étend du 18 mars au 14 avril, et que l’on superpose le calendrier celtique au zodiaque, l’on se rend compte que le mois de l’aulne correspond presque parfaitement au signe du Bélier, qui, non seulement est un signe de Feu, mais, de plus, entame la roue astrologique, le Bélier étant, comme l’on sait, en tête du zodiaque. Ce même Bélier, gouverné par la flamboyante planète Mars, pourrait-il trouver son équivalent végétal dans l’aulne ? C’est ce que l’on peut imaginer si l’on prend en compte un vers du Cad Goddeu (Le combat des arbres), dans lequel il est dit que lorsque « l’aulne se jette dans la bagarre, il est au premier rang ».
Par le biais de son histoire, bien plus ancienne qu’il n’y paraît au premier coup d’œil, l’aulne donne le vertige, et le frisson aussi : prenant place au sein de l’alphabet oghamique, il est représenté, comme nous l’avons dit, par le glyphe ᚃ, auquel on a donné le nom de Fearn, un mot dans lequel le f se prononce v, ce qui permet de mieux comprendre les noms vernaculaires de l’aulne que sont verne, vergne, etc. Fearn, dont la puissance dans les actions magiques n’est plus à redire, fait de l’aulne un arbre respectable et craint. Et, en définitive, comme bien des arbres, l’aulne draine derrière lui une mauvaise réputation  : c’est ce que l’on dirait, faisant craindre la nuit et les mystérieuses forces qui s’y agitent. Mais la peur, irrationnelle pulsion, peut faire oublier que « l’aulne, axe reliant les morts et les vivants, est un porteur de connaissance : il est dépositaire du savoir des défunts et de la somme de toutes leurs expériences » (15). C’est donc un arbre qui a toute sa place, contrairement à ce qu’Hildegarde déclare à son sujet : « Il est image de l’inutile et ne sert pas à grand-chose en médecine » (16). Seules des applications de feuilles fraîches d’aulne sur les ulcères, et en cas d’yeux larmoyants trouvent grâce à ceux de l’abbesse, ce à quoi Barthélémy l’Anglais ajoute que son écorce et ses feuilles sont remèdes de l’hydropisie. Nicolas Lémery, quant à lui, va jusqu’à affirmer employer un emplâtre de feuilles fraîches d’aulne broyées, qu’il applique sur les tumeurs, poussant l’audace jusqu’à envisager un usage interne comme astringent dans les maux de gorge.

Ce très grand arbre à croissance rapide et à vie brève (un siècle) atteint facilement 30 m de hauteur, surtout en zones humides (fossés, grèves et graviers humides, bordures de cours d’eau et d’étang), bien qu’il puisse aussi venir également sur des terrains qui ne le sont pas forcément. L’aulne au tronc svelte, à l’écorce rugueuse à gercée, de couleur gris clair à brun olivâtre, porte des branches glanduleuses, caractéristique de leur jeunesse. Ces mêmes branches forment des rameaux sur lesquels les bourgeons s’insèrent de façon spiralée. Ils sont formés d’un bois très cassant, à tel point qu’on dirait du verre. Sec comme frais, au reste, il casse net, et rappelle pour cette raison le bois de saule (bois d’eau et bois de verre en somme).
Au mois de février, apparaît la floraison de l’aulne qui prend deux formes selon qu’on a affaire à des chatons mâles ou femelles (ces chatons rapprochent l’aulne du noisetier, du charme et du bouleau : autrefois, l’aulne portait le nom latin de Betula alnus afin de marquer sa ressemblance botanique avec son cousin bétulacé). Les premiers se composent de bractées rougeâtres, cylindriques et pendantes. Les seconds sont, eux, facilement reconnaissables : verts, trapus et ovoïdes. Ils offrent une assez grande ressemblance avec les cônes du cèdre de l’Atlas lorsque les écailles de ceux-ci sont encore soudées. Histoire d’appuyer la similitude avec un autre arbre résineux, lorsque ces chatons femelles s’écartèlent, ils prennent l’aspect de petites pommes de pin, et qui en sont presque puisque, botaniquement, ils ont pour nom strobiles, ce qui fait, qu’à leur sujet, l’on peut tout à fait parler de « pommes d’aulne ». Les feuilles n’émergent qu’à la suite de la floraison vernale de l’aulne : toutes jeunes, les feuilles de cet arbre sont poisseuses (ce qui leur permet, dit-on, de résister plus longtemps aux pluies printanières), et, devenant plus âgées, elles perdent cette particularité, et finissent glabres. Assez rondes, comme écourtées des deux côtés (leur pointe semble tronquée, leur pétiole bref), elles sont si légèrement dentées que ce n’est pas cet aspect-là qui saute en premier lieu aux yeux lorsqu’on les observe.
L’aulne est un arbre endémique à l’Europe, à l’Asie occidentale et à l’Afrique du Nord. Il ne grimpe pas au-delà de 1000 m d’altitude.

L’aulne en phytothérapie

L’aulne est-il un arbre qui a de la chance ? Sur la question de savoir de quoi il est fait, pas vraiment, l’on en sait davantage au sujet de l’un de ses cousins, le bouleau, qu’on a davantage étudié. Dire que l’aulne contient du tanin est assez facile en soi, ainsi l’on parvient à ne pas se tromper, le tanin étant présent dans une foule de végétaux. Cependant, dans l’aulne (son écorce précisément), il s’en trouve entre 10 et 20 %, ce qui n’a rien d’anodin. Puis viennent des glucosides, des composés phénoliques connus sous le nom de lignagnes, enfin une substance laxative et purgative, contenue également par le nerprun et la rhubarbe : l’émodine.
De l’aulne glutineux l’on emploie d’une part les feuilles, d’autres part l’écorce des jeunes rameaux.
Il a été remarqué, dans l’histoire thérapeutique de cet arbre, que son écorce prend la place de celle du chêne en son absence, et qu’en doublant les doses, elle devient aussi efficace que le quinquina, ce que montre le surnom de quinquina indigène avec lequel on a parfois désigné cet arbre.

Propriétés thérapeutiques

  • Feuille : sudorifique, diurétique, vermifuge, antigalactogène, dépurative, antiscrofuleuse (?)
  • Écorce : tonique, astringente, cicatrisante, anti-hémorragique (?), détersive, fébrifuge, anti-inflammatoire (diminue l’inflammation des tissus et des muqueuses)

Usages thérapeutiques

  • Feuille : rhumatismes, goutte, paralysie, stupeur, tremblements, tarir les montées de lait, engorgement laiteux, galactorrhée (écoulement spontané du lait), douleurs mammaires
  • Écorce : fièvre simple, fièvre intermittente, affection de la bouche, de la gorge et des dents (inflammation et déchaussement gingival, engorgement gingival, maux de dents, inflammation de la gorge, angine, pharyngite, amygdalite chronique, ulcération bucco-gingivale, aphte), ulcère variqueux et atonique, leucorrhée, hémorragie (interne ou externe), blessure, mal aux pieds, goutte, rhumatismes, entretien des cheveux

Note : en gemmothérapie, l’aulne glutineux traite autant les affections circulatoires, inflammatoires, neurologiques (migraine, urticaire), que les douleurs mammaires des femmes qui allaitent.

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles.
  • Décoction concentrée d’écorce (pour bain, lotion, gargarisme).
  • Poudre d’écorce mêlée à du miel (voie orale).
  • Teinture-mère.
  • Application de feuilles fraîches sur les yeux (en cas d’affections oculaires), sur les seins (en cas d’affections mammaires).
  • « Cataplasmes de feuilles hachées, exposées préalablement à la chaleur du feu sur une plaque métallique, jusqu’à exsudation d’un liquide, et appliquées chaudes deux à trois fois par jour » (17).
  • Litière de feuilles d’aulne : il s’agit de feuilles chauffées sur lesquelles on allonge les rhumatisants, que l’on couvre tout d’abord d’une autre couche de ces mêmes feuilles, puis d’une couverture. En Bretagne, l’on se servait de sac de feuilles d’aulne en cas d’affections locomotrices également et pour provoquer d’abondantes sudations.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : l’écorce des rameaux de quatre à cinq ans avant la montée de sève, soit entre février et avril selon les régions, les feuilles en juin. Le séchage, tant des feuilles que de l’écorce, est facile et ne pose pas de problème particulier, à la condition qu’il se réalise à l’ombre, dans un lieu sec et correctement aéré.
  • Que le bois de l’aulne ait été apprécié des sculpteurs, tourneurs et sabotiers semble dans la logique des choses, mais qu’il en ait été de même des verriers, des pâtissiers et des boulangers peut surprendre. A cela, Cazin apporte quelque explication : « il brûle parfaitement et donne une flamme claire » (18). C’est, semble-t-il, la régularité de la combustion de son bois qui était recherchée par ces divers corps de métiers. Tout au contraire, certains n’hésitèrent pas à le qualifier de mauvais combustible, néanmoins recherché par les charbonniers parce qu’il permet d’élaborer un charbon d’excellente qualité. Comme bois d’œuvre, il a tout l’air d’être une matière agréable à travailler : « Fraîchement coupé, l’aune a une teinte rougeâtre qui s’éclaircit et s’efface en peu de temps. Lorsqu’il est sec, il prend une couleur d’un rose très pâle tirant sur le jaune. Il a le grain fin, homogène, et conserve parfaitement la couleur d’ébène qu’on lui donne » (19). L’écorce, riche en tanin, fut employée dans le tannage des peaux, ainsi que pour obtenir des encres, des matières tinctoriales du cuir et des étoffes de couleurs grise, brun clair et noire. Les bourgeons offrent une couleur dont la teinte s’approche de celle des bâtons de cannelle.
  • Il existe, au sujet de l’aulne, une propriété fort étonnante consistant en ceci : autrefois, on plaçait une branche d’aulne munie de ses feuilles dans les poulaillers et les pigeonniers. Le lendemain, retrouvée couverte de vermine, on y mettait le feu. L’aulne débarrasse donc de cette manière poules et pigeons de leurs parasites. Cette propriété attractive est, ma foi, fort intéressante.
  • Confusion : la bourdaine (Rhamnus frangula) est parfois surnommée aulne noir.
  • Association à visée fébrifuge : grande gentiane jaune, petite centaurée, centaurée chausse-trape, absinthe, saule blanc, reine-des-prés…
  • Autres espèces : aulne gris ou aulne des montagnes (Alnus incana), aulne à feuilles en cœur (Alnus cordata), aunâtre (Alnus viridis).
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    1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 131.
    2. Serenus Sammonicus, Préceptes médicaux, p. 32.
    3. Ibidem, p. 66.
    4. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 196.
    5. Michel Tournier, Le Vent Paraclet, p. 118.
    6. Thierry Thévenin, Les plantes sauvages. Connaître, cueillir et utiliser, p. 270.
    7. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 65.
    8. Thierry Thévenin, Les plantes sauvages. Connaître, cueillir et utiliser, p. 270.
    9. Michel Tournier, Le Vent Paraclet, p. 119.
    10. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 30.
    11. Du latin strobilis, qui signifie « tourbillon » : qui cherche, trouve la spirale.
    12. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 195.
    13. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 100.
    14. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 197.
    15. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 68.
    16. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 176.
    17. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 132.
    18. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 100.
    19. Ibidem.

© Books of Dante – 2019

L’aubépine (Crataegus oxyacantha)

Synonymes : aubépin, aubépine officinale, aubépine épineuse, épine blanche, noble épine, sable épine, épine de mai, épine de mal, bois de mai, poire du seigneur, poire d’oiseau, sénellier, senellier, cenellier.

On peut facilement comprendre le sens de certaines appellations vernaculaires au prime abord comme, par exemple, la principale, aubépine, qui n’est autre que la contraction du latin alba spina (nous verrons, au fil de cet article, quelles sont les raisons d’exister propres aux autres dénominations).
Un branchage dense, enchevêtré et épineux, telle est la marque de fabrique de l’aubépine. A cela, difficile de s’y tromper, c’est une caractéristique que soulignent l’adjectif latin oxyacantha (« aux épines aiguës, pointues »), ainsi que les locutions suivantes : l’anglaise hawthorn (« cenelle épineuse ») et l’allemande hagedorn (« haie épineuse »). Si ses nombreux rameaux épineux abritent une foule de petits animaux (insectes, oiseaux, mammifères, reptiles…), il existe, tout autour de l’aubépine, comme un halo de mystère. Comment cela se peut-il quand l’on considère l’extrême fréquence à laquelle on la trouve dans la haie ? Qu’on ne connaisse point son nom, c’est tout à fait envisageable, mais l’on ne peut ignorer son immaculée floraison printanière, non plus que ses fruits automnaux bordeaux carminés qui n’échappent généralement pas aux regards.
Par quel mystérieux prodige l’aubépine a-t-elle pu jouir et jouit-elle encore d’une popularité qui oscille entre l’indifférence et la reconnaissance tardive des bienfaits qu’elle est capable de prodiguer ? Bel et bien là, mais en même temps si éthérée, qu’on se demande si…
L’aubépine est un arbuste, et c’est certain qu’elle peut paraître moins fastueuse que bien des arbres (contrairement à tous ces géants – chênes, hêtres, pins et sapins – l’aubépine est avec l’yeuse, l’un des rares représentants arbustifs au nom féminin, alors que tous les autres portent, eux, un nom masculin). Cependant, certains spécimens exceptionnels atteignent la taille d’un arbre moyen et n’ont pas à rougir face à un olivier ou à un laurier noble. Si sa stature habituelle ne dépasse pas cinq mètres de hauteur, il existe réellement des formes monstrueuses, des êtres animés d’une force (le mot crataegus est tiré du grec kratai, « force ») et d’un âge peu communs : par exemple, regardons un peu l’aubépine du presbytère de Bouquetot, dans l’Eure. On dit qu’elle aurait été plantée en 1360. Âgée ainsi de plus d’un demi millénaire, son tronc mesure plus de 70 cm de diamètre. Une autre aubépine, audoise celle-ci (visible dans le petit village de Lacombe), bien plus jeune, puisqu’elle n’a que deux siècles, présente un tronc dont le diamètre est de beaucoup supérieur à celui de l’aubépine normande : un bon mètre. Par ailleurs, nous voyons en Crète une exceptionnelle aubépine à Zominthos haute de 11 m et dont le tronc, à 1,30 m du sol, mesure 80 cm de diamètre. Il serait bien difficile de rester de marbre face à de telles créatures, ni même face à celles, plus modestes, que l’on rencontre bien plus fréquemment dans les campagnes.
On a bien approché l’aubépine, certes de façon sporadique : c’est particulièrement vrai si l’on prend en compte la seule raison médicinale, mais cela ne semble pas remonter au-delà du XIII ème siècle, ce qui, pour une plante médicinale endémique au territoire européen, peut paraître tardif. En ce XIII ème siècle, donc, les premiers signes d’intérêt pour l’aubépine proviennent de l’Italien Pierre de Crescens qui fait des fleurs de cet arbuste un remède de la goutte. Puis, trois siècles plus tard – ce qui, au regard de ce qui nous occupe ici, représente non pas une paille mais une poutre – c’est à l’Allemand Jérôme Bock d’employer ces mêmes fleurs contre la pleurésie. Tout cela est bien peu, pour ne pas dire infiniment faible. Et avant ? Sûr, sûr, sûr ? Y’a rien eu ? Par exemple, que nous raconte l’Antiquité, hormis le fait que Théophraste et Dioscoride connaissaient tous les deux une plante nommée oxyacantha ? Mais, pas de chance, les descriptions qui en sont faites renvoient immanquablement au buisson-ardent (Pyracantha coccinea) ou à l’églantier (Rosa canina). L’Antiquité ne nous dit donc rien. Reprenons donc là où nous nous sommes arrêtés, soit au XVI ème siècle, en ce premier demi-siècle qui fait suite à la découverte des Amériques. L’on voit, à défaut de grandes paroles pertinentes, une admirable aubépine être représentée dans le livre d’heures d’Anne de Bretagne (1503-1508), si bien détaillée à dire vrai que l’on peut, sans hésitation, y reconnaître Crataegus monogyna. Pour joindre la parole au geste du peintre, il faut encore patienter un peu, puisqu’en ce tout début de XVI ème siècle, les deux prochaines personnes qui feront parler de l’aubépine ne sont même pas encore nées. En l’occurrence, il s’agit de Joseph Duchesne de la Violette (1544-1609), médecin du roi Henri IV, et Louise Bourgeois (1563-1636), sage-femme attachée à la cour de la reine Marie de Médicis. Sans doute en référence à la théorie des signatures (?), tous les deux indiquent les baies d’aubépine efficaces contre les lithiases urinaires. Au siècle suivant, après cette incursion de la cenelle au sein de la pharmacopée d’époque, on retrouve la blanche fleur d’aubépine dans les travaux de Nicolas Lémery comme antihémorragique, puis dans ceux de Gilibert comme traitement de la leucorrhée. Avec cela, les Anglais John Gerard et Nicholas Culpeper, ainsi que l’Irlandais John K’Eogh, donnent chacun à l’aubépine une réputation diurétique, ce qu’elle est effectivement, bien que légèrement.
Après tous ces errements, c’est péniblement que nous parvenons au XIX ème siècle, où il ne se passe pas grand-chose pour l’aubépine durant la majeure partie de ce siècle : Roques ne l’aborde pas, ni Cazin père. Seul Cazin fils ajoute dans le traité de son père, quatre ans après sa mort, quelques lignes formant tout juste une demi page à propos de Crataegus oxyacantha (cela concerne la troisième édition du Traité pratique et raisonné, qui paraît en 1868 ; huit ans plus tard, dans la quatrième édition, pas une ligne n’a été ajoutée à cette trop brève monographie). La seule remarque qui est faite concerne l’astringence des baies, ce qui pourrait laisser envisager leur emploi dans la diarrhée et la dysenterie. Rien de plus. Mais le salut va provenir d’un médecin de campagne, quasiment contemporain d’Henri Cazin (1836-1891), Ernest Bonnejoy (1833-1896), homme de la providence que Leclerc – historien de la phytothérapie, faut-il le rappeler – exhume de papiers relativement récents, puisqu’une année après la mort de Bonnejoy, Leclerc met la main sur diverses notes qu’on lui doit et dans lesquelles il laisse entendre avoir pris connaissance d’un document anonyme daté de 1695, et dans lequel l’auteur conseille la pervenche, l’alchémille et l’aubépine pour régulariser la tension artérielle et agir sur l’artériosclérose. C’est sans doute la première fois que l’on mentionne le fait que l’aubépine a du cœur ! Avant 1897, le docteur Leclerc savait pourtant « déjà, par une habitante d’Épinal, qu’en Lorraine, l’infusion de ce simple était d’un usage courant pour calmer les palpitations et pour combattre l’insomnie » (1). Après prise de connaissance de ce texte de la fin du XVII ème siècle, Leclerc procède à l’expérimentation heureuse de l’aubépine comme modératrice de l’éréthisme cardiovasculaire et privilégie cette plante à travers une observation clinique qui durera plus de trois décennies. C’est donc, oui, on peut le dire, à la fin du XIX ème siècle que démarre ce nouveau pan de la carrière thérapeutique de la blanche épine, son efficacité ayant été démontrée au tournant de ce siècle sur les désordres du cœur, l’angor, l’arythmie cardiaque. Celle que le professeur Léon Binet appelait « la valériane du cœur » allait connaître un très grand succès. L’aubépine a, en effet, un cœur gros comme ça : elle est cardiotonique légère, régulatrice du rythme cardiaque, sédative et antispasmodique cardiaque. Avec une telle pléthore de moyens, quoi de plus étonnant à ce qu’elle prenne grand soin de ceux qui souffrent du muscle cardiaque ? Mais elle ne se concentre pas qu’au cœur du myocarde, puisqu’elle étend aussi son action sur le reste du système circulatoire, les artères en particulier : ainsi, troubles circulatoires, artériosclérose, angor, spasmes artériels, sont-ils justiciables de l’emploi des fleurs d’aubépine, fleurs qui vont, immanquablement me faire revenir à Cazin fils qui indique l’existence dans ces fleurs de cette substance, la triméthylamine, dont le parfum, peu ragoûtant, rappelle celui du poisson putréfié (et pour cause, cette molécule est responsable du fumet du hareng mariné !). On la trouve aussi dans cette autre plante, la vulvaire (Chenopodium vulvaria) et, ô miracle, à la suite de la monographie que le médecin accorde à cette autre plante, il y a, dans la troisième édition du Traité pratique et raisonné de son père, à la page 1139, l’information capitale suivante au sujet de cette triméthylamine : « on observe toujours un abaissement marqué dans le nombre des pulsations artérielles. C’est donc un hyposthénisant de la circulation » ! Ainsi, trois décennies avant la découverte de Leclerc, un premier indice était-il, de manière très indirecte il est vrai, déjà communiqué et disponible à propos de tout ce que l’on a dit des actions de l’aubépine sur la sphère circulatoire !
Si l’on a tardivement reconnu à l’aubépine ses bienfaits médicinaux majeurs, en revanche, la faim aura souvent poussé l’homme à s’en remettre à elle, non pour ses fleurs, mais pour ses fruits en forme de petites pommes d’un centimètre de diamètre et qu’on appelle des cenelles. Dès les temps préhistoriques, ils étaient déjà consommés si l’on en croit les dépôts de noyaux d’aubépine découverts dans divers sites lacustres. Comestibles, bien que peu engageantes d’un simple point de vue gustatif, les cenelles ont au moins l’avantage de représenter un apport nutritif non négligeable. Et en temps de disette, c’est tout ce qu’on leur demande : ne pas crever de faim. Alors, les avis des becs-fins, on s’en fout. Ces cenelles étaient largement employées dans l’ancien empire germanique, usage dont il reste un nom, celui accordé à ces fruits en allemand, mehlbeere, signifiant littéralement « baie à farine », terme révélant les emplois alimentaires auxquelles la cenelle fut conviée : la fabrication de pain, de galettes et de gâteaux.

Très étranges, les rapports entretenus par l’homme avec l’aubépine. Bonne à manger quand il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, c’est donc tout « naturellement » vers elle qu’on se tourne, et dont on brave les épines pour ce faire. Pas si ingrate que ça, finalement, l’aubépine, que l’on nomme parfois « épine de mal », sans doute une déformation de « mai », mois durant lequel s’épanouissent les fleurs d’aubépine. Mais il ne s’agit pas véritablement d’une distorsion linguistique, ni de l’erreur d’un copiste distrait. Bien que sacré en Irlande (quiconque détruit une aubépine sera détruit à son tour : son troupeau, ses enfants, ses économies, tout ou presque y passera), on lui prête aussi un aspect maléfique : sur l’île verte, il porte quelquefois le nom de sceith, que Robert Graves rapproche de l’indo-germanique sceath (« nuisance »), et dont l’anglais a tiré scathe (« tort, dommage »). Ainsi, épine de mai et épine de mal seraient synonymes. Pour mieux comprendre cette association, il faut mettre en lumière des éléments de compréhension indispensables. Et il n’y a pas qu’en Irlande, puisque « avant que ne commence ce mois malchanceux, les Grecs allumaient cinq torches d’aubépin et de fleurs d’aubépine pour se la rendre propice lors des mariages célébrés à ce moment de l’année » (2). Voilà. Nous y sommes : la blanche épine entretient des rapports avec les fiançailles, les épousailles, le mariage, pour le moins troubles comme nous allons maintenant l’exposer, malgré les efforts consentis par elle pour montrer patte blanche. En tout premier lieu, l’on nous apprend que l’aubépine permettait aux jeunes filles de découvrir leur futur amoureux, mari, et plus si infinité. (Dans tous ce qui va suivre, l’aubépine se cantonne uniquement du côté strictement féminin, puisque c’est un arbre placé sous la protection de puissances féminines. Et, au reste, l’aubépine n’est-elle pas, quelque part, un peu, beaucoup, femme, pour ne pas dire fée ?) Nous nous situons donc ici bien avant l’idée même du mariage : « L’épine blanche évoque la terre vierge, non cultivée » (3). Et quand l’on sait que l’aubépine forme parfois les deux tiers de la haie, l’on saisit mieux les idées de parenthèses sauvages, de lieu d’asile pour les animaux qui la peuplent, pour les plantes de taille plus modeste qui y trouvent l’ombrage et la fraîcheur, qu’elle peut représenter, offrant repos et répit, parce que refuge, abri, mais aussi corridor par lequel s’échapper sans se faire voir, sans se faire prendre. Cette clôture, barrière, palissade, qu’est la haie, expose nécessairement l’aubépine à une mission de protection qu’elle remplit, ma foi, sans véritable difficulté, surtout lorsque, pour autres compagnons épineux de la haie, elle compte sur le prunellier, le houx, le nerprun, la ronce, l’épine-vinette, etc., dardant, s’il le faut, leurs épines pour le besoin de la cause. L’aubépine dit bien qu’elle protège une terre en la soustrayant au coutre de l’homme, de même qu’une jeune fille vierge se dérobe aux assiduités de tel ou tel en fuyant auprès de la haie, auprès de l’aubépine, qui lui offrira, à coup sûr, asile et protection, et où, peut-être, trouvera-t-elle le conseil des fées, l’aubépine étant un arbre qui leur est cher, faisant perdre leur force aux maléfices (et être harcelée, quand on est une jeune fille, par un lourdaud malpropre et malotru, c’est bel et bien un maléfice). Mais elles ne sont pas toujours là, les fées. Parce que « quand les fées ont été lassées de vivre sur la Terre devant les méchants et les sots qui s’y montrent avec tant d’insistance, elles se sont cachées d’abord dans l’aubépine, mais l’abri était trop fragile et c’est dans la fleur de sureau qu’elles demeurent aux beaux jours » (4). Voyez-vous même, si l’aubépine n’est plus pour les fées un abri sûr, alors pour les jeunes filles… Mais, par chance, dans la haie, on croise parfois, placé tout à côté de l’aubépine ou pas loin, un sureau : qui dit qu’une fée ne s’y dissimule pas, qui dit qu’elle n’entendra pas la plainte et la lamentation de la jeune fille, de cette jeune personne pas encore femme, mais plus du tout enfant, située dans cet état d’être qui fait que… Cela semble expliquer pourquoi la jeune fille aux blanches fleurs d’épine représente le paroxysme de la chasteté, une chasteté exagérée qui entend bien conserver par devers soi sa virginité, même si selon un paradoxe qui n’a que l’apparence du mirage, l’aubépine se situe à ce moment crucial où la future perte de la virginité de la jeune fille n’est pas encore établie, mais duquel point elle se rapproche, tandis que, à la faveur d’un coup de chaud printanier, l’aubépine décharge dans l’air de lourds effluves d’un parfum qui possède quelque chose d’animal, de sexuel, d’érotique même, un parfum, d’aucuns disent, rappelant celui du sexe de la femme (et on n’aurait pas appelé cette autre plante, la vulvaire, ainsi sans raison… étant, de plus, une plante aux intéressantes propriétés gynécologiques). A ce niveau-là, l’aubépine n’est pas que l’exacerbation de la chasteté, mais semble signifier à la jeune fille que, bientôt, elle connaîtra un nouvel état d’être, mais pas encore, pas en ce maudit mois de mai, un mois durant lequel on avait remarqué qu’on enregistrait bien peu de mariages : ce n’est pas parce qu’on avait tendance à coiffer le mât de mai (= le phallus) d’une couronne d’aubépine (= la vulve) au début d’un mois du même nom, que l’affaire était dans le sac. Il faudrait être bêta pour se laisser prendre par une ficelle aussi grosse ! Annonciatrice du futur de la jeune fille, l’aubépine, en bonne marraine qu’elle est, et que certains auteurs, qui l’ont visiblement bien mal comprise, ont considérée comme anaphrodisiaque, est une fleur de passage, une fleur de transition, comme le montre bien sa position dans la haie, autant dirigée vers la prairie que vers le fourré inextricable et branchu dont elle garde l’entrée.
Si l’aubépine est bois de mal, alors c’est un mal pour un bien, puisque c’était justement au mois de mai que, en Grèce antique par exemple, l’on se préparait au solstice d’été en nettoyant et purifiant les temples, ce qui me semble difficilement expliquer le fait que l’aubépine incarne, dit-on, tant la pureté que la purification (qu’elle soit d’ordre physique ou psychique), la pureté étant l’état obtenu (et censément conservable et conservé) après purification. Tout ceci n’est pas très clair, contrairement à la réputation lumineuse qu’on prête généralement à l’aubépine. En tous les cas, histoire de, peut-être, dissiper tout cela, sachons qu’à Rome, le mari avait pour coutume d’agiter un rameau d’aubépine en conduisant son épouse vers la chambre nuptiale, tandis que chez les Grecs, on ornait – en la clouant j’espère – la porte de la même chambre de rameaux d’aubépine durant la nuit de noces.
Il importait de rappeler que l’aubépine n’est pas que substance médicinale et alimentaire : surtout, elle occupe un vaste pan de l’histoire spirituelle des hommes, et son irruption au sein des croyances, des légendes et de la magie, ne doit nullement nous étonner. Dans Les Fastes, œuvre que l’on doit au poète romain Ovide, l’on trouve déjà une allusion au pouvoir magique de l’aubépine, puisque c’est d’elle que le dieu Janus tire une verge écartant les enchantements dont pourraient être victimes les enfants en bas âge, une croyance qui se perpétuera longtemps, bien que, avec le temps, le mythe finisse par s’éroder, et que de son élément originel, il ne reste plus que quelques miettes résiduelles, résultat de sa dégénérescence qu’accompagne généralement l’acte même de transmission. C’est ainsi que, à force d’altération, bien plus tard, bien après la poésie ovidienne, l’on ne sait plus exactement pourquoi l’on agrippait encore des rameaux d’aubépine aux berceaux, et dont la principale fonction est d’en écarter les maléfices ainsi que les maladies importunes. La verge de Janus, c’est, bien entendu, l’épine, qui est sceptre, glaive ou épée, dans un sens ou l’unicité prévaut sur la duplicité, mais n’est pas moins puissante, bien au contraire. Ce rôle protecteur de l’épine se mue parfois en effet roboratif comme l’amène Anne Osmont à travers cet extrait : « On dit que si un enfant est faible, malade, s’il paraît languissant sans qu’on sache pourquoi, sa mère doit le porter sous l’aubépine, le mettre nu sur un coussin et, pendant qu’il reçoit par tous les pores l’influx vivant de l’épine, à la fois robuste et mignonne, elle priera la Sainte Vierge avec tout l’espoir de son cœur » (5).
Si l’aubépine célèbre la vie, elle a chez d’autres peuplades une dimension funéraire assez marquée, comme le relate Julius Grill (1840-1930), précisant que les anciens Germains utilisaient du bois d’aubépine pour embraser les bûchers funéraires. « On suppose, dit-il, que, par la vertu du feu sacré qui s’élève des épines, les âmes des trépassés sont reçues au ciel, et il est clair que ce feu sacré est l’image du feu céleste, l’incendie du cadavre un symbole de l’orage, puisque d’abord on consacrait le bûcher avec le marteau, attribut du dieu Thor », d’où la relation de l’aubépine avec l’éclair, ce qui renforce son pouvoir de transition, particulièrement lisible à travers l’ogham de l’aubépine, Huathe (ᚆ). Et, une fois de plus, l’aubépine protège, détenant de multiples pouvoirs face à la foudre et aux orages, surtout le premier rameau fleuri croisé de l’année. Pour se prémunir des éléments du ciel, il faut accrocher des rameaux d’aubépine en fleurs à la porte des maisons, ainsi qu’à ses fenêtres, autres lieux de passage (et donc, encore, de transition), ainsi que dans les combles et les greniers. Paul-Victor Fournier se hasarda même à émettre l’hypothèse qu’« il se pourrait que l’arbuste écoule par ses épines l’électricité comme les paratonnerres par leurs pointes » (6), idée que je trouve fort séduisante… Par ce lien à l’orage et à la foudre, l’aubépine aurait aussi pour vertu d’éloigner les mauvais esprits ainsi que ces créatures chthoniennes que sont les serpents (Jean-Baptiste Porta en donnait même l’infusion comme capable de guérir les morsures de ces animaux).
Porte vers l’autre monde (le Sidh de la mythologie celtique), l’aubépine figure aussi en bonne place au sein de l’alphabet oghamique, y occupant la sixième position, débutant le deuxième aicme par Huathe ou Uath , ogham qui « peut nous inciter à la prière, à la méditation ou à une forme de communication ou de reliance avec d’autres plans de conscience […]. Reliez-vous aux énergies pures et lumineuses, aux énergies divines, et mettez-vous sous leur protection » (7). Celle des fées, peut-être ? L’aubépine pousse souvent en bosquet serré et, d’ailleurs, sa présence en grand nombre sur une éminence est l’indice que les fées ne sont pas bien loin. Des couronnes d’aubépine en offrande permettent de s’en attirer les bonnes grâces, mais à certaines dates précises de l’année (Beltane, le solstice d’été, Samhain), l’on affirme qu’il ne faut point séjourner auprès d’une aubépine, au risque d’être enchanté aussitôt par les fées, ce qui, incontournablement, ne peut que nous rappeler l’épisode durant lequel Merlin fut ensorcelé par Viviane sous une aubépine en forêt de Brocéliande, Viviane capable, sans presque trop d’effort, de charmer ceux qui l’entourent… Merlin retenu captif, qui plus est sous une aubépine : c’est là une signature s’approchant d’une valeur de l’ogham Huathe, qui rend compte de la nécessité de s’isoler dans le silence et dans le jeûne, à l’image d’une retraite spirituelle (qui est souvent épuration et rétention), toute faite de simplicité, de prière, de méditation, le tout pétri de solitude et de détachement. Huathe, à l’image d’une chenille qui se débarrasse de sa cuticule devenue trop étroite pour elle, implique donc la suppression de ce qui est inutile, ce qui entraverait l’homme, de même que la chenille, dans sa nécessaire et obligatoire volonté de détachement, tout en faisant bien prendre conscience de la difficulté que l’on peut parfois rencontrer à l’idée de modifier ses habitudes (mais pas pour la chenille, mue par un déterminisme ineffable qu’elle ne s’explique donc pas). Malgré l’espoir et l’espérance, le courage, la croyance en la chance, valeurs communément véhiculées par l’aubépine, la réticence face au changement peut s’expliquer par la crainte et l’appréhension. D’ailleurs, c’est sans hasard qu’on peut considérer le mot Huathe lui-même, provenant du vieil irlandais uath, qui signifie « peur », « frayeur ». A l’impossible nul n’est tenu, dit-on proverbialement parfois. Mais l’ogham de transition qu’est Huathe invite à s’interroger sur le bien-fondé de cet adage : la nymphe saurait-elle qu’elle deviendrait imago, la chenille le papillon, la jeune fille la femme, si l’on n’abandonnait une forme usagée, dans l’attente de sa remplaçante ? Mue après mue, le papillon, qui n’est pas autre chose qu’une fée déguisée, peut nous l’enseigner.

Le légendaire chrétien, une fois de plus, fit ses choux gras de l’aubépine. Il est dit que l’un de ceux qui auraient procédé à l’ensevelissement du Christ parvint en Angleterre en 63 après J.-C., dans le Somerset, à Glastonbury pour être exact (généralement, cette légende occulte, étouffe même, le désir qu’on a eu de voir dans l’épine blanche les rameaux qui formèrent la couronne christique de la passion). Cet homme, c’est Joseph d’Arimathie. Plantant son bâton en terre, il en jaillit une aubépine superbe et notre homme prit la décision de construire la première église d’Angleterre à proximité. Connue sous le nom d’aubépine miraculeuse de Weary-all Hill, elle a comme pouvoir de fleurir chaque année, la veille du jour de naissance du Christ. Pendant des siècles, une tradition consistait à offrir au roi d’Angleterre un rameau de cette aubépine. Elle subit un coup d’arrêt à la mort de Charles Ier. Au XVII ème siècle (1649), alors même qu’on tranche la tête de ce roi, l’aubépine est abattue sous les coups de Cromwell. Aujourd’hui, ce lieu est marqué d’une pierre ; des rejets de l’aubépine originelle subsisteraient, ce qui ferait d’elle un arbre presque bi-millénaire… La légende s’arrête là. Cette aubépine est, en réalité, une variété dite biflora connue que depuis 1562 et présentant deux floraisons dans l’année : la première au mois de mai, comme toutes les aubépines, la seconde en hiver (si seulement l’hiver est doux, or l’Angleterre subira le Petit âge glaciaire du XIV ème au XIX ème siècle : autant dire que cette aubépine « miraculeuse » n’a pas dû fleurir souvent en hiver…). Quoi qu’il en soit, bien avant la soi-disant arrivée de Joseph d’Arimathie en Angleterre, les Celtes rendaient déjà un culte à cet arbuste sacré. Mais l’implantation progressive du christianisme a fait que l’aubépine fut rapidement consacrée à saint Patrick en Irlande (V ème siècle après J.-C.) et à saint Maudez, un missionnaire qui fonda un monastère sur l’île de Bréhat (VI ème siècle après J.-C.). Dans les Côtes-d’Armor, dans la commune de Lanmodez, se trouve une aubépine qui « saigne », près d’un rocher connu sous le nom de Kador sant Vode (chaise de saint Maudez). Aubépine « miraculeuse » elle aussi, elle rappelle que d’aucuns ont vu dans la couronne d’épines du Christ des rameaux d’aubépine, sans oublier la blancheur virginale de ses fleurs associées à la Vierge Marie.

Hôte des campagnes, l’aubépine affectionne l’orée des forêts où elle semble monter la garde, tant en direction des lieux découverts (garrigue, lande à genêts, pelouse sèche et rocailleuse, marne grise, fourré à buis) que couverts où, alors, on la voit s’acoquiner à de grands feuillus (aulnes, peupliers, frênes) ou à des résineux (pins). Mais c’est sans doute aucun à la haie qu’elle est, avec l’épine noire, la plus attachée, cette même haie encore bien incomprise et dont Émile Cardot écrivait en 1907 qu’il ne fallait point médire d’elle parce qu’elle est capable de former d’excellentes clôtures, sans compter que ces arbustes tels qu’aubépines, coudriers, genévriers, formant ce que l’on appelle le mort-bois, sont des espèces végétales d’avant-garde qui préparent le terrain à d’autres aux statures plus imposantes : les arbres. Ce ne sont là que deux raisons prouvant l’excellence de la haie, il en existe bien d’autres, nous en avons abordées un certain nombre ci-dessus, mais il est vrai que la haie en tant que tel mériterait bien un article rien qu’à elle.
Bel arbuste au bois dur, l’aubépine est peinte de gris clair étant jeune, puis, prenant de l’âge, elle brunit et rougit, se crevasse de plus en plus. Lobées par trois à sept, les feuilles coriacées de vert luisant de l’aubépine sont découpées de profondes échancrures. Elles sont portées par de brefs pétioles qui côtoient des épines qui ne sont pas si nombreuses que cela : parfois, on lit, dans tel ouvrage, que l’aubépine est bardée d’épines ; or, être bardé suggère l’abondance, ce qui n’est pas le cas de l’aubépine au seul point de vue de ses épines qui, pour reprendre le bon mot d’Anne Osmont, ne sont pas si terribles. Tout au contraire de ses fleurs que le printemps lui voit fort nombreuses : ses fragiles bouquets de fleurs blanches à blanc crème, composées de cinq pétales, éclosent au printemps, plus tardivement que celles du prunellier, et paraissent parfois rosâtres en raison de la présence de nombreuses étamines rouges à rose vif au cœur de chaque fleur (parfois, les inflorescences sont intégralement roses : il s’agit là d’un cultivar à destination ornementale). Et toutes ces fleurs donnent des fruits, en l’occurrence des drupes dont la forme, qu’elle soit globuleuse ou ovoïde, n’excède pas un centimètre de diamètre. Verdacées, puis carminées de pourpre, elles atteignent le summum de leur maturité à la presque fin du mois d’août. Ce fruit, la cenelle, on le dit ingrédient du garde-manger de la haie ; comme je me suis un peu élevé à propos du même statut présupposément accolé à la prunelle, nous n’irons pas plus loin dans le recueil des informations de préférence aviaire. Non, parce que, des fois, on en voit un – pas d’oiseau, mais de plumitif – qui raconte une énormité reprise pas tous ses coreligionnaires qui ne prennent même pas la peine d’aller voir in situ de quoi il retourne exactement.

L’aubépine en phytothérapie

Il y a une quinzaine de jours, j’ai dit que l’aubépine s’était taillée une carrière thérapeutique autrement plus médiatisée que celle du prunellier, lequel donnait l’impression très nette de rester cantonné aux portes d’un monde rural et empirique. Même si l’aubépine a tardé à sortir du fourré de la haie, il est vrai que, comme nous l’avons vu plus haut, elle n’a pas laissé seulement insensibles les poètes et autres gens de lettres (Marcel Proust, Georges Sand, Clément Marot…), mais également les thérapeutes, bien que, pour des raisons tout à fait anecdotiques, et fort différentes de ce pourquoi l’on considère aujourd’hui l’aubépine, c’est-à-dire comme partie intégrante de ces grandes plantes médicinales que l’on se doit de prendre en compte à leur juste valeur. Il y a un siècle, voire un peu plus, l’aubépine en était au même point que l’est encore le houx aujourd’hui : peu usitée, on n’avait pas encore percé tous les mystères qui l’entouraient, en tous les cas pas celui qui, depuis lors révélé, consiste à avoir fait de l’aubépine une plante composant le cortège des plantes à visée cardiaque (même si Leclerc avait alerté dans ce sens, isolément il est vrai, en toute fin de XIX ème siècle). L’aubépine, médicament du cœur, qui d’autre peut s’en vanter ? Passons en revue quelques plantes cardiotoniques. Qu’avons-nous ? La scille, le laurier-rose, le muguet, le genêt à balai, la gratiole, le nénuphar, l’épine-vinette, la digitale pourpre, etc. Sans aucunement renier l’utilité de toutes ces plantes, remarquons que bien d’entre elles sont d’un usage fort délicat, tandis que l’aubépine, ne contenant ni alcaloïde ni saponine, est parfaitement exempte de toxicité. Peut-être que l’odeur peu agréable des fleurs d’aubépine, davantage marquée par temps chaud (on dit alors que ce parfum devient nauséabond), n’a pas encouragé leur emploi en thérapeutique, bien qu’elles aient été, nous l’avons souligné, autrefois employées, mais à la même hauteur qu’écorce et baies. Cette odeur est due, en partie, à une essence aromatique et à cette substance qu’on appelle triméthylamine, disparaissant néanmoins lors de la dessiccation des fleurs (on croise la triméthylamine dans diverses autres plantes : le fenugrec, le sorbier des oiseaux, la mercuriale, l’arnica, ainsi que cette fameuse vulvaire, etc.). De même que dans les fleurs, on trouve dans feuilles et baies, des acides triterpéniques, des acides phénols, des proanthocyanidols. Dans les feuilles surtout résident plusieurs flavonoïdes (quercétine, rutine, etc.) ainsi que des corps mucilagineux. Dans l’écorce, assez rarement utilisée, on y croise du tanin bien sûr, mais également des substances amères (crataegine, oxyacanthine). Dans les fruits, il y a aussi un peu de tanin, des sucres (dont du glucose), de l’amidon, de la pectine, ainsi que de la vitamine C.
Toutes ces fractions végétales mériteraient d’être bien davantage prises en compte d’un point de vue de leur composition biochimique.

Propriétés thérapeutiques

  • Cardiotonique légère, régulatrice du rythme cardiaque, diminue les rythmes trop rapides, « atténue efficacement la perception exagérée des battements cardiaques […] lorsque aucune maladie du cœur n’a pu être décelée par ailleurs » (8), hypertensive, hypotensive par vasodilatation, sédative cardiaque douce, facilite l’oxygénation cérébrale, anticoagulante (?)
  • Sédative du système nerveux central, hypnotique légère, antispasmodique
  • Fébrifuge (écorce)
  • Astringente (baie, écorce), antidiarrhéique (baie)
  • Diurétique légère (baie, fleur), dissolvante des lithiases (?)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : insuffisance cardiaque modérée, arythmie, tachycardie, palpitations, constriction douloureuse dans la région cardiaque, dégénérescence du myocarde et des vaisseaux sanguins, artériosclérose, angor, spasmes vasculaires, hypertension, hypotension, mauvaise circulation du sang
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : dyspepsie, diarrhée, dysenterie, lithiase biliaire (?)
  • Troubles de la sphère respiratoire (voies respiratoires supérieures) : angine, angine simple, maux de gorge, enrouement
  • Troubles locomoteurs : arthrite, rhumatismes
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : lithiase urinaire (?), albuminurie
  • Troubles liés à la ménopause : bouffées de chaleur congestives, insomnie, irritabilité, vertige, bourdonnements d’oreilles
  • Troubles de la mémoire
  • Surmenage, fatigue physique, psychasthénie

Propriétés et usages psycho-émotionnels

L’aubépine est aussi – comment s’en étonner ? – un régulateur émotionnel d’une grande efficacité, intervenant dans nombre de troubles, tant chez l’enfant que chez l’adulte : insomnie d’origine nerveuse et autres troubles du sommeil, nervosité, anxiété, crise d’angoisse, irritabilité, peur et appréhension, séparation (et angoisse de séparation tant physique que psychique), deuil, émotivité (et émotivité excessive) chez l’artérioscléreux, le dyspeptique, l’enfant et l’adolescent, agitation, colère, insubordination, tendance aux tics.
C’est une médication très précieuse qu’on peut adresser aux « jeunes gens traversant une crise sentimentale » jusqu’aux « vieillards au cœur fatigué » ; ce sont peut-être les mêmes, à des décennies d’intervalle ; l’on ne se méfie jamais assez, je pense, des peines de cœur et de leur incidence sur l’organisme… Comment ne pas imaginer – si l’on considère que le psychisme recouvre le physique et l’embrasse dans une symbiose osmotique – qu’un cœur écrasé de peines successives finira, un jour ou l’autre, par imploser. J’ai souvenir d’un médecin cardiologue à la retraite dont l’épouse est décédée d’une crise cardiaque entre ses bras sans qu’il ne puisse rien faire pour la sauver. Triste ironie de l’existence… L’aubépine, si jamais l’on s’y prend à temps, permettrait d’ôter du cœur les épines qui s’y fichent l’une après l’autre si on les laisse faire, faisant ressembler, à la longue, ce pauvre cœur malmené à une poupée misérable que l’on écorche de longues aiguilles à la manière des envoûteurs. D’ailleurs, à ce titre, l’ai récemment lu que « ses noyaux pulvérisés et appliqués en bouillie font sortir les épines et les points de flèches » (9). Cœur, flèche. Cela ne vous évoque-t-il pas une divinité ailée et généralement grassouillette ?

Si l’on peut associer l’aubépine à l’une des quelconques planètes qui régentent les signes zodiacaux, on lui voit une accointance avec Uranus et le Verseau, mais elle demeure un des grands remèdes de ceux qui sont nés sous l’influence du Soleil. Ce petit arbre est réputé, comme nous l’avons dit, pour son action sur le cœur, mais il est également un remède agissant sur la colère, la nervosité excessive, etc. Ainsi, agir sur la sphère psychique en évacuant l’irritabilité et l’anxiété permet-il de régulariser un cœur souvent perturbé et assailli par des émotions particulièrement appuyées chez les natifs du Lion. C’est pour cela qu’on peut apprendre avec utilité que l’élixir de fleurs d’aubépine est bien adapté au chakra du cœur (il s’agit d’un élixir conçu selon la méthode du docteur Edward Bach ; étonnamment, le médecin anglais n’a fait figurer ni l’aubépine, ni le prunellier d’ailleurs, parmi ses 38 quintessences florales). Au chakra du cœur, donc, ainsi qu’aux peines que, généralement, il encourt. Voici, en substance, dans quels cas employer cet élixir : incapacité à aimer, incapacité à manifester son amour par peur du rejet et de l’échec, indifférence amoureuse, manque de générosité, égoïsme, repli sur soi, déceptions amoureuses plus ou moins récurrentes, sentiment de solitude, relations amicales qui se dérobent…

Modes d’emploi

  • Infusion des fleurs seules ou des rameaux fleuris.
  • Décoction de baies séchées au four.
  • Décoction d’écorce.
  • Macération vineuse de fleurs et/ou de feuilles.
  • Teinture-mère.
  • Teinture alcoolique à laquelle le docteur Leclerc appliquait une mention spéciale, expliquant qu’aux infusions, poudres, extraits mous et fluides, il « préfère la teinture alcoolique » à « ces préparations peu actives et infidèles » (10).
  • Gélule de poudre cryobroyée.
  • Extrait fluide.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les fleurs au printemps (avril, mai, voire juin) ; l’important étant de les cueillir encore à l’état de boutons (car même après récolte, elles poursuivent leur éclosion), tout en faisant attention de ne pas briser les jeunes pousses foliaires, « et en ne revenant qu’un an sur deux sur la même branche. Il s’agit d’une récolte fragile, très sensible à l’échauffement. Vous devez l’apporter le plus rapidement possible au séchoir », explique Thierry Thévenin (11), c’est-à-dire un lieu bien ventilé, situé à l’ombre, dans lequel opérer promptement la dessiccation des fleurs qu’on disposera en couches légères et que l’on retournera avec délicatesse durant l’opération. Cela exclue donc les récoltes lointaines et mal avisées. Les baies se cueillent à l’automne, dès le mois de septembre, jusqu’en octobre. Par la suite, elles ont tendance à sécher un peu et à être moins manipulables. La jeune écorce attendra la fin de l’hiver, en février, pour être découpée avant la montée de sève. Prenez garde au stockage, tant des fleurs que des baies, puisqu’elles sont les unes et les autres la convoitise des mites alimentaires.
  • Toxicité : nous l’avons compris, l’aubépine n’en possède pas, ne s’accumulant pas dans l’organisme et ne provoquant aucun phénomène d’accoutumance. C’est pour ces raisons qu’on peut en envisager un usage au long cours, ce qui, de toute façon, est bien préférable dès lors qu’on souhaite s’en remettre à l’aubépine, dont il faudra cependant se méfier de la teinture alcoolique, comme le signalait le docteur Leclerc. En ce cas, on évitera des doses supérieures à cent gouttes par jour, sans quoi l’on peut voir apparaître un ralentissement du pouls et des phénomènes de somnolence (c’est-à-dire une sédation exagérée en somme). Contrairement à cette héroïque qu’est la digitale pourpre, l’aubépine est parfaitement adaptée aux personnes qui sont sensibles à la digitaline ou à d’autres cardiotoniques de synthèse.
  • Alimentation : c’est vite dit, mais ne faisons pas les fines gueules, puisque les jeunes pousses possèdent une étonnante saveur de noix ou de noisette. On peut les incorporer en petite quantité à une salade, voire même les cuire paraît-il (je n’ai jamais tenté cette expérience : rendez-vous au printemps prochain). Quant à la cenelle, ce fruit dont l’aubépine est généralement prodigue, on est loin des qualités gustatives d’autres petits fruits sauvages. Farineuse – je dirais qu’elle emboque comme un étouffe-chrétien qu’elle est – il est pourtant possible de l’agrémenter, en raison de son goût pratiquement absent. Certains sont même arrivés à en confectionner des purées, ainsi qu’une espèce de farine à bouillir (sauce, confiture, compote) et à cuire sous forme de galettes et de biscuits. En élaborer des boissons fermentées comme des ratafias est également possible.
  • Autres espèces : en France, on trouve une autre aubépine dont les fleurs et surtout les feuilles sont bien différentes : Crataegus monogyna ou aubépine à un seul noyau (les fleurs ne comportent qu’un seul ovaire, d’où le monogyna). On rencontre aussi l’azerolier ou aubépine azerolier (Crataegus azarolus), espèce méridionale installée dans le Midi de la France et dont il existe plusieurs cultivars (azerolier à feuilles de poirier, azerolier à feuilles de tanaisie, azerolier écarlate…) qui forment des fruits bien plus gros que la cenelle (2 à 4 cm), aux couleurs et aux saveurs différentes, réputés autrement que la baie d’aubépine pour leurs qualités gustatives, tant et si bien qu’on les trouve en vente sur quelques marchés en Italie par exemple.
  • Associations : l’aubépine peut tenir compagnie, surtout sur la question de la sédation du système nerveux central, à bien d’autres plantes avec lesquelles elle composera un joli bouquet : le coquelicot, le houblon, le lotier corniculé, la mélisse officinale, la valériane, la ballote fétide, la fleur d’oranger, la lavande fine…
  • Maladie : l’aubépine est sujette comme d’autres espèces de Rosacées à ce que l’on appelle le « feu bactérien », très contagieux.
  • Autres emplois : les feuilles, comme ersatz de tabac ; l’arbuste comme porte-greffe, à l’instar du prunellier, pour accueillir les greffons d’autres fruitiers de la même famille ; le bois, en tournerie et en ébénisterie ; autrefois, pour la boulangerie, l’aubépine était fort appréciée, car son bois, qui brûle très longtemps, libère une grande quantité de chaleur tout en ne dégageant que peu de cendres.
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    1. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 195.
    2. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 200.
    3. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 100.
    4. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 146.
    5. Ibidem, p. 147.
    6. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 130.
    7. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 102.
    8. Jean-Marie Pelt, Les vertus des plantes, pp. 153-154.
    9. Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 338.
    10. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 198.
    11. Thierry Thévenin, Les plantes sauvages. Connaître, cueillir et utiliser, p. 155.

© Books of Dante – 2019

Le lierre (Hedera helix)

Synonymes : herbe aux dents, herbe à cors, herbe à cautère, herbe de la Saint-Jean, lierre des poètes, lierre commun, lierre en arbre, bourreau des arbres.

Observateurs, les anciens Grecs employaient au moins deux noms différents pour distinguer helix de kissos : c’est essentiellement par la forme des feuilles de ces deux lierres qu’on pouvait nettement les séparer. Et à cela rien de bien difficile puisque le premier, helix donc, est celui qui porte des feuilles lobées, généralement par trois ou cinq, dont la forme globale suggère plus ou moins une main stylisée, ce qui explique qu’on les dise palmatilobées. Le second, kissos, est représenté uniquement par une morphologie foliaire tout autre, puisqu’il porte des feuilles lancéolées dont l’extrémité s’achève par une pointe. Pour ajouter davantage de complexion, Dioscoride qui connaît vraisemblablement le lierre, indique que kissos est la manière dont les Grecs appellent généralement le lierre, et qu’aux Latins revient le mot hedera (1), ainsi que l’appelle le poète latin Virgile au premier siècle avant J.-C. Si l’on considère le chapitre 172 du deuxième livre de la Materia medica, il n’y a pas trop de doute au sujet de la plante qui y est abordée, bien que Dioscoride entre dans le détail, distinguant pas moins que trois lierres différents : l’helix, le lierre blanc et le lierre noir, précisant que ce dernier, ainsi nommé en raison de la couleur de ses fleurs (?), se fait aussi appeler dionysia, un mot important, à bien conserver en mémoire pour la suite de notre exposé, de même que cet autre-là : kissos.
Comme nous l’avons précédemment évoqué à travers l’article consacré à la vigne, le lierre est l’un des nombreux végétaux attributs d’Osiris, comme cela est confirmé par le nom grec qu’on lui a donné, c’est-à-dire chenosiris, signifiant « arbre d’Osiris ». Les Grecs, ayant beaucoup emprunté à cette grande nation civilisationnelle que fut l’Égypte antique, pourraient être abusivement accusés d’imitateurs si l’on considère une divinité comme Osiris au regard de cette autre, Dionysos, ayant intégré le panthéon grec sur le tard, après être passé par une nécessaire première étape d’archaïsme où, bien avant qu’on ne retienne que ce que l’on sait généralement de ce dieu, Dionysos était très simplement figuré par un poteau enguirlandé de lierre. De l’un à l’autre, on parle parfois d’emprunts bilatéraux. Mais de là à savoir exactement qui a commencé – chose qui selon toute vraisemblance a ardemment occupée les esprits pendant des lustres, cela n’est sans doute plus une question aussi primordiale que cela, puisque « des études récentes semblent confirmer que, ‘en ce qui concerne la vigne et le lierre, Osiris n’a probablement rien emprunté à Dionysos, ni Dionysos à Osiris ; les croyances se sont développées en Égypte et en Grèce sur un fond d’universaux de pensée’ » (2). Ce qui représente plus qu’une hypothèse – particulièrement étonnante et novatrice, en ce sens qu’elle n’est pas le reflet d’une opposition, mais rend compte d’un phénomène perceptible à travers l’étude du chamanisme, c’est-à-dire son caractère quasiment universel.
Sémélé, enceinte des œuvres de Zeus, porte Dionysos dans son ventre. La mythologie explique, en gros, que pour que l’enfant soit protégé de l’ardeur solaire du dieu du tonnerre, un lierre s’interposa entre la mère et l’enfant d’une part, Zeus d’autre part. Sémélé ayant péri à travers ce délicat exercice, il fallut en extraire l’enfant non parvenu à terme, lequel fut aussitôt cousu indemne dans la cuisse du dieu de l’Olympe, par lui-même ou par Hermès, cela est variable selon les versions (3). C’est à cet extrait du mythe que Dionysos doit son nom qui, littéralement, veut dire « né deux fois ». Cette relation au lierre, tout juste naissante, ne tarira pas. Cette plante, c’est indubitable, est bel et bien l’un des plus évidents attributs végétaux du dieu Dionysos. Et c’est ainsi que nous en revenons à ce kissos qui aurait été, dans un premier temps, le nom attribué au dieu par le lierre salvateur. Puis, par extension, Kissos, épithète de Dionysos, figura le dieu spécialement couronné de lierre, portant son thyrse lui-même orné du même végétal, bien après qu’enfant, il fut baigné dans la fontaine Kissusa, puis élevé sur le mont Helicon, toutes d’évidentes manifestations de la nature hédéracée de Dionysos. A la suite de quoi, de nombreuses anecdotes attestent de la capacité protectrice du lierre à travers les âges. Par exemple, ne croise-t-on pas des statuettes grecques remontant aux IV ème et III ème siècles avant J.-C., dont certaines, représentant une femme et un enfant, sont parées de feuilles de lierre, celles-là même qui sont aussi sculptées sur bon nombre de bâtiments grecs puis même romains. Récemment encore, on disait que les maisons aux murs recouverts de lierre étaient ainsi protégées des mauvais sorts, alors que, suspendu dans les étables, il évitait au lait des vaches de tourner. Ainsi, ce qui pourrait passer pour un ornement tout juste esthétique, n’en est pas forcément un. C’est ce qui va maintenant nous conduire à exposer la première valeur du lierre, que nous introduirons grâce à ce Romain d’origine grecque qu’était Plutarque : « Si Dionysos fut considéré comme un médecin hors pair, ce n’est pas seulement pour avoir découvert ce remède si puissant et en même temps si agréable qu’est le vin, mais aussi pour avoir mis en honneur le lierre en raison de son action particulièrement efficace contre le vin et enseigné aux bacchants à s’en faire une couronne pour moins souffrir des effets du vin, la fraîcheur du lierre éteignant le feu de l’ivresse. » Présenté ainsi, le lierre serait donc l’antidote de l’ivresse bacchique, ce que semble montrer Platon, exhibant un Alcibiade fin saoul, portant une couronne tressée de lierre et de violettes. Le lierre ôterait donc les maux de tête causés par le vin, ce qui n’est pas en soi une remarque isolée, puisque cette capacité oblitératrice transparaît chez certains auteurs antiques comme, par exemple, le médecin romain Serenus Sammonicus qui, officiant au III ème siècle de notre ère, donnait non seulement le lierre comme remède des maux de tête, mais affirmait aussi qu’il a toute l’aptitude pour calmer la frénésie et les embarras de tête (sans cependant nous dire si ce « mal aux cheveux » est d’origine alcoolique). Un siècle après lui, un médecin bordelais, Marcel l’Empirique, emploie le lierre pour des raisons similaires et dont le docteur Henri Leclerc nous offre un aperçu précis : « Parmi les merveilles que les Anciens ont dites du lierre, il n’est pas sans intérêt de rappeler le passage dans lequel Marcel l’Empirique vante, comme un remède tout puissant de la céphalagie, l’application sur le front et sur les tempes de son suc ou de ses feuilles » (4). Leclerc, qui a longuement étudié le lierre au début du XX ème siècle, s’est aperçu que c’est un modérateur très efficace des nerfs périphériques, d’où, peut-être, les couronnes de lierre portées par les ménades, qui les aidaient, nous apprend-on, à mieux tolérer les maux de tête liés à une consommation excessive de vin, ce qui n’était pas un moindre mal : rappelons dans quel état frénétique le délire dionysiaque jetait les ménades !
Nous nous arrêterions là si un passage du même Plutarque ne nous avait pas différemment alerté. Parlant encore du lierre, il fait l’aveu suivant : « Il renferme des esprits violents qui éveillent, excitent et produisent des transports suivis de convulsions. Bref, il inspire une ivresse sans vin, une sorte de possession à ceux qui ont une disposition naturelle à l’extase ». Allons bon ! On ne peut alors plus qualifier le lierre d’antidote de l’ivresse bacchique, à moins qu’il opère ainsi uniquement chez toutes les personnes qui ne possèdent pas cette « disposition naturelle à l’extase » signalée par Plutarque. Tout le monde est-il réceptif aux bons effets de la sauge divinatoire, pour prendre un exemple parmi tant d’autres ? Non, j’ai bien vu chez certaines personnes cette plante demeurer intégralement inopérante. C’est encore le même Plutarque qui ajoute que les prêtres de Zeus se devaient d’éviter la vigne pour n’en point subir l’ivresse. Mais, touchant le lierre, ils étaient immédiatement envahis par une forme de « fureur » sacrée, démence, allégresse sauvage dont il nous faudra reparler. Le lierre, toxique, est hallucinogène, avancent certains, d’où les violents effets enregistrés suite à son absorption, sans aller jusqu’à pointer du doigt une extase divine. Dioscoride signalait que « les ‘raisins’ du lierre noir pris en breuvage, ou le suc de ses feuilles, rendent le corps languissant, et troublent l’esprit, lorsqu’on en use en trop grande quantité » (5). Or il s’avère plutôt que le délire dionysiaque s’apparente davantage – d’après les descriptions qui en ont été données – à une intoxication par la jusquiame. C’est pourquoi, l’on peut légitimement s’interroger : le lierre, peut-il être, d’une manière ou d’une autre, l’agent de ce délire, sachant que, tout vraisemblablement, si le lierre procure des hallucinations, l’utilisation de cette plante pour ce but-ci, remonte, d’après Jacques Brosse, à une période bien antérieure à la culture de la vigne, et donc à l’usage sacré du vin ? Ce ne sont que des hypothèses que l’on avance : ainsi, Bernard Bertrand, qui explique que les Celtes auraient pu tirer parti de la force roborative des baies de lierre, qu’ils auraient incorporées – nul ne sait bien comment – à leur cervoise : « De ces bières primitives, on dit qu’elles auraient pu être des boissons magiques, capables de décupler la vaillance des guerriers qui affrontèrent César » (6). Pourquoi pas, bien qu’on puisse objecter qu’ils se sont loupés quelque part, vu le résultat final… Les armées qui utilisent des drogues, même de nos jours ça existe encore et ça n’a rien d’exceptionnel : considérons la seule méthamphétamine durant la Seconde Guerre mondiale, usitée aussi bien par les Américains, les Britanniques que les Allemands entre autres. Si jamais le lierre, préparé d’une mystérieuse manière et dans des conditions particulières, était capable de faire entrer dans une ivresse sans vin, bien peu se sont posés la question de savoir ce que pouvait bien être ce breuvage à base de lierre. C’est une interrogation qui a fait bien peu d’émules, hormis, peut-être, Robert Graves qui imagine une bière édulcorée au miel et additionnée d’extraits de lierre, ou bien une « bière de sapin, brassée à partir de la sève de l’épicéa et assaisonnée de lierre ; à moins qu’ils ne mâchassent des feuilles de lierre pour leur effet de drogue » (7). Tout ceci, qui n’est qu’hypothétique, reste cependant peu clair : on retiendra tout simplement, avant de passer à la suite, que le lierre éteint l’ivresse du vin mais en allume une autre qui lui est propre.
Venons-en maintenant à la seconde valeur du lierre. Revenons au plus près du thyrse de Dionysos, sorte de sceptre ou de bâton enrubanné de lierre et/ou de vigne. Ce thyrse ayant un rapport avec le dieu de la foudre, duquel Dionysos est re-né, il implique donc la révélation. Parce que le thyrse est l’image de la foudre, celle-ci « était l’arme victorieuse du dieu, et le tonnerre proclamait la volonté divine. Bacchus, couronné de lierre, était donc un dieu à la fois victorieux et prophétique » (8). Signalons que, avant même qu’Apollon ne s’installât à Delphes, lieu du célèbre oracle, Dionysos y était déjà présent : l’implication du lierre dans la mantique est donc déjà très ancienne. La capacité révélatrice du lierre et de la foudre n’est pas circonscrite qu’au seul monde grec, puisque nous voyons qu’en Lettonie, le nom du lierre (pehrkones) s’inspire de celui du dieu de la foudre, Pehrkon (ou Pehrkones), orthographes assez proches de ce qui se passe dans un pays limitrophe, la Lituanie : le lierre y est nommé perkunas, en relation toujours avec le nom qu’y prend le dieu fulgurant. Le lierre est aussi donnerebe – herbe du tonnerre – chez les anciens Germains, puisqu’il y est attribut de cette divinité de la foudre et du tonnerre qu’on appelle Donar (ou Thonar), un nom dans lequel résonnent autant le tonnerre que le lierre aux feuilles couleur de foudre.
L’intuition foudroyante découvre : si la vélation, en moyen français, indique que l’on place un voile sur quelque chose, la révélation le dévoile, le met à nu. D’ailleurs, qu’est donc une naissance sinon une révélation ? Est-ce à dire que Dionysos est, d’une certaine manière, un prophète ? Certes oui, nous l’avons signalé plus haut. Pour mieux l’expliciter, il faut, une fois encore, entremêler la vigne au lierre : autrefois, les portes des tavernes, taillées dans du chêne, étaient ornées de rameaux de lierre. On en suspendait aussi à l’entrée des cabarets. Aussi bien recroisons-nous Zeus le chêne et Dionysos le lierre à travers cette association végétale. Selon Angelo de Gubernatis, ce procédé avait pour but de « rendre le vin innocent », mais non pour autant ignorant si l’on prend connaissance de ce que le Florentin ajoute dans La mythologie des plantes : « Cet usage superstitieux devait avoir un autre motif. Le chêne est l’arbre de Zeus, le lierre aussi lui est cher : symbole de force, sans doute, et de génération, il aide peut-être aussi le buveur à dire la vérité, c’est-à-dire la prophétie » (9).
Le lierre aurait donc cette double fonction : supprimer la gueule de bois chez les initiés et diriger l’esprit aviné vers l’essentiel. Ne le cachons pas : les anciens Grecs crurent durant longtemps que le lierre pouvait aider à refréner les intoxications, réputation qui perdure en dehors même de la seule sphère grecque, puisque selon Serenus Sammonicus, le suc de lierre grimpant, administré à raison de quelques gouttes, suffit « pour conjurer les effets d’un breuvage empoisonné » (10). Le caractère semper virens du lierre n’est peut-être pas étranger à cet état de fait. Puisque celui-ci symbolise la force végétative, il représente également le cycle de la mort et de la vie, le mythe du retour éternellement recommencé. Ainsi, pourquoi ne serait-il pas à même de combattre l’ivresse du vin, tout en contenant lui-même des substances qui s’avèrent toxiques à hautes doses ? La vigne ouvrirait donc l’extase dionysiaque que le lierre se chargerait d’accompagner et de clôturer…
Le lierre, s’interposant entre Sémélé (= la Terre ; d’où provient le mot semelle…) et Zeus (l’ardeur céleste), ne pourrait-il pas être une métaphore de l’éclipse ? Ce qui ferait du lierre une essence lunaire, ce qui expliquerait sa versatilité. La capacité prophétique de celui qui l’absorbe, ne serait-elle pas, elle aussi, à mettre sur le compte de cette appartenance ? En tous les cas, il s’agit de transformation. Puisque sa feuille, lorsqu’elle est palmatilobée par cinq est placée sous la gouvernance de la Grande Déesse (de même que les feuilles de figuier, de platane, etc.). Avec les âges et les expériences, elle se métamorphose en forme de lance, dont l’extrémité, pointue, est dirigée vers le haut. Et ce lierre-ci, élevé, dit de haut vent, est seul à porter des fleurs marquées par le nombre 5 (elles comportent un calice à cinq dents, une corolle à cinq pétales et cinq étamines). Le 5, qui s’exprime tant dans les parties hautes du lierre que dans ses parties basses, dessine une trajectoire de révélation et d’augmentation, partant du 5 terrestre, émanation de la Terre-Mère, au 5 céleste, supraphysique et intimement lié à une divinité ouranienne comme Zeus, et, par extension, à Dionysos. (Le lierre aux feuilles lobées étant stérile, l’autre fertile – puisque seul à porter des fleurs –, on semble ici sous-entendre une primauté du principe solaire, mâle, Yang, au dépend de son opposé et néanmoins complémentaire, chose typique de cette société grecque qui refoulait les grandes déesses archaïques et primordiales, et qui les cantonnaient à des rôles plus que mineurs.)
Bien d’autres sens symboliques sont associés au lierre. Parce qu’on a longtemps cru qu’il parvenait à étouffer l’arbre hôte lui servant de support, on a dit du lierre qu’il était non seulement un parasite, mais aussi une espèce envahissante, un profiteur, un crampon en somme. Pourtant, comme s’il s’agissait là d’une preuve à l’appui, de crampons, il en dispose : il s’agit de petites radicelles atrophiées qui ponctuent de place en place les tiges rameuses et sarmenteuses du lierre, et dont la principale fonction est de lui permettre d’agripper le support sur lequel il grimpe et de s’y maintenir aussi sûrement qu’à une solide prise d’escalade. Ce en quoi le nom latin du lierre, qu’on a conservé jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire hedera, outre qu’il semble parent du mot celte qui désigne la corde, hedra, nous renseigne encore davantage sur la qualité attachante du lierre puisque hedera provient du verbe latin haereare, qui signifie « être attaché, fixé ». Ces crampons, qui d’ailleurs se développent même sur des lierres libres et non grimpants, ne sont pas des suçoirs qui aideraient la plante à puiser dans les réserves nutritives de l’hôte ainsi vampirisé, sans compter que les supports qu’affectionne le lierre et qui lui permettent ses reptations verticales ne sont pas toujours d’autres végétaux, puisque un rocher, un poteau, le mur d’une maison, peuvent parfaitement bien lui convenir et satisfaire le désir d’élévation de ce monte-en-l’air. Parce qu’il embrasse son support, on a dit du lierre qu’il évoque on ne peut mieux les liens amicaux et amoureux. Le lierre est attachement : ne dit-on pas, selon une formule qui rappelle beaucoup une devise héraldique, qu’il meurt ou qu’il s’attache ? Également, il représente « l’éternelle constance du désir de fidélité ». C’est ce que suggère pour beaucoup l’ogham du lierre, Gort (ᚌ), qui signale qu’au-delà même de cette fidélité, tant en amour qu’en amitié, est bien présente, dans le lierre même, la question de la loyauté, ce qui fit affirmer que le lierre était idéalement chevaleresque pour cette raison. Mais il est aussi enlacement et, partant, sensualité. Contrairement au houx martien, le lierre, tout en courbes et circonvolutions, est typiquement féminin. De par ses attitudes serpentiformes, cette plante femelle évoque, au-delà de la seule sensualité, la sexualité qui perdure, tout emplie de cette viridité qui fait la force puissante du lierre en toute saison. Bien que non maternel, le lierre est une plante qui entretient des rapports évidents avec les rites nuptiaux. Par exemple, en Grèce antique, les couronnes nuptiales des jeunes mariés étaient constituées de rameaux de lierre, tandis qu’en Europe, « une fille qui mettait une feuille de lierre dans son corsage [nda : c’est-à-dire à l’emplacement même du cœur] devait rencontrer son futur époux » en rêve (11). Le domaine amoureux peut parfois faire tendre le lierre vers des aspects plus sombres, comme en atteste la pratique qui consistait à jeter du lierre sur les cercueils des jeunes filles mortes vierges, en souvenir d’éternelle indéfectibilité peut-être… Si le lierre est plante d’amour, c’est parce qu’on a cru trop longtemps qu’il desséchait l’arbre auquel il grimpe, aussi sûrement que le cœur qu’assaille l’amour. Mais quel est ce genre d’amour qui assèche autant ? Est-ce bien, au reste, de l’amour ? L’amour n’est-il pas censé augmenter plutôt que réduire ? Même s’il déborde, il peut parfois lorgner du côté de la concupiscence, et devenir cet incendie qui éteint et dessèche tout…
Par delà ces quelques données plutôt sinistres, il importe de savoir que le lierre était employé par les Celtes en magie des liens, autrement dit en magie liante, plus particulièrement dans le domaine amoureux, de même qu’en Chine où l’emploi du lierre en tel cas permettait d’attacher une femme à son mari. Souvenons-nous que le lierre liant provient, à travers même son nom latin hedera, de ce verbe haereare qui représente l’idée de fixer, de lier, d’arrêter, de paralyser même. C’est pourquoi le lierre Gort peut être placé en rapport avec le dieu gaulois de la parole, de l’éloquence et du verbe magique, Ogmios, que l’on retrouve en Irlande sous une forme à peine altérée : Ogma (ou Ogme), un dieu que l’on crédite, à juste titre, de la création de l’ogham, cet alphabet si particulier constitué de petites branches de différentes espèces végétales et gravées chacune d’un symbole. « De la même racine vient haeresco, ere : ‘s’attacher, s’arrêter’ ainsi que haesito, are, ‘être embarrassé, s’arrêter, hésiter’, d’où provient le verbe français hésiter » (12). L’ogham Gort peut donc être le signe de la nécessité d’une transformation, de la recherche et de la quête spirituelle aussi : ne faut-il pas traverser les rigueurs de l’hiver avant de pouvoir observer de plus près les sphériques baies noirâtres du lierre ? Ne dirait-on pas de petites urnes coiffées d’un couvercle scellé en cinq points, à partir desquels – pourquoi pas ? – l’on peut parfaitement envisager de tracer un sceau, celui-là même qui, sans doute, dissimule un secret au profane ? Pourquoi ne pas y voir une aide inespérée pour cet homme qui, tout sapiens qu’il soit, forcément doute ? « N’es-tu pas trop éloigné de la Nature pour ne plus savoir que douter ? », interroge Gort le lierre, qui intime aussi de procéder à un effort de stabilisation, voire même de renoncement, histoire de faire le point et de réfléchir, avant même d’opter, parmi une foultitude de choix, pour celui qui sera le meilleur pour soi, en ce moment T qui l’exige.
Ensuite, et pour achever ce long inventaire, la persistance du feuillage du lierre mènera à le considérer comme un symbole de la vie au cœur de l’hiver, à l’instar du gui et du houx. Il représente donc la constance et la persévérance, et c’est tout naturellement pour ces raisons précises qu’on le retrouve chez les Celtes lors de Jul, qui célèbre le solstice d’hiver, en particulier à travers la figure du Dagda dont le chaudron d’immortalité et de résurrection est empli d’inépuisable et de perpétualité.

D’un point de vue médicinal, la lecture de l’assez long développement qu’accorde Dioscoride aux différents lierres qu’il a recensés, permet d’établir un profil intéressant de ce à quoi les anciens destinaient cette plante âcre et astringente, qualifiée de remède de la dysenterie, des affections de la rate, des affections cutanées (brûlures, ulcères de diverses natures, érysipèle), etc. On lui voit jouer un rôle non négligeable au niveau de la sphère gynécologique, sur laquelle le lierre serait emménagogue. Également remède dentaire et auriculaire, Dioscoride fait aussi la mention de la vertu pédiculicide de la gomme de lierre.
Au Moyen-Âge, le lierre semble être encore bien davantage usité. Par exemple, Hildegarde, qui distingue cette petite plante appartenant à la famille des Lamiacées et que l’on appelle lierre terrestre (Gunderebe) du lierre grimpant (Ebich), explique, au sujet du second, une action positive sur la jaunisse, les maladies de la rate, les crachements de sang, les troubles gynécologiques tels que l’aménorrhée et la dysménorrhée. On emploie tant les feuilles que leur suc, ainsi que les racines et les graines contenues dans les baies. Hildegarde apporte aussi une information qui mérite d’être retenue : elle laisse entendre qu’elle faisait usage du lierre pour les mêmes raisons qu’en firent les antiques ménades : elle préconisait le lierre en cas de « perte de raison », ce qui ne semble en aucun cas être une mention isolée, puisque, par ailleurs, au cœur même de la littérature médicale propre au Moyen-Âge, on remarque assez souvent la relation du lierre avec la tête (maux de tête, migraine, « frénésie », surdité, troubles de la vue…), et dans une plus large mesure un emploi du lierre pour des troubles très divers, ce qui a dû occasionner l’élaboration de recettes pas moins variées, plus ou moins efficaces, comme nous allons maintenant pouvoir le constater. Dans l’ensemble, on connaît du lierre bien davantage d’usages populaires que strictement scientifiques. Dans les campagnes, on emploie souvent les feuilles et leur suc. Des cataplasmes de feuilles étaient appliqués sur les plaies, les brûlures, les ulcères, les abcès, en cas de mauvaise circulation sanguine. Dans le Loiret, on faisait macérer des feuilles de lierre broyées dans du vinaigre durant neuf jours : cela formait un excellent remède contre les cors. On utilisait encore le lierre à travers des modes opératoires très surprenants : en médecine vétérinaire, on mâchait des feuilles de lierre et on crachait la bouillie obtenue dans les yeux des chevaux souffrant de maladies oculaires. En Anjou, on confectionnait des sacs bourrés de feuilles de lierre pour y dormir. Cela avait, dit-on, de bons résultats contre les rhumatismes. Enfin, l’une des pratiques les plus étonnantes est sans doute celle-ci : en Gironde, on creusait dans le tronc d’un vieux lierre un creux en forme de gobelet dans lequel on versait du vin pour l’y faire macérer. Ce vin acquérait par la suite des propriétés anticoquelucheuses exceptionnelles. Tous ces procédés peuvent encore nous surprendre et nous paraître farfelus. Il n’empêche que, dans le fond, ils trouvent tous des justifications car, comme nous le verrons un peu plus loin, le lierre est actif contre toutes les affections ci-avant abordées. Mais, avant d’y parvenir, un peu de botanique !

A propos du lierre, on a dit qu’il s’agissait d’un arbuste en raison d’une forme parfois buissonnante, mais, en réalité, le lierre fait partie des quelques rares lianes européennes avec le chèvrefeuille, le houblon, la clématite et la bryone. Cette liane peut facilement atteindre une trentaine de mètres de longueur (davantage encore : 50 m ? 100 m ?), chose que sa longévité peut tout à fait lui permettre d’acquérir : 400 ans, parfois plus (un demi millénaire, voire un millénaire en Italie), même s’il est difficile de déterminer l’âge du lierre puisque son bois ne forme pas de « cernes » permettant de décompter ses années. Les supports environnants – selon qu’ils sont présents ou pas à proximité d’un lierre – font qu’il sera rampant ou grimpant. L’horizontalité et la verticalité semblent avoir un rôle prépondérant sur la forme des feuilles du lierre. En effet, on distingue deux types de feuillages : des feuilles lobées portées par des rameaux stériles, et des feuilles non lobées, en forme de fer de lance, portées par des rameaux fertiles. Le seul critère distinctif au sujet de l’âge du lierre, cela reste encore ses feuilles. Bien que dans les deux cas elles sont longuement pétiolées, de couleur vert foncé, coriaces et persistantes, il s’avère que seuls les lierres de la seconde catégorie, dit lierre de plein vent (ou de haut vent), portent des ombelles de petites fleurs parfumées, de couleur vert jaunâtre, longuement pédonculées et plus tard des baies, alors que les premiers, comme le lierre poussant en sous-bois, n’en produit pas. La floraison se déroule à l’automne, dès septembre, et offre, dans une période de disette, du pollen nombreux aux abeilles. Comme le pin, le lierre est extrêmement prolixe de son pollen, façon, sans doute encore, de marquer sa grande vitalité, viridité pourrions-nous même dire, tandis que la fructification, sous forme de grappes de baies globuleuses vertes, violettes puis noirâtres, achève ce curieux cycle végétatif.
Très fréquent, le lierre affectionne les sols riches, ombragés comme lumineux. Sur la question de sa répartition géographique, l’on rencontre l’erreur qui est faite parfois de l’imaginer totalement absent de la région méditerranéenne, ce qui est bien évidemment faux et fort regrettable, d’autant plus que c’est dans ces zones-là précisément (Italie, Espagne, Midi de la France) qu’on rencontre les plus gros spécimens de lierre. Dans le reste de l’Europe, il est présent à peu près partout, à l’exception de sa fraction la plus orientale, le lierre étant une plante surtout endémique à l’Europe occidentale : bien que peu frileux, supportant aisément les lieux froids et neigeux, le lierre est une espèce océanique, mais absolument pas continentale, encore moins montagnarde, ce qui explique qu’on ne le rencontre plus dès lors qu’on passe la barre des 1300 m d’altitude environ.
Comme nous l’avons dit, le lierre se trouve souvent dans le voisinage proche de l’homme, dont il escalade les murs des vieilles maisons, de ses ruines, ou de ses décombres. Hôte des talus, des haies et des lisières de forêt, on le trouve fréquemment associé tant à des essences à feuilles caduques (chêne, peuplier noir, hêtre, aulne…) qu’à des résineux (pin sylvestre, cèdre…).

Les deux formes foliaires du lierre : à limbe lancéolé et à limbe trilobé ou pentalobé.

Le lierre en phytothérapie

« L’action énergique de cette plante sur nos organes mérite l’attention des médecins praticiens ; des observations cliniques bien faites et déterminant avec précision ses propriétés, lui assigneraient indubitablement une place dans la matière médicale indigène » (13). Cette requête, émanant de Cazin, il est bien difficile d’affirmer qu’elle a été suivie d’effets plus ou moins immédiats. Les pourparlers houleux au sujet de sa soi-disant toxicité, le fait d’avoir été relégué pendant longtemps à la seule pharmacopée des campagnes, etc., sont autant de raisons qui n’ont très probablement pas aidé le lierre à entrer en faveur. On en connaît cependant un bon bout à propos de ses propriétés et usages thérapeutiques. En revanche, là où blesse le bât, c’est en ce qui concerne les données biochimiques : on a l’impression d’être restés figés au XIX ème siècle ou pas loin, tant cela n’a, semble-t-il pas, été rénové depuis des lustres. Et devoir dépoussiérer des données qu’on peut qualifier d’antiques n’a rien de bien valeureux ni réjouissant pour moi. Enfin, nous allons faire ce qui nous apparaît possible et nous en contenter, faute de mieux.
Nous nous attacherons essentiellement aux feuilles et aux baies dont la saveur « austère » a été dite amère et nauséeuse, ce que je puis confirmer : la manducation d’une feuille de lierre vous fait regretter la fadeur de la feuille-de-chêne ! Que contient donc le lierre si nous n’en considérons que ces deux seules fractions végétales que sont baies et feuilles ? Eh bien, nous pouvons avancer l’existence d’une substance bien connue, l’hédérine, une saponine qui, comme son nom l’indique, mousse dans l’eau chaude. Puis vient de la rutine, glycoside flavonique. Ajoutons-y des acides (hédérique, chlorogénique, formique, malique), de la pectine, du tanin, au moins une essence aromatique, un sucre (inositol), enfin d’assez mystérieuses substances comme le falcarinol (alcool gras du groupe des polyynes), une molécule proche des cétones, le falcarinone, enfin, un corps de nature phyto-œstrogénique dit-on.
Permettons-nous d’adjoindre à cela un supplément anecdotique : tenant en quelques données qui ne sont pas toujours partagées par la plupart des auteurs modernes (je n’en ai trouvé trace que chez Fournier et Cazin, et bien avant eux, Dioscoride) : il s’agit de la gomme de lierre ou autrement nommée gomme hédérée, qui découle, exsudant du tronc des très vieux lierres du midi de l’Europe et du nord de l’Afrique, et que Cazin décrit en ces termes : « Elle est noirâtre, en morceaux irréguliers ; composée de grumeaux ou fragments luisants, bruns-grisâtres ou rougeâtres foncés, non transparents, à cassure nette et brillante, se brisant sous la dent, sans saveur marquée, ne blanchissant pas la salive et ne s’y dissolvant pas, d’une odeur résineuse, brûlant en répandant une odeur d’encens » (14) fort agréable, au point que Cazin se proposait de la substituer, pour cette raison, à la myrrhe avec laquelle elle entretient plus qu’une analogie, substance elle-même fort variable au regard de son aspect, de son parfum et de sa composition. De même, la gomme de lierre peut être essentiellement de nature gommeuse, résineuse, ou plus communément les deux à la fois. Inutile de vous dire que les indices consistant à en expliciter la composition biochimique sont quasiment inexistants (s’il existe quelques données éparpillées au sujet de l’huile essentielle extraite des rameaux feuillés du lierre, essentiellement composée de sesquiterpènes et de monoterpènes, rien ne nous est dit au sujet de la composition de cette gomme de lierre).

Propriétés thérapeutiques

  • Antispasmodique de l’appareil respiratoire, expectorant
  • Dépuratif, sudorifique
  • Anti-inflammatoire, décongestionnant, antirhumatismal, antinévralgique, odontalgique
  • Hypotenseur, vasoconstricteur
  • Anti-infectieux : antifongique, antiparasitaire (pédiculicide)
  • Topique, résolutif, détersif, astringent
  • Hémolytique puissant
  • Fébrifuge
  • Cholagogue
  • Emménagogue, stoppe la sécrétion lactée (?)
  • Purgatif et vomitif (à hautes doses)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère pulmonaire : bronchite chronique, catarrhe bronchique chronique, trachéite, laryngite, laryngite sévère, coqueluche, rhume
  • Refroidissement, sensibilité aux infections
  • Troubles locomoteurs : rhumatismes, goutte, névrite, névralgie (sciatique), lumbago
  • Affections cutanées : plaie, plaie de cicatrisation difficile, plaie gangreneuse, ulcère (atonique, de jambe, rebelle, sanieux, fongueux, variqueux), dartre, gerçure, engelure, crevasse, cor, durillon, abcès, vergetures, teigne, gale, poux, brûlure du premier et du deuxième degré, coup de soleil, piqûre d’insecte, pellicule, mycose du pied
  • Troubles circulatoires : hypertension, œdème circulatoire, mauvaise circulation sanguine, cellulalgie (congestion et vasodilatation ont pour conséquence l’apparition de la cellulite)
  • Troubles de la sphère gynécologique : règles insuffisantes, métrorragie, leucorrhée, engorgement des seins
  • Lithiase biliaire
  • Affections dentaires : douleur dentaire, carie
  • Soins capillaires : améliorer la santé du cuir chevelu, accentuer la couleur et les reflets des cheveux châtains et bruns

Modes d’emploi

Si l’on souhaite employer le lierre par voie interne, la teinture-mère reste tout de même l’option la meilleure. Cependant, sachons que d’autres modus operandi sont envisageables :

  • Infusion à froid de feuilles fraîches.
  • Décoction, décoction concentrée de feuilles fraîches (pour bain, lotion, etc. ; en usage externe).
  • Infusion de baies concassées.
  • Décoction de baies concassées.
  • Alcoolature de feuilles fraîches.
  • Macération acétique de feuilles fraîches.
  • Poudre de feuilles.
  • Poudre de baies.
  • Cataplasme de feuilles fraîches hachées liées par de la farine de lin.
  • Feuilles fraîches en application locale.
  • Macération huileuse de feuilles fraîches : pour cela, vous aurez besoin d’une bonne poignée de feuilles de lierre bien propres, séchées au torchon, puis grossièrement hachées, d’huile d’olive bio première pression à froid, et d’un bocal en verre muni de son couvercle. Placez le lierre bien tassé dans le bocal, couvrez d’huile. Fermez le bocal et laissez macérer le tout pendant quatre bonnes semaines au soleil. Prenez soin d’agiter régulièrement le mélange. Au bout du compte, passez-le à l’aide d’un filtre à café et recueillez l’huile que vous entreposerez dans un flacon de taille adaptée.
  • Variante : au lieu d’huile d’olive, la macération s’opère dans le saindoux, ce qui est tout à fait autre chose…
  • Enfin, pour les plus courageux et les plus hardis : on fait sécher modérément des feuilles de lierre à la bouche du four, en quantité suffisante pour pouvoir les déposer sur un drap dont on s’enveloppe par la suite.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : certains auteurs préconisent de cueillir les feuilles de lierre (sans préciser lesquelles : les lobées, les entières, des deux types ?) en toutes saisons du fait du caractère semper virens de la plante. Ainsi procédait Cazin. D’autres font observer qu’il est bon de se contenter des seules et uniques feuilles tendres ramassées à la fin de la période estivale (août-septembre). Quant aux baies, c’est aux premiers mois de l’année (janvier-mars) qu’on se livre à leur récolte.
  • Toxicité : celle du lierre fait débat depuis bien longtemps. Pour conforter l’opinion de Cazin qui n’utilise en aucune manière le mot « toxique » dans sa monographie, Bernard Bertrand rappelle que :
    – les abeilles butinent avec attrait le nectar d’excellente qualité des fleurs de lierre ;
    – le bétail (dont les chèvres) broutent les feuilles de lierre sans dommage pour lui ;
    – les oiseaux (grives, merles, mésanges, etc.) se repaissent des baies de lierre l’hiver venu.
    Mais voilà que Fournier se glisse entre les deux hommes et signale à l’attention que :
    – des baies mangées par des enfants ainsi qu’un usage excessif des feuilles par voie interne provoquèrent des empoisonnements mortels, et plus souvent des troubles variés dont voici la teneur : nausée, vomissements, lésion banale du tube digestif, diarrhée, excitation fébrile, troubles respiratoires et nerveux… ;
    – cette toxicité non fantasmée explique que les baies de lierre sont finalement peu consommées par les oiseaux : cela remet grandement en perspective la vision de « garde-manger de l’hiver » qu’on peut avoir associée au lierre, tout juste picoré à vrai dire, voire même boudé, ce qui n’est pas vraiment la même chose que d’affirmer à qui veut l’entendre que les oiseaux de passage font bombance avec le lierre : à eux-mêmes s’applique le célèbre proverbe : à défaut de grives, l’on mange des merles ! Un comble ! C’est donc en dernière ressource, selon Fournier, que les passereaux piquent du bec dans la baie d’ierre, tandis qu’un canari qui se taillerait une farandole de ses feuilles s’en ferait aussitôt un habit de deuil.
    Comment expliquer cette dissemblance d’avis sur la seule question de la toxicité avancée du lierre ? Est-elle à mettre sur le compte de la proportion d’hédérine, substance davantage présente dans les lierres méridionaux que ceux qui sont septentrionaux ? En tous les cas, pour reprendre le questionnement de Fournier à propos de la toxicité des baies de lierre : « est-elle partout égale ? » On peut se le demander. Mais comme elles ont été écartées de la pratique phytothérapeutique depuis un bon moment, on n’en sait pas davantage. Tandis que, concernant les feuilles, l’on sait maintenant qu’elles contiennent, à l’instar de la carotte et du ginseng, une substance dont on a croisé le nom plus haut : le falcarinol. Or celui-ci est susceptible d’occasionner des dermites de contact de nature allergique. Des irritations mécaniques sont aussi observées auprès des sujets prédisposés, dont la peau est sensible. Enfin, en interne, sachons aussi que l’infusion de feuilles de lierre, même légère, peut être agressive pour les muqueuses gastro-intestinales (ça l’est bien davantage à fortes doses ; rappelons aussi que les saponines du lierre sont détergentes). Il est donc nécessaire d’en faire un raisonnable usage, compte tenu que, au long cours, des cas de cirrhose hépatique peuvent survenir, ce qui pour un soi-disant antidote de l’ivresse par le vin, est tout de même mal venu.
  • On utilise depuis longtemps – Dioscoride le mentionnait déjà – l’usage tinctorial des feuilles et des baies de lierre pour foncer les cheveux ou faire conserver aux cheveux bruns leur noirceur. Quant aux feuilles seules, en lotion, elles ravivent les reflets des cheveux bruns et châtains, et raniment l’éclat des étoffes de soie noire.
  • Les feuilles de lierre contiennent, comme nous l’avons vu, des saponines, substances dont la principale caractéristique est de mousser au contact de l’eau chaude. Ainsi les feuilles de lierre, de même que la saponaire, offrent-elles une lessive pour le moins écologique.
    _______________
    1. C’est de ce premier terme que dérivera le mot lierre tel que nous le connaissons, non sans avoir subi de successives étapes – edre, iedre, etc. – de transformation. Par exemple, en vieux français, la plante est désignée par les mots ierre ou iere, ainsi qu’on le lit dans Le Roman de la Rose rédigé en langue d’oïl au XIII ème siècle. Mot débutant par une voyelle (ou un h aspiré dans sa forme hierre), il fallait nécessairement faire l’élision avec le pronom le, et obtenir, de fait, l’ierre. L’apostrophe ayant disparu, on a obtenu par agglutination un unique mot : lierre.
    2. Michèle Bilimoff, Les plantes, les hommes et les dieux, p. 56.
    3. De là découle l’expression « se croire sorti de la cuisse de Jupiter », ayant la même valeur d’équivalence avec « se croire premier moutardier du pape ». L’une comme l’autre désignent une personne imbue d’elle-même, prétentieuse, etc.
    4. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 281.
    5. Dioscoride, Materia medica, Livre II, chapitre 172.
    6. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 132.
    7. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 211.
    8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 196.
    9. Ibidem.
    10. Serenus Sammonicus, Préceptes médicaux, p. 65.
    11. Jennifer Cole, Cérémonies autour des saisons, p. 100.
    12. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 194.
    13. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 537.
    14. Ibidem, p. 536.

© Books of Dante – 2019

Le prunellier (Prunus spinosa)

Synonymes : épinette, épine noire (sans doute le plus connu, et qu’on applique aussi au nerprun qu’on ne confondra pas à l’occasion), buisson noir, prunier noir, prunier sauvage, prunier épineux, cravichon, caverou, caveron sauvage, créquier, fourdinier, argoche, argossay, beloche, belocce, belossay, pellocier, pelossier, et enfin le très curieux mère du bois.
Quant à la prunelle, elle porte différents noms vernaculaires qui s’apparentent assez à certains des mots qui précèdent : pélosse, belosse, fourdraine, chenelle, senelle, aragnon, agrene, agrumelle, agrumélie (= « pomme aigre, âcre »).

Le prunellier jouissait autrefois d’un statut médicinal assez marqué. Toutes ses parties – fleurs, feuilles, fruits, écorce – étaient utilisées. On ne peut plus en dire autant de l’épine noire aujourd’hui. Son caractère épineux et obscur y est, peut-être, pour quelque chose. On retrouve en allemand – schwarzdorn – et en anglais – blackthorn – ces deux caractéristiques : ses rameaux épineux et la noirceur de ses fruits, les prunelles (1). Il est vrai également que croquer un de ces fruits est une expérience pour le moins âpre et acide dont les papilles gustatives se souviennent longtemps, peinant à se détacher de cette aigreur à laquelle on ne se soustrait pas en un seul claquement de doigt ! Bien que cousin avec cerisier, pêcher et autre amandier, le prunellier n’a pas eu la « chance » de se voir doté par la Nature de fruits doux et savoureux (2). Mais, qu’à cela ne tienne, il a bien d’autres qualités ! Si l’on ose l’approcher, il est capable de nous en dire bien davantage que les traces de griffure rougeâtres que ses épines laissent sur la peau de l’imprudent ou du téméraire.

Ceci étant dit, exposons ci-après les quelques informations relatives au passé médicinal du prunellier, qui se conforme à peu de chose près à celui de l’aubépine, à la différence que l’histoire du prunellier apparaît bien moins riche d’anecdotes que celle de l’épine blanche, même si le prunellier est doté d’un sacré caractère !

A l’époque néolithique, on procédait à la cueillette des prunelles (peut-être même en confectionnait-on des boissons fermentées comme cela se fait encore ici ou là). Bien que la présence du prunellier ait été attestée en Italie et en Grèce, il n’a pas véritablement attiré l’attention des Anciens. Théophraste, Dioscoride, Pline et Galien mentionnent cependant le caractère astringent de la prunelle, à défaut de s’étendre sur les usages médicinaux des fleurs de prunellier. Peut-être pouvons-nous imaginer qu’ils considéraient le prunellier de la même manière qu’on rend actuellement compte du pin noir d’Autriche dans nos contrées ; ce qui passe aujourd’hui pour une matière médicale évidente ne l’était probablement pas auparavant dans tel ou tel endroit ; c’est bien possible après tout, puisque ce même motif nous est applicable à l’identique. Chez les Anciens, on rencontre un akakia dont on a longtemps pensé qu’il s’agissait du prunellier, ainsi a-t-on donné aux fleurs de prunellier le nom de flores Acaciae germanicae, chose qui a davantage entretenu la confusion, sans compter sur le fait qu’on n’opère pratiquement aucune distinction entre le prunier et le prunellier jusqu’au XVI ème siècle. Cependant, au XII ème siècle, Hildegarde de Bingen, pleine de discernement, évoque tant le prunier (De prunibaum) que le prunellier (De spinis), au sujet duquel elle dit que le fruit purifie l’estomac alors que la cendre de bois de prunellier, mêlée à de la poudre de clou de girofle et de cannelle permet d’effacer les douleurs des membres et celles de la goutte. Ce n’est qu’à partie du XVII ème siècle que l’on commence à s’intéresser aux fleurs de prunellier avec Bauhin, qui sera suivi par Murray, Cazin et Kneipp, entre autres, sans pour autant que cette liste de praticiens ne s’étende bien loin.
Face au prunellier, l’on peut avoir – à raison – l’impression qu’il n’a jamais véritablement réussi à ouvrir en grand la porte des laboratoires scientifiques, contrairement à l’aubépine qui, après bien des tergiversations, y ayant traîné longtemps ses guêtres aux alentours, s’est vue, finalement, conviée à y pénétrer à la fin du XIX ème siècle. Ainsi peut-on avoir la sensation justifiée d’un prunellier résidant aux marches d’un monde empirique propre à la campagne où, en revanche, il a su faire merveille dans les pratiques magiques et spirituelles, qui vont maintenant orienter notre propos.

Les plantes épineuses ont généralement eu une mauvaise réputation, et on s’est souvent empressé de ranger églantiers, ronces, ajoncs, chardons divers et épines noires dans le même panier, objectant qu’il est bien beau d’avoir des épines quand on pousse la forfaiture – qui n’est pas ici forfanterie – à n’avoir ni suave parfum, ni goût agréable. En effet, n’est-ce pas pousser le bouchon un peu trop loin que de devoir supporter toutes ces plantes épineuses, qui plus est inutiles ? Qu’on s’y pique les doigts, je veux bien, mais encore faudrait-il que ce soit pour une belle et noble raison, etc., vous connaissez la suite (si la vigne avait autant d’épines que le prunellier, je ne suis pas certain qu’on fabriquerait autant de pinard en France…).
Cela explique pourquoi l’on a souvent placé en opposition symbolique l’épine noire face à l’aubépine, l’épine blanche, laquelle n’a pas toujours eu forcément belle presse.
Dans le domaine divinatoire, on rencontre un ogham fabriqué à base de bois de prunellier, Straif (ᚎ), mot dont l’orthographe est proche du mot anglais strife qui signifie lutte, trouble, conflit, combat guerrier, ce qui donne à Straif un caractère très martial que l’on peut souligner davantage en remarquant qu’en Irlande l’on fabrique depuis bien longtemps des shillelag : si certains prennent l’allure de cannes de marche, d’autres ressemblent beaucoup plus aux casse-têtes iroquois que l’on maintient fermement à l’aide d’une dragonne. Si aujourd’hui la plupart d’entre eux sont taillés dans du bois d’aubépine (ce qui en bouleverse nécessairement le symbolisme), on reconnaît une plus grande propicité au combat à l’épine noire, puisque le shillelag (de même que le makila basque en bois de néflier et le penn bazh breton en bois de houx) est autant une arme offensive qui frappe, que défensive puisqu’elle permet de parer les coups. Le shillelag est un objet qui rend merveilleusement compte des propriétés contraires mais complémentaires de l’épine noire. Pour s’en convaincre, il suffit simplement d’observer une haie formée de ces arbustes : quasiment infranchissable, elle défend en dissuadant, donc en repoussant. On peut donc qualifier l’épine noire de bouclier, animée d’un pouvoir de protection qui n’apparaît jamais comme passif, chose facilement discernable dans le conte de La Belle au bois dormant lorsque le prince se présente devant le château : « A peine s’avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écartèrent d’elles-mêmes pour le laisser passer : il marche vers le Château qu’il voyait au bout d’une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l’avait pu suivre, parce que les arbres s’étaient rapprochés dès qu’il avait été passé » (3). Oui, parce que c’est au prince seul qu’incombe de braver l’épine.
Le prunellier, à travers Straif par exemple, qu’il défende et protège, ou qu’il attaque, ne reste donc jamais inactif, car, si face à lui on fait preuve de témérité, les épines acérées du prunellier infligent de cruelles griffures, rappelant, par ce déchirement physique, qui peut tout aussi bien être psychique, que l’on entre, par le biais d’un mouvement soudain et brutal, dans une période de crise, un mot aujourd’hui médiatiquement dévoyé, puisqu’une crise n’est pas autre chose qu’un paroxysme, un pic aigu, une épingle qui pique, une épine. C’est pourquoi l’on ne peut pas être étonné du fait que le prunellier est communément associé aux divinités de l’orage et de la foudre (le Dagda, Sucellos, Taranis…). C’est pourquoi l’on dit que l’épine du prunellier, et son bois tout entier en définitive, sont foudroyants et fulgurants (du latin fulgur, « éclair »). Ces deux termes, au sens analogue, impliquent l’idée de rapidité, de soudaineté, de force, de vitesse, ils disent toute l’énergie avec laquelle la puissance de l’épine noire (et donc de Straif) est capable d’être émise, déployée, propagée !… L’éclair, si tu n’es pas sur son chemin, si tu n’en es pas le point d’impact, peut éclairer ta nuit noire au besoin, mais si jamais il te tombe dessus, il te faudra une sacrée résistance pour encaisser le coup de jus. Électrique, le prunellier se rapproche donc de la symbolique de la planète Uranus. Il en va de même de la manière dont on manie le prunellier qui peut faire en sorte de générer autant des énergies dans le but de nuire que dans celui d’assister et de venir en aide.
« Seul le prunellier avait des fruits âcres à vous en resserrer toutes les gencives. Oh ! que tout était gris et lourd dans le vaste monde ! », se lamentait Andersen dans un de ses très célèbres contes (4). S’il est une chose que le prunellier Straif ne peut tolérer, c’est bien les pleurnicheries : reste lignite ou deviens diamant, intime-t-il, puisqu’il invite à la transformation et à la métamorphose. En cela, il est bien commode d’unir Straif à une divinité comme Hécate. Pourquoi ? Parce qu’ils sont tous les deux effrayants au prime abord : ils incitent non pas à ce qu’on s’approche d’eux, mais qu’on s’en écarte. Et se détourner de l’un ou de l’autre est dommageable dans le sens où ils sont disposés à apporter une solution à un problème… épineux. Mais, parfois, le choix n’est pas permis, on a beau chercher, il faut absolument en passer par là : quand Straif émerge, il faut comprendre et intégrer rapidement, le plus rapidement possible, qu’il n’y a pas d’autre solution que d’aller au charbon. Mais le refus peut faire naître la malchance, l’infortune, une imprévisible douleur, parce que, alors, tel est le sort, le destin, le fatum. Ou pas. Parce qu’il est également vrai que l’ogham Straif est annonciateur d’événements imposés du dehors, indépendants de notre volonté, qui nous sont extérieurs et contre lesquels il est impossible et absurde de lutter. A cette occasion, Straif nous indique quelque chose que nous empruntons à Épictète : « Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux ; veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras à l’aise » (5). En substance, cela signifie que, si possible, il importe de s’adapter à la volonté de l’Univers, aussi absconse peut-elle paraître, et non chercher à la faire ployer par la seule force des ses desiderata, ce qui, en soi, n’est que pure folie, n’étant que l’évident présage, qu’un jour ou l’autre, l’Univers renverra, avec force, l’ascenseur.
Straif demande de s’interroger sur la raison de la présence de l’obstacle et de l’adversité ; il implique de partir en quête d’une vision rénovée qui ne peut s’acquérir sans véritable et profonde prise de conscience majeure ; enfin, l’ogham commande de faire preuve de réactivité face à cet impondérable surgi de nulle part, afin de traverser au mieux, mais non sans mal, les difficultés. « Le danger est en revanche de tourner le dos à cette possibilité de perfectionnement et de purification, pour sombrer dans une dépression stérile, l’apitoiement sur son sort, l’amertume ou la révolte envers le destin » (6).
Un autre danger réside dans le fait de venir baigner dans des énergies lourdes et plutoniennes, dont la vivacité uranienne du Verseau ne permet pas toujours de s’extirper. Si on le souhaite, n’hésitons pas à placer sur la même ligne ce signe zodiacal et l’ogham Straif. L’on peut avoir, en idée, l’image de ces bruissons emberlificotés, inextricables chevaux de frise, protections quasi militaires – no trespassing ! – qui, si elles protègent effectivement, peuvent également tuer. J’ai en tête la scène terrible d’un grand cerf mâle dont les bois s’étaient entortillés dans un vieux rouleau de fil de fer barbelé abandonné, et dont il ne pût se démettre. Gardé captif bien malgré lui, le grand cerf épuisé décéda des suites des efforts fournis dans cette lutte bien difficile. C’est sans doute l’une des pires énergies contre laquelle Straif met en garde : tout d’abord, quelque chose censé offrir protection, pour peu qu’on le néglige, il peut se transformer en des énergies pourrissantes, non intégrées donc. Parce que détournées et dévoyées, elles finissent par tuer dans une ultime étreinte d’ultra protection.

Au sujet du prunellier, l’on a un peu tout dit concernant sa structure botanique, j’ai même lu des informations (contenues dans un seul et même bouquin) qui le présentaient tour à tour comme un arbuste, un arbrisseau et un buisson ! Devant un tel fouillis lexical, il importe de remettre les choses à leur juste place. Tout d’abord, botaniquement, et si l’on est rigoureux, un buisson c’est un groupement d’individus semblables formant une masse homogène et compacte. Selon cette définition, un seul pied de prunellier ne peut donc pas être un buisson. Mais comme il possède un efficace système racinaire procédant par drageons, cela explique pourquoi on le trouve souvent en paquets, formant – très justement – des buissons bien impénétrables (sur ce dernier point, il partage la vivacité de cette autre rosacée qu’est la ronce). Ceci étant posé, peut-on dire que, à l’instar de cette même ronce, le prunellier est un arbrisseau ? Si c’est le cas, alors c’est un grand arbrisseau, qui possède une tendance arbustive très nette dès lors qu’il est question d’un sujet isolé ; parfois, c’est bel et bien pour un petit arbre qu’il se prend : en ce cas, on parle effectivement d’arbuste. Et pour qu’il soit arbuste, il est nécessaire qu’il soit doté d’un tronc principal, comme on peut le voir chez sa cousine aubépine – épine blanche – pour laquelle l’équivoque est rapidement dissipée, étant sans ambages un arbuste d’un gabarit bien supérieur à celui du prunellier il est vrai : il m’est arrivé de croiser la route d’aubépines de plus de dix mètres de hauteur, alors que le prunellier est bien plus humble dans sa stature maximale. Je crois que quatre mètres de haut pour un prunellier, c’est le summum. Par rapport à d’autres Prunus (prunier, abricotier, pêcher, amandier), c’est un prunus nain que le prunellier, quand bien même ces quatre autres fruitiers – hormis l’amandier – ne sont pas des géants. Ce que confirme Cazin qui indiquait, qu’ayant greffé des pruniers, des abricotiers et des pêchers sur les pieds de prunellier, les arbres entés restaient nains : le porte-greffe imprime son caractère au greffon.
Couvert d’une écorce noirâtre qui démarre dès la base du tronc, le prunellier la voit se propager à ses rameaux tout d’abord velus puis glabres, lesquels forment des ramilles desquelles en émergent d’autres plus petits encore, atrophiées pourrait-on dire, prenant l’allure d’épines fortes et épaisses, vestiges de ramuscules avortés. C’est sur la sombre écorce de l’épine noire que se détache, en floraison neigeuse, une myriade de petites fleurs blanches à la toute fin de l’hiver, en guise d’au-revoir à la saison froide. Le contraste est saisissant entre la blancheur, délicate et immaculée, du Prunus spinosa, et l’obscurité de son écorce qui sans cela, passerait pour un embrouillamini enchevêtré et contorsionné, passé aux flammes de quelque feu infernal… Solitaires ou serrées en grappes, les fleurs du prunellier précèdent ses feuilles, qu’il possède oblongues ou elliptiques, dentées ou crénelées, glabres et glanduleuses.
A l’image des feuilles, les noyaux, elliptiques, et comprimés sur leurs deux faces, se couvrent d’une mince épaisseur de chair verdâtre, finement pelliculée de bleu violacé, signalant ce dont se moquait Leclerc, qualifiant les prunelles de « maigres drupes, d’une saveur acerbe et rêche qui résiste opiniâtrement à la maturité » (7). Et pour rappeler que le prunellier est un arbuste qui met en branle ses principaux organes végétatifs et reproducteurs en hiver, ses fruits sont couverts de pruine, un mot qu’il ne faut pas rattacher trop rapidement au mot prune, puisque, dérivant du latin pruina qui veut dire « givre », il n’a donc aucune parenté étymologique avec le fruit du prunier, encore moins avec celui du prunellier. Mais ils ne sont pas les seuls : le raisin, lui aussi, est couvert de cette pellicule cireuse dont le rôle protecteur est avéré : je ne sais pas si l’on peut dire la pruine hydrophobe, en tous les cas elle protège effectivement le végétal, qui en est couvert, d’un excès d’humidité, et donc d’une trop grande stagnation aqueuse au niveau de ces tissus précisément. Est-ce pour cela qu’Hildegarde disait que « les prunelliers sont plus chauds que froids, [qu’]ils sont même secs » (8) ?
Vous trouverez le prunellier aussi bien en plaine qu’en moyenne montagne. Il affectionne les sols incultes sur lesquels il se comporte comme un colonisateur : les talus, les bordures de chemins thermophiles, ainsi que les lisières des bois de feuillus et, bien entendu, les haies, dont il est l’un des principaux acteurs.
Présent dans une grande partie de l’Europe tempérée, il croît aussi en Asie occidentale ainsi qu’au nord de l’Afrique.

Le prunellier en phytothérapie

On utilise de cet arbuste les fleurs au parfum agréable et à la saveur d’amande amère, les fruits aigrelets, les feuilles et l’écorce des jeunes rameaux (parfois celle des racines). Parmi les principaux principes actifs contenus dans le prunellier, nous trouvons du tanin (en grande quantité dans l’écorce), des acides de fruits (acide malique, acide citrique, etc.), des vitamines (provitamine A, vitamines du groupe B, vitamine C) et divers sels minéraux et oligo-éléments (calcium, potassium, magnésium…).
Les baies se distinguent par des sucres (incroyable, non ?) et des anthocyanosides, ce qui nous rapproche ici du raisin noir et des baies de sureau hièble. De même que les fleurs, elles recèlent des flavonoïdes.

Propriétés thérapeutiques

  • Fleur : laxative tout en douceur et légèreté, diurétique, dépurative, calmante, régulatrice des fonctions intestinales, antiseptique stomacale
  • Feuille : diurétique énergique, dépurative, pectorale, astringente
  • Écorce : fébrifuge légère, astringente
  • Fruit non mûr : astringent, tonique général, antidiarrhéique, dépuratif stomacal, tonifiant stomacal et vésical

Usages thérapeutiques

  • Fleur : colique néphrétique, lithiase rénale, gravelle, dysurie, douleurs des voies urinaires, rhumatismes, goutte, hydropisie, affections pectorales (toux), crampe d’estomac, diarrhée, colique flatulente, leucorrhée, dysménorrhée, maux de tête
  • Feuille : gravelle, hydropisie, obésité
  • Écorce : fièvre excessive, fièvre intermittente, furoncle, acné, autres maladies de la peau (dartre) ; en poudre : remède dentifrice
  • Fruit : maux de gorge, toux, diarrhée, diarrhée atonique, diarrhée chronique, dysenterie, irritations des voies urinaires, gingivite, saignement de nez, furoncle, acné (en homéopathie : on reste essentiellement localisé au niveau du visage : algies de la face, zona ophtalmique, glaucome)

En général : asthénie, fatigue générale, croissance, convalescence, surmenage, épuisement.

Modes d’emploi

  • Décoction aqueuse de baies, décoction vineuse (vin rouge) de baies.
  • Décoction concentrée d’écorce.
  • Poudre d’écorce.
  • Infusion de feuilles ou de fleurs : par exemple ¼ de sommités fleuries de romarin, ¼ de feuilles de sauge officinale, ¼ de feuilles d’absinthe, ¼ de feuilles et fleurs de prunellier. Ou infusion concentrée de fleurs dans l’eau, le petit lait, la bière, le vin.
  • Macération vineuse de rameaux feuillés de prunellier, macération alcoolique des très jeunes pousses de prunellier (troussepinette et autres vins d’épines).
  • Macération alcoolique des baies mûres fraîches ou cuites, avec adjonction de sucre selon son goût.
  • Teinture homéopathique (à base de boutons floraux, de rameaux fleuris, de baies).

Bonus : recette dépurative

  • Fleurs de prunellier, de coquelicot et de mauve ;
  • Racines de guimauve, de chiendent et de gentiane ;
  • Semences de phellandre et d’anis.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les fleurs, lorsqu’elles sont encore à l’état de boutons, soit aux mois de mars ou d’avril selon les régions ; les feuilles juste après défloraison, au mois de mars environ (il s’agit alors davantage des jeunes pousses feuillées que des feuilles proprement dites). L’écorce se prélève sur des rameaux âgés de quatre à cinq ans, de préférence au printemps. Enfin, concernant les fruits, si on les destine à un usage médicinal, ils sont cueillis encore verts, et donc avant maturité. Autrefois, on en extrayait une sorte de suc que l’on épaississait à l’état de gomme, l’Acacia nostras (ou Acaciae germanicae). Les fruits qui intéressent l’art culinaire se récoltent plus tardivement, d’octobre à décembre, dès lors que les premières gelées ont déjà mordu dedans.
  • Puisque nous en parlons, précisons que la prunelle, autrement que cueillie blette, reste immangeable (ou alors, il faut avoir très faim). Mais quand on les trouve ridées, bien ratatinées comme un raisin sec oublié sur la treille, le peu de chair qu’elles possèdent se laisse suçoter bien agréablement. En effet, braver l’épreuve du froid, c’est ce qui les bonifie, il ne reste alors plus qu’à les métamorphoser en sirops, boissons fermentées, liqueurs, vinaigres. Leur distillation permet d’obtenir des alcools de prunelles fort parfumés que l’on croise du côté de pays comme la Roumanie, l’Albanie et la Croatie. Au-delà, des liquides, il est possible de concocter des compotes et des confitures où les prunelles forment, avec le sucre, le seul ingrédient, ou viennent compléter un autre fruit comme la prune par exemple. Sous sa forme condimentaire, sachons qu’il est tout à fait possible de conserver la prunelle dans une saumure. Pour cela, rien de plus simple. Il nous faut ramasser des prunelles lorsqu’elles sont à l’état de drupes de couleur bleu noir recouvertes de pruine. Plaçons-les dans un bocal. Couvrons-les d’eau salée. Nous conserverons ce bocal à température ambiante. Une fermentation va se produire et, au bout de trois semaines, ces prunelles se mangeront comme des olives. Salées, acidulées, très aromatiques, elles seront alors tout à fait dénuées d’âpreté. Pensez-y, cela peut constituer une expérience inhabituelle et peu onéreuse. Enfin, de même que la câpre ou la baie de genévrier, quelques prunelles, en compagnie d’un gibier, d’une terrine, etc., peuvent faire merveille.
  • Autres usages : il est parfois arrivé, par temps de disette, qu’on fume les feuilles de prunellier. De l’écorce, l’on tirait des matières colorantes pour fabriquer des encres, de la teinture pour la laine (en brun et en fauve), et suffisamment de tanin pour apprêter les peaux. Quant aux prunelles, bien mûres, lorsqu’elles sont presque noires, leurs pigments permettaient autrefois de « recolorer » les vins un peu trop clairets.
  • Au registre des confusions, il n’en est qu’une seule, et encore est-elle de nature lexicale : une petite plante de la famille des Lamiacées, la brunelle (Prunella vulgaris), porte parfois le surnom de prunelle bien qu’elle ne possède aucun rapport avec la baie du prunellier.
    _______________
    1. La langue allemande lui accorde aussi le nom de schlehdorns, très proche du néerlandais sleedoorn, dont on croise la première syllabe dans le sloe tree anglais. Si dans cette dernière langue, on lui octroie aussi le nom de thorny (= « épineux »), il lui arrive aussi de porter celui de spiny, moins couramment ceci dit, bien que thorn et spin signifient également épine. Alors que les langues du sud de l’Europe préférèrent se placer sous l’égide de la spina, dans les terres septentrionales, on s’orienta en direction de la thorn anglaise et des mots qui s’y apparentent : dorn (allemand), doorn (néerlandais), torn (danois), thorn (suédois).
    2. Ces fruits, avant même d’être comestibles, du moins consommables, n’étaient pas autrement issus directement de la Nature : les pêches du marchand de fruits, ou ses cerises, prunes, abricots, etc. ne sont que le résultat d’amélioration par la main de l’homme. La prunelle n’appartient pas à cette catégorie, c’est une sauvage non domestiquée, d’où sa rudesse un peu effrayante qui nous oblige à différer notre frugalité à sa seule vue.
    3. Charles Perrault, Contes de ma Mère l’Oye, p. 17.
    4. Hans Christian Andersen, Le jardin fleuri de la magicienne, in La Reine des Neiges.
    5. Épictète, Manuel, p. 25.
    6. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 218.
    7. Henri Leclerc, Les fruits de France, p. 52.
    8. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 183.

© Books of Dante – 2019

Le sureau hièble (Sambucus ebulus)

Synonymes : ièble, yèble, yeble, yoltes, eble, gèble, petit sureau, sureau en herbe, herbe à l’aveugle, herbe aux yeux, herbe à punaise.

« Fort bien distingué du sureau noir par les Anciens, l’hièble, dans leur opinion telle qu’elle apparaît dans Dioscoride, n’en diffère pas sensiblement quant à ses propriétés » (1). Hièble, provenant d’ebulus et d’ebulum, au sens étymologique inconnu, n’en reste pas moins, comme dit Fournier, bien reconnaissable et se démarque du sureau qu’on pourrait dire en arbre, face à cette plante, l’hièble ou sureau en herbe. Le premier est plutôt de nature pleureuse : c’est particulièrement le cas lors de sa fructification, arborant des grappes lâches de petites baies noirâtres qui pendouillent dans le vide, alors que l’hièble dresse fièrement sa tête en direction du soleil, qu’elle soit en fleurs ou en fruits. Quant à Dioscoride, je veux bien, mais je dois être miro car je n’y ai rien trouvé sur la question de l’hièble, dont au sujet duquel il exista véritablement une sorte de guéguerre qui perdura assez longtemps mais qui, fort heureusement, n’occupa néanmoins pas les deux millénaires qui nous séparent de Dioscoride. Un bataillon d’anti- vint se fracasser, à force d’idées reçues (et transmises surtout sans examen rigoureux préalable) sur un mur de pros, il n’y a pas d’autres mots. Au milieu des années 1850 environ, Cazin, qui avait déjà perçu, lui aussi, la grande analogie entre hièble et sureau, porte une sanction, en révélant que « chaque auteur a répété ce que ses prédécesseurs avaient eux-mêmes copié » (2). D’où la massive unanimité au sujet de la soi-disant dangereuse toxicité de l’hièble. Que penserait Cazin du fait que, même encore de nos jours, des publications vont dans le sens du flagrant délire de copitage des anti-hièble ? Cela débute avec le Larousse médical illustré qui, s’il ne nomme pas explicitement le « mal », le sous-entend fort subtilement : « Ces diverses parties [c’est-à-dire feuilles, racines, écorces, fleurs et baies] de l’arbrisseau ne sont pas utilisées aujourd’hui, mais il est utile de les connaître de façon à éviter de les mettre dans la bouche » (3). Larousse ne prend donc pas de risque, quand bien même ces lignes sont tracées dans les années 1920, où un écho tout différent – nous verrons lequel tout à l’heure – avait également cours. Les époux Bertrand – Bernard et Annie-Jeanne – écrivent que « sans être à proprement parler toxique, le sureau yèble (Sambucus ebulus) est doté de propriétés vomitives qui le rendent impropre à la consommation ». Mais ils écrivent cela dans La cuisine sauvage des haies et des talus (4), ce qui se peut comprendre : de toute façon, il est recommandé de ne pas user et encore moins de sur-abuser des bienfaits de la Nature, sans quoi elle te le fait payer. Sans vraiment accuser le sureau hièble, on fait appel, encore, au principe de précaution, et, dans un sens, tant mieux, parce que c’est l’homme le fautif dans l’affaire. L’innocent aux mains pleines, c’est toujours le même. Ceci dit, il est des recommandations qui pourraient presque prendre des allures de formules d’excommunication.
Les choses se compliquent un peu pour l’hièble avec les mots de Kurt Hostettmann qui place en opposition, dans un tableau, sureau noir et hièble, permettant de départager la plante sauvage et comestible que l’on souhaite récolter et un éventuel faux-ami. « Les fruits du sureau noir sont comestibles, dit-il, tandis que ceux du sureau rouge [c’est-à-dire l’hièble] ne le sont pas à cause des graines légèrement toxiques. La chair des fruits rouges cuite, sans les graines, peut servir à la confection d’une gelée assez agréable au goût, paraît-il. Mieux vaut s’en passer et utiliser les fruits du sureau noir. Les graines du sureau rouge (cuites ou crues) provoquent vomissement et diarrhées » (5). Parait-il… Ce qui donne la large impression que l’auteur n’a jamais trempé ses lèvres dans la dite gelée, ce qui passe pour assez étonnant pour un homme de sciences, sanctionnant l’hièble sur la base d’un « on-dit ». Parce que, à ce compte-là, rappelons aussi que les baies du sureau noir n’eurent pas bonne presse et qu’elles écopèrent, tout comme celles de l’hièble, d’une mise à l’index imméritée. Que cette plante cause nausées, vomissement et diarrhée, ça n’est pas faux, mais uniquement à fortes doses, me sens-je forcé d’ajouter, et en particulier si les semences sont très récentes. Remarquez que nous n’avons pas encore lâché la bride au gros mot habituel en ce cas : empoisonnement. Pas d’inquiétude, ça vient : on croise encore dans des ouvrages moins vieux que moi le cas très particulier, singulier puis-je dire même, pour lequel les baies de l’hièble ont été accusées d’empoisonnements mortels, cela à la suite des affirmations de O. Gessner qui professait dans les années 1930, insistant sur le fait que, « à plusieurs reprises déjà, des enfants ont succombé à des empoisonnements consécutifs à l’absorption des baies » (6). Ce à quoi une partie de mon lectorat risque de doucement rigoler. Et l’autre moitié, qu’est-ce qu’elle en pense ? S’effarouche-t-elle face à une révélation aussi « terrible » ? On peut se demander dans quelle mesure il n’y a pas eu (peut-être ?) une formidable confusion sur la question des baies de l’hièble dont on peut également s’étonner du fait qu’Hostettmann l’appelle sureau rouge, ce qui se réserve bien davantage à un autre sureau, celui que l’on dit à grappes (Sambucus racemosa). Une confusion ? Parce qu’en ce cas, on s’interroge quand même sur le bien-fondé de l’opinion contraire, partagée par des médecins qui ne sont pas la moitié d’un imbécile, et sans même avoir besoin de remonter bien loin, Reclu, Leclerc, Botan, Valnet, qui accordent tous une similarité des propriétés et des usages d’un sureau à l’autre, tant et si bien qu’« au sureau on peut substituer l’hièble (Sambucus ebulus), plante de la même famille, dont la composition chimique et l’action pharmacodynamique présentent la plus grande analogie avec celles de son congénère «  (7). Bon. C’est pas si mal. Heureusement que tout auparavant l’on n’a pas dit que des âneries, telles que celles que j’ai pu répertorier un peu plus haut. Ce qui nous replace avant le temps de Cazin qui ne disait de l’hièble que du bien, râlant à juste titre au sujet de l’injuste oubli dans lequel cette plante était tombée, etc. Et l’oubli, en ce qui concerne l’hièble, est un grand trou noir long de trois siècles, puisque avant Cazin, il faut s’adresser à Matthiole, qui témoigne de l’importante place concédée à l’hièble dans la thérapeutique de son époque. C’est ainsi que, dans ses Commentaires, il écrit, en 1554, que le suc des racines était usité en fumigation et en clystère, tandis que la décoction de graines intervenait en cas de douleurs goutteuses et névralgiques (sciatique, entre autres). Plus on remonte dans le temps, et plus on peut craindre d’avoir affaire à des monuments de sottises : c’est assez souvent le cas, mais, parfois, des informations, comme touchées par la grâce, traversent des siècles entiers sans être aucunement corrompues. Parfois, l’on peut en douter, surtout si l’on se confronte à une donnée qui ne cadre pas avec ce que l’on sait de telle ou telle plante aujourd’hui, c’est-à-dire des usages qui ont cours (et qui ne peuvent, à eux seuls, être l’intégralité des usages !). Ainsi, si c’est sans trop d’inquiétude, à l’époque médiévale, qu’on constate, pour l’hièble, des usages semblables à ceux qui prévalent pour le sureau noir, il apparaît qu’au XIV ème siècle, le sureau hièble fut connu comme remède gynécologique : l’infusion vineuse de racines d’hièble était, en effet, réputée efficace contre les douleurs mammaires, les menstruations douloureuses, les difficultés durant l’accouchement. Avant cela, autre dissonance que l’on doit à Hildegarde qui disperse dans le Physica deux paragraphes qui, à l’exception de quelques mots, sont très identiques, bien que différemment titrés : le paragraphe 120 porte le nom de hatich, le 229 celui d’esulus, dernier mot dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître l’ebulus, l’hièble. Quant au premier, il ne me semble pas être autre chose que l’hièble, mais désigné selon une ancienne appellation allemande, puisqu’en allemand, aujourd’hui, l’hièble s’appelle attich. Il a beau être présent en deux endroits, on n’en apprend pas davantage hormis qu’avec l’hièble, on peut confectionner un onguent avec de la graisse de bouc, utile contre la gale, ainsi qu’un remède qui rappelle assez celui que préconisait, pas loin de 1000 ans auparavant, Serenus Sammonicus contre la « frénésie ». Sammonicus, malgré la distance qui nous sépare de lui (III ème siècle après J.-C.), n’en dit pas moins d’excellentes choses à propos de l’hièble, puisqu’il recense les faits suivants : l’hièble cuite vient à bout de la constipation, des lithiases et de la rétention urinaire ; un onguent s’appliquait sur les effroyables douleurs de la goutte, tandis qu’une décoction de la racine drainait hors du corps l’hydropisie. Quant au suc d’hièble, il expulsait donc cette fameuse frénésie, ainsi que, selon la formule consacrée, « les embarras de tête ». Enfin, dernière chose qu’assure Serenus Sammonicus, c’est la grande efficacité de l’hièble sur des morsures de reptiles venimeux, ce à quoi Pline faisait quelque peu écho deux siècles plus tôt, puisqu’il confiait que la fumée de l’ebulus faisait fuit les serpents.

Fréquent, le sureau hièble, qui pousse en troupes, est une espèce végétale plus facilement observable sur des sols argilo-calcaires, dont beaucoup se trouvent à proximité plus ou moins immédiate des activités humaines : abord des cultures et des moissons, le long des voies de chemin de fer, les remblais, les décombres, les friches, les ruines, mais aussi dans des zones moins franchement marquées par l’être humain (clairières, lisières de forêts, broussailles humides, haies, talus, etc.).
D’allure arbustive et robuste, l’hièble, constituée d’une grande tige droite et non ramifiée (ou si peu), peut atteindre la taille maximale de deux mètres de hauteur. Sillonnée dans le sens de la longueur, cette tige abrite un cœur moelleux, ce qui, sur ce point, ne distingue en rien l’hièble du sureau noir. Malgré le caractère vivace de cette plante, ses tiges disparaissent durant l’hiver, ce qui fait que, chaque année, elle doit reconstruire son architecture végétale, c’est-à-dire des feuilles composées de sept à onze folioles lancéolées, dentées et pointues, d’odeur peu agréable, de même que celles du sureau noir. Au-dessus de cette mêlée de feuilles, qui rendent encore plus denses les colonies d’hièbles, se dressent, de juin à août, des corymbes touffus comptant trois rayons principaux portant des fleurs blanches (ou extérieurement rosées), à cinq pétales soudés et à anthères rouge vineux violacé, avant-goût de ce que seront les baies quand elles adviendront à maturité : de petites billes pourprées et luisantes, qui deviennent parfois presque noires.
Espèce endémique au vieux continent, le sureau hièble s’est déployé à l’Amérique du Nord où il n’est pas spontané. Bien plutôt, c’est une plante échappée des jardins, répandue depuis à la côte sud-est du Canada. J’espère qu’il n’est pas aux Québécois ce que le raisin d’Amérique est aux Européens bornés, c’est-à-dire une espèce dont le caractère invasif coïncide avec inutilité manifeste. Peut-être un jour faudra-t-il s’interroger, et se demander pourquoi, par exemple, une renouée du Japon s’est si bien sentie par chez nous : qu’est-ce que cette prodigalité peut bien vouloir dire ? Quel message incompris cherche-t-elle à nous délivrer ?

Le sureau hièble en phytothérapie

Ayant, je pense, réussi (?) à dépasser de stériles querelles, adressons-nous plutôt maintenant auprès de l’hièble en tant que matière médicale. Et, pour cela, nul besoin de dresser un portrait au regard du profil phytothérapeutique du sureau noir, du type : l’hièble est un succédané du précédent (comme on nous la fait souvent).
Espèce complète, le sureau hièble offre ses bienfaits des fleurs aux racines, puisque la littérature a retenu comme matière médicale les fleurs, les baies bien mûres, les feuilles, l’écorce des tiges et celle des racines, parfois même les racines dans leur intégralité.
Plante à l’odeur puissante, vireuse, nauséeuse, plus prononcée que celle du sureau noir, sa saveur forte, est plus ou moins amère, selon les parties considérées. A elles seules, saveur et odeur, ne peuvent cataloguer l’hièble parmi les plantes toxiques, ce serait une fraude intellectuelle que de se prêter à l’émission d’un tel avis. J’ai déjà eu l’occasion de dire assez récemment que l’odeur fétide, vireuse, etc., d’une plante était un mauvais indice de sa soi-disant toxicité. Si on considère les choses d’un peu plus près, même les feuilles froissées du sureau noir ne sentent pas exactement la rose… On peut même dire que ça pue.
Du second de ces caractères, différentes essences aromatiques sont responsables : il en existe dans les feuilles, dans les baies, ainsi que dans les fleurs qui, parfois, dispersent une odeur tout d’abord douceâtre, puis écœurante, rappelant assez celle de l’amande amère. Puis viennent des sucres, du saccharose surtout, répandus dans les feuilles, la racine et les baies. Sur la question des acides, selon que l’on s’adresse à la racine ou aux baies, on ne trouve pratiquement pas les mêmes, sauf, peut-être, des acides valérianique et tannique. Alors que la racine recèle encore de l’acide acétique, les baies se targuent de contenir d’autres acides : malique, vinique, citrique et tartrique. Dans l’écorce et dans les feuilles, se trouve de l’émulsine. Enfin, un peu de sambunigrine par-ci (feuilles, racines, baies), de saponine et d’hièbline par-là (surtout dans les semences). Pour en terminer là, signalons encore, dans l’hièble, la présence de tanin et d’anthocyane, ainsi que d’une partie non négligeable de vitamine C dans les baies d’hièble.
Il est dommage que la réputation erronée faite au sureau hièble dissuade la recherche pharmacologique française, ce qui nous amène à dresser un portrait assez incomplet du profil thérapeutique de cette plante qui mérite, de même que son cousin le sureau noir, toute sa place au sein de la pharmacopée. Ce en quoi d’autres que nous ne se sont pas trompés, puisque des études iraniennes font état de la présence de triterpénoïdes (alpha-amyrine et bêta-amyrine) dans les racines, les baies et les feuilles de l’hièble, aux utiles propriétés antalgiques, anti-inflammatoires et anti-infectieuses (antibactériennes, antifongiques).

Propriétés thérapeutiques

  • Dans son entier : plante purgative drastique, diurétique puissante, sudorifique, résolutive (l’hièble a donc une action particulièrement portée sur les « fluides » organiques : l’urine, la sueur, le contenu stomacal et/ou intestinal)
  • Dans le détail :
    – Fleur : sédative légère du système nerveux, sudorifique, sédative de la toux, béchique, pectorale, expectorante
    – Feuille : résolutive, anthelminthique, remède locomoteur (action similaire à celle de l’arnica sur les contusions entre autres)
    – Écorce : purgative, diurétique puissante, diaphorétique, hydragogue
    – Baie : adoucissante, émolliente, anti-oxydante, anti-ulcérogène, antinéoplasique (considérée comme un préventif de certains types de cancers), immunostimulante

Usages thérapeutiques

  • Feuille : coup, contusion, entorse, blessure, piqûre de guêpe, morsure de vipère, bronchite, maux de gorge, engorgement lymphatique et œdémateux
  • Fleur : maladies infectieuses des voies respiratoires (grippe), toux, bronchite, catarrhe pulmonaire, maladies infectieuses des voies vésicales (colibacillose), rétention d’urine, affection goutteuse
  • Écorce : hydropisie, rhumatismes, arthrite chronique, maladies cutanées (dartres), engorgement articulaire et glanduleux

Note : plus globalement, le sureau hièble intervient aussi dans les cas suivants : refroidissement, constipation opiniâtre, oligurie, néphrite, cystite, hydrocèle (œdème génital chez l’homme), érysipèle, diminution de l’hypertension sans effet secondaire sur le cœur, etc.

Modes d’emploi

  • Infusion, plus rarement décoction de fleurs.
  • Infusion vineuse de racine ou d’écorce.
  • Décoction de racine, d’écorce, d’écorce de la seule racine.
  • Décoction de baies.
  • Rob de baies.
  • Cataplasme de feuilles fraîches.
  • Feuilles fraîches en friction locale.
  • Suc des racines fraîches (ou de la seconde écorce).
  • Électuaire de baies fraîches : après récolte de baies tout à fait mûres, bien les laver. En placer une fine couche au fond d’une jarre, couvrir d’autant de sucre ; puis rajouter des baies, du sucre, et ainsi de suite, jusqu’à former une ultime couche de sucre, bien plus épaisse que les précédentes. Ceci fait, on couvre la jarre non pas d’un couvercle, mais d’une gaze afin que s’instaurent des échanges entre l’intérieur et l’extérieur. On entrepose le tout à l’obscurité et on l’y laisse pendant quarante jours. Peu avant cette échéance, il importe de bien mélanger l’ensemble avec une spatule en bois afin que se dissolve le sucre. Ce mélange doit se prendre à raison de la valeur d’une cuillère à café tous les matins, dix minutes avant le petit déjeuner (à jeun, donc). L’effet du sureau hièble sur l’organisme sera d’autant plus puissant, profitable et rapide que le dernier repas de la veille aura été pris à 18h00.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Le caractère purgatif de l’hièble s’exprime quelles que soient les parties considérées : écorce, racines, fleurs, baies, etc. Les semences passent pour être les plus purgatives de toutes ces fractions végétales, mais seulement si elles sont issues de baies vertes, et/ou prises à des doses inadaptées. L’état de fraîcheur peut y être aussi pour beaucoup sur cette propriété purgative : les baies et les fleurs fraîches sont plus purgatives, à doses identiques, que s’il s’agissait de baies cuites ou de fleurs sèches. C’est ce qui fit dire à Cazin que « le rob d’hièble est une préparation infidèle ; il perd la propriété purgative par la vétusté » (8). Et un rob n’est pas une confiture, il s’en distingue en ce sens que, même s’il y ressemble, il n’a rien d’une préparation culinaire, tout au contraire c’est une composition magistrale au même titre que la décoction ou l’infusion. C’est pour cela que les confitures de ménage, élaborées avec des baies de sureau hièble bien mûres et épépinées, ne peuvent pas, dans la plupart des cas, provoquer une purgation et donc un embarras gastro-intestinal inattendu : que peuvent donc occasionner les quelques grammes de confiture de baies de sureau hièble étalés sur les tartines matinales ? Pas grand-chose. Le seul hic, ça serait, à la rigueur, une consommation excessive. Mais à ce stade, même la confiture de baies de sureau noir peut provoquer quelques désagréments du même acabit. De plus, contrairement au séné, à la scammonée, au turbith et à d’autres substances également énergiques, « ce purgatif [qu’est le sureau hièble] ne laisse pas à sa suite ce sentiment de chaleur et d’érosion que l’on observe souvent après l’administration de la plupart des drastiques résineux » (9). On concède une « toxicité » plus nette au sujet des baies vertes : leur ingestion peut provoquer des maux de tête, des sensations d’étourdissement et de vertige, des nausées, etc.
  • Récolte : les racines au printemps (mars-mai) ou à l’automne (septembre-octobre), les fleurs en juin, les feuilles juste après elles et avant les baies, lesquelles doivent achever leur parfait mûrissement pour être cueillies. Les fleurs se sèchent avec les mêmes précautions que celles du sureau noir.
  • Au-delà de l’ensemble des aspects que nous avons passés en revue, il faut savoir que les baies du sureau hièble procurent une couleur permettant de fixer un joli violet dans les fibres de certains tissus, tandis que les feuilles fraîches sont vraisemblablement censées éloigner les souris et autres petits animaux apparentés.
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    1. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 919.
    2. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 474.
    3. Larousse médical illustré, p. 590.
    4. Bernard et Annie-Jeanne Bertrand, La cuisine sauvage des haies et des talus, p. 98.
    5. Kurt Hostettmann, Tout savoir sur les poisons naturels. Reconnaître les toxines de la nature et s’en protéger, p. 71.
    6. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 920.
    7. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 66.
    8. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 474.
    9. Ibidem.

© Books of Dante – 2019