Le gaillet gratteron (Galium aparine)

Cette plante est passée du statut d’invasive pénible dont il faut coûte que coûte se défaire à celui de végétal attachant qui, réclamant de l’attention par des moyens sans doute un tantinet intempestifs, a vu une attention nouvelle être portée sur lui. Le gaillet gratteron est tellement plus que les reproches qu’on lui objecte généralement : si l’on sait s’affranchir de l’attitude dédaigneuse que l’on entretient à son égard, on sera surpris d’apprendre que c’est, entre autres, un dépuratif sanguin et lymphatique de premier choix que l’on peut justement mettre à contribution à l’heure où ses frondes barbues sortent de terre.

Un beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes : grateron, caille-lait gratteron, glouteron, petit glouteron, gleton, aparine, apparine, raile, râble, riable, rièble, reble, capille à teigneux, teigne, traînasse, herbe collante, gaillet crochant, gaillet accrochant, accrocheur, prend-main, petit peignot, herbe à la punaise, gratte-langue, saigne-langue, anis sucré, philadelphus. En anglais, on retrouve la propension du gaillet à l’attachement (catchweed, everlasting friendship) et à la blessure, comme l’atteste le vernaculaire cleavers (« hachoir, couperet »).

Est-il besoin de revenir sur l’admirable description que fit Dioscoride du gaillet gratteron dans sa Materia medica ? Si vous y tenez, la voici : « Le gratteron croît en de nombreux petits rameaux âpres et carrés. Il a les feuilles comportées par intervalles tout autour de la tige, en forme de roue comme la garance. Il produit la fleur blanche, la graine ronde, rude, concassée par le milieu à la manière d’un nombril »1. Pas mal, non ? Et si ce n’est lui, c’est donc son frère (sachant que les espèces de gaillets se comptent par dizaines). Profitons-en d’ailleurs pour notifier les maigres informations médicales que le médecin grec délivra au sujet du gratteron : « Le suc de la graine, de la tige et des feuilles est valeureux bu contre les morsures des vipères et des araignées nommées phalanges. Il remédie aux douleurs des oreilles, y étant instillé. L’herbe broyée avec de l’axonge et emplâtrée résout les scrofules »2. Puis, c’est le grand saut dans l’inconnu : après ces déclarations, un silence assourdissant régnera pendant des siècles au sujet du gaillet gratteron, y compris et surtout au Moyen âge. Mais voilà qu’après cette longue éclipse, l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543), plus connu pour ses travaux concernant l’héliocentrisme, avoua employer plusieurs plantes actives sur la sphère rénale et urinaire (hématurie, colique néphrétique, etc.) dont l’ortie dioïque, le romarin, la courge, le cubèbe et, enfin, le gaillet gratteron. C’est qu’il était aussi médecin. Si l’on compare ses dires avec ceux de Jérôme Bock et de Matthiole, ayant tous deux officié à peu près à la même époque, on constate que Copernic aborda un versant beaucoup plus intéressant, c’est-à-dire la capacité du gaillet gratteron à agir sur les liquides du corps que sont l’eau et le sang, l’une de ses grandes prérogatives. Quand on lit ce que le seul Matthiole consacre au sujet de cette plante, on peut en conclure qu’il est vraiment demeuré à la périphérie des propriétés thérapeutiques du gratteron : « Il en est qui font grand cas de son suc frais pour obtenir la cicatrisation des plaies récentes et la guérison des gerçures du mamelon. Son eau distillée se donne avec avantage dans la dysenterie. Réduite en poudre, la plante ferme les lèvres des plaies et guérit les ulcères ». En surface, donc. Les siècles suivants surent accorder à cette plante une bonne partie de l’attention qu’elle mérite, mais brilla diversement selon les praticiens. Ainsi Nicolas Lémery : « Elle est détersive, résolutive, sudorifique ; elle résiste au venin : on s’en sert intérieurement pour la petite vérole, pour les fièvres malignes et l’épilepsie »3. On est toujours en dehors des clous, contrairement à ce que l’on peut lire dans l’œuvre d’un autre Nicholas – Culpeper (1616-1654) – plus ancienne d’un demi siècle : « C’est un bon soutien au printemps, mangé (une fois qu’il est haché menu et bien bouilli) pour nettoyer le sang et renforcer le foie, donc pour garder le corps en santé, et l’adapter à ce changement de saison qui arrive ». Quelle finesse dans l’observation de l’Anglais, là où on a l’impression de ne lire que du bachotage dans les lignes de Lémery ! Mais au moins ce dernier n’en parlait-il pas en mauvais termes, comme ce fut le cas un peu plus tard. Au XVIIIe siècle, on s’évertuait encore à recenser les diverses affections justiciables de l’emploi du gaillet gratteron. Parmi elles, nous discernons un grand nombre de troubles cutanés, ce qui laisse sous-entendre une qualité dépurative du gaillet gratteron (c’est le cas, par exemple, des scrofules, des dartres et de tout un tas d’autres maladies cutanées dont nous avons fort heureusement perdu l’habitude, ce qui n’est pas plus mal tant elles ne sont pas jolies à regarder). La nature aqueuse de cette plante transparaît dans le fait qu’elle charrie les eaux trop abondantes dans les tissus (hydropisie), ainsi que les corps solides étrangers qui s’y trouvent (comme la gravelle, que le gratteron pousse énergiquement vers la sortie). Parce que, effectivement, né sous le signe de l’Eau, le gratteron calme les inflammations, comme la pleurésie, ainsi que les vieux ulcères qui ne trouvent pas de résolution. Hélas, comme souvent, l’on vit la porte poussée par certains praticiens se refermer derrière le gaillet gratteron, tant et si bien qu’aux environs de 1830, on ne parlait quasiment plus de cette plante (par exemple, elle est tout à fait absente du Nouveau traité des plantes usuelles de Joseph Roques paru en 1837-1838 ; on n’y trouve trace de cette plante, même pour en dire du mal !). C’est le bon Cazin qui, au milieu du XIXe siècle, extirpa cette plante des limbes de l’oubli. Il en profita pour remettre les pendules à l’heure : « Le grateron, inusité de nos jours, et dont on ne fait pas mention dans nos pharmacologies modernes, était autrefois employé comme diurétique, apéritif, sudorifique, incisif, résolutif, etc. »4. Il savait parfaitement qu’au « concert de louanges » avaient été opposées l’opinion de l’acariâtre William Cullen (1710-1790) ainsi que celle de Louis-Benoît Guersent (1777-1848), un médecin ayant participé à la rédaction de l’œuvre monumentale initiée par Nicolas-Philibert Adelon (1782-1862), le Dictionnaire des sciences médicales (soixante volumes publiés entre 1812 et 1822, soit, pile-poil, au beau milieu du creux de la vague pour le gaillet gratteron). Par curiosité, glissons un œil dans le tome XIX : Guersent consent à y compiler quelques lignes au sujet de notre plante. Malgré les quelques propriétés accordées par ses devanciers des siècles précédents (comment ne pas penser, sans s’émouvoir un peu, à Copernic et à Culpeper ?), il avoue que « la plupart des médecins modernes l’ont retranché de la matière médicale »5. Citons-le encore : les « propriétés résolutives du gratteron sont donc au moins très douteuses : j’en pourrais dire autant de ses effets apéritifs et de l’usage de cette plante dans l’hydropisie »6. Enfin, « il me semble donc qu’on peut jusqu’à présent regarder comme à peu près hypothétique tout ce qu’on a dit sur la propriété de cette plante »7. Mais tout cela n’impressionna guère Cazin qui se permit de préciser sa pensée dans une note de bas de page : « Je fais peu de cas des décisions de nos praticiens modernes, quelques illustres qu’ils soient, contre les vertus des plantes médicinales indigènes. Ils dédaignent presque toujours les faits thérapeutiques rapportés par les anciens au lieu de les contrôler par l’expérimentation »8. Peut-être bien qu’il y a deux siècles, une caste médicale dénigrait certains remèdes pour des raisons non pas thérapeutiques, mais politiques et économiques, c’est-à-dire pas moins que ce qui se fait aujourd’hui toujours. Allez savoir…

« Connue de tout le monde pour l’importunité de sa présence »9, cette plante indigène à une grande partie de l’Europe s’exporta involontairement de l’autre côté de l’océan Atlantique à une période qui reste à déterminer. Elle eut là la grande satisfaction de se voir intégrée à la pharmacopée amérindienne, appellation trompeuse qui n’exprime pas le fait qu’elle regroupe des usages très variés liés aux remèdes par les plantes tels que les pratiquèrent des dizaines de tribus amérindiennes différentes, de l’extrême nord du continent (Alaska, Labrador) jusqu’au Mexique actuel, tout en passant par les Montagnes Rocheuses et les Grandes Plaines. Le gaillet gratteron ne fut pas franchement pour eux un sujet d’étonnement, sachant que les Amérindiens connaissaient des gaillets typiquement nord-américains (Galium tinctorium, uniflorum, circaezens, concinnum, asprellum…), ainsi que d’autres présents à l’ensemble de l’hémisphère nord (Galium boreale, trifolium, trifidum…). Malgré sa nature étrangère, Galium aparine fut autant utilisé que son cousin autochtone Galium triflorum. C’est bien la preuve que ce que l’on boudait ici en Europe faisait le bonheur des Amérindiens sans pour autant qu’il concurrençât les gaillets locaux et indigènes. A cela, les plantes n’y sont pour rien. Seul, au final, compte le regard que l’on porte sur elles. C’est de lui qu’émane le jugement sanctifiant ou non. Oui, donc, au moment même où l’Européen se plaignait de la prodigalité avec laquelle l’« inutile » gaillet gratteron se répandait dans « son » monde, l’Amérindien intégrait cette nouvelle recrue dans le sien et sa pharmacopée. Rendons maintenant compte de la sagesse dont il sut alors faire preuve.

Tant dans les hautes montagnes de Bosnie-Herzégovine qu’aux fins fonds perchés des contreforts himalayens du Kashmir pakistanais, la pharmacopée traditionnelle fait état de l’utilisation d’herbes fort courantes que, par chez nous, l’on a vite fait de qualifier de « mauvaises » : l’ortie, l’achillée millefeuille et le gaillet gratteron sont de ce nombre. De même qu’en Amérique du Nord, où l’ethnobotanique des tribus amérindiennes démontre une assez large utilisation de ce gaillet comme plante remède. Effectivement, un recensement des propriétés du gaillet gratteron mises en valeur permet d’affirmer qu’on l’utilisait alors comme diurétique, tonique rénal et sudorifique, laxatif et émétique, astringent et topique, antihémorragique, propre à activer la pousse des cheveux (un sujet d’importance capitale pour l’Amérindien), enfin apte à entraver la conception (selon la tribu des Choctaw). On procédait par infusion (simple ou composée), macération à froid ou décoction afin de soigner les affections des reins et de la vessie (difficulté de miction, gonorrhée, lithiase), les crachements de sang, la dysenterie, diverses affections cutanées (blessure, démangeaison, irritation causée par le sumac vénéneux), les troubles oculaires, les rhumatismes, les maladies vénériennes, etc. De quoi bien compléter l’offre fournie par plusieurs autres gaillets locaux usités pour leurs propriétés pectorales (comme expectorants et antitussifs surtout), utiles dans l’asthme, la toux, l’enrouement, les douleurs thoraciques. Ils intervenaient aussi contre les maladies cutanées (eczéma, teigne, scrofulose), les affections locomotrices (mal de dos, fracture) ou encore biliaires (calcul).

Conviée comme plante vétérinaire pour le soin des chevaux, le gaillet gratteron, une fois bien sec, servait d’allume-feu, tandis que ses cousins G. boreale et tinctorium étaient exploités pour leur pigment rouge localisé dans leurs racines (on en teignait les piquants de porc-épic, comme d’autres en firent de même avec le pigment jaune du mahonia que nous avons abordé la semaine dernière). Enfin, j’évoquerais un dernier point sur lequel on n’a absolument rien dit, ici en Europe : certains gaillets, comme par exemple, le Galium triflorum, étaient utilisés par les femmes amérindiennes (de la tribu des Quileute) afin d’attirer les hommes comme le miel les mouches. Cette médecine amoureuse apparut également du côté des Iroquois. L’on pourrait imaginer que la caractéristique accrocheuse bien connue du gaillet y soit pour quelque chose, mais cet autre gaillet qu’en anglais l’on appelle fragrant bedstraw, outre qu’il ne s’agrippe pas comme le gratteron, possède un parfum vanillé qui le fait parfois confondre avec l’aspérule. Il est, en tous les cas, suffisamment odorant pour que, une fois broyé, il soit usité comme parfum juste assez suave pour que les femmes Karok en garnissent leur lit dans le but d’« embaumer » les mâles, et d’être ainsi « succesful in love », comme on peut le lire dans un petit ouvrage d’Erna Gunter qui révèle un autre secret amoureux des femmes Cowlitz : « Si une femme, utilisant les bonnes incantations, se frotte avec cette plante tout en prenant son bain, elle deviendra irrésistible en amour ; cependant, si elle ne répète pas correctement l’incantation, son visage se couvrira de taches »10, révélatrices, sans doute, de son stratagème avorté ^.^

Tout ceci étant dit, on peut maintenant se poser la question suivante : comment peut-on s’esbaudir devant la sagesse amérindienne et arracher le gaillet gratteron qui pousse dans son jardin ? « Parce qu’il y pousse trop », me rétorquera-t-on ! « Mais à qui la faute ? Souvent à nous-mêmes. Le gratteron est une espèce nitrophile. Qu’un talus, un jardin ou un terrain enrichi d’engrais soit désherbé, et voilà notre gratteron qui s’installe dare-dare »11. Parce que le gratteron a beau être l’un des rares gaillets non vivaces, il compense l’absence de ce mode végétatif par l’abondance de ses semences qui, non contentes d’être zoochores, poussent même la malice à l’anthropochorie ! Le gaillet gratteron mérite donc amplement son surnom d’aparine, qu’il portait déjà durant l’Antiquité grecque, un terme qui souligne son évidente nature « agrippante » (de aparein, « saisir »), ce qui a fait dire à certains qu’il confinait à l'(in)opportunité. Galien, non sans humour, le qualifiait de « philanthrope », vu son aptitude/attitude à s’accrocher partout (vos pantalons et chaussettes, le chien qui vous accompagne dans votre balade, voire à d’autres plantes voisines quand bien même elles seraient elles aussi des gratterons !). Il doit être stipulé que le gaillet gratteron, des poils, il en a un peu partout : touchons ses tiges quadrangulaires. Elles sont rugueuses parce que couvertes d’aiguillons crochus qu’on appelle des trichomes. Longue le plus souvent de 125 à 150 cm (bien qu’elle puisse atteindre le double), cette plante au port couché demeure rampante si aucun tuteur ne surgit dans son environnement le plus proche. Dans le cas contraire, elle devient irrésistiblement grimpante, non seulement grâce à ses tiges mais aussi à ses rouelles de feuilles lancéolées, elles-mêmes hérissées de poils recourbés comme des harpons (sur les bordures, ainsi que sur la nervure médiane). « Monte-en-l’air-dès-qu’il-en-a-l’occasion », le gaillet gratteron n’est pas aussi démonstratif au sujet de sa floraison, diluée dans le temps d’un équinoxe à l’autre, à peu près. En effet, l’on ne peut pas dire que ses cymes de minuscules fleurs blanchâtres (voire blanc sale ou jaune verdâtre), façonnées en courtes corolles étoilées d’à peine deux millimètres de diamètre, soient très spectaculaires. Mais, par sa fructification, le gaillet sait devenir rigolo. Non seulement elle lui rajoute une bonne couche de velcro, mais égaye la plante de petites boules verdâtres, parfois rougeâtres, avant que leur dessiccation naturelle ne leur fasse prendre une teinte beige tout à fait anodine. Ces petites fruits (2 à 5 mm), à l’allure de grains de coriandre, s’en distinguent néanmoins : ces doubles carpelles sphériques sont effectivement eux aussi couverts de crochets adhérant tant et si bien aux vêtements, que j’ai lu que leur pugnacité les avait amenés jusqu’au lit de certains, ce qui n’est pas du tout étonnant au vu de l’acharnement dont cette plante sait faire preuve pour se mieux propager ^.^



Sur cette photo, prise à l’aide d’un microscope, l’on voit les crochets recourbés qui tapissent la surface des petits fruits du gaillet gratteron.


Il n’y a pas une heure, je suis passé tout à côté d’un coussin tapissant de ces plantes, paradant en compagnie de ficaires étoilées de jaune, au pied de ce qui sera bientôt une colonie serrée de renouées du Japon. Tant que la géante asiatique n’est pas sortie de terre, le gaillet peut s’égailler à loisir, tirer ses frondes velues çà et là (à défaut de plans sur la comète). Partout ailleurs, il est difficile de louper le gaillet gratteron. S’il possédait de larges fleurs multicolores, il se donnerait très certainement moins de peine pour s’immiscer dans les moindres recoins, mais, que voulez-vous, il compense son allure peu glamour, ses fleurs sans éclat, par une prodigalité tellement excessive que, même à domicile, il peut devenir envahissant. Son appétence pour les sols azotés dont nous sommes, en très grande partie, responsables, explique sans doute cela, ainsi que sa proximité philanthropique avec les lieux de vie humains : habitation, jardin, abord de champ, verger et chemin, haie, friche, taillis, pied des arbres et des vieux murs. Tous ces endroits, pourvu qu’ils soient situés en-dessous de 800 m d’altitude, forment l’essentiel des terrains de jeu favoris du gaillet gratteron, et cela aussi bien en Europe, qu’au nord de l’Afrique, ainsi que sur la frange la plus occidentale de l’Asie, sans oublier l’Amérique septentrionale où, nous l’avons appris, il s’est invité sans demander son avis à quiconque. L’exubérance du gaillet gratteron l’amène même à fréquenter des lieux où il n’y a plus âme qui vive et où transpire l’abandon le plus complet. C’est ainsi qu’il est présenté dans un conte d’Ueda Akinari (1734-1809), La maison dans les roseaux : « Aux murs s’agrippaient le lierre et la puéraire12 ; le jardin était enseveli sous le grateron ; ce n’était pas l’automne, et pourtant cette demeure en avait la désolation »13. Toute exagération est le signe d’un déséquilibre patent, cela, nous l’avons déjà abordé. Les plantes, par leur absence ou au contraire leur présence débordante, nous avertissent des dommages occasionnés aux sols. Ce sont, la plupart du temps, nos propres excès que la nature tente de camoufler en faisant pousser dans les lieux que nous souillons des plantes capables de supporter les conditions qu’ils imposent. Il est plus que temps de cesser de considérer le vivant comme un décor que nous devrions nous efforcer de maîtriser, à la manière d’un art topiaire généralisé. Quelle angoisse profonde cette tendance irrépressible au désherbage dissimule-t-elle ? Laissons donc faire la nature, « signe de la présence d’un esprit ou d’une pensée supérieure, organisatrice »14.



Le gaillet gratteron en phytothérapie

Voici une herbe si abondante et prolifique dans la nature qu’elle aurait amplement pu mériter l’adjectif latin vulgare, comme c’est déjà le cas de tant d’autres plantes de la pharmacopée et, plus largement, de la flore. Mais le vulgaire, qui ne saisit pas toujours ce que ce mot a de commun, pourrait avoir, envers le gaillet gratteron, une franche attitude de dédain péjoratif, ce dont il n’a assurément pas besoin, étant déjà fort loin d’appartenir au top 10 des plantes médicinales (une conception totalement ridicule, soit dit en passant).

Comme nous avons pu nous en rendre compte dans la précédente partie, les propriétés et usages du gaillet gratteron ont été mis en doute par divers praticiens ne l’ayant jamais expérimenté (ou si mal, si peu…). Il aurait dès lors pu tomber dans le plus immérité des oublis, si d’autres, plus perspicaces, avisés et honnêtes – pensons donc une fois encore au bon sens de Cazin – ne s’étaient pas autorisés à tirer avantage de lui. Aussi, tant qu’à faire les choses, autant les faire plus profondément que ce qui est fait dès qu’on aborde le gaillet gratteron dans un article de vulgarisation. C’est ainsi que l’on se rendra compte que l’on n’a pas eu tort de grouper les Galium au sein du vaste clan des Rubiacées qui, outre qu’il rassemble les garances (auxquelles ressemblent bien des gaillets), compte également dans ses rangs les gardénias et d’autres plantes médicinales majeures comme les caféiers, l’ipéca et les quinquinas ! Avec d’aussi illustres cousins, il y aurait de fortes chances pour que le gratteron ne fasse pas bon office au sein de la discipline qui nous occupe, à savoir la phytothérapie.

Plante dite inodore, le gaillet gratteron dégage quelquefois une ébauche de relents vanillés lointains qui nous remémorent que cette plante compte comme proche parente l’aspérule odorante (Galium odoratum) qui se caractérise par un taux non négligeable de coumarine, cette substance qui accorde des notes parfumées à la fève tonka et à la flouve odorante. On trouve donc un peu de coumarine dans le gaillet gratteron. Quoi d’autres ? La saveur astringente de cette plante renseigne sur la présence de tanins (acide gallotannique). Tout d’abord amère en bouche, elle devient même âcre, propre à prendre à la gorge, aux dires de Cazin ! N’est-ce point là une activité tout à fait énergique ? Certes, oui. Ces effets, s’ils sont un signal d’efficacité, nous exhortent à aller au delà du seuil que d’habitude l’on ne franchit pas. Sur la question des composants biochimiques, j’ai donc fait mon enquête et je puis vous livrer une abondante information. Commençons tout d’abord par les flavonoïdes, dont bien nous sont connus, parce qu’extrêmement communs au monde végétal : la rutine et la quercétine. Adjoignons-y l’isorhamnétine dont il est beaucoup moins fréquemment question. Viennent ensuite des polyphénols : acide vanillique, acide coumarinique, acide dihydrobenzoïque, acide 4-hydroytruxillique, β-sitostérol, daucostérol (glucoside du précédent). Quant aux iridoïdes, on en compte de nombreux également : monotropéine, acide aspérulosidique, acide p-hydroxybenzoïque, dérivés d’acides caféique et hydroxycinnamique.

Tout cela concerne les parties aériennes fraîches cueillies avant la floraison, à l’exclusion des racines qui contiennent des anthraquinones (aldéhyde nordamnacanthique, par exemple), mais surtout une substance pigmentaire qui lui accorde le droit d’être brièvement nommée comme telle dans la plupart des guides de phytothérapie, et qui partage avec le pigment rouge de la garance d’évidentes similitudes.

Dans ses jeunes feuilles, l’on trouve une richesse intéressante en provitamine A et vitamine C. Mais la survenue assez rapide de silice dans les tissus de la plante désoblige le gourmet pour qui le gaillet grateron, d’herbe printanière vertueuse, tourne à l’herbe revêche qui, nous allons le voir, n’a pas que des désavantages.

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique « prompt, puissant et durable » (Cazin)
  • Tonique et dépuratif sanguin, puissant tonique et décongestionnant du système lymphatique, dépuratif hépatique, rénal et pancréatique, équilibre le taux de glucose dans le sang, hypotenseur, cardioprotecteur
  • Stimulant hépatobiliaire, hépatoprotecteur, cholagogue
  • Antibactérien (staphylocoque doré), immunomodulant, stimulant de l’activité transformationnelle des cellules sanguines immunocompétentes
  • Apéritif, digestif, laxatif léger
  • Apaisant des voies respiratoires, béchique
  • Anti-inflammatoire, rafraîchissant
  • Antispasmodique, sédatif léger
  • Détersif, vulnéraire, cicatrisant
  • Décongestionnant oculaire
  • Anti-oxydant, lutte contre les dommages du stress oxydatif
  • Anticancéreux

Usages thérapeutiques

« Le gaillet rafraîchit, humidifie, filtre, désintoxique et encourage la circulation dans les voies d’eau cachées du corps »15. Voyons voir un peu tout ça de plus près…

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, constipation, nausée, gastralgie
  • Troubles de la sphère circulatoire : lymphatisme, lymphadénite, œdème des glandes lymphatiques, lymphœdème
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : collections liquidiennes et stases aqueuses (anasarque, hydropisie, infiltration et épanchement séreux, rétention d’urine), irritation et inflammation des voies urinaires et rénales (urétrite chronique, prostatite, prostate irritée et/ou congestionnée), albuminurie, lithiase rénale et urinaire, dysurie, miction insuffisante et/ou douloureuse, strangurie, gonorrhée
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : ictère, lithiase biliaire, engorgement du foie
  • Troubles de la sphère gynécologique : troubles menstruels, irritation utérine, kyste et cancer du sein, inflammation des glandes de Bartholin
  • Troubles locomoteurs : goutte, rhumatisme, douleur articulaire, maladie de Dupuytren
  • Affections cutanées : acné, eczéma, psoriasis, gale, dartre, séborrhée, ulcère (rebelle, scrofuleux), plaie, plaie cancéreuse, brûlure, échaudure, irritation et inflammation cutanées, coup, contusion, blessure
  • Affections oculaires : glaucome (?), congestion oculaire, œdème des paupières, paupières enflammées
  • Troubles du système nerveux : nervosité, irritabilité, épilepsie (?), hystérie, spasmes nerveux, convulsions, troubles du sommeil (insomnie)
  • Fièvre, sensation de chaleur
  • Anémie
  • Obstruction de la rate et des glandes mésentériques

Note : une propriété remarquable tient à ce que le gaillet gratteron est particulièrement actif sur le système lymphatique que l’on a tendance à négliger. Or la lymphe compte pour beaucoup, puisqu’un corps humain adulte en contient en moyenne huit litres. Il est vrai que sa vitesse de circulation est loin d’égaler celle du sang, mais sa fonction et ses tâches de fond sont bien différentes. Pour seconder le gaillet gratteron dans cette délicate opération, on peut lui associer l’échinacée et le calendula.

Note 2 : dans la synthèse qu’il a faite du gaillet gratteron, Matthew Wood écrit la phrase suivante ô combien pertinente : « Les feuilles qui tourbillonnent le long des tiges ressemblent à des pensées qui reviennent sans cesse sur le même problème »16. Sauf si l’on considère bien ces feuilles pour ce qu’elles (ne) sont (pas). En effet, l’on évoque généralement les rouelles de feuilles verticillées par six à neuf du gaillet gratteron. Mais si l’on s’arrêtait de ressasser, de faire tournoyer la roue de ses propres pensées (celles du mental, en fait), l’on se rendrait compte que, parmi toutes ces feuilles, certaines n’en sont pas ! Chaque verticille n’est véritablement composé que de deux feuilles, les autres, des pseudo-feuilles, ne sont pas autre chose que des stipules, reconnaissables en ce qu’elles ne possèdent aucun bourgeon à leur base. Le gaillet, grand remède urinaire qui s’y entend en liquides de toutes sortes, serait-il à même de nous éviter de prendre des vessies pour des lanternes ? Peut-être bien. Et pour demeurer dans la métaphore aqueuse, considérons-le comme un moulin à aubes dont la fonction n’est pas de nous faire pédaler ou moudre dans le vide, entretenant un cycle d’insatisfaction. Tout au contraire, par son activité, il permet de se défaire des raideurs comportementales pulsionnelles à travers lesquelles on manifeste une forme de dépendance exagérée et toujours néfaste (que ce soit d’un point de vue alimentaire, affectif ou relationnel).

Modes d’emploi

  • Infusion de plante fraîche : comptez une cuillerée à café (2 à 4 g) de gaillet finement haché pour une tasse d’eau chaude non bouillante, en infusion pendant 10 mn. A renouveler deux fois dans la journée. Le gaillet gratteron est sensible à la chaleur, aussi mieux vaut augmenter le temps d’infusion et broyer un peu la plante avant toute chose. Pour cette raison, il est donc préférable de s’abstenir de réaliser une décoction, comme cela était préconisé dans l’ancien temps. En voici néanmoins le mode opératoire.
  • Décoction de plante fraîche : comptez une à deux poignées de gaillet par litre d’eau jusqu’à réduction d’un tiers (la sagacité conseille de ne pas patienter jusqu’à ce seuil fatal pour couper le feu ; une petite dizaine de minutes de décoction à tout petits bouillons est largement suffisante).
  • Suc frais : 100 à 500 g par jour (pas toujours réalisable ; mieux vaut s’adresser à la préparation suivante).
  • Teinture alcoolique : pour 100 g de plante fraîche hachée menu, prévoyez cinq fois le poids d’alcool (au titre le plus élevé, si possible). On envisagera 15 à 25 gouttes de cette teinture dans un demi verre d’eau trois fois par jour. On peut aussi bien diluer cette teinture (une cuillerée à café dans un demi verre d’eau) pour l’appliquer sous la forme de compresse.
  • Macération huileuse : dans un bocal en verre, entassez autant de gaillet gratteron frais que possible. Ceci fait, couvrez de bonne huile d’olive jusqu’à ras bord. Exposez régulièrement au soleil pendant trois semaines, à l’issue desquelles il vous faudra filtrer en exprimant bien les plantes.
  • Baume : il se compose en mêlant du suc de gaillet gratteron (ou sa teinture) à de la glycérine végétale et à un peu de cire d’abeille.
  • Macération vineuse de semences sèches pulvérisées : comptez 4 g de cette poudre en infusion la nuit durant dans un verre de vin blanc.
  • Cataplasme de plante fraîche contuse appliquée localement et maintenue par un bandage pas trop serré.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : l’abondant gaillet, qu’on trouve partout, devra néanmoins être négligé si on le voit évoluer dans des lieux suspects. En dehors de cette situation problématique, on peut cueillir tout gaillet dès la fin du printemps et durant les premiers mois d’été (juin et juillet), pourvu que la plante ne soit pas encore montée en fleurs (et tant que ce n’est pas le cas, la cueillette peut s’étaler jusqu’en septembre). Quant aux fruits, on les ramassera à la fin de l’été, quand ils sont bien mûrs. On peut aussi cueillir les sommités fructifiées, les faire sécher telles quelles, puis les tamiser. C’est beaucoup moins compliqué que de ramasser ces fruits un à un ^.^
  • Séchage : il est possible et fait perdre à la plante fraîche les ¾ de sa masse. C’est ainsi qu’il est vendu dans la plupart des herboristeries qui s’aventurent à le proposer à la vente. Mais cela n’est clairement pas là le meilleur mode de conservation, la dessiccation ayant la fâcheuse tendance d’amoindrir l’activité thérapeutique du gaillet, plus actif vif que mort ^.^ Si vous ne pouvez pas faire autrement (ce qui serait très étonnant vu l’extrême communauté de cette plante), il vous restera cependant à songer à remplacer la plante séchée chaque année, un délai de garde d’un an étant bien ce qu’elle est capable de tolérer.
  • Dans la racine grêle et cassante du gaillet gratteron se trouve un pigment qui peut tenir concurrence à la garance des teinturiers, en ce qu’elle offre une identique couleur rouge orangé. Mais comme l’on sait, c’est le rouge garance qui l’emporta, teignant les culottes de laine des soldats français jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale.
  • Ces mêmes racines sont un substitut de la chicorée, succédané du café dont certains ne raffolent pas. Quant aux semences, une fois qu’elles sont torréfiées puis réduites en poudre (ainsi qu’on faisait en Suède), elles rappellent non seulement l’odeur du café mais également sa saveur. Bon à savoir en cas de pénurie ^.^ Enfin, les jeunes pousses du gaillet gratteron sont comestibles aussi bien crues que cuites en soupe, farce, etc. En ce moment même, vous pouvez en ajouter une poignée à un potage de verdures avec de l’ortie par exemple. Au delà, la silice qu’elles accumulent au fil du temps les rends impropres à la consommation.
  • Le gratteron possède quelque chose en rapport avec le lait pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ses noms latin et français, galium et gaillet, dérivent tous deux du grec galion, issu de gala (le même que dans galaxie), qui veut tout simplement dire « lait » : le gaillet gratteron (de même que le gaillet jaune, Galium verum) fut usité comme présure afin de faire cailler le lait en Grèce, en Suède, etc. Ensuite, et cela est évoqué depuis les anciens temps grecs (Dioscoride y fait référence dans ses écrits), les bergers se servaient de cette herbe accrocheuse pour filtrer le lait des poils qui pouvaient s’y trouver après la traite. De plus, la plante fraîche roulée en boule formait manière de filtre/tamis à fromage.
  • Au rayon des arts ménagers, on sera surpris de découvrir le gaillet gratteron jouer le rôle de tampon à récurer. En effet, ses crochets bourrés de silice sont bien commodes pour récurer les casseroles et offrent l’avantage de constituer un outil intégralement biodégradable et sans danger pour la nature.
  • En anglais, le gaillet gratteron porte le nom de bedstraw (littéralement « paille de lit ») que l’on ne peut comprendre si l’on ignore qu’autrefois cette plante servait au rembourrage des matelas, conférant aux couches l’effet désodorisant et aseptisant de la coumarine qu’elle contient (possédant un effet manifeste sur le système nerveux central, cela est donc bien favorable au sommeil). Matthew Wood explique aussi qu’une couche de gratteron aurait anciennement eu une efficacité pour faciliter les accouchements et éviter les fausses couches. On se souviendra aussi de la love medicine des femmes Karok.
  • Dans quels cas ne pas utiliser le gaillet gratteron ? Essentiellement en cas de tension artérielle trop basse et de diabète. On a parfois prétendu qu’il pouvait être hépatotoxique, ce qui serait bien surprenant de la part d’une plante hépatoprotectrice comme lui !
  • Associations possibles : – pour favoriser la diurèse : le buchu (Agathosma betulina) ; – pour traiter les troubles cutanés : la bardane, la patience crépue, le mahonia, la pensée sauvage, la violette ; – pour dépurer le système cérébral : la luzerne lupuline (Medicago lupulina).
  • Autres espèces : le gaillet blanc ou mou (G. mollugo), l’aspérule (G. odoratum), le gaillet croisette (G. cruciata), le gaillet chétif (G. debile), le gaillet des marais17 (G. palustre), le gaillet des bois (G. sylvaticum), le gaillet maritime (G. maritimum), le gaillet à feuilles rondes (G. rotundifolium), le gaillet à trois cornes (G. tricornutum), etc. A l’exception de la dernière espèce, toutes les autres sont des plantes vivaces que l’on peut croiser sur le territoire européen.

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  1. Dioscoride, Materia medica, III, 86.
  2. Ibidem.
  3. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 53.
  4. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 452.
  5. Dictionnaire des sciences médicales, Tome XIX, p. 322.
  6. Ibidem, pp. 322-323.
  7. Ibidem, p. 323.
  8. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 453.
  9. Ibidem, p. 452.
  10. Erna Gunter, Ethnobotany of western Washington, p. 46.
  11. La Garance voyageuse n° 138, été 2022, p. 20.
  12. C’est-à-dire le kudzu, Pueraria montana, une liane opportuniste du sud-est asiatique.
  13. Ueda Akinari, Contes de pluie et de lune, p. 65.
  14. Édouard Collot, Aux portes de la conscience, p. 185.
  15. Matthew Wood, Traité d’herboristerie énergétique, p. 246.
  16. Ibidem, p. 250.
  17. De cette espèce, l’on a découvert des amas de semences sur des sites néolithiques (habitats sur pilotis ou palafittes). Comme il s’agit d’un gaillet qui n’a pas la capacité de faire le lait se cailler, on ne sait pas à quoi cette plante servait à ces populations néolithiques.

© Books of Dante – 2023


Le mahonia (Berberis aquifolium)

Quasiment inconnu comme plante médicinale en Europe, le mahonia est pourtant un acteur majeur dans le domaine de la phytothérapie puisqu’il était traditionnellement utilisé par de nombreuses tribus amérindiennes de la côté ouest de l’Amérique du Nord, avant de tomber dans l’escarcelle des médecins blancs.

Allons donc à la rencontre de ce petit arbuste qu’on connaît essentiellement comme espèce ornementale par chez nous !

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes : mahonie, mahonia faux-houx, mahonia à feuilles de houx, vigne de l’Oregon, raisin de l’Oregon.

Celui à qui l’on a accordé le nom du botaniste américain Bernard McMahon (1775-1816) a été importé en Europe occidentale, d’Amérique septentrionale où il est natif, il y a tout juste deux siècles, en 1823. Ainsi n’est-il pas impossible que vous le connaissiez, soit parce qu’il pousse dans votre jardin ou bien dans un parc que vous fréquentez. Il faut dire qu’il est de culture si facile que cela n’aurait rien d’impossible : il prospère aussi bien comme couverture végétale du sol en massif que sous forme de haie. Mais avant d’adopter cette posture domestique à laquelle nous sommes habitués, il faut savoir que le mahonia est un petit arbuste qui pousse naturellement dans les forêts mixtes et ombrageuses de l’ouest du continent nord-américain : il occupe une large bande territoriale, comprise entre l’océan Pacifique d’une part et les Montagnes Rocheuses de l’autre, englobant, aux États-Unis, les états de la Californie, de Washington et de l’Oregon (qui en a fait son emblème national), et au Canada celui de la Colombie-Britannique.

Son système souterrain est constitué d’un rhizome enfoui à une faible profondeur dans le sol, mais qui drageonne avec vigueur à l’horizontal, ce qui permet à la plante de se multiplier rapidement par voie végétative. Des rameaux simples et non épineux (au contraire de ceux de l’épine-vinette, Berberis vulgaris), couverts d’une écorce gris brunâtre, donnent une impression de touffeur quand on regarde l’allure générale de la plante : bien que peu ramifiés, il faut dire qu’ils sont abondamment garnis de longues feuilles composées dites imparipennées, c’est-à-dire dont le nombre de folioles est impair, ici compris entre trois et onze. Ces folioles, que l’on confondrait fort aisément avec des feuilles, sont ce qui fait ressembler le mahonia au houx : ces mêmes folioles vert sombre, semi-persistants, un peu coriaces et vernissées (ce qui leur octroie un couvert luisant) rappellent quelque peu les feuilles du houx, parce qu’elles sont bordées de petits éperons beaucoup moins piquants (errata : aussi piquants, j’ai vérifié ^.^) que ceux de la plante à laquelle le mahonia prétend ressembler (ces folioles s’en distinguent néanmoins parce que leur limbe est plat alors que la bordure des feuilles du houx – une pointe vers le haut, une pointe vers le bas, etc. – est gondolée). De plus, incomplètement semper virens, le feuillage du mahonia emprunte à l’automne certaines de ses couleurs coutumières : le bronze, le rouge et le pourpre. Très tôt dans l’année (dès février et jusqu’en mai), des grappes pyramidales (des racèmes, en fait) de fleurs hermaphrodites de couleur jaune apparaissent. Très parfumées, elles évoquent l’odeur du miel et du muguet. A l’image des fleurs de sa cousine épine-vinette, celles du mahonia disposent chacune de six étamines dites irritables, c’est-à-dire mobiles. Ce procédé permet à la plante de fournir davantage de pollen au contact d’un insecte pollinisateur. De ce contact musclé, s’ensuit l’apparition de baies généralement peu charnues, grosses comme des grains de cassis, tout d’abord vertes puis violettes à bleuâtres au fur à mesure qu’elles s’emplissent d’un suc devenant rouge foncé avec les mois qui passent. Capable de tolérer l’ombrage des grands arbres, le mahonia a cependant besoin de lumière pour faire éclore ses graines (photosensibilité positive), chose qu’il parvient très bien à faire, l’espèce étant endozoochore, c’est-à-dire que les animaux, en mangeant les fruits, en dispersent les graines un peu partout, y compris sur des zones lumineuses où elles auront davantage de chance de réussir leur germination. Bien qu’il soit accoutumé au sous-bois, une exposition très ensoleillée ne déplaît pas non plus au mahonia. A cela, ajoutons que c’est une plante résistante à la pollution atmosphérique, au froid (rustique jusqu’à – 15 à – 20° C), à la sécheresse (sols secs, mais pas trop en revanche), qu’il est adaptable à tous les types de sols ou presque (neutres, calcaires, argileux, lourds, frais, bien drainés, pauvres), et l’on voit se dessiner le parfait portrait d’une plante pionnière, ce qui semble justifier son caractère dit invasif en Belgique et en Allemagne. En fait, si on le voit fournir du pollen aux abeilles et ses baies aux oiseaux de passage, le portrait idyllique s’arrête là : le mahonia est une autre de ces « pestes végétales » ! Toute cette prodigalité dissimule forcément de sombres projets ! (Quand on ne sait pas vraiment à quoi s’attaquer, ni comment, on est capable de doter les plantes – êtres sans cervelle – des plus pernicieuses intentions. Fou !) En plus de cela, celui qu’on voue aux gémonies ne semble même pas être une espèce exotique ! Je m’explique : ça n’est pas une espèce venue du dehors, prête à envahir l’Europe entière et à tout péter, non ! Celui auquel on adresse des reproches et à qui l’on donne la chasse serait un hybride né de Mahonia aquifolium et de M. repens. C’est-à-dire qu’il forme à lui tout seul une nouvelle espèce qui n’existe nulle part ailleurs que dans le milieu qui a favorisé son apparition ! Dingue, non ? Comment donc peut-on qualifier d’invasif un « enfant du pays » ? Je chicane, bien sûr, mais on se retrouve en face du même problème qu’avec la renouée du Japon : l’individu qui pose problème, ce n’est ni le père ni la mère, mais l’hybride surarmé et incontrôlable (du moins, davantage que papa et maman) né de leur union. Je suppose donc que les plus belles qualités végétatives de M. aquifolium et de M. repens se sont associées, et que sur la base de deux espèces non autochtones venues du dehors, c’est le produit de leur mariage (et non pas elles-mêmes en propre) qui, à la manière d’un redoutable Attila végétal, s’arroge de nouveaux territoires (peut-être moins propices au développement des espèces père et mère, mais particulièrement adaptés à celui du rejeton). Aussi ne suis-je pas certain que les tentatives d’éradication (c’est un bien grand mot !) mises en œuvre (aspersion au glyphosate – comme si on en manquait ! – ou à l’aide de solutions salines incluant du NaCl) aient une chance d’être couronnées de succès. (On sait comment certaines plantes sont capables de séquestrer le glyphosate dans des vacuoles prévues à cet effet…)

« La bonne plante au mauvais endroit ». Cela peut représenter une description satisfaisante, voire séduisante, de la situation décrite plus haut. Initialement, je l’avais trouvée intéressante, mais en y réfléchissant à deux fois, je me suis rendu compte à quel point elle était bancale et qu’il fallait la rejeter : toute plante, pour bien s’épanouir, requiert un endroit et des circonstances qui lui soient les plus convenables. N’importe quelle plante installée dans un lieu qui lui est néfaste finit par dépérir et disparaître (c’est généralement ce qui arrive aux plantes indigènes que les « invasives » viennent justement remplacer). Au contraire, notre mahonia « conquérant » a adapté sa génétique à ce nouvel environnement, ce qui, encore une fois, prouve l’intelligence du vivant (l’homme est incapable de ça dans un temps aussi court, ce me semble…). Ce mahonia serait donc une espèce de « transformer » végétal, individu opportuniste à qui le réchauffement climatique profiterait (?) , alors que d’autres plantes – indigènes, celles-ci – en subiraient les conséquences délétères. Que faire ? Protéger « coûte que coûte » (on sait ce que cela coûte, le « quoi qu’il en coûte »…) la flore indigène la plus fragile tout en extirpant du sol ces envahisseurs qui n’ont, soi-disant, rien à y faire ? Ou bien préfère-t-on le parti de l’intelligence et s’inspirer de ce que cette plante a à offrir et à faire comprendre ? La Vie, peu importe la forme qu’elle emprunte – bactérie, plante, organisme évolué – s’adapte toujours aux situations qui lui sont, ici ou là, les plus profitables. Or comme ces spécimens vivants se modifient dans le temps et dans l’espace, les hôtes qui peuplent la Terre font varier leur présence relative, ainsi que leur fréquence. La Terre ne saurait être un musée où tout est figé pour l’éternité. Le croire, c’est se leurrer. Aussi, au lieu de chouiner sans que cela puisse avoir le moindre effet, attachons-nous un peu aux usages qu’on fit du mahonia dans son milieu naturel d’origine. Oui, plutôt que de pousser ses hauts cris, comprenons tout d’abord pour quelle(s) raison(s) – faisceau d’intelligences – telle plante s’installe ici ou là, ce qui nous permettra, dans un second temps, de tirer parti au mieux de sa présence. Peut-être, alors, que la prise en compte de son passé élargira le regard de certains quant à son futur, ce qui n’est pas sans me rappeler ce que disait le physicien Pierre-Simon de Laplace (1749-1827) : « Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre ». S’opposer à la présence d’une plante, pour incongrue qu’elle nous apparaisse, outre que c’est un non-sens et une ruade bien imbécile face à la Vie, c’est aller contre la volonté de l’Univers d’unir toutes choses entre elles. Il est bien « difficile de penser que seul le hasard est responsable de la diversification et de l’évolution de la vie. Cette volonté d’être de la vie, inépuisable, pourrait-elle s’inspirer d’une Conscience qui lui serait intrinsèque, ou préfère-t-on imaginer que l’ensemble de l’architecture du vivant soit le fruit du hasard ? »1. Rien ne procède du hasard, rien n’apparaît sans cause. Les naissances ex nihilo, je n’y crois pas. Aller contre cette volonté de l’Univers d’unir toutes choses, c’est donc chercher à se couper de la Nature à laquelle on appartient, c’est appeler à la désunion, sans doute la pire chose qui soit. Ainsi, le mahonia n’est-il pas la bonne plante au mauvais endroit, mais la bonne plante dans la meilleure place qui soit (pour elle, en un instant T). « Dieu (au sens de dieu « qui se révèle lui-même dans l’ordre harmonieux de ce qui existe »), disait Albert Einstein, ne joue pas aux dés », sans quoi cette plante, aujourd’hui, ne réussirait pas aussi bien.



Prêtons maintenant une attention toute particulière aux usages multiples que firent du mahonia de nombreuses tribus amérindiennes vivants dans l’aire d’origine de ce petit arbuste américain. On peut en repérer de trois types : tinctorial, alimentaire et médicinal. Par l’exploitation d’un pigment tinctorial contenu dans l’écorce interne de la racine du mahonia (la xanthopicrine), on peut tirer une couleur jaune apte à teindre les objets de vannerie, la laine, le cuir, le bois, les piquants de porc-épic (alors que les fruits bien mûrs offrent une teinte violacée dont on usait pour colorer les armes, arcs et flèches). Ces mêmes baies (que j’ai goûtées : elles ne sont pas désagréables, loin de là) sont donc comestibles une fois qu’elles sont parvenues à maturité, bien qu’elles ne soient pas particulièrement charnues (une simple épaisseur de chair juteuse enferme les semences situées au centre du fruit). Malgré leur légère amertume un peu aigrelette, il est possible de les manger crues à l’état frais, cuites en gelée et en confiture. Ce sont surtout les graines amères qui sont problématiques ; pour obvier à cet état de fait, il est permis de réaliser une confiture en duo avec un autre petit fruit rouge mûrissant au même moment par exemple. Mais dans tous les cas, mieux vaut passer le mélange cuit pour en retirer les semences. Parfois, on les faisait aussi sécher pour en user ultérieurement au cœur de l’hiver, ce qui n’est pas une mauvaise idée en cas de disette menaçante. Du point de vue médicinal, nous verrons que les Amérindiens surent, avant tous le monde, bénéficier des vertus du mahonia pour des raisons étendues que nous allons compiler ci-après. Tout comme aujourd’hui, l’attention se portait déjà largement sur la racine de cette plante que l’on préparait en infusion, mais surtout par le moyen de la décoction, contre les troubles gastro-intestinaux, la plante étant réputée laxative (de même que son fruit, quand on en mange trop ^.^), vomitive, bonne contre le manque d’appétit et les désagréments d’estomac. Cette racine était aussi considérée comme antirhumatismale (arthrite), tonique générale, rénale et oculaire (médicament ophtalmique, le mahonia permet de soigner les yeux injectés de sang, irrités, qui démangent : on les bassinait, par le biais d’une douche oculaire, grâce à une infusion de rameaux et de racines). Mais ce qui ressort avec une nette assurance, c’est le pouvoir de la plante sur le domaine du sang : tonique sanguin, le mahonia est encore antihémorragique et dépuratif du sang, permettant d’assurer, selon les Okanagan-Colville un « changement de sang », ce qui n’est pas, au reste, très éloigné de ce que dit Matthew Wood sur ce point, citant John M. Scudder (1829-1894), un médecin américain : « Scudder a écrit en 1870 que le mahonia ‘répare les torts et nettoie les écuries d’Augias, aiguise l’appétit, donne un nouveau tonus et du sang neuf au corps […]. C’est à la fois un créateur et un nettoyeur de sang et comme il n’existe aucun autre remède connu qui soit aussi virulent pour les micro-organismes de presque toutes les variétés, en guise de sérum sanguin sain, le mahonia devient, indirectement sinon directement, un microbicide’ »2. Après ça, rien d’étonnant à ce que les Keres le considérèrent comme une plante prophylactique, que les Karuk en firent une forme de panacée, que les Ditidaht le mêlèrent à la pruche et à l’aulne pour lutter contre la tuberculose, que les Thompson l’employèrent face à la syphilis !…

Il nous appartient maintenant de rendre compte de la réalité thérapeutique moderne du mahonia, ce qui nous donnera une excellente opportunité de vérifier dans quelle mesure les tribus amérindiennes eurent du flair à son sujet.



Le mahonia en phytothérapie

Bien qu’étant tardivement entré dans la pharmacopée états-unienne au cours du XIXe siècle, le mahonia a été relativement bien étudié outre-Atlantique depuis plus d’un siècle. Caractéristique de par sa capacité à jaunir la salive quand on le mâche, le mahonia, d’odeur âcre et amer par son goût, révèle ainsi la présence de substances pigmentaires, à la manière de sa cousine épine-vinette, mais aussi de toutes ces plantes dont il faut également aller chercher la matière première thérapeutique sous terre : l’hydrastis du Canada (Hydrastis canadensis), le fil d’or chinois (Coptis chinensis), la xanthorhiza (Xanthorrhiza simplicissima), l’arbre à liège du fleuve Amour (Phellodendron amurense), etc. Les baies et les feuilles du mahonia, peu considérées, ont été littéralement occultées par l’écorce de sa racine (à la face interne jaune foncée, longitudinalement striée, et extérieurement brunâtre, ridulée, crevassée), en particulier en raison d’un « bouquet » d’alcaloïdes (1,50 %), dont la fameuse berbérine (présente dans tous les végétaux cités ci-dessus), décelable aussi dans les feuilles, mais dans de moindres quantités, ce qui n’a pas encouragé leur exploitation. La berbérine, bien qu’extrêmement connue pour ses fonctions antibactériennes étendues, ne saurait, à elle seule, justifier de l’entière activité thérapeutique du mahonia, puisqu’au sein du groupe des alcaloïdes isoquinoléiques, l’on croise aussi de l’hydrastine et de la palmatine. Les accompagnent d’autres alcaloïdes dits benzylisoquinoléiques : c’est le cas de la magnoflorine, de la tétrandine, de l’oxyacanthine et de la berbamine. D’autres alcaloïdes se joignent aussi à ce cortège déjà bien fourni : la jatrorrhizine, la columbamine, la corytubérine, l’isocorydine et l’isothébaïne.

Propriétés thérapeutiques

  • Altératif : provoque un changement bénéfique progressif dans le corps, généralement par une meilleure nutrition et élimination, sans avoir d’action spécifique marquée
  • Anti-infectieux : antibactérien et bactériostatique sur germes Gram + et Gram – (staphylocoque, streptocoque, Escherichia coli, Porphyromonas gingivalis, Vibrio cholerae), augmente l’efficacité des antibiotiques de synthèse, antifongique (Candida sp., Dermatophytes sp.), antivirale (?), parasiticide (trypanosome, Entamoeba histolytica, Trichomonas vaginalis, Giardia lamblia), antiseptique, immunomodulant

Note : le mahonia est antibactérien par action indirecte, comme on a déjà eu l’occasion de le signaler dans la première partie. C’est en modifiant l’environnement – le décor, si vous voulez – qu’il parvient à ses fins : il s’agit du tapis que l’on tire de sous les pieds des agents pathogènes, plus que la dague pointue que l’on enfonce dans leur couenne. Yin plutôt que yang, si vous voyez ce que je veux dire ^.^

  • Apéritif, digestif, stomachique, tonique amer, cholagogue, hépatostimulant puissant, améliore l’absorption et l’assimilation, laxatif
  • Tonique sanguin, dépuratif sanguin puissant, stimulant du système lymphatique, anti-hypertenseur
  • Diurétique
  • Cytotoxique (potentialise les effets de certains médicaments antitumoraux comme la doxorubicine), anticarcinogène, anti-proliférant, antimutagène, anti-oxydant, inhibiteur de la lipoxygénase
  • Anti-inflammatoire
  • Astringent, anti-psoriasique, anti-séborrhéique
  • Antiscorbutique
  • Neurotonique, procure force et vitalité
  • Tonique ophtalmique

Note : le mahonia est un précieux compagnon dès lors qu’on exprime quelques difficultés à expurger les toxines hors de l’intérieur du corps. L’image des écuries d’Augias est, je pense, parfaitement bien choisie. Sans se trouver réduit au rôle d’Héraclès lors de son sixième travail, sachons néanmoins apprécier l’activité du mahonia sur ce point, en particulier lors de ces deux phases de construction puis de dégradation tissulaires que sont l’anabolisme et le catabolisme. En agissant également sur le foie et sur la vésicule biliaire, le mahonia permet de décharger l’organisme de l’accumulation des déchets cataboliques qui l’encombrent, et dont l’un des exemples caractéristiques est la constipation.

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : atonie des fonctions gastro-intestinales, faiblesse d’estomac, mauvaise digestion, dyspepsie atonique, maladies dyspeptiques chroniques, diarrhée, dysenterie, gastrite, nausées, vomissement, spasmes du tractus intestinal, constipation chronique
  • Troubles de la sphère respiratoire + ORL : asthme, bronchospasme, catarrhe bronchique, bronchorrhée, bronchite, congestion bronchique, maux de gorge, trachéite, parotidite, amygdalite chronique, rhume, grippe, sinusite aiguë et chronique, bourdonnements d’oreilles, tuberculose à ses débuts
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : jaunisse, hépatite, affections cutanées dépendantes de troubles fonctionnels de la vésicule biliaire, cirrhose du foie
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : prostatite, infection urinaire
  • Troubles de la sphère gynécologique : maladies utérines chroniques, vaginite, leucorrhée, eczéma vulvaire
  • Affections cutanées : acné, furoncle, eczéma, dermatite séborrhéique, dermatite atopique, psoriasis (léger à modéré), hyper-prolifération du kératinocyte, affections érysipélateuses chroniques, pityriasis, affections scrofuleuses, herpès, plaie, abcès, blessure
  • Troubles locomoteurs : inflammations et douleurs des os, des muscles et des articulations
  • Artériosclérose
  • Affections oculaires : blépharite, yeux irrités et rougeoyants
  • Syphilis
  • Affections cancéreuses : mélanome, carcinome épidermoïde (de la langue, du pharynx), adénocarcinome du sein
  • Déficience immunitaire, autres infections bactériennes et fongiques

Modes d’emploi

  • Infusion d’écorce de racine : comptez une cuillerée à café par tasse d’eau bouillante en infusion à couvert pendant trois à sept minutes. Afin d’en améliorer le goût, l’on peut y mêler des zestes d’orange, de la cannelle, etc.
  • Décoction d’écorce de racine : pour un quart de litre d’eau, il faut compter 25 g de mahonia en décoction pendant un quart d’heure. On peut absorber cette décoction à raison d’un verre de 15 cl trois fois par jour, une heure avant les repas. On peut opter pour une décoction concentrée qui servira aussi bien par voie interne qu’externe (lotion topique pour compresse, fomentation, etc., en cas d’affections cutanées). On peut aussi employer la décoction d’écorce de racine de mahonia correctement filtrée en gargarisme, comme douche oculaire, vaginale, etc., selon les besoins.
  • Poudre : en capsule (dosée fréquemment à 450-500 mg par capsule), libre (¼ de cuillerée à café dans un verre d’eau, trois fois par jour durant les repas).
  • Extrait alcoolique liquide d’écorce de racine de mahonia : 15 à 30 gouttes le matin et le soir, diluées dans un verre d’eau, à absorber une demi heure avant les repas. On trouve aussi des extraits glycérinés.
  • Teinture-mère homéopathique : liquide de couleur jaune brunâtre à rouge brunâtre, titrant 55 % d’alcool (pharmacopée française).
  • Crème, onguent à base d’écorce de racine de mahonia.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : elle se réalise traditionnellement à la fin de l’automne ou au début du printemps (février-avril). On peut faire sécher l’écorce de la racine du mahonia pour en user ultérieurement. C’est sous cette forme (en vrac ou en poudre) qu’elle apparaît dans la plupart des magasins spécialisés dans ce domaine en Amérique du Nord.
  • Le mahonia n’est pas de ces plantes dont on peut faire une infusion de confort quotidienne sans dommage. Tout au contraire, il exige qu’on fasse de lui uniquement une utilisation à brève échéance, c’est-à-dire deux à six semaines consécutives, suivies d’une pause d’une durée équivalente avant de reprendre éventuellement le traitement. En effet, des excès peuvent mener à l’apparition de manifestations indésirables comme, par exemple : des perturbations gastro-intestinales (nausées, vomissement, flatulences, constipation, diarrhée), des réactions cutanées à caractère allergique (démangeaisons et irritations, éruption érythémateuse), des inflammations et irritations rénales, des irritations oculaires, des perturbations cardiaques (baisse de la tension artérielle, baisse de la fréquence cardiaque), etc. On évitera la prise de mahonia dans les circonstances suivantes : chez la femme enceinte et allaitante, chez le nouveau-né et le jeune enfant, en cas d’antécédent allergique, d’anémie, de troubles de la thyroïde.
  • Interactions médicamenteuses : avec certains médicaments immunosuppresseurs à base de cyclosporine, des médicaments sédatifs et antidépresseurs, des médicaments de traitement du diabète.
  • Interactions problématiques avec d’autres plantes : ail, gingembre, ginkgo, valériane, réglisse, aloès, etc.
  • Autres espèces : l’on en compte de nombreuses autres, réparties aussi bien en Amérique (centrale, du Nord) qu’en Asie (centrale, orientale). En voici quelques-unes : M. bealei (Chine), M. fortunei (Chine), M. oiwakensis (Chine, Taïwan, Myanmar), M. japonica (Japon), M. nervosa (Amérique du Nord), M. repens (Amérique du Nord), M. swaseyi (Texas), M. fremontii (Californie, Mexique), etc.

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  1. Édouard Collot, Aux portes de la conscience, p. 121.
  2. Matthew Wood, Traité d’herboristerie énergétique, pp. 307-308.

© Books of Dante – 2023


L’angélique des jardins (Angelica archangelica)

Voici une présentation rénovée de cette grande dame autrefois fort prisée, mais en perte de vitesse dans le milieu de la thérapeutique par les plantes médicinales, ce qui est fort dommage vu ce que l’on sait assurément à son sujet. Plutôt que de partir à la conquête du monde végétal à la recherche d’un hypothétique Graal (qui n’existe pas ^.^), mieux vaut déjà regarder ce qu’on a dans les placards !

Bonne lecture (prenez le temps, c’est un gros article) et beau week-end à toutes et tous :)

Gilles



Synonymes : angélique officinale, angélique vraie, angélique cultivée, archangélique, herbe des anges, herbe aux fées, racine du saint Esprit, angélique de Bohème, racine de longue vie, ginseng d’Europe, angélique des confiseurs.

Une chose curieuse demeure à l’endroit de l’angélique officinale : quand elle fit irruption, on ne sait plus trop quand ni comment, elle ne concurrença d’aucune manière l’angélique sylvestre autochtone dont les textes plus anciens ne parlent pas. C’est-à-dire que l’on ne s’est soucié des angéliques quand et seulement quand celle qu’on surnomme archangélique a débarqué sur le sol d’Europe centrale. (Comme si l’on réservait un meilleur accueil à la berce du Caucase plus qu’à notre berce indigène, la commune grande berce.) Faut-il la survenue d’un archange pour prendre conscience de l’armée angélique déjà présente ? Des fois, on se le demande… Une chose est certaine : avant même qu’elle ne fasse une apparition remarquée et durable plus au sud de son aire d’origine (que nous rappelons : Scandinavie, Groenland, Russie), l’angélique dite des jardins était cultivée en grand en Europe du Nord au moins depuis le XIIe siècle, des documents de l’époque en attestent (il ne faut donc pas se casser la tête à chercher dans les vieux textes grecs – Dioscoride et consorts – la moindre trace de cette angélique qui n’existe pas dans ces localités méridionales et qui, de toute façon, n’y survivrait pas). Bien que le climat de l’Europe du Nord lui soit plus adapté, la culture de cette angélique septentrionale se développa d’abord au sein des monastères d’Europe centrale dès le XIVe siècle, puis à une plus large partie de l’Europe occidentale au XVIe siècle (par exemple, on la voit cultivée au monastère isérois de la Grande Chartreuse, près de Grenoble). Cette habitude à la culture explique que cette angélique, par chez nous, s’est toujours cantonnée au jardin et qu’elle ne s’est donc jamais implantée dans la nature pour y devenir spontanée comme a pu le faire efficacement la berce géante du Caucase après elle.

On lit partout (enfin, dès qu’il s’agit de l’histoire médicale de l’angélique), que le passé de cette plante serait étroitement lié à la personne de Paracelse, qui en aurait vanté les bons effets face à une épidémie de peste s’étant abattue sur la ville de Milan en 1510. C’est peut-être vrai. Mais il semblerait que les chroniques aient omis de retenir cet épisode épidémique lombard des premières heures de la Renaissance. Néanmoins, c’était suffisant pour faire acquérir à l’angélique le statut de plante protectrice, car elle « n’a pas été placée sans raison sous le parrainage des anges »1. Cela, c’est aisément lisible dans ses noms latin et français, ou bien dans nombre de ses surnoms. Qu’elle soit herbe aux anges ou Spiritus sancti radix (= racine du saint Esprit), elle touche au Ciel. Aussi lui accorda-t-on comme nom principal angelica (= « ange gardien »), doublé de l’adjectif archangelica qu’on dit faire expressément référence à l’un des sept archanges de la tradition biblique qui aurait révélé en songe l’usage de la plante contre la peste bubonique à un ermite. Tout comme l’unité « Paracelse+Milan+peste+1510 », il est presque toujours question de l’archange Raphaël quand on aborde cette légende, parfois de Gabriel, mais absolument jamais de l’archange saint Michel, ce qui aurait été beaucoup plus judicieux si l’on se souvient que c’est lui qui « terrasse » le dragon… Du moins, qui en maîtrise les forces. Effectivement, cette entité sauroctone, champion du bien, soumet, plus qu’elle ne détruit, la vouivre habilement métamorphosée en dragon démoniaque par le christianisme. Apprécions l’aisance, la vitesse et la puissance avec lesquelles on a dessiné un pedigree à cette plante venue d’ailleurs : c’est quand même balaise pour une primo-arrivante ! Afin de la légitimer, peut-être a-t-il fallu mettre les bouchées doubles, quitte à en faire un peu trop, comme on aura l’occasion de le constater un peu plus loin. Toujours est-il qu’il y a environ quatre siècles, en 1600 pour être précis, on établissait ainsi le portrait de cette super angélique venue du Nord : « Angélique, tel nom a été donné à cette plante, à cause des vertus qu’elle a contre les venins […]. Cette herbe contrarie à toutes les infections : est très utile en temps de pestes, tenant en la bouche de sa racine ; [elle] guérit les morsures des serpents et chiens enragés ; fait cracher les humeurs superflues, nettoyant l’estomac. L’eau qui en est distillée sert aux choses susdites, et à tenir la personne joyeusement. Ses feuilles appliquées au front chassent le mal de tête ». Ça n’est ni un médecin qui parle, encore moins un charlatan un peu mage sur les bords, mais un « simple » agronome : on doit ce portrait à Olivier de Serres (1539-1619) dont le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs connaîtra vingt-et-une éditions entre 1600 et 1807, donnant largement l’occasion de marteler la réputation faite à l’angélique au fil du temps. S’il s’était agi que du seul Olivier de Serres, peut-être bien que l’emballement enthousiaste en serait venu à s’émousser, mais même pas ! Les médecins – Renaissance et époque moderne – s’emparèrent bien évidemment d’elle ! Pourquoi laisser passer celle qu’on qualifie de panacée ? Peut-on raisonnablement se détourer d’une plante dont on prétend qu’elle détient des pouvoirs quasi divins ? C’est pourquoi l’on trouve de l’angélique dans bien des préparations médicinales que l’histoire a retenues pour certaines d’entre elles, d’autres pas. Florilège : le vin diurétique amer de l’hôpital de la Charité, l’emplâtre diabotanum, l’élixir du Suédois, l’eau générale, l’eau vulnéraire (ou d’arquebusade), le baume du Commandeur, le baume d’angélique de Brandes et Bucholz, etc. Je pense que l’on peut en remplir des pages entières. Elle est encore présente dans de nombreux élixirs dont certains sont qualifiés de « longue vie ». Il est vrai que, à l’instar de sa robuste racine qui maintient une tige solide, l’angélique est une plante tout en force dont le surnom de « racine de longue vie » lui a été octroyé en raison du cas du Niçois Annibal Camoux mort en 1759 à l’âge de 121 ans et 3 mois. Cette exceptionnelle longévité tiendrait au fait qu’il avait l’habitude de mastiquer régulièrement de la racine d’angélique. Que cela sente le mythe ou s’approche de la vérité, on comprend que, sans avoir besoin d’en faire un remède miracle, l’angélique est loin d’être une herbe anodine parfaitement inerte dans le domaine médical. Une autre de ses spécificités pourrait se solder par l’énumération, une fois de plus, d’une longue liste de compositions magistrales. En voici compilées quelques-unes : l’orviétan, la thériaque, l’eau thériacale, la confection thériacale d’Adrian von Mynsicht, l’antidote et l’élixir de vie de Matthiole, l’eau céleste et prophylactique de Franciscus de le Boë, l’élixir anti-pestilentiel d’Oswald Crollius, l’eau cordiale de Gilbert, l’opiat cordial de la pharmacopée de Lyon, l’élixir de vie de Joseph du Chesne, l’eau épidémique, le lait alexitère distillé, etc. Toutes ces préparations devaient faire savoir les vertus surnaturelles, fastueuses, bienfaisantes, supra-puissantes, miraculeuses, précieuses, merveilleuses, extraordinaires, en un mot, angéliques, de cette plante iconique. C’est-à-dire que, tout à fait héroïques, ces médicaments étaient présentés comme devant sauver l’homme du péril dans la plupart des circonstances : peste et autres épidémies, morsures envenimées ou rabiques, gangrène, poisons divers et variés, etc. Précisons qu’en ces temps anciens, c’étaient de véritables phobies qui trouvaient leur raison d’être à travers les morts nombreuses qu’elles occasionnaient. On peut donc saisir que l’angélique porte les noms d’herbe du saint Esprit, d’herbe aux anges, etc., vu ses éminentes qualités (à moins que ces valeureuses appellations aient donné des idées à plus d’un, afin d’exploiter la croyance aux dépens de la réalité thérapeutique…). Comment, encore, ne pas comprendre que cette plante soit allée draguer du côté de la magie et qu’on en ait fait une arme anti-maléficieuse ? Ainsi la vit-on tenir une fonction de protection non seulement face aux causes médicales, mais également à toutes celles ayant un rapport à la magie de malédiction. Elle devint donc, en plus de son statut de plante angélique, une plante talismanique dont on jonchait, en guise de purification et de préservatif, le sol des églises et des riches demeures, en compagnie de rue, de menthe et d’hysope. La feuille d’angélique, réputée pour contrer la sorcellerie et les enchantements, était portée autour du cou afin de procurer la chance, tandis que la graine de la plante annihilait les influences néfastes ainsi que les pouvoirs de la fascination. Après bien des utilisations plus médico-magiques qu’autre chose, l’angélique abandonna le versant magique pour se consacrer davantage au seul aspect médical. On vit poindre ce changement à partir de la fin du XVIIe siècle, avec Nicolas Lémery et s’étendre jusqu’à Desbois de Rochefort, un siècle plus tard. Que dit-on d’elle durant ce temps ? Ceci : « Elle est cordiale, stomachique, céphalique, apéritive, sudorifique, vulnéraire », expliquait Lémery, à quoi Morelot ajoutait : stimulante, carminative et sialagogue. L’on vit, en l’espace d’un siècle, l’angélique revenir à des prérogatives « plus réalistes » que tout ce qu’on avait pu lui conférer jusque-là. Pourtant, bien que Chomel insistât sur les qualités stomachique de l’angélique (indigestion, colique venteuse, flatulences, faiblesse et aigreur d’estomac), transparaissent encore dans ses dires, ainsi que dans ceux de Lémery, des attributions qui concernent davantage des pouvoirs « magiques » alors peu différenciés des propriétés thérapeutiques au sens où l’entend la médecine. Ainsi Lémery disait-il de l’angélique que « l’on en mange pour se préserver du mauvais air. […] elle résiste au venin ; on l’emploie pour la peste, pour les fièvres malignes, pour la morsure des chiens enragés »2. Enfin, à la lecture de Desbois de Rochefort (1786), on ne trouve plus trace des références archangéliques de l’angélique : « Ce médicament est un des meilleurs qu’on puisse employer quand il faut donner du tonus à l’estomac, et il ne le cède pas aux racines toniques exotiques »3. Il précisait aussi que l’infusion vineuse était préférable à celle que l’on prépare à l’eau. Pour l’obtenir, on faisait macérer 15 g de racine d’angélique dans un demi litre de vin rouge pendant 36 à 48 heures.



Durant tout ce siècle, l’angélique thérapeutique fut abondamment concurrencée par la même plante dont s’empara la confiserie. Parce que, oui, à l’instar de nombreux autres végétaux curatifs, l’angélique se mange. C’est aux environs de Niort que les sœurs du couvent de la Visitation de Sainte-Marie eurent pour la première fois l’idée de confire les tiges (les pétioles, en fait) d’angélique (auparavant, seules les racines et les feuilles étaient confites, sans que cela n’atteigne néanmoins la dimension de l’entreprise initiée par les religieuses niortaises). Au XIXe siècle, on moulait des tiges d’angélique confite aux formes des animaux et des fleurs emblématiques du marais poitevin. Puis vinrent liqueurs, gelées et autres confitures (regardez un peu sur ce site : l’angélique suscite bel et bien l’inspiration ! ^.^). Victime de son succès, l’angélique confite de Niort est parfois concurrencée par de fausses angéliques bien moins onéreuses à produire, obtenues en confisant du céleri, de la pastèque à chair blanche ou encore des navets. Du sucre, un chouïa de colorant et le tour est joué ! La belle carrière opérée par l’angélique au sein de l’industrie de la confiserie fit dire à Fournier qu’« il est regrettable qu’elle ne soit plus guère usitée que des confiseurs »4. Comment aurait-il pu en être autrement, sachant qu’un siècle avant Fournier, il en était déjà ainsi ? Roques reprochait à la pharmacie de son temps d’avoir abandonné l’angélique, que le médecin devait aller se procurer chez « les confiseurs qui préparent, avec les jeunes tiges d’angélique, un condiment délicieux, et qui, mangé lorsqu’il est récent, peut remplacer dans beaucoup de cas tous les autres modes d’administration de cette plante »5. C’est peut-être une opinion un peu excessive de la part de Cazin, puisque les bâtons d’angélique « ne sont pas les plus aptes à nous faire profiter pleinement des vertus de la plante, les bains de sucre successifs dénaturant quelque peu ses qualités diététiques » et médicinales6. L’angélique confite médicale est d’autant moins pertinente que les préparations sucrées – sirops et pastilles – ne sont pas les meilleures alliées pharmaceutiques pour ce qui est de lutter contre les infections, par exemple. Qu’un médecin ait dû aller se fournir en angélique chez le confiseur en dit tout de même long sur l’état dans lequel on relégua cette pauvre vieille fée oubliée et négligée. Hélas, « tous ces noms émanés du Ciel, n’ont pu sauver l’angélique de l’indifférence des médecins »7. Comment se fait-il qu’une plante pareille, vantée – rappelez-vous ! – contre la peste et dont on a fait l’antidote de la belladone, de la ciguë et du colchique, ait pu tomber si bas dans l’échelle des valeurs thérapeutiques ? En 1810, Bodart écrivait une phrase qui disait toute la réalité de l’angélique d’alors : « Si cette plante avait le mérite d’être étrangère, elle serait aussi précieuse pour nous que le ginseng l’est chez les Chinois ; elle se vendrait au poids de l’or »8. La comparaison avec le ginseng, autre racine de longue vie, est intéressante et fort pertinente, puisqu’en réalité l’angélique ne le cède en rien à certaines substances non indigènes, dont le ginseng, étant tonique et très énergique, valable dans la plupart des maladies et affections mettant en cause une faiblesse constitutionnelle ou adynamique (digestion pénible, flatulences, ranimer les forces de l’estomac, convalescence, épuisement des forces, maladies de langueur…). Le ginseng possède un nom latin (Panax ginseng) qui contient en lui-même la haute idée que l’on se fait de lui : une panacée. Autrement dit, une substance propre à guérir tous les maux. Est-ce le caractère exagérément prétentieux avec lequel on a alloué mille vertus à l’angélique qui a fait que, aujourd’hui, elle a sombré dans un relatif anonymat ? Ça n’est pas impossible. D’autres plantes ont subi un sort assez identique, la sauge par exemple, bien que dans une moindre mesure. Cette mésestime semble être le corollaire d’une extranéité magico-thérapeutique abusive. Ayant été naturalisée, l’angélique a quelque peu perdu de son lustre d’antan. Tout comme les palmiers de la Côte d’Azur qui n’étonnent plus personne ou presque, elle ne présente plus rien d’exotique contrairement au ginseng qui, lui, se vend toujours à prix d’or, puisqu’il vous en coûtera 10 000 € pour acquérir une racine âgée de 25 à 35 ans. Pourtant, tout est à portée de main, où qu’on soit. Mère Nature a si bien pensé et fait le Monde, qu’elle a placé ici et là différentes plantes aux pouvoirs identiques. Pourquoi s’émoustiller devant des baies de goji alors que nous disposons de ce brave cynorhodon que nous offre notre bon vieil églantier rustique ? Inutile d’aller envahir de lointains pays à la recherche d’un précieux Graal végétal. Quel besoin y a-t-il d’essorer ainsi la planète, malheureuse habitude qui n’empêche pas, bien au contraire, la biopiraterie de sévir encore, plus particulièrement en Afrique et en Asie ? Pourquoi donc ne pas réhabiliter l’angélique ? En ce siècle de désenchantement et de de-spiritualisation du monde, il serait pertinent et salutaire de se tourner, de nouveau, en direction de l’angélique solaire et victorieuse. Mais aujourd’hui, l’angélique est quasi muette. Ce qui ne manque pas de sel, quand l’on sait ce qu’en firent les Amérindiens : une décoction de tiges d’angélique leur servait de gargarisme afin de permettre aux chanteurs et aux orateurs de tenir leur voix durant les cérémonies et autres célébrations… Ce n’est pas sans quelque mélancolie que… D’ailleurs l’angélique est assez souvent désignée comme l’emblème de ce sentiment. Parce qu’elle la leur inspirait, les anciens poètes se couronnaient de feuilles d’angélique (plus probablement de feuilles d’ache). Écoutons l’un d’eux : « Qu’elle est douce la mélancolie à laquelle on s’abandonne au déclin d’un beau jour ! Les coteaux qui m’entourent réfléchissent la pourpre du couchant ; les fleurs de la prairie, négligemment penchées, confient leurs parfums aux brises du soir qu’ils répandent dans toute la vallée. Que de belles plantes sauvages au bord de ce ruisseau ! C’est l’angélique sauvage, déployant sur sa haute et vigoureuse tige une vaste ombelle ornée de fleurs d’un blanc mêlé de rose. Comme cette nuance délicate contraste harmonieusement avec la douce verdure des feuilles et des rameaux ! »9.

Une volumineuse racine, parfois forte comme le bras, secondée de racines périphériques moins massives, dessinent un ensemble d’aspect ridé, de couleur brun gris extérieurement, laissant découvrir une chair blanchâtre gorgée d’un suc laiteux jaunâtre quand on vient à la rompre. C’est de cette masse souterraine fusiforme qu’émerge une tige verte effilochée de traînées rougeâtres qui, bien qu’épaisse, est intérieurement creuse. Intégralement glabre, l’angélique des jardins, plante très ramifiée, porte, sur près de deux mètres de hauteur (parfois davantage), trois rangées de feuilles composées, largement découpées et dentées en scie. Leurs pétioles sont cylindriquement sectionnés, et non en forme de gouttière comme on peut l’observer chez l’angélique sauvage. Très amples, puisqu’elles peuvent atteindre un mètre de longueur, les feuilles de l’angélique sont deux à trois fois ailées de folioles ovales, vert clair sur le dessous. Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’angélique n’est pas une plante vivace à vie brève : elle est monocarpique, c’est-à-dire qu’elle ne fleurit qu’une seule fois dans sa vie, quelle que soit la durée de son cycle végétatif qui peut s’étaler de deux à quatre ans. Lors de sa dernière année, elle donne de larges ombelles presque globuleuses de 15 à 20 cm de diamètre, composées de 20 à 40 rayons portant de petites fleurs verdâtres, jaunâtres ou légèrement rosées (mais jamais intégralement blanches), puis des fruits, diakènes bordés d’une aile membraneuse et marqués de cinq côtés latérales.

Plante peu exigeante, l’angélique est une géante qui aime l’humidité et la fraîcheur, sans avoir à endurer un excès de chaleur, bien qu’elle éprouve une grande attraction pour le soleil, surtout lorsqu’elle est située sur les sols riches en humus et bien drainés des différents pays d’Europe où son caractère non spontané oblige donc à la cultiver : en France, elle se localise surtout à l’Île-de-France, en Auvergne, ainsi que dans les régions de Niort et de Nantes. Ailleurs en Europe, elle est (a été) cultivée, parfois en grand, dans les pays suivants : Norvège, Suède, Écosse, Angleterre, Hollande, Belgique, Allemagne, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, etc.

L’angélique apprécie à ses côtés la présence de l’ortie qui aurait une influence significative sur sa production d’essence aromatique.



L’angélique en phyto-aromathérapie

Nous avons un peu insisté sur ce point dans la première partie : à l’exclusion des racines et des semences, aucune autre fraction végétale fournie par l’angélique ne joue de rôle officinal. Commençons tout d’abord par la racine, prioritairement employée. D’odeur aromatique pénétrante, on y distingue souvent un relent musqué animal plus ou moins marqué. Quand on la goûte à l’état frais, elle propose une saveur premièrement douce, qui ne tarde pas à s’échauffer pour devenir plus âcre et piquante, amère même, tout en provoquant une abondante salivation. Contenant une grosse part d’amidon accompagné de sucres (saccharose surtout), la racine d’angélique laisse exsuder, quand on l’incise au collet comme on le fait du galbanum et de la férule, un suc gommo-résineux qui se fige finalement à l’air libre : il reflète, en partie, les composants résineux et aromatiques de la plante qui recèle bien des substances intéressantes : de l’acide angélique (dont la structure est proche de celle de l’acide valérianique), des acides organiques (acétique, pectique, malique), des acides phénoliques (caféique, chlorogénique), des acides gras, du tanin, des flavonoïdes et des phytostérols. Enfin, une essence aromatique dont les taux de rendement en huile essentielle rendent compte du caractère particulièrement chiche : déjà très faible dans les feuilles (environ 0,10 %), cette fraction aromatique grimpe un peu plus haut quand il s’agit des racines n’ayant jamais fructifié (0,30 à 1,30 %), s’établissant à un niveau plus élevé en ce qui concerne les semences (0,60 à 1,80 %). Malgré cela, l’huile essentielle de semences d’angélique est beaucoup plus rare que celle extraite des racines, au pris de revient plus élevé pourtant (tarifs moyens en bio, flacons de 5 ml : huile essentielle de racines d’angélique à 46,80 € contre 31,50 € pour l’huile essentielle de semences). Les données concernant l’huile essentielle de semences sont si faméliques et disparates que je n’ai pas été en mesure d’en dresser un portrait biochimique qui soit fidèle et complet (contrairement à l’autre). Au moins puis-je affirmer que ce liquide incolore, qui peut jaunir à force de lumière, paraît majoritairement composé de monoterpènes (α et β-pinène, α et β-phellandrène, etc.) et des très classiques furocoumarines typiques des apiacées. Quant à l’huile essentielle de racine, c’est un liquide mobile, jaune pâle à brun parfois, de densité comprise entre 0,85 et 0,875. Plusieurs adjectifs servent à en qualifier l’identité olfactive : chaude, épicée, poivrée, boisée, herbacée, tourbeuse, terreuse, sèche, cuirée, musquée, etc. Histoire de se donner une idée de la chose, qui me semble très variable, de même que sa composition biochimique, en fonction de sa provenance. Quelques chiffres et j’aborderai ultérieurement ce point :

  • Monoterpènes : 94 %. Dont α-pinène (25 %), δ-3-carène (15 %), β-phellandrène (10 %), α-phellandrène (9 %), limonène (7 %), etc.
  • Sesquiterpènes : 1 à 4 %. Dont β-caryophyllène (1 à 3 %)
  • Esters : 0,50 %
  • Coumarines : traces
  • Furocoumarines : 2 %. Dont angélicine, archangélicine, bergaptène, iso-impératorine, xanthotoxine (et plus d’une dizaine d’autres)

Ceci est un profil typique d’huile essentielle de racines d’angélique provenant de la partie centrale de l’Europe (France, Hongrie, etc.). Elle se remarque par un très fort taux de monoterpènes. Même si on lui trouve des coumarines et des furocoumarines en masse (2 %, c’est tout bonnement énorme !), elle se singularise par une quasi absence d’une classe moléculaire parfois répertoriée par la lecture spécialisée : les lactones macrocycliques. Comme ce sont eux qui confèrent à l’huile essentielle de racine d’angélique son amertume et son odeur musquée, on peut savoir si l’huile essentielle en contient ou pas selon son parfum et son goût. Il est parfois précisé que ces lactones (15-pentadécanolide, 1-3-tridécanolide, ambrettolide, etc.) représentent 7 à 20 % de la composition globale et semblent plus abondantes dans les huiles originaires des pays nordiques, ce qui s’explique par bien des facteurs dont ceux de nature géographique et climatique. On y trouve aussi, quoi que de manière fort inconstante, un taux non négligeable d’oxydes (1.8 cinéole : 15 %).

Propriétés thérapeutiques

Note : si l’on ne doit pas confondre l’angélique avec n’importe quelle berce (la grande, la caucasienne, etc.), il est bon de prendre en compte la réalité suivante : il existe donc une angélique domestique (Angelica archangelica) et une angélique sauvage particulièrement courante dans la nature en France, l’angélique des bois (Angelica sylvestris). On observe entre elles quelques différences morphologiques. Par exemple, l’angélique sauvage est plus petite et développe un parfum moins prononcé que sa sœur domestique. Concernant leurs vertus médicinales, elles sont similaires quoi que plus appuyées chez Angelica archangelica. Ce qui veut qu’en l’absence de toute source vous permettant de vous procurer de l’angélique des jardins, vous pourrez toujours jeter votre dévolu sur l’angélique sauvage.

En phytothérapie :

  • Apéritive, digestive, carminative, stomachique, fortifiante des vaisseaux intestinaux
  • Hépatoprotectrice
  • Tonique, stimulante, reconstituante et fortifiante générale (sujets nerveux, personnes âgées, affaiblies, convalescentes), cortison like
  • Sédative nerveuse puissante, antispasmodique, hypnotique légère, calmante sympathique et parasympathique du système nerveux autonome
  • Expectorante, béchique, fortifiante de la muqueuse pulmonaire et des vaisseaux bronchiques, ouvre la perspiration périphérique
  • Tonique circulatoire (micro-circulation sanguine), bénéfique aux systèmes lymphatique et vasculaire
  • Diurétique, sudorifique, dépurative
  • Emménagogue
  • Anti-rhumatismale
  • Céphalique, antinévralgique, anti-inflammatoire
  • Antibactérienne, préventive des maladies contagieuses
  • Cicatrisante, résolutive (feuille)
  • Fortifier la repousse des cheveux, en prévenir la chute

En aromathérapie :

  • Anti-infectieuse : antifongique, antibactérienne ; immunostimulante
  • Tonique, excitante (à dose idoine), lutte contre l’épuisement des forces physiques, reconstituante et équilibrante générale
  • Tonique circulatoire, augmente le nombre de globules rouges (comme l’ortie, tiens tiens…), stimulante du système lymphatique
  • Renforce le mental, lutte contre l’épuisement des forces psychiques, réconfortante, redonne confiance et courage en ses propres capacités, développe la capacité à prendre des décisions et à aller au bout des choses, renforce les capacités d’expression et de création
  • Sédative et protectrice du système nerveux (à forte dose ; au delà : dépression du système nerveux central), parasymphatolytique, antispasmodique, apaisante, calmante, relaxante
  • Carminative, digestive, protectrice du système digestif, stomachique
  • Dépurative, diurétique, sudorifique, optimise l’élimination saine des toxines
  • Expectorante, fébrifuge
  • Œstrogen like, emménagogue, freiner l’hyperfolliculinie
  • Anti-arthritique, anti-inflammatoire

Usages thérapeutiques

En phytothérapie :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : asthénie fonctionnelle de l’appareil digestif, inappétence, indigestion, digestion difficile (en particulier celle des aliments gras), hyperacidité gastrique, pyrosis, aérophagie, ballonnement, flatulences, colique, crampe intestinale, spasmes gastro-intestinaux, vomissement spasmodique, entérite, dysenterie, dyspepsie, mauvaise haleine
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance hépatique, asthénie d’origine hépatique, insuffisance immunitaire d’origine hépatique, hépatisme
  • Troubles de la sphère respiratoire : asthénie fonctionnelle de l’appareil respiratoire, bronchite aiguë et chronique, asthme nerveux, rhume, toux, angine, coup de froid, grippe, fièvre adynamique, muqueuse, typhoïde, utile aux chanteurs et aux orateurs ; en adjuvant dans : tuberculose, pneumonie, pleurésie
  • Troubles de la sphère gynécologique : règles douloureuses, difficiles, insuffisantes ou absentes, leucorrhée, crampe et congestion utérines
  • Troubles de la sphère circulatoire et cardiovasculaire : mauvaise circulation périphérique (mains, pieds), stase sanguine, maladie de Buerger (?), palpitations
  • Troubles du système nerveux : angoisse, anxiété, agitation, tension nerveuse, stress, peur, phobie, colère explosive, émotivité, surexcitation, instabilité psychologique, insomnie d’origine nerveuse, cauchemar (chez l’enfant) asthénie intellectuelle, nerveuse et psychique, baisse de la libido chez l’homme et la femme
  • Atonie et faiblesse générales, convalescence (à la suite d’une maladie ou d’une opération chirurgicale), anorexie, chlorose, anémie, surmenage
  • Troubles locomoteurs : algie rhumatismale, contusion, douleurs articulaires et musculaires
  • Migraine (d’origine nerveuse et digestive)
  • Vertige, syncope, défaillance
  • Rachitisme, scorbut
  • Plaie
  • Douleur dentaire

En aromathérapie :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, dyspepsie, colite, entérite, crampe abdominale, gaz, ballonnement
  • Troubles de la sphère respiratoire : rhume, sinusite
  • Troubles de la sphère gynécologique : crampe menstruelle
  • Troubles du système nerveux : angoisse, anxiété, stress, crainte, montagnes russes émotionnelles, insomnie, trouble du sommeil d’origine nerveuse, fatigue nerveuse, confusion mentale
  • Surmenage, épuisement, fatigue physique, convalescence
  • Rétention d’eau, goutte, arthrite
  • Affections cutanées : psoriasis, blessure

Propriétés psycho-émotionnelles et énergétiques

« On dit que l’angélique doit avoir les racines dans l’eau et la tête au soleil »10. C’est une remarque tout à fait pertinente, tant la vie de l’angélique est bornée entre un alpha – une vigoureuse racine – et un oméga – un capitule céleste qui produit des semences, gages d’une vie future. C’est d’ailleurs à cela que se résume toute la pratique médicale : on utilise la racine née d’une graine, qui va former elle-même d’autres semences, non sans être passée par de nécessaires étapes intermédiaires. Observons bien ces deux moments : l’angélique est convoitée pour son caractère souterrain au début de sa période de végétation. On tire d’ailleurs de cette racine, surtout quand elle provient du Nord, une huile essentielle riche en lactones, classe moléculaire que j’assimile à l’élément Terre. Puis du sous-sol et de la nuit nadirale, le continuum temporel mène l’angélique à une érection et un déplacement du potentiel des forces du bas vers le haut, accédant au ciel zénithal à la fin de sa période de végétation, chose très nettement visible au sein de l’huile essentielle tirée des semences d’angélique : bourrée de monoterpènes, elle s’associe donc à l’élément Air.

Par son système racinaire, l’angélique, tout empreinte d’un certain immobilisme (c’est l’ours qui hiberne), marque néanmoins son territoire. Puis, quittant ce domaine qui n’appartient qu’au temps de la jeunesse, elle se met en mouvement, irradie non seulement selon deux plans, mais trois (il suffit, pour cela, d’observer son ombelle quasi globuleuse). Cette vivacité aérienne acquise grâce à ses semences ailées lui fait gagner en maturité. De l’une à l’autre, ça n’est plus du tout du même profil dont on parle, puisque la racine initie le commencement et la naissance, tandis que la tête couronnée de semences de l’angélique marque son apex, l’achèvement de ses forces, ainsi que sa disparition imminente. D’ailleurs, l’élixir floral d’angélique officinale est destiné aux personnes proches de la mort, tant par leur propre état de santé (personnes gravement malades ou mourantes), que pour les personnes qui les entourent et les accompagnent. Les laboratoires Deva eux-mêmes disent que « l’élixir floral d’angélique est recommandé aux personnes qui se sentent isolées et abandonnées dans les périodes de grand changement ou face à l’inconnu. C’est un élixir dit ‘du seuil’ [NdA : le deuil n’en est-il pas un ?], conseillé dans les situations de crise et chaque fois que la vie est en jeu. Il aide à prendre de la hauteur face aux difficultés et renforce la confiance en la vie. Il apporte force bienveillante et vigueur morale lorsque l’avenir est incertain ». Abandon, isolement, deuil, dépression sont les maîtres-mots auxquels répond cet élixir tiré d’une plante qui autrefois, tout comme le ginseng, passait pour une panacée de longue vie capable d’apporter la vitalité et de retarder l’échéance de la vieillesse et de la mort.

L’angélique, postée tel un Soleil (la planète qui domine la plante, secondée par les influences équilibrantes de Mars et de Vénus), rythme son monde par une alternance continue de jours séminaux et de nuits racinaires. John Donne, le grand poète britannique de la Renaissance, n’avait pas tort d’écrire que « je suis un petit monde très finement fait, d’un esprit angélique ainsi que d’éléments »…11. Bien qu’on ait vu qu’elle comptait la Terre et l’Air comme éléments, l’angélique est aussi considérée comme une plante yang de Feu par la médecine traditionnelle chinoise, stimulant l’énergie du méridien du Cœur, ce qui vaut à cette plante une capacité « propre à recréer le cœur », comme le fit remarquer le Grand Albert.

Sur l’une de mes notes volantes, j’ai écrit la chose suivante : « L’angélique détient, potentiellement, le pouvoir de créer des ‘satellites’ [NdA : du latin satelles : « garde du corps » ; on n’est pas très éloigné de l’ange gardien…] : mots, pensées, postures partagées avec autrui ». Cela rappelle que les semences de l’angélique, si elles sont animées d’une grande puissance, ne possèdent pas une énergie excessivement pérenne, c’est pourquoi l’angélique invite à la ténacité et à la patience. Ces satellites ne sont sans doute pas passés dans le ciel clair de l’angélique tout à fait par hasard : si j’en juge l’aura que j’ai observée à l’huile essentielle d’angélique : de couleur majoritairement bleu cobalt, elle se connecte de fait au chakra de la gorge, le centre des créations subtiles et intellectuelles (et, donc, de manière filigranique, à cet autre chakra, complémentaire de celui de la gorge, le chakra sacré). Mais cette aura n’est pas seulement bleue, elle est aussi « pailletée » de touches argentées : les satellites qui nous convient aux hautes sphères, puisque la couleur argent est associée, communément, au chakra de la couronne (en correspondance avec la Lune).

Matthew Wood écrit quelque chose de très intéressant au sujet de l’angélique, plante à laquelle il entremêle la médecine de l’ours : « Tout comme l’ours entre en hibernation l’hiver, la médecine de l’ours détend l’esprit, ouvre l’imagination et amène vers le temps du rêve »12. Je pense qu’il en va de même de l’angélique, qu’elle nous guide vers l’inspiration, la respiration juste du cœur et ce même temps du rêve.

Modes d’emploi

L’emploi de la plante à l’état frais est de beaucoup préférable, en particulier lorsqu’on souhaite avoir affaire aux tiges et surtout à la racine.

  • Infusion de semences : comptez 8 à 15 g par litre d’eau en infusion pendant 10 mn. Infusion composée contre l’asthme : comptez autant de semences d’angélique que de mélisse et de sauge officinale. Une cuillerée à café de ce mélange en infusion dans une tasse d’eau bouillante durant 10 mn. Variante pour les crampes d’estomac et les douleurs gastriques : semences d’angélique, absinthe, mélisse à parts égales. Une cuillerée à café de ce mélange en infusion dans une tasse d’eau bouillante durant 10 mn.
  • Infusion de feuilles fraîches : comptez 10 g par litre d’eau en infusion pendant 10 mn à couvert.
  • Infusion de racines : comptez 20 à 50 g par litre d’eau en infusion pendant 10 mn.
  • Décoction de racines (pour bain) : comptez 120 g de racines par litre d’eau en décoction pendant un quart d’heure. On peut alléger cette décoction (40 à 60 g de racines par litre d’eau), y ajouter des feuilles d’ortie fraîche et mener la décoction pendant 10 mn : après filtrage, on obtient une eau de rinçage après-shampooing fort efficace.
  • Mâcher une tige d’angélique fraîche rafraîchit l’haleine et promeut une bonne santé bucco-dentaire.
  • Vin d’angélique : prenez 50 à 60 g de tiges et/ou de racines fraîches, placez-les dans un litre de vin blanc doux pour une semaine. A l’issue, filtrez. Autre : 60 g de racine fraîches et 8 g de cannelle dans un litre de vin rouge pour quatre jours. Filtrez.
  • Teinture alcoolique : faites macérer au chaud pendant quatre jours 100 g de racine fraîche dans 100 cl d’alcool. A l’issue, filtrer, pressez et réservez dans de petites bouteilles en verre (les plus idéales sont celles munies d’une pipette compte-goutte). Aujourd’hui, on s’en remettra plus sûrement à un extrait de plante fraîche (cf. Herbiolys, Ladrôme, etc.).
  • Ratafia d’angélique : dans un mélange composé d’eau (10 cl) et d’eau-de-vie à 40° (90 cl), placez 6 g de semences d’angélique, 4 g de semences de fenouil et 4 g de semences d’anis. Faites macérer le tout pendant 8 à 10 jours, puis, passé ce délai, ajoutez 500 g de sucre. Laissez reposer puis filtrez.
  • Recette de liqueur composée donnée par Anne Osmont : « On en fait aussi une liqueur stomachique suivant une recette que l’on peut appliquer aussi à l’hysope, à la mélisse et à la verveine et que voici : prenez une bonne poignée de tiges coupées en morceaux, (pour les autres plantes, prenez les sommités cueillies avant floraison), et placez dans un bocal que vous remplirez d’eau-de-vie de Montpellier. Laissez macérer quarante jours en exposant le bocal fermé au Soleil tous les jours où le Soleil brillera, aussi longtemps qu’il brillera. Rentrez le bocal pour la nuit. Au bout des quarante jours, filtrez et faites un sirop sucré selon votre goût. Cette liqueur est stomachique mais elle est de plus excellente, aussi faites-en beaucoup car bien de gens éprouveront sans cause des douleurs d’estomac – tant que les flacons ne seront pas vides »13 ^.^ Autre : dans 1,5 litre d’eau-de-vie à 40°, placez 25 g de tiges fraîches d’angélique et un gramme de noix de muscade râpée. Laissez macérer pendant deux semaines. Passé ce délai, ajoutez-y un sirop simple obtenu à partir d’un kilogramme de sucre et d’un demi litre d’eau.
  • Cataplasme de feuilles fraîches contuses et appliqué localement (contusion, plaie, luxation, etc.).
  • Huile essentielle : en usage interne, il suffira de placer une à deux gouttes sur un comprimé neutre ou tout autre substrat à convenance et de répéter l’opération deux autres fois dans la journée, sur un total de sept jours consécutifs. Par voie externe, cette huile essentielle se dilue à hauteur de 0,75 % maximum, bien qu’elle puisse s’appliquer pure en geste d’urgence (sur le plexus, l’intérieur des poignets, la voûte plantaire). Dans tous les cas, son caractère photosensibilisant oblige à ne pas s’exposer durablement au soleil pendant environ douze heures après application cutanée (et même après ingestion).

Note : dans le commerce, il existe de nombreuses préparations contenant l’angélique comme ingrédient, en particulier pour lutter contre les problèmes digestifs, de sommeil, de stress (émotions), propres à la sphère féminine, etc.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : il est évident qu’il est plus simple de ramasser des fleurs de coquelicot que d’extraire du sol une racine d’angélique ! Et dans ce cas, mieux vaut prendre des gants et porter des vêtements longs. En effet, de par un certain nombre de ses principes actifs, au simple contact de la racine fraîche avec la peau (et parfois même des feuilles !), celle-ci peut être facilement irritée (autrefois, les arracheurs de racines professionnels étaient affectés d’enflures et de dermatites sur les mains). On comprend que ce protocole quelque peu rébarbatif puisse être dissuasif pour qui souhaiterait employer l’angélique, qu’on ne trouve plus guère dans les jardins au reste, l’angélique sylvestre étant, quant à elle, beaucoup plus fréquente mais dotée de propriétés moindres. On pourrait néanmoins lui appliquer les mêmes précautions. Les feuilles de l’angélique, lorsqu’elles sont encore bien vertes, peuvent être récoltées sur les pieds en mai-juin (voire juin-juillet sous climat plus frais), puis utilisées immédiatement ou bien séchées, bien que ce ne soit clairement pas la destination idéale de cette partie végétale (peu d’usages thérapeutiques, perte de capacités par la dessiccation, etc.). Les fleurs sont à peu de choses près dans les mêmes dispositions. Les racines doivent être prélevées sur des pieds n’ayant fait l’objet d’aucune autre récolte que ce soit (ni fleur, ni pétioles, ni semences), puisque ce sont essentiellement les pieds d’angélique dans leur première année qui sont concernés par une récolte (c’est pourquoi, même si elle n’a pas fleuri, l’angélique ne peut être déchaussée dans sa deuxième ou troisième année (s’il y a lieu) : à ce stade, elle devient coriace et filandreuse, impropre à l’usage qu’on en veut faire, commençant à se vider des principes qui la font convoiter plus jeune). Il ne faut donc pas attendre que la plante fructifie pour l’arracher. A cette période, il est déjà trop tard, de même que durant la floraison. Ainsi, dès le mois de septembre (puis durant tous l’automne : novembre et décembre sont aussi deux mois de récolte), les racines d’angélique se déchaussent du sol. Ceci fait, on les lave, on les fend longitudinalement en quatre ou on les tronçonne en rondelles que l’on enfile sur une ficelle. Puis on les fait sécher au soleil (s’il est disponible à ce moment-là) ou dans un local dédié. C’est là une précaution indispensable, sachant que la racine d’angélique contient beaucoup d’eau de végétation (5 kg frais donnent 1 kg sec). Si le local de séchage est trop humide, la dessiccation peut s’en trouver entravée, les racines tronçonnées venant même à pourrir. Puis, même une fois bien sèches, les racines d’angélique se garderont dans un endroit sec, à l’abri de l’humidité, mais également des insectes qui pourraient venir y pondre. Contrairement à ce que l’on peut parfois lire, la racine d’angélique sèche perd (assez) rapidement ses pouvoirs thérapeutiques. Ainsi, une racine sèche doit-elle s’employer dans l’année, au maximum. Il n’y aurait pas beaucoup d’intérêt à utiliser celles ayant plus d’un an (d’où la nécessité de veiller attentivement sur les stocks constitués). Enfin, plus elles conservent longtemps un parfum le plus musqué possible, et mieux c’est. Concernant maintenant les semences, il y a beaucoup moins à dire car les opérations sont beaucoup plus simples. Les pieds d’angélique destinés à la cueillette des graines ne devront faire l’objet d’aucun prélèvement intermédiaire. Il ne faut pas attendre que l’angélique soit trop avancée dans sa fructification pour se soucier d’en recueillir les graines, puisque, comme l’on sait, quand elles sont trop mûres, les semences d’apiacées ont tendance à se perdre au sol. Aussi est-il primordial de rester attentif, quitte à étaler la cueillette sur plusieurs passages et visiter les ombelles pour y prélever uniquement les semences qui commencent à blanchir, puisque, sur une même ombelle, toutes les graines ne sèchent pas à la même cadence. Le séchage n’exige rien de bien particulier : on étale les semences sur un drap, sur du papier, etc., on les place à l’ombre, dans une pièce bien ventilée, et on les retourne de temps à autre. Malgré la relative rareté de l’angélique officinale dans les jardins aujourd’hui, ça n’est pas une plante totalement oubliée des herboristes : certaines bonnes adresses en France délivrent encore des racines sèches et des semences en qualité biologique. En vrac, pour 100 g, il faut compter 11 € pour la racine et 23 € pour les graines (moyennes établies auprès de plusieurs tarifs proposés par des enseignes bio). Quant aux tiges qui concernent la confiserie, elles sont récoltées durant la deuxième année de végétation de la plante, car elles sont alors plus grosses et plus tendres.
  • Culture : vous trouverez de judicieux conseils de culture de l’angélique dans l’ouvrage, certes un peu ancien, d’Antonin Rolet et de Désiré Bouret, Plantes médicinales, pp. 98-100.
  • Une curieuse façon d’utiliser cette plante avait lieu au sein de la Cour des Miracles, à Paris. Le suc de l’angélique est très irritant et les mendiants, le sachant, s’en badigeonnaient les membres afin de volontairement provoquer des ulcères et de se rendre ainsi encore plus pitoyables. Elle contient des substances photosensibilisantes plus connues sous le nom de furocoumarines dont l’une, le bergaptène, se retrouve dans l’essence de bergamote, elle-même photosensibilisante. Il serait possible de la « débergapténiser », comme cela se pratique déjà pour l’essence de bergamote. Mais, d’une, c’est plus cher, et de deux, ces fameuses furocoumarines sont responsables des effets sédatifs et calmants. Il s’agirait alors d’une huile essentielle amputée de certaines de ses propriétés. Quoi qu’il en soit, en cas d’utilisation de plantes aux vertus photosensibilisantes (millepertuis, essences d’agrumes, huiles essentielles d’apiacées, etc.) et que cela soit par usage interne ou externe, pas d’exposition solaire massive car les furocoumarines alliées aux UV créent souvent une réaction de ce type : aïe ! Donc, attention aux expositions solaires prolongées en tel cas. Les précautions à prendre eu égard à l’inconvénient de la phototoxicité de l’angélique portent avant tout sur l’emploi de l’huile essentielle d’angélique, beaucoup moins concernant une infusion de racines ou de semences d’angélique, les furocoumarines étant difficilement extraites par l’eau, même bouillante. En revanche, elles le sont davantage par des substances alcoolisées (vin, eau-de-vie surtout). Un usage inconséquent ou bien normal chez une personne sensible peut amener des cas d’irritation des reins et de l’estomac. On contre-indiquera l’utilisation de l’huile essentielle chez la femme enceinte, la femme qui allaite, les personnes diabétiques et celles affectées de troubles de la coagulation ou susceptibles de prendre des médicaments anticoagulants (du type warfarine, par exemple).
  • Botan avait beau dire que l’huile essentielle d’angélique comptait parmi « l’une des moins toxiques de toutes les plantes à parfum pénétrant »14, il n’en reste pas moins qu’à hautes doses (= deux grammes, ce qui est énorme !), cette huile essentielle provoque maux de tête, stupeur, dépression cérébrale, hématurie, néphrite et éventuellement décès.
  • La pratique de la confiserie française à base d’angélique ne saurait faire oublier les usages culinaires de l’angélique propres à d’autres contrées, très importants puisqu’on considère cette plante comme largement préférable au céleri d’un point de vue alimentaire. Très présente dans les cuisines en Chine et en Scandinavie, la plante y est utilisée des graines à la racine. En Norvège, on avait pour habitude de moudre la racine séchée et de la mêler à la farine de seigle, ce qui avait pour conséquence de rendre le pain obtenu par cuisson de cette pâte plus digestible. Au Groenland, elle est demeurée longtemps l’unique légume disponible. Les Lapons en consomment les feuilles cuites dans du lait de renne et conservent le poisson dans ces mêmes feuilles, alors qu’en Alaska, la racine est consommée après cuisson à l’eau. En Sibérie, on mange les tiges en compagnie de pain et de beurre. Par ailleurs, les usages sont multiples. On utilise la plante entière : feuilles (en compote avec des fruits acides, « thé » ; il est possible de les cuire, ce qui en renforce l’amertume. Afin d’obvier à cet inconvénient, il est préférable de les blanchir), jeunes pousses (en salade, potage, farce, sauce), racines (en légume, cuites à la vapeur ou à l’eau : à blanchir deux ou trois fois, ce qui n’est pas très économique), graines (en liquoristerie, brasserie et pâtisserie), fleurs (pour aromatiser les pâtisseries, les salades de fruits, les crèmes, etc.). On compte encore bien d’autres préparations faisant appel à l’angélique  : confitures, bonbons, sirops, vins aromatisés, etc.
  • Petit focus en ce qui concerne la liquoristerie. Avant même que de devenir une boisson que l’on prend en fin de repas, une liqueur est avant tout un élixir médicinal. Ainsi, il en va de la Chartreuse et de la Bénédictine qui sont deux élixirs qui s’invitent davantage sur nos tables que dans l’armoire à pharmacie aujourd’hui, mais il n’en fut pas toujours ainsi. Cependant, passer du sacré au profane fait souvent tomber dans la vulgarité. Bien d’autres spécialités spiritueuses, liqueurs et alcools composèrent avec l’aromatique angélique : l’eau de mélisse des Carmes, la Suze, le Vermouth de Turin, le Raspail, le Vespetrò savoyard, la liqueur du Mont-d’Or (à proximité de Lyon), etc.
  • Autres industries nécessitant les bons services de l’angélique : la parfumerie, la cosmétique et la savonnerie.
  • Autres espèces d’angéliques européennes : l’angélique des bois (A. sylvestris), l’angélique de Bernard (A. sylvestris ssp. bernardiae), l’angélique des estuaires (A. heterocarpa), l’angélique de Razouls (A. razulii), l’angélique des Pyrénées (A. pyrenaea), l’angélique à feuilles de yèble (A. ebulifolia). Parmi les angéliques asiatiques, on cite souvent l’angélique chinoise (A. sinensis) dans la littérature (c’est le danggui de la médecine traditionnelle chinoise). Davantage plébiscitée que le ginseng en Chine, il pèse sur cette angélique une pression trop considérable pour qu’on choisisse de faire appel à son aide. Du côté de l’Amérique septentrionale, l’on constate l’existence de l’angélique noire pourpre (A. atropurpurea), également médicinale et comestible.

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  1. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 70.
  2. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 47.
  3. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 32.
  4. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 86.
  5. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 60.
  6. Annie-Jeanne & Bernard Bertrand, La cuisine sauvage des haies et des talus, p. 37.
  7. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 220.
  8. Pierre-Henri-Hippolyte Bodart, Cours de botanique médicale comparée, Tome 1, p. 199.
  9. Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 2, p. 405.
  10. Antonin Rolet & Désiré Bouret, Plantes médicinales, p. 100.
  11. John Donne, Poèmes sacrés et profanes, p. 161.
  12. Matthew Wood, Traité d’herboristerie énergétique, p. 158.
  13. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 47.
  14. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles et de leurs applications thérapeutiques, p. 17.

© Books of Dante – 2023


Le figuier (Ficus carica)

L’irrésistible figue ! Qu’elle soit sèche ou fraîche, remède ou dessert, on n’a jamais tari d’éloges à son sujet depuis des milliers d’années. Faisons donc une large place à ce fruit civilisateur autour duquel on a tant tourné qu’on pourrait en emplir des pages et des pages. En voici quelques-unes…

Beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Les anciens Grecs considéraient la figue comme le fruit civilisateur que la déesse Déméter offrit aux premiers agriculteurs de l’histoire, après que Phytalis lui ait fait bon accueil alors que, éperdue, la déesse recherchait sa fille Coré enlevée par Hadès. Cela, c’est ce que l’on apprend si l’on se penche sur la mythologie grecque. Mais si l’on jette ses regards au delà, l’archéologie nous en fait savoir bien davantage sur le passé de la figue. Par exemple, au nord-est de l’état d’Israël, sur les rives du lac de Tibériade, le site archéologique dit d’Ohalo II a permis la mise à jour de plus d’une centaine (140) d’espèces de graines différentes dont des graines de figuier (et de framboisier, également). Dans ce site datant de 21 000 ans avant J.-C., il a été constaté un effet de sédentarisation certes limitée, visible en ce que les hommes s’y livrèrent à des ébauches de proto-agriculture suffisamment poussées pour que ces essais s’accompagnent déjà de la présence des habituelles « mauvaises » herbes qu’on voit surgir en pareil cas. Peut-on en déduire que, très probablement, il y a 20 000 ans, l’homme consommait occasionnellement les figues qu’il rencontrait sur son chemin ainsi que toutes ces baies qui lui valurent le surnom de chasseur-cueilleur ? Probablement. Sachant cela, et dans l’attente de tout ce qui nous reste encore à apprendre sur la figue, l’on ne s’étonnera pas qu’en Béarn l’on ait beaucoup d’estime pour les figuiers qui poussent près des habitations, ce qui est une façon de faire honneur à ce vieux compagnon de route historique. D’après Athénée de Naucratis, grammairien d’origine grecque, « c’est la figue qui a introduit parmi les hommes une manière de vivre moins grossière » et plus raffinée. De là à dire que ce fruit ait extirpé un pseudo-homme mal dégrossi de son statut de bête pour en faire un gentleman, il n’y a qu’un pas, que nous ne franchirons pas, d’autant que les hommes de Tibériade, d’il y a 23 000 ans, c’étaient déjà des Homo sapiens, c’est-à-dire des gens comme nous ^.^ Reconnaissons donc que s’être tourné du côté de la figue à cette époque fut loin d’être une erreur. On peut donc suggérer aux imbéciles d’aujourd’hui de manger des figues ^.^

Souvent placé à la limite de la vie et de la mort, le figuier passe pour un arbre anthropogonique et générateur : « les figues sont en relation, non seulement avec la fécondité, mais avec le monde des ancêtres, d’où celle-ci remonte, portée en quelque sorte, à partir des racines plongeant dans la terre, par la sève des arbres et singulièrement du figuier priapique. Ainsi dépose-t-on des figues dans les premiers sillons lors des labours et en abandonne-t-on sur les tombeaux et dans les sanctuaires comme la ‘part des Invisibles’ » ; les figues sont ‘l’offrande de choix réservée aux morts’ »1. C’est ainsi qu’on le considérait en Afrique du Nord il n’y a pas si longtemps, de même qu’en Égypte au temps des pharaons : il était alors arbre de vie, arbre de la déesse Nout portant des fruits conférant l’immortalité, également nourriture des défunts, prodiguant abondance, génération, prospérité et richesses multiples, ornement probable des cornes d’abondance avec grappes de raisins et autres grenades peintes en rouge sensuel. D’ailleurs, la vue qu’offre une figue entrouverte ne s’apparente-t-elle pas quelque peu à celle d’une grenade qu’une main experte aura séparée en deux parties ? La figue, en tant que réceptacle qui accueille de minuscules fleurs dont les véritables fruits ne sont autres que ces graines qu’on l’on sent craquer sous la dent quand les mâchoires se referment sur elles, appelle, par sa ronde douceur, un espoir de vie(s) nouvelle(s), à l’image de tous les fruits et légumes abritant une kyrielle de graines dans leur chair. Contrairement à la fraise, ces fruits minuscules ne sont pas extérieurs à la chair du réceptacle2. Pour que la figue se révèle, il faut donc la dévoiler. C’est à ce titre que les sycophantes – littéralement « les révélateurs de la figue » – jouèrent un rôle assez nébuleux, sans doute initialement dépositaires de certains mystères relatifs à la fécondité, mission probablement périlleuse tant les Grecs considéraient la figue aussi bien femelle que mâle (on s’étendra plus loin sur sa « sexualité »). « Sans doute [que] l’expression [de sycophante] cache-t-elle symboliquement un rite d’initiation de la fécondité » propre aux sociétés agraires primitives3. Comme l’on glisse très souvent du sacré au profane, le mot sycophante n’a plus servi qu’à nommer ceux qui dénonçaient la contrebande de figues – produit de première nécessité – et le vol de figues sur les figuiers consacrés. Devenu triste canéphore, le sycophante ne demeure plus qu’un vulgaire calomniateur et désigne, in fine, celui qui ouvre la bouche au lieu de la maintenir fermée. Puisque « les sycophantes révélaient […] en public des secrets qui auraient dû être tus », ils ont été suspectés de délation et de sacrilège4. Bref, terminons-en là avec cette information un peu indigeste et revenons-en aux rites de fécondité relatifs à la figue, au travers d’un procédé, la caprification, dont le sens, en l’espace de plusieurs siècles, s’est perdu : par exemple, au XIXe siècle, dans la campagne de Palerme, on suspendait des couronnes de rameaux de figuier aux arbres en cours de fructification afin d’assurer la parfaite maturation de leurs fruits. Or, quand on remonte le fil des sources, on constate que les arbres concernés par un tel rituel ne sont pas n’importe quels arbres fruitiers mais exclusivement des figuiers : on attachait des rameaux fleuris de figuier sauvage (ou caprifiguier) aux branches des figuiers cultivés afin de faciliter la fécondation des fleurs femelles de ceux-ci ! Caprifiguier, quel drôle de nom ! Il est très proche du capricorne, caper signifiant « bouc », terme issu d’un verbe grec, kapraein, « être en rut », ce qui rapproche ce figuier sauvage de la luxure et de la lubricité. A bien observer la forme scrotale de la figue, on comprendra de suite que l’expression « cueillir des figues » prend la même forme en grec – sykadzein – que cette autre expression : « palper les bourses ». A croire que tout tourne autour des parties, en somme. C’est pas peu dire ! Le nom grec de la figue est lui-même sujet à une interprétation sous-ventrière. Si, initialement, la Crète distinguait la figue fraîche, olynthos, de la sèche, sykon, c’est ce dernier mot qui s’est imposé en Grèce pour qualifier la figue, et ce quelque soit son état. Or, ce sykon fait référence au caractère succulent de la figue, en relation avec le latex blanc qui apparaît à la cassure du pédoncule (pour ne pas dire la queue). Si l’on rajoute à cela le fait que le mot sykon servait à désigner le mont de Vénus chez la femme, je pense que le panorama est à peu près complet, puisqu’il englobe aussi bien des aspects masculins que féminins. Ce latex est une forme d’« eau », et l’on connaît le pouvoir fécondant des eaux porteuses des germes de toute vie. Il est à l’image de la figue bourrée de semences, analogue en tout point aux testicules enfermés dans la toile du scrotum (c’est une raison pour laquelle, chez les Berbères, on n’emploie pas le mot usuel qui désigne la figue, trop semblable aux testicules, par pudeur, mais la saison à laquelle la figue est récoltée, c’est-à-dire l’automne, autrement dit : khrif). Ce fruit est déjà tout cela et même plus encore, car, par extension, il figure aussi, bien que plus rarement, un pseudo-membre viril. Or, comme la montée de sève est consacrée au dieu Mars (avant qu’il ne devienne qu’un simple dieu guerrier, Mars était un dieu de la nature en fleurs qui présidait au renouvellement printanier de la végétation), on peut y voir là son glyphe même : ♂ ne serait plus seulement la représentation d’un bouclier et d’une lance, mais la stylisation d’une verge en érection et d’un testicule vu de profil. Mais plus qu’à Mars, c’est davantage à Dionysos et à Priape auxquels on pense relativement aux vertus génératrices du figuier. On utilisait du bois de figuier pour sculpter des statues à l’effigie de ces divinités, quand ce n’était pas, de manière tout à fait univoque, des phallus que l’on processionnait lors des Dionysies. La portée sexuelle d’un tel rite était donc clairement affichée, et on cherchait à la magnifier grâce à des offrandes de figues faites au dieu de la vigne.



Pietro Bernini, Priape (1616). Metropolitan Museum of Art (New-York).


Du côté féminin, on accorda à la figue un « aspect de vulve aux saveurs occultes (Francis Ponge), ce qui, au reste, lui convient parfaitement, puisqu’en italien le mot fica (figue) s’applique aussi à la vulve (de même qu’aux testicules, au travers d’une expression que les Milanais ne sont pas prêts d’oublier : « fare la fica e la fava »). Coupe mystique offerte lors des mariages, la figue est encore l’image d’un sein que d’aucuns considérèrent comme avachi (de même qu’on y voyait un pauvre couillon fripé). Ce qui donne une drôle d’idée du rôle aphrodisiaque de la figue. Ne serait-elle pas l’expression d’une gloire fanée, séduction de la ridule et de la flétrissure ? Alors que, bien mûre et oubliée sur l’arbre, la figue prend l’allure d’un vieux pouf en simili cuir usé, son arbre, paré de feuilles à texture caoutchouteuse, laisse sourdre ce latex séminal à la moindre rupture. Avec un tel arsenal, on aurait pu s’attendre à ce que la figue se la joue BDSM, mais même pas ! Elle n’est pas si démonstrative, abandonne cravache et tenue intégrale de cuir noir à d’autres. Bien au contraire, cette mignonne grassette, grosse sultane joufflue, officie dans le secret de son alcôve qui dissimule ses amours aux regards, « chambre close où se célèbrent des noces » (André Gide). Elle est courtisane qui s’abrite dans son boudoir, femme languide assoupie dans la tiédeur du harem, toute transpirante d’ambre et de musc. Molle et melliflue, elle semble peu propice aux jeux d’amour, même quand on lui voit cette goutte visqueuse qu’on a nommé étrangement « larme de catin ». Elle paraît davantage portée à l’abandon lascif… d’autant que, paraît-il, le figuier protégerait en tant que felix arbor (arbre propice) du « coup de foudre »5. Cependant, au Moyen-Orient, où il semble que nous nous sommes transportés, les femmes confectionnaient des pénis artificiels en bois de figuier, qu’elles enduisaient ensuite d’une pulpe de dattes et de concombre. « Il est peu probable, conclut Jean-Luc Hennig, que cette technique ait uniquement été destinée à favoriser la conception »6. On pourrait s’arrêter là, mais non, j’ai décidé d’en rajouter une couche qui, malgré les apparences, poursuit sur la pente que nous avons empruntée depuis plusieurs dizaines de lignes. Sachez, donc, qu’en plus des analogies constatées entre la figue et les parties génitales tant masculines que féminines, que les anciens Grecs en découvrirent une autre entre ce fruit et le foie. Les Grecs engraissaient leurs oies avec des figues, ce qui avait pour conséquence de faire grossir le foie de ces volatiles. « Sous l’influence du nom grec, les Romains appelèrent le foie gras ficatum, le mot passa dans l’usage pour désigner le foie humain […]. Sans doute ne serait-ce là qu’une anecdote linguistique si le foie n’avait été pour les Anciens d’une part le siège des passions, en particulier de la colère, de la violence [NdA : Mars], et d’autre part un organe gorgé d’un suc amer, la bile, qui rappelle le lait âcre que contient la figue avant maturité »7. Galien rapportait que les hommes chargés de garder les vignes à l’approche des vendanges, ne se nourrissaient guère que de figues durant les deux mois qui précédaient la récolte du raisin. Et, tout comme les oies, ils avaient une très nette tendance à l’embonpoint, pour reprendre le bon mot d’Aristophane dans La Paix. Nous sont restées des expressions telles que « être gras comme une figue », « se nourrir de figues » (ficus edit), c’est-à-dire être abonné à la bonne chère et au luxe moelleux, en un mot « être figué », autrement dit : amolli et avachi. Nombreux furent les anciens Grecs et Romains à s’adonner au péché de la figue : Hérodote, Théophraste, Pline, Galien, Plutarque, Démocrite, etc., en firent l’éloge. Platon en fut si friand qu’on le surnomma phylosukos, le « mangeur de figues », une expression qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux jeunes gens dont aimait parfois à se régaler le philosophe.



Bassine remplie de figues carbonisées découvertes à Midéa (Grèce). 1250 à 1200 ans avant J.-C. Musée archéologique de Nauplie (Péloponnèse).


Huit siècles avant J.-C., Homère rapportait dans l’Odyssée que la culture du figuier avait déjà cours en Grèce. De même que chez les Égyptiens, la figue représenta une ressource alimentaire incontestable et faisait partie des repas avec le pain d’orge, les olives et le fromage de chèvre, et était consommée annuellement à l’état sec. Peut-être davantage que pour les Grecs, le figuier revêtit pour les Romains de l’Antiquité une importance capitale, puisque c’est, dit-on, un figuier qui stoppa dans sa course un panier jeté au Tibre, et qui ne contenait pas moins que Remus et Romulus. Le figuier aurait donc été impliqué au cœur même de la création de la cité de Rome, ce qui n’est pas rien. Cependant, la vénération du figuier dans la Rome antique s’avère relativement ambiguë. Le figuier était réputé dangereux lorsqu’on s’allongeait à son ombre, méthode privilégiée pour y faire la rencontre des fauni ficarii (plus tard apparentés à des spectres et à des démons spécifiques). On le disait si impur qu’il était à même de purifier l’impur, parce que ses caractéristiques rappelaient celles des choses – créatures monstrueuses ou livres impies – qu’on cherchait à détruire. Bien plus tard, dans les campagnes du département du Tarn, on considérait que brûler du bois de figuier dans la cheminée tarissait le lait des nourrices (Par sympathie ? Parce que le « lait » de l’arbre est desséché par la chaleur de l’âtre ?) Hildegarde de Bingen elle-même affirmait quelque chose d’approchant : « Si on fait brûler son bois dans le feu et que sa fumée touche quelqu’un, cette personne en est blessée et rendue malade »8. Mais ce qui, durant l’Antiquité, demeure le plus curieux concernant les pratiques ambiguës en rapport avec le figuier, c’est sans doute des rites expiatoires qui se pratiquaient en Grèce : « Il existait à Athènes, comme dans d’autres cités grecques, un rite annuel qui avait pour but d’expulser périodiquement la souillure de la ville, en processionnant à travers la cité deux pharmakoi »9 que l’on recrutait « parmi les gens de basse condition que leurs méfaits et leur laideur physique désignaient comme des êtres inférieurs, dégradés, le rebut de la société »10. On choisissait un homme et une femme. Au premier, l’on faisait porter un collier de figues noires, et à la seconde un collier de figues blanches. Cette cérémonie avait lieu le premier jour de la fête des Thargélies, durant laquelle on fouettait les profanes avec des rameaux de figuier, puis on les expulsait afin de bannir avec eux les calamités qui affectaient la cité. Le pharmakós, qui s’apparentait alors à ce que l’on peut appeler un bouc émissaire, n’avait pas que le sens de remède qu’on lui a conservé aujourd’hui, c’était avant tout l’être immolé en expiation des fautes d’un autre. A Rome aussi, on avait un sens de la pureté tout à fait extrémiste : on sait qu’il poussa un figuier sur le toit d’un temple dédié à la déesse Dia desservi par les vestales. Ce temple fut détruit de fond en comble. « De même que l’on ne tue pas un malade de peur qu’il puisse mourir, il faut qu’il y ait eu une raison plus sérieuse et plus grave pour amener la démolition de tout le temple sur le toit duquel le figuier avait poussé »11. Il faut dire qu’un arbre phallique (pour rappel : Adam, Mars, Dionysos, Priape, etc.) au beau milieu (c’est une image ! ^.^) des vestales, ça fait désordre tout de même !… On peut donc parler d’arbre hérétique, dans le sens où il est habité d’une inclination alternative, d’un choix d’existence différent de celui des vestales. Cette question de l’hérésie plaquée sur le figuier, on la retrouve bien évidemment dans le christianisme. Si, hérétique, la figue ne l’est sans doute pas, elle présente bel et bien un double visage dans ce vaste ensemble pas toujours cohérent qu’est la Bible. On se souviendra qu’il est communément admis que l’arbre tentateur du paradis perdu passe pour un figuier, comme inscrit dans la Genèse. Après leur faute, Eve et Adam « cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures »12. L’idée est séduisante vu tout ce que nous avons dit des propriétés anthropogoniques et génésiques du figuier (si ce n’est pas lui, eh bien il s’agit de je ne sais quel autre pomum, terme qui ne nous dit à peu près rien, puisqu’il s’appliquait à la plupart des arbres fruitiers de l’époque). De phallique, il devint funéraire, sinistre, sinon diabolique. Il est vrai que le figuier, ne serait-ce que par son étrange configuration, projette une drôle d’ombre, indépendamment de son lien serré avec Judas dont on dit habituellement qu’il se serait pendu à un figuier (il se pendit à tellement d’arbres que le pauvre ne dût plus savoir où donner de la tête ^.^). Dans l’un de ses contes, le napolitain Giambattista Basile décrivait la figue en usant d’une image : son « col de pendu », disait-il. Par sa couleur (surtout quand la figue est violette), elle prend l’allure d’une petite bourse étranglée. Initialement blanche, c’est-à-dire non souillée, la figue prit cette couleur noire tandis que s’ensanglantèrent ses entrailles par la faute de Judas, ce qui priva même, dit-on parfois, le figuier de la capacité de fructifier. On incrimina donc le figuier sauvage, ce caprifiguier dont nous parlions tout à l’heure, car comment donc son homologue cultivé, qui fournit des fruits aussi savoureux, aurait-il bien pu s’associer à une aussi macabre opération ? Bien qu’orné d’une exubérance de feuilles, l’on ne vit plus un seul fruit venir au figuier sauvage après la pendaison de Judas à l’un de ces arbres. En Sicile, on pense qu’il ne fleurit plus depuis ce sinistre événement, et l’on voit dans chacune de ses feuilles comme un diable dessiné, ces feuilles même qui recouvrirent ces organes que nous ne saurions voir. En entremêlant Adam et Judas, la vie et la mort, une espèce d’alpha et d’oméga, le christianisme accorda effectivement une place bien singulière au figuier, semblable à ce qu’il fit d’un autre végétal. On dit de la figue qu’elle est aux fruits ce que la rose est aux fleurs. Il s’avère que ces deux végétaux partagent des caractéristiques communes dans leurs attributions symboliques, entre autres la valeur érotique qui, selon le « bord » dont on se réclame, peut être plaisante ou malfaisante. Enfin, il n’était pas en odeur de sainteté auprès de Jésus, car cet arbre incarne pour lui la vanité de l’intellectualisme, cette même science qu’il maudit dans Matthieu13 après avoir expulsé les marchands du Temple. Pour en terminer là, relativement à la décollation de saint Jean-Baptiste, qui eut lieu sous un figuier, l’on est beaucoup moins disert sur l’hypothétique rôle que cet arbre pût jouer à ce moment précis. C’est vrai que la décapitation de Jean le Baptiste, sous les dehors sanglants qu’elle peut prendre, est aussi un moyen de montrer que pour accéder à un état d’être supérieur, il faut être prêt à perdre la tête.

Après cela, entre interdits divers et malédiction, on peut se demander ce qu’il peut bien rester au figuier et à sa figue. Il paraît à peine croyable que des médecins, à toutes les époques, aient réussi à dépasser les différentes réputations faites à la figue afin de s’en servir comme matière médicale. Pourtant, ce fut bien le cas, bien que l’on ne s’empêchât pas de raconter quelques absurdités à son propos comme on le verra. En attendant, l’on peut dire que les vertus médicinales du figuier n’échappèrent pas aux anciens Grecs. Par exemple, Dioscoride, dans sa Materia medica (I, 154), exposa les principales vertus des figues fraîches mûres, ainsi que celles des figues sèches, qui s’opposent en presque tous les points : la première est rafraîchissante, coupe la soif et lâche l’estomac, tandis que la seconde est échauffante, engendre la soif et ramollit le ventre (cela ne l’empêche pas pour autant d’être un remède des poumons, des voies basses et du système vésico-rénal). Quant aux feuilles de figuier, on pouvait les cuire et les appliquer ainsi localement, formant des cataplasmes efficaces contre la « lèpre », les maladies cutanées chroniques, les plaies enflammées, ainsi que ces verrues dont la forme évoque celle d’une figue, les fics (en grec, le mot sukè désigne, d’ailleurs, autant le figuier que ce fic-là).

Au Moyen âge, l’école de Salerne, sise en un climat méditerranéen plein d’enthousiasme, connaissait parfaitement la figue : « Crue ou cuite, la figue est un fruit des meilleurs ». Mais gare aux excès, car elle est extrêmement nourrissante, en plus d’être laxative, pectorale et maturative des tumeurs. En plus de cela, la plupart des réceptuaires médiévaux la donnaient efficace contre la dysenterie et les hémorroïdes. Hildegarde de Bingen, pas située sous le même climat que la riante Campanie, qualifiait le Fichbaum « à l’image de la crainte », bien qu’elle indiquât que l’écorce et les feuilles de cet arbre pouvaient constituer de bons remèdes pour la poitrine et les reins, pour endiguer les maux de tête et le larmoiement. Quant au fruit, c’est tout juste si elle le jugeait correct pour le malade, et encore à condition de le modérer et de le tempérer en le trempant dans du vinaigre en tout premier lieu. En revanche, la figue « ne vaut rien à manger pour le bien-portant, parce qu’elle lui donne le goût du plaisir et de l’orgueil : il en deviendra ambitieux, recherchera les honneurs et sera cupide et aura des mœurs capricieuses, si bien qu’il ne sera jamais dans les mêmes dispositions d’esprit »14. Comment expliquer la dureté du ton de la bénédictine autrement que par le rapport potentiellement existant entre le figuier et Judas, une relation que Hildegarde ne devait pas ignorer. Si tel est le cas, nous constatons à quel point le prisme du dogme religieux est en mesure de faire dire bien des âneries. Comme quoi, même les plus grands esprits peuvent s’égarer, eux aussi, en vertu d’une croyance. Quoi que cela ne soit pas pire que les énormités qui furent déclamées durant la Renaissance, bien que l’estime que l’on avait pour le figuier transparaisse dans de nombreuses publications de l’époque. Nombre de médecins en recommandaient le fruit comme aliment d’hygiène et de santé, à destination des patraques et autres convalescents, ce à quoi nous ne pouvons qu’accorder raison à l’exposé des quelques informations qui suivront un peu plus loin, mais pas avant que nous nous soyons penchés sur un joli lot d’affabulations choisies ^.^ Dans le courant du XVIe siècle, Prosper Calamo soutenait qu’une trop grande consommation de figues provoquait bien des désagréments parmi lesquels la survenue d’ulcères gastro-intestinaux, ainsi que l’infestation par la gale et les poux (cette réputation aura la vie dure, puisqu’on rencontrait encore cette superstition dans le Dauphiné au XVIIIe siècle). Puis, un siècle plus tard, le médecin portugais Zacutus Lusitanus (1576-1642) relatait qu’un excès de figues occasionna, chez une femme enceinte, de bien curieux effets : une fièvre violente, des convulsions, une coloration pourpre de la peau… Enfin, le médecin genevois Théophile Bonet déclara dans un ouvrage de 1679 (Sepulchretum seu anatomica practica) qu’à la suite d’un trop copieux usage de figues, un enfant fut affecté par le genre de carcinome que l’on appelle squirrhe. En comparaison, Nicolas Lémery, une vingtaine d’années plus tard, ne fit pas plus que reprocher aux figues fraîches leur digestibilité compliquée, alors qu’il pensait les sèches de bien meilleur effet, comme le prétendait déjà un auteur de la Renaissance en 1597, Antoine Constantin. On sent bien qu’il y a trois siècles, il n’y avait pas encore tout à fait d’unanimité sur ce point : la figue est-elle digeste, si oui dans quel état ? En revanche, Lémery nous offre un portrait synthétique tout à fait convainquant des propriétés et usages de la figue : « Elles adoucissent les âcretés du rhume et de la poitrine, elles fortifient les poumons, elles amollissent les duretés, elles excitent l’accouchement, elles résistent au venin, elles soulagent les maladies des reins et de la vessie, étant prises intérieurement en décoction ; on en fait des gargarismes pour les maux de gorge et de la bouche ; on en applique aussi extérieurement pour digérer et pour hâter la suppuration »15. A cela, nous pouvons ajouter qu’au XVIIIe siècle, la figue, pour ses vertus émollientes, résolutives et maturatives, s’appliquait avec efficacité sur engelures, phlegmons, bubons et autres anthrax.



Le figuier est un arbre d’assez petite taille (3 à 5 m chez les spécimens cultivés, mais peut parfois atteindre le double si on le laisse croître sans l’entraver) qui pousse dans des sols rocailleux qui ne sauraient être ni acides ni trop humides. Bien qu’évoquant immanquablement le Sud, il est parfaitement exact que l’on a découvert des empreintes fossiles de feuilles de figuier dans le Bassin parisien. S’il peut effectivement se développer sous des latitudes septentrionales, c’est tout de même autour de la mer Méditerranée qu’il fructifie le mieux. Son aire de répartition géographique idéale, qui s’étend de l’Afrique du Nord aux pieds du Caucase, coïncide parfaitement avec celle de l’olivier. Dans ces zones ensoleillées, on peut procéder à deux récoltes annuelles, la première au début de l’été, l’autre en automne. Plus au nord, le manque de chaleur et le défaut d’ensoleillement font que la maturation des fruits s’en trouve ralentie, parfois inhibée (c’est un phénomène qui n’est en rien l’apanage du figuier, bien d’autres végétaux y sont sujets).

Ce drôle d’arbre au tronc gris et tortueux porte de larges feuilles palmées, alternes, profondément échancrées en lobes bien dessinés. Épaisses et succulentes, elles sont vert foncé au-dessus, plus pâles et pubescentes sur la face inférieure, enchâssées sur un pétiole rude. A cette caractéristique foliaire, on peut ajouter une autre étrangeté : le figuier semble dénué de fleurs. Pourtant, elles existent bel et bien, mais se cachent au sein de ce renflement que l’on appelle la figue, tapissant l’intérieur de cet appendice en forme de poire. On peut constater la présence de ces fleurs lorsqu’on coupe en deux une figue pas encore mûre. Plus tard, après la fécondation, les fleurs donneront naissance aux fruits véritables, de petits grains croquants contenus à foison dans la figue, qui n’est en définitive qu’un gros sac rempli de petits fruits. Pour en savoir davantage sur le mode de reproduction du figuier, veuillez consulter cette page.

De figuiers, il existe de multiples variétés dont les coloris des fruits s’étalent du très clair au très foncé (pour ne pas dire blanc ou noir, ce qui serait fort inexact). La coucourelle blanche est une figue à peau vert jaunâtre pâle, un peu à la façon de la figue dite de Marseille (vert pâle à jaune), de la Sucre vert (vert jaune) et de la Bourjassotte blanche (vert jaune également). Entre les deux teintes extrêmes, on trouve des figues vertes (Blanche d’Argenteuil) ou jaunes (Grosse jaune). Enfin, concernant les figues à la peau sombre, on observe plusieurs nuances : du rougeâtre plus ou moins violet (Sultane), du bleu ardoise (Bourjassotte noire), du violet (Bellone de Nice, un nom qui s’inspire peut-être de celui de la déesse de la guerre Bellona, tantôt sœur du dieu Mars, tantôt son épouse. Décidément !), du brun violet (Ronde de Bordeaux), enfin du noir violacé (Noire de Barbentane).



Deux variétés de figues : la « Longue noire de Caromb » et la « Goutte d’or ».


Le figuier en phytothérapie

Vu la disproportion que l’on peut constater entre les apports strictement médicaux abordés dans la partie précédente, et tout ce qui est du domaine de la croyance, de la mythologie et de la religion, on peut craindre de voir cette seconde partie relativement peu garnie. Si la gemmothérapie n’était pas venue nous sauver la mise, nous devrions encore nous contenter du peu qu’on a pu dire des effets thérapeutiques du figuier en phytothérapie, un arbre qui n’est pas autrement connu que pour l’usage de sa figue dans ce domaine (on voit, de temps à autre, d’anecdotiques recettes faisant participer les feuilles, les rameaux ou le latex, mais comme il y a absence de consensus à leur sujet, on n’ira pas plus loin sur ce point, nous contentant de la figue et de l’élixir de bourgeons de figuier).

Fruit bizarre qui n’en est pas un, la figue, qui se décline en plusieurs formats et coloris, est reconnue médicinale lorsqu’elle est jaune ou violette. En terme de composition, selon qu’elle est fraîche ou sèche, l’on observe de grandes disparités : c’est que l’on ne passe pas de 100 calories aux 100 g à l’état frais à 250 calories pour le même poids de figues sèches, sans que cela ne s’explique par une profonde transformation du profil biochimique de la figue. Voyons plutôt :

*Dont : fer, brome, calcium, manganèse…

A cela, rajoutons encore 1 % d’acides organiques, des enzymes, des flavonoïdes, une bonne part de vitamines (pro-vitamine A, vitamines B1, B2, B3, C), du mucilage, etc. Quant au latex de la plante, suc laiteux, âcre et corrosif, il contient lipodiastase, amylose, protéase et une quantité suffisante de furocoumarines pour rendre le figuier photosensibilisant par toutes ses parties vertes.

Propriétés thérapeutiques

La figue :

  • Nutritive, tonifiante
  • Stomachique, digeste, laxative légère, dépurative intestinale, vermifuge (?)
  • Expectorante légère, pectorale
  • Adoucissante, émolliente
  • Diurétique
  • Rafraîchissante
  • Maturative

L’élixir :

  • Sédatif, anxiolytique, régulateur du système nerveux
  • Régulateur de l’appétit, des sécrétions gastriques, abaisse l’acidité stomacale

Note : le latex est antalgique et purgatif, les feuilles emménagogues, prescrites en infusion quelques jours avant la date présumée du début des règles, mais aussi antitussives et toniques de la circulation. Quant au jeunes rameaux, ils constituent un laxatif doux bien adapté aux enfants.

Usages thérapeutiques

La figue :

  • Troubles de la sphère respiratoire : toux, enrouement, aphonie, irritation et inflammation de la gorge et des voies basses, rhume opiniâtre et traînant, catarrhe bronchique, bronchite, bronchite chronique, laryngite, trachéite, coqueluche, pneumonie, accès fébrile aigu
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, néphrite et autres inflammations urinaires, catarrhe vésical, hydropisie
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : dyspepsie, constipation, constipation rebelle, gastrite, colite et autres inflammations intestinales, diarrhée, intoxication alimentaire (aux fruits de mer et poissons)
  • Affections bucco-dentaires : aphte, stomatite, gingivite, fluxion dentaire, abcès dentaire
  • Affections cutanées : furoncle, dartre, brûlure, plaie atone, piqûre d’insecte, morsure, tumeur cutanée enflammée, maladies cutanées chroniques
  • Maladies infectieuses : la figue est rafraîchissante lors de rougeole et scarlatine
  • Asthénie physique et/ou nerveuse, convalescence, grossesse ; la figue est aussi fort profitable de 7 à 77 ans (enfants, adolescents, personnes âgées), et jusqu’au sportif (qui fait appel à ses bons services depuis au moins le temps des athlètes grecs de l’Antiquité)

L’élixir :

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : mauvaise digestion, dyspepsie, nausée, vomissement, dysphagie œsophagienne, reflux gastro-duodénal, aérophagie, ballonnement, colite, diverticulite, colique, ulcère (duodénal, gastrique), pulsions alimentaires (boulimie, fringale, envie sucrée)
  • Troubles de la sphère gynécologique : améliore le syndrome prémenstruel, utile dans la plupart des effets pénibles de la ménopause
  • Troubles du système nerveux : stress, nervosité, angoisse, excès de pensées, insomnie, réveil nocturne, surmenage, burn-out, palpitations et tachycardie (d’origine nerveuse et non pas cardiaque), céphalée, migraine, mal des transports, jet lag (on saisit son implication dans les addictions alimentaires)
  • Action bénéfique auprès des articulations (souplesse, etc.)

Modes d’emploi

  • Figue fraîche ou sèche, en nature.
  • Figue sèche à faire tremper dans de l’eau à température ambiante toute la nuit (à la façon des pruneaux).
  • Cataplasme de figues fraîches.
  • Décoction de figues fraîches bouillies dans le lait ou l’eau (pour la valeur d’un bol de liquide, on compte trois à quatre figues coupées en quatre). A utiliser de suite, en tisane ou en gargarisme.
  • Décoction de feuilles de figuier fraîches : comptez 25 à 30 g par litre d’eau (pour lotion, compresse, bain de siège, etc.).
  • Suc de figuier (latex) en application locale sur les cors et les verrues.
  • Élixir gemmothérapeutique : 5 à 15 gouttes dans un verre d’eau trois fois par jour, en dehors de la prise des repas. En cas de compulsion alimentaire, on peut, en cas d’urgence, faire de cet élixir le même usage qu’avec le Rescue du docteur Bach : une goutte pure sur la langue.
  • Recette d’une boisson reconstituante (état fébrile, convalescence, etc.) donnée par Jean Valnet : dans 10 litres d’eau, placez 1 kg de figues fraîches et quelques baies de genévrier. Faites macérer pendant huit jours, filtrez et embouteillez.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les figues se cueillent sur l’arbre entre août et septembre selon la localisation géographique. Pour les faire sécher, il faut tout d’abord les passer à l’eau salée bouillante, puis les exposer au soleil ou à la chaleur d’un four.
  • Quelques précautions doivent cependant être observées dès lors qu’on manipule le figuier à l’état frais : le suc laiteux qui sourd de la plante quand on en casse les feuilles, est caustique et irritant pour les muqueuses cutanées et oculaires. On observe parfois des dermites au contact des feuilles fraîches avec la peau. Possiblement photosensibilisant, ce latex n’est pas compatible avec une exposition solaire prolongée. Enfin, son application sur les cors et les verrues doit nous dispenser de l’employer partout ailleurs. Chomel relatait la mésaventure d’une dame de son époque, nous avertissant de la dangereuse causticité du suc de figuier : « Une dame en ayant mis plusieurs fois de suite sur un poireau qu’elle avait à la paupière inférieure, s’était attiré une violente inflammation, laquelle, jetant un peu de pus, était dégénérée en ulcère rongeant, qui avait mangé la paupière inférieure, et une portion des muscles de l’œil qui était tout à nu »16.
  • On considère que la figue sèche est de plus difficile digestion que la fraîche. Ceux qui ont de petites capacités digestives veilleront à cette distinction.
  • Le figuier (en gemmothérapie) est incompatible avec un traitement anticoagulant, ainsi que chez la femme enceinte.
  • Je ne vais pas m’étendre sur les innombrables usages culinaires de la figue, l’un des « quatre mendiants » (avec la noix, l’amande et le raisin sec), je me permets simplement de mentionner des emplois qui eurent cours et dont on n’entend plus parler : par exemple, à la lecture de Homère, l’on apprend que le latex de figuier fut utilisé parfois exclusivement comme présure pour faire cailler le lait (surtout bouilli) lors de la préparation de certains fromages. Ce même suc, qui présente bien des analogies avec le suc pancréatique, est capable de digérer la fibrine, c’est pourquoi, à l’instar du suc de papayer, il attendrit la viande (les recettes antiques de plats de viande qui requièrent de les cuire avec des figues, ne visent pas uniquement qu’un seul aspect gustatif). Sous des aspects convenables – sans doute sous l’égide de Vénus – il paraîtrait, selon Pline, que le figuier sauvage est capable de dompter les taureaux sauvages furieux (chose qu’on répétait encore dans la Maison rustique de 1597). Est-ce que tout cela peut avoir un rapport avec cette histoire d’attendrissement de la viande, hum ? ^.^ Quant aux figues fraîches, l’on sait bien que lorsque c’est la saison, on peut les déguster tout juste cueillies sur l’arbre. Fruit délicat et fragile, c’est ainsi qu’elle se mange préférablement, tant elle supporte avec difficulté les longs voyages. Sa chair se tale facilement, d’où il ressort que ce fruit moisit rapidement. Elle se transportait autrefois enveloppée dans des feuilles de chou, papier bulle naturel. Une fois sèches et complètement privées de leur eau de végétation, on peut les torréfier, les réduire en poudre et en élaborer une espèce de café ! Enfin, une fois tout ces préparatifs achevés, il ne reste plus qu’à faire la vaisselle : il paraît que les feuilles de figuier – sans que j’en ai bien saisi le mode d’emploi – s’avèrent être un très bon nettoyant des casseroles, bachasses et autres gamates !
  • Élixir floral de figuier : comme on utilise les fleurs pour confectionner ces élixirs-là, je me demande bien comment l’on s’y prend dans le cas du figuier. Sachez que cet élixir (à ne pas confondre avec ce qui se fabrique du côté de la gemmothérapie) permet d’apporter une plus large ouverture vers la confiance, en direction du monde extérieur. Il faut dire que la figue a un peu l’huître comme cousine ^.^ Il se destine donc non seulement à toutes les personnes animées par un excès de contrôle de soi, par peur de perdre pied, de se voir envahi et confus face à une situation perturbante. On retrouve, grâce à lui, de l’harmonie et de la souplesse dans le contrôle, ainsi que davantage de lucidité, chose qui semble un peu échapper au monde de la gemmothérapie. Se pose la question de savoir s’il est souhaitable de trop plébisciter le figuier, arbre qui forme peu de bourgeons et qui, paradoxalement, fait partie du quatuor de tête des ventes d’élixirs en gemmothérapie. N’est-ce pas risquer, à terme, une destruction de la matière première végétale ? A trop cueillir les mêmes bourgeons, ne peut-on craindre de scier la branche sur laquelle on s’est juché ? « Une gemmothérapie responsable se doit, elle aussi, de s’interroger sur les conséquences de l’augmentation du marché de la gemmothérapie sur les bourgeons prélevés en sauvage »17. La gemmothérapie, de même que l’aromathérapie, doit rester, à mon avis, un objet d’exception, car, de même que l’arbre cache la forêt, c’est un arbre en devenir qui se dissimule dans un seul bourgeon. Attention, donc, aux fringales immodérées pour tout ces remèdes dont on nous rebat les oreilles dès qu’on ouvre les pages de magasines consacrés à ces sujets : à l’élixir de bourgeons de figuier, ajoutons-y donc l’éleuthérocoque, la rhodiole, l’harpagophytum ou encore l’encens (Boswellia serrata, Boswellia carterii), toutes plantes sur lesquelles pèse un danger d’extinction à plus ou moins brève échéance.
  • Sur l’île de la Réunion, on appelle figue les bananes, chose tout à fait curieuse, peut-être relativement à l’image licencieuse que se trimballe la figue depuis des lustres, heureusement transposée à la banane dont la forme est, on ne peut mieux, suggestive ^.^
  • Autres espèces : il en existe une seule sur le territoire national, Ficus carica, donc. Partout ailleurs, les figuiers se comptent par centaines d’espèces différentes. Citons-en seulement quelques-unes, dont le majestueux figuier des pagodes (F. religiosa) abordé la semaine dernière, ainsi que ses compagnons, le figuier des marchands (F. benghalensis) et le figuier à cinq branches (F. racemosa), et tout un tas d’autres ficus : retusa, indica, cotinifolia, sycomorus, etc.

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  1. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 347.
  2. De la fraise à la figue, on peut se dire que, symboliquement, ces deux « fruits » sont bien différents : l’un, rouge extériorisé, affiche clairement sa tendance à la luxure, tandis que l’autre, violacé presque cyanosé intériorisé, semble habité par une crainte timide et maladive.
  3. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 440.
  4. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 340.
  5. Alors que Zeus persécutait assidûment Gaïa, sans doute pour la violer, son fils Sykeus fit apparaître un arbre, le premier figuier, où elle put se cacher. Il existe une autre version de ce mythe qui inverse complètement la donne : Sykeus, un géant (ou titan) que Zeus poursuit (et pas pour lui faire des mamours) est métamorphosé en figuier par sa mère Gaïa. Je crois qu’il vaut mieux s’en tenir à cette dernière variante dont on doit le souvenir à Athénée, plutôt que la première qui me paraît être une incompréhension de lecture du mythe. Quoi qu’il en soit, cela a suffit pour désigner le figuier comme protecteur contre la foudre… ce qui est, convenons-en, un peu léger.
  6. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, pp. 233-234.
  7. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, pp. 338-339.
  8. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 168.
  9. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 108.
  10. Vittorio Bizzozero, L’univers des odeurs, p. 84.
  11. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 142.
  12. Genèse, III, 7.
  13. Évangile selon saint Matthieu, XXI, 18-22.
  14. Hildegarde de Bingen, Physica, pp. 168-169.
  15. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 360.
  16. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 94.
  17. Aline Mercan, Manuel de phytothérapie écoresponsable, p. 111.

© Books of Dante – 2023



Les orties : Urtica urens & Urtica dioica

Être exhaustif et précis au sujet des orties n’est pas chose simple. Il fallait relever le défi, c’est aujourd’hui chose faite (jusqu’à la prochaine fois… ^.^)

Beau week-end à toutes et à tous, et bonne lecture :)

Gilles



Petite ortie


Synonymes de la grande ortie : ortie dioïque, ortie vivace, ortie commune, échardille, ortie méchante, ortie grièche (de griesche : douloureux, méchant). Ceux de la petite ortie : ortie brûlante (de urere, « brûler »), ortie piquante, ortie des jardins.

Les patronymes, surnoms, « douces » appellations vernaculaires des orties ayant été rappelés, je me propose de vous raconter l’histoire qui unit les orties aux hommes depuis belle lurette, un fort long temps, associé à une vastitude d’usages mis en œuvre au fil des siècles et des millénaires. A la façon d’un carré d’orties, vous aurez sans doute l’impression que je vous pousse dans toutes les directions. Ce sera le cas, tant avec elles on ne sait plus où donner de la tête, chaque parcelle défrichée livrant son nouveau lot d’informations touffues et de secrets parfois inextricablement emmêlés. Nous pouvons d’ores et déjà remercier chaleureusement le premier homme qui mit la main sur ces plantes. A son grand dam ? Certainement pas ! Vu les paragraphes nombreux qu’il me faut maintenant compiler pour donner une idée de ce qu’est vraiment l’ortie, je gage qu’il ne s’arrêta pas à la brûlure que lui infligea cette plante lors de cette première prise de contact. Et c’est tant mieux, car nous serions indubitablement passés à côté de quelque chose de grand.

Bien que l’ortie ait mené la vie dure à l’homme, ce dernier ne s’est pas gêné pour lui en faire le reproche : quelques expressions en témoignent, comme, par exemple, « être gracieux comme une poignée d’orties », ce qui est une façon de caractériser le peu d’aménité dont est dotée une personne. Par celle de « jus d’ortie », on condamne un vin infamant. L’une et l’autre font référence au caractère singulier de l’ortie, scandaleusement agressif et outrancier, très haut en couleur si l’on peut ainsi dire. Mais, avant de déborder sur un futur chapitre, poursuivons sereinement le cours de cette introduction.

Passons outre l’évocation de ces quelques désagréments et dépassons la vision erronée qu’ils donnent de l’ortie. Si le jus d’ortie est un picrate pour l’homme, c’est aussi un dynamiseur végétal du plus grand effet. On le connaît aussi sous le nom de purin d’ortie. Il rend de grands services à d’autres végétaux qu’il magnifie (arbres fruitiers, légumes). De plus, l’ortie poussant à proximité de plantes à parfum accroît leur teneur en essence aromatique, tandis que « le suc des plantes qui ont crû dans son voisinage s’altère moins vite »1. Peut-on alors encore soutenir qu’elle entretient de mauvais rapports avec son entourage ? Certes non ! Même les animaux l’apprécient énormément ! Le grand mythologue italien du XIXe siècle, Angelo de Gubernatis, rapportait que, dans le Piémont, le fait de mêler de la graine d’ortie au son donné aux poules était la garantie d’obtenir beaucoup d’œufs. Mais ce qui semble n’être qu’un rituel propitiatoire s’est révélé tout à fait exact, puisqu’il est aujourd’hui reconnu que la graine d’ortie active la ponte des poules. Les poussins, les canetons, les oisons et les dindonneaux en sont friands. Il y a même jusqu’aux grands animaux domestiques qui la consomment, une fois sèche et flétrie. Dans les pays scandinaves, elle offre un excellent fourrage fournissant trois coupes par an. Chez la vache, l’ortie augmente la lactation ainsi que le taux de lipides dans la crème, ce qui permet d’obtenir un beurre de meilleure qualité. L’ortie améliore sensiblement la santé des animaux, et l’on a remarqué depuis au moins le début du XIXe siècle (Louis-Augustin Bosc d’Antic, 1822) que les vaches qui consomment régulièrement de l’ortie résistent mieux aux épizooties.

Devant tant de bienfaits, allons-nous nous arrêter en si bon chemin ? Cela m’étonnerait, d’autant que la proximité de l’homme et de l’ortie durant des siècles ne pouvait que se solder par la découverte progressive de ses propriétés médicinales, sachant que cette plante fut un « légume » dès les temps préhistoriques, puis régulièrement consommée en Europe jusqu’au XVIe siècle au moins. Maintenant que nous sommes clairement conscients que l’ortie prodigue ses excellentes qualités auprès des animaux et d’autres végétaux, penchons-nous un peu sur les effets bienheureux que cette plante compagne peut avoir sur l’homme, au travers de son histoire médicale.

On peut accorder comme probable le fait qu’entre les premières expériences préhistoriques et les traces écrites laissées par les auteurs de l’Antiquité, il se soit passé beaucoup de choses au sujet des liens que tissèrent conjointement l’homme et l’ortie. Mais, inutile d’ergoter et d’extrapoler, contentons-nous déjà de ce qui nous paraît suffisamment exact pour l’amener ici sans trop de doute. Dans l’œuvre du médecin grec Dioscoride, l’on trouve un chapitre (Livre IV, 78) entièrement consacré à une ortie qu’il nomme akalêphê, un nom rendant déjà compte du caractère urticant de cette plante (puisque ce mot est construit à partir du grec akis, « pointe, dard, piquant »). On pense généralement à Urtica pilulifera, une ortie qui pousse sur le pourtour de la mer Méditerranée et qui est urticante dans toutes ses parties. Voici ce que disait précisément Dioscoride : « La graine bue en vin excite au jeu de l’amour et, prise en électuaire avec du miel, elle redonne du souffle, ôte les inflammations du côté et du poumon et purge la poitrine. Ses feuilles cuites […] lâchent le ventre, font uriner et résolvent toutes ventosités ». Il remarqua aussi que les feuilles de cette plante, parfois emplâtrées avec du sel, apportent une solution à bien des affections cutanées où le sang abonde de façon anormale, c’est-à-dire ni plus ni moins que sa qualité hémostatique et astringente (morsure de chien, gangrène, ulcère, apostume, chancre, petite tumeur…), également mise à profit au travers d’affections internes (hémoptysie, métrorragie, saignement de nez, et toutes autres hémorragies internes actives). Il explique encore que cette plante est emménagogue et qu’elle remédie aux défauts de la rate, mais ne fait en revanche aucune allusion à ce qu’évoquait un de ses prédécesseurs au Ier siècle avant J.-C., le médecin encyclopédiste romain Celse, qui préconisait les applications d’ortie fraîche sur les membres paralysés, ce qui ouvrit la voie à ce qu’on appela l’urticatio, et qu’on retrouve dans les dires d’Arêtée : à la même époque que Dioscoride, il faisait intervenir ce modus operandi énergique pour chasser la léthargie ! De son côté, le naturaliste romain Pline l’Ancien aborda le cas d’une « ortie d’automne » qui n’était, en réalité, qu’un lamier (la confusion entre les orties et les lamiers ne date visiblement pas d’hier), mais lorsque, par ailleurs, il assurait que c’était un préservatif face aux maladies courantes que l’on peut rencontrer au cours de l’année, comment ne pas penser à l’ortie plus qu’à un quelconque lamier ? Puis Galien, répétant peu ou prou les paroles de Dioscoride, manifesta un intérêt pour la graine d’ortie en ce qui est de guérir les plaies et les ulcères, tandis que Serenus Sammonicus s’attarda sur leur pouvoir échauffant pour lutter contre les refroidissements.

Le Moyen âge ne fut pas non plus en reste au sujet de l’ortie, à propos de laquelle l’école de Salerne donnait largement le ton : « L’ortie, aux yeux du peuple herbe si misérable, tient dans la médecine une place honorable. Qu’un malade inquiet dorme malaisément, elle lui rend bientôt un sommeil secourable. Contre un fâcheux vomissement, c’est un spécifique admirable. Sa graine avec du miel abrège le tourment d’une colique insupportable. Le breuvage d’ortie étant réitéré, adoucit de la toux le mal invétéré, réchauffe les poumons, du ventre ôte l’enflure, et de la goutte même apaise la torture ». A peu près à la même période, Macer Floridus utilisait l’ortie, seule ou accompagnée, pour bien des affections : la feuille dans du vin contre la jaunisse, avec du miel pour la toux quinteuse, avec du sel en cataplasme sur ulcère, plaie, chancre, morsure de chien, avec de la myrrhe comme emménagogue ; la racine broyée dans du vinaigre contre douleurs goutteuses et articulaires ; la graine dans du vin comme boisson aphrodisiaque… De plus, Macer repéra les propriétés hémostatique, astringente, diurétique et tonique capillaire de l’ortie. Mais comme il ne fait que bachoter en répétant presque mot pour mot Dioscoride, nous n’irons pas plus loin que de citer un passage du paragraphe qu’il consacre à l’ortie et qui explicite, à coup sûr, la méconnaissance réelle qu’il avait de cette plante : «Le jus de l’ortie ou seulement une de ses feuilles mise dans les narines, en fait jaillir le sang »2. Sauf que – c’est ballot – c’est justement tout le contraire, l’ortie étant réputée contre l’épistaxis ! Enfin, l’Urtica d’Hildegarde complète ce tableau médiéval. Cuite, l’ortie purge l’estomac en évacuant les humeurs mauvaises qui l’encombrent. L’abbesse l’indiquait aussi contre les vers, les maladies articulaires (occasionnant des boiteries), ainsi que contre les pertes de mémoire, Enfin comme remède pulmonaire.

La Renaissance et l’époque moderne n’abandonnèrent pas l’ortie, loin de là ! Bien plus, elles ré-affirmèrent, tout d’abord du XVIe au XVIIIe siècle, les principales vertus de l’ortie, c’est-à-dire non pas les quelques babioles périphériques qu’on lui voit parfois tenir (jaunisse, « phtisie », vers intestinaux, etc.), mais bien plus, ce qui forme exactement le fer-de-lance de son bagage thérapeutique. Ce furent avant tout les extraordinaires vertus hémostatiques et astringentes de l’ortie qui furent répétées comme un leitmotiv, tenant haut le pavé : elle s’illustra notamment auprès des malades atteints d’hémoptysie, d’hématémèse, d’hématurie, d’épistaxis, de métrorragie et de la plupart des autres pertes utérines anormales et trop abondantes. Cette incroyable propriété ne se cantonna pas qu’à garnir les rayonnages des connaissances scientifiques et médicales de l’époque. En effet, la courante et plébéienne ortie, toujours à portée de la main, faisait également le ravissement de la médecine populaire : celle-ci ne manqua pas de remarquer que l’infusion d’ortie est secourable lorsqu’on est affecté de saignements actifs et chroniques, de même qu’on se rendit bien compte qu’une feuille d’ortie fraîche, mâchée puis introduite dans les narines, formait une manière de pansement hémostatique hautement efficace face aux saignements de nez. On employait aussi bien la petite ortie que la grande, pour leurs fleurs, feuilles et racines. Au delà de l’évident rapport de l’ortie avec le fluide sanguin, on lui vit jouer un rôle sur le couple reins et vessie (rétention d’urine, énurésie, lithiase rénale et urinaire, goutte, rhumatisme), compte tenu de sa bonne disposition à agir favorablement sur la miction. Également propice à la sudation, l’ortie – parfois usitée comme fébrifuge –, accélère l’éruption dans le cours des maladies infectieuses (rougeole, petite vérole), ce qui n’était pas non plus sans effet sur quantité d’affections cutanées qui bénéficiaient de la capacité dépurative de l’ortie. Quand il s’agissait d’affections plus graves, comme un ulcère putride ou un début de gangrène, on agissait directement, par voie externe, par le biais de compresse et de cataplasme. Active sur la sphère respiratoire, on la voit propre pour l’asthme et la péripneumonie, ainsi que pour les petits maux des voies basses (amygdalite, maux de gorge) et ceux qui affectent la cavité buccale (aphte, gingivite). L’on peut encore dire de l’ortie qu’elle est apéritive et qu’elle excite les mois aux femmes, mais l’un des modes d’emploi le plus impressionnant demeure très certainement l’urtication, pour laquelle nous avons donné quelques informations un peu plus haut. Énergique, l’urtication consiste à flageller les parties du corps qui le nécessitent avec des paquets d’ortie fraîche : cela permet d’« attirer les esprits [NdA : animaux] et le sang sur les parties desséchées et paralytiques »3. Ainsi, les malades justiciables de cette opération musclée sont ceux présentant des rhumatismes chroniques, des douleurs musculaires et articulaires au niveau des membres inférieurs, de l’atonie musculaire, ainsi qu’une tendance à la léthargie (c’est sûr que ça réveille !). Bien entendu, malgré tous ces excellents services rendus, il apparaît que, aussi grincheux que l’ortie peut être grièche, quelques praticiens n’hésitèrent pas à offenser la vaillante ortie en la considérant comme une plante « positivement inerte », « superflue », aux « propriétés douteuses ». Bernard Peyrilhe (1735-1804), Jean-Louis Alibert (1768-1837) et William Cullen (1710-1790) comptèrent au nombre des accusateurs. Si bien qu’au début du XIXe siècle, l’ortie était tombée dans un oubli très relatif (si l’on excepte Roques – pour n’en pas dire grand-chose, il est vrai). Mais elle sut ne pas péricliter trop longtemps et fut rapidement remise sur les rails au milieu du siècle par Ginestet, Menicucci et Cazin. Tous trois rappelèrent les vertus hémostatiques et antihémorragiques de l’ortie, qui sont loin d’être des affabulations. Puis, au XXe siècle, la recherche, loin de faiblir, fut, bien au contraire, animée d’un tel enthousiasme qu’en 1924 Dobreff mit en évidence dans l’ortie la présence de sécrétine, une substance qu’on trouve analogue dans l’épinard. Dix ans plus tard, les travaux de H. Cremer établirent la fabuleuse capacité de l’ortie d’enrichir l’organisme en globules rouges. Parallèlement à cette constatation, au début des années 1930, Wasicky constata que l’ortie, en prise régulière, était capable de faire chuter le taux de glucose sanguin. Enfin, en 1935, W. Ripperger attesta de son efficacité dans le traitement des affections cutanées, en particulier grâce à ses vertus dépuratives.



« Combat » à l’ortie lors du festival de l’ortie qui se tient dans le village de Krapivna (oblast de Toula, au sud de Moscou) chaque année au mois de juin.


Nous avons dit plus haut – il y a longtemps maintenant – que l’ortie passait pour une plante aphrodisiaque, ce qui peut paraître curieux à bien des égards. En effet, qui aurait l’idée d’aller s’y frotter, alors que, des substances aphrodisiaques, l’on peut avoir une représentation bien différente : il importe qu’elles soient agréablement parfumées, d’un emploi plus « ludique » qu’à proprement parler thérapeutique, afin de ne pas risquer de passer de la catégorie des aphrodisiaques véhiculant charme épicé et exotisme, à celle des toniques sexuels rébarbatifs. Bref. Tout cela ne nous dit pas ce qu’Aphrodite vient faire dans ce pré carré dangereux, hormis pour s’y faire piquer les fesses aux dards acérés de ces plantes qu’on juge, à raison, peu commodes. L’on peut dès lors difficilement comprendre comment de ces plantes austères et rustres il peut bien émaner le moindre soupçon de désir amoureux ! En quoi l’ortie, pourtant emblème de la luxure, ne peut-elle pas être une plante de Vénus ? Eh bien, au risque de nous répéter : elle est dénuée de parfum, elle manque de grâce, elle dispense des caresses qui n’ont rien de sensuel, ses fleurs rikiki n’ont aucune chance de figurer dans un bouquet réservé à son amoureuse ou à son amoureux (à moins de lui faire signe, de façon plus ou moins sibylline, que quelque chose ne vas pas ^.^). Comment donc une plante qu’on dit revêche, querelleuse, criarde, fâcheuse, horripilante, méchante, cruelle, cuisante, douloureuse, grièche4, gaillarde – soit autant de qualificatifs relevés dans la littérature pour définir l’ortie –, pourrait-elle bien représenter Vénus dans tous ses attributs, alors que cette plante au caractère guerrier qui voit rouge, amassée souvent en denses colonies mouvementées (la preuve, elle active les membres impotents et stimule les énergies dormantes, rappelle le sang, etc.), devrait faire penser à bien d’autres divinités qu’Aphrodite ! Selon Paul Sédir, les deux planètes en lien avec l’ortie sont Jupiter et… Mars ! Eh oui, nous y voilà, l’ortie tient tout de même plus de l’amant de Vénus que de la déesse de l’amour elle-même ! Elle est plus ♂ que ♀ en définitive. Cela s’explique beaucoup mieux ainsi : parce que vésicante et urticante, qui plus est rubéfiante, l’ortie cravache à coups de fouet, n’y allant pas de main morte. Il n’y a alors pas de mal à en faire un végétal emblématique de la planète rouge qui a signé un pacte avec le feu, le sang et le fer. Ainsi, se fouetter avec des orties, ça n’est pas qu’une pratique thérapeutique des campagnes, un truc de bonne femme, en somme. Non ! A l’approche du 1er mai, vers la Saint-Georges (23 avril) et la Saint-Marc (25 avril), on avait pour coutume de se fouetter à l’ortie pour au moins deux raisons : la vigueur printanière de cette plante annonce le renouveau ; se fouetter avec cette vigueur végétale manifestée au travers de l’ortie, c’est aussi un moyen de désengourdir le sentiment amoureux au milieu du printemps, saison des amours s’il en est. On s’inflige quelques « volées de bois vert » avant d’aller offrir des roses aux femmes. A la violence de l’urtication fait suite la doucereuse caresse des batifolages amoureux. Notons cependant qu’ortie et rose sont pareillement pourvues d’épines. Il faudra donc, à nos Mars et Aphrodite printaniers, veiller à ne pas se laisser aller à éprouver l’aiguillon de la jalousie, déchet toxique de l’amour. A ces couples Mars/Vénus en opposition, l’on pourra toujours suggérer l’élixir de fleurs d’ortie qui viendra contrarier ce vilain penchant qu’est la jalousie. Également envisageable au sein d’une fratrie, lorsqu’il y a déchirement dans la cellule familiale, cet élixir saura résoudre (recoudre ?) des liens entamés et effilochés. Avec patience, l’ortie s’acquittera de cette tâche de ravaudage.

Aussi fou que cela puisse paraître, l’urtication vénusienne est loin d’être un produit de la mythologie : faisant déjà partie des anciennes croyances germaniques, les vertus aphrodisiaques de l’ortie sont relatées par Jean-Baptiste Porta, Nicolas Flamel, Macer Floridus, Dioscoride, etc. Dans l’œuvre de Pétrone, l’on trouve plus qu’une allusion à ce pouvoir : au sein d’un même passage, interviennent non seulement la graine d’ortie mêlée à du poivre broyé et à de l’huile en manière d’onguent, mais aussi la rude poignée d’ortie dont on fouette ardemment les parties situées en-dessous de la ceinture, afin de leur faire regagner quelques forces aptes au combat qui les attend : c’est Mars qui réveille, avec violence, son amante Aphrodite ! C’est vrai que ce moyen destiné « à des fins aphrodisiaques, […] tient plus du sadisme que de la phytothérapie »5. Peut-être bien ! Il n’est qu’à considérer Encolpe qui fuit face à ce traitement « sado-maso-curatif » dans le Satyricon de Pétrone ! Bien qu’il soit spécifié que cela excite à volupté et à paillardise, cela fait bigrement penser à une correction, plus qu’à un remontant. Mais qu’est-ce qu’une correction, sinon un moyen de restaurer l’intégrité d’une situation ? Peut-être en souvenir de ces pratiques passées, il n’était pas rare que le marié se voit offrir un bouquet de tiges d’ortie fraîche comme « instrument » de la nuit de noce, chose confirmée jusqu’au début du XXe siècle dans la péninsule balkanique. Au cas où cela ne chaufferait pas assez sous les draps ^.^

Sans aller jusqu’à se soumettre à l’urtication des parties génitales à l’aide de bouquets d’orties, l’on sait parfaitement depuis l’Antiquité – Juvénal et Martial nous renseignent sur ce point – que les vertus martio-vénusiennes de l’ortie s’administrent aussi par le biais de sa graine, ce qui est une méthode bien moins démonstrative et tout aussi efficace : c’est cette même graine que Catherine Sforza (1463-1509) recommandait dans son Liber de experimentiis afin « d’éveiller aussitôt la luxure délectable aux femmes ». Pour cela, il suffisait de broyer des graines d’ortie avec du poivre, de mélanger cette poudre à du miel et d’absorber le tout avec du vin. Cependant, l’ortie martienne ne se réserve pas qu’à de seules considérations d’ordre sexuel, elle fait aussi appel à d’autres pouvoirs de Mars que l’on peut entrevoir au travers du rituel magique que voici : porter sur soi un petit sachet de toile rouge contenant de la poudre d’ortie et de la limaille de fer forme une protection face à un environnement malsain, lutte contre les influences négatives et apporte la vaillance nécessaire et la force roborative de Mars afin de surmonter les épreuves. Cette vertu propice de l’ortie ne se circonscrit pas qu’au seul Mars antique, elle est visible dans bien des pays d’Europe. En Irlande, porter une feuille d’ortie dans sa poche était considéré comme porte-bonheur, de même que dans le Piémont : elle protège son porteur de tout maléfice. En Allemagne, l’ortie cueillie avant le lever du soleil avait la réputation de chasser les mauvais esprits qui tourmentent le bétail. Proche du feu encore une fois, comme va nous le montrer la nouvelle information qui suit : dans l’oblast de Novgorod (Russie), les enfants sautaient au-dessus des orties à la veille de la Saint-Jean, « pour indiquer l’entrée du soleil dans la saison brûlante »6. L’ortie était aussi considérée comme protectrice contre le feu du ciel, c’est-à-dire la foudre, en Hongrie et au Tyrol. Lorsque l’orage venait à éclater, on jetait des orties sur le feu pour éloigner tout danger (dont la foudre, ainsi que les sorcières que l’on s’imaginait capables de tels méfaits). En Serbie, l’on dit que jamais la foudre ne frappe l’ortie. On la voit aussi liée au détenteur de Mjöllnir, le dieu de la mythologie nordique Thor7, au travers de sa fonction de divinité du tonnerre. Protectrice, l’ortie l’est encore contre la peur provoquée par les apparitions : « qui tiendra cette herbe dans sa main avec du millefeuille n’aura point de peur, et ne sera point effrayé à la vue de quelque fantôme »8. Belle association : l’ortie martiale unit ses forces à l’achillée millefeuille attribut du héros Achille et autre grande plante du sang, faisant en sorte que ces deux personnages mythologiques que sont Arès et Achille ne soient plus en opposition, comme au temps de la guerre de Troie.

J’ai relevé, dans l’œuvre de Hans Christian Andersen, deux contes où figure l’ortie. Ce qui en est dit dans chacun me donne la très nette sensation qu’il existe, de l’un à l’autre, une sorte de résonance. Dans le premier, intitulé simplement Le Sapin, une fois passés les fastes de Noël, le bel arbre lumineux est jeté aux ordures et finit lamentablement sa vie là, gisant dans un coin, « parmi les mauvaises herbes et les orties »9. Seule subsiste de sa gloire flétrie une étoile dorée qu’un enfant lui arrache en le traitant de « sale vieil arbre ». Dans le conte suivant, L’Estropié, Andersen cite la deuxième strophe d’un cantique de Hans Adolph Brorson (1694-1764) que voici :

« Quand tous les rois à la file

S’avanceraient dans leur pouvoir et leur splendeur,

Ils ne sauraient faire pousser

La moindre feuille sur une ortie. »

Devant l’ortie s’abat un prince étoilé déchu, le sapin, roi des forêts, et défile, à l’indienne, une ribambelle de têtes couronnées dont le pouvoir ne peut rien contre la puissance mystérieuse des forces végétatives. Peu lui importe, à l’ortie. Impavide, elle reste égale à elle-même, conquérante austère et sûre de son bon droit.

Jamais deux sans trois ! Une troisième histoire de l’auteur danois fait référence avec évidence aux pouvoirs magiques de l’ortie : Les cygnes sauvages. La belle et pieuse fille de sang royal, Élisa, fut réprouvée par son acariâtre belle-mère qui jeta un sort à ses onze frères : ceux-ci, changés en cygnes, ne pouvaient recouvrer forme humaine qu’à la tombée du jour. Élisa fit en rêve la rencontre de la fée Morgane qui lui expliqua comment tirer ses frères de ce mauvais pas : leur tisser, à chacun, une cotte de maille en fibres d’ortie – le lin vert comme l’appelle Andersen – cueillies expressément dans un cimetière10. L’opération réussira à la seule condition qu’Élisa ne prononce pas une seule parole pendant tout le temps que durera la confection des tuniques d’ortie. Il existe d’autres contes où la rencontre du héros avec des orties équivaut à une libération (la sienne, celle d’âmes en peine, etc.). En tous les cas, tout cela ne contrevient pas à ce qu’exprime un vers de Shakespeare : « C’est sur cette ortie, le danger, que nous cueillons cette fleur, la sécurité » et peut-être même la liberté, tant il est vrai que l’ouvrage forcené d’Élisa représente un véritable tour de force guidé par l’amour qu’elle porte à ses frères. Saviez-vous seulement que la fibre d’ortie peut justement se prêter à des activités de tissage ? En effet, la grande ortie est parfois utilisée dans ce but, concurremment à sa cousine urticacée, la ramie (Boehmeria utilis). Je ne suis pas certain que l’emploi textile de la fibre d’ortie soit aussi ancien que celui du lin mais au moins puis-je vous dire que certaines de ces fibres, âgées de deux bons millénaires, ont été découvertes en Chine, ainsi que dans les tourbières acides du nord de l’Europe, ce qui pourrait pousser leur ancienneté à bien plus loin encore. Malgré cela, il n’y a jamais véritablement eu d’unanimité autour de cette fibre, d’autant que l’ortie est assez peu productive de cette matière (généralement moins de 10 %) et qu’elles sont, de plus, assez courtes (25 à 55 mm). Cependant, rouie comme le lin puis apprêtée, l’ortie forme un fil étonnamment doux, soyeux et souple au toucher. On l’a utilisé en plusieurs endroits de l’Eurasie, à différentes époques. De cette matière fibreuse, l’on a tiré aussi bien du fil de couture que de solides pièces de tissu. Connue comme telle au temps d’Albert le Grand, la fibre textile de l’ortie fit plusieurs fois l’objet de tentatives de production industrielle entre le XVe et le XVIIe siècle en Allemagne, mais tout cela s’avéra vain, puisque le succès ne fut pas au rendez-vous. Malgré les écueils face auxquels l’homme buta, il réitéra l’expérience et put de nouveau réquisitionner l’ortie durant la Première Guerre mondiale. Le fil d’ortie permit alors de fabriquer divers objets usuels (toiles de tente, sacs à dos, torchons, liens, cordages et ficelles, vêtements tricotés, etc.). Si j’en crois une récente lecture, l’ortie fut même conviée une fois de plus durant la Seconde Guerre mondiale : le manque de coton contraignit l’Allemagne à se tourner vers l’ortie pour en tirer de quoi confectionner les uniformes des militaires. Est-ce seulement anecdotique ? Ajouter au caractère martial de l’ortie, que nous avons largement abordé, la rune Sieg (ᛋ) doublée de la Schutzstaffel, fut-il un moyen dont disposa l’Allemagne pour convoquer des forces belliqueuses à même de lui faire remporter la guerre ? Je n’en sais trop rien, mais revêtir un soldat d’une tunique fabriquée en fibres d’ortie est, d’un point de vue symbolique, tout à fait surprenant et certainement pas anodin (tant on connaît l’appétence des nazis vis-à-vis de certains symboles anciens). Loin de toute cette agressivité guerrière, la douceur de la soie se mêla à celle de la fibre d’ortie au Turkestan lors des étapes de tissage, tandis qu’en Toscane, lorsque la feuille de mûrier dont se repaissent les vers à soie venait à manquer, on leur fournissait de l’ortie comme agape de remplacement. Quant aux habitants de la péninsule du Kamtchatka, ils usèrent eux aussi du fil d’ortie pour fabriquer bien des objets de la vie courante, en particulier des filets de pêche, étant un peuple principalement tourné vers la mer, celle-là même que redoutèrent les frères d’Élisa jusqu’à ce qu’elle vînt les délivrer de leur triste condition.



Femmes Rai du Népal exposant le fenga, gilet traditionnel tissé en fibre d’ortie de l’Himalaya (Girardinia diversifolia).


Si les propriétés thérapeutiques des orties sont très similaires, force est de constater qu’elles se distinguent nettement d’un point de vue botanique. Ces distinctions commencent tout d’abord sous le sol. Les parties souterraines de la grande ortie, vigoureux système de rhizomes jaunâtres, font d’elle une plante vivace, tandis que la petite, à la racine fusiforme blanche, n’est qu’annuelle. C’est ce qui justifie que la grande ortie adopte régulièrement une taille comprise entre 30 et 100 cm (parfois bien davantage chez des sujets frôlant les deux mètres), tandis que la petite ne dépasse généralement pas un demi mètre de hauteur. Les feuilles aiguës longuement pétiolées de la grande ortie sont beaucoup plus longues que larges, alors que les feuilles brièvement pétiolées de la petite sont aussi longues que larges, et portent deux stipules à leur base. Des différences s’observent encore au niveau des pièces florales, ne serait-ce que sur l’organisation sexuée de nos deux orties : la grande ortie, aussi dite dioïque, porte donc ses fleurs mâles et femelles sur des pieds distincts, ce qui n’est pas le cas de la petite ortie, monoïque, elle (autrement dit, les fleurs mâles et femelles se trouvent sur le même pied, avec une prédominance de fleurs femelles). « Lorsqu’on irrite les étamines, elles se meuvent rapidement, et les anthères lancent en forme de fusée leur poussière séminale » en si grande quantité qu’elle est visible à l’œil nu11. C’est là un autre des caractères martiaux des orties !

Au registre des caractéristiques communes, nous remarquons des poils urticants sur les tiges et les feuilles des deux espèces, des feuilles opposées à bordures dentées, des fleurs vertes à l’aisselle des feuilles, dénuées de pétales et comptant quatre sépales, et dont la floraison s’étale de juin à septembre/octobre, formant à terme des fruits de forme ovale.

Espèce européenne tout d’abord, l’ortie s’est vulgarisée depuis l’avènement de la « mondialisation ». On peut dire qu’elle ne s’en est jamais plus donnée à cœur joie que depuis que l’homme, primo, s’est sédentarisé (bien des sites néolithiques font apparaître des dépôts de graines d’ortie), secundo, qu’il s’est, paradoxalement, engagé à coloniser la planète entière. Ce qui explique que les orties soient, à l’image de l’homme, des pionnière envahissantes. On peut d’ailleurs suivre la progression de l’ortie en observant la propagation humaine à la surface du globe, attendu que l’ortie, en tant que plante rudérale est un compagnon de l’homme et un marqueur de la présence de ses activités, très friande des détritus qu’il abandonne derrière lui ou tout à côté de son « chez-lui », c’est-à-dire un ensemble de pollutions relatives à ses entreprises. Supportant tous les sols, se reproduisant sans beaucoup d’aide, elle suit littéralement l’homme à la trace : on la trouve dans les décombres, les dépotoirs, près des habitations en ruines (jamais non loin de son grand ami le sureau), dans tous les autres lieux laissés à l’abandon (vieilles voies de chemin de fer, à proximité d’engins agricoles rouillés placés à l’écart des fermes), ainsi que friches, fossés, ruisseaux « fatigués », talus, bois humides, bordures de chemin, etc. Elle a beau être « mauvaise », elle n’en reste pas moins la plus fidèle ambassadrice de l’homme : partout où on la voit, l’homme s’y trouve aussi. Et si tel n’est pas le cas, elle révèle la trace d’un passage ancien de l’homme bien après que celui-ci s’en soit allé. Cette fidélité s’étend d’ailleurs jusqu’au cimetière ! L’intrication de l’ortie avec la vie humaine est si prononcée qu’on peut se demander à quoi pouvait se réduire l’existence de l’ortie avant l’apparition de l’homme sur Terre…

Elle élit domicile dans des lieux gorgés de nitrates et d’ammoniaque, c’est-à-dire toutes ces zones pourvoyeuses d’une exceptionnelle richesse nutritionnelle (déchets organiques, minéraux, etc.) dont l’ortie sait faire grand cas. Elle apprécie aussi beaucoup la ferraille et elle « contribue […] à débarrasser le sol de son excès de fer car elle élabore l’oxyde de fer »12, ce même fer qu’elle contient elle-même en grande quantité et qui fait le bénéfice de l’anémié ! Ainsi, une colonie dense de grandes orties signale, non pas la pauvreté d’un terrain comme on s’abuse parfois à le penser, mais son excessif engorgement, jusqu’au débordement, à l’écœurement même, si je puis dire. En état clinique de crise de foie, certains l’enrichissent, pensant l’ortie signalétique d’un sol famélique… Erreur fatale ! Cette prolifération est donc – tout comme on la constate à l’identique pour la renouée du Japon – le signe patent d’une perturbation majeure du sol. Si l’ortie est présente en masse, qui plus est sous la forme de grands spécimens de deux mètres de hauteur, c’est pour corriger un tant soit peu un déséquilibre. Si on la laisse faire, bien entendu


Illustration tirée de l’ouvrage de Rembert Dodoens, Stirpium historia commentariorum (1553-1554).


Les orties en phytothérapie

Malgré des caractéristiques botaniques bien distinctes, il est tout à fait envisageable d’employer indifféremment les orties en phytothérapie, du moins en ce qui concerne les parties aériennes. En revanche, au sujet des racines, seules celles de la grande ortie ont été retenues par la pratique phytothérapeutique occidentale moderne. Ce qui nous facilite la tâche, puisque les feuilles d’ortie (et accessoirement leurs tiges) sont les principaux organes végétaux dont on se sert dans le domaine qui nous intéresse.

Il ne faut pas se fier au goût légèrement styptique, assez faiblement oléracé, parfois aigrelet des feuilles d’ortie, non plus qu’à l’absence d’odeur dans leur tissu. Si on allait dans ce sens, l’on pourrait en déduire que manque d’odeur et de saveur équivaudrait à défaut d’efficacité. Cela ne se vérifie pas à propos des deux orties ici présentées, bien au contraire, tant leur incomparable richesse en font un must en phytothérapie, à l’instar de l’huile essentielle de menthe poivrée en aromathérapie. Nous allons donc nous attacher à faire maintenant le portrait biochimique des orties, entreprise laborieuse, puisqu’elles visent pas moins que l’extrême prodigalité, et offrent à bon compte un étonnant stock d’éléments indispensables à l’organisme. La première chose frappante, quand on enquête sur les composants biochimiques des orties, c’est le formidable taux de protéines qu’elles affichent (de 13 à 20 % dans les feuilles), accouplé à une faible présence de fibres cellulosiques (6 à 8 %). « Il est intéressant de noter la richesse en protéines et la pauvreté relative en cellulose car la digestibilité des premières est inversement proportionnelle à la quantité de cellulose qui les entoure »13. Or, comme les protéines des orties se situent surtout dans les feuilles et les fibres dans les tiges (que l’on ne consomme généralement pas), l’on rencontre assez peu ce problème au travers d’une consommation régulière d’ortie, de toute façon presque toujours plus profitable que dommageable (sauf contre-indications bien évidemment). C’est d’autant plus intéressant que, contrairement à ce qu’on nous serine à longueur de temps, une surconsommation de fibres (surtout les dures) est contre-indiquée chez tous, car de formidables apports réguliers sont une véritable manne pour des bactéries Gram – du type prevotella dont la pullulation intestinale n’est pas sans conséquence sur l’organisme. Donc, mettre le holà sur les fibres et l’idéologie qui entoure leur soi-disant bienfaisante consommation, est une bonne idée que l’ortie nous permet d’appliquer à peu de frais (ce qui explique qu’il est souhaitable de consommer 100 g d’ortie fraîche plutôt que son équivalent en céleri branche, par exemple, bourré de fibres). L’on trouve aussi des lipides dans l’ortie (acides gras, surtout dans les semences : 5 %), de petites quantités de mucilage, des acides organiques (acétique, silicique), ainsi qu’une surprenante proportion de chlorophylle (jusqu’à 0,15 % dans l’ortie fraîche, ce taux grimpe à 6-7 % dans la même quantité d’ortie sèche). L’influence de la chlorophylle sur la formation du sang est bien supérieure à celle du seul fer. Peu de chose distingue la chlorophylle de l’hémoglobine : cela tient à un atome de magnésium pour la première et un atome de fer pour la seconde. De plus, cette substance verte « favorise les réactions du métabolisme cellulaire, la cicatrisation des plaies et, en tant que substance azotée, elle supplée au manque de protides »14. Puis viennent des tanins (acide gallique), des flavonoïdes (rutine, quercétine, etc.), des acides phénols, ainsi qu’une pléthore de vitamines et d’éléments minéraux. Concernant les premières, on remarque parmi elles une abondance de vitamines du groupe B (B2, B5), de provitamine A (carotène), de vitamine C (sept fois davantage que dans les oranges à quantité égale !), ainsi que des vitamines E et K. Au sujet des sels minéraux et des oligo-éléments, ont été dénombrés les suivants : du fer (largement plus que dans l’épinard qu’une vieille et fausse croyance a toujours tenu en estime sur ce point, avant qu’on ne se rende compte que sa teneur en fer se situait bien en-deçà de cette réalité usurpée). Au sujet de l’herboristerie, on lit parfois que la place de l’ortie « y serait au même titre que celle de l’épinard »15. On constate un peu trop souvent cette comparaison de parenté qui laisse entendre qu’épinard et ortie se valent bien. Il n’y a rien de plus faux, l’ortie est bien supérieure à l’épinard des jardins qui, bien qu’honnête, ne fait pourtant pas de miracles. Au fer, on peut adjoindre une abondance de calcium et de potassium, que secondent sodium, magnésium, sélénium, cuivre, zinc, soufre, phosphore, manganèse et silice, laquelle se trouve davantage dans les tiges que partout ailleurs, à l’exclusion des aiguilles qui couvrent intégralement les limbes foliaires : chaque aiguille est formée d’une base calcaire surmontée d’une pointe de silice qui casse comme du verre quand on la touche. C’est alors qu’elle répand une surprise urticante bien connue des étourdis, un suc contenant de l’acétylcholine (1 %), de l’histamine (0,05 à 2 %) et de l’acide formique. Ce suc irritant n’est pas sans posséder quelque analogie avec le venin des serpents, mais surtout avec celui des abeilles. Cependant, les quantités injectées à chaque fois sont telles que la sensation douloureuse ne s’installe généralement pas dans le temps.

Autre point important : les orties recèlent de la sérotonine ainsi qu’une hormone intestinale favorable aux sécrétions, la sécrétine, substance qui « compte parmi les meilleurs stimulants connus des sécrétions stomacale, pancréatique, biliaire et intestinale, ainsi que des mouvements péristaltiques de l’intestin »16.

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique puissante (augmente le débit et le volume des urines, réduit le volume post-mictionnel), éliminatrice de l’acide urique, dépurative rénale, préventive de la formation de lithiase rénale
  • Draineuse et dépurative hépatobiliaire, antidiabétique (fait baisser la glycosurie), favorise les sécrétions biliaires et pancréatiques
  • Apéritive, digestive, favorise les sécrétions gastro-intestinales, antidiarrhéique, stomachique, laxative légère
  • Favorable à la circulation sanguine, vasoconstrictrice, augmente la pression artérielle, accélère le rythme cardiaque, régénératrice du sang, augmente le taux de globules rouges sanguins, le nombre des hématies et la teneur du sang en hémoglobine, hémostatique
  • Anti-infectieuse : antiseptique, bactériostatique
  • Anti-inflammatoire, antalgique articulaire, antirhumatismale, prévient la dégradation des cartilages articulaires
  • Astringente puissante, résolutive, détersive, révulsive, régulatrice des sécrétions de sébum
  • Emménagogue, galactogène (?)
  • Aphrodisiaque
  • Stimulante, tonique, adaptogène, revitalisante, fortifiante, reconstituante, minéralisante, antirachitique, anti-anémique, très nutritive
  • Anti-oxydante
  • Sudorifique
  • Stimulante de la glande thyroïde
  • Stimulante de la repousse capillaire, réductrice de l’alopécie, supprime les pellicules

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée (y compris celle des tuberculeux), selles muqueuses, dysenterie (y compris de nature cholérique), entérite aiguë, chronique et mucomembraneuse, transit intestinal irrégulier, atonie digestive, ulcère gastrique et intestinal, flatulences, nausée, hématémèse
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : inflammation et infection des voies urinaires, cystite, néphrite, énurésie chez l’enfant, lithiase urinaire, insuffisance urinaire, rétention d’eau, hydropisie, hyperuricémie (goutte, rhumatisme, arthrite), hématurie, affections prostatiques (hyperplasie bénigne, hypertrophie, congestion, adénome, prostatisme)
  • Troubles de la sphère gynécologique : préparation à la grossesse et à l’accouchement, hémorragie post-partum, congestion utérine, hémorragie utérine (en dehors des règles), métrorragie, insuffisance lactée (après accouchement), démangeaison génitale, leucorrhée chronique, ménopause (bouffées de chaleur, maux de tête, baisse de la libido)
  • Troubles de la sphère respiratoire : hémoptysie, asthme, asthme humide, pleurésie, angine, amygdalite, rhume des foins et autres allergies respiratoires, infection pharyngée
  • Troubles du système cardiovasculaire et circulatoire : hémophilie, hémorroïde, épistaxis, autres écoulements sanguins des sujets affaiblis, engorgement lymphatique, tumeur lymphatique
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : ictère, lithiase biliaire, diabète
  • Troubles locomoteurs : goutte, rhumatisme, arthrite, atonie musculaire, déminéralisation (rachitisme, ostéoporose), paralysie, apoplexie, entorse
  • Affections bucco-dentaires : aphte, muguet, inflammation et engorgement des gencives
  • Affections cutanées : acné, eczéma, psoriasis, dartre, lichen, urticaire (y compris celui causé par l’absorption de crustacés et de mollusques marins), brûlure (premier et deuxième degré), impétigo, sycosis, ulcère (putride et sordide), gangrène, érythème fessier, piqûre (d’insecte, mais aussi les siennes propres !)
  • Soin des ongles, des cheveux et du cuir chevelu, pellicules
  • Fatigue, asthénie, anémie, faiblesse générale, fragilité face aux infections (faiblesse immunitaire), convalescence
  • Inappétence sexuelle, baisse du désir sexuel

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles : comptez 15 à 30 g (jusqu’à 60) par litre d’eau en infusion à couvert pendant 10 mn. Par tasse d’eau bouillante (15 cl), on prévoira une cuillerée à café de feuilles d’ortie environ.
  • Infusion de feuilles et de racines : 50 g en mélange par litre d’eau, que vous ferez bouillir durant une poignée de minutes, puis infuser hors du feu et à couvert pendant 20 mn.
  • Infusion composée : mélangez la même quantité de feuilles d’ortie, de feuilles de plantain et de baies de genévrier. Comptez une belle cuillerée à café de ce mélange en infusion durant 10 mn dans une tasse d’eau bouillante.
  • Décoction de racines : 30 à 50 g par litre d’eau en décoction pendant 10 mn.
  • Décoction de plante entière (feuilles et racines) : 100 g par litre d’eau pendant 10 mn. Cette décoction concentrée se réserve surtout à l’usage du bain. Pour un bain de pieds défatiguant, les feuilles seules sont suffisantes.
  • Décoction composée : comptez autant d’ortie (feuilles et racines), que de racine fraîche de bardane et de thym frais. Menez en décoction durant un quart d’heure, filtrez et servez-vous en en compresse locale (affections cutanées, soin du cuir chevelu, etc.).
  • Lotion du docteur Leclerc : 25 g de feuilles et fleurs fraîches de capucine, 25 g de feuilles fraîches d’ortie, 25 g de feuilles fraîches de buis, 25 g de sommités fleuries fraîches de serpolet. Faites macérer les plantes hachées dans ½ litre d’alcool à 90° pendant quinze jours. Filtrez en exprimant bien puis remplissez-en une bouteille hermétique. A utiliser en friction du cuir chevelu.
  • Autre lotion capillaire : 25 g de racines d’ortie et 25 g de feuilles de romarin dans un litre d’alcool à 90°. Ou alors : 60 g de racines d’ortie et 60 g d’origan en macération dans un litre d’eau-de-vie pour fruit (40°) pendant un mois.
  • Lotion vinaigrée : faites bouillir une belle poignée de racines d’ortie dans ½ litre de vinaigre de cidre pendant 10 mn. Après filtrage de la préparation, on peut s’en servir en compresse locale (affections cutanées, soins du cuir chevelu, etc.).
  • Macération vineuse : mêlez 5 g de poudre de poivre noir fraîchement moulu à 10 g de semences d’ortie, placez le tout dans 75 cl de vin rouge durant au moins deux semaines. C’est là un des rares exemples d’utilisation de la graine d’ortie, particulièrement usitée pour ses prétendues propriétés aphrodisiaques qui m’ont été rapportées par un ami il y a quelques années.
  • Poudre de feuilles d’ortie : à équivalence ou en complément de la poudre de prêle, du lithothamne, etc. A mélanger à un peu de miel, sirop d’agave, etc.
  • Extrait fluide alcoolique ou glycériné (méfiez-vous de la composition de ces produits : on trouve soit la racine, soit la feuille. Selon la destination, il est souhaitable de prendre connaissance des informations libellées sur l’étiquette).
  • Suc frais : usage bien moins courant qu’autrefois (on préfère le mode d’emploi précédent, bien plus pratique), d’autant qu’il faudrait recourir à 60-120 g de ce suc quotidiennement. Il est aussi peut-être plus souhaitable de s’en remettre à l’usage suivant.
  • Dans l’alimentation : l’ortie fraîche, quand elle est jeune et que la saison s’y prêtre, peut faire l’objet d’une consommation alimentaire quotidienne. Dans ce sens, on privilégiera les feuilles de petite ortie, bien moins filandreuses que celles de grande ortie. En vue d’une dessiccation pour usage ultérieur, les deux orties se valent. Une fois bien sèches, leurs feuilles peuvent s’émietter sous forme de paillettes, ce qui permet de les saupoudrer au-dessus d’une salade, de les incorporer à une préparation chaude (une omelette, par exemple, à l’instar de l’ail des ours). Prenez cependant soin de la chose suivante : de la feuille fraîche à la feuille sèche, l’ortie perd les 4/5 de sa masse environ. Si une recette requiert 100 g d’ortie fraîche, on n’en utilisera que 20 g à l’état sec. C’est qu’il ne faudrait pas risquer une surdose ^.^
  • Urtication ou flagellation à la botte d’ortie. C’est une donnée affirmée de façon très sérieuse par Reclu dans son ouvrage de 1889. Elle était d’usage courant dans les campagnes françaises, même au XXe siècle. La littérature médicale européenne des cinq derniers siècles aborde très favorablement cette technique pour des cas médicaux qu’aucuns autres remèdes n’avaient su résoudre (Roques, qui militait en faveur de ce « moyen cruel et barbare », cite, par exemple, le cas d’un homme à peu près paralysé d’un bras, ayant recouvré son usage après plusieurs mois de séances d’urtication !).

Note : l’infusion ainsi que la consommation régulière d’ortie sont profitables à l’organisme, sachant que la sécrétine que cette plante contient est soluble dans l’eau et qu’elle ne s’y décompose pas. Le bénéfice de l’infusion d’ortie, c’est que son effet se prolonge sur plusieurs jours. On peut donc espacer les prises dans un souci d’économie.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Lors d’une récolte, avant toute chose, munissez vous de gants et éventuellement d’un sécateur. Afin de bénéficier au mieux des qualités de l’ortie que vous cueillerez, évitez les lieux passants (bords de route, sites fréquentés par des chiens et/ou des renards…). L’ortie est moins virulente par temps chaud ou juste après la pluie (mais comme il n’est pas conseillé de récolter les simples quand ils sont trempés, on n’oubliera pas les gants ^.^). Affirmer qu’on peut récolter les feuilles d’ortie toute l’année est sans doute un peu osé. Sans aller jusque-là, disons que durant une bonne partie de l’année, la petite ortie peut se prêter à trois coupes facilement, ce qui permet d’étaler la période de récolte du mois de mars à celui d’octobre. On peut cueillir les tiges entières des deux espèces entre juin et septembre. Quant aux racines, il faut situer leur extraction en dehors de la période végétative de la grande ortie, soit immédiatement après la fin de la fructification (septembre/octobre) ou bien juste avant son ré-amorçage printanier (mars).
  • Sécher l’ortie est un travail minutieux, car une fois coupée cette plante a tendance à fermenter facilement. Il faut donc en disposer les tiges sur des claies ou les suspendre à des ficelles dans un local ombragé, sec et ventilé, seules conditions permettant de mener rapidement à bien la dessiccation des feuilles d’ortie, et d’éviter leur noircissement, signe qui montrerait immanquablement l’échec de l’opération.
  • La racine de grande ortie est strictement réservée à l’homme adulte. Quant aux feuilles des deux espèces, elles sont utilisables par tous. Cependant, une trop grande consommation alimentaire et/ou médicamenteuse d’ortie peut amener la suppression des urines, de même que des phénomènes d’irritation gastro-intestinale et allergiques, une sensation de malaise épigastrique, une sudation anormale. Il faut se méfier des plantes d’ortie trop mâtures qui ne seraient pas sans risque pour la sphère rénale, ce qui n’aurait rien de bien étonnant, sachant que, globalement, l’ortie est déjà contre-indiquée chez les dialysés, les uratiques, les oxaluryques, les arthritiques, les goutteux et les rhumatisants. Son emploi est aussi contre-indiqué chez la femme enceinte (on dit qu’elle serait potentiellement abortive à haute dose…). Certains médicaments sont aussi susceptibles d’entrer en conflit avec l’ortie : antidiabétiques, antihypertenseurs, dépresseurs du système nerveux central, analgésiques, AINS, anticoagulants, etc. A haute dose, les graines seraient purgatives (voire super purgatives), abortives, vénéneuses, etc. Sont-ce des ouï-dire ? Bien assez pour être citées comme tel dans un ouvrage de Pierre Bulliard qui traite des plantes vénéneuses et suspectes de la France. Mais comme tout ceci manque assurément de précision, nous n’en pouvons dire davantage… Rougeurs, sensation douloureuse, éruption de papules, tels sont les effets de la caresse de l’ortie. En cas de piqûre, il vous est loisible d’appliquer du vinaigre, d’utiliser certaines huiles essentielles (lavande fine, lavande aspic, lavandin, manuka, tanaisie annuelle, cataire), de frotter les piqûres avec des feuilles de plantain, d’oseille, de patience ou de joubarbe des toits, selon ce que vous avez sous la main. On considère que la piqûre de la petite ortie est plus vive que celle de la grande.
  • L’ortie, comme l’on sait, est une espèce végétale consommée depuis des lustres. On ferait remonter à plusieurs millénaires cette consommation et peut-être même une culture rudimentaire de l’ortie. Sans entrer dans des détails qui nous feraient remonter bien loin dans la préhistoire, observons simplement que si aujourd’hui l’ortie ne fait plus l’objet d’une ferveur alimentaire indéniable, jusqu’au XVIe siècle en Europe, on avait coutume de la consommer régulièrement toute l’année. Cette habitude s’est perpétuée jusqu’à très récemment en Europe du Nord (Scandinavie), ainsi qu’en Europe de l’Est (Russie, Ukraine). On retrouve aussi cette habitude alimentaire en Asie himalayenne (Népal). En France, il arrive parfois de trouver cette plante sur les marchés, comme j’ai pu moi-même le constater à proximité de Lyon. Je ne vous cache pas que c’est très anecdotique, bien moins que l’habitude retrouvée d’aller soi-même en cueillir une brassée pour la cuisine. Une fois cuite, elle perd son piquant grâce à la chaleur (vers 85° C). On peut en faire des potages, des farces, des tapenades, des pestos, l’incorporer dans une omelette ou une quiche en remplacement des épinards (qu’on peut substituer par l’ortie de préférence, vu que cette dernière ne contient pas d’oxalates comme c’est le cas de l’épinard). Les jeunes pousses printanières peuvent être cuites à la vapeur puis incorporées à une préparation. On peut faire de même des feuilles un peu plus âgées. C’est mieux que de les ébouillanter comme on le voit parfois suggéré. L’ortie est également comestible à l’état cru, en particulier quand elle est jeune. Mais, afin de bénéficier d’une ortie dénuée de son habituelle protection urticante, il importe de la faire faner une douzaine d’heures dans le réfrigérateur, ce qui a pour conséquence malheureuse de lui faire perdre une grande partie de sa vitamine C, substance qu’on sait fragile et volatile. Pour pallier l’inconvénient du suc irritant de l’ortie, l’on peut aussi, après nettoyage des feuilles, les sécher au torchon (ce traitement mécanique brise bon nombre d’aiguilles). On peut encore les faire tremper un certain temps dans une eau vinaigrée ou citronnée (l’acidité attaque la structure calcaire des aiguilles de l’ortie). L’expérience a effectivement démontré que l’ortie perd de son agressivité lorsque, finement ciselée, on la mêle à du vinaigre, du jus de citron, ainsi qu’à des corps gras (huile d’olive, beurre, crème fraîche, fromage blanc…). En tout état de cause, on comprendra que l’ortie fraîche ne peut se consommer abusivement sans précaution, des œdèmes suffocants ayant été observés au niveau de la cavité buccale.
  • La racine de grande ortie permet d’obtenir une teinture de couleur jaune pour la laine, quand on la fait réagir avec de l’alun. Quant à la décoction de jeunes pousses, elle fournit une couleur « jaune soufre intense ». Si on l’expose à l’air et aux alcalis, elle tourne à un vert proche du vert de Chine.
  • L’ortie est la principale source d’extraction industrielle de chlorophylle dont on utilise le pouvoir tinctorial (médicaments, aliments) et désodorisant, entre autres.
  • Autres espèces d’orties européennes : l’ortie romaine (Urtica pilulifera), l’ortie à membranes (Urtica membranacea).

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  1. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 332.
  2. Macer Floridus, De viribus herbarum, p. 82.
  3. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 445.
  4. Ce mot renvoie au nom de l’oiseau, la pie du même nom (Lanius collurio). Connue sous le nom d’écorcheur, elle empale ses proies sur des épines d’acacia…
  5. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 328.
  6. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 271.
  7. Le dieu Donar des anciens Germains, surtout connu pour être le dieu du tonnerre, est également celui du mariage. C’est pourquoi on lui associe l’ortie dont la graine aphrodisiaque facilite aussi les accouchements.
  8. Grand Albert, p. 89.
  9. Hans Christian Andersen, Contes, p. 142.
  10. Cimetière, c’est aussi le surnom qu’on attribue à la lugubre ortie qui pousse abondamment aux alentours de ces aires de repos.
  11. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 407.
  12. Pierre Lieutaghi citant E. Pfeiffer dans Le livre des bonnes herbes, p. 324. Contrairement aux guerriers qui, eux, ont plutôt tendance à l’abandonner sur les terrains qu’ils dévastent, l’ortie, fidèle à ses capacités purificatrices, cherche à faire place nette après la bataille, en assainissant les sols, même si l’on sait bien qu’elle est placée sous l’égide de Mars.
  13. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 331.
  14. Ibidem, p. 329.
  15. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 709.
  16. Ibidem.

© Books of Dante – 2023



Grande ortie


Le lin (Linum usitatissimum)

Le lin, instrument utile et indispensable au tisserand et au peintre, est ce que l’on peut appeler une espèce végétale civilisatrice, car si l’on s’écarte des chemins de la phytothérapie, l’on s’aperçoit qu’il est intervenu dans bien des domaines de la vie humaine : il est tout autant la ficelle tissée en filet qui permet d’attraper le poisson que l’huile grasse qui imperméabilise des étoffes pour les rendre invincibles à l’eau. Nous aborderons bien d’autres exemples d’utilisations, ce qui nous conduira à évoquer aussi bien les lavandières de la nuit que les peintres flamands du XVe siècle. Bonne visite !

Un beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes : lin annuel, lin usuel, graine de longue vie.

Il est si peu fréquent de signaler qu’une plante a eu un passé préhistorique que, lorsque cela est clairement avéré, il n’est nullement question de se priver d’une telle information qui nous projette très loin en arrière, en une période inaccessible autrement que par les traces abandonnées par nos prédécesseurs et que les tourments du temps n’ont pas détruit sur son passage. On connaît la fragilité des restes d’origine organique – végétaux, os, poils. Le lin ne déroge pas à cette règle. Cependant, par l’entremise de travaux de fouilles, nous savons aujourd’hui que les hommes du Paléolithique supérieur connaissaient cette plante et l’exploitèrent en tant que fibre textile il y a environ 35000 ans. En Géorgie, le site de Dzudzuana a révélé en 2009 la présence de fibres de lin qui sont parmi les plus anciennes preuves de l’usage textile de cette plante, puisqu’elles ont été modifiées, coupées, tordues, filées et teintes en différents coloris (noir, gris, rose, turquoise). Cet usage textile précéda de très loin la culture organisée du lin dont on place les balbutiements il y a 7000 ans, au temps des Babyloniens en Mésopotamie, avant même de se répandre aussi bien à l’est (jusqu’à l’actuel Japon) qu’à l’ouest, comme en Égypte par exemple, où l’on découvrit des compléments à la connaissance de l’histoire du lin à travers les âges. A l’époque des anciens Égyptiens, on peignit des fresques sur lesquelles sont figurées, à côté de scènes de semailles et de moissons, la culture du lin, mais également son travail en tant que fibre textile dont l’intérêt était très marqué (beaucoup moins pour sa graine en revanche, bien qu’il existât alors un usage thérapeutique du lin) : cordages, filets de pêche (sennes), voiles pour bateaux, vêtements sont autant d’objets qui attestent du solide savoir-faire des Égyptiens de l’Antiquité en la matière, point sur lequel on peut être assuré : au XIXe siècle, on n’y croyait guère, mais l’avènement du microscope a permis de déterminer l’identité exacte de la fibre usitée découverte dans les ruines poussiéreuses de l’Égypte qui oppressaient et étouffaient visiblement Henry David Thoreau. Tous ces objets étaient bel et bien manufacturés en lin et non en coton comme on l’imagina : « Les filaments de lin, sous un grossissement de 2 ou 400 diamètres au microscope, se présentent comme des lames ou des tubes coupés de distance en distance par des lignes transversales simples ou doubles, assez semblables à des nœuds de roseau ; tandis que les filaments de coton, dépourvus de ces nœuds, sont plats, disposés en rubans tortillés sur eux-mêmes en hélices aplaties, plus ou moins allongées »1.



A cette occasion, on put même remarquer que, parfois, le lin était conjointement tissé avec de la « soie de mer », c’est-à-dire le byssus des mollusques bivalves. Pour mieux nous convaincre de la déjà longue parenté du lin avec l’Antiquité égyptienne, adressons-nous donc à la grande dame de la vallée du Nil, Isis. Ne passait-elle pas pour l’« inventrice » de l’art de filer et de tisser le lin ? On n’aurait jamais associé une telle activité à une si grande déesse si le lin, par son usage, avait été de l’ordre de l’anecdote. Contrairement à la Mésopotamie, où le lin s’efforça sans succès d’entrer en concurrence avec la laine, cette fibre textile végétale était fort connue du côté de la Galilée et de l’Égypte, où l’usage de la quenouille et du fuseau était fréquent, comme plus tard dans le monde gréco-romain. En ces temps et en ces lieux, on vit coexister l’usage profane et l’emploi religieux du lin. Le premier est suffisamment bien décrit par la Bible (cf. Proverbes XXXI, 10-24) pour qu’on y insiste2. Quant au second, il faisait entrer le lin en vigueur dans la confection des vêtements sacerdotaux liés au culte et aux mystères consacrés à Isis (dans nombre de cultures du bassin méditerranéen, le lin resta longtemps indissociable des vêtements de la prêtrise, puisque cela se vérifie en Asie mineure, à Rome, en Grèce, dans le monde chrétien, et même au delà, en Inde). On n’imagine pas un chiton autrement qu’en lin (cf. l’étymologie même de ce mot). Chez les Égyptiens, cette empreinte était si marquée qu’on appelait leurs prêtes linigeri. De là, on comprendra que le lin ait rapidement gagné les côtes de la Grèce, quand bien même les anciens Grecs eurent connaissance de son existence bien avant que Cléopâtre ait achevé d’user sa dernière robe de lin, puisqu’il y fut cultivé et tissé depuis au moins le Ve siècle avant J.-C. En plus de ces emplois agricoles et textiles, l’on sait aussi que le lin était chez les Grecs un médicament, puisque ce sont les hippocratiques chez qui l’on constata les premières traces d’un emploi médicinal du lin. On le conviait en médecine autant pour ses vertus internes qu’externes, dont on avait remarqué les propriétés adoucissantes et émollientes de la semence, au travers d’affections toujours d’actualité : troubles gastro-intestinaux (constipation, douleur abdominale, diarrhée, irritation intestinale), pectoraux (catarrhe bronchique), cutanés (ulcère, « disgraciosités ») et gynécologiques (leucorrhée, irritation de la matrice). Broyées en farine et liées à l’eau, on constituait déjà des cataplasmes à l’aide des graines de lin, impliquant bien davantage le lin au sein du champ thérapeutique, s’avérant vulnéraire et anti-inflammatoire local. Deux faits étonnants méritent d’être retenus : aux dires de Dioscoride, le lin « cuit avec du miel et du poivre induit, paraît-il, l’appétit vénérien ». Du côté d’Hippocrate, l’on observe quelque chose de bien différent : on confectionnait des sortes de moxa avec de la filasse de lin enflammée que l’on approchait assez près des points névralgiques et des douleurs goutteuses afin de les soulager.



Bandelettes de momie égyptienne. IVe siècle avant J.-C. Walters Art Museum, Baltimore (États-Unis).


A la suite de l’Antiquité, le Moyen âge représente une période propice à la bonne réputation du lin, pour cela inscrit au capitulaire De Villis. Il incarne la perpétuation d’un mouvement entamé il y a environ 2000 ans et durant lequel il supplanta la laine pour des siècles (linges de maison et de corps), ainsi que le chanvre qui couvrait, au Moyen âge, des surfaces beaucoup moins considérables que celles de lin. En effet, ce dernier, filé, tissé puis teint, offre de magnifiques textiles végétaux que la rudesse du chanvre ne peut égaler. Aussi ne faut-il pas s’étonner de trouver entre les mains de Hildegarde de Bingen des linges de lin usités dans la pratique médicale de son temps. Pour l’abbesse, le linge de lin était autant le mode de transport du liquide où on l’y faisait tremper, que le véhicule de sa propre force, c’est-à-dire, en l’occurrence, de sa froideur qui s’invitait au besoin dans les inflammations qu’on souhaitait rafraîchir (l’étoffe de lin possède un effet « frais » inconnu au coton, fort appréciable durant les fortes chaleurs estivales). L’usage que Hildegarde faisait du lin rappelle un peu celui qu’on observe dans la magie : la pochette de lin dans laquelle on glisse quelque amulette est aussi bien instrument enveloppant que drogue proprement opérative, détail que l’on a généralement tendance à oublier. Outre cet usage du lin sous sa forme textile, l’abbesse n’omit pas d’en utiliser les graines, qu’après avoir fait bouillir elle plaçait sur les douleurs de côté, les points spléniques douloureux, etc. Elle était alors cantonnée à l’usage externe, à la manière de ce qu’on peut lire dans le Grand Albert qui propose une recette de cataplasme bonne contre le « charbon » dans laquelle la graine de lin entre en bonne part, en compagnie de force plantes émollientes, apaisantes et antiphlogistiques. Quant à l’école de Salerne, en lui attribuant des vertus apéritives et diurétiques, elle ajoute au tableau thérapeutique du lin de nouvelles propriétés. Le lin, en tant que graine médicinale, perdura comme cela jusqu’à la fin du Moyen âge pour, dès le XVe siècle, être progressivement remplacée par l’huile végétale tirée de la même semence, jusqu’à être supplantée dès le siècle suivant dans la plupart des anciens emplois traditionnels de la graine de lin, et même au delà, ce qui offrit un bon coup de fouet aux pratiques médicinales relatives au lin dès l’époque de Matthiole et de Jean Bauhin, par exemple. On se rendit compte des bons effets de cette huile végétale sur les affections des sphères pulmonaire et gastrique. Brièvement présentée par Lémery, on la trouve plus soigneusement étudiée par Chomel, qui n’en oublie pas néanmoins la graine entière et la farine de lin en tant que matières médicales, intervenant aussi bien dans les perturbations gastro-intestinales que les troubles vésico-rénaux. Voici, par exemple, deux modes d’emploi qui avaient cours au beau milieu du XVIIIe siècle : la recette de l’eau de lin simple, tout d’abord. Pour cela, il suffit d’enfermer 15 g de semences de lin dans un nouet de toile et de laisser infuser le tout dans une pinte d’eau bouillante pour quelques heures. Et, de la bouche de Chomel, une recette un peu plus alambiquée : « Un des meilleurs remèdes que l’on puisse appliquer sur les hémorroïdes, est un cataplasme fait avec la farine de seigle, mêlée sur le feu dans de l’huile de lin, et y ajoutant, quand on l’en retire, un jaune d’œuf »3. (A la condition expresse que la farine de seigle ne soit pas contaminée par l’ergot de seigle, chose encore fréquente au XVIIIe siècle. On pourrait imaginer l’action de ce champignon parasite sur les hémorroïdes…). Malgré tout cela, l’huile de lin médicinale perdra peu à peu le charisme dont elle se sera parée, et finira même par être interdite en France au début du XXe siècle, suspectée d’être potentiellement toxique à l’intérieur. Encore faudrait-il s’assurer qu’elle ait été bien réelle et qu’il n’y eut pas, en ce temps, confusion ou substitution frauduleuse avec de l’huile de lin industrielle, que la médecine et la pharmacie doivent obligatoirement rejeter. Si l’on a depuis mis un meilleur ordre dans les destinations très différentes d’un même produit, il n’en fut pas de même autrefois où la distance entre l’épicier et le droguier était parfois fort ténue et les tentatives de triche plus largement répandues en dehors de l’absence de tout organisme de contrôle fiable. Aussi, peut-on poser la question suivante : l’huile végétale de lin thérapeutique aurait-elle pâti d’un mésusage parce que remplacée parfois, sciemment ou non, par de l’huile de lin industrielle ? Cette question, qui en amène d’autres, met tout d’abord en évidence la porosité qui peut exister entre monde pharmaceutique et monde industriel. C’est ce dernier que nous allons maintenant explorer selon deux volets : le lin textile et le lin à huile destinée à l’industrie. Concernant cette seconde forme, il est bien évident qu’elle ne possède aucun rapport avec l’huile de lin alimentaire et thérapeutique, généralement obtenue à froid, alors que ce second produit est issu de l’extraction à chaud des graines de lin. Il n’a pas le même aspect, non plus qu’un « parfum » identique, au contraire : on n’aurait pas l’idée, de par sa seule odeur, d’en faire un usage thérapeutique et encore moins alimentaire, tant il est repoussant pour des papilles olfactives averties. L’huile de lin est naturellement siccative, c’est-à-dire qu’elle permet d’assécher plus rapidement la matière à laquelle on la mêle, tout en la fixant et en lui conservant mieux ses caractéristiques. Elle le devient davantage si on la chauffe. On saisit dès lors beaucoup mieux son implication dans le domaine artistique de la peinture à l’huile (sous-entendu : de lin), une pratique qu’elle honore de ses excellents services depuis le XVe siècle, époque à laquelle le peintre flamand Jan van Eyck (1390-1441) la mit à contribution. Cuite tout d’abord, puis exposée au soleil pour décantation et clarification, elle acquiert davantage de siccativité, accordant à la peinture un supplément de brillance et aux pigments éclat et douceur, tout en augmentant globalement la facilité d’exécution du procédé. Si l’huile de lin est capable d’accroître le lustre de ces surfaces que sont les toiles des tableaux verticaux de la plupart de nos musées, il s’avère qu’elle peut aussi se situer, sans qu’on s’en doute, sous nos pas, parfaitement horizontale : c’est observable chez celui que, prosaïquement, l’on appelle lino, simple apocope du mot linoleum, un nom qui signifie « huile de lin », tout simplement ! Matériau d’invention plus tardive que la peinture à l’huile, le linoleum a été mis au point par le britannique Frederick Walton en 1874 par polymérisation de l’huile de lin. Alors que le visiteur scrute la toile brossée par le peintre, il frotte ses semelles au contact de cette matière à odeur, elle aussi, spéciale, « une odeur qui colle à la peau », à l’image de celle que la plante incrustait dans l’intimité cutanée des ouvrières des filatures du nord de la France au début du XXe siècle et qu’elles n’avaient pas la chance d’abandonner sur leur lieu de travail en le quittant, tant la persistance de l’odeur du lin peut être tenace. Mieux vaut l’admirer au travers de l’éclat d’une toile du maître flamand à l’image des époux Arnolfini ou de la Vierge du chancelier Rolin, à l’arrière-plan de laquelle se déploie une grande cité dont on s’est épuisé à déterminer l’identité. Certaines toiles peuvent si loin nous emmener qu’on peut se risquer à jeter un œil à ses pieds pour constater s’ils ont décollé ou pas. Mais, passé ce moment de distraction, il est souhaitable de percer le mystère de la toile en allant au delà des apparences, des aplats de peinture à l’huile de lin. Si l’on n’a pas la chance d’y trouver de solides et parfaits panneaux de bois de tilleul, peut-être aura-t-on celle d’y découvrir une toile toute tendue de lin, matière plus durable, moins hygrométrique et qui se détend moins avec le temps, que le coton. Double prodige : cette plante participe autant du support que de ce que l’on y applique. Dans cette perspective, l’on n’hésite pas à soutenir qu’elle est aussi bien yin que yang : le médium porté sur la toile, agissant et actif, donc yang, accompagne la toile, passive, vaste surface à emplir de nature yin (on observe le même couple yin/yang dans un métier à tisser avec les fils de chaîne immobiles et les fils de trame guidés par la navette). On observe d’ailleurs cette intrication des deux principes du Tao dans la façon dont on conçoit le lin en Inde : on considérait durant l’Antiquité indienne que le ciel était composé d’une immense toile de lin, que l’aurore tissait continuellement la naissante et lumineuse robe du soleil, les fils de cette plante textile passant pour des rayons solaires. Cette promiscuité du lin avec les choses ouraniennes – visible tout d’abord dans sa fleur d’un bleu céleste dont on a fait un symbole de pureté – est tant marquée que l’on « appelle encore aube [NdA : du latin alba, « blanc », relatif à ce moment de la journée où le ciel blanchit sous la lumière du soleil à l’Orient] la chemise de lin du prêtre et des enfants de chœur », nous signale Angelo de Gubernatis4. Il y a effectivement quelque chose de céleste, de divin, voire de magique dans le lin : on en peut confectionner des dentelles si fines – délicatesse des doigts de fées – que les robes qu’on y façonne tiennent tout entières dans une coquille de noix. C’est là une des caractéristiques yin du lin, renforcée en ceci qui va maintenant suivre. La part féminine du lin se constate en ce que, dès les semailles de cette plante, sa culture est exclusivement affaire de femme. En Scandinavie et dans les pays baltes, seules les femmes ensemençaient les champs de graines de lin. En Allemagne, dans le même temps, elles enfouissaient des œufs dans la terre (ou bien les consommaient sur place) afin de consolider les conditions propices à la bonne levée du lin. Des danses étaient parfois organisées, de même que des sauts, afin d’exhorter le lin à pousser aussi haut qu’on avait sauté. « Ne t’arrête pas de grandir avant d’avoir atteint telle taille, vu que tu n’as que ça à faire ! », était l’une des manières de s’adresser au lin finalement levé. Parfois, les femmes soulevaient leur robe, découvrant ainsi leur vulve à la vue du lin et l’encourageaient à pousser aussi haut que leur sexe. Si jamais les femmes seules n’y suffisaient pas, on invoquait sainte Geneviève, intrépide patronne des fileuses, au moment de jeter la dernière poignée de semences de lin en terre. Par sa capacité végétative, facile, rapide et abondante, le lin est une plante de la vie auquel on voit tant de vigueur qu’on n’hésite pas à le faire intervenir pour assurer aux enfants une bonne croissance : « En Allemagne, lorsqu’un enfant grandit mal, ou qu’il ne marche point, la veille de la Saint-Jean, on le place tout nu sur le gazon, et on sème du lin sur ce gazon et sur l’enfant même ; dès que le lin commencera à pousser, l’enfant aussi doit commencer à pousser et à marcher »5. Ceci est un exemple typique de magie sympathique : l’enfant doit « imiter » le lin en érigeant sa tête vers le soleil, à l’image de la fleur de lin perchée sur une colonne ferme mais bien souple. Cette habitude qu’on a eu de faire du lin un intercesseur s’illustre également via les pièces de linge qu’on en tirait (le mot linge découlant du nom même du lin) et que l’on associait souvent à l’eau d’une source ou d’une fontaine sacrée, ainsi qu’à quelques saints bons à l’office (la triade eau/linge/saint était fort répandue dans les campagnes françaises et ce jusqu’à une époque récente – fin XIXe/début XXe siècle environ). Donnons quelques exemples de cette utilisation bienheureuse du linge de lin. Le geste qui revient fréquemment, c’est celui de tremper un morceau de lin dans l’eau, de l’y immerger plus ou moins longtemps et d’en frictionner la partie malade (la tête, les dents, les membres, etc.). Parfois, il fallait entièrement envelopper le malade avec une étoffe préalablement trempée dans l’eau, après qu’elle ait séché bien entendu. Laver les vêtements du malade dans l’eau miraculeuse était aussi un acte régulièrement réalisé. Tremper le linge de corps des femmes dans des sources dédiées à tel ou tel saint était censé leur faire acquérir les forces conjointes de l’eau et du saint, en particulier en cas de défaut de la fécondité des femmes, pour faire venir le lait à celles qui en manquaient, pour faciliter l’accouchement, etc. Toutes ces activités unissant l’eau au linge nous amènent à aborder le personnage de la lessiveuse. Laver son linge sale en public n’avait pas, autrefois, pris la connotation négative que cette expression abrite aujourd’hui. Les femmes se réunissaient autour du lavoir, discutaient de choses et d’autres : ce lieu était donc l’un de ceux dans lesquels on laissait libre cours à l’expression de la parole (aux bagarres et aux invectives aussi ^.^). On y propageait les potins, on y faisait circuler les rumeurs, on y racontait aussi des histoires, de celles où le linge se change en linceul, jeune vie mise à rouir comme des tiges de lin dans l’eau. De là à évoquer les lavandières de la nuit… Ces âmes en peine étaient condamnées à laver sans relâche un linge qui ne parvenait jamais à la parfaite blancheur (contrairement à celui des fées, toujours impeccablement immaculé), façon de marquer que la pénitence de ces damnées ne pourrait jamais en absoudre le péché, toujours plus ou moins relatif à la mort douteuse d’un enfant. C’est pourquoi on signalait le fait que les lavandières tordent du linge qui n’en est pas : quand on y regarde de plus près, on se rend bien compte qu’il s’agit du cadavre d’un enfant qu’elles essorent jusqu’à lui briser les os. Ainsi, une étoffe de lin insuffisamment blanche, tenant plus du linceul qu’autre chose, est donc la figuration d’une âme pas assez bien purifiée par la confession, les lavandières étant toutes des pécheresses au regard de la foi chrétienne : elles errent, battent bruyamment du linge en chantant des mélopées lugubres en plein milieu de la nuit. Gare au voyage imprudent qui en ferait la rencontre nocturne !… Tout cela explique qu’au cœur de ces légendes de laveuses de la nuit, spectres bien particuliers, l’on ait placé une autre pièce de lin que le linge : le linceul. Bien que linge et linceul tirent tous les deux leur origine du lineus latin, l’un est vêtement de vie là où l’autre enveloppe la mort, à la manière de ces étoffes qui emmaillotaient les cadavres en Égypte (et cela dans une visée moins glauque que la lavandière qui torsade un linceul) : en effet, les bandelettes de lin des momies égyptiennes garnissaient les défunts d’un « habit de lumière ». Le lin, hormis à travers l’objet même du linceul, n’est jamais aussi symboliquement attaché à la mort qu’à travers cet exemple. L’on voit bien, en Inde, un usage conjoint de la graine de lin et de la feuille de basilic sacré, que l’on baigne au sein de la même eau afin d’en laver la tête des mourants. L’on connaît tant la valeur apotropaïque du tulasi pour ne pas remarquer que les Indiens en accordaient une identique à la graine de lin afin qu’elle offre également protection à ceux prêts à quitter ce monde pour l’autre. On observe, bien qu’en s’écartant de considérations purement funestes, l’emploi du lin comme protecteur contre les sortilèges. Par exemple, au Pays basque, placer des graines de lin dans ses chaussures ou ses poches est censé agir dans ce sens. Au Danemark, pour barrer la route aux mauvais esprits, on répandait des graines de lin sur le pas de la porte d’entrée des maisons.



Mouchoir en lin. XIXe siècle. Suisse ou Allemagne.


Le lin dit usuel (L. usitatissimum) est une plante annuelle que l’on ne connaît plus qu’à l’état cultivé. Il est donc inexistant à l’état sauvage, ce qui est souvent l’apanage des plantes dont la culture remonte à fort loin dans le temps. On s’est égaré en conjectures concernant son berceau originel. S’agit-il de l’Asie mineure, de la vallée du Nil ou de tout autre lieu compris entre l’Europe occidentale et l’Asie centrale ? Nul ne semble le savoir vraiment. On a pensé, un temps, en faire un « descendant » de L. angustifolium, plante vivace courante en France, mais c’est aussi ridicule que de prétendre que le lin provient de tel endroit parce qu’on a retrouvé des dépôts de graines sur un site archéologique ou bien de tel autre qui se trouve être un important centre de confection textile. A considérer un pays comme la France, ce lin (hormis ses habituelles zones de culture : Nord/Pas-de-Calais, Normandie, Picardie, Île-de-France) peut prendre racine à proximité des champs et des jardins où on le cultive, jamais plus loin, tant ces millénaires de domestication ne lui permettent plus de s’ensauvager à des lieues de distance.

Le lin annuel est une gracieuse plante qui peut atteindre un bon mètre de hauteur par le biais de tiges fines et ramifiées quelquefois seulement dans les parties hautes, portant des feuilles lancéolées, linéaires et très étroites (jusqu’à 30 mm de long sur 4 de large), dont le vert grisâtre glauque le dispute au bleu azur/gris lin des corolles dans la catégorie pastel. Ces fleurs, solitaires à l’extrémité des pédoncules, comptent cinq divisions qui s’épanouissent en juin et en juillet (la floraison du lin n’est guère plus tardive, ce qui est fort heureux vu ce qui attend les cultivars à fibres textiles). Chaque fleur donne naissance à une capsule verte puis brune, plus ou moins ovoïde, achevée par une petite pointe en son sommet. Elle comporte cinq valves contenant chacune deux graines de couleur puce (une sorte de marron), assez petites (4 à 6 mm de longueur, moitié moins de largeur), plates et ovoïdes.

Le lin apprécie les sols frais, bien drainés, d’Europe et d’Asie, suffisamment exposés au soleil. Très gourmand, il nécessite des terres fumées, ce qui est d’autant plus important que le lin épuise considérablement les sols, même une fois engraissés, d’où l’obligation d’espacer les sessions de culture de 8 à 10 ans.

Si le Canada, la Chine et les États-Unis fournissaient en 2010 un peu plus de la moitié de la production mondiale de graines de lin (52,20 %), c’est à la France que revient l’honneur de produire les trois quarts du lin textile mondial, sans commune mesure avec ce qui se faisait il y a encore deux siècles : le lin, alors non concurrencé par le coton, était cultivé partout en Europe sur de grandes surfaces. Mais l’on ne saurait produire largement une plante à laquelle on trouve moins de débouchés qu’autrefois, quand bien même la part de textiles d’origine végétale croît avec les années ces dernières décennies.

La culture du lin a mené à la sélection de cultivars textiles et de cultivars à graines oléagineuses.



Le lin en phytothérapie

Si nous avons vu que l’industrie s’est emparée autant de la fibre textile que de la graine de lin comme oléagineux, la pratique médicale s’est surtout essentiellement concentrée sur cette dernière (nulle part l’on ne trouve d’informations ayant trait au reste de la plante : l’on n’a jamais imaginé – que je sache – faire des fleurs ou des feuilles de lin une infusion).

Par expression mécanique à froid de la semence de lin, l’on retire environ un tiers de son poids en huile surtout constituée d’acides gras polyinsaturés dont l’acide linolénique (oméga 3 : 53 %) et l’acide linoléique (oméga 6 : 15,70 %). A cela, il faut ajouter environ 1/5 d’acides gras mono-insaturés (acide oléique : 19 %) et enfin 10 % d’acides saturés (palmitique et stéarique). On y trouve encore d’autres acides (trans-vaccénique, arachidique, érucique, béhénique…) à l’état de trace uniquement.

Naturellement siccative – c’est-à-dire qu’elle s’épaissit avec le temps comme l’huile de noix –, l’huile de lin est fragile et peut facilement rancir. Compte tenu du fait qu’elle est difficile à obtenir sans extracteur, il est préférable de se la procurer en toute petite quantité. C’est pourquoi on la trouve en contenant opaque de 25 cl, jamais davantage. Il est préférable de la conserver au réfrigérateur après ouverture et de la consommer rapidement.

La graine de lin n’est pas seulement pourvoyeuse d’huile : on peut en tirer une farine que l’on fabrique de la manière suivante : après avoir mondé le lin, on le fait sécher si besoin à l’étuve à une température de 40° C. Puis on le pile dans un mortier métallique ou bien grâce à un moulin à café manuel. Douce au toucher, la farine de lin conserve la forme qu’on lui donne quand on la presse dans la main. S’émulsionnant dans l’eau, on lui reconnaît une bonne qualité en ce qu’elle ne bleuit pas sous l’action de l’eau iodée. Tout comme l’huile de lin, cette farine est extrêmement fragile : elle « s’altère facilement tant par le rancissement de son huile qui lui communique une saveur âcre (réaction acide) et une odeur désagréable, que par l’action de l’humidité atmosphérique qui développe des moisissures, produit l’altération du mucilage, l’échauffement et même la putréfaction ammoniacale »6. Dans certaines circonstances, elle peut même faire l’objet d’une combustion spontanée !

Que trouve-t-on encore dans ces semences inodores de saveur fade ? De la gomme, de la cire et de la résine, mais aussi une grosse fraction de protéines (25 %, dont de l’aleurone en quantité importante) et de fibres (14 %). Du tanin également, de la pectine, des lignanes (essentiellement dans le tégument des graines), des stérols, des traces d’hétérosides cyanogénétiques. N’oublions pas les vitamines (F, qui accompagne l’huile) et les sels minéraux (fer, silice, calcium, potassium, etc.), et nous aurons fait un tour d’horizon de la question des composants biochimiques constitutifs de la graine de lin. Enfin, pas tout à fait : il nous reste à expliquer ce qui a fait mériter son nom au lin : l’étymologie ferait provenir le mot lin de deux verbes latins, linire d’une part, linere d’autre part. Le premier veut dire « adoucir », le second « enduire, oindre », deux verbes tout à fait adaptés au lin, en particulier grâce à une substance adoucissante et émolliente qu’il contient, le mucilage (6 à 15 %). Assez courant dans le monde végétal (violette, mauve, guimauve, coquelicot, bouillon blanc, plantain psyllium, bourrache, graines de chia, tussilage, etc.), le mucilage présente l’intérêt une fois mis au contact de l’eau, de gonfler deux à trois fois de volume, formant une matière à la limite du visqueux et du gluant, semblable à un gel plus ou moins épais. Nous en reparlerons.

Propriétés thérapeutiques

  • Adoucissant, émollient, hydratant, calmant des douleurs et de l’irritation des muqueuses
  • Maturatif, résolutif, vulnéraire, détersif, stimulant de la régénération cellulaire cutanée
  • Apéritif, nutritif, nourrissant
  • Régulateur des battements du cœur, maintient le bon fonctionnement du système cardiovasculaire
  • Régulateur œstrogénique, protecteur face aux cancers hormono-dépendants (y compris prostatiques)
  • Renforce l’immunité et prévient le syndrome d’immunosuppression chronique
  • Réduirait l’insulino-résistance (?)
  • Anti-oxydant
  • Diurétique froid et tempérant
  • Laxatif, purgatif léger, vermifuge
  • Anti-inflammatoire

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, cystite chronique, ischurie, dysurie, blennorragie, strangurie, catarrhe vésical, néphrite, colique néphrétique, pyélite, difficulté de miction, spasmes vésico-rénaux plus ou moins douloureux
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, diarrhée à caractère inflammatoire (flux chauds), diarrhée douloureuse, éréthisme du côlon, dysenterie, constipation, autres stases stercorales, paresse intestinale, autres troubles du transit et du péristaltisme intestinal, gastrite, entérite, péritonite, colite, ulcère gastrique et duodénal, colique spasmodique, parasites intestinaux (ascarides vermiculaires)
  • Troubles de la sphère respiratoire : toux, toux chronique et aiguë, bronchite (légère, chronique), tuberculose (adjuvant), ardeur et sécheresse des voies aériennes, pharyngite, enrouement, catarrhe bronchique léger, pneumonie, emphysème, hémoptysie, pleurésie
  • Troubles locomoteurs : goutte, rhumatisme, douleur névralgique
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : possible action préventive sur les maladies cardiovasculaires, abaissement du toux de cholestérol sanguin, réduction de la pression artérielle, hémorragie active, hémorroïde et congestion hémorroïdaire
  • Troubles de la sphère gynécologique : syndromes prémenstruels, ménopause (bouffées de chaleur), cancers hormono-dépendants (possible action bénéfique sur les cancers du sein et de l’endomètre), douleurs menstruelles
  • Affections cutanées : plaie (enflammée, douloureuse, purulente), ulcère, furoncle, dartre, panaris, eczéma, dermatose douloureuse et/ou prurigineuse, abcès, tumeur, adénite, blessure, contusion, enflure, engelure, brûlure, gerçure, crevasse, peau sèche, rugueuse, chagrinée, ridée
  • Affections bucco-dentaires : gingivite, stomatite, maux de dents

Note : vous l’avez peut-être remarqué, mais un bon nombre de mots dans la liste précédente s’achèvent par le suffixe -ite, qui signale généralement qu’on a affaire à une inflammation. Face à cela, l’usage du lin est indiqué en raison de l’abondance de son mucilage, lequel porte son action aussi bien par voie externe qu’interne. Bien qu’il abaisse la sensibilité aux saveurs et à la température, il minimise aussi la douleur. Non seulement il permet de laver les plaies mais aussi de favoriser l’augmentation du bol alimentaire. Dans ce dernier cas, le transit et le péristaltisme retrouvent leur cours normal, alors que la portion huileuse contenue dans la graine de lin lubrifie les parois intestinales. De plus, le gel mucilagineux issu des graines de lin aseptise le canal digestif et le purifie en drainant un ensemble de déchets hors du corps, dont la toxicité peut provoquer différents troubles qui sont autant de signes d’une auto-intoxication (perte d’appétit, somnolence post-prandiale, insomnie, fièvre intermittente, etc.). Le lin est censé exonérer l’intestin de déchets qui ne manqueraient pas d’y occasionner, par stabulation forcée, ces divers troubles. Cependant, il importe de jeter un regard critique sur cette habitude consistant à absorber les graines de lin per os sous cette forme. En effet, que dire de tout ce mucilage ? Eh bien, il s’agit d’une substance glucidique donnant, par hydrolyse, du glucose, du galactose, de l’arabinose, du xylose, etc., c’est-à-dire des sucres qui vont, en plus de ceux apportés par l’alimentation quotidienne (!), venir faire le bonheur d’un certain nombre de micro-organismes intestinaux qui s’en repaissent, le candida pour n’en citer qu’un seul. De plus, les graines de lin, à l’instar de celles de beaucoup de céréales et de légumineuses, sont porteuses de mycotoxines qui se développent conjointement à la plante, au cours de son cycle végétatif. Consommer beaucoup de graines de lin, c’est donc absorber un supplément non négligeable de ces mycotoxines. Que pensons-nous donc qu’il va se produire une fois qu’elles seront parvenues dans l’intestin ? Celui-ci sera, certes, mécaniquement débouché s’il est sujet à la constipation, mais quid de la présence d’agents pathogènes et de ces excès de glucides dont va se repaître une flore non moins pathogène qui, à son tour, relarguera ses propres toxines dans l’organisme ? Sans que je lui vois fournir la moindre explication sur ce point, le docteur Leclerc déconseillait l’usage interne des graines de lin en cas de constipation. J’ignore la raison à cela, mais celle que je fournis ici mérite qu’on s’y arrête. C’est pourquoi le lin me semble contre-indiqué au travers d’une dysbiose intestinale comme la candidose par exemple.

Modes d’emploi

  • Consommation régulière de graines de lin dans l’alimentation (à bien mâcher ou à consommer fraîchement broyées, sans quoi elles ressortent comme elles sont entrées, c’est-à-dire entières). Sachez qu’elles s’oxydent très rapidement, l’on ne peut donc en moudre une certaine quantité à l’avance. Cette consommation ordinaire en nature avoisine deux cuillerées à café par jour, soit environ 10 g. Celles et ceux qui apprécient ça peuvent les mélanger à un demi verre de kéfir de lait.
  • Infusion de graines : 6 à 20 g dans un litre d’eau pendant quelques minutes seulement (passé ce délai, le mélange devient gluant et peu amène).
  • Macération à froid de graines : 20 g par litre d’eau pendant au moins cinq heures (au plus, toute la nuit).
  • Décoction de graines : 15 à 50 g dans un litre d’eau ou de lait.
  • Boisson émolliente : dans un litre d’eau bouillante, placez 12,50 g de semences de lin et la même quantité de miel. Laissez refroidir et prendre en deux prises.
  • Bain émollient : versez un quart de kilogramme de graines de lin dans cinq litre d’eau et portez le tout à ébullition. Après quelques bouillons, coupez le feu, passez en exprimant bien, puis versez dans l’eau du bain.
  • Huile de lin : à la cuillère, selon les besoins. Par exemple, une cuillerée à soupe d’huile de lin mêlée à autant de jus de citron est un excellent vermifuge lorsque la prise est souvent répétée.
  • Cataplasme de farine de lin : placez 15 à 25 g de cette farine dans ½ litre d’eau. Faites bouillir afin d’épaissir le mélange qui, pour autant, devra conserver une texture assez liquide pour s’appliquer correctement en couche d’au moins un centimètre sur les zones à traiter autour desquelles il faudra opérer un débord. Il s’agit là du cataplasme simple que l’on applique chaud sur la peau (il peut en être isolé par un morceau de tulle ou de flanelle) et le conserver jusqu’à ce qu’il froidisse sans que son efficacité n’en soit altérée. On peut aussi pallier le problème de l’adhérence excessive en déposant quelques gouttes d’huile sur la zone devant accueillir le cataplasme. Au delà de cette préparation, la pratique médicale d’autrefois recourait souvent au cataplasme sinapisé où à 4/5 de farine de lin venait se mêler 1/5 de farine de moutarde. Si pratique, la farine de lin se livra à la réalisation de nombreux autres cataplasmes pour lesquels elle ne jouait pas que le rôle de « vulgaire » excipient : cataplasmes anodins, narcotiques, maturatifs, etc. En mélangeant la farine de lin à de la poudre de quinquina, on obtenait un cataplasme antiseptique. On liait cette farine avec une infusion de safran et une décoction de pavot et de camphre, pour obtenir une pâte molle assurant le rôle de cataplasme antispasmodique, etc.
  • L’huile, en application cutanée locale, entrait aussi dans une foultitude de recettes de liniments, cérats, emplâtres, baumes, pansements et sparadraps.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Quelle que soit la préparation à laquelle on destine la graine de lin, il sera important de ne pas utiliser l’eau chaude du robinet pour ce faire, mais de l’eau bouillie à l’aide d’une bouilloire, de préférence non calcaire. En effet, les éléments minéraux tels que le calcium et le magnésium s’opposent à l’hydratation du mucilage. Les eaux dures devront être bannies et une eau très faiblement minéralisée préférée. Une fois cet écueil franchi, il faudra veiller à l’extrême fraîcheur de la graine de lin et de sa farine qu’on utilisera aussi sec, car la vieille farine de lin, outre qu’elle rancit, est également capable de provoquer des dermatoses de contact, ce qui est contraire au bon sens, sachant que le cataplasme de farine de lin est justement censé les apaiser ! On observait autrefois ce type d’accident chez les ouvriers qui manipulaient quotidiennement le lin. Prenant l’aspect d’une dermite érythémateuse, pustuleuse et vésiculeuse qui affecte tout d’abord les mains et parfois les pieds, on l’appelle eczéma des fileurs et des varouleurs de lin. Cazin remarquait même que l’eau de rouissage du lin était vénéneuse autant pour les hommes que pour les animaux. Quant à la poussière provoquée par le travail de la filasse de lin dans les filatures, elle était à l’origine de désordres respiratoires (asthme, hémoptysie).
  • L’huile de lin contient peut-être moins d’oméga 6 que d’oméga 3, il faut tout de même y songer : les oméga 6 étant inflammatoires, ils ne font pas bon ménage avec le maintien ou la restauration de la santé. Idéalement, il faudrait écarter de l’alimentation toutes les huiles végétales en contenant des quantités significatives (tournesol, onagre, pépin de raisin, carthame, noix, soja).
  • Si nous avons affirmé plus haut que la médecine et la pharmacie avaient largement tiré parti de la graine de lin, l’industrie ne s’est pas non plus privée de ses bons services, jetant essentiellement son dévolu sur son huile obtenue à chaud. Brune et d’odeur désagréable, elle intéressait bon nombre de secteurs industriels. On en fabriqua une sorte de glu, une fois bouillie à vase clos et continuellement remuée. A cette glu, on ajoutait du noir de fumée, ce qui permettait l’obtention d’encre d’imprimerie. Par adjonction d’essence de térébenthine, on fabriquait de l’encre de cave, à même de pouvoir se maintenir sur le verre des bouteilles. En faisant bouillir de l’huile de lin avec de l’eau additionnée d’acide nitrique, on produisait une sorte de « caoutchouc », tandis que sa cuisson avec de la litharge (un oxyde de plomb) augmentait la siccativité du mélange destiné à jouer le rôle de vernis comme le vernis gras, le noir de Brunswick, le vernis hollandais, le vernis pour plancher, le vernis siccatif brillant…, qui n’existent plus en raison de la présence de plomb dans leur composition (merci bien l’exposition chronique au plomb avec de tels produits !). Afin de bénéficier des vertus imperméabilisantes et collantes de l’huile de lin, on en élabora aussi des luts (lut gras, lut à la colle, lut de Mohr), c’est-à-dire une sorte d’enduit occupant la fonction de joint obturateur (par exemple, pour sceller hermétiquement un bouchon sur une bouteille). En plus de tout cela, l’huile de lin fut exploitée pour imperméabiliser des tissus (toile cirée, par exemple), fabriquer des bougies et des savons, servir d’huile d’éclairage, comme lubrifiant de pièces mécaniques, etc.
  • La récolte du lin se réalise quand les tiges prennent une teinte blonde. A ce moment, on les arrache, on les réunit en petits faisceaux liés par le sommet, puis on les abandonne au séchage en plein soleil. Puis vient l’étape du rouissage : il s’agit tout simplement de faire tremper les tiges de lin dans l’eau pendant une dizaine de jours, en veillant à ce qu’elles soient complètement immergées, puis de sécher le résultat de cette macération au four (ou en plein soleil). Ensuite, le lin est battu à l’aide d’un maillet et soumis au teillage grâce à une broie qui remplace l’ancienne étape du sérançage, c’est-à-dire le peignage du lin. Cette opération permet la séparation de la filasse des fibres textiles d’avec l’étoupe, partie la plus grossière du lin. Cette fibre textile tirée du lin fut surtout destinée au tissage de toiles (vêtements, linges de maison, bandages pharmaceutiques, moleskine…) et à la fabrication de cordes et cordelettes, jusqu’à ce que l’usure n’oblige à la convertir en pâte à papier pour une seconde carrière. Voici deux exemples historiques de l’utilisation du lin pour fabriquer des textiles. Premièrement, l’on peut signaler que la tapisserie de Bayeux datant du XIIe siècle et mesurant 68,30 m de longueur (pour ½ de largeur) est constituée d’un mélange de lin et de laine. Second exemple : un peu plus tard (XVIe siècle), on retrouve cette même union de la laine et du lin en Italie. Teinte en bleu indigo, on l’appelait toile de Gènes, avant de devenir « toile de jean ». Le moderne jean, quoi qu’on en pense, n’est donc absolument pas états-unien !
  • Autres espèces : aux fleurs jaunes : le lin campanulé (L. campanulatum), le lin de France (L. gallicum), le lin raide (L. strictum). Aux fleurs blanches : le lin purgatif (L. catharticum), le lin ligneux (L. suffruticosum), le lin à feuilles étroites (L. tenuifolium). Aux fleurs bleues : le lin bisannuel (L. bienne), le lin de Narbonne (L. narbonense).

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  1. François Dorvault, L’officine, p. 1534.
  2. « Qui trouve une femme de valeur ? Son prix est plus grand que celui des perles. Elle cherche de la laine, du lin, et fait ce que désirent ses paumes. Elle lance ses mains sur la quenouille, et ses paumes saisissent le fuseau. Elle se fait des couvertures ; son vêtement est de lin et de pourpre. Elle fait du drap et le vend, elle donne une ceinture au marchand » (La Bible d’André Chouraqui, pp. 1276-1277).
  3. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 536.
  4. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 198.
  5. Ibidem, p. 199.
  6. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 575.

© Books of Dante – 2023


Le capillaire de Montpellier (Adiantum capillus-veneris)

La semaine dernière, alors que je travaillais à la benoîte, je suis tombé nez à nez avec une expression inconnue ainsi libellée : « employer le vert et le sec ». Parlant de benoîte, c’était sans doute osé, sachant que cela signifie recourir à tous les moyens possibles et inimaginables pour faire advenir quelque chose que l’on souhaite ardemment. Bien. Or, voilà-t-il pas qu’il n’y a pas deux jours, j’ai recroisé la même expression dans une nouvelle de Marcel Aymé, La vamp et le normalien. Y est campée une créature indubitablement animée par les plus sombres penchants de Vénus – stupre et lucre : on l’imagine – deux fuseaux de soie, un parfum opiacé, des escarbilles dans le regard qui pourraient émouvoir jusqu’à la dignité d’un roi –, « essorer » ses prétendant qui, « pour lui plaire, avaient mangé le vert et le sec »1.

Il est fort curieux que la même expression unisse cette femme sulfureuse au capillaire que, par ailleurs, l’on surnomme cheveux de Vénus…

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous,

Gilles



Synonymes : fougère de Montpellier, capillaire vert, adiante, adianthe, cheveux de Vénus (en anglais : maidenhair ; en allemand : frauenhaar), couronne de Pluton.

Dans le salon de ma grand-mère paternelle, il y eut longtemps un capillaire en pot si prodigieusement magnifique, que je ne me souviens pas de la présence d’autres plantes dans cette pièce, tant celle-ci semblait occuper tout l’espace, supprimant du même coup la possibilité à quiconque d’y déployer également sa verdure. Moi qui ignorais alors jusqu’à son nom, quel ne fut pas mon étonnement d’en retrouver bien plus tard, çà et là dans divers livres plus anciens que modernes, les jolies frondes stylées « art nouveau ». Le capillaire de Montpellier avait donc connu aussi le succès en dehors du salon de ma grand-mère. Racontons donc l’histoire de cette somptueuse et étonnante fougère.

Pour qu’on en vienne encore à appeler cette plante « cheveux de Vénus », la déesse Aphrodite a dû pactiser avec bien des auteurs pour qu’ils parlent aussi longuement et avec autant de bonté et d’enthousiasme de ses « cheveux » ! A cela, nous allons pouvoir constater que les anciens Grecs et Romains s’employèrent fort bien, et que le capillaire aurait très bien pu hériter également du nom de plokamis qui veut dire « crinière, boucle de cheveux ». Interrogeons-nous donc au sujet de la connexion entre la plante et la déesse. Mais avant toute chose, considérons plus largement le capillaire au travers du cadre médical antique.

Ce sont surtout Pline et Dioscoride qui fournirent la plus abondante matière médicale concernant les capillaires : il était distingué un capillaire blanc (leukon) d’un noir (melan). Les descriptions qui nous sont données pour l’un des deux permettent sans difficulté d’y reconnaître celui qu’on appellera plus tardivement capillaire de Montpellier. Si l’on fait le résumé de ses propriétés, alors on peut assurer que cette plante pectorale était vue comme expectorante, mais également comme un remède de la rate, du foie, de la vésicule biliaire, des reins et de la vessie, soit un médicament végétal très complet, qu’il était permis de convier dans des maux aussi variés que les lithiases, les flux de ventre, l’hydropisie, les maux de tête, les écrouelles, les dartres et les ulcères. Diurétique et sternutatoire, il passait aussi pour alexitère, c’est-à-dire propre à corriger les délétères effets des venins infligés par la morsure des serpents et des araignées, et par la piqûre des scorpions. Ce qui est proprement prodigieux pour une plante d’apparence aussi frêle. C’est qu’elle devait être alors habitée par des esprits extrêmement puissants (et dont on se demande où ils s’en sont allés depuis…). Bien avant, dans la Collection des traités hippocratiques, l’on ne rédigea pas un portrait aussi hétéroclite du capillaire : ses usages n’étaient effectivement pas si étendus, mais, tout au contraire, resserrés autour de la sphère féminine, ce qui nous rapproche – il était temps – indubitablement d’Aphrodite. En quoi donc cette plante était-elle exploitée dans ce but ? Eh bien, par exemple, pour « les leucorrhées, les métrites et les écoulements rouges ; elle est également prescrite en pessaire mondificatif pour les femmes qui ne peuvent concevoir, pour calmer les douleurs de la matrice, fumiger l’utérus, favoriser l’accouchement [NdA : tout en expulsant les secondines] et aussi comme emménagogue »2. A tous ces soins apportés à la sphère gynécologique, s’en additionnaient d’autres qui n’avaient plus, à proprement parler, un objectif de santé mais de beauté, ce qui renforce la charge symbolique nous menant vers Aphrodite. Certaines sources relatent, en effet, l’emploi du capillaire au travers d’onguents miraculeux censés effacer les rides et d’autres produits cosmétiques permettant de faire l’admiration de tous à qui s’en enduirait le visage ou, à tout le moins, rendre sa splendeur à la peau des femmes défraîchies. On alla même jusqu’à appliquer un collyre à base de capillaire dans les yeux des personnes qui les avaient bleus, une couleur peu prisée par les anciens Grecs, afin de les noircir, puisqu’on savait ce pouvoir tinctorial au capillaire exploité également afin d’assurer à une chevelure sa luxuriance et son éternelle couleur d’ébène (qu’elle grisonne était considéré comme un signe de décrépitude qu’il aurait été inconvenant de mettre en évidence). Toutes ces attributions sont donc très fortement pro-vénusiennes : en effet, non seulement plante de la femme (du moins reconnue comme telle par les médecins antiques), elle possédait, de plus, des capacités cosmétiques et capillaires qui ne pouvaient déplaire à la déesse. Il n’en fallut pas davantage aux astrologues pour en faire une plante de Vénus, suivant en cela les mélothésies planétaires. Vettius Valens, astrologue grec du IIe siècle après J.-C. mentionnait que Vénus avait les coiffeurs sous sa coupe ! En effet, ne participent-ils pas de la beauté ? Ainsi, ce n’est pas moins qu’un pack Aphrodite/beauté/capillaire qui nous est proposé : si le capillaire est plante d’Aphrodite, et qu’elle même est déesse de l’amour et de la beauté, alors le capillaire doit probablement s’y entendre dans ces deux domaines. Portant parfois le nom de kallitrichon/herba callitrichum, le capillaire est bel et bien une plante à cheveux comme l’atteste le grec trix, trichos qui veut dire « cheveux ». Ainsi en parle Pline l’Ancien : « Quelques-uns l’appellent callitrichon, d’autres polytrichon, deux noms dus à ses propriétés : il noircit les cheveux ». Non seulement il efface les signes de vieillissement capillaire, mais encore permet-il de boucler les cheveux, d’en prévenir la chute et d’en stimuler la (re)pousse (par exemple grâce à un onguent tel que celui dont Dioscoride nous communique l’existence : constitué d’huile de myrte et de vin, y macèrent du labdanum, des pétales de lis, de l’hysope et du capillaire). Même le nom retenu par les botaniste pour identifier internationalement la plante fait, lui aussi, référence aux cheveux d’Aphrodite : adiantum découle du grec adianton, que l’on peut décomposer comme suit : a, particule privative et diaïnô, « mouiller, humecter ». L’adiante est donc la plante au feuillage qui ne se mouille pas : effectivement, le capillaire laisse glisser l’eau sur ses feuilles, prodige déjà relevé par Théophraste au IVe siècle avant J.-C. : « arrosée d’eau, elle ne se mouille pas et ne reste pas humide parce que l’eau n’y adhère pas ». C’est là « une propriété qu’on attribuait réellement aux cheveux d’Aphrodite, sortant de la mer »3. Dans la célèbre toile de Sandro Botticelli (1445-1510) intitulée La naissance de Vénus, c’est bien vrai qu’on ne lui voit pas les cheveux humides, bien plutôt flottants légèrement au vent, ce qu’une crinière trempée ne saurait certainement pas faire (imagine-t-on Vénus sortant des eaux, les cheveux mouillés, dans la figure ? Certes non, le glamour, attribution exclusivement vénusienne, en prendrait un sacré coup au passage). Cette fantastique caractéristique permet, à coup sûr, de reconnaître la déesse en tant que telle.



Logiquement, si l’on suit le principe des mélothésies planétaires, le capillaire est donc censé être employé dans les affections bronchiques et pulmonaires, la poitrine étant placée sous la domination de la planète Vénus (et donc justiciable des plantes qui lui sont dédiées). C’est ce que l’on constate chez Galien, qui notait les propriétés expectorantes du capillaire. Puis Alexandre de Tralles ajouta que cette plante est « capable de soulager les sujets dont les organes respiratoires sont embarrassés par des humeurs épaisses et visqueuses », mettant en évidence la propriété mucolytique de cette plante, c’est-à-dire apte à drainer le mucus excessif en dehors de l’organisme. Par ailleurs, les plantes de Vénus sont censées agir sur les autres domaines fréquemment problématiques aux vénusiennes et vénusiens : les affections gastriques et rénales par atonie de l’estomac et des reins, la tendance à la fatigue chronique (par déficience des cortico-surrénales), le ralentissement de la nutrition, la déminéralisation, le diabète, etc. Si certains autres usages rencontrés précédemment paraissent quelque peu tirés par les cheveux ^.^, il est utile de noter que les propriétés antidotaires du capillaire trouvent leur origine dans le fait que la déesse Aphrodite était tenue responsable des décès par potions vénéneuses (selon la loi de contrariété propre à la magie, jouant tant sur la sympathie que sur l’antipathie, ce qu’au reste Aphrodite incarne à merveille car elle est autant attraction que répulsion).

Aujourd’hui, à la claire lumière de ce que l’on sait du capillaire, l’on peut être tenté de poser une question : était-il parfaitement judicieux de faire du capillaire une plante de la femme et de Vénus ? En quoi ses actuelles compétences thérapeutiques peuvent-elles expliquer ses prétendues implications dans les domaines de la gynécologie et de l’obstétrique ? Parce que lorsqu’on fouille les sources récentes (dont certaines sont passées dans la moulinette scientifique pour en ressortir à l’état de pas grand-chose), rien ne permet d’asseoir cette hypothèse et de la valider. Il est fort possible que les Grecs soient allés un peu vite en besogne et que, d’un détail, ils aient extrapolés tout un tas de propriétés que ne possède pas le capillaire (nous verrons, dans la seconde partie de cet article, qu’elles sont en deçà de ce qu’imaginaient les Anciens, tant gréco-romains que ceux, plus tardifs, de l’époque moderne).

Au XVIe siècle, le médecin flamand Mathias de l’Obel, né à Lille en 1538, effectua ses études de médecine à l’université de Montpellier. Il fut, dit-on, le premier à employer contre l’asthme et la coqueluche cette fougère méridionale dont il découvrit l’existence aux environs du chef-lieu héraultais. Un peu plus tard et non loin de là, Olivier de Serres cultivait le capillaire au sein de son jardin médicinal du Pradel, en Ardèche. Tandis que le Grand Albert colportait la bonne nouvelle que le capillaire est un remède souverain pour les pulmoniques, cette plante était encore tenue en grand respect par les médecins de cette ville du sud de la France. Aux dires de Jean-Baptiste Chomel, « cette plante est d’un usage trop particulier, pour ne pas entrer dans quelques détails sur ses qualités. Un médecin de Montpellier, nommé Formius [NdA : Pierre Formi (1614-1679), né à Nîmes] »4 en fit presque un remède universel à équivalence avec l’or potable ! En 1644, il fit imprimer « un traité particulier [NdA : De l’adianton ou cheveux de Vénus, contenant la description, les utilités et les diverses préparations galéniques et spagyriques de cette plante], dans lequel il lui attribue de si grandes vertus, qu’il semble la regarder comme une panacée »5. Mais qu’en est-il « réellement » ? Eh bien, Chomel – qui ne me donne absolument pas l’impression d’avoir éprouvé les vertus du capillaire par lui-même… – ne fait que communiquer les informations fournies par Formi : ainsi est-il dit diurétique et sudorifique, fluidifiant et dépuratif du sang, apéritif, hépatique et « hystérique » (sans doute faut-il entendre ici emménagogue). C’est encore un remède secourable face aux fièvres de toute étiologie, aux affections hépatiques (jaunisse), vésico-rénales (anurie), gynécologiques (suppression des menstruations) et pectorales, là où elle excelle encore le mieux. Même Lémery, un demi siècle avant ce léchage fidèle de Formi par Chomel, n’osa pas autant étaler la sauce, se contentant de signaler que les végétaux du type capillaire « sont pectoraux, apéritifs, [qu’]ils excitent le crachat, [qu’]ils adoucissent les âcretés du sang, [qu’]ils provoquent les mois aux femmes »6, ce qui me paraît aussi exagéré que l’explication que Lémery fournit pour expliquer le lien de la plante à la déesse de l’amour : « On l’a surnommé de Vénus, à cause qu’on emploie les capillaires pour adoucir les tranchées des femmes après l’accouchement »7, ce qui est est assurément moins séduisant que toutes les raisons que nous avons jusqu’ici abordées. Le pauvre capillaire ne dût plus savoir à quel saint se vouer, aussi se raccrocha-t-il à la poitrine d’Aphrodite (ce qui n’est pas exactement le plus mauvais gîte ^.^). Ainsi le repéra-t-on comme adoucissant et l’apprécia-t-on comme expectorant de valeur (chose que souligna Antoine Baumé dans ses Éléments de pharmacie théorique et pratique de 1795), domaine dans lequel il prodigue ses plus merveilleux effets, comme le consigna un peu plus tôt Desbois de Rochefort dans son Cours élémentaire de matière médicale : « On le donne en infusion, ou en sirop qui se prépare par une forte infusion de cette plante et le sucre, quand il y a toux d’irritation, et qu’il faut exciter l’expectoration par des moyens doux »8. Même après l’enthousiasme (qui est bien ici un « en-divinement ») de Formi et le fanatisme de Chomel, il est bon de remettre les pieds sur terre. A trop côtoyer les dieux, on en oublierait presque l’essentiel qui tient en une évidence qu’assène Cazin en une seule ligne : « Le capillaire n’en est pas moins une plante insignifiante sur le rapport de ses effets thérapeutiques »9. Même sentence que Roques et Dorvault : le XIXe siècle a renvoyé le capillaire des officines et liquidé sa réputation. Mais l’on sait bien qu’en notre froid âge de fer, cela fait bien longtemps que l’on n’honore plus les autels d’Aphrodite. Aussi, pourquoi voudriez-vous qu’elle conserve au capillaire ses pouvoirs alors que presque plus personne ne la révère ?

En toute fin de XVIIe siècle, sous la Régence, le café Procope, établissement fondé à Paris en 1686, mit à l’honneur la « bavaroise » sous l’influence des princes de Bavière. Il s’agissait d’un mélange de thé (ou de café) avec du lait et du sirop (ou de la liqueur) de capillaire, et dont Leclerc dira, au début du XXe siècle, qu’il est plus agréable que véritablement efficace. Le siècle des Lumières naissait, le café Procope, avec ou sans bavaroise, draina les plus grands esprits philosophiques et littéraires des XVIIIe et XIXe siècles (Verlaine, Musset, Voltaire, Rousseau, Diderot, George Sand, etc.). Mais aucune trace d’Aphrodite. Il faut dire qu’en un siècle qui répudia l’amour au profit de la raison, le cœur de la déesse n’hésita pas à vider les lieux. Peut-être décorait-on les tables du café Procope avec des pots de capillaire, mais encore n’est-ce même pas sûr…

Pourtant, il n’y a rien de plus facile que de reconnaître cette élégante fougère vivace à rhizome rampant demeurant semper virens toute l’année. De port évasé, elle forme de fines frondes arquées composées de deux éléments qui contrastent très nettement. Tout d’abord, des pétioles luisant d’un noir d’ébène aux profonds reflets brun rougeâtre, sur lesquels s’insèrent alternativement des folioles (ou pinnules) en forme d’éventail glabre (instrument de la déesse en forme de pecten semblerait-il…), molles, tendres, douces au toucher, de couleur vert clair, aux marges finement ouvragées. Quand on retourne ces folioles, l’on aperçoit que leurs bords, à la façon de doigts repliés, dissimulent des capsules sphériques « garnis d’un cordon à ressort, qui par sa contraction les fait ouvrir ; elles contiennent quelques semences rondes »10.

On rencontre le capillaire de Montpellier plus majoritairement dans la partie sud de la France où il est représentatif de la flore des falaises calcaires humides méditerranéennes de basse altitude. C’est pourquoi il « recherche les rochers à l’ombre, les murailles humides et surtout les grottes des fontaines et les roches suintantes, chose étrange pour une plante insensible à l’eau »11.


Ferdinand-Bernhard Vietz, Icones plantarum, Vol. 1, 1800.


Le capillaire de Montpellier en phytothérapie

Plante plus guère usitée de nos jours, il est bien difficile d’en dresser un portrait phytochimique attrayant. D’odeur faible, mais tout de même aromatique (l’arôme du capillaire s’exalte par l’action de l’eau bouillante), les feuilles de capillaire possèdent une saveur âpre un peu amère à la douceur assez agréable. Elle doit cette amertume (très relative) à un principe amer du nom de capillarine et sa douceur par la présence de quelques sucres dans ses tissus. Contenant de la gomme et du mucilage, elle est en revanche peu riche en tanin (acide gallique). Elle accueillerait aussi des flavonoïdes et des pro-anthocyanes, sans omettre quelques traces d’essence aromatique.

« D’une façon générale, l’action du capillaire est trop faible pour qu’on puisse l’utiliser autrement que pour seconder quelque médicament plus actif [NdA : hysope officinale, véronique, lierre terrestre, etc.], du moins chez les adultes ; chez les enfants, il agit utilement et s’emploie fréquemment »12. Ainsi s’exprimait Fournier dans les années 1940 où, déjà, il ne restait, au capillaire, plus rien des glorieuses propriétés d’antan… Aujourd’hui, rien n’a changé hormis qu’on pose sur le capillaire de Montpellier davantage un regard d’esthète que d’herboriste. En tant que plante d’Aphrodite, il possède au moins ce charme-là.

Propriétés thérapeutiques

  • Expectorant, calmant pectoral, antitussif, antispasmodique
  • Astringent léger
  • Diurétique et sudorifique léger, dépuratif (?)
  • Émollient, adoucissant
  • Fébrifuge (?)
  • Vermifuge (?)
  • Tonique capillaire, agent antipelliculaire

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, pneumonie (?), trachéite, toux, toux d’irritation, toux sèche, pharyngite, gorge irritée, angine, soin des chanteurs et des personnes promptes à l’enrouement, asthme, catarrhe pulmonaire aigu ou chronique, rhume, grippe
  • Troubles locomoteurs : arthrite, rhumatisme
  • Inflammation urinaire
  • Fièvre, favoriser l’éruption dans la rougeole
  • Soins cosmétiques : pellicules, teigne capillaire, alopécie

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles fraîches : comptez 10 à 30 g par litre d’eau bouillante en infusion longue à couvert (30 à 60 mn).
  • Décoction de feuilles fraîches : comptez 30 à 50 g par litre d’eau en décoction courte (quelques minutes), suivie d’une infusion prolongée à couvert.
  • Macération vineuse (vin blanc) de feuilles fraîches.
  • Sirop de capillaire : placez 20 g de feuilles fraîches dans 350 g d’eau bouillante pendant cinq ou six heures à vase clos. Au bout de ce laps de temps, on exprime au moment du filtrage, puis on édulcore en ajoutant 650 g de sucre. On replace sur un feu doux et on fait venir quelques bouillons en mélangeant bien jusqu’à consistance sirupeuse (c’est l’instrument de confort permettant l’administration de tisanes plus amères, qu’il édulcore bien).
  • Macération huileuse : une poignée de plante fraîche et hachée menue dans un demi litre d’huile d’olive en digestion pendant une dizaine de jours à douce chaleur. On l’applique localement, sur le cuir chevelu, à l’aide d’un tampon de coton. Dans cette recette, on peut accompagner le capillaire d’autres plantes à même visée : ortie, romarin, etc.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : le capillaire de Montpellier est trop joli et beaucoup trop rare pour supporter une récolte qui serait délétère pour lui à plus ou moins brève échéance. Autrefois, on le cultivait dans l’Aude et dans l’Hérault à destination du marché des plantes médicinales. Il se récoltait également de mai à octobre dans les milieux naturels qu’il occupe en Corse et dans le Midi de la France. C’est d’autant plus dommageable que cette plante ne se prête pas à une phase de dessiccation sans perdre la totalité de ses capacités thérapeutiques, sans cela déjà extrêmement modérées.
  • Autres espèces : d’autres fougères des lieux humides et rocailleux ont été appelées « capillaire » au fil du temps. Beaucoup ne sont pourtant pas de véritables adiantums. Parmi celles-ci, nous comptons : le capillaire rouge ou doradille (Asplenium trichomanes), le capillaire noir (Asplenium adiantum-nigrum), le capillaire blanc ou rue des murailles (Asplenium ruta-muraria). En revanche, font partie du club des adiantums les plantes suivantes : l’adiante du Canada (Adiantum pedatum) et -la vierge ambulante (Adiantum caudatum). S’il fallait en préférer une ou deux au capillaire de Montpellier, on pourrait opter pour le capillaire rouge et la rue des murailles, beaucoup plus fréquents et bien moins inopérants que le cheveux de Vénus.

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  1. Marcel Aymé, Nouvelles complètes, p. 1227.
  2. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 356.
  3. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 4.
  4. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 71.
  5. Ibidem.
  6. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 14.
  7. Ibidem, p. 15.
  8. Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 2, p. 7.
  9. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 230.
  10. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 14.
  11. Pline, Histoire naturelle, XXII, 62-63.
  12. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 210.

© Books of Dante – 2022



Maurice Pillard-Verneuil, projet de papier peint, Étude de la plante. Son application aux industries d’art, 1903, p. 179.


La benoîte commune (Geum urbanum)

Ceci est donc le dernier article de l’année. Il ne porte pas sur une plante typique des fêtes – houx, gui, rose de Noël ou que sais-je encore. Mais comme elle nous parle de bénédiction et de transformation, je me suis dit qu’elle tombait à pic pour illustrer le seuil de l’année nouvelle qui vient. Inexplicablement, cela me fait penser à une phrase de Virginia Woolf : « Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n’a laissé son empreinte ». Bien des pages blanches en perspective à remplir de signes précieux peut-être, vivants toujours !

Bonne lecture, belles fêtes et à l’an prochain ;)

Gilles



Synonymes : herbe de saint Benoît, herbe bénite, racine bénite, herbe à la fièvre, herbe du bon soldat, sanicle de montagne, avence, récise, goliot, galiot, galiote, galiotte, gariot, caryophyllée, racine de giroflée.

Du temps de Pline, on rencontrait déjà une Geum. S’agissait-il de l’urbanum ? Difficile à dire, sachant qu’il existe plusieurs espèces de benoîtes. En tous les cas, Pline en indiquait quelques usages médicinaux (douleurs pectorales, troubles digestifs).

Au Moyen âge, selon les auteurs, on la rencontrait sous différents noms dans les textes : sanamunda (peut-être par rapprochement ou confusion avec l’herbe du mont Serrat, Thymelaea sanamunda), caryophylla (en relation avec l’ancien nom du clou de girofle, Eugenia caryophyllata, dont la benoîte partage le parfum), benedicta, du latin benedictus, un terme ayant bien évidemment un rapport avec la bénédiction qui, au sens littéral, signifie « bien dire ». Benedicta était un terme que, déjà, Hildegarde de Bingen utilisait pour désigner la benoîte, avant que l’accent circonflexe ne chasse le « s » de la forme benoiste. Bien plus tard, et par assimilation, elle deviendra l’herbe de saint Benoît (480-547), un saint à l’origine de l’ordre des bénédictins, invoqué contre les brûlures et pour faire échec au démon. En Allemagne, lorsqu’on récoltait de la racine de benoîte, il était d’usage de la mêler à des cierges et à du sel, tout en la bénissant à trois reprises, ce qui est une manière de souligner le transfert de forces qui opère à travers même l’acte de bénir, « sanctifier, faire saint par la parole, c’est-à-dire rapprocher du saint, qui constitue la forme la plus élevée de l’énergie cosmique »1. On comprend mieux la puissance qui habite la benoîte, d’autant plus quand on connaît d’autres épisodes tirés du légendaire de saint Benoît : il est raconté que « lorsqu’on apporta par la Loire à Fleury, les reliques de saint Benoît […], les arbres se chargèrent de feuilles et de fleurs, bien que l’on fût au cœur de l’hiver »2. Que le vert prenne sur le sec, pourrait-on dire ! (ce qui est une expression assez proche de « employer le vert et le sec », autrement dit : utiliser tous les moyens pour mener à bien une entreprise). Aussi, la benoîte est-elle benoîte ? Au sens premier, c’est-à-dire celui de bienheureux, assurément. Point du tout selon l’ancienne acception, le terme vieilli et désuet de benoît renvoyant à quelqu’un de mielleux et d’hypocrite.

Durant le Moyen âge, on l’utilisait en tant que drogue fébrifuge, comme il sera fait du quinquina quelques siècles plus tard. On en fit un remède de la dysenterie et elle passait aussi pour soulager les panaris. Tonique nerveuse, reconstituante des forces physiques, elle avait aussi, pour Hildegarde, une réputation aphrodisiaque : « La benoîte est chaude, et si quelqu’un en prend dans une boisson, elle l’enflamme de désir amoureux »3. Elle disait aussi que cette plante, tonique et stimulante, est capable de relever les forces affaiblies par sa chaleur et que son emploi doit cesser lorsque la situation revient à la normale. Ce qui explique l’ardeur fiévreuse qu’elle induit sur l’économie si jamais elle est continuée hors de propos. En tous les cas, l’apparentement avec le clou de girofle n’est probablement pas tout à fait innocent… ^.^

Durant les premières décennies de la Renaissance, la benoîte fut abordée par Matthiole et Jérôme Bock qui la dirent stimulante, calmante, stomachique et vulnéraire. En 1561, Gesner, afin de la distinguer de la benoîte des ruisseaux, lui donna son actuel nom latin, Geum urbanum. Puis, peu à peu, elle fut assez négligée et se cantonna à d’uniques emplois populaires, jusqu’à ce qu’elle refasse parler d’elle en toute fin de XVIIIe siècle. Alors, une polémique concernant les vertus fébrifuges de la benoîte éclata. En effet, en 1781 le médecin danois Rudolph Buchhave (1737-1796) fit paraître un ouvrage (Observationes circa radicis Geu urbani, Sive caryophyllatae Vires in Febribus) dans lequel il livra d’abondantes observations qui parlaient en faveur des propriétés fébrifuges de la racine de benoîte, non seulement auprès des fièvres intermittentes, mais aussi de tous types de fièvres, même celles ayant résisté au quinquina. En France, Gilibert observa une semblable activité à cette plante et remarqua une similarité avec ce qu’il avait pu lui voir accomplir en Lituanie (ça n’est donc pas nécessairement la question de la provenance de la plante qui fait pencher la balance vers l’efficacité ou non). Le quinquina, fort en vogue à l’époque, vit tout un tas de praticiens venir voler à son secours ainsi que dans les plumes des impudents. Les partisans du « contre » furent tout aussi nombreux que les supporters du « pour ». La benoîte passait, du côté de ses contempteurs, comme une plante « peu énergique » et aux « avantages très faibles », c’est-à-dire rien de bien satisfaisant pour qu’on la préfère au quinquina, tandis que les disciples du « oui » l’érigèrent au rang de succédané de l’écorce du Pérou, ce qui était une carte de visite pour le moins honorifique. Pourquoi la benoîte ne fonctionnait-elle pas chez certains praticiens est peut-être une question à laquelle il faut se confronter. Cazin pointa du doigt ce qu’il crut en être la raison. Ayant tout d’abord fait usage sans succès de la benoîte, il ne se braqua pas comme le firent quelques-uns qui ne voulurent rien entendre. Pour les nouvelles expérimentations qu’il mena, il avoua « que la racine de benoîte fut employée fraîche et à dose beaucoup plus élevée que celles que j’avais infructueusement administrées dans mes premiers essais »4. Il nous livre des chiffres qui sont, ma foi, fort parlants. Sur trente patients concernés par des accès de fièvre, la médication à base de benoîte qu’il administra obtint onze guérisons dès le cinquième jour et huit supplémentaires au bout du huitième. Chez deux malades, il renforça la benoîte avec de la racine d’ache (Apium graveolens) et chez un autre avec de l’écorce de saule (Salix alba). Auprès de seulement six patients, la benoîte resta inopérante, mais leur fièvre fut endiguée par la conjonction des bons effets du saule et des feuilles de la centaurée chausse-trappe (Centaurea calcitrapa). Enfin, pour les deux derniers patients, Cazin dut avoir recours au sulfate de quinine après insuccès de tous les autres moyens végétaux. Tout comme Gilibert bien avant lui, il ne commit par l’erreur d’abandonner une drogue au profit d’une autre. On en peut donc conclure qu’il ne suffit pas de s’acharner dans une seule voie et que pour tendre au même but, il faut adapter les remèdes au cas par cas. En effet : pourquoi ne pas conserver plusieurs armes dans l’arsenal plutôt qu’une seule ? Ainsi, on peut les faire intervenir, les unes ou les autres, selon les circonstances, afin de tendre dans tous les cas à l’efficacité la meilleure. Chaque nouvelle plante ne devrait pas venir chasser telle ou telle précédemment usitée pour une affection semblable, mais compléter le panel et renforcer l’offre thérapeutique. L’ouverture mesurée est bien préférable à la mauvaise foi qu’on a vu paraître dans les écrits d’un certain nombre de médecins qui n’avaient rien pu obtenir des racines de benoîte. En réalité, « la prétendue infidélité thérapeutique » de la benoîte est à mettre sur le compte de l’origine et de la qualité du terrain sur laquelle pousse cette plante, le moment et les conditions de la récolte, la dessiccation et la conservation de la plante, ses modes d’emploi les plus appropriés, les bons soins que mettra le cueilleur, etc. Aussi, l’on peut émettre l’hypothèse que, il y a deux siècles, des médecins employèrent peut-être, malgré eux, une benoîte corrompue et, conséquemment, sans effet. Cependant, malgré tous les bons soins dont la plante utilisée est entourée, il est possible que telle ou telle propriété soit inopérante chez certains sujets. Cela ne signifie pas la nullité thérapeutique de cette plante à cette occasion, cela révèle le fait qu’elle est inadéquate pour ces personnes précisément. Il est, là aussi, question de terrain, c’est-à-dire celui propre à chaque individu, relatif donc, condition à prendre en compte si l’on ne souhaite pas se borner à une vision mécaniste de la phytothérapie.

Malgré ces ajustements, nécessaires réglages de la pratique au fil du temps, il reste qu’au XIXe siècle, la benoîte était fort peu employée, puisque très nettement concurrencée par les dérivés du quinquina, dont le fameux sulfate de quinine. La benoîte résista néanmoins, étant en grande faveur auprès de Joseph Roques par exemple, non seulement par suivisme, mais parce qu’elle avait pu lui prouver les bons services dont elle s’était rendue capable auprès de ses prédécesseurs. Il regrettait cependant qu’un fébrifuge de valeur – le quinquina ! – ait fait tomber la réputation des fébrifuges indigènes parmi lesquels le saule et la benoîte, exclusivisme non moins condamnable que l’extravagance et l’exagération qui menèrent certains praticiens zélés à se passer du quinquina, ce qui n’est définitivement pas la bonne attitude, non plus que celle consistant à rejeter la benoîte. Faisons appel à la sagesse et admettons la parole de Roques comme en étant l’expression : « A l’égard des fièvres ordinaires, surtout des fièvres vernales, nous donnons volontiers la préférence à nos fébrifuge indigènes, en qui nous reconnaissons d’ailleurs des propriétés que ne possède point le sulfate de quinine »5. A ces fièvres, on peut ajouter les fièvres rebelles, les fièvres quartes et tout accès fébrile non accompagné d’un caractère inflammatoire ou irrité au niveau des organes.

Au début du XXe siècle, le docteur Leclerc, à distance des chipotages de ses prédécesseurs employait la benoîte pour traiter des cas de douleur stomacale doublée d’aérophagie, de diarrhée, etc. En 1927, Bohn l’indiquait dans les états fébriles légers, les fièvres muqueuses et les diarrhées épidémiques, après quoi Fournier dira que la benoîte « vaut effectivement le quinquina dans les états d’épuisement comme ceux qui suivent les maladies inflammatoires »6.

La benoîte est une belle plante vivace rustique de taille moyenne (30 à 60 cm), bien qu’elle puisse dans certains cas atteindre pas loin d’un mètre (85 à 90 cm). La solidité qui émane d’elle trouve son origine dans le sol, en l’état d’une souche rhizomateuse, épaisse et courte, de laquelle se propage un chignon chevelu de racines brunes. Des tiges dressées, ramifiées en Y, légèrement velues et de section circulaire, sont légèrement lavées de rouge. On leur voit porter deux catégories de feuilles : les plus complexes, celles de la base, forment une rosette au ras du sol. Pennées, au nombre de folioles variables (cinq à sept, et jusqu’à onze), elles se distinguent par une foliole terminale beaucoup plus grande que les autres. Puis on monte d’un étage : les feuilles se simplifient, ne comportant plus que trois lobes dentés et inégaux. Quant aux fleurs, elles sont très proches par l’aspect de celles du fraisier, cousin de la benoîte, à la différence que la benoîte arbore cinq pétales arrondis de couleur jaune pâle à jaune d’or, soutenus par un double calice formé de cinq sépales et de cinq calicules. Solitaires, dressées au bout d’un long pédoncule fin et droit, les fleurs de la benoîte, rapidement caduques, étalent leur floraison de mai à juillet. Elles donnent naissance à des fruits ayant la forme d’une tête d’akènes poilus à aigrettes, dont les crochets de petit hérisson hispide permettent aux graines une dispersion par zoochorie.

Assez commune, la benoîte connaît une population stable en Europe ainsi qu’en Asie centrale. Bien que visible en plaine, elle arpente les régions montagneuses, de préférence entre 1300 et 2100 m d’altitude. On la découvrira avec facilité dans les prés humides et ombrageux, au bord des ruisseaux, des champs et des chemins, dans les haies, à l’abord des bois de feuillus, et auprès de tout autre lieux humide (eaux douces, sources, etc.), mais également dans des zones moins sauvages où se reflète une évidente activité humaine (habitations, décharges), car la benoîte est une grande amatrice d’azote qu’elle trouve là en abondance.


Geum urbanum. Leonard Fuchs, New Kreüterbuch (1543).


La benoîte commune en phytothérapie

Tout comme les cousines de la benoîte que sont les potentilles ansérine et tormentille, on emploie de cette plante principalement la souche rhizomateuse, longue de 3 à 7 cm et d’1 ou 2 cm d’épaisseur. Brune jaunâtre extérieurement, sa chair est rose ou lilas à l’intérieur, ou plus violacée encore parfois. Une fois bien sèche, elle vire au brun, une couleur qui concorde bien avec un taux de tanin élevé (30 %) et un parfum de clou de girofle, dont est responsable une très faible fraction d’essence aromatique (0,02 à 0,15 %) composée essentiellement d’eugénol, phénol que l’on retrouve massivement dans l’huile essentielle de clou de girofle. Sans doute cela participe-t-il de la « désagréable » odeur que d’aucuns disent avoir perçue dans cette racine, en parfaite contradiction avec le nom latin de la plante : en effet, geum proviendrait du grec geuô, « faire goûter », relativement à la bonne odeur que dégage le rhizome frais quand on le broie. Il est vrai que ce parfum peut varier en intensité et en nature selon les terrains où évolue la plante. Cette infime fraction aromatique confère à la racine de benoîte une saveur un peu aromatique. Mais dominent surtout ses aspects amer (en raison d’un principe amer, la géine) et âpre (relativement à la quantité de tanin dont on a déjà fait référence, en particulier des tanins galliques et ellagiques). Mais ne nous arrêtons pas là, puisque la benoîte recèle bien d’autres trésors dont des acides phénoliques (acides caféique et chlorogénique), des flavonoïdes (catéchine, épicatéchine) et un polyphénol dont on parle beaucoup ces derniers temps me semble-t-il, l’EGCG, c’est-à-dire l’épigallocatéchine-gallate. A cela, on peut ajouter de la cnicine, un lactone sesquiterpénique qui rapproche la benoîte d’un autre benedictus, le chardon bénit (Cnicus benedictus), des sucres (glucose, saccharose, fructose) et des éléments minéraux (soufre, magnésium, potassium…).

Remarquons que c’est dans l’écorce du rhizome de benoîte que se concentre la majeure partie des principes actifs qu’il contient.

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique astringente, stimulante
  • Apéritive, digestive, stomachique, fortifiante gastrique
  • Sudorifique, fébrifuge légère
  • Hémostatique, tonique circulatoire
  • Anesthésiante
  • Antiseptique
  • Emménagogue (?)
  • Détersive, résolutive, vulnéraire, cicatrisante

Usages thérapeutiques

La benoîte est le remède des états d’atonie et de langueur caractérisés par une absence d’inflammation et/ou d’irritation. Ainsi, « une sorte de faiblesse, d’inertie et d’engourdissement, des digestions incomplètes, l’inappétence, la pâleur du visage, l’absence de tout mouvement fébrile, nous disent qu’on peut recourir avec confiance [aux toniques amers], parmi lesquels la benoîte tient un rang distingué »7.

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, atonie des voies digestives, dyspepsie hyposthénique, dysenterie atonique, diarrhée chronique (y compris d’origine tuberculeuse), catarrhe intestinal, entérite chronique, ulcère gastrique, gastralgie, aérophagie
  • Troubles de la sphère respiratoire : gène respiratoire, catarrhe pulmonaire chronique, coqueluche, hémoptysie, affections du pharynx et du larynx, maux de gorge
  • Affections bucco-dentaires : névralgie dentaire, maux de dents, raffermir les gencives enflammées, douloureuses et/ou saignantes, aphte, halitose
  • Affections oculaires : blépharite, conjonctivite, ophtalmie
  • Troubles de la sphère gynécologique : hémorragie utérine passive, leucorrhée
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : palpitations, douleur hémorroïdaire, extravasation sanguine (suite à coup, contusion)
  • Affections cutanées : plaie, plaie rebelle, plaie ulcérée, ulcère variqueux, blessure, engelure
  • Troubles locomoteurs : affections goutteuses et rhumatismales, douleur musculaire
  • Asthénie physique et nerveuse, fatigue après convalescence, épuisement après maladie inflammatoire
  • État fébrile, fièvre intermittente (dès le premier frisson), fièvre paludéenne
  • Maux de tête, céphalée
  • Tuberculose : diarrhée, sécrétions bronchiques, état général

Modes d’emploi

  • Infusion de rhizome frais : 30 à 50 g par litre d’eau bouillante à infuser pendant 10 mn.
  • Infusion vineuse de rhizome sec et légèrement concassé : 4 g dans 15 cl de vin blanc (à laisser infuser jusqu’à ce que le rhizome rougisse l’infusé).
  • Décoction de rhizome sec (30 à 60 g par litre d’eau) ou frais (60 à 100 g par litre d’eau) pendant 10 mn. Pour lotion, compresse, etc. On peut aussi décocter dans le vin rouge.
  • Macération vineuse de rhizome : vin de benoîte simple : comptez une partie de rhizome de benoîte sur douze de vin pendant une semaine. Vin de benoîte composé : rhizome de benoîte (30 à 50 g), feuilles de sauge officinale (10 g), feuilles de rue (10 g), feuilles de menthe poivrée (10 g), en macération dans un litre de vin rouge pendant au moins vingt-quatre heures (et jusqu’à huit jours au plus).
  • Teinture alcoolique : placez en contact une partie de rhizome de benoîte avec huit parties d’alcool à 36° pendant une semaine.
  • Liqueur : élaborez une décoction à 3 % dans un litre d’eau. Faites réduire de moitié, puis ajoutez 100 g d’alcool à 80° et 200 g de sirop simple.
  • Poudre de rhizome : 1 à 4 g par jour comme tonique, 10 à 30 g par jour comme fébrifuge. A mêler à quantité suffisante de miel pour l’absorber à la cuillère. On peut aussi incorporer cette poudre à une recette de dentifrice.
  • Cataplasme de feuilles fraîches écrasées.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les parties aériennes – si besoin est – se ramassent durant l’été, du mois de mai à celui de juillet. Concernant les racines, ne se dégage aucune unanimité quant au meilleur moment de procéder. On a au moins un indice sur le type de localités à privilégier : les terrains montueux assez secs et bien exposés. Nous disposons de plusieurs informations diverses quant à la période de cueillette des rhizomes : au printemps (mars-avril) et à l’automne (septembre-octobre) ; uniquement dès la fin de l’été ; en juin et en juillet ; du mois de mars au mois d’août si l’on en veut faire un usage immédiat à l’état frais. En vue d’une dessiccation, on peut les récolter à l’automne. Quoi qu’il en soit de la cueillette, le séchage se déroule à l’ombre, ce qui n’est pas habituel pour une partie souterraine. Le rhizome doit encore sentir l’eugénol une fois sec. Cependant, rien n’étant éternel, ce parfum disparaît peu à peu. Après environ un an, il devient inexistant. Mieux vaut alors envisager une nouvelle récolte, tant il est vrai que des produits de faible qualité peuvent entraver l’espérance de ceux qui leur accordent confiance. On aura donc tout soin de mesurer d’une année sur l’autre les quantités récoltées afin de ne pas favoriser le gaspillage.
  • Outre ses usages médicinaux, le rhizome de benoîte constitue un substitut et/ou un additif au houblon. Il aromatise la bière, mais également les vins et les liqueurs en compagnie d’autres substances végétales (par exemple, une macération de rhizome de benoîte et d’écorces d’orange dans du vin blanc).
  • Cuisine : la racine (et non le rhizome, qui manque de finesse pour cette fonction) de benoîte est un condiment intéressant. On l’utilisera avec profit dans la confection de sauces accompagnant volailles, poissons et céréales. On pourra en aromatiser légumes, potages, salades, en parfumer sirops, sorbets et boissons. Les jeunes feuilles sont quant à elles comestibles crues en salade par exemple.
  • Si l’astringence du rhizome ne se prête pas à un usage culinaire, sa forte teneur en tanin l’a fait utiliser en tannerie.
  • Teinture : selon que l’on utilise la plante entière ou la racine seule, on obtient des couleurs différentes quand on colore la laine avec la benoîte : noisette dans le premier cas, mordorée dans le second.
  • Autres espèces : la benoîte des ruisseaux (Geum rivale) et la benoîte des montagnes (Geum montanum). Elles possèdent les mêmes propriétés que la benoîte officinale. En Amérique du Nord, il existe une benoîte du Canada (Geum canadensis) dont les noms anglais de blood root et de chocolate root renseignent sur la profonde couleur brune rougeâtre de son rhizome.

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  1. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 115.
  2. Paul Sébillot, Le folk-lore de France, Tome 3, pp. 437-438.
  3. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 88.
  4. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 178.
  5. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 2, p. 29.
  6. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 158.
  7. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 2, p. 31.

© Books of Dante – 2022


La primevère officinale (Primula veris ou officinalis)

« Pour que leur union soit acceptée par leurs parents respectifs, un jeune homme et une jeune fille doivent jeter chacun, fleur par fleur et en alternant, sept primevères dans le courant d’une rivière »1. Facile ? Encore faut-il procéder à la belle saison, quand paraissent fleuries les primevères, mais aussi le Soleil qui, s’élevant, passe pour un gage de succès, renvoyant la fleur à sa nature solaire.

Une bonne lecture et un beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes : primevère jaune, printanière, fleur de printemps, primerole (ou primerolle en Normandie ; les Anglais la nomment primrose), coucou, clef de saint Pierre, herbe de saint Pierre, herbe de saint Paul, blairette, brairelle, brairette, brayette, coqueluchon, oreille d’ours, oseille d’ours, herbe à la paralysie, etc.

La primevère n’est-elle pas avec la violette un emblème printanier ? C’est indubitable, d’autant que c’est inscrit dans son nom même, que ce soit en français ou en latin. En effet, primevère et Primula veris signifient la même chose. Il s’agit des « premiers temps », c’est-à-dire ceux des premières floraisons de l’année calendaire. La primevère est donc la « toute première fleur vernale », autrement dit du printemps. Vernal est peu usité en tant que tel, on l’associe surtout au mot « point », au travers de l’expression « point vernal », degré zéro du du signe zodiacal du Bélier. Primevère (forme avérée depuis le XIIe siècle), primevoire et d’autres termes apparentés, faisaient tout d’abord référence à la saison avant de devenir le nom de la plante à la fin du XVIe siècle, alors que le printemps, ex primevère lui, est devenu printemps !

Comme il est inutile de fouiller l’œuvre des Anciens de l’Antiquité gréco-romaine (et pour cause, la primevère en est absente ; en ce qui concerne notre primevère, nulle mention ne veut pas forcément dire désintérêt, mais méconnaissance de l’existence de cette plante dans les territoires considérés), passons directement au Moyen âge où on évoquait plusieurs primevères sous des vocables fort différents. Mais d’un point de vue médicinal, on en parlait encore très peu. Le Physica d’Hildegarde recèle cependant une monographie concernant une Hymelsloszel (himmel = « ciel » en allemand), que les traducteurs ont désigné comme une « primevère ». Voici un extrait qui se détache de par son caractère médico-magique. Hildegarde considère cette primevère comme une plante chaude car de nature solaire, « c’est pourquoi elle apaise la mélancolie dans le cœur de l’homme. En effet, la mélancolie, lorsqu’elle apparaît chez l’homme, le rend triste et turbulent dans sa conduite, et le pousse à proférer des paroles contre Dieu. Quand ils s’en aperçoivent, les esprits aériens accourent auprès du malade et, par leurs conseils, le conduisent à la folie. Il faut alors que l’homme porte de cette herbe sur sa chair et sur son corps, jusqu’à ce qu’elle le réchauffe. Alors les esprits qui le tourmentent, redoutant la vertu que cette herbe reçoit du soleil, cesseront de le tourmenter »2. Hormis cela, Hildegarde conseillait aussi la primevère en cas de perte du bon sens et de… paralysie. C’est peut-être là l’origine du sobriquet d’herbe à la paralysie accordé à la plante encore aujourd’hui (bien que rarement car cette prétendue propriété a été révoquée en doute).

Après Hildegarde, ce fut le grand plongeon dans l’inconnu pour la primevère. Mais les principaux auteurs du XVIe siècle rattrapèrent le temps perdu et se bousculèrent au portillon : Brunfels, Fuchs, Gesner, Tabernaemontanus… N’oublions pas non plus Matthiole qui recommandait la primevère contre les faiblesses cardiaques, la goutte, les lithiases tant rénales qu’urinaires. En décoction avec de la sauge et de la marjolaine, il l’indiquait dans la paralysie et le tremblement des membres. Un siècle plus tard, Johann Schröder conseillait la primevère dans les affections cérébrales, l’apoplexie, l’arthrite, la migraine et, une fois encore, la paralysie. Puis, on la rencontre sous les plumes de Boerhaave et de Linné qui, tous deux, la donnèrent comme sédative, analgésique et somnifère. Au XVIIIe siècle, Jean-Baptiste Chomel, ne tarissait pas d’éloge au sujet de la primevère : « Elle réussit bien dans le rhumatisme et dans les maladies des jointures. On a remarqué qu’elle avait quelque chose de somnifère, en ce qu’elle calme les vapeurs, et dissipe la migraine et les vertiges des filles mal réglées »3. De plus, Chomel reconnaissait à la primevère le pouvoir de guérir la paralysie légère de la langue ainsi que le bégaiement. Au même siècle, Ray et Lieutaud lui attribuèrent une propriété antispasmodique dans les douleurs céphaliques. Puis, le XIXe siècle fit l’impasse sur la primevère. Pire, Cazin, lui donna presque le coup de grâce : « Cette plante n’est pas tout à fait inerte ; mais elle est du nombre de celles dont on peut se passer sans inconvénient, malgré les éloges qui lui ont été prodigués »4. Le coup est rude, mais, à la charge de ce grand médecin, signalons qu’il accordait aux seules fleurs les principales vertus de la plante, ce qui est loin d’être le cas. Mais de ces scories, dignes d’ovni, il en existe d’autres. Par exemple, je ne résiste pas à l’envie d’en partager une avec vous, et qui fera, j’en suis certain, bondir du simple ami des plantes jusqu’à l’aromathérapeute le plus confirmé. Voici un de ces « objets » : Le laurier est « un stimulant aromatique dont les emplois médicinaux sont pour ainsi dire nuls et qui sert presque exclusivement à parfumer nos ragoûts » ! (5). Voyez, même des esprits éclairés peuvent dire des âneries. La perfection n’étant pas de ce monde, passons donc outre. L’impasse aura été de courte durée. Dès le début du XXe siècle, tout comme quatre siècles plus tôt, on se rua de nouveau sur la primevère. On lui reconnût une valeur diurétique et expectorante, en particulier sur le catarrhe bronchique à son début et la pneumonie à sa fin. Une sorte d’alpha et oméga thérapeutique en somme. Concernant l’alpha, le docteur Leclerc disait qu’il « peut être spécialement utile au début des grippes, en dégageant les voies respiratoires, en stimulant la diurèse et en exonérant l’intestin »6. En exonérant l’intestin… Ah, nul doute, que cet homme savait bien parler.

Nous avons dit plus haut que la primevère était restée ignorée des Anciens. Enfin, pas tous : le peu que l’on sait de cette époque reculée, c’est qu’une primevère était connue des druides. Mais ceux-ci n’ayant laissé aucune trace écrite, tout ce que l’on sait d’un point de vue médical, c’est que cette plante fut remarquée comme vermifuge et analgésique des douleurs goutteuses et articulaires. Elle était aussi l’un des ingrédients qu’utilisait le barde dans son chaudron initiatique. D’ailleurs, les druides modernes perpétuent un rite consistant à oindre un nouveau barde d’une huile dans laquelle ont macéré des fleurs de primevère et des feuilles de cette autre plante sacrée qu’est la verveine officinale.

Dans de vieux poèmes – Le combat des arbres, Le chant de Taliesin –, on rencontre des références à la primevère, l’une des sept plantes sacrées des druides. Un autre poème explique que c’est à base de plantes que Blodeuwedd la femme-fleur fut enchantée par Gwydion : par « les neufs pouvoirs de neuf fleurs, neufs dons en moi combinés », elle fut créée. (Ces plantes sont les suivantes : châtaignier, chêne, épine – noire ou blanche ? on ne sait –, genêt, reine-des-prés, ortie, fève, nigelle et primevère.)


Cicely Mary Barker, The Primrose.


Avec la primevère, on jouxte le ciel, ne trouvez-vous pas ? Si l’on veut bien tout d’abord considérer son surnom de clef/herbe de saint Pierre, l’on peut le mettre en écho avec un vieux conte qui narre les aventures d’« un jeune homme trop hardi et possédé par les esprits [qui] tenta d’ouvrir la porte du Ciel avec une clé en or. Mais l’acte échoua : le jeune homme tomba sur la Terre, et à son réveil il tenait à la place de la clé une fleur tout aussi dorée »7, dont l’analogie avec le soleil, déjà soulignée par Hildegarde, n’est plus à démontrer. Nous allons pouvoir constater que cette interrelation persiste bien dans les deux faits que je vais maintenant exposer à votre connaissance : en Lorraine, ainsi qu’en Champagne, les enfants pratiquaient le jeu du Grand Soulé : pour cela, ils fabriquaient des pelotes de fleurs de coucou qu’ils se lançaient les uns aux autres. Peut-on voir là le reliquat d’un rite solaire plus ancien ? Pas sûr. Quoi que… Bien loin du nord-est de la France, il se déroulait des choses assez similaires jusque dans les années 1850, non loin du fief de George Sand : les paysannes des environs de La Châtre (Indre) se rendaient dans les prés à l’abord de l’équinoxe de printemps (au point vernal, donc, à partir duquel la durée du jour – et celle de l’ensoleillement – excède celle de la nuit), afin d’y cueillir des primevères dont elles composaient des pelotes toutes rondes qu’elles projetaient dans les airs au cri de « Grand Soulé ! Petit Soulé ! », entretenant, ce me semble, une relation de sympathie entre ce petit luminaire floral et celui qui ne fait que monter de plus en plus haut dans le ciel. Paul Sébillot appelait cette pratique le « jeu de la soule » (= du soleil). Ces manifestations d’enthousiasme n’ont-elles pas d’autre but que de soutenir et d’encourager le soleil dans le cours de son ascension ? Quelle merveilleuse manière de lui prêter main forte ! On a donc eu raison de faire de la primevère une fleur d’espérance au caractère enjoué. D’ailleurs, « transportons-nous par la pensée dans les vallons où nous aimions à cueillir cette fleur printanière, et rêvons un instant [NdA : ou plus longtemps ; tous les jours même !] à notre enfance, âge si heureux, mais trop rapidement écoulé, que remplissaient les jeux folâtres et les innocents désirs ! »8. La primevère est l’emblème de ce temps coïncidant avec les premières amours, durant lequel filles et garçons couraient la campagne, cueillant diverses fleurs pour s’en confectionner des couronnes et des chapelets dont ils se paraient les uns les autres. Il y eut des jeux à la candeur beaucoup plus naïve, comme celui-ci : en Lorraine, les petites filles avaient pour habitude de déshabiller de ses pétales une fleur de primevère. Elle s’apparentait alors à une petite poupée à laquelle il était donné le nom de marionnette. Puis les enfants la déposaient à la surface de l’eau d’un clair ruisseau en entonnant la formulette consacrée : « Vas ! Vas ! Ma petite marionnette ! Vas ! Vas ! Trois p’tits tours et puis t’en vas ! » Hissons-nous à l’âge de la puberté et même après : la primevère y est associée à une foule de pratiques et rituels dont je vais ici faire la synthèse (on pourrait réduire cela à « la primevère, fleur d’amour et présage de bonheur », mais je gage que ce serait bien insuffisant), et pour mériter son titre de « fleur porte-bonheur du mois de février », encore faut-il le démontrer. En Bretagne, lorsqu’une jeune fille rencontre une primevère dont la fleur porte sept pétales, elle est assurée de trouver un époux avant un an. Par ailleurs, la jeune fille qui découvre sa première primevère de l’année durant la semaine de Pâques sera mariée dans l’année et aura autant d’enfants que la plante porte de fleurs (Oh! Oh!). Pour ceux qui ont déjà une amoureuse lointaine et non formellement déclarée, la primevère est l’instrument du préliminaire. Ainsi chante-t-on : « Quand pointe la pâquerette, quand fleurit la primevère, c’est l’heure de conter fleurette à sa bergère ». Mais parfois cela ne suffit pas. Il faut donc en appeler au pronostic floral de la primevère au travers d’une pratique oraculaire à laquelle on a donné le curieux nom de « faire danser les demoiselles ». Pour cela, il faut, dit-on, faire tenir debout sur un verre rempli d’eau la corolle d’une primevère. Afin qu’elle se maintienne dans cette position et se mette à tourner (comme un soleil ?), il faut l’exhorter à l’aide de la formule que voici : « Fleur de Pâques, dis-moi si elle m’aime ; si elle m’aime, tourne la tête en bas ». Parfois, c’est l’inverse : si elle se renverse, l’échec est en vue. On peut procéder avec plusieurs fleurs : on dispose sur le verre d’eau autant de fleurs que de jeunes filles se sont réunies autour de l’augure : on attribue à chacune un prénom : les fleurs qui se tiennent encore debout après la formulette incantatoire sont la preuve d’un succès assuré à leur propriétaire, en particulier dans le domaine amoureux. Celles qui viennent à faire la culbute signifient que la jeune fille n’aura pas ce qu’elle désire ; si la fleur coule, elle serait même susceptible de tomber enceinte, ce qui risque fort d’être bien ennuyeux, puisque cela reviendrait à tirer le diable par la queue (sans mauvais jeu de mots ^.^). Rappelons que la primevère, parce que fleur d’harmonie, a une aversion pour tout ce qui trouble la paix, en particulier à cet âge qu’est l’enfance, un peu moins à celui, plus houleux, de l’adolescence. Une grossesse ne saurait être commandée par la primevère qui se contente généralement de faire l’entame, ce qu’elle réussit, ma foi, très bien en tant que première née du printemps, « première verte » pourrait-on même dire, ce qui en fait indubitablement une fleur de Vénus : elle s’associe à la déesse tant par la saison que par la couleur verte. Fleur des premiers émois, la primevère se doit donc d’être fleur de beauté, ce qui sied aussi parfaitement à Aphrodite. Et si la primevère incline à la beauté et à l’amour, il n’y a donc pas de mal à ce que même des femmes qui ne sont plus des adolescentes y fassent appel, n’est-ce pas ? Enfin, moi-même, je n’en vois aucun. Ce n’est pas ce que pensait William Turner, herboriste anglais du XVIe siècle : « Certaines femmes mélangent cette plante à du vin blanc, puis se lavent le visage avec la préparation obtenue, préférant ainsi se faire plus belles aux yeux du monde qu’à ceux de Dieu, qu’elles n’ont pas peur d’offenser ». A cette goujaterie misogyne éminemment patriarcale, il va falloir mettre bon ordre. Avant même de plaire au dieu vindicatif des chrétiens, n’oublions pas que la primevère, enjuponnée de jaune, est une fleur de fée au Pays de Galles ainsi qu’en Irlande. Ce qui nous fait rentrer de nouveau de plain-pied dans le paganisme que nous évoquions tout à l’heure en mentionnant druides et femme-fleur. Bien sûr que la primevère est fée ! En ce cas, l’enfant qui est une abeille, ne se rapproche-t-il pas insensiblement du monde féerique ? Si tous les adultes finissent par devenir des William Turner, on comprend mieux qu’il n’y ait plus que l’enfant – durant un bref instant – qui est capable de rapporter de leur monde les messages des fées. Si vous voyez un enfant butiner et téter les fleurs de primevère au printemps, vous savez maintenant pourquoi. Fort heureusement, toutes les grandes personnes ne sont pas comme ce William Turner. Il en est d’autres, plus proches d’un contemporain de cet herboriste grincheux : par exemple, le poète d’origine irlandaise John Donne, auquel on doit un sublime poème sobrement intitulé La Primevère et pour lequel un autre poète, plus tardif, fit la confession suivante dans un ouvrage bien connu, La Déesse blanche : Donne « savait que la primevère était consacrée à la Muse et que le ‘nombre mystérieux’ de ses pétales s’appliquait aux femmes. Pouvait-il adorer un caprice de la nature qui eût été moins ou plus qu’une vraie femme ? […] Elle doit être adorée dans son ancien personnage quintuple, c’est-à-dire lorsqu’on compte les pétales […] de la primevère : Naissance, Initiation, Consommation, Repos et Mort »9. La primevère, fleur de la Grande Déesse, jaune qui plus est, ce qui est l’« indice de l’intelligence la plus haute et la plus désintéressée ; c’est la raison pure dirigée vers des fins spirituelles »10. Point de lumière, joyau de clarté, étincelle de joie, la primevère inspire « une foi solide comme un roc et lumineuse comme au commencement », pour reprendre Paracelse. Oui, avec la primevère, on jouxte bel et bien le Ciel et ses Mystères.

« Vis donc, Primevère, et frissonne

De ton vrai chiffre, qui est cinq ;

Et vous, femmes, dont est symbole cette fleur,

En cinq, mystérieux, trouvez votre content ;

Le chiffre extrême est dix ; si chacune en possède

La moitié, alors de nous, hommes,

Elle peut prendre la moitié ;

Mais s’il ne leur suffit, tout chiffre étant impair

Ou bien pair, et leur prime union étant cinq,

De prendre tout de nous les femmes ont pouvoir. »

John Donne (1572-1631)

(Le poème intégral.)

La primevère – notre commun coucou (derrière le mot « primevère », il ressort des représentations qui penchent plus du côté de la primevère acaule que du coucou proprement dit, c’est-à-dire une primevère à laquelle on aurait fait subir l’épreuve de la grande élongation en lui tirant sur le cou-cou) – est une plante vivace assez commune en Europe ainsi qu’en Asie occidentale. En France, cantonnée à la portion est du territoire, elle est relativement exclue de la zone méditerranéenne, certainement trop sèche pour elle, sachant qu’elle évolue en plaine comme en moyenne montagne (jusqu’à 2200 m), à la condition que le sol soit calcaire et frais (prairie, pâturage, talus, haie, sous-bois, clairière forestière), c’est-à-dire des lieux pas exactement désertiques. Parmi les herbettes printanières, une tige souterraine, horizontale, courte et trapue, de couleur rouge brunâtre et garnie de nombreuses racines fibreuses blanchâtres, pousse dès le mois de mars, au ras du sol, une rosette de feuilles qui se déploie en formant une masse circulaire bien garnie. Pincées au niveau du pétiole, ces feuilles s’élargissent régulièrement plus on dirige le regard vers l’extrémité du limbe qui s’achève rondement. Plus ou moins ridées/gaufrées, et feutrées en-dessous, les feuilles ovales vert bleuâtre de la primevère comportent un contour irrégulièrement denté. Au cœur de la rosette, quand vient la floraison, émergent cinq à quinze pédoncules floraux, hampes qui se dressent comme des bergers landais au-dessus du moutonnement des feuilles, à une hauteur de parfois 30 cm. Au bout de chacune, se déploie, petit oriflamme, un bouquet de six à huit fleurs penchées toutes dirigées du même côté. Ces fleurs, constituées d’une corolle mono-pétale à cinq lobes, sont peintes d’un jaune d’or franc soutenu par une marque orangée rougeâtre à la gorge (un signe de pharyngite ? ^.^). La primevère offre un bon nectar aux insectes butineurs qui la recherchent d’autant qu’en ce premier temps de la végétation renouvelée, les fleurs se font rares pour nos amies les abeilles.


Illustration tirée de l’Herbier de la France de Pierre Bulliard (1780-1798).


La primevère en phytothérapie

La confusion possible entre cette espèce et sa cousine, la primevère élevée (P. elatior), s’est accompagnée d’une sorte de « controverse ». Bien plus rare, la primevère officinale serait, dit-on, en voie de disparition et, par ailleurs, ici ou là protégée. Ce n’est pas du tout le même son de cloche qui émane du site de l’IUCN qui mentionne uniquement une « préoccupation mineure » pour l’espèce, quand bien même cet organisme précise que sa population recule sur le territoire européen. La question s’est donc posée de savoir comment continuer à utiliser une plante dans le cadre thérapeutique sans avoir d’impact majeur sur sa démographie. Eh bien, on s’est adressé à sa cousine, l’autre primevère, dite élevée, à laquelle elle ressemble beaucoup hormis un trait distinctif qui tient aux fleurs : parfumées chez P. veris, elles sont sans odeur chez l’autre espèce. Peut-être bien que ce fait a été à l’origine des objurgations qu’on fit peser sur la primevère dans la littérature médicale : cette primevère inodore ne serait-elle pas parfaitement inactive ? Mais parce que plus fréquente, ne pourrait-on pas la préférer à l’autre dans la pratique phytothérapeutique ? C’est sûr que si l’une des deux est dépourvue d’action et qu’on l’emploie en lieu et place de l’autre, rien ne va plus !

La confusion n’est toujours pas dissipée. Tout d’abord, il n’est pas vrai de dire que l’une est rare et l’autre non : toutes les deux sont sur le déclin (bien que cela n’ait rien d’alarmant, sauf à considérer une récolte sauvage trop soutenue. Aujourd’hui, la primevère officinale est cultivée pour le marché des herbes médicinales). Secundo, cette idée d’efficacité thérapeutique est battue en brèche : plusieurs auteurs, parmi lesquels Fournier et Lieutaghi, considèrent les deux espèces à équivalence. Bref. Venons-en maintenant aux faits.

La phytothérapie s’est essentiellement concentrée sur les extrémités de la primevère : d’une part le rhizome (dont il est souvent dit qu’il jouit d’une plus grande efficacité thérapeutique) qui, à l’état de fraîcheur, répand une odeur un peu anisée, ou semblable à celle du clou de girofle, devient parfaitement inodore une fois sec. On lui trouve une saveur astringente et un peu amère. Quant aux fleurs, doucement parfumées, elles possèdent une saveur douce et suave. Les feuilles, rarement usitées, sont tout à la fois presque insipides et sans odeur.

Le rhizome de la primevère contient peu de tanin, mais une proportion marquée de saponosides triterpéniques (8 à 12 %), des hétérosides phénoliques, deux substances glucosidiques connues sous les noms de primevérine et de primulavérine, enfin des sucres et et une trace d’essence aromatique. Les fleurs sont abondamment pourvues de flavonoïdes variés (gossypétine, rutine, quercétine, lutéoline, apigénine, robiniobioside, kaempférol, épicatéchine, épigallocatéchine, etc.). On y trouve encore des caroténoïdes, un peu d’essence aromatique, etc.

Propriétés thérapeutiques

  • Expectorante, mucolytique, augmente et fluidifie les sécrétions bronchiques, antitussive, pectorale, balsamique
  • Laxative douce, purgative douce, vermifuge
  • Diurétique légère, sudorifique
  • Antispasmodique, sédative, tranquillisante, analgésique, inductrice du sommeil
  • Anti-inflammatoire, anti-oxydante
  • Sialagogue
  • Sternutatoire (poudre de rhizome seulement)
  • Cardioprotectrice, hémolytique, hémostatique
  • Vulnéraire, astringente douce, adoucissante, antiprurigineuse
  • Anti-infectieuse : antiseptique, antibactérienne, bactériostatique, antivirale

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite chronique, catarrhe bronchique, rhume (dès le début), refroidissement, grippe, pneumonie, coqueluche, asthme, toux grasse à caractère chronique
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée chronique, inflammation intestinale, vomissement
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : lithiase urinaire, rhumatisme, goutte
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : tension, palpitations
  • Affections cutanées : plaie, contusion, blessure, meurtrissure (aux pieds, quand on porte des chaussures neuves ; on peut envisager des compresses ou un bain de pieds à base d’une décoction concentrée de primevère), écorchure, ecchymose, hématome, coup de soleil, inflammation cutanée, piqûre d’insecte, boutons et autres éruptions, rides, crevasse, gerçure
  • Affections bucco-dentaires : maux de dents, inflammation de la bouche et de la langue
  • Troubles locomoteurs : goutte, rhumatisme, arthralgie, névralgie
  • Maux de tête invétérés, céphalée, vertige
  • Troubles du système nerveux : stress, nervosité, nervosisme, crise d’angoisse, insomnie, insomnie infantile, sommeil agité, surmenage, hystérie, chorée, convulsions infantiles

Modes d’emploi

  • Infusion de fleurs : comptez une cuillerée à café à une cuillerée à soupe de fleurs sèches pour une tasse d’eau bouillante en infusion durant 5 à 10 mn. Pour un litre d’eau, cela représente 20 à 30 g. Dans le commerce, on rencontre plusieurs mélanges spéciaux contenant des fleurs de primevère : à visée respiratoire, expectorante, urinaire, cardiaque, circulatoire, etc. On retiendra aussi la tisane des cinq fleurs (coquelicot, violette, mauve, guimauve et primevère). Infusion contre l’asthme : racine d’aunée, rhizome de primevère, anis vert : 10 g de chaque. Une cuillerée à café de ce mélange par tasse d’eau chaude.
  • Décoction de fleurs et de feuilles : 30 à 50 g par litre d’eau. A faire bouillir 5 mn, puis infuser hors du feu pendant 10 mn à couvert. Un traitement au long cours : on abaisse les quantités à 10 g de fleurs et de feuilles par litre d’eau.
  • Fleurs fraîches contuses placées dans de l’eau tiède sucrée ou miellée. Cela peut représenter une boisson de confort quotidienne en cas de refroidissement, de rhume, d’attaque de froid, etc.
  • Extrait de plante fraîches : 20 à 25 gouttes dans un demi-verre d’eau trois fois par jour.
  • Décoction de rhizome : une cuillerée à café en décoction pendant 5 à 10 mn dans 15 cl d’eau (on peut réduire ce temps à 2 mn, puis laisser infuser hors du feu pendant 10 mn).
  • Décoction concentrée de rhizome : dès 20 à 30 g par litre d’eau, l’on peut pousser jusqu’à 100 g. En décoction pendant au moins 20 mn, jusqu’à réduction au tiers. On l’utilise surtout en usage externe (lotion, compresse).
  • Poudre de rhizome.
  • Suc frais des feuilles (usage assez rare).
  • Macérât huileux de fleurs fraîches (il faut procéder comme pour l’huile rouge de millepertuis).

Note : la fleur de primevère apparaît comme ingrédient dans la liste composant l’eau de mélisse des Carmes. Parmi les inattendus de cette recette, on trouve aussi du muguet et du cresson !

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : on peut prélever les feuilles dès mars, les fleurs avec leur calice le mois suivant et jusqu’à la défloraison complète qui intervient généralement avant juin. Le rhizome se déterre à l’automne (novembre-décembre), ou bien à la fin de l’hiver quand les feuilles sont sur le point d’émerger.
  • Séchage : les fleurs se disposent sur des claies en couche mince, à l’ombre. Elles ne demandent pas de soin particulier si les conditions de séchage sont respectées. Après séchage, on obtient 1/5 à 1/3 du poids de fleurs fraîches initial. Les rhizomes, après ébarbage, sont fendus dans le sens de la longueur, placés au four doux ou, s’il est disponible à ce moment-là, en plein soleil.
  • Inconvénients : un excès de rhizome par voie interne peut causer nausée, vomissement et diarrhée. Le contact de la plante sur la peau peut y provoquer des dermatoses (dermatite de contact11, érythème), ou du moins un phénomène allergique. On en évitera donc l’emploi en ce cas, ainsi qu’en cas avéré d’allergie à l’aspirine et ses dérivés. Les personnes qui suivent un traitement anticoagulant l’éviteront, de même que les femmes enceintes et celles qui allaitent.
  • Alimentation : il est possible de consommer les feuilles à l’état jeune, crues comme cuites, en salade ou en farce, par exemple, comme cela se faisait en Angleterre. Les fleurs se prêtent aussi à un usage culinaire, incorporées à des salades ou à des gelées de fruits par exemple. Autrefois, en Suède et en Grande-Bretagne, on confectionnait une boisson fermentée composée de citron, de miel et de fleurs de primevère. Ailleurs, on faisait infuser la fleur dans du vin (ce qui semble l’améliorer) et la racine dans la bière.
  • Autres espèces : en France, il existe environ une dizaine de primevères dont les 2/3 sont montagnardes. Mais en plaine on rencontre deux autres spécimens : la primevère élevée (P. elatior) et la primevère acaule (P. acaulis ou vulgaris), beaucoup plus petite et aux fleurs jaune pâle. C’est de cette dernière qu’on rencontre différents cultivars aux fleurs simples ou doubles et aux coloris variés (mauve, rose pâle, rose vif, rouge, bleu, bleu violacé, etc.). Mentionnons encore l’existence de la primevère farineuse aux fleurs d’un rose doux (P. farinosa), ainsi que l’auricule ou oreille d’ours (P. auricula).

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  1. Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 201.
  2. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 102.
  3. Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 275.
  4. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 793.
  5. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles et de leurs applications thérapeutiques, p. 117.
  6. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 259.
  7. Ute Künkele, Plantes médicinales, p. 154.
  8. Joseph Roques & Till R. Lohmeyer, Nouveau traité des plantes usuelles, Tome 3, p. 208.
  9. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 570.
  10. Annie Besant & C. W. Leadbeater, Les formes pensées, p. 20.
  11. Ce sont surtout des espèces exotiques – la primevère du Tibet (P. obconica), la primevère de Chine (P. sinensis) – qui sont concernées par cette problématique. Des poils revêtant le revers des feuilles provoquent des symptômes rappelant l’érysipèle en sécrétant une substance d’un jaune brillant responsable de l’irritation.

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Le géranium robert (Geranium robertianum)

Avec le vert et le rouge de son feuillage, il est tout à fait taillé pour les fêtes. En revanche, contrairement à son lointain cousin africain le géranium rosat, il est loin de sentir la rose, ce qui n’en fait pas toujours un cadeau ! Mais il n’en reste pas moins une plante médicinale de valeur qu’il faut savoir (re)découvrir.

Un beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles



Synonymes (en plus de ceux qui apparaîtront dans l’introduction de cet article) : herbe du feu, pisse-sang, jambe rouge, herbe du sang, herbe rousse, chancre rouge, chancrée, herbe au charpentier, aiguille du pasteur, gratia dei, aiguille de Notre-Dame, sac de grue, patte d’alouette, pied de colombe, pied de pigeon, géranion, géraine robertine, etc.

Il est curieux de constater que, parmi la multitude de noms vernaculaires dont on a affublé le géranium robert, il n’y en ait pas un faisant référence à la caractéristique odeur de cette plante qui rappelle un peu la punaise ou le bouc ! La langue anglaise, elle, a retenu cela, puisqu’elle surnomme parfois cette plante du sobriquet de « stinking Bob » (Robert-qui-pue) ! En France, on s’est surtout attaché au prénom Robert attribué à la plante, un nom qui semble procéder d’une confusion ou bien d’une cooptation. Le géranium robert ou herbe à robert, c’est Geranium robertianum en latin. Robertianum semble être une déformation du latin ruber qui veut dire rouge, cela en relation avec les tiges et folioles rouges de la plante. Puis, cette herba rubea (herbe rouge) serait devenue ruberta, ruberti, puis rubertiana, enfin herba ruperti, c’est-à-dire l’herbe de saint Ruppert (en français : saint Robert), du nom du premier évêque de Salzbourg (650-718), un saint dont l’hagiographie nous explique qu’il aurait découvert les propriétés hémostatiques et vulnéraires de ce géranium. Sans doute est-ce là encore un bon moyen qu’eut l’église chrétienne de s’arroger la « paternité » du géranium robert, tout comme elle le fit pour nombre de végétaux au cours de son histoire.

Maintenant que nous savons d’où provient l’adjectif latin robertiana, penchons-nous sur le substantif geranium, un mot que tout le monde connaît. Il est issu du grec geranis qui désigne un oiseau : la grue. C’est pourquoi on a parfois appelé cette plante du nom de bec-de-grue, en référence à la forme pointue et allongée que prend son fruit. Dans le même ordre d’idée, on accorde également à cette plante le nom de bec-de-cigogne (cigogne en grec se dit pelargos, un mot qui a donné le nom pelargonium, c’est-à-dire celui que portent les géraniums domestiques qui fleurissent aux fenêtres et aux balcons). En 1789, le botaniste français Charles Louis L’Héritier de Brutelle (1746-1800) pris la décision de remettre un peu d’ordre au sein de ce genre de plantes que, jusque-là, l’on nommait indifféremment géraniums. Parmi elles, il distingua les géraniums actuels, ceux-là même estampillés du sceau de la grue, des pélargoniums inspirés de la cigogne et des érodiums du héron, trois oiseaux au long bec pour trois groupes de plantes dont les « becs » ne le sont pas moins. Ainsi, botaniquement parlant, les seules plantes à mériter le nom de géraniums sont les espèces du territoire européen dont le géranium robert (on en trouvera une liste en fin d’article).

La configuration typique du fruit du géranium robert a offert bien d’autres noms vernaculaires parmi lesquels « épingle de la Vierge » et « fourchette du diable ». Voilà. Un point partout. Enfin, de la forme des feuilles découlèrent quelques noms vernaculaires (cerfeuil sauvage, persil maringouins… dernier terme qui fait référence à la façon dont on appelle les moustiques au Québec, et donc probablement à la réputation insectifuge du géranium). Étonnamment, la mention d’une propriété médicinale figure dans un seul nom : l’herbe à l’esquinancie (ancien nom désignant l’angine).

Bien que très courant, le géranium robert n’a pas été remarqué des Anciens. Dioscoride et Pline évoquent d’autres espèces que lui, et parmi les deux geranion que cite Dioscoride, il pourrait bien se trouver le géranium tubéreux (G. tuberosum).

Au Moyen âge, on rencontre le géranium sous la plume de Hildegarde de Bingen. Pour être plus précis, l’abbesse décrit deux espèces différentes : le premier, qu’elle appelle Storcksnabel a reçu la traduction française de « géranium des prés ». Storch, c’est la cigogne en allemand. Quant au mot snabel, c’est une forme ancienne du schnabel actuel qui veut dire « nez » (on se souviendra, en l’occurrence, du doktor Schnabel qui promenait partout son nez au temps de peste et dont nous parlions dans un article du début d’année, celui portant sur l’ail). Nous avons donc affaire à un « bec-de-cigogne ». Quant au second, l’abbesse lui attribue le nom de Crauchsnabel, dans lequel on voit encore un bec accompagné d’un autre mot qui pourrait bien vouloir dire « crépus » (= krauch en actuel allemand), et qui a été traduit par « bec-de-grue ». Du premier, elle disait ceci : « Si quelqu’un a de la peine et est toujours triste, qu’il prenne du géranium des prés et un peu moins de menthe pouliot, de la rue, un peu moins que de menthe, et qu’il mange souvent de cette poudre avec son pain : son cœur sera réconforté et il trouvera la joie »1. Ce géranium a ceci de commun avec l’autre que Hildegarde associe au second des propriétés sur la sphère cardiaque, puisqu’une poudre de bec-de-grue, de pyrèthre et de noix de muscade était conseillée par Hildegarde pour assurer la santé du cœur (au sens non plus émotionnel mais organique cette fois). De cette plante, elle perçut les qualités pectorales et l’action appuyée sur les « maux de gorge » (toux, aphonie…). Détail pour le moins curieux, Hildegarde propose une recette contre la paralysie et la douleur de la goutte qui compte comme ingrédients du bec-de-grue, mais également de la chair de… cigogne ! Ce choix procède-t-il d’un désir de renforcer les vertus de la plante par celles de l’animal qui semble lui faire le plus écho ? C’est une simple hypothèse, rien ne me permet d’affirmer la véracité du propos qu’elle sous-tend.

On a pu dire du géranium qu’il avait été l’une des plantes fétiches de Hildegarde, ce qui ne me semble pas être autre chose qu’une interprétation, d’autant qu’il ne me souvient pas avoir jamais rencontré, dans les lignes écrites par l’abbesse elle-même, une telle confession. Mais il est vrai qu’à une époque où le Moyen âge fait aussi gagner au géranium des vertus vulnéraires et résolutives, l’on a bien la sensation que Hildegarde nous emmène bien plus loin que cela. Cette réputation pourrait bien se situer au niveau du nom du monastère que fonda Hildegarde au milieu du XIIe siècle, après qu’elle ait pris son envol du Disibodenberg où elle se sentait résolument trop à l’étroit. Ainsi, avec dix-huit moniales, elle quitta les lieux, s’installa près de Bingen en bordure du Rhin : en l’honneur de l’homme d’église bénédictin, évêque de Salzbourg au VIIe siècle, Ruppert, elle baptisa ainsi ce nouveau lieu : le Rupertsberg. Il est tentant de croire que cela ait dessiné un rapport étroit entre saint Ruppert et le géranium robert dont il aurait, comme nous l’avons dit plus haut, « découvert » les vertus, mais je ne suis pas du tout certain de cette relation, quand bien même cette anecdote intrigante a de quoi charmer. En revanche, rien de plus vrai dans Les causes et les remèdes : on y trouve un long développement décrivant avec précision une procédure qui implique le géranium, le plantain et la mauve, et dont le but avéré est la fabrication d’une « poudre contre le poison et les paroles magiques »2. Très efficace, « elle donne santé, force et prospérité à celui qui la porte sur lui […], car les herbes ont été tempérées par toutes les heures et par tout l’équilibre de la nuit comme du jour »3. Est-ce cela qui fit perdurer les usages du géranium robert dans le temps ? Je n’en sais rien, mais ce qui est certain, c’est qu’il était présent dans les écrits de plusieurs auteurs de la Renaissance parmi lesquels Walther Ryff (1500-1548), chirurgien allemand qui fut fort inspiré de faire appel à l’action externe du géranium robert sur les plaies et les blessures, et qu’il étendit aux fistules, ulcères et éruptions cutanées, ce à quoi Matthiole ne manqua pas de faire écho une dizaine d’années plus tard dans ses Commentaires sur la Matière médicale de Dioscoride (1554), incluant, à la liste de Ryff, l’érysipèle ainsi que les ulcères buccaux et génitaux. Il n’y eut pas que les personnages de renom qui mirent à profit les vertus de l’herbe à robert, une plante dont l’empirisme rural s’était depuis belle lurette emparé afin de corriger les problèmes d’inflammation de la bouche, d’angine et d’amygdalite. Ses propriétés astringentes et antihémorragiques, clairement établies, firent merveille face à la dysenterie, aux inflammations intestinales, rénales et oculaires, car, comme cela fut remarqué par Tabernaemontanus, le géranium robert est aussi efficace face aux hémorragies internes. Il pointait aussi du doigt une propriété jusqu’alors insoupçonnée : les vertus diurétiques de l’herbe à robert au point de parvenir à dissoudre puis expulser hors de l’organisme les lithiases rénales, parce qu’il est vrai, comme le souligneront plus tard Chomel et Cazin, que le géranium a partie liée avec la sphère vésico-rénale : pour le premier, il résolvait les rétentions liquidiennes (hydropisie, œdème des membres inférieurs), quant au second, il l’appliquait parfois avec succès à des cas de néphrite calculeuse chronique. Il semblerait encore que cette aptitude dissolvante ne se cantonne pas qu’aux calculs. En effet, Nicolas Lémery avançait que cette plante « dissout et résout le sang caillé, appliquée en cataplasme ou en fomentation, et donnée intérieurement en décoction »4, c’est-à-dire, ni plus ni moins, qu’elle résorbe les hématomes consécutifs à une contusion ou à une chute, ce qui range l’herbe à robert dans la clan des herbes du sang dont on peut interroger la capacité fibrinolytique. Au XVIIe siècle apparut une information curieuse : d’après le médecin allemand Daniel Sennert (1572-1637), le géranium robert était considéré comme une plante très étroitement liée à la sphère gynécologique : on le sait notamment efficace contre métrorragie et autres hémorragies utérines, mais ce médecin alla jusqu’à prétendre qu’il pouvait venir à bout de la stérilité féminine ainsi que des « cancers » de l’utérus, information à peine plus surprenante que celle qui voulait que le géranium robert fût un remède antilaiteux et qu’une fois appliqué sur les seins et la vulve il avait la capacité d’en ôter les ulcères.

Au siècle dernier, le docteur Leclerc fit une place, certes modeste, au géranium robert en l’insérant dans la section des toniques astringents de son Précis de phytothérapie, un choix qui ne surprendra personne. Par ailleurs, cet auteur discret mais prolifique, remarqua une qualité jamais vue jusque-là : le géranium robert, se comportant à la manière de l’insuline, est tout à fait requis en cas de glycosurie, c’est-à-dire lorsque le taux de glucose urinaire est trop élevé. Il est donc utile au diabétique.

Le géranium robert est un représentant végétal extrêmement courant en France, bien moins en région méditerranéenne. Malgré cette exclusivité méridionale, il semble peu probable que vous n’en ayez jamais rencontré un, tant il se plaît à peupler des milieux très variés : orée des bois frais, coupe de bois, clairière forestière, bordure de chemin, haie, pied des vieux murs, rocaille, pierrier, éboulis, décombres et abords d’ancien dépotoir. On le rencontre même jusque dans les creux que forment les vieux arbres, en particulier les saules : j’ai souvenir d’un tel arbre chez mes grands-parents. Il poussait tant de travers que son tronc progressait selon un angle de 45° au-dessus du lit du ruisseau qu’il surplombait. Entre deux de ses plus grosses branches, une niche s’était créée, accueillant de multiples débris. Dans cette terre ainsi formée au fil du temps, un jardin suspendu s’était installé : il accueillit pendant longtemps des primevères. Eh bien, le géranium robert est tout à fait capable d’un tel prodige, se perchant parfois sur les trognes des saules têtards !

Notre herbe rouge, très poilue, est formée de tiges dressées cassantes mesurant entre 10 et 50 cm de hauteur. Elles peuvent prendre, tout comme pétioles, contours des feuilles et jusqu’aux limbes entiers, une vive couleur lie-de-vin, et cela parfois presque toute l’année. Bien que d’aucuns disent que la plante ne rougit qu’en fin d’été, comment se fait-il que j’ai rencontré de ces spécimens rubescents au mois d’avril dernier ? C’est parce que la plante, plutôt annuelle, peut devenir bisannuelle : ce qu’elle n’a pas fait l’an dernier, elle le fait l’année suivante. Pourquoi se dépêcher quand le temps le permet, hum ?…

D’un amas de feuilles palmées aux folioles profondément découpées jusqu’à la nervure, émergent des pédoncules portant chacun deux fleurs à cinq pétales n’excédant pas 1,5 cm de diamètre et dont la couleur oscille entre le rose et le magenta. Visibles d’avril à octobre, ces fleurs finissent par mûrir en formant un fruit composé de cinq carpelles se séparant à maturité, chacun achevé par ce long bec dont on s’est demandé s’il était plus similaire à celui du héron, de la grue ou de la cigogne, et qui possède une particularité remarquable : en séchant, le fruit de cette plante dégage une énergie mécanique capable de propulser chaque bec – missile en l’occurrence – à plusieurs décimètres de distance aux alentours. Le géranium ne mérite-t-il donc pas le surnom de Robert-le-Rouge tant il pétarade dans ses habits de coq flamboyant jetant des éclairs ?

Note : le botaniste fait le distinguo entre Geranium robertianum ssp. purpureum et Geranium robertianum ssp. robertianum. Le premier possède des anthères jaunes, chez l’autre elles sont rouges. C’est ce dernier qu’on appelle proprement géranium robert.


Le géranium robert en phytothérapie

Il existe une chose surprenante à l’endroit du géranium robert, c’est que bien qu’il ne soit pas sous-représenté dans la plupart des ouvrages consacrés à la phytothérapie (même s’il est exact qu’il ne possède pas la prégnance d’une sauge officinale ou d’une armoise vulgaire), il demeure suffisamment peu étudié pour qu’on ignore à peu près tout le concernant sur la stricte question de la composition chimique, chose qui serait souhaitable à l’heure où, encore inscrit à la liste A de la pharmacopée française, l’on trouve encore l’herbe à robert en vente sous forme d’herbe sèche en vrac dans quelques herboristeries françaises.

Puisque la plante reste aisément accessible dans la nature, l’on peut pourvoir à ses besoins par une récolte circonstanciée à travers laquelle on surprendra l’un des caractères distinctifs du géranium robert et dont nous avons déjà évoqué le cas en tout début d’article, c’est-à-dire sa propension à ne pas fleurer la rose. Son odeur (car à ce niveau-là on ne peut plus parler de parfum, terme que l’on réservera à son cousin le géranium rosat), c’est à une essence aromatique pourtant présente en très faible quantité que le géranium robert la doit. Cette désagréable odeur fétide a été comparée à diverses émanations nauséabondes : l’urine des personnes ayant mangé des asperges (Cazin), le panais (Lémery), la punaise (Fournier), la moisissure (Lieutaghi), le bouc (Morelot), etc. Fort heureusement, elle disparaît au séchage. Ainsi, face à une infusion de la plante sèche, l’on se trouve seulement confronté à sa saveur âpre et un peu amère.

Après cette peccadille qui nous a fait couler autant d’encre, vient un formidable taux de tanin (pratiquement un tiers du poids de la plante fraîche) qui se localise surtout dans les racines. On lui voit encore arborer des flavonoïdes, un polyphénol anti-oxydant, l’acide ellagique, un principe amer extrêmement soluble dans l’eau que l’on a appelé géraniine, de la vitamine C, de l’acide citrique, de l’amidon, divers sucres, etc. Quid des sels minéraux et oligo-éléments ? Je n’ai pas de données sur ce point, mais l’on peut suspecter la présence plausible de potassium.

Pour en terminer là, je dois dire que je n’ai rien déniché non plus au sujet du phénomène responsable du rougissement de la plante… Peut-être une perte de chlorophylle.

Propriétés thérapeutiques

  • Diurétique non irritant du tissu rénal
  • Tonique astringent, vulnéraire, cicatrisant, antiseptique cutané
  • Antihémorragique, hémostatique, hypotenseur, hypoglycémiant
  • Antispasmodique
  • Insectifuge

Usages thérapeutiques

Selon la théorie des signatures, il est dit que les plantes aux pigments rouges soigneraient des maladies et affections en relation avec le sang. Nous savons que c’est déjà le cas de l’armoise vulgaire, par exemple. Voyons donc ce qu’il en est du géranium robert.

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : colique, diarrhée, dysenterie, inflammation intestinale, ulcère gastrique
  • Troubles de la sphère respiratoire : hémoptysie légère, catarrhe bronchique chronique, saignement de nez
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : inflammation rénale, douleur vésicale, gravelle, néphrite calculeuse chronique, dysurie, cystite, pyélite, hématurie, glycosurie des diabétiques, hydropisie
  • Troubles cutanés : hématome, coupure, blessure légère, contusion, plaie superficielle, écorchure, érysipèle, ulcère, ulcère carcinomateux, autres inflammations cutanées, teigne, achore
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : hypertension artérielle, phlébite, hémorroïde
  • Affections bucco-dentaires : maux de gorge, angine, amygdalite, pharyngite, stomatite, glossite, aphte
  • Troubles de la sphère gynécologique : métrorragie et autres hémorragies utérines, cancer de la matrice (le géranium robert en amenderait principalement les douleurs selon Wilhelm Fabry (1560-1634), principal protagoniste de la chirurgie en Allemagne), engorgement laiteux des seins
  • Troubles de la sphère hépatobiliaire : jaunisse, diabète
  • Affections oculaires : ophtalmie, conjonctivite
  • Fièvre intermittente
  • Repousser les insectes (mite, mouche, moustique)

Modes d’emploi

  • Infusion : comptez 20 g de sommités fleuries fraîches (ou 50 g de plante sèche coupée) pour un litre d’eau en infusion durant 10 à 20 mn.
  • Décoction (pour lotion, compresse, gargarisme) : comptez 15 à 30 g de plante sèche pour un litre d’eau. Faire bouillir jusqu’à réduction au tiers. On peut confectionner une décoction concentrée avec 30 à 60 g de plante sèche au litre d’eau, et même pousser jusqu’à 50-100 g, voire 200 g. Une fois refroidie, cette décoction peut également servir de collyre oculaire.
  • Cataplasme de feuilles fraîches hachées.
  • Suc de feuilles fraîches (à appliquer pur localement ou à délayer dans un véhicule convenable).
  • Onguent de géranium robert : faites digérer 50 g de plante fraîche finement hachée dans 200 g d’huile d’olive et 20 g de cire d’abeille au bain-marie, à feu doux pendant deux heures.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les sommités se sectionnent à la fin du printemps et au début de l’été, lorsqu’elles sont tout juste fleuries. Le séchage du géranium robert est délicat, car la plante a tendance à noircir en cours d’opération, ce qui est dû au fait que cette plante contient une très grande part aqueuse et qu’elle doit perdre environ 70 à 75 % de sa masse fraîche avant d’être parfaitement sèche. C’est pourquoi le stockage du géranium robert se réalise toujours à l’abri strict de l’humidité.
  • Autres espèces : il existe bien d’autres géraniums sauvages européens parmi lesquels le géranium sanguin (G. sanguineum), le géranium des colombes (G. columbinum), le géranium découpé (G. dissectum), le géranium mou (G. molle), le géranium des Pyrénées (G. pyrenaicum), le géranium à feuilles rondes (G. rotundifolium), le géranium tubéreux (G. tuberosum), le géranium des marais (G. palustre), le géranium noueux (G. nodosum), le géranium des bois (G. sylvaticum), le géranium fluet (G. pussillum), le géranium luisant (G. lucidum), le géranium des prés (G. pratense), le géranium endeuillé (G. phaeum), etc. Existe-t-il, dans le tas, un autre géranium qui soit médicinal ? Botan précisait que seul G. robertianum était dans ce cas. Il est permis d’en douter.

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  1. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 88.
  2. Hildegarde de Bingen, Les causes et les remèdes, p. 231.
  3. Ibidem, pp. 231-232.
  4. Nicolas Lémery, Dictionnaire universel des drogues simples, p. 386.

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