Dans toute encyclopédie consacrée aux minéraux, l’on donne cette explication quant à l’origine du nom même de la topaze : elle aurait été découverte sur une île de la mer Rouge par des pirates venus s’y échouer. Sur cette île, l’île de Cytis, nos infortunés marins se livrèrent à une exploration, ce qui leur valut de faire connaissance avec la topaze, qu’ils nommèrent du nom arabe topazas, qui signifierait « cherché et trouvé » (d’autres variantes expliquent que c’est l’île qui s’appelle Topazos, ce qui est tout à fait probable puisque c’est le nom que l’on donnait autrefois à celle qu’on nomme aujourd’hui Zabargad, au large de l’Égypte). Comme on peut le constater, il n’y a rien là de bien reluisant à se mettre sous la dent. On dirait une mauvaise chronique, sans plus. J’espère que tout cela n’aura pas autant ennuyé Anselmus Boëtius de Boodt (1550-1632) lorsqu’il fit la description de la topaze dans l’un de ses ouvrages, L’histoire des gemmes et des pierres (1609). Ce qui me paraît davantage digne d’intérêt, c’est une autre explication étymologique : topaze proviendrait du sanskrit tapaz (ou tapas) qui se traduit par « feu ». Or, topaze était un nom générique, durant l’Antiquité, appliqué à plusieurs pierres fines de teinte jaune, comme la chrysolite dont la nature ignée est inscrite jusque dans son nom, puisque khrusolithos se subdivise en deux racines grecques dont l’une signifie « or » et l’autre « pierre », un nom qu’on appliquait de façon indifférenciée à la topaze dorée impériale ainsi qu’à l’olivine dont on a pu constater qu’elle était bel et bien présente sur l’île de Zabargad. Ce qui complique l’identification, c’est que ce que les Anciens faisaient avec les plantes, ils l’appliquaient de même aux minéraux… Imaginez un peu qu’au lieu d’employer les mots topaze et olivine dans cet article, je les remplace par deux autres mots déjà existants ou crées de toutes pièces par mes soins !
Dorée et impériale… cela en dit long sur cette pierre précieuse qui fait partie de celles qui sont les plus anciennement connues et appréciées. Elle conserva une valeur élevée jusqu’à ce que les découvertes du Nouveau Monde vinssent faire chuter son cours (dans les années 1640 au Brésil, on révéla au grand jour de belles et volumineuses pierres, deux atouts majeurs pour perturber le marché). C’est peut-être pour cela que Pierre Pomet parle de la topaze comme d’un vulgaire caillou une cinquantaine d’années plus tard : « Les topazes qui sont en usage en médecines sont des pierres de différentes grosseurs, extrêmement pesantes, claires et transparentes, tout à fait semblable au gypse […] qui se trouve dans notre plâtrerie de Montmartre ; on tient que cette pierre se trouve dans les Indes tant orientales qu’occidentales, en Bohème et en Allemagne. La topaze n’a besoin d’autres préparation pour la médecine que d’être broyée à l’eau de rose »1. Ce qui est fort dommage. Je préfère, de très loin, opérer à la manière de Hildegarde de Bingen, c’est-à-dire sans détruire la pierre. C’est d’autant plus méritoire que ce que dit Hildegarde de sa topazius semble avoir inspiré jusqu’à nos lithothérapeutes modernes. Comme quoi, il ne faut pas forcément jeter la pierre à tous les anciens lapidaires… Hildegarde explique-t-elle les propriétés de cette topaze que l’on dit impériale ? C’est bien possible, et c’est ce que l’on peut croire quand l’on apprend qu’elle est née de l’ardeur du soleil. Cela en ferait donc une pierre gouvernée par Jupiter, portée par la chaleur, la pureté et la clarté (ce qu’elle partage aussi avec la topaze incolore, impliquée dans la fabrication de matériel optique). Hildegarde expliquait que la topaze permettait de s’opposer à l’obscurcissement de la vue en apportant la clarté. Clarifiant le mental, elle confère davantage d’intuition et augmente le degré de concentration. Avec Hildegarde, l’on peut encore dire que la topaze est dynamisante et revitalisante, qu’elle est un tonique tant pour le cœur que pour l’esprit, leur apportant gaieté, joie de vivre et bonheur. Cette action nette sur les émotions se distingue aussi auprès de la rare topaze rose qui, outre qu’elle est un tonique sexuel plus ou moins débridé2, agit très manifestement sur les peines de cœur. Étant énergiquement circulatoire, elle lutte non seulement contre la mauvaise circulation sanguine mais encore contre cette inertie que représente la fatigue et la psychasthénie, inappétence pour le goût de vivre. Hildegarde, toujours, préconisait la topaze pour les maux affectant la rate, contre la « lèpre » et la « gangrène intérieure ». Elle lui accordait aussi un pouvoir d’intolérance face aux poisons : la porter au doigt pendant que l’on mange s’avère salvateur : « Parce qu’elle se développe quand le cours du soleil s’infléchit, cela peut infléchir le cours des maux qui menacent l’homme »3.
Topaze bleue (San Diego, Californie).
Ce n’est pas tout. Il va nous falloir parler de podhamisation, un procédé usité par la médecine des Védas et qui me semble être un moyen de magnifier le minéral qu’on podhamise. Cette méthode qui permet de réduire un minéral en une cendre fine forme un produit final capable de guérir une foule de maladies si j’en crois les informations fournies par Claudine Brelet. Ainsi, la topaze est utile pour « soigner l’asthme, les rhumatismes aigus, l’apoplexie, le choléra, les coliques et la dysenterie, les fièvres éruptives (variole, varicelle, rougeole…), les céphalées, l’hystérie, les inflammations des organes se trouvant dans l’abdomen et celles des yeux, les troubles nerveux, les aménorrhées, les palpitations et les spasmes, l’insomnie, les chocs physiques ou psychiques, les piqûres d’insectes et morsures, la soif et les maux de dents »4. J’avais connaissance du fait que la topaze est une pierre très complète, mais là ça dépasse ce que j’imaginais ! Pour en terminer avec les vertus de cette pierre extraordinaire, quelques données supplémentaires concernant son action sur la sphère psycho-émotionnelle qui, je le pense, sont tout à fait dignes d’intérêt. Pratique un peu tombée en désuétude, l’oniromancie voulait autrefois que toute topaze vue en songe évoquât le courage, la loyauté et de légitimes richesses, et qu’il suffisait d’« offrir une topaze aux personnes hypocrites, grossières, orgueilleuses et querelleuses (ça fait du monde ! Les stocks mondiaux y suffiront-ils ?) [afin de les aider] à corriger leurs défauts et à retrouver honneur et respect »5. Il est vrai que la topaze est une pierre de grandeur et de probité, et qu’elle amène l’abandon des postures décrites plus haut en favorisant, surtout si elle est bleue, l’expression orale et l’écoute, toutes deux réalisées dans « l’amitié vraie, profonde et durable »6. Ajoutons encore qu’offrir une telle pierre à une personne peu affable dit bien des choses sur le caractère de celui qui réalise cette offrande : y réussir, c’est se grandir soi-même et accroître la beauté du monde.
Avant de passer aux caractéristiques minéralogiques de la topaze, quelques conseils pour prendre soin de cette pierre si jamais vous en envisagez l’achat comme pierre de lithothérapie. Elle se purifie préférablement à l’eau distillée salée, se recharge sur une druse de cristal de roche, ainsi qu’au soleil, mais de façon modérée, à l’exclusion de la topaze impériale qui en requiert davantage.
Topaze rose (Minas Gerais, Brésil).
Caractéristiques minéralogiques
Composition : alumine ou oxyde d’aluminium (Al2O3 : 55,40 %), dioxyde de silicium (SiO2 : 32,60 %), fer (Fe : 9 %). Tout cela fait de la topaze un fluosilicate d’aluminium dans lequel on trouve fréquemment diverses inclusions : du titane, du magnésium, de l’oxyde de fer ou encore du chrome (lequel est responsable de la belle couleur jaune de la topaze impériale).
Densité : 3,5 à 3,6.
Dureté : 8.
Morphologie : cristaux orthorhombiques de forme prismatique (achevés par une pyramide ou un plateau) et striés verticalement ; agrégats grenus et rayonnants ; imprégnations ; galets.
Couleurs : incolore, grisâtre, jaune, jaune paille, jaune miel, jaune d’or, brun orangé, rouge, rose vif, rose pâle, rose saumoné fumé, bleu clair, bleu foncé, violet, verdâtre (rarement).
Éclat : vitreux à gras.
Transparence : translucide à transparent.
Clivage : parfait selon /001/.
Cassure : conchoïdale, inégale.
Solubilité : se dissout lentement dans l’acide sulfurique (H2SO4).
Nettoyage : à l’eau distillée et aux acides dilués.
Particularités : on a longtemps pensé que la topaze perdait sa couleur sous éclairage prolongé. Or ce n’est pas la lumière du soleil qui en est responsable, mais sa chaleur, qui l’électrise par la même occasion.
Risque de confusion avec d’autres minéraux : goyazite, brasilianite, quartz, béryl, euclase, corindon, phénacite, vésuvianite. On évitera de tomber dans le panneau tendu par la topaze d’Espagne qui n’est pas autre chose que de la fausse citrine, résultat du grillage de l’améthyste et dont nous avons déjà parlé dans l’article consacré à cette pierre. La topaze est imitée, soit, mais elle singe aussi d’autres pierres qui possèdent davantage de valeur qu’elle, comme le corindon, le zircon et le diamant.
Gisements : assez rares mais parfois exceptionnels. – Amérique du Sud : Brésil essentiellement. Dans l’état de Minas Gerais ont été découvertes des topazes roses et jaune orangé dont un gros cristal rose de 150 kg et un autre, plus volumineux encore, puisque mesurant 80 x 60 x 60 cm, il pèse 300 kg. Il est cependant ni rose ni jaune, mais incolore. Des mêmes mines brésiliennes proches d’Ouro Preto, la capitale du Minas Gerais, l’on a tiré une topaze que l’on a taillée (elle pèse 1680 carats) après qu’on l’ait prise pour un diamant. D’autres topazes visibles à la Smithsonian Institution de Washington figurent parmi les plus grosses topazes brésiliennes jamais taillées : une jaune (7725 carats), une bleue (3273 carats) et une jaune verdâtre (1469 carats). On trouve encore des topazes dans cette terre aux pierres précieuses qu’est le Rio Grande do Sul. – Afrique : Namibie, Nigeria. – Océanie : Australie. – Asie : Pakistan, Mongolie, Japon (topazes incolores), Sri Lanka (topazes jaunes, vertes et incolores). – Europe : Irlande du Nord, Allemagne (Saxe : à Dresde, se trouve le musée de la Voûte verte qui renferme une importante collection d’objets précieux dont beaucoup de grosses topazes taillées isolées ou serties), Slovaquie, République tchèque, Norvège (au sud du pays, près de la ville d’Iveland, de gros cristaux de topaze ont été mis à jour, certains pesant jusqu’à 80 kg !), Ukraine (Oblasts de Podolie et de Volhynie à l’ouest du pays : découverte de topazes rose rougeâtre). – Russie : en Sibérie (topazes jaunes d’Adun-Chilon, topazes jaune vineux d’Ouroulga près du Lac Baïkal), dans l’Oural (topazes incolores, topazes incolores à nuance bleutée, topazes bleues).
Utilisations : optique de précision (c’est le cas des topazes incolores particulièrement pures), polissage (poudre de topaze ou de pycnite, une variété de topaze en grains ou en fragments uniformes dont l’opacité ne peut la faire employer comme pierre fine), joaillerie (facette, cabochon, brillant).
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Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 99.
Selon le Lapidario d’Alphonse X de Castille (1221-1284), la topaze est régie par le signe zodiacal du Scorpion.
Hildegarde de Bingen, Physica, p. 130.
Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 622.
Ibidem.
Reynald Boschiero, Guide des pierres de soins, p. 227.
Cristaux d’améthyste (La Chapelle-sur-Usson, Auvergne).
L’améthyste est un quartz, mais tous les quartz n’en sont pas, cette appellation se réservant aux seuls quartz de teinte violette. Quartz fait surtout référence à la composition chimique typique de ce minéral : du dioxyde de silicium. Ce mot, quartz, a été forgé par Buffon sur l’ancien allemand quarz remontant lui-même probablement au XIVe siècle et dont l’origine est contestée. Voici néanmoins deux hypothèses : si l’une des explications tend en direction de la dureté de ce minéral (ce qui est bien trop prosaïque pour qu’on s’y arrête plus longuement), l’autre rapproche quartz de zwerg, « nain », en relation sans doute avec les élémentaux de la Terre que sont, entre autres, les kobolds, d’où l’on a tiré le mot cobalt. Avec nickel, ils proviennent directement de la riche mythologie propre aux mineurs des Monts métallifères situés à cheval entre l’Allemagne et la Bohème (République tchèque). Or, comme ces mineurs venaient chercher là du fer, de l’argent et de l’étain, le cobalt, pas plus que le nickel, ne représentaient de valeur pour eux. Ainsi ont-ils accordé à ces minéraux les noms de génies espiègles, facétieux, voire malfaisants, kobolds et nicklaus. Quarz semble procéder de la même veine. On donnait donc ce type de noms aux pierres qui entravaient les mineurs à la recherche du but avéré, c’est-à-dire de tous ces métaux à la valeur marchande convoitée. Le plus drôle, c’est que les Monts métallifères sont truffés de quartz et que l’on fabrique du cristal dit de Bohème non loin de là. Malgré son nom, il n’a pas de rapport avec le quartz hyalin limpide, alias le cristal de roche, puisqu’il s’agit d’un verre artificiel fabriqué de la main de l’homme et traité à l’oxyde de plomb qui lui fait gagner en transparence et en clarté. Bref, le quartz n’était peut-être d’aucune utilité industrieuse et marchande pour les mineurs des Monts métallifères, il n’empêche, il sut parfaitement se faire bien voir, « qu’on le porte en amulette, enchâssé dans une bague ou sur une broche »1, et cela pour lutter contre les arts maléfiques, les peurs et terreurs nocturnes, l’insomnie, les fantômes et esprits ennemis, les bêtes sauvages venimeuses, etc. (Nous verrons un peu plus loin que sur ce point l’améthyste n’est pas en reste…)
Aiguière à long col. Verre soufflé et décoré de liserés d’améthyste. XI-XIIIe siècle (Iran ou Afghanistan).
L’améthyste était connue des Grecs et des Romains de l’Antiquité qui en faisaient des bijoux et autres précieuses amulettes, mais, semblerait-il, sans voir le rapport qui existe entre elle et le cristal de roche, qui n’est finalement pas autre chose que de « l’améthyste incolore ». Quelle que soit la couleur de ce quartz, en Inde, l’on dit qu’il est kaccha, alors qu’a contrario le diamant est pakka, tout simplement parce qu’il a atteint un plus haut degré de « mûrissement ». Cela signifie-t-il que tout cristal de roche est un diamant in potentia ? Qu’est donc censée devenir une améthyste en ce cas ? Un joli diamant violet ? (S’il existe de par le monde quelques diamants bleus, je n’ai pas connaissance que de telles pierres puissent être violettes. Cependant, sont-ce de rares diamants pourpres qui ont été découverts récemment en Inde ?) Mais plutôt que de se faire des nœuds au cerveau, venons-en au plus près de ce que l’améthyste est susceptible de nous offrir en terme de vertus énergétiques et spirituelles. Tout d’abord, évoquons la question de la tempérance qui semble expliquer tout ou partie de son nom : améthyste provient, selon les sources, du grec ametusios, « qui n’est pas ivre », amethustos, « qui préserve de l’ivresse », locutions dans lesquelles on voit le a privatif des Grecs et metuo, littéralement, « je m’enivre ». Je veux bien faire de l’améthyste une pierre de tempérance, mais à condition de ne pas se cantonner bêtement à la seule ivresse des sens induite par l’alcool ou toute autre substance toxique (tabac, café, sucre, drogues diverses, etc.). Prise au sens strict, cette capacité de l’améthyste à contrôler les états d’ébriété a été battue en brèche, ce qui fit dire à Simon Morelot qu’on « sent bien combien cette prétendue vertu est imaginaire »2. Ce qui est bien plus intéressant, plutôt que de tourner en rond comme une barrique ivre, c’est d’avoir fait de l’améthyste une pierre épiscopale (sans doute en raison de sa couleur), insigne de la dignité des évêques et dont elle orne l’anneau. « L’évêque en tant que pasteur des âmes, chargé d’une responsabilité spirituelle et temporelle, doit, à la différence du reclus contemplatif, ayant abandonné le siècle, se garder de toute ivresse, fût-elle spirituelle »3. A travers un usage mystique et religieux, l’améthyste s’avère donc être une pierre de méditation, de maîtrise de soi, d’altruisme, de sacrifice de soi, de sagesse et d’abstinence. Pour l’ensemble de ces raisons, on la relie énergétiquement aux deux chakras sommitaux que sont la couronne et le troisième œil. Confinant à l’humilité (on a associé sa couleur à celle de cette fleur de modestie qu’est la violette des bois), l’améthyste peut apporter la sérénité en calmant l’humeur et en favorisant le sommeil (tout en écartant les cauchemars). Elle apaise le stress, les angoisses, les « névroses ». C’est en cela qu’elle peut endiguer cette ivresse qu’est l’exaltation, les tempéraments excessifs en tout, le bouillonnement cérébral vertigineux, etc., qui plus est en favorisant, par l’harmonie, les interrelations entre les hommes et les femmes (cf. l’équilibre atteint par la Tempérance, arcane majeur du Tarot de Marseille, lame XIV, par sa juste maîtrise des deux vases, le bleu et le rouge, dont l’union, fluide invisible, forme du violet). A ce compte-là, on pourrait même aller plus loin et considérer l’améthyste comme une pierre permettant à l’homme de s’unir harmonieusement à son anima, une femme à son animus. D’ailleurs, ceci va m’amener à faire ici le partage d’une anecdote personnelle que je trouve éloquente au titre de ce que nous avons évoqué précédemment. Il y a une quinzaine d’années, je me décidai à me rendre auprès d’un joaillier afin qu’il changeât la pierre brisée d’une chevalière en argent. Mon choix se porta sur une jolie améthyste facettée violet clair. Après avoir renforcé le corps de la bague et ses épaules, le bijoutier y enchâssa l’améthyste. Associer une pierre lunaire comme l’améthyste à un métal qui est également le reflet de ces influences allait sans doute représenter une charge un peu trop puissante, d’autant plus qu’à l’époque je portais quatre autres bagues en argent à la main gauche. Quand l’équilibre avec mon yang excessif fut atteint, il se produisit un événement pour le moins étonnant : une dizaine de jours après avoir récupéré cette chevalière rénovée auprès du bijoutier, j’eus la surprise de constater un jour que la pierre avait disparu de sa châsse ! Fort heureusement, étant à domicile au moment de cette perte, je pus facilement retrouver cette améthyste qui était simplement allée rouler sur le tapis du salon. Il me fallut donc retourner auprès du même bijoutier qui, fort surpris, entreprit de faire une deuxième fois le même travail. Le lendemain, je pus prendre possession de cette bague corrigée. Peine perdue, puisque quelques jours plus tard, la pierre disparut de nouveau de son support. Retrouvée saine et sauve une seconde fois, elle demeure depuis dans un petit sachet de tissu lacé par un nouet, avec la chevalière en argent dont elle ne veut pas. Pourquoi resterait-elle, la pierre qui a achevé sa mission ? Cela nécessite de ne pas trop s’attacher matériellement et de voir dans cet appareillage qu’est une bague bien plus qu’un objet ornemental. Avant de passer aux autres modes d’emploi de l’améthyste, terminons-en là avec ses propriétés. C’est une pierre créatrice de beauté, favorisant la visualisation et le travail artistique, stimulant l’imagination et la créativité. Tout à l’inverse, elle permet de se placer hors de portée des influences pernicieuses comme le mauvais œil et les poisons (qui ne sont pas toujours ceux du serpent et de l’araignée…), sans doute parce que c’est une pierre d’exorcisme.
En plus d’une bague, on peut porter un bracelet composé de billes d’améthyste ou bien un collier avec un pendentif (comme un donut) en améthyste, en contact direct avec la peau. Il est possible encore de placer une améthyste (pierre brute ou roulée) dans un sachet de toile pendu au col ou enfoncé dans la poche, à transporter avec soi partout où l’on va, ou bien à glisser sous l’oreiller le soir venu. Dans le registre des dispositifs plus difficilement transportables, mentionnons la druse et, plus volumineuse, la géode, que l’on installera en quelque endroit stratégique de son domicile. Il y a dans l’œuvre de Hildegarde de Bingen quelques autres modus operandi bien dignes d’intérêt et dont voici tout d’abord le plus simple à réaliser : on insalive la pierre qu’une fois humide l’on passe sur la peau. « On peut aussi chauffer de l’eau sur le feu et tenir cette pierre au-dessus de l’eau jusqu’à ce que sa sueur se mêle à l’eau »4. La dernière information, pour la fin, est sans doute aucun la plus originale : il s’agit d’une teinture alcoolique destinée à préparer des granules homéopathiques, une pratique apparemment courante en Inde. Voici comment procéder : « Verser quelques gouttes d’alcool pur ou rectifié dans une petite fiole d’environ 3 cl, y déposer la gemme, boucher hermétiquement ce récipient et le placer dans un endroit sombre pendant une semaine, en lune montante. Après la huitième nuit, il faut agiter cette fiole de sept fortes secousses : ce liquide ainsi dynamisé est ensuite utilisé pour préparer des granules en dilution homéopathique »5. Sur cette base, pourquoi ne pas imaginer un élixir minéral, après avoir ainsi obtenu l’élixir-mère ? Si cela ne vous botte pas trop, sachez qu’on trouve quelquefois dans le commerce de détail des élixirs minéraux basés sur le même principe que les fleurs du docteur Bach. A titre d’information supplémentaire, la fleur de Bach qui s’approche le plus d’un élixir d’améthyste est, selon moi, Star of Bethleem, inscrite dans le groupe du découragement.
Géode d’améthyste. Les petits points dorés sont des cristaux de chalcopyrite (Maroc).
Caractéristiques minéralogiques
Composition : théoriquement dioxyde de silicium (SiO2) à 100 %. Comporte presque toujours des inclusions (aluminium, lithium, bore, calcium, titane, magnésium, rubidium, etc.). Dans le cas de l’améthyste, ce sont des inclusions de fer et de manganèse qui sont responsables de sa belle couleur violette.
Densité : 2,5 à 2,65.
Dureté : 7 (fragile).
Morphologie : cristaux (prismatiques, bipyramidaux, pseudocubiques), agrégats grenus et massifs.
Couleurs : de pourpre à violet plus ou moins intense.
Éclat : vitraux, gras.
Transparence : transparent à translucide.
Clivage : imparfait.
Cassure : conchoïdale, esquilleuse, inégale.
Fusion : ne fond pas à la flamme, mais crépite.
Solubilité : uniquement dans l’acide fluorhydrique.
Nettoyage : à l’eau distillée, aux acides dilués.
Particularités : luminescence (jaune, orangé, verdâtre) ; peu dilatable ; mauvaise conduction de la chaleur (à température égale, le quartz demeure plus longtemps froid que le verre) ; exceptionnelle résistance aux influences extérieures (oxydation, décomposition) ; minéral pyroélectrique et piézoélectrique ; l’améthyste peut pâlir lors d’une exposition durable à la lumière du jour.
Confusion possible avec d’autres minéraux : fluorite, spodumène, apatite, pollucite, béryl, topaze, phénacite.
Autres minéraux quartzeux contenant du SiO2 : ils sont très nombreux. On divise les quartz en deux groupes distincts selon la forme cristallographique, la couleur et la texture : – Les variétés phanérocristallisées : le quartz (nom générique) se subdivise effectivement en différentes variétés dont le quartz ordinaire (gris), le quartz hyalin limpide, c’est-à-dire le cristal de roche transparent (incolore), le quartz fumé (brun grisâtre), le quartz rose, le morion (noir), la citrine (jaune miel), la trolléite (bleu), le quartz laiteux (incolore mais trouble), le quartz ferreux (rouge, brun ou jaune), l’aventurine, l’œil de tigre, l’œil de faucon, l’œil de chat. – Les variétés cryptocristallisées : il s’agit de la calcédoine et de ses sous-variétés : l’agate, l’agate mousse, l’onyx, le cacholong, le plasma, le prase, le chrysoprase, l’enhydros, la cornaline, le jaspe, l’héliotrope, le silex.
Gisements : le quartz en tant que tel est un important minéral constitutif de roches variées, c’est pourquoi les gisements sont très abondants (la croûte terrestre est constituée à 12 % de quartz). Quelques records, histoire de vous en mettre plein les mirettes : au Brésil, on a extrait un cristal de quartz qui pesait à lui tout seul quarante tonnes. Au Kazakhstan, l’on a fait mieux encore, puisqu’on a tiré du sol un cristal de soixante-dix tonnes ! Concernant strictement l’améthyste, l’on connaît surtout celle du Brésil : par exemple, en 1823, l’on découvrit dans la serra do Mar une géode géante de 10 x 5 x 2 m dont on débita pas loin de soixante-dix tonnes d’améthyste. D’autres de ces géodes – de la calcédoine intérieurement tapissée de cristaux d’améthyste – ont été tirées du sol, comme dans l’état brésilien le plus méridional, le Rio Grande do Sul : là, une géode de 10 x 5 x 3 m pesant sept tonnes a été découverte en 1900. Mais il n’y a pas que le Brésil, n’est-ce pas ? Quand on ouvre un moindre livre consacré à la minéralogie, on a l’impression qu’il n’y en a que pour l’améthyste brésilienne, alors qu’on en trouve dans plusieurs endroits du monde bien que cette pierre demeure assez rare : Roumanie, Russie (Oural), France (Auvergne : le plus grand gisement d’Europe), Mexique, Uruguay, États-Unis, Madagascar, Namibie, Ceylan, Allemagne et République tchèque (à cheval entre ces deux pays, plus précisément au sein même de ces Monts métallifères dont nous avons parlés plus haut : sur le versant saxon, dans la vallée de la Müglitz au sud-ouest de Dresde, l’on extrayait bel et bien de l’améthyste que l’on transportait de là jusqu’à Prague où les lapidaires la transformaient, ce qui nous mène au point suivant).
Utilisations : le quartz, en général, est largement utilisé par l’industrie (céramique, métallurgie, verrerie, optique). « Solidifié après fusion, il forme un verre qu’on utilise pour fabriquer les lampes à vapeur de mercure et des appareils de chimie. Taillé en lames de direction convenables, il sert dans les appareils producteurs d’ultra-sons et en électronique »6. De l’améthyste, l’on a plus spécifiquement fait une pierre fine semi précieuse que la bijouterie se charge de tailler et de polir, en facette, cabochon, brillant (allongé, ovale ou rond). On en tire aussi divers objets d’art (vase, coupe, statuette, bougeoir, figurine, bibelots, etc.).
Falsification : en grillant une améthyste à une température comprise entre 250 et 450° C, elle change de couleur, abandonnant sa robe purpurine pour un jaune caramel dont on s’est dit qu’il allait parfaitement convenir pour faire de cette pierre artificialisée une citrine, que l’on appelle comme tel, ce qui est trompeur car la citrine vraie est rare et chère, quand l’on n’abuse pas le chaland par l’intermédiaire de noms beaucoup plus abusifs comme, par exemple, topaze d’Espagne, topaze madère, topaze de Bahia, topaze dorée, topaze de l’Oural. Je possède l’une de ces pierres à la maison, qui avait été vendue à mes parents sous le nom de citrine à un salon de minéralogie. En comparaison, la citrine vraie est beaucoup plus claire. Pour finir, sachez que si l’on soumet une de ces fausses citrines à une irradiation radio-active, elle reprend son originelle couleur violette.
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Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 203.
Simon Morelot, Nouveau dictionnaire général des drogues simples et composées, Tome 1, p. 52.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 35.
Synonymes : ail blanc, ail cultivé, chapon, poireau fendu, perdrix, thériaque des pauvres, herbe aux sept chemises, herbe aux neuf vertus.
Bien que n’ayant peu développé de variétés au fil des siècles, l’ail, qu’il soit blanc verdâtre ou rose rougeâtre, est une plante pour laquelle l’engouement, bien qu’un peu diminué il me semble, demeure presque intact. Ayant probablement migré des steppes d’Asie centrale (désert du Kirghiz) à une époque préhistorique, peut-être bien issu d’Allium longiscupis, l’ail est cultivé par l’homme depuis au moins 5 à 6000 ans. En grande vénération chez les Égyptiens, aliment des travailleurs de force, on lui fait entretenir une étroite relation avec les bâtisseurs des pyramides égyptiennes, puisque selon Hérodote les ouvriers ayant participé à l’érection de la grande pyramide de Gizeh il y a 4500 ans, recevaient chaque matin une gousse d’ail dont les Égyptiens connaissaient parfaitement les vertus tonifiantes et antiseptiques. Fort bienvenu chez les Grecs malgré son surnom de « rose puante »1, aliment du bas peuple chez les Romains, l’ail ne manqua pas de séduire les populations du pourtour méditerranéen, auprès desquelles il posa ses guêtres il y a plusieurs millénaires, hormis quelques (in)délicats que sa saveur, son parfum, jetaient dans les plus terribles imprécations, tel Horace qui le comparait à la ciguë et au venin de la vipère ! Non, l’ail c’était juste bon pour les bouffeurs de moretum, c’est-à-dire les classes les moins aisées de la population, les paysans, les moissonneurs, etc. En effet, cette espèce de ragoût, pour nous peu ragoûtant, était une mixture constituée d’ail et d’oignon que l’on mêlait soigneusement à du fromage, de l’huile, du vinaigre, et que l’on agrémentait de quelques herbes fraîches comme le serpolet et la coriandre (une sorte de boursin ?). A lire l’auteur anonyme – que l’on a cru longtemps être Virgile – du texte intitulé Le Cachat, le paysan qu’on y voit élaborer son moretum n’a pas l’air malheureux de son sort, il procède même à cette manœuvre avec beaucoup de sainte attention. On ne lui voit aucune répugnance. Éternue-t-il au reste au-dessus de l’odeur qui se dégage de son mortier que d’aucuns prétendent forte et désagréable ? C’est à cela, dit-on, que l’ail doit son nom hébreu, sûm, « sans doute une onomatopée où l’on retrouve l’exclamation que provoque une odeur fâcheuse »2. Il n’empêche qu’à Rome, cet ail-là était exécré, on lui préférait l’ase fétide (ce qui ne vaut pas mieux ; c’est également un jugement de valeur ^.^). On y respectait déjà ce « commandement » que l’on peut lire dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « Les gens de qualité doivent laisser cet assaisonnement aux paysans, aux soldats, aux marins », car il n’y a que les « mauvais » sujets qui ont des pratiques à l’ail, ces dernières n’appartenant « généralement pas à la classe des gros financiers », comme l’on peut lire dans le dictionnaire du parfait parler lyonnais, le Littré de la Grand’Côte que l’on doit à Nizier de Puitspelu. Aussi bannissait-on l’ail de la haute société romaine dont le moindre membre un peu élevé savait que « s’il lui venait la fantaisie de tâter d’un tel mets, il faudrait qu’il se résignât à voir sa maîtresse repousser de la main ses baisers et se réfugier à l’autre bord du lit »3. Peut-être même que devant ses supplications vaines et malheureuses lui intimerait-elle l’ordre impérieux suivant : « Verrouille ton gosier, car tu pues l’ail, laisse-nous un peu reposer » !4. Tout à l’inverse, l’ail participait activement à la pratique de la chasteté imposée durant les Thesmophories qui avaient lieu en Grèce et à d’autres festivités en relation, les Scirophories. Les Grecs haïssaient-ils l’ail ? Les Athéniens, aux dires de Roques, n’étaient-ils pas de gros mangeurs d’ail ? En tous les cas, les femmes en consommaient à ces moments de l’année pour signifier aux hommes qu’elles faisaient abstinence sexuelle. Bref, manger de l’ail, c’est se condamner soi-même à fermer la bouche, c’est s’interdire la parole. Or, celui qui ne parle pas, cet autre qui nous est étranger, c’est le « barbare », celui là même qui est retranché de la classe à laquelle il n’appartient (temporairement) plus, à cause d’ail. Manger de l’ail, c’est donc tomber au rang de la bête puisque c’est là délice plébéien. L’ail est donc bien un marqueur social opposant le citadin au rural irascible. Ne dit-on pas « ail et pain, repas de vilain » ? Ainsi, l’ail est vulgaire, grossier, cul-terreux, car ce rustique participe de l’épouvantable odeur que se traînent partout ces habitants des montagnes arriérés, ces crasseux rats de navire que sont les marins, ainsi que les ouvriers soumis à de rudes travaux, etc. La virilité visqueuse qu’il se trimballe partout où il est abondamment consommé confine à l’âcre sueur animale qui confère au bouc son fumet puant : ainsi la tête d’ail (qui désigne, par analogie morphologique, les bourses dans le langage argotique) épouvante-t-elle par la lubricité et la paillardise qu’elle draine derrière elle. Partant de ce principe, l’on comprend pourquoi il était expressément interdit aux personnes ayant consommé de l’ail de pénétrer dans le temple de Cybèle à Rome. Les seules enceintes où il était toléré étaient celle de l’arène dans laquelle il procurait force et courage aux lutteurs, et celle de la caserne. Pline le disait tonique. Il devait très certainement savoir que lors de la conquête des Gaules par Jules César, les légionnaires ne possédaient dans leur paquetage, en tout et pour tout, que des quignons de pain et des gousses d’ail. Peut-être en raison de son statut de plante de Mars, dieu de la guerre et de la victoire aux combats chez les Romains. Les chroniques de l’époque ne disent pas s’ils épouvantèrent leurs ennemis les Gaulois comme purent le faire les croisés qui, aux dires d’un auteur byzantin, choquèrent les populations rencontrées au Proche-Orient à cause de leur forte haleine aillée !
Honni en tant qu’aliment par certaines classes sociales, l’ail était, en revanche, bienvenu comme remède thérapeutique durant l’Antiquité. Bien avant Grecs et Romains, on le vit bénéficier aux Assyro-babyloniens qui en usèrent comme remède des voies respiratoires et intestinales (ce qu’il est toujours au reste). Faisons donc maintenant le compte des propriétés médicinales que les Anciens remarquèrent au sujet de l’ail, parce que, n’en pas consommer, soit, mais se priver de ses prodigieux pouvoirs serait quand même dommage. Pour Hippocrate, l’ail est apéritif, laxatif, diurétique et, curieusement, emménagogue. De la part de Dioscoride, voici un descriptif davantage détaillé : « Tout ail est aigu, il échauffe, il est piquant [NdA : j’avais écrit « poquant », ce qui est également vrai ^.^], il fait aller à la selle, il émeut et trouble le corps, il dessèche l’estomac, il donne soif, il engendre des ventosités, il ulcère la peau et nuit à la vue »5. A cela ajoutons qu’il pousse aux urines, qu’il convient bien aux affections laryngées comme la toux et l’enrouement, aux désordres cutanés (boutons, lentilles, ulcère, meurtrissure, pelade). Capable d’expulser les poux et leurs lentes, il s’attaque aussi à certains hôtes tout aussi indésirables en sa vertu de vermifuge capable de bannir de son obscure cachette secrète le plus opiniâtre des ténias, vampire des tuyauteries abdominales. On le convoque encore en cas d’hémorroïde, de morsure de vipère et autres « bêtes enragées », de léthargie (oui, c’est un tonique !), de consomption (non, il échauffe de trop !). Tout cela engagea sans doute Galien à lui attribuer le surnom de thériaque des paysans qui, quand on connaît véritablement l’ail, est un honneur. Serenus Sammonicus ne s’y trompera pas, reprenant bien des indications de ses pairs, y additionnant celles-ci : les douleurs auriculaires et dentaires, la migraine, les vomissements, la fièvre, la jaunisse et jusqu’au « feu sacré » (quel qu’il put être).
A l’époque médiévale, même son de cloche, l’ail a toujours vent en poupe : ainsi est-il naturellement présent dans le Capitulaire de Charlemagne, ce texte du haut Moyen âge qui édicte la liste des plantes devant apparaître dans les jardins impériaux. L’alia – plante bien évidemment alimentaire6 – est alors plébiscité pour ses propriétés médicinales, plutôt cru que cuit, comme le préconisait Hildegarde de Bingen au travers d’une sage et lumineuse intuition. C’est un remède pour des maux aussi divers et variés que la surdité, l’extinction de voix, les maux de dents, la rage, la migraine, la fièvre, l’asthme, l’hépatite ou encore les maux de reins. Mais parmi toutes ces informations certes intéressantes, on peut placer en relief les propriétés antiseptiques de l’ail, premièrement établies par l’école de Salerne (probablement en la personne de Platearius). Repérer en l’ail un tel pouvoir fut une idée salvatrice, en particulier quand on connaît son efficacité contre les maladies infectieuses, mais également les épidémies récurrentes dont furent endeuillées les populations européennes durant de longs siècles. Qu’une plante soit mise à profit contre les poux, les vers intestinaux, etc. est un fait indubitable, mais s’en faire un rempart que l’on viendrait interposer entre soi-même et le miasme morbifique, il y a peut-être là un pas qu’on n’aura pas osé franchir, non ? Si ! Ce sas antiseptique, on l’entrevoit très clairement dans cette espèce de « bec » parfois long de 15 cm dont s’affublaient les « Doctor Schnabel » et que l’imaginaire populaire lie étroitement aux épidémies, bien qu’il soit spécifique du médecin en temps de peste, quoi que ce terme puisse recouvrir pour les populations européennes des XIVe aux XVIIe siècle. Cet appendice nasal proéminent façonné dans du cuir ou du carton bouilli, accueillait une éponge vinaigrée (peut-être imbibée du vinaigre des quatre voleurs qui contient de l’ail entre autres…), mais aussi des mélanges de plantes et d’épices réputées pour leur efficacité à lutter contre les émanations « pesteuses » (rose, œillet, menthe, cannelle, clou de girofle, camphre, etc.). Ambroise Paré considérait l’ail utile en cas d’épidémie. Paracelse en fit même carrément un spécifique de la peste. Si je ne suis pas certain que l’ail ait pu avoir une quelconque efficacité contre le variant de Yersinia pestis qui ratissa l’Europe au milieu du XIVe siècle, délestant sa population au moins du quart, on reconnaît cependant à l’ail une action très favorable en cas de maladies épidémiques à caractère pernicieux : on s’assure une couverture prophylactique en consommant de l’ail tous les jours, en en écrasant dans les pièces où séjournent les malades. C’est ni plus ni moins ce que consignait Jean-Baptiste Chomel dans le courant du XVIIIe siècle : « Quelques-uns se croient à l’épreuve du mauvais air lorsqu’ils en ont sur eux ; d’autres ont soin d’en prendre un petit morceau dans la bouche, en approchant d’un malade »7, fonction apotropaïque de l’ail que l’on remarque aussi dans un roman de Jean Giono dans lequel dès le premier chapitre, Angelo, le personnage principal, se trouve plongé en pleine Provence cholérique. Giono décrit une scène où le choléra a planté son grappin dans la chair d’un homme dont « la peau noire de son visage tirée violemment en arrière par une poigne terrible faisait saillir ses dents et ses yeux. La femme se pencha sur lui. Elle se dit que c’était peut-être une mauvaise maladie qui se donne. Elle croqua vite une gousse d’ail »…8. Cette femme, encore indemne, qui pense se « vacciner » à l’aide d’une gousse d’ail, sait-elle seulement qu’au même siècle, c’est-à-dire le XIXe (Giono décrit l’épidémie de choléra de 1832), des médecins ont vus, « sous l’influence de l’ail, les ressorts de la vie se remettre en mouvement sur des cholériques pour ainsi dire agonisants »9 ?
Doctor Schnabel : surnom des médecins de peste faisant référence à leur long bec.
L’histoire narre nombre d’anecdotes concernant l’ail. Certaines relèvent de la superstition, alors que d’autres pourraient trouver leur origine dans une ingénieuse forme d’intuition. En effet, il n’échappe à personne que l’ail, à l’instar du millepertuis, est un fuga daemonum, c’est-à-dire qu’il met en fuite aussi bien les poux et les vers comme nous l’avons souligné, mais aussi, croit-on, l’esprit maléfique des maladies infectieuses, démons invisibles venus tourmenter les hommes, comme au temps des anciens Mésopotamiens. De là, il n’est pas du tout étonnant que cette capacité de l’ail a abondé dans la bienfaisance ait été transposée dans une dimension beaucoup plus « magique ». Elle est si répandue – de l’Asie mineure à la Scandinavie, de la Grèce au nord de l’Allemagne – que nous allons nous permettre de nous arrêter sur ce point et de faire un petit tour d’horizon de cette intéressante question. Commençons tout d’abord par dire que l’ail a été l’objet de maints rituels fort fantasques (cf. le théâtre d’Aristophane qui se moque des pratiques de son temps) et d’autres bien réels destinés, par exemple, à contraindre les divinités à faire ceci ou cela. Sur ce dernier registre, les papyrus magiques ne sont pas avares de listes d’ingrédients détaillés bien peu ragoûtants (sang coagulé d’une jeune fille morte, excréments, graisse, etc.) et où l’ail y apparaît sans doute comme le moins pire de tous. La principale fonction magique de l’ail, c’est surtout son pouvoir de protection divine, propriété émanant semblerait-il de son odeur similaire à celle de la foudre (?). Ainsi, l’odeur de l’ail éloignerait les serpents, comme on l’imaginait en Égypte antique, et comme c’était encore récemment le cas dans les Carpates où les bergers se frottaient les mains d’ail béni afin d’écarter les serpents des troupeaux et de les préserver ainsi de toute morsure. Et qui dit Carpates, dit vampire ! Étonnant comme ce fluidifiant du sang est capable de mettre en déroute celui qu’il empêche justement de s’en délecter ! L’ail est, avec le crucifix et l’eau bénite, le principal instrument de l’attirail du parfait chasseur de vampire. Si l’ail demeure célèbre pour repousser ces infâmes créatures, son usage historique en Europe centrale pour cette raison ne relève pas de la seule fiction. La coutume veut donc que pour se protéger des vampires durant le sommeil, il faille lier un collier composé de têtes d’ail à celle de son lit. On défend les enfants du même danger en disposant de l’ail tout autour de leur berceau. En sa qualité de bhûtaghna, comme l’on dit en Inde, il étend sa protection à un plus large domaine : c’est, par exemple, un allié contre le mauvais œil, cela de l’Europe méditerranéenne au sous-continent indien. En Italie, Sicile et Grèce ne confectionne-t-on pas des bouquets de têtes d’ail nouées entre elles par des brins de laine rouge, avant de les suspendre aux portes des habitations ? C’est censé assurer la sécurité de toute la maisonnée des maléfices, des sortilèges, des mauvais sorts, des influences néfastes, des agressions dangereuses, des mauvaises rencontres, allant même jusqu’à préserver du diable la vertu des jeunes filles. Si l’ail écarte, il attire également à lui : n’hésitons pas à dire de lui que c’est un porte-bonheur. C’est bien visible à travers une pratique qui avait cours au XVIIIe siècle auprès des mineurs et des carriers : ils portaient un petit sachet contenant deux gousses d’ail pilées avec un peu de camphre. Chez les Batak de Bornéo, l’on se servait d’ail pour retrouver les âmes égarées. En Italie (Bologne), l’ail passait pour symbole d’abondance. A la Saint-Jean, l’on en jetait des têtes dans le feu, mais surtout l’on en achetait en ce jour précis parce qu’il avait, pensait-on, le pouvoir de préserver son propriétaire de la pauvreté toute l’année durant.
Intervenant dans les circonstances les plus désespérées, l’ail s’illustra parfaitement durant la Première Guerre mondiale, certains médecins faisant appel à ses propriétés antiseptiques afin de panser les blessures et de soigner les infections. Un viatique pour la sauvegarde des corps, à défaut de celle des âmes, quand on est plongé dans un enfer terrestre comme la guerre, est toujours appréciable. L’humble ail est encore de ceux qui permettent d’assurer cette protection.
« L’ail, bravant les injures du temps, enfonce toujours dans le sol son bulbe résistant cuirassé d’écailles et dresse sa tige verte diadémée d’étoiles laiteuses ; bien loin de voir diminuer sa réputation, il s’est nimbée d’une auréole nouvelle de gloire en prenant place dans les fastes de la science moderne, auprès des substances thérapeutiques les plus illustres »10. En effet, à l’époque où Henri Leclerc couchait ces lignes, on mit en évidence plusieurs propriétés majeures de l’ail : ses actions anticancéreuses, hypotensives et antidiabétiques. Ce qui n’est pas rien puisque cancer, diabète et maladies cardiovasculaires sont quelques-uns des principaux fléaux de son siècle et du nôtre.
Plante vivace plus petite que l’oignon, l’ail croît naturellement dans le Midi de la France, en Sicile, en Espagne, en Égypte. Ses longues feuilles étroites et linéaires sont constituées d’un limbe plat à nervure médiane marquée et s’achèvent par une pointe. Une tige unique regroupe à son sommet des fleurs blanches ou rose rougeâtre primitivement enfermées par une membrane, sorte de spathe ovale, qui se déchire peu à peu suivant la floraison, pour laisser paraître une grosse tête sphérique, ombelle globuleuse estivale, sur laquelle on peut parfois remarquer que certaines fleurs n’en sont pas : à leur place, on trouve des bulbilles rouge violacé stériles. Ce sont donc, en quelque sorte, de petites gousses d’ail aériennes, cependant bien différentes de celles que réunit un bulbe souterrain recouvert de plusieurs tuniques parcheminées et vaguement arrondi que l’on appelle tête d’ail, dense réunion de cinq à vingt de ces choses que l’on nomme proprement des caïeux.
Ail violet à col dur : au centre de la tête de gauche, l’on voit le reliquat d’une tige autour de laquelle se pressent les caïeux comme des chiots autour de leur mère. Chez l’ail à col mou, cette tige n’existe pas.
L’ail en phytothérapie
De l’ail frais à l’ail « sec », c’est moitié moins de masse perdue, sans éviction des principes parfumés et gustatifs cependant, qu’il perdra si jamais on le cuit dans l’eau ou le vinaigre, ce que l’on ne fait jamais à travers une pratique phytothérapeutique, ou si peu. Quand on veut le réduire en une sorte de mucilage très visqueux et émollient, alors il faut le cuire, mais c’est bien rare puisque dans la plupart des cas, ce sont les gousses d’ail fraîches et crues que l’on utilise ou bien celles qui ont été déterrées depuis quelques temps déjà.
Qu’est-ce que dissimule l’ail et qui lui a valu à travers les âges autant de succès ? Eh bien, tout d’abord de l’alliine, un glucoside sulfuré qui se transforme en allicine quand on écrase une gousse d’ail, l’ajoine, autre composé organique soufré apparaissant dans les mêmes conditions (elle se développe quand on hache une gousse dans l’huile d’olive), un puissant composant antibiotique, l’allistatine, des flavonoïdes, des saponines, du mucilage, de la cellulose.
Poursuivons notre analyse : de l’eau (61 à 63 %), des glucides (28 à 30 %, dont du glucose), des protéines (6 à 7 %, dont de l’albumine), des lipides (0,10 %). Parmi les sels minéraux et les oligo-éléments, nous pouvons citer le fer, le cuivre, le zinc, le manganèse, le magnésium, le soufre, l’iode, la silice, le sélénium et le phosphore. Dans le groupe des vitamines, l’on compte la A, la B1, la C (18 mg/100 g) et la E. Enfin, ultime mention : 0,05 à 0,10 % d’une essence aromatique bien particulière. Distillé – ce qu’on ne conçoit pas toujours –, l’ail permet la production d’une huile essentielle de couleur citrine, très volatile, âcre, plus dense que l’eau, concentrant la puissante et piquante odeur de l’ail frais. Cette substance est majoritairement constituée par ce que l’on appelle les composés soufrés, classe moléculaire dont on parle peu en aromathérapie en raison de la faiblesse de leur représentation (si jamais on devait les comparer aux monoterpènes omniprésents ou aux esters par exemple). 80 %, c’est la fraction de composés soufrés que l’on trouve dans l’huile essentielle d’ail, dont une bonne part (60 %) revient au diallyl disulfide, le reste (20 %) au diallyl trisulfide.
C’est là un produit peu maniable. En effet, « appliquée sur la peau, elle produit une douleur violente. Elle brûle en donnant beaucoup de fumée, et en répandant une odeur d’acide sulfureux »11. Pas exactement le genre de produit qu’on souhaiterait placer dans son diffuseur atmosphérique ! Cette huile essentielle présente aussi l’inconvénient d’abandonner son odeur à tout ce qui l’entoure. C’est parce qu’elle est très diffusible, un phénomène que l’on constate avec la gousse d’ail déjà : si l’on frotte une partie du corps avec de l’ail, son arôme ne tarde pas à se communiquer au goût, tandis que l’haleine s’empeste de son odeur caractéristique ! Vous comprendrez donc la raison pour laquelle cette huile essentielle sera, par la suite, volontairement mise de côté, ce qui n’est pas une exception : de Jean Valnet à Michel Faucon, nombreux sont les thérapeutes à ne l’avoir que peu ou pas du tout employée.
Propriétés thérapeutiques
Anti-infectieux : antibactérien (bactériostatique et bactéricide) contre le staphylocoque et Escherichia coli, antifongique et fongicide à large spectre, antiseptique pulmonaire et intestinal, antiparasitaire (pédiculicide, vermifuge et ténifuge), antiviral et virucide
Immunostimulant, préventif des maladies infectieuses
Apéritif, digestif, stomachique, carminatif, antispasmodique stomacal, purifiant et assainissant intestinal (respecte la flore intestinale), antiputride intestinal
Expectorant, modificateur des sécrétions bronchiques, anti-asthmatique
Stimulant cardiaque, cardiotonique, hypotenseur, vasodilatateur, fluidifiant sanguin, anti-thrombotique, anti-agrégeant plaquettaire, stimulant circulatoire, ralentisseur du pouls, hypocholestérolémiant, réducteur de la glycémie sanguine, anti-scléreux
Diurétique, dissolvant de l’acide urique, antigoutteux, anti-arthritique, sudorifique
Cholagogue, protecteur hépatique
Anti-inflammatoire, antalgique
Rubéfiant, vésicant, vulnéraire, résolutif, désinfectant des plaies (même suppurantes), coricide
Fébrifuge
Stimulant thyroïdien
Cortison like léger
Anti-oxydant, préventif et inhibiteur de la formation des cellules cancéreuses (estomac, œsophage, poumon)
Usages thérapeutiques
« L’ail fournirait […] la panacée et la source de jouvence recherchée depuis si longtemps », car, poursuit Fournier, « on le propose à peu près pour toutes les maladies du corps humain »12. Alors, le moly, c’est lui ? Non pas, la description qu’en fait Homère est bien trop imparfaite pour commettre l’audace d’y voir une tête d’ail ! Mais si l’on s’attachait à prendre en considération la totalité des pouvoirs thérapeutiques de l’ail, l’on n’aurait aucune peine à en faire quelque chose approchant la fabuleuse herbe magique odysséenne par laquelle Ulysse se préserve des charmes de Circé.
Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, atonie digestive, digestion pénible, diarrhée, diarrhée infectieuse, dysenterie, colique, dyspepsie, pesanteur, crampe et dilatation d’estomac, spasmes gastro-intestinaux, entérite nerveuse sans diarrhée, intoxication intestinale, candidose intestinale, flatulence, vers intestinaux (ascarides vermiculaires, oxyures, ténias), typhoïde
Troubles de la sphère respiratoire : bronchite, bronchite aiguë, bronchite chronique, bronchite catarrhale, faiblesse rhinopharyngée chronique, rhume, coqueluche, toux opiniâtre et convulsive, asthme, asthme humide, emphysème, tuberculose (forme torpide avec bronchorrhée mucopurulente), gangrène pulmonaire, dyspnée, angine, diphtérie, grippe
Note : cette dernière propriété n’a rien d’actuel puisqu’elle a été remarquée au début du siècle dernier. Voici le résultat d’une expérience rapportée par le docteur Valnet dans l’un de ses ouvrages : « des injections de cellules fraîches de sarcome ont été faites à des souris. Auparavant, les principes de l’ail avaient été administrés à un certain nombre de souris, qui résistèrent aux effets de l’inoculation, si bien qu’après 180 jours d’observation, elles étaient toujours en vie, alors que les animaux non traités périrent dans les 16 jours »13. Assainisseur puissant, l’ail, surtout s’il est bio, est un très bon anti-oxydant (rH2 à 9,5) et possède un pH acide (5,4), deux conditions qui, lorsqu’elles sont réunies, s’opposent aux pathologies alcalino-oxydées comme l’est… le cancer ! A ce titre, il n’est guère étonnant que les Chinois, gros consommateurs d’ail, connaissent vingt fois moins de cas de cancer que d’autres zones géographiques où les populations n’en font pas ou peu l’usage.
Modes d’emploi
Que cela soit en phytothérapie comme en cuisine, on gardera bien à l’esprit que l’ail frais est de loin préférable à l’ail cuit, puisqu’à la coction s’ensuit une massive perte de propriétés.
Décoction de gousses d’ail : 4 à 10 g dans un demi litre d’eau ou de lait. Si cette préparation se destine à un usage vermifuge, elle devra être administrée lorsque la lune est pleine ou nouvelle.
Macération : dans le vinaigre (on y plonge des gousses écrasées) ; dans l’huile d’olive (on y pile les gousses d’ail en manière de looch, ce qui permet d’obtenir ce qu’autrefois l’on appelait du nom évocateur de moutarde du diable !) ; dans le vin (on écrase une gousse dans la valeur d’un verre de vin blanc) ; dans l’eau (trois à quatre gousses râpées dans une tasse d’eau chaude à faire macérer toute la nuit et à absorber au matin).
En nature, dans l’alimentation quotidienne (une gousse par repas).
Sirop : sur une base de décoction d’ail, y ajouter autant de sucre ; réduire jusqu’à consistance sirupeuse.
Alcoolature : à la quantité de suc extrait d’1/2 kg d’ail, ajouter la même quantité d’alcool à 40°.
Teinture : 50 g d’ail haché en macération durant dix jours dans 250 g d’alcool à 60°. Agiter de temps à autre au cours de la préparation.
Suc frais à mélanger à dix fois son poids d’eau (ou de lait).
Pommade : piler une partie d’ail finement, y ajouter deux fois son poids de saindoux et quelques gouttes d’huile essentielle de camphre.
Cataplasme : piler ou râper des gousses d’ail, les glisser dans deux épaisseurs de gaze fine et appliquer localement. Attention, ça chauffe (au besoin, cela remplace le sinapisme).
En cas de verrue, cor, durillon : coupez une rondelle dans une gousse d’ail et maintenez-y la à l’aide d’un sparadrap.
Gousse cuite sous la cendre, réduite en purée, puis appliquée en cas de douleurs dentaire et auriculaire sur la dent dolente ou sous l’oreille.
D’autres usages, comme le pessaire vaginal et le suppositoire sont quelque peu tombés en désuétude. Dans le premier cas, c’était, anciennement, le moyen de savoir si une femme était fertile ou non, en fonction de l’haleine qu’elle aurait le lendemain (visible dans le Traité hippocratique consacré aux femmes stériles). Dans le second, il n’était pas rare que les mères de famille usassent de gousses d’ail comme de suppositoires. Cela avait, dit-on, le pouvoir de fortifier leurs enfants. Ce que contredit le même usage qui a pour vertu de provoquer une fièvre temporaire, artifice bien pratique pour ne pas aller à l’école ou… au travail (autrefois, les prisonniers et les conscrits faisaient de même) !
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
Toxicité : inutile d’insister sur le caractère « difficile » de l’huile essentielle d’ail qui, sans être à proprement parler toxique, est violemment caustique per os au niveau du tube digestif. Par exemple, à la dose d’une goutte pour une valeur d’un demi litre à un litre, un risque d’ulcération des intestins, ainsi qu’une dysenterie grave, sont possibles. Même l’ail frais peut parfois poser problème, en interne comme en externe. Lorsqu’on applique de l’ail pilé en cataplasme retenu par un pansement sur la peau, une vésication et une rubéfaction peuvent survenir. La fragilité de certains épidermes ne se prête donc pas à ce type d’usage. De plus, même en l’absence de cette prédisposition, la durée d’application de tels cataplasmes est susceptible d’irriter et d’enflammer plus ou moins intensément la peau. En cas de verrue, de cor ou de durillon, il est recommandé d’appliquer l’ail sur la zone précise et d’éviter autant que possible de le faire déborder en périphérie, sans quoi l’on peut brûler la peau qui finira pas se dessécher, comme lorsqu’on « pèle » après un coup de soleil trop violent (les usagers intempestifs de la pommade Cochon et autre coricide Le Diable comprendront à quoi je fais ici référence ^.^). Les personnes fragiles et délicates de l’estomac et des intestins devront se garantir de consommer jamais excessivement d’ail, vu qu’il est tout à fait susceptible de causer des irritations gastro-intestinales. L’on fera de même en cas d’affections cutanées spécifiques (dartre, certaines dermatoses), de toux sèche, d’hémoptysie, d’éréthisme vasculaire, d’hyperthermie et dans tous les cas où il y a lieu de suspecter des affections sthéniques impliquant un état phlogistique comme disaient les Anciens, c’est-à-dire inflammatoire. La femme qui allaite en suspendra l’emploi. En effet, l’ail altère la qualité du lait et peut donner des coliques aux nourrissons. Cependant, les personnes qui ne sont concernées par aucune de ces contre-indications se garderont tout de même de faire de l’ail un usage abusif, puisque cette plante, qui a parfois été considérée comme suspecte, peut à terme provoquer des céphalalgies, « altérer les facultés du cerveau et troubler l’esprit ». Mais « il paraît que, dans le Midi de la France, où l’on en fait une grande consommation, on ne craint point ces accidents, et je ne pense pas qu’il y ait en Gascogne plus de fous que partout ailleurs »14. On en frotta même les lèvres de ce Béarnais qu’était Henri IV à la naissance et il prit goût ! En dehors de ces allégations qui ont tout l’air d’être des opinions bien peu fondées, « on devra se rappeler que l’ail est d’une telle puissance qu’il doit être employé avec modération, en fonction de la tolérance personnelle. Il ne convient pas de suivre l’attitude de certaines personnes qui pensent ‘faire mieux’ en multipliant les doses prescrites par cinq ou dix, et parfois plus. Les doses matraques ne sont, en effet, pas plus indiquées en phyto-aromathérapie qu’en chimiothérapie. On se souviendra alors qu’au-delà d’un certain seuil les effets s’amoindrissent, deviennent nuls ou même s’inversent »15.
Cuisine : les usages culinaires de l’ail sont fort nombreux. Nous ne les mentionnerons pas tous. Ce que nous pouvons néanmoins dire, c’est que parmi les plantes condimentaires, le groupe des allium (oignon, ail, ciboule, ciboulette) est celui qui est le plus utilisé. La saveur du bulbe se développe quand on le coupe ou l’écrase. Cette saveur plus forte quand le bulbe est cru peut être incommodante, ne serait-ce qu’à cause de l’haleine qu’il provoque. Contre cela, il suffit de croquer quelques graines d’anis, de cumin ou de cardamome. De même, les feuilles de persil, de cerfeuil et d’angélique viennent à bout de l’arôme de l’ail, ainsi que la pomme. Cependant, avant consommation cuite ou crue, il est préférable d’ôter le germe contenu dans la gousse. L’ail cuit peut parfois provoquer des nausées chez certaines personnes : le cuire avec du gingembre frais les fait disparaître. Ce condiment, qu’il est toujours préférable de bien mâcher afin de suffisamment l’insaliver, est l’indispensable ingrédient de bien des préparations géographiquement et culturellement nettement marquées : on le croise dans tous ces mélanges condimentaires que sont curry, harissa, pesto ou encore pistou. C’est lui encore que l’on met dans l’aïoli bien nommé, la brandade, la soupe à l’ail, l’aïgo boulido, la sauce jance et le saupiquet, préparations chères aux gastrolâtres médiévaux, les chapons, c’est-à-dire de « bêtes » croûtons de pain frottés de tant d’ail qu’ils en sont comme imbibés, l’ail fumé au bois de hêtre ou de peuplier, spécialité du nord de la France (Arleux), etc. Parlons enfin un peu de cet ail noir obtenu par un procédé qui fait intervenir la réaction de Maillard donnant ici lieu à la production d’hydroxyméthylfurfural, composé potentiellement cancérigène. Mais les marges de sécurité, que l’on considère suffisantes, ne contre-indiquent pas la consommation d’une telle préparation. On se souviendra quand même que la problématique réaction de Maillard doit être au maximum évitée en cuisine.
Jardinage : dans un potager, il faut prendre soin de semer l’ail loin des pois, des haricots et des asperges. En revanche, à proximité des tomates et des pommes de terre, on observe une entente courtoise. L’ail défendra vos rosiers des pucerons si vous l’installez à côté de ceux-ci, mais si jamais l’on vient planter de l’ail près des betteraves, ces dernières sont tout à fait capables d’inhiber la germination des semences d’ail. La macération huileuse d’ail est aussi un bon outil du jardinier pour l’aider à lutter naturellement contre les ravageurs (pucerons, mouches, charançons, etc.) et bon nombre d’affections fongiques s’attaquant aux plantes potagères. Suspendre plusieurs paquets de gousses d’ail dans les vergers sont censées mettre en fuite les oiseaux avides de fruits.
Quand on frotte un plat en terre d’une gousse d’ail coupée en deux, c’est avant tout pour en augmenter la solidité, tant le suc d’ail est capable d’assurer la fonction de colle. C’est cette aptitude que l’on faisait valoir au Moyen âge pour lier entre eux les pigments tinctoriaux grâce au jus d’ail.
Florithérapie : il existe un élixir à base de fleurs d’ail destiné aux personnes sujettes à des peurs profondes. Les vertus protectrices de l’ail que nous avons évoquées plus haut ne sont très certainement pas étrangères à cette assertion. Il s’agit de ces peurs constantes qui fragilisent les personnes en proie à une insécurité permanente, paralysant leur volonté, les dévitalisant complètement. Ces personnes sont souvent affectées de troubles ciblant les sphères urinaire et respiratoire (toux, infections ORL, otite). Ainsi, cet élixir permet de recouvrer son calme et de ne plus agir (quand cela est encore possible) dans la précipitation.
Variétés : on distingue essentiellement l’ail qu’on dit à col mou (Allium sativum var. sativum) et un autre à col dur (Allium sativum var. ophioscorodon). Dans la première catégorie, l’on trouve les cultivars suivants : vivalto, germidour, arno, thermidrone. Dans la seconde : ajo rosa, ajo morado, eden rose, chesnok wight. (Il en existe bien d’autres, j’ai opéré une sélection.)
Autre espèce : j’aurais pu la raccorder à l’article portant sur l’oignon, mais comme je l’ai découverte entre-temps, je la place ici : il s’agit du rocambole ou ail perpétuel (Allium scorodoprasum). Et, en dernière minute, alors que je viens de relire intégralement mon article, j’ajoute ici l’ail éléphant (Allium ampeloprasum var. ampeloprasum) qui tient plus du poireau hypertrophié que de l’ail proprement dit.
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Le mot grec skorodon ne dérivant pas de rhodon, « la rose », l’ail ne peut donc être une « rose puante » comme on l’a prétendu.
Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 36.
Henri Leclerc, Les légumes de France, pp. 98-99.
Jean-Baptiste Basile, Le conte des contes, p. 251.
Dioscoride, Materia medica, II, 145.
Très peu utilisé pour accompagné les viandes aux temps médiévaux, l’ail se réservait plutôt aux poissons et aux sauces.
Jean-Baptiste Chomel, Abrégé de l’histoire des plantes usuelles, p. 231.
Jean Giono, Le hussard sur le toit, p. 35.
Docteur Michel, médecin en Avignon, cité par François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 36.
Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 110.
Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 1, p. 176.
Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 59.
Jean Valnet, Se soigner par les légumes, les fruits et les céréales, p. 167.
Joseph Roques, Phytographie médicale, Tome 1, p. 176.
Jean Valnet, Se soigner par les légumes, les fruits et les céréales, p. 167.
Octaédrite de 1700 g provenant de la pluie de météorites survenue à Sikhote-Aline (Russie). Ce spécimen mesure environ 12 cm de largeur.
Qu’elles soient pierres de tonnerre, dents de foudre, céraunies ou encore haches de Dieu, toutes ces pierres ne sont pas réductibles au strict statut de météorite : en effet, seul un petit nombre d’entre ces objets sont de véritables météorites, c’est-à-dire, au sens étymologique du terme, de ces « objets lithiques suspendus dans les airs »1. Venues d’en haut, on les dit engendrées dans les nues, tombées du ciel à la faveur de la foudre et/ou du tonnerre (ou bien indépendamment de ces deux événements météorologiques), transportées par le vent, issues des nuages qui s’entrechoquent, propulsées sur terre par les différentes divinités du tonnerre, etc. Ces aérolithes tombent donc du ciel depuis aussi longtemps (et bien avant même) que la main de l’homme est capable d’en consigner les chutes successives : par exemple, en 1808, s’abat au-dessus de la Moravie une « pluie » de plus de 300 météorites, de même qu’en Bohème en 1754. Cela est aussi attesté au Moyen âge : en 1135, en Thuringe, un bloc aussi gros qu’une maison (sic) s’abat sur le sol. Ce phénomène est également observé durant l’Antiquité, durant laquelle Pline compilera certains de ces événements. Tout cela n’est pas circonscrit en un seul temps où la crédulité permettait à quiconque de faire avaler des couleuvres, non : le 18 février 1948, une pluie de météorites pierreuses dégringola du ciel du Nebraska dont le sol accueillit le plus massif météorite pierreux (une tonne), tandis qu’un an plus tôt, le 12 février 1947, c’est la Russie qui reçut de telles précipitations : dans la chaîne montagneuse de Sikhote-Aline (Sibérie orientale), près de 23 tonnes de matériau météoritique ont été récupérées, ce qui n’est pas grand-chose au regard de ce qui a atterrit sur le sol namibien qui s’honore encore aujourd’hui de posséder le plus gros météorite ferreux jamais tombé à la surface de la Terre : il pèse 60 tonnes !2 Voyez donc ci-dessous :
Météorite d’Hoba (Namibie) découverte en 1920.
Alors qu’à la fin du XVIIIe siècle, qu’on dit lumineux, l’Académie des sciences de Paris niait encore l’origine extra-terrestre des météorites, Josef Stepling (1716-1778), mathématicien et naturaliste de Bohème, avait été le premier à en affirmer la véritable origine, remisant au rang des vieilleries éculées toutes les anciennes hypothèses tentant d’expliquer la genèse et la provenance de ces pierres semblant surgir de nulle part.
Chez les Mayas, les Incas et les Aztèques, on utilisait un fer dont l’origine s’est avérée météorique. Pour en désigner la source, ces derniers montraient le ciel abritant la demeure du fer. A vrai dire, ce fer leur était si précieux qu’il était même plus rare que l’or qui, lui, n’est jamais tombé du ciel. Ajouter à la rareté le caractère céleste d’un objet particulier, et il y a de fortes chances pour qu’on le considère comme sacré. Dans d’autres cultures, la voûte céleste n’est-elle pas tapissée de cristaux de roche dont certains se décrochent de temps à autre ? Bien entendu, le lieu et l’opportunité de ce détachement participent de la sacralité céleste. Voit-on des météorites fendre l’air atmosphérique tous les jours que Dieu fait ? Nous savons, nous autres, de quoi il retourne à l’endroit des météorites, du lieu duquel ils peuvent bien émaner. Mais autrefois ? Quel spectacle mystique cela devait occasionner auprès d’hommes non pas crédules mais partageant une conception du monde différente de la nôtre ! Ces pierres du ciel sont donc tout sauf anodines. Tel chaman recevant du ciel telle ou telle pierre, comment ne pas s’imaginer que cette dernière va lui concéder le moyen de se solidariser mystiquement, magiquement, voire thérapeutiquement, avec le ciel ? Parce que, à la manière de l’ange, l’aérolithe est non seulement le sceau de la présence d’une puissance surhumaine extra-terrestre, mais aussi l’évidence d’une communication spirituelle entre le Ciel et la Terre, union particulièrement marquée lorsqu’un météorite vient labourer la terre, à la manière de la houe le sillon.
Infime fraction de divinité parvenue jusque sur la Terre après un fulgurant itinéraire pour le moins hasardeux – course aussi folle et hiératique qu’une fléchette ivre propulsée à travers les pales tournoyantes d’un ventilateur –, l’aérolithe est donc message du ciel, instrument d’un oracle, théophanie, manifestation immédiate de la divinité, en particulier dans sa dimension fertilisante : c’est d’autant plus vrai quand les météorites tombent « en pluie ». Pierres vivantes et parlantes tout imprégnées de sacré sidéral, bien que « tombées du ciel, elles demeurent animées après leur chute »3. Pour peu qu’on en fasse des idoles et qu’on dépasse le seuil de la seule fonction de réceptacle, « l’origine miraculeuse de ces pierres devait grandement contribuer au respect et à la vénération qu’elles inspiraient »4.
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Le mot météorite doit être différencié de météore. Un météore, c’est bien un phénomène qui se déroule dans l’atmosphère, mais ce n’est en aucun cas un fragment minéral provenant de l’espace. Les principaux météores nous sont mieux connus sous les noms de pluie, neige, grêle, tonnerre, éclair, etc.
Parmi les météorites, on distingue les formes pierreuses des formes ferreuses (composées en réalité d’un alliage de fer et de nickel). Ces dernières, qu’on nomme sidérites pour rappeler leur origine céleste, doivent être différenciées de la sidérite strictement terrestre, un carbonate de fer. Il existe deux sidérites principales : l’octaédrite, qui est la plus courante, et l’hexaédrite.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 751.
Cristaux de galène (accompagnés de sphalérite). Mine de Trzebionka (Pologne).
Idéal mythique inaccessible, l’Âge d’or a laissé dans l’esprit des hommes qui en ont perpétué le souvenir génération après génération, une indélébile trace qu’ils n’ont pas osé porter sur l’échelle des Temps, au risque de ne pas pouvoir exactement situer cette période, contrairement à l’Âge du bronze (- 2700 à – 900 ans avant J.-C.) et à celui du fer (-1 200 à + 100 après J.-C.), deux période qui ne se succèdent pas immédiatement l’une après l’autre, mais qui se chevauchent et impliquent l’emploi de plusieurs métaux conjointement à la pierre parfois. Si dans ce laps de temps l’or et l’argent se réservèrent essentiellement à la bijouterie et à l’apparat, qu’en fut-il du plomb ? Les technologies métallurgiques exploitant le cuivre puis le fer surent parfaitement se passer du plomb pourtant beaucoup plus abondant.
Les hommes de ces anciens temps n’ignorèrent pas la galène, l’un des principaux minerais de plomb dont l’extraction ancienne est parfaitement connue, d’autant que ce minéral est un « plomb » facile à se procurer. Que l’on abatte un coup de pioche sur de la galène, et l’on sera frappé par un éclat de lumière émanant du point d’impact : c’est d’ailleurs cela que ça veut dire, « galène », issu du grec gal, gel, « beau, brillant », parce que sous ses airs sombres, la galène, dès lors qu’on la découvre de son manteau d’obscurité, laisse voir une éclatante blancheur métallique auprès de laquelle on ne saurait passer sans s’arrêter. Trop molle pour en faire des armes et des outils, trop vile pour se destiner à la joaillerie et à l’ornementation, quel sort allait-on bien pouvoir lui réserver ?
Du plomb, on parvint à tirer de la céruse, que l’on préparait ainsi : « Tout d’abord, le plomb (se présentant sous forme de feuilles ou de copeaux) était attaqué chimiquement par des vapeurs d’acide acétique, provenant du vinaigre. Ensuite, une fois placé dans un milieu en fermentation (ex : fumier), il se transformaient en carbonate. Enfin, le tout était broyé pour obtenir de la poudre »1 fine et douce au toucher dont on fit une base blanche permettant de lisser et d’unifier le teint (alors qu’avoir une mine de plomb aujourd’hui ne dit rien de l’éblouissante candeur de lait du lis ^.^). Grâce à son pouvoir couvrant hors du commun par réfraction de la lumière, le blanc de plomb devint un allié de beauté des coquettes de l’Antiquité, à commencer par les Égyptiennes qui tirèrent profit des propriétés caustiques, desséchantes, astringentes et cicatrisantes du plomb, embellissant non seulement le visage, mais supprimant également les plaies, les dartres, etc. Parallèlement à cela, les belles Romaines redoublèrent d’inventivité faisant du minium, un oxyde de plomb, un colorant rouge venant rehausser leur teint, d’où les expressions « avoir bonne mine », « un joli minois ». A la Renaissance, l’on s’inspira – en espérant honorer un héritage – des auteurs antiques. L’on mit donc à nouveau en honneur le blanc de plomb, l’une des drogues minérales permettant toujours de blanchir le visage des élégantes durant le Grand Siècle. « L’objectif de la blancheur est d’entraver les imperfections, ‘comme s’il s’agissait de faire disparaître tout ce qui pourrait interrompre un ordonnancement préétabli’. A la Renaissance, le but des cosmétiques, substantif dérivé de kosmos, renvoie toujours bien au sens étymologique du terme, ‘qui exprime l’idée d’un ordre du monde, celle de son organisation, de son ornement et par conséquent de sa beauté’ »2.
Si l’on exploite largement la brillance opaline de la céruse de plomb, l’on recherche aussi à bénéficier du plomb à travers ses qualités obscurcissantes, en traçant le trait noir qui borde l’œil égyptien afin de protéger celui-ci de la lumière du soleil. En mêlant quelques oxydes de plomb avec de l’eau, on façonnait une teinture permettant de noircir les cheveux. Certaines « teintures employées alors se fabriquaient des plus bizarres ingrédients. On cite entre autres une liqueur épaisse tirée de la graine du sureau et une décoction de sangsues qu’on laisse putréfier pendant soixante jours dans un vase de plomb »3. Mais ces préparations capillaires « offrent de grands dangers, car elles ont toutes pour base le sucre de plomb [ou sel de Saturne], poison des plus subtiles. Bien plus à craindre que de véritables teintures, elles introduisent dans le sang le principe vénéneux du plomb par l’absorption cutanée résultant d’un usage journalier »4.
Tant que le plomb maintint une distance résolue entre la peau et le miroir, cela ne concerna guère que le désir des femmes de se faire bien voir. Libres à elles, après tout, de se tartiner la face comme on occulterait un carreau de verre d’une couche de blanc de Meudon ! Mais, non, hélas, le plomb déborda du cadre cosmétique dans lequel on le croyait enferré aussi sûrement qu’un vitrail dans son bardage plombé, et c’est donc tout naturellement que l’« on a cru pouvoir transporter l’usage du plomb en médecine, quoiqu’il soit vraiment un poison lent, astringent et desséchant »5. Sur ce point, on ne se contenta pas d’en faire un strict usage externe, mais on l’employa aussi à l’intérieur ! Ainsi fit-on depuis à peu près l’époque d’Hippocrate, soit il y a 2500 ans environ. Comprenant que de l’onguent à l’emplâtre il n’y a plus guère qu’un pas, les médecins antiques s’appliquèrent à déterminer dans quels cas précis l’on pouvait justifier l’emploi du plomb en thérapeutique. En Égypte, cette pratique resta périphérique, le plomb assurant des soins essentiellement cutanés par le biais de ses propriétés lénifiantes, apparaissant néanmoins dans de nombreuses recettes comme, par exemple, à travers celles permettant de réaliser des collyres : on a en effet découvert des traces de galène dans des flacons autrefois remplis de ces préparations que l’on n’abandonna qu’à grand-peine puisque l’on pouvait encore prendre connaissance de telles recettes ophtalmiques dans des ouvrages médicaux du XIXe siècle !
En regroupant des données échelonnées de Dioscoride (1er siècle après J.-C.) à Desbois de Rochefort (XVIIIe siècle), je vais tenter de dresser une synthèse de l’histoire médicale du plomb.
A l’aide de la céruse, du plomb lavé, du plomb brûlé et de l’eau de plomb, on regroupait des propriétés rafraîchissantes, astringentes, dessiccatives, émollientes, résolutives, engourdissantes et calmantes. On constate que les emplois se bornaient surtout à l’extérieur du corps : en collyre pour les maux oculaires (en particulier une taie de l’œil que l’on appelait à juste titre plumbum), en emplâtre (comme le célèbre diachylon), onguents et autres pommades. L’on vit apparaître, à travers des préparations alambiquées, une explicite référence à la planète à laquelle, pensait-on, le plomb était lié : sel de Saturne, baume de Saturne, vinaigre de Saturne, magister de Saturne, etc., tout cela se consacrant à soigner (à défaut de guérir) nombre d’affections cutanées (dartre, inflammation érysipélateuse, engelure, pompholyx, ulcère, tumeur et cancer cutané, calvitie), génitales (écoulement vénérien, leucorrhée, priapisme), ainsi que fièvre inflammatoire, diarrhée, hémorroïdes chaudes et fluentes, maux de gorge, etc., pour lesquelles on imagina que les vertus rafraîchissantes du plomb pouvaient être de quelque utilité. Mais c’est là une fraîcheur bien trop froide au goût de Hildegarde qui ne réserva pas au plomb le meilleur des accueils, se contentant d’avertir du caractère nocif du plomb en cas d’usage interne. Déjà, Dioscoride disait de cette substance que « prise par la bouche, elle est chose mortelle, pour autant qu’elle est malfaisante et venimeuse »6. Si jamais l’issue fatale est écartée, il n’en reste pas moins que l’utilisation du plomb comme médicament provoque « sanglot, toux, sécheresse de la langue, froideur dans les extrémités du corps, troubles de l’intellect et paresse dans tous les membres »7. Conscient que le plomb est susceptible d’intoxiquer ceux qui y sont exposés, Dioscoride offrait plusieurs pistes en terme d’antidote comme le lait, tandis qu’à Pline, cela ne posait apparemment pas de problème d’écrire qu’il n’y a pas meilleure matière que le plomb pour protéger de la chaleur et de la lumière les plus luxueuses compositions médicinales de son temps. Hildegarde était bien loin de partager son avis sur ce point : l’abbesse mettait en garde sur le fait que « ni la nourriture, ni la boisson ne se gardent bien dans un récipient de plomb, à cause du froid que celui-ci contient »8. Mais l’on peut pousser bien plus loin : dans les écoles de la République, fin XIXe-début XXe siècle, on apprenait aux élèves cet avertissement domestique : le plomb « forme avec les aliments des composés très vénéneux ; c’est pour cela qu’on ne doit jamais se servir de vases en plomb comme ustensiles de cuisine »9. 2000 ans pour établir cette évidence ! Combien d’accidents domestiques se sont produits entre-temps ? C’est d’autant plus regrettable qu’à l’époque où ces lignes furent tracées, on avait depuis longtemps tiré un trait sur l’emploi du plomb en médecine. Un siècle plus tôt, Desbois de Rochefort écrivait très clairement dans l’introduction de son Cours élémentaire de matière médicale que « le plomb et le mercure sont, parmi ces corps naturels, les plus redoutables pour leurs effets pernicieux, et l’un des fâcheux accidents qu’ils produisent, surtout le plomb, a divisé depuis longtemps les médecins fameux des différentes écoles, et sur sa nature, et sur les procédés de sa curation »10. A la lecture de Desbois de Rochefort, on constate que la place du plomb dans la pratique médicale est bel et bien réduite à peau de chagrin, inversement proportionnelle aux efforts qu’il faut déployer pour soustraire l’organisme à son intoxication, qu’elle soit fugace ou chronique. Tout ceci soulève une interrogation : comment cela se fait-il que l’on vit de plus en plus de personnes intoxiquées au plomb alors qu’en parallèle l’emploi thérapeutique de cette substance ne faisait que reculer ? Réponse : en raison de l’implication de plus en plus massive du plomb dans la vie domestique, l’artisanat et l’industrie. On connaît tous cette anecdote qui voudrait que Rome se soit effondrée parce que sa population goûtait journellement à une eau que des conduites en plomb distribuaient dans les maisons. C’est un élément d’explication, mais il est loin d’être le seul. C’est là que nous pouvons débuter, par la tuyauterie, qui employa abondamment le plomb, métal qui a abandonné son nom à la plomberie qui, Dieu merci !, ne fait plus appel à ce matériau depuis des lustres. Cet usage était préféré par le fait que le plomb autorise la fabrication de « tuyaux sans soudure, très longs, et pouvant se courber sans se casser »11. On en comprit dès lors l’intérêt sans en soupçonner le perfide caractère, mettant en évidence le fait que l’intoxication prend deux formes différentes : celle qui affecte celui qui fabrique les tuyaux, celle qui touche le consommateur de l’eau qui circule dans ces mêmes tuyaux. Voici une liste des métiers qui étaient, de très près ou d’un peu plus loin, confrontés à une manipulation quasi quotidienne du plomb (pour certains, l’on peut n’en pas percevoir la relation, mais pour tous elle existe) : les fabricants de mines de plomb, de céruse et de minium, les vitriers, les émailleurs, les potiers (qui utilisent des vernis au plomb), les faïenciers, les orfèvres, les bijoutiers, les monnayeurs, les cordonniers et passe-talonniers, les teinturiers, les pelletiers, les fabricants de papiers peints et de toiles cirées, les fondeurs, les imprimeurs, typographes et préposés à la casse, les cartiers (sur les anciennes cartes à jouer, les couleurs rouge et jaune sont tirées d’oxydes de plomb), enfin les peintres en couleurs et en bâtiment pour lesquels Pierre Pomet admettra que « le blanc de plomb n’a autre usage que je sache pour les peintres, étant broyé à l’huile ou à l’eau, d’autant que c’est le plus beau que nous ayons, et qui dure le plus longtemps, mais en récompense est une très dangereuse drogue »12. L’excellence immédiate efface souvent un danger manifeste qui paraît bien moins peser dans la balance que le fait d’en envisager l’interdiction pure et simple, pour des raisons évidentes d’insalubrité. On assiste au même phénomène avec des substances chimiques modernes : pourtant décriés, certains insecticides et herbicides, dont on connaît les hauts risques d’utilisation, ne sont toujours pas prohibés.
Nous n’en avons pas pour autant terminé avec les facteurs d’intoxication au plomb, passons maintenant aux risques domestiques. Voici quelques exemples : utilisation de cosmétiques contenant du plomb, consommation de boissons (vin, cidre, poirée, bière) falsifiées par adjonction de sels de plomb dans le but de les édulcorer (les sels de plomb, malgré leur nom, possèdent un traître petit goût sucré), consommation de pâtisseries (par exemple : gâteau glacé au chromate de plomb), utilisation courante d’objets en étain (mais pouvant contenir, sans qu’on le sache, jusqu’à 75 à 80 % de plomb !), séjourner dans des appartements où les pièces ont été peintes à la céruse, préparer des aliments dans de la vaisselle vernissée, en conserver d’autres (exemple : des cornichons) dans des pots en terre dont le vernis contient du plomb, etc. Comme vous le voyez, la liste est vaste, ce qui explique les nombreux cas d’intoxication auxquels les médecins purent assister, ayant eu affaire à des cas d’intoxication aiguë, assez spectaculaires mais guérissables (bien que le rétablissement en soit très allongé), et une forme chronique bien plus grave, se produisant par inhalation de poussières de plomb ou de vapeurs de plomb. En cela nous ne pouvons passer outre ce que l’on appelle colique de plomb (ou du peintre), principale manifestation du saturnisme, qui démontre dans quelle immense mesure ce métal était impliqué dans de très nombreuses professions et occasions de la vie de tous les jours, si bien qu’il eût été très difficile de le substituer alors par un moyen plus innocent. Voici, pour dessiner un portrait, les principales caractéristiques de l’intoxication chronique ou saturnisme : une profonde anémie accompagne un amaigrissement marqué, le pouls faiblit, l’haleine s’empeste, la peau jaunit, le ventre se creuse et se rétracte. « L’estomac et les intestins se racornissent et se rétrécissent dans leur diamètre13, ce qui produit l’aplatissement du ventre, la rétraction de l’ombilic et du fondement ; les excréments ont la plus grande peine à filtrer le long de leur canal ; ils séjournent et se moulent dans les interstices très resserrés du côlon, d’où vient la constipation la plus rebelle »14. Parfois s’instaure un volvulus ou invagination intestinale. Tout cela s’accompagne de douleurs continuelles centrées sur l’ombilic, s’exaspérant par moment et irradiant jusqu’aux côtes et aux organes génitaux. Cette affection porte bien son nom de saturnisme : il y est question, on ne peut pas mieux, de densification, tant cela resserre, crispe, assèche, racorni. Parce que l’on voit aussi la vessie être contractée, les urines ne plus s’écouler. Le système pulmonaire peut, lui aussi, être l’objet de cette constriction qui affecte la trachée-artère. La déglutition, par contraction spasmodique, est très empêchée. Presque, peut-on dire, qu’à travers le saturnisme plus rien n’entre, plus rien ne sort. Ne dit-on pas du constipé qu’il est mélancolique ? A cette concentration viscérale due à la colique de plomb, l’on peut encore ajouter les autres signes suivants : paralysie radiale, tremblement des mains, troubles articulaires dans les genoux et les pieds, accidents cérébraux, impuissance, fausse couche, etc. Nous ne nous arrêterons pas sur les diverses méthodes de désintoxication d’un autre temps, mais préciserons qu’en ce qui concerne le saturnisme, l’homme s’en remit à des substances antidotaires plus ou moins efficaces dont l’huile d’olive, le ricin, le tan de chêne, la coloquinte, l’absinthe, le tabac, le chanvre, le séné ou encore la jusquiame. Pousser un danger par un autre, comme on l’a souvent vu !… Le mieux étant encore de se tenir à distance du toxique.
Dans un vieil article, je faisais savoir l’hypothèse selon laquelle Vincent van Gogh aurait été affecté de saturnisme, parce que, dit-on, à la manière de Cronos dévorant ses enfants, il aurait fait de même avec ses tubes de peinture !… Au comble du désespoir, l’on peut faire des gestes bien absurdes. Si l’on souhaite en finir, mieux vaut user du plomb d’une autre manière que celle-ci (se tirer du plomb dans la cervelle demeure bien plus efficace, à la condition qu’il soit durci à l’antimoine). Il y a fort longtemps – et plutôt que de bêtement s’intoxiquer en léchant les peintures au plomb de son intérieur –, on faisait appel au plomb d’une tout autre manière, que je vais maintenant vous raconter. Mais avant tout laissez-moi vous dire qu’il y avait dans le garage de mon père un peu du matériel qui lui restait de l’époque où il s’était dit qu’il allait devenir plombier. Mais, par manque de passion, il ne poussa pas au-delà d’un an son apprentissage. Au beau milieu de ce matériel inutile, il y avait des plaques d’un plomb bien différent de la galène brute de la collection de minéraux que j’avais dans ma chambre, elle si dure, sombre et obscure, n’offrant rien de commun avec ces plaques que je m’amusais parfois à pétrir entre mes doigts d’enfant, quitte à fractionner une partie à force de torsion, y gravant parfois des messages de la pointe d’un clou, à la manière d’un stylet s’enfonçant dans la cire ou l’argile fraîche, sans me soucier qu’en des temps insoupçonnés de moi, des hommes firent de même, mais pas pour explorer ludiquement les propriétés ductiles de cette matière. Durant l’Antiquité gréco-romaine, on employait de semblables plaquettes de plomb : les défixions ou katadesmoi. J’ai explique ailleurs en détails la fonction de ces katadesmoi, plaques de plomb (un métal bon marché que l’on pouvait facilement se procurer), sur lesquelles on inscrivait un sort hostile (d’exécration) permettant de lier magiquement une personne (aujourd’hui, il nous reste l’expression « jeter un plomb » sur quelque chose ou quelqu’un). Puis l’on enterrait la tablette en un lieu sombre et discret. Ainsi la confiait-on aux bons soins de Cronos, alias le séparateur (parce qu’il tient une faucille) ou bien le grand destructeur (on le voit également porteur d’un sablier, incarnant le Temps amenant la mort mais aussi une nouvelle naissance). Ce qui, pour le but recherché, est parfait. Ainsi, on enfouit de préférence les katadesmoi la nuit venue dans des tombeaux, des tertres funéraires, auprès des sanctuaires dédiés à une divinité chthonienne, au fond d’un puits ou d’une rivière, etc. Par cet enfouissement, on renforce la mise en relation de la tablette (et donc du texte qu’elle contient) avec le monde d’en-bas, dont on espère qu’il va causer bien des misères aux personnes visées… Parce que la lourdeur maussade de Saturne, astre livide, d’une démarche paresseuse aux mouvements indolents, peut forcer quiconque à porter des semelles de plomb et à marcher avec à pas de plomb. Cette pondération alourdissante est celle du soleil de plomb qui écrase, qui flingue en plein vol (prendre du plomb dans l’ail). Pis que de se faire plomber les fesses, la force des katadesmoi résidait dans le fait de plomber littéralement le moral des personnes ciblées, de leur faire péter les plombs, emmenant toujours plus bas, à la manière des plombs de sonde, de filets et de lignes de pêche, qui, à l’instar des plombs de chasse, affaiblissent les chairs au point de les faire sombrer toujours plus bas dans une nuit sans fin. Après cela, quoi d’étonnant à ce que du latin plumbum l’on ait tiré le mot plongeon, qui exprime bien à quel point il y a de la pesanteur et de la lourdeur dans le plomb qui ne peut pas faire autrement que de vous envoyer par le fond, à l’image du plomb fondu qui fait le grand saut dans un baquet d’eau lorsqu’on vient à pratiquer la molybdomancie, c’est-à-dire la divination au plomb fondu (ce terme est forgé sur un abus de langage qui faisait autrefois passer le plomb pour du molybdène et vice-versa ; malgré ses surnoms de plombagine et de mine de plomb, le molybdène n’est pas une galène ni je ne sais quel autre oxyde de plomb. Solide et blanc comme l’argent, il porte le numéro atomique 42 et son abréviation s’écrit Mo : c’est bel et bien un élément à part entière.).
Tablette de défixion découverte roulée dans la main d’un mort dans un cimetière de la cité macédonienne de Pella. IVe siècle avant J.-C. Le texte révèle la supplication d’une femme qui demande aux démons auxquels elle fait appel de faire tout le nécessaire pour que son mari ne se tourne pas vers d’autres femmes, en particulier l’une d’entre elles dont elle demande qu’elle périsse misérablement. Chercher à détourner untel(le) de tel(le) autre était très fréquent : « Je détourne x de y, de son visage, de ses yeux, de sa bouche, de sa poitrine, de son âme, de son estomac, de son pénis, de son anus, de tout son corps. Je détourne x de y ».
Après tout cela, comment prétendre durant une seconde pouvoir tirer juste parti du plomb ? N’y a-t-il pas chez le plomb une pondération qui soit équilibre et modération, plus qu’un abyssal enfoncement ? Bien sûr que si : regardons du côté de la médecine traditionnelle chinoise pour laquelle la planète Saturne et le métal plomb sont tous les deux associés à l’élément Terre, central par rapport au Feu, à l’Eau, au Bois et au Métal. Ce centre est aussi axe et pivot. C’est pourquoi le plomb recentre sans figer exagérément les personnes trop « volatiles », « déséquilibrées », en proie au vertige. Dans cette optique, le plomb apporte solidité, profondeur, imperturbabilité et individualité inentamable. On comprend aussi par là même l’attribution du plomb au chakra Muladhara, permettant l’enracinement. Le culbuto a le cul plombé afin de reprendre son équilibre même quand il est renversé ou qu’on lui assène une pichenette. Par le sobriquet de cul-de-plomb, on désigne les personnes trop sédentaires. Le plomb dessine donc bien cette idée de fixité, mais aussi d’assurance, de rectitude et de droiture, tel que cela transparaît dans l’expression « être d’aplomb », un à plomb qu’on n’obtient pas sans un fil à plomb, « souple symbole de la verticalité »15. Lorsqu’on a du plomb dans la tête, cela dénote un caractère sage, posé et sérieux (ce qui est curieux, l’or semblant convenir davantage à cet usage, par son intrinsèque valeur et une densité bien supérieure à celle du plomb puisqu’elle vaut 19,3). Il y a tout de même une certaine noblesse dans le plomb, d’autant que l’on n’ignore pas ses indéniables vertus protectrices : « La galène placée dans la maison est un bouclier imperméable aux influences négatives. Elle ne laisse rien passer. Ni les rayonnements radioactifs, ni les rayons X ne sont capables de la franchir »16. Est-ce pour cette raison qu’au Moyen âge l’on enfermait les défunts de haut parage dans des « chercus » de plomb, comme on peut le voir dans Le Roman de Renart : l’une des poules, Copette, estourbie par le perfide nain roux, fut enfermée « dans un beau cercueil de plomb ». Protège-t-on de cette manière-là les trépassés des entités du dessous ? Parce qu’« il symbolise la base la plus modeste d’où puisse partir une évolution ascendante »17, on a voulu faire du plomb le point de départ de la transcendance, premier pas directeur vers l’Empyrée, séjour des célestes divinités. Les mystères de Mithra expliquent très justement le rôle du climax, échelle à sept échelons : « En gravissant cette échelle cérémonielle, l’initié parcourait effectivement les ‘sept cieux’ »18. Voici, d’après Celse, les sept degrés de cette échelle (qui en compte un huitième, la sphère des étoiles fixes) :
7 – Or Soleil
6 – Argent Lune
5 – « Alliage monétaire » Mercure
4 – Fer Mars
3 – Bronze Jupiter
2 – Étain Vénus
1 – Plomb Saturne
L’on dit que la progression ne peut être qu’ascendante, que le plomb peut se métamorphoser en or et, contrairement à ce qu’écrivait Racine, qu’en un plomb vil l’or ne peut être changé, car cela ferait emprunter une route inverse à celle que recherche l’alchimiste qui aspire « symboliquement à se détacher des limitations individuelles, pour atteindre les valeurs collectives et universelles »19. Par sa molle et lourde lenteur, le plomb demande de ne pas se précipiter et que chaque chose advienne en son temps, car le plomb et les autres métaux « seraient de l’or s’ils avaient eu le temps de le devenir »20. Est-ce à dire qu’extraire de la galène, c’est interrompre prématurément sa maturation et sa future transformation en or ? Pour ce métal, bien que d’aucuns le prétendent, je l’ignore. En revanche, ce qui est certain, c’est que « l’argent résulte en général de la décomposition de minerais sulfureux, tels que la galène et l’argentite »21. Du plomb, à défaut d’or, il peut être fait de l’argent. Et au vu de la rareté de l’or, on a dû faire avorter bien de ces processus en arrachant de leur gangue terreuse ces minerais de plomb, destinés à être transformés en un moyen de faire parvenir jusqu’à l’homme, en son cœur et en son corps, non pas les secrets de la transcendance, mais un véritable poison.
Détail d’un cercueil de plomb romain (IIIe siècle avant J.-C.). Metropolitain Museum of Art (New-York).
Caractéristiques minéralogiques
Comme le plomb natif, à l’inverse de l’or et de l’argent, n’existe pas naturellement, nous allons nous tourner en direction de l’un de ses principaux minerais, la galène, non sans avoir communiqué quelques informations relatives au seul plomb : de densité inférieure au premier des deux métaux suscités (11,3), le plomb est le plus mou et le moins tenace des métaux : il se laisse couper facilement au couteau, abandonnant sur la tranche un aspect très lisse et particulièrement étincelant ne faisant pas illusion très longtemps : nous rappelant rapidement qu’il est un métal dit non noble, ce rayonnement du plomb s’obscurcit promptement à l’air libre. Fusible à partir de 327° C, le plomb s’allie très facilement à la plupart des autres métaux, à l’exception du fer : voilà que Mars vient s’opposer à Saturne, le « petit maléfique » au « grand maléfique » !… Curieux… Venons-en maintenant à ce minerai de plomb naturel qu’est la galène (ou alquifoux, non moins curieux).
Composition : plomb (86,59 %), soufre (13,40 %). Avec inclusions d’argent, d’antimoine, de fer, de zinc, d’or, de sélénium et de bismuth (0,01 %).
Densité : 7,2 à 7,6.
Dureté : 2,5 à 3 (tendre et fragile).
Morphologie : cristaux cubiques de forme hexaédrique, octaédrique, en tablettes, en macles ; agrégat grenu et squelettique ; stalactite.
Couleur : gris clair, gris foncé, gris noirâtre, avec nuance bleutée sur les cassures fraîches. Fonce facilement à l’air libre.
Éclat : métallique, très prononcé sur les plans de clivage.
Transparence : opaque.
Clivage : très bon à parfait selon /001/, /010/ et /100/, imparfait selon /111/. Comme la halite, se fragmente en petits cubes sous le choc.
Cassure : subconchoïdale.
Fusion : fond très facilement sur le charbon de bois en libérant des vapeurs sulfureuses.
Solubilité : dans l’acide nitrique (HNO3) et l’acide chlorhydrique (HCl).
Autres minéraux contenant du plomb : pour la plupart du temps, ce sont des minerais dit complexes, parce qu’ils sont très fréquemment associés à des minerais d’argent et de zinc au sein des mêmes gisements. – Minium (Pb : 90,67 %) – Cérusite (PbO : 83,53 %) – Pyromorphyte (Pb : 82 %) – Vanadinite (PbO : 78,35 %) – Mimétite (PbO : 74,59 %) – Jordanite (Pb : 71,90 %) – Wulfénite (PbO : 61,40 %). Parmi les oxydes de plomb dont nous avons parlés plus haut dans notre article, nous avons évoqué le cas du minium (Pb3O4). Ajoutons-y la litharge (PbO). La céruse, quant à elle, est un carbonate de plomb formé d’oxyde de plomb et de craie blanche pulvérisée (définitivement interdite en France le 1er janvier 1915).
Gisements : en abondance dans plusieurs continents à travers le monde : – Europe : Allemagne, République tchèque, Slovaquie, Autriche, ex Yougoslavie, Italie, Espagne, Roumanie, Pologne, Grande-Bretagne. – Amériques : États-Unis. – Asie : Russie, Birmanie. – Afrique : Zambie. – Océanie : Tasmanie. Dans l’île de Man, l’on a découvert de grands cristaux de galène de 25 cm. A l’ouest de la République tchèque, près de Stříbro, de grands cristaux hexaédriques aussi larges que la main ont été mis à jour.
Utilisation : principal minerai de plomb, minerai d’argent selon les origines (ex : mine de Pont-Péan en Ille-et-Vilaine, mines allemandes de la Saxe, etc.).
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Anne-Lise Vincent, Édition, traduction et commentaire des fragments grecs du Kosmètikon attribué à Cléopâtre, Université de Liège, p. 85.
Ibidem.
Eugène Rimmel, Le livre des parfums, p. 60.
Ibidem, p. 244.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 279.
Dioscoride, Materia medica, V, 53.
Ibidem, VI, 22.
Hildegarde de Bingen, Physica, p. 146.
O. Pavette, Notions élémentaires de sciences, p. 244.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, pp. XXXVII-XXXVIII.
O. Pavette, Notions élémentaires de sciences, p. 244.
Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 44.
« Quelquefois le canal intestinal est tellement rétréci que tous les intestins pourraient tenir dans la paume de la main ; quelquefois leur diamètre est si resserré, qu’un tuyau de plume, et même une épingle un peu forte n’y peuvent entrer » (Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 292).
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaires de matière médicale, Tome 1, p. 291.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 442.
Reynald Boschiero, Le guide des pierres de soins, p. 158.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 765.
Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, p. 110.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 765.
Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, p. 87.
J. Kouřimsky & F. Tvrz, Encyclopédie des minéraux, p. 43.
L’on peut tirer nombre d’informations intéressantes sur la façon dont les Anciens utilisaient les minéraux pour leurs vertus dans les lapidaires, c’est-à-dire ces anciens traités décrivant les qualités médico-magiques des pierres. (Ouvrir un guide moderne de lithothérapie ne fait pas moins d’effets.) A la lecture de ces ouvrages archaïques, l’on peut par exemple apprendre que le corail préserve son porteur des périls de la navigation, que l’émeraude renforce la mémoire ou que l’améthyste dissipe les vapeurs de l’ivresse. Mais il est des savoirs qu’on ne découvre pas dans les manuels : c’est le cas de ceux qui ne s’aventurent pas dans certaines régions reculées où se développèrent des pratiques empiriques parallèles. A ce titre, voyons voir ce qui se faisait entre Yssingeaux en Haute-Loire et le Mont Mézenc en direction de l’Ardèche, c’est-à-dire une zone au climat rude et dont l’ancienne identité paysanne contraignait les habitants à vivre en petits groupes isolés dont les contacts avec l’extérieur étaient beaucoup moins fréquents qu’aujourd’hui. C’est probablement l’atavisme qui favorisa l’émergence puis la continuité de coutumes locales bien déterminées : dans ces territoires âpres et farouches, point de lapis-lazuli ni de béryl, bien plutôt des « cailloux » beaucoup plus anodins. Dans le détail, l’on peut discerner des haches en pierre, polies par la main de l’homme en d’ancestrales époques préhistoriques, de grosses perles en verre d’origine parfois protohistorique, enfin des galets en variolite, une pierre verte formant des « pustules » à sa surface (cette « imitation » d’une peau de serpent ou de batracien valut à d’autres pierres d’être employées dans ce sens : cornaline, septaria, rhyolite, etc.). A ce trio de base, on adjoignait fréquemment d’autres pierres supplémentaires dont la forme, la couleur et l’allure surent frapper suffisamment l’imagination pour les faire préférer aux dépens d’autres : des fossiles (dent de loup, oursin, ammonite), de la pyrite, du jaspe (orbiculaire, rouge), du silex ou encore du quartz. Elles étaient collectées avec soin au gré de découvertes inopinées lors de travaux agricoles par exemple. Les collections pouvaient s’agrandir aussi au fur et à mesure des rencontres : la venue d’un colporteur, d’un berger ou bien d’un travailleur saisonnier lointain pouvait être une opportunité d’accroître une collection de pierres à venin, d’autant que, beaucoup provenant d’ailleurs, elles apportaient avec elles un peu des mystères de leur pays d’origine. Par exemple, tous les galets de variolite provenaient de la vallée de la Durance.
Planche extraite de l’ouvrage d’Henry Vaschalde (1833-1919) intitulé Recherches sur les pierres mystérieuses, talismaniques et merveilleuses du Vivarais et du Dauphiné (1874). Tout en haut, au centre, l’on peut voir une pigote que les bergers du Vivarais suspendaient au cou d’une brebis pour préserver le troupeau des maladies.
Transmises par héritage de père en fils, ces pierres avaient peu de chance de quitter le giron familial, car rares étaient celles qu’on imaginait vendre. En revanche, beaucoup plus se prêtaient, voire se louaient. Certaines s’éloignaient rarement des maisonnées et on ne les exposait aux regards qu’avec la plus grande réticence, d’autant que la relation entre une collection de pierres et telle ou telle famille relevait quasiment du pansement de secret.
En vue d’utiliser une pierre à venin, on la baignait tout d’abord plus ou moins longtemps dans une eau fraîchement puisée. Puis l’on employait localement cette eau (en procédant à une application et/ou un lavage soigneux), ou bien on la faisait boire. Parfois, l’on procédait par friction sèche : une pierre seule, mais bien plus souvent une synergie de pierres placées dans un sachet de toile, était frottée à plusieurs reprises sur le mal. Lors de l’utilisation de telles pierres, on prenait soin de leur éviter le contact du sol (pour les préserver des pertes de pouvoir), et surtout l’on agissait scrupuleusement, rigoureusement et rapidement, trois caractères propres à un protocole de soin faisant appel aux pierres à venin, dont on rencontrait plusieurs spécificités selon l’animal venimeux considéré (ou que l’on imaginait comme tel) : ainsi existait-il des pierres du serpent, des pierres du crapaud et des pierres de la salamandre. En cas de piqûres ou de morsures avérées, on utilisait la pierre correspondante. Parfois, une apparition cutanée inexplicable était mise sur le compte d’un contact même fugace avec un animal qu’on soupçonnait d’y avoir laissé sa trace. On faisait donc de même.
Malgré leur nom, les pierres à venin ne réduisaient pas leurs actions au seul domaine d’antidotes antivenimeux. En effet, il existait des pierres d’œil et de vue (taie, conjonctivite), des pierres du sang (hémorragies diverses, saignement de nez), des pierres de la femme (favoriser l’accouchement, douleurs des règles), des pierres des coups et contusions, des pierres de la « peste », des pierres du tonnerre protectrices contre la foudre, enfin une spécificité vétérinaire, la pigota, qu’on faisait intervenir en cas de morsure, d’intoxication ou d’épizootie dans les troupeaux. Plus préférablement, on la nouait au cou de la brebis ou de la chèvre dominante du troupeau.
Bien souvent associées à des plantes médicinales et à des rituels de protection, les pierres à venin ont soigné aussi bien les hommes que les animaux durant des siècles. Talismans ou panacées, leurs attributions dépassaient généralement le cadre de leur spécificité. Elles ne possédaient pas moins de pouvoir que celui qu’on confère aujourd’hui au bracelet d’hématite ou au collier de perles d’œil de tigre que l’on se procure dans les boutiques spécialisées.
« L’idée d’établir une relation entre le fer, symbole de la force, et le sang, symbole de la vie, doit être vieille comme le monde », confiait Henri Leclerc dans l’un de ses ouvrages1. En effet, le fer, par ses vertus roboratives, ne donne-t-il pas du corps au ventre ? N’acquiert-on pas la robustesse d’une santé de fer grâce à lui ? Par une poigne de fer et des nerfs d’acier, l’on dispose de deux images qui font aisément comprendre quelle inflexibilité il peut exister dans une vie qui se fera un chemin coûte que coûte dès lors qu’elle fait appel au fer comme symbole de fertilité, et cela tant que son opiniâtreté ne nous fait pas glisser vers les dangers d’une excessive rigueur. La haute valeur que l’on a pu accorder au fer dépend d’au moins deux facteurs : il est d’autant plus sacré qu’on le sait d’origine météorique (c’est-à-dire céleste, là où résident les divinités) et qu’il est pur, car à la manière dont on l’extrait de sa gangue indifférenciée, l’on forge l’idée qu’il représente « l’esprit se dégageant de la matière pour devenir visible »2. Malgré toutes ces précautions, l’on a vu, au cours de l’histoire, le fer être délaissé, réduit au rang d’un métal suscitant parfois le mépris et la répugnance, comme on peut en faire le constat en ce qui concerne l’Égypte antique, ce qui explique la rareté des objets en fer durant l’Antiquité égyptienne. Pourquoi ? Parce que, considéré aux côtés de l’aimant – substance sacrée liée à Horus –, le fer non magnétique, vu comme les os de Seth, devint fatalement maudit. Est-ce la même aversion qui amena à proscrire l’emploi d’instruments de fer durant l’élévation du temple de Salomon ? Peut-être, car ce qui est sacré n’est généralement pas touché par le fer, ou alors au prix d’une grande vengeance de la part de la divinité offensée : en Inde, couper ou même seulement toucher l’Açvattha sacré avec un outil en fer, c’est attirer sur soi le courroux de la divinité qui habite cet arbre. Pourtant, cela ne troubla pas le moins du monde Hildegarde de Bingen, puisque, pour elle, couper des rameaux avec une lame n’est pas rédhibitoire. Peut-être parce qu’elle évoque, pour ce cas précis, non pas le fer (ferrum) mais l’acier (calybs) : si le premier, de par sa nature chaude, est puissant et utile, l’acier l’est d’autant plus « qu’il est la forme la plus puissante du métal de fer. Il représente, en quelque sorte, la divinité de Dieu, et c’est pourquoi le diable le fuit et l’évite »3. Quand on sait à quel point les esprits malins s’écartent devant le fer, l’on comprend que Hildegarde ait vu dans ce métal un remède capable d’inhiber l’action des poisons présents dans les aliments et les boissons. En revanche, lorsque Hildegarde usait d’instruments en acier ou bien qu’elle faisait cuire le contenu d’une marmite à l’aide d’une barre d’acier chauffée à blanc, elle ne nous précise pas si cela participait à la bonification des remèdes.
Nous voilà, en tous les cas, rendus à une première évidence : le fer est protecteur de la vie face aux influences mauvaises qui pourraient peser sur elle. Mais, parce qu’il est l’outil par lequel toutes les tyrannies forgent dans l’ombre leurs armes, il est aussi l’instrument satanique de la guerre et de la mort. C’est là toute l’ambivalence du fer que nous allons maintenant étudier dans le détail.
Durant l’Antiquité gréco-romaine, l’on voyait la rouille naissante sur le fer comme un remède des énergies défaillantes, ainsi qu’un principe générateur, sans doute par analogie entre sa couleur et celle du sang séché. Ne vit-on pas, parmi les recommandations allant dans ce sens, celle consistant à ingérer la rouille recueillie sur un poignard longtemps resté fiché dans le tronc d’un chêne4 ? Mais la rouille, davantage que le fer bien sûr, c’est la corrosion, la destruction, l’accablement des forces que le fer est justement censé incarner. Par exemple, dans ce manuel bien connu qu’est le Petit Albert, l’on rencontre la manière d’élaborer un talisman (ou sceau) que l’on grave tout d’abord sur une plaque de fer et que l’on glisse une fois achevé dans une étoffe rouge. « Ce talisman, explique-t-on, aura la propriété de rendre invulnérable celui qui le portera avec révérence. Il lui donnera une force et une vigueur extraordinaire. Il sera vainqueur dans les combats auxquels il assistera »5. De plus, histoire de faire bonne figure, ce même talisman protégera les forteresses au point que leurs assaillants ne pourront qu’être mis en déroute. Enfin, au pire, il provoquera révoltes, dissensions et guerres intestines. En douterait-on ? L’auteur du Petit Albert insiste : « Pourquoi faites-vous difficulté de reconnaître que celui qui a donné à l’aimant la vertu secrète d’attirer à soi une masse pesante de fer d’un lieu à un autre, est assez puissant pour donner aux astres, qui sont des créatures infiniment plus parfaites que l’aimant et que tout ce qu’il y a de plus précieux sur la Terre, a des propriétés et des vertus secrètes qui surpassent la portée de nos esprits, d’autant plus que ces astres sont régis par des intelligences célestes qui règlent leurs mouvements »6. Étant question du fer et de la couleur rouge, il n’est pas bien difficile de distinguer de quel astre parle le Petit Albert : en l’occurrence de la planète Mars qui doit non seulement être renvoyée au dieu romain du même nom mais également à celui qu’on s’abuse trop souvent à désigner comme son homologue, le grec Arès. (Dans les lignes qui suivent, nous aurons l’occasion de montrer en quoi ces deux figures mythologiques doivent être rigoureusement distinguées.) Afin de mieux mettre en lumière les spécificités d’Arès, il nous faut porter un éclairage singulier sur l’un de ses frères, le forgeron des dieux Héphaïstos. Si on les considère tous les deux comme nés des amours d’Héra et de Zeus, la mythologie nous explique aussi qu’ils sont chacun rejetés par leurs parents, le premier pour sa brutalité, le second pour sa laideur. Hormis cela, qu’est-ce donc qui unit ces deux frères au point que je me sente dans l’obligation de faire ici appel à leur existence respective ? Eh bien, ces deux personnages ont tous les deux un rapport avec le fer, à la différence qu’il est d’émanation saturnienne pour Héphaïstos, martienne pour Arès, l’un façonnant l’arme que l’autre ne fait qu’utiliser. La principale fonction du dieu Héphaïstos est donc de forger les armes des dieux et des héros, de leur insuffler un caractère magique, tandis qu’Arès, qui n’est jamais plus qu’un symbole et ne possède pas réellement de substance propre, c’est le fauteur de troubles, fléau de l’humanité, bravache, passionné par la force brutale qu’il impose aux autres tout en étant bien incapable de supporter à son tour ce qu’il leur fait subir. Ce maudit des hommes souillé de sang n’est pas toujours très courageux, se comporte en lâche et poltron, geignant et pleurnichant quand il lui arrive d’être blessé. Cet être passionné n’a rien à voir avec Mars, redoutable et invincible, qu’à Rome l’on honorait bien plus qu’on appréciait seulement Arès en Grèce.
Héphaïstos par le sculpteur danois Bertel Thorvaldsen (1770-1844). Musée Thorvaldsen à Copenhague. En guise de clin d’œil, notons que dans son nom, on lit celui d’une autre grande divinité au marteau ;-)
Héphaïstos et Arès sont encore liés par un autre point commun, une sorte de discorde en somme, cette pomme dans laquelle chacun souhaite croquer : Aphrodite. Épouse légitime du premier, cette dernière est présentée comme l’amante du second. Malgré le pacte marial établi entre Héphaïstos et Aphrodite, la préférence amoureuse de la déesse s’accommode finalement fort bien du tempérament belliqueux et brutal d’Arès, aussi incroyable que cela puisse être. Souvenons-nous de l’implication de la déesse de la beauté dans l’émergence du conflit armé allant opposer Grecs et Troyens. Elle prit bien entendu le parti de Pâris après le jugement qu’il donna en sa faveur. Et Arès se joignit à elle au profit des Troyens, tandis qu’Achille, promu aux Grecs et armé par Héphaïstos, peut apparaître comme un pied-de-nez adressé à Aphrodite et son amant. Héphaïstos ne manquera d’ailleurs pas de se gausser du couple, en particulier en raison de cette union perverse : l’œuvre d’Aphrodite est d’amour, non de guerre et de haine. Que traîne-t-elle ses escarpins sur les champs de bataille ? Malgré les armes qu’il façonne, Héphaïstos n’en est pas moins un dieu affable amoureux de la paix : l’on comprend mieux ainsi son opposition symbolique par rapport à Arès. Malgré sa difformité, sa grande laideur et la trahison de la déesse de l’amour, Héphaïstos est un esthète, non seulement parce qu’il fabrique des bijoux de grande beauté, mais également parce qu’il a beaucoup de succès auprès de la gente féminine, bien des femmes – toutes du plus grand charme – recherchant activement sa compagnie, à l’exception, bien sûr, d’Aphrodite dont le glyphe bien connu (♀) s’associe plus volontiers à celui de Mars (♂) pour symboliser les polarités mâles et femelles, qu’à celui d’Héphaïstos – un demi disque posé sur son diamètre et surmonté d’une barre horizontale –, lequel est généralement ignoré.
Si l’on s’imagine discerner, à travers la figure de Mars, une « amélioration » symbolique d’Arès, il n’en est rien. Ce dernier n’en reste pas moins le dieu de la guerre et du fer acéré7, métal apparaissant intrinsèquement mêlé à une période de brutalités criminelles et sanguinaires : qu’y a-t-il donc dans l’expression même d’âge de fer ? Si l’on sait que de l’or au fer, tout en passant par l’argent puis le cuivre, la chute n’est que continuelle (elle est censée se perpétuer jusqu’à l’âge encore plus barbare du plomb saturnien, ce qui ouvre de charmantes perspectives…). Cet âge de fer est marqué par la dureté de la race de fer qui s’exprime à travers lui et l’anime : c’est toujours davantage de vulgarité, de solidification, de pétrification, de ce qui n’est point éthéré mais, tout au contraire, épais, lourd et pesant. Cette régression vers la force brutale, tyrannique, sombre, impure et diabolique, mène vers davantage de matérialisation et de mise au ban des sentiments élevés (les hauteurs célestes) au profit de cette bassesse terrestre tout à fait caractéristique de notre siècle et de ce monde occidental qui n’en finit pas d’agoniser, tel que cela est inscrit dans son nom. Il y a presque trois millénaires, Hésiode avertissait déjà face à ce danger : « Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme tout démesuré qu’ira leur respect ; le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus ». Nul besoin de remonter bien loin pour en croiser dans le fil de l’histoire, de ces hommes de fer. Observons cet ancien symbole des chevaliers médiévaux teutoniques qu’est la croix de fer : elle symbolise tout d’abord le courage dans la bataille, la bravoure prodiguée lors du combat. Sous le sinistre sceau des nazis, elle a fini par dire dans quel abîme l’homme est finalement tombé depuis les craintes d’Hésiode de l’y voir trébucher. Aujourd’hui, nul ne porte plus de croix de fer au ras du cou. Mais les hommes de fer n’ont hélas pas disparu : aiguisez de façon acérée vos regards et vous en démasquerez forcément dans votre entourage…
Fer-de-lance. Quelle que soit la matière dans laquelle il est élaboré, on conserve cette locution qui renseigne davantage sur la forme et l’allure que sur la constitution exacte. Ici : pointe de flèche en bronze. 1300 à 1050 avant J.-C.
Si l’on se place à une extrémité symbolique stricte, il peut découler de ce que nous venons d’écrire que parce que « d’origine chthonienne, voire infernale, le fer est un métal profane qui ne doit pas être mis en relation avec la vie »8. Mais cela n’est-il pas trop restrictif ? Il est vrai que de même que l’« on n’installe pas une cible pour que les tireurs la manquent »9, l’on peut s’interroger sur la césure symbolique applicable au fer selon que le forgeron le soumet en le transformant en objets de vie (outils agricoles) ou de mort (armes). Le cas le plus typique me semble être la hache, un des seuls outils à être aussi une arme et inversement. Au travers de cet unique objet, l’on peut se rendre compte qu’à lui seul il ne compte pas : qu’est-ce que la technologie sans l’intention préalable qui la met en action ? Mais l’on ne fabrique pas d’armes en fer pour ne pas avoir à s’en servir…
Il importe de prendre de la hauteur : la plupart des forgerons mythiques, à l’image du démiurge, s’ils sont capables de « forger le Cosmos, ils ne sont pas Dieu »10, mais fournissent aux grandes figures créatrices l’instrument qui sera leur emblème et avec lequel ils vont créer/dé-créer le monde : on le voit bien avec le foudre de Zeus, le vajra d’Indra, le marteau Mjöllnir de Thor ou encore les flèches et la hache de Perkunas (ce dieu letton occupe tout à la fois les fonctions de forgeron et de père céleste, union d’un Héphaïstos et d’un Zeus). Même dans la Bible l’on voit un forgeron maître du cuivre et du fer officier dans quelque passage de la Genèse (IV, 22) : Tubal-Caïn, dont on dit qu’il forge toutes sortes d’instruments.
Par la maîtrise qu’il imprime au feu et par son aisance à manipuler les énergies de la nature, l’on a pu dire du forgeron qu’il confinait à la sorcellerie, surtout lorsqu’il excelle dans l’art de la magie des métaux (il y a beaucoup de magie dans la métallurgie , l’une nourrissant l’autre et vice-versa). Par la forge même, l’on accentue la proximité du forgeron avec l’enfer : par exemple, chez les Yakoutes, K’daai Maqsin, chef-forgeron de l’enfer, réside dans une maison de fer, ce qui accroît d’autant le caractère démoniaque du forgeron que l’on craint pour cela aussi bien chez les Bouriates qu’à travers les traditions folkloriques européennes : « le forgeron est maintes fois assimilé à un être démoniaque et le Diable est connu comme jetant des flammes par sa bouche. Nous retrouvons dans cette image, valorisée négativement, la puissance magique du feu »11. On peut avoir pour le forgeron une attitude ambivalente : à l’image d’un paria, il peut être autant honni que méprisé et, tout à la fois, respectueusement craint, voire vénéré, en particulier quand, dans certaines sociétés, on l’assimile au chef politique et à l’homme-médecine, une donnée très intéressante qui nous permet de connecter le forgeron au personnage du chaman, car comme le professe un proverbe yakoute, « forgerons et chamans sont du même nid ».
L’on croise chez l’un comme chez l’autre une importance cruciale accordée au fer que le forgeron s’oblige à marteler sans cesse afin de se tenir hors de portée des mauvais esprits, maniant constamment son marteau et ses pinces, insufflant énergie au feu de sa forge de laquelle émane un perpétuel fracas dont le but est d’écarter ces esprits. Le chaman, qui cherche aussi à les éloigner, s’y prend d’une manière toute différente : son costume comprend généralement de nombreux objets ferriques dont le but avéré est d’effrayer les esprits et de se protéger face à leurs mauvais coups. On voit ainsi faire les chamans de l’Altaï, de Sibérie et de Bouriatie. Chez certains, on leur voit porter un casque de fer et un bâton auquel sont attachées les miniatures de divers objets (lance, épée, hache, marteau, pointe de harpon, étrier, bateau, rame). Le costume du chaman sibérien est quant à lui bardé de nombreux objets en fer (disques percés d’un trou, étoiles, lunes, silhouettes animales, flèches…) et dont le poids total est la plupart du temps compris entre 15 et 20 kg : cela ne l’empêche pourtant pas d’être précis dans son équilibre et de faire la démonstration en toutes circonstances de son pouvoir de contrôle. A cela s’ajoutent encore de nombreuses chaînes (qui symbolisent la puissance et la résistance du chaman), ainsi qu’un pectoral sur lequel la foudre, peut-être, viendra un jour frapper… Tout cet attirail rouille-t-il ? Non, parce que, croît-on, ces objets ont tous une âme… Figurant aussi les os du chaman, ils sont encore l’incarnation physique et visible de son pouvoir et de sa puissance.
Le martèlement de la rate (Gaston Vuillier, 1845-1915). Par la charge magique dont il est investit, le forgeron est aussi un guérisseur. Ce marteleur de la rate cherche à évacuer le mal du corps du malade par des coups de marteau répétés sur son enclume.
Il a été depuis longtemps renvoyé à ses forges, Héphaïstos. Et le Champ-de-Mars n’est plus qu’un parc pour Parisiens désœuvrés, mais qui abritait non loin une école militaire. Pourtant, le souvenir du dieu romain de la guerre persiste dans quelques locutions : on le devine dans le martinet (cet infâme objet dont on corrigeait autrefois les enfants), dans la loi martiale (dont bien des états font usage trop souvent et inconséquemment) ou encore chez les Martiens, qu’on a voulu grimer en petits hommes verts. Mais, parmi elles, il y en a bien une dont on ne parle plus tellement : les préparations martiales. Tenez, la prochaine fois que vous vous rendrez dans une pharmacie, demandez-y une teinture de mars safranée, vous ne devriez avoir comme réponse que deux yeux éberlués ^.^ Le mot mars s’est tant confondu avec le métal qui le représente qu’on préféra souvent utiliser l’expression « préparation martiale » plutôt que « préparation ferrugineuse ». D’Hippocrate à la Renaissance (tout en passant par le plus gros des médecins de l’Antiquité gréco-romaine et de la médecine arabe du Moyen âge), l’on vit poindre une multitude de remèdes formant là ce que l’on pourrait nommer l’archaïque médication martiale : rubigo ferri (la rouille), stercus ferri (le mâchefer), squama ferri (l’écaille de fer), aethiops martialis (l’oxyde noir de fer), etc. L’on vit bien certaines de ces préparations traverser les siècles et y survivre : la rouille (ou safran de mars) apparaissait encore dans l’œuvre de Pierre Pomet à la fin du XVIIe siècle et l’aethiops martialis surnageait dans celle de Simon Morelot en 1807. S’y ajoutaient beaucoup d’autres assemblages ayant de près ou de loin le fer comme élément fondamental : safran de mars astringent, teinture de mars, teinture de mars astringent, huile de mars, sirop de mars, cristaux de mars, tout cela avant que les sulfate de fer et autre tartrate ferreux ne renvoient au rang des vieilleries toutes ces « absconseries » martiales ! Du côté des eaux ferrugineuses, cela n’était guère mieux. En dehors du fait de s’en remettre aux stations thermales d’eaux ferrugineuses chaudes ou froides, l’on en obtenait par des moyens artificieux en jetant dans de l’eau (douce ou de mer) un fer rougi au feu ou bien en plaçant des clous dans une grande quantité d’eau. Quant à l’eau chalybée, elle s’obtenait en éteignant dans l’eau une barre faite non pas de fer mais d’acier.
A la fin du XVIIIe siècle, tout cela se stabilisa un peu, bien qu’on vantait encore les propriétés toniques, astringentes et emménagogues du fer. Il s’utilisait alors lorsque la suppression du flux menstruel était le résultat de l’inertie, de la froideur et/ou de la langueur des humeurs. On le disait aussi vermifuge et carminatif. Les modes d’emploi, pour effrayants qu’ils peuvent nous paraître aujourd’hui, n’eurent pas le don d’horrifier le moins du monde les utilisateurs de ce siècle : Desbois de Rochefort transmet un de ces modus operandi : placez de la limaille de fer dans un petit sachet de toile bien noué et faites trempougner le tout dans une tisane ou un bouillon comme l’on fait maintenant de n’importe quelle infusette ! Il fallut patienter jusqu’au début du XIXe siècle pour voir se multiplier les préparations martiales qui, bien que fort plus nombreuses, furent rapportées à des proportions plus justes, contrairement à ce que prônaient les Anciens qui voyaient le fer capable d’intervenir à tout propos. Ceci dit, afin de remettre quelque peu les choses en perspective, je vous propose, pour achever cette première partie, quelques suggestions de recettes qui avaient cours en France il y a moins de deux siècles :
Remède emménagogue de Haller : infusion de menthe pouliot et de limaille de fer rouillée dans du vin blanc ;
Vin martial : 30 g de limaille de fer dans un litre de vin blanc en macération pendant une semaine ;
Bière diurétique : semences de moutarde, cendres de genêt et limaille de fer en macération à froid dans de la bière ;
Électuaire fébrifuge : racine de grande gentiane jaune, fleurs de camomille et limaille de fer, le tout dans du miel ;
Médication tonique : cannelle combinée au quinquina et au fer.
Caractéristiques minéralogiques
Composition : fer à 100 % (parfois naturellement associé à des inclusions de nickel).
Clivage : parfait selon /001/ (cf. schéma ci-dessous).
Cassure : rugueuse.
Fusion : 1553° C.
Solubilité : dans l’acide nitrique (HNO3) et l’acide chlorhydrique (HCl).
Nettoyage : à l’eau distillée. A sécher immédiatement.
Particularités : malléable, ductile, élastique, aimantable, oxydable par l’oxygène de l’air (ce qui forme la rouille).
Morphogenèse : magmatique pour le fer terrestre, météorique pour le fer cosmique. Quant au fer natif, c’est-à-dire dans un état de pureté dans lequel on peut trouver également l’or, l’argent ou le cuivre, l’on s’est longuement questionné, comme on le peut constater dans l’ouvrage de Simon Morelot daté de 1807 : « Le fer natif serait du fer à l’état métallique, si l’on pouvait croire qu’il en existât réellement »12. Parallèlement à cela, on avait bien pris en compte que certaines météorites n’étaient pas toutes pierreuses, d’autres étant ferropierreuses, ce qui est très rare, et d’autres encore intégralement ferriques (parfois avec du nickel, comme c’est le cas de la plus grosse de ces météorites, la météorite de Hoba, en Namibie : pesant soixante tonnes, elle est constituée de 84 % de fer et de 16 % de nickel). On a donné à ces météorites le nom de sidérites (sidèréos ouranos : le « ciel de fer », vieil héritage d’une dure croyance en l’existence d’une voûte céleste métallique). On était en effet convaincus qu’elles provenaient des étoiles, plus précisément de celles groupées en constellation, siderus, par opposition à stella, « étoile isolée ». Considérer* cela n’est-il pas sidérant* ? Bref, pendant longtemps, on a imaginé impossible l’existence de fer natif terrestre : tout cela a été révoqué en doute, voire carrément nié, même après la découverte de blocs de fer natif dont on crut qu’ils étaient « des produits de l’art qui ont été enfouis dans la terre par quelque circonstance »13 ou, pourquoi pas, les facéties d’un kobold… ^.^ On est depuis, revenu de cet état de sidération*, puisque l’on sait aujourd’hui que, bien que rare, le fer natif terrestre existe bel et bien, et cela sans le truchement d’un quelconque astéroïde qui nous expédierait un bloc de ferraille sur la tête selon son bon gré. Des gisements existent en Allemagne (près de Kassel), en Nouvelle-Zélande, au Groenland, en Irlande du Nord (comté d’Antrim). Si ce fer natif avait été plus fréquent, sans doute qu’il y a deux siècles l’opinion des minéralogistes aurait été aiguisée par davantage de sagacité, mais, face à leur incroyance, l’on invoquait le fait « que ce fer n’est pas assez abondant pour être compris dans le rang des mines propres à l’exploitation »14. Ce qui peut se comprendre dans un objectif sidérurgique15, l’industrie du même nom n’ayant pas attendu après le fer natif pour se développer, ayant principalement fait appel aux minerais de fer que compte la nature, à savoir : la sidérite (FeO : 62 %), la vivianite (FeO : 43 %), la goethite (Fe2O3 : 90 %), la magnétite (Fe2O3 : 69 % et FeO : 31 %), l’hématite (Fe : 70 % et O : 30 %) et la chalcopyrite (Fe : 30,50 %).
Paragenèse : olivine, pentlandite, pyrrhotite.
Note : on n’évoquera pas ici la manière de séparer le fer de la gangue minérale qui l’emprisonne, nous contentant de nous arrêter au seuil du haut fourneau dans lequel, en faisant fondre du minerai de fer, cela ne permet guère d’obtenir que de la fonte, que l’on commue par la suite en fer le plus pur possible en supprimant la partie carbonée de cette fonte. Quant à l’acier, c’est un alliage composé d’une majorité de fer et d’une faible fraction de carbone (0,20 à 2 %). Sachons enfin qu’on protège le fer de la rouille par le zincage et qu’en recouvrant une tôle de fer d’une fine couche d’étain, l’on obtient ce que l’on appelle le fer-blanc.
Le fer en thérapie
Autrefois, nombreuses étaient les spécialités prétendument pourvoyeuses de fer, ce qui ne se reflète plus dans la ribambelle de compléments alimentaires modernes.
Bien que très abondant dans les tissus du corps humain (jusqu’à 5 g chez l’homme, un peu moins – 3 à 3,50 g – chez la femme), le fer n’en reste pas moins un oligo-élément (et non un macro-élément) dont les ¾ sont stockés dans l’organisme sous la forme de ferritine. De fait, comme tout oligo-élément, il n’est pas interchangeable. Dans l’ensemble, les oligo-éléments « s’avèrent indispensables à l’équilibre physiologique et toute carence, en un ou plusieurs oligo-éléments, se solde par des manifestations plus ou moins graves »16. Décelé pour la premier fois dans le sang par Vincenzo Menghini en 1747, le fer doit être apporté par l’alimentation à hauteur de 10 à 18 mg par jour.
Propriétés thérapeutiques
Apéritif, digestif, carminatif
Constitutif essentiel de l’hémoglobine et des globules rouges (ainsi que de leur production), régénérateur sanguin, coagulant, hémostatique
Tonique, participe au processus de création énergétique, anti-asthénique, anti-anémique, participe au bon développement du système immunitaire
Transporteur d’électrons et d’oxygène (via le sang)
Régulateur du fonctionnement du système nerveux, participe au bon développement des fonctions cognitives
Antispasmodique
Astringent
Usages thérapeutiques
Troubles de la sphère gastro-intestinale : digestion difficile et diarrhée par faiblesse et atonie des voies digestives, dyspepsie anémique
Troubles de la sphère gynécologique : menstruations abondantes, flueurs blanches (leucorrhée), grossesse
Fatigue physique et/ou intellectuelle, fragilité et faiblesse, affaiblissement général, anémie du nerveux et du lymphatique, neurasthénie, convalescence, convalescence traînante, convalescence après épisode hémorragique
Troubles du système nerveux, insomnie, difficulté de concentration
Pourvoir aux besoins des sportifs, des enfants et des adolescents en forte croissance, des personnes déficientes en fer (par exemple, les végétariens ou végétaliens)
Note : on évoque surtout la carence en fer à travers la très connue anémie, bien qu’elle ne se manifeste pas seulement par ce seul biais, puisqu’une carence en fer se traduit par une pâleur du teint, un essoufflement à l’effort. De plus, sa relative absence facilite les hémorragies (qui ne vont faire qu’accroître, cumulativement, cette carence), tout en ralentissant l’assimilation de la vitamine C, laquelle fonctionne en tandem parfait avec le fer. En revanche, l’on connaît beaucoup moins les perturbations que peut entraîner un excès de fer dans l’organisme, hormis le plus notable : la constipation. D’autres troubles gastro-intestinaux peuvent également survenir (troubles de la digestion, dyspepsie), ainsi que des éruptions cutanées de type acnéique. Signalons pour finir l’existence d’une maladie génétique, l’hémochromatose, se traduisant par un dérèglement de l’absorption intestinale du fer : l’organisme en accumule plus que nécessaire, entraînant une intoxication progressive des principaux organes (foie, cœur, etc.).
Modes d’emploi
L’administration « artificielle » du fer est très délicate. Tout d’abord, si l’on connaît les principaux préjudices convoyés par une carence ferrique, une trop forte complémentation n’est pas non plus sans danger, du fait de la très faible capacité de l’organisme à excréter le fer via les émonctoires : cela s’effectue à raison de 0,50 à 1 mg par jour ! De plus, supplémenter extérieurement l’organisme en fer peut ne pas servir à grand-chose si certains troubles en entravant la bonne assimilation persistent. Par ailleurs, certains troubles digestifs (comme le défaut d’absorption intestinale), un mauvais équilibre nutritionnel (c’est-à-dire défavorisé en d’autres oligo-éléments protagonistes), peuvent concourir à une carence en fer plus ou moins appuyée. On sait que l’inuline est promotrice d’absorption, de même que le cuivre, la vitamine C, la vitamine B9 ou encore B12.
Si j’ai connaissance qu’autrefois l’on donnait aux enfants des pommes après qu’on les ait préalablement piquées de clous en guise d’anti-anémique empirique des campagnes, l’on ne se contraindra plus à l’antique macération aqueuse de vieux clous rouillés, ni à je ne sais quelle eau « ferrugineuse » obtenue par la trempe d’une barre d’acier chauffée à blanc dans un baquet d’eau, ces méthodes barbares rappelant beaucoup trop le caractère martial du fer sur lequel nous avons eu l’occasion de nous attarder plus haut. En réalité, pour répondre à l’ensemble des besoins journaliers (en dehors d’une pathologie particulière), l’alimentation équilibrée, intégrant aussi bien des légumes que des fruits frais, est tout à fait capable d’y pourvoir. Voici un petit bréviaire des plantes que l’histoire médicale et diététique a retenues comme étant remarquablement riches en fer : abricot, ache, achillée millefeuille, amande, amarante, ananas, armoise annuelle, artichaut, asperge, aubergine, avocat, avoine, banane, bardane, bette, betterave, blé, bruyère, cacao, carotte, caroubier, céleri, centaurée chausse-trape, châtaigne, chénopode, chicorée, chiendent, chou, coing, coquelicot, cresson, datte, épinard, eupatoire, fenugrec, fève, figue, figue de Barbarie, fraise (fruit, feuille), framboise, frêne, fucus, garance, goji, groseille à maquereaux, guarana, gui, guimauve, hamamélis (feuille), haricot (grain), laitue, lamier blanc, lentille, liseron, luzerne, mâche, maïs, maté, melon, ményanthe, millepertuis, mouron des oiseaux, moutarde, navet (feuille), nigelle, noisette, noix, oignon, olivier (feuille), orange, orge, ortie, oseille, patience, pêche, peuplier (bourgeon), persil, petit pois, pignon de pin, pissenlit, poire, poireau, pois chiche, poivre d’eau, polypode, pomelo, pomme, pomme de terre, pourpier, prêle, prune, radis, raisin, reine-des-prés, scabieuse, seigle, thé, tomate, tussilage (feuille), violette.
Présent encore dans le vinaigre, le pollen et la spiruline, le fer se trouve aussi dans le jaune d’œuf, la viande rouge et les abats. Mais ce fer d’origine animale étant pro-inflammatoire et pro-oxydant (et la viande rouge l’est tout autant), on prendra soin de l’éviter sous cette forme et de le préférer en préparations pharmaceutiques microdosées faisant appel à des sels de fer biodisponibles (bisglycinate, pidolate, citrate, gluconate, lactate et pyrophosphate de fer).
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
Pour les raisons que nous avons évoquées un peu plus haut, le fer est contre-indiqué en cas de maladies inflammatoires aiguës.
Les évacuations sanguines menstruelles sont la seule occasion de perte organique normale et chronique en fer, ce qui explique l’irritabilité et les sautes d’humeur, sans oublier la fatigue, propres à cette période féminine, d’autant plus accentuées que les pertes sont importantes. En dehors de cet unique cas, l’on fera attention aux hémorragies qui privent d’autant de fer l’organisme qu’elles sont plus étendues : perdre un millilitre de sang équivaut à l’excrétion en fer journalière, en perdre 20 ml, c’est se priver du bénéfice des apports quotidiens nécessaires. A cet éclairage, l’on se rappellera avec effroi de cette lubie des maniaques de la lancette : la saignée !
Avec la limaille de fer, l’on peut faire réagir diverses substances d’origine végétale : en faisant macérer ce lichen qu’on appelle cladonie des rennes (Cladonia rangeferina) avec de la limaille de fer, l’on obtient une belle teinture jaune fauve. De même, une décoction de rhizomes d’iris des marais mêlée à de la limaille forme une teinte noire dont on se servait comme d’encre d’écriture, à la manière de ce que l’on utilisait en teinturerie et en chapellerie : de la limaille de fer et de l’écorce de rameaux d’aulne produisent une teinte pareillement noire.
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Henri Leclerc, En marge du Codex, p. 167.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 628.
Hildegarde de Bingen, Physica, p. 148.
Poignard, chêne, fer, rouille, tout va dans le sens de la demande : on convoque des objets qui véhiculent une forte imagerie masculine et génésique.
Petit Albert, p. 295.
Ibidem, p. 303.
Les mots acéré et acier ont une origine linguistique et étymologique commune : au sens premier, acérer une pointe, c’est la garnir d’acier pour lui faire gagner en robustesse.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 434.
Épictète, Manuel, 27.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 457.
Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, p. 369.
Simon Morelot, Nouveau dictionnaire des drogues simples et composées, Tome 1, p. 569.
Ibidem, p. 570.
Ibidem.
Dans les lignes qui précèdent ce mot, nous en avons signalés d’autres par un astérisque : considérer, sidérant, sidération. Avec sidérurgie, ils contiennent tous la racine grecque sídêros, « fer ».
Jean Valnet, Se soigner avec les légumes, les fruits et les céréales, p. 109.
Sel de terre : sel gemme, sel fossile, halite (mot forgé par Ernst Friedrich Glocker (1793-1858) en 1847 : du grec hals, « mer » et lithos, « pierre »).
Sel de mer : sel marin, sel commun, sel blanc, sel de cuisine, sel de cuisson, sel de table.
Derrière toutes ces appellations se dissimule celui qu’en l’absence de toute précision l’on appelle le sel, alias chlorure de sodium, anciennement muriate de soude (ou de sodium ; murias sodae en latin), et dont la formule chimique a été établie par le chimiste anglais Humphry Davy en 1810.
Salt (anglais, suédois), sals (letton), salz (allemand), sal (espagnol, portugais), sale (italien), sole (russe), sól (polonais), sare (roumain), etc. Tous ces mots sont « parmi d’autres, des témoignages manifestes de la présence du sel dans toutes les civilisations »1. Présent à toutes les mers et toutes les terres du globe, tentons aujourd’hui de tracer dans le détail le caractère universel du sel, puisque la propagation de l’être humain à travers tous les territoires viables que lui offrit son environnement, le plaça nécessairement face aux mers et aux océans, à ces mers intérieures et ces lacs qui le sont tout autant, reliquats de ce qui fut, autrefois, une mer ouverte, à toutes ces anciennes étendues d’eau salée dont on ne peut deviner la nature archaïque que par la quantité de sel qu’elles ont accumulée çà et là avant de disparaître : les mines de sel terrestre sont de celles-là. Cela explique que, presque partout dans le monde, l’être humain ait pu bénéficier des bons offices du sel, et cela qu’il stationne auprès des côtes ou qu’il se renfonce plus à l’intérieur des terres. Procédons maintenant à un petit aperçu historique des rapports liant l’homme au sel et à sa quête.
Cette attraction pour le sel remonte bien avant l’invention de l’écriture. Cela signifie qu’il faut savoir se tourner du côté des vestiges préhistoriques pour écrire plus précisément l’histoire conjointe du sel et de l’homme. En ces époques reculées, prit-on connaissance de l’importance du sel d’un point de vue physiologique ? Le nomadisme de l’homme ne fut-il pas conditionné par l’absorption d’apports continués de sel ? Si, de tout temps, l’être humain a eu, métaboliquement parlant, besoin de sel, gageons qu’il ait fait le nécessaire pour survivre, afin de pourvoir son économie de ce précieux minéral. Cela impose donc, au minimum, une exploitation régulière du sel en des points connus et reconnus comme sources d’approvisionnement et sans doute son transport et son troc subséquents en des régions où l’être humain, dépourvu de sel, compte sur ce trésor qu’un autre lui apporte de fort loin et qu’il échangera contre ce qui représente de la valeur pour son fournisseur saunier, c’est-à-dire les richesses locales qu’on ne déniche pas ailleurs.
L’homme exploita-t-il tout d’abord le sel marin ou bien son homologue terrestre ? Je ne possède pas la réponse à cette question (bien que mon intuition me fasse pencher en direction de la seconde solution), mais je sais néanmoins qu’il y 3500 ans, l’on extrayait le sel en Autriche (Salzkammergut) et qu’un peu plus tard, toujours en Autriche, près de Hallstatt, les hommes de l’Âge du fer (et probablement même du bronze) s’improvisèrent mineurs et descendirent dans les entrailles de la terre par le biais de galeries creusées que l’on a retrouvées en compagnie de matériel en parfait état de conservation (pelles, échelles, instruments miniers). Le corps d’un mineur (du premier millénaire avant J.-C.) y a également été retrouvé au XVIIIe siècle. On observe, ailleurs en Europe, comme à Wieliczka (Pologne), d’autres gisement anciens de sel gemme et de gypse, ainsi qu’en Espagne (Catalogne : Cardona) ou dans d’autres parties du monde (en Inde, à l’époque des campagnes d’Alexandre le Grand menées au IVe siècle avant J.-C.). En plus de cette extraction minière, on peut remarquer une autre méthode d’exploitation du sel, celle qui se pratique encore du côté de Guérande par exemple, c’est-à-dire l’obtention du sel par évaporation de l’eau de mer dans des marais salants, ce qu’entreprennent les paludiers depuis au moins l’époque de Pline qui décrivit la manière dont on procédait pour tirer hors de l’eau le sel marin. Cette évaporation solaire fut quelque peu concurrencée par celle de l’eau issue des fontaines salées par le feu d’une chaudière : ainsi fit-on à Lons-le-Saunier, par extraction du sel du bassin salifère comtois. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de récupérer le résidu sec, celui-là même qui est indiqué en milligrammes par litre sur la plupart des bouteilles d’eaux minérales, c’est-à-dire ce qui ne peut brûler et demeure au fond d’une casserole quand l’eau qu’on y a mise s’est entièrement évaporée : les sels minéraux dont, bien évidemment, le sodium. Parfois, il n’y a pas même besoin du feu nourri d’une chaudière pour obtenir le sel : au Tibet, les lacs salés de la région de Tang déposent naturellement sur leurs berges du sodium, du potassium et du bore. Ainsi, le sel de Byang-Thang est-il très apprécié des Népalais qui le transportent à travers les montagnes à dos de yacks (on voit ça très bien dans un film sorti en 1999, Himalaya, l’enfance d’un chef). Mais ce n’est pas là le plus gros de la production saline, celle-ci ayant été pendant longtemps assurée par les sauniers marins dont les méthodes restèrent identiques pendant de nombreux siècles (du Moyen âge jusqu’à l’avènement de la révolution industrielle du XVIIIe siècle, on note guère d’innovations à ce sujet). Il y a environ deux siècles, le travail saisonnier qu’on effectuait dans les salines de la mer Méditerranée ou bien dans les marais salants océaniques se propagea à d’autres zones du globe (Afrique, Amérique du Sud), ce qui permit d’accroître la production de sel marin de manière substantielle. Cependant, depuis les années 1970, on note une forte régression de l’extraction du sel par évaporation de l’eau des marais salants au profit du sel extirpé des mines terrestres.
Devant les difficultés que l’on pouvait avoir à se ravitailler en sel marin, on procédait de tout autre manière, comme en Afrique centrale, par exemple : on entreprit la culture de plantes à sel dont les cendres possèdent une haute teneur en chlorure de potassium (KCl), succédané du sel. C’est notamment le cas de la laitue d’eau (Pistia stratoties) et de Hygrophyla spinosa. Ce mode de fabrication n’est pas circonscrit qu’au seul territoire africain, puisqu’on fit de même en Europe : en effet, faire appel aux plantes halophytes ne date pas d’hier, cela pour en obtenir un ersatz de sel ou bien quantité de cendres bonnes pour faire la lessive. Pour cela, on brûlait des plantes maritimes pour obtenir des sels de potassium et des plantes davantage terrestres pour faire de même avec le sodium. Par exemple, de la soude commune (Salsola soda ; soda comme sodium), l’on tirait surtout du sodium, et de la soude brûlée (Salsola kali), essentiellement du potassium, comme ne l’indique pas précisément le nom de cette plante : dans le tableau périodique des éléments de Mendeleïev, le potassium est figuré – bizarrement – par un K, qui fait référence à l’autre nom du potassium : kalium, forgé sur l’arabe kali, duquel a découlé al-kali, puis alcalin, ce qui est bien dans la nature du potassium (et du sodium par la même occasion, tout deux étant des métaux alcalins).
Il aurait été curieux qu’une matière première qui fut, à une époque, aussi valeureuse que le sel, et dont l’usage s’étendit à bien des domaines de la vie quotidienne, n’ait pas donné lieu à tout un tas de pratiques, d’us et de coutumes plus variés les uns que les autres. C’est ce que nous allons aborder dans un nouveau paragraphe.
Il est marquant de constater à quel point le symbolisme du sel est double en plusieurs points. Si l’on a très tôt remarqué qu’il permettait d’assurer une conservation contre la corruption, il peut aussi devenir corrosif, et donc destructeur, lorsqu’il est présent en trop grande quantité. Mettre son grain de sel, certes, mais avec justesse et mesure. Quand l’emploi du sel a trop grand volume est sollicité, on parvient fatalement à une situation où rien ne peut plus être tenté face à l’indestructibilité et l’incorruptibilité du sel. Les Romains le savaient bien, eux qui « répandaient du sel sur la terre des villes qu’ils avaient rasées, pour rendre le sol à jamais stérile »2. Cette aridité peut aussi se transposer à la mer, dont la salinité, conférant à l’amer, en fait une eau d’amertume, ce qui ne peut en aucun cas lui donner valeur d’élixir de fertilité : les eaux marines qui s’aventurent trop avant dans les terres en amoindrissent généralement la puissance générative. Mais le sel n’est pas que cela : on considère aussi que lorsqu’il est débarrasser de son substrat humide et marin, il devient un feu délivré des eaux et, par conséquent, un symbole de nourriture spirituelle, puisque, émergeant de l’eau par son évaporation, il figure alors la transcendance matérialisée, agrégeant la matière jusqu’alors invisible et diluée, par cristallisation et solidification, ce qui n’était qu’indistinction se stabilisant à la manière des cristaux de sel, devenus de parfaits cubes à l’image de celui sur lequel s’appuie l’Empereur du Tarot de Marseille (arcane IV, le chiffre quatre renforçant davantage encore l’aplomb du personnage et les valeurs symboliques qui l’habitent). De cette assise solide et pérenne découle une certaine idée de la communion, l’expression d’un lien de fraternité à travers lequel partager le sel et le pain, le consommer en commun étant le plus assuré moyen de figurer l’amitié, l’hospitalité et la valeur accordée à la parole donnée. Par exemple, Plutarque voyait dans le sel un symbole d’amitié, tandis que dans les pays slaves, accueillir les hôtes avec le pain et le sel est une marque d’hospitalité. C’est pour cela que, pour ne pas se brouiller avec quelqu’un, on ne lui donne pas la salière lorsqu’il la demande : on la pose à côté de lui pour qu’il puisse s’en saisir lui-même. Ce qui veut dire que sur une table, la salière doit occuper un point équidistant à tous les convives, sans quoi la discorde risque de s’en mêler ! ^.^
Accueillir, c’est inviter à entrer chez soi : par le sel, on exerce un pouvoir attractif par lequel on retient aussi. Quoi d’étonnant, alors, à ce que le sel ait été intégré aux rites nuptiaux (comme on le peut voir dans les pays slaves) ? Dans les Abruzzes (Italie), on scelle ainsi un accord amoureux : chacun des membres du couple doit porter sur lui une amulette dans laquelle sont placés quelques miettes de pain, une plante nommée « concordia », un peu de sel et un bout de papier couvert de signes étranges. Cela est censé assurer la durabilité de l’union des deux tourtereaux. C’est donc attirer sur soi les bénéfices de cette union. D’ailleurs, dans d’autres domaines l’on peut constater que l’usage du sel a pour but premier de faire s’accroître la valeur des biens et du matériel : par exemple, en Chine, on jetait dans un brasier plusieurs poignées d’un mélange de riz et de sel pour obtenir une abondante récolte de riz dans l’année à venir. Bénir l’étable avec du sel, c’était nourrir l’espoir de voir augmenter la production laitière. En Allemagne, pour fortifier les chevaux, on leur faisait prendre, trois dimanches de suite, avant le lever du soleil, trois poignées de sel et soixante-douze baies de genévrier. Comme nous l’avons vu plus haut, éparpiller du sel sur la terre, c’est prononcer le vœu criminel d’en stopper définitivement la génération : après les Romains, ce fut à l’empereur Frédéric Barberousse (1122-1190) de faire de même : semant du sel sur Milan en ruines, il gageait ainsi de sa non-renaissance (sans cependant y parvenir). Cet épandage agressif confine aux mêmes objectifs que lorsque le sel est répandu par mégarde : l’on connaît tous cette « superstition » qui nous oblige à jeter immédiatement une pincée de sel au-dessus de son épaule gauche lorsqu’on renverse malencontreusement la salière sur la table. L’on fait ainsi pour conjurer le mauvais sort qui, sinon, ne manquerait pas de s’abattre sur le maladroit. Mais il n’y a peut-être là pas seulement le résultat d’une croyance irrationnelle : en effet, d’après Angelo de Gubernatis, le sel renversé sur la table véhiculerait une crainte d’origine phallique, car les grains de sel représentent la semence génératrice elle-même. L’homme salace (du latin salax) n’est-il pas celui-là même tout attaché à la lascivité qu’induisent les plaisirs sensuels et, par extension, sexuels ? La salière, qui s’effondre comme une tour aux fondations mal bâties, éjecterait alors ces quelques grains de sel, coup (d’épée dans l’eau) pour rien. La puissance génératrice ne saurait être gaspillée ! Car ajouter du sel, ce n’est pas adjoindre davantage de piquant, c’est aussi augmenter la valeur de quelque chose. D’où vient cette valeur ? De celles, symboliques, qu’on a reconnues au sel : conservant les denrées, il les soustrait à la putréfaction. Il est encore pureté et droiture, tendance pervertie à travers la pratique qui consiste, en l’arrondissant grassement, à saler une note : il s’agit de lui ajouter plus de valeur qu’elle n’en a, de la même manière qu’un plat gagne en sapidité et palatabilité quand on y verse quantité satisfaisante de sel. Ainsi, « l’aubergiste qui nous remet une note un peu lourde sacrifie donc à une très vieille et très pure tradition… A moins, bien sûr, qu’il ne veuille simplement se sucrer ! »3, augmentant ainsi son salaire de manière tout à fait artificielle4.
Le pouvoir attractif du sel n’est pas le seul dont il dispose : son statut de protecteur et de purificateur l’a fait employé dans de nombreux rites tout autour du monde, et cela peu ou prou pour les mêmes raisons. Que l’on répande du sel sur le seuil d’une habitation après le départ d’une personne détestable ou bien que l’on asperge les murs d’une eau lustrale salée, l’objectif demeure le même : bannir les énergies négatives qui ont été abandonnées sur les lieux. Ainsi peut-on agir ponctuellement, de même qu’on passe un coup de serpillière sur les traces que laissent les chaussures toutes crottées de quelqu’un qui débarque chez vous tout-à-trac et peu respectueusement. Le sel absorbe donc les énergies néfastes quand on le dispose « en petits tas près de l’entrée des maisons, sur la margelle du puits […], ou sur le sol après les cérémonies funéraires ; le sel a le pouvoir de purifier les lieux et les objets qui, par inadvertance [ou malveillance] se trouveraient souillés »5. On procédait ainsi au Japon, aussi bien à travers les événements de la vie courante que lors des cérémonies shintoïstes. En disposant du sel aux quatre coins d’un pâturage le premier avril de chaque année en Poitou, on adresse une supplique assez semblable (la protection du bétail, empêcher au lait des vaches de tourner, etc.). Outre le fait de débarrasser les lieux d’énergies peu propices au développement harmonieux des individus, le sel est encore mis à contribution pour lutter contre celles qui s’attaquent directement aux personnes, intervenant très fréquemment lors des désenvoûtements : dans les pays d’Afrique du Nord, des pratiques médico-magiques consistent à asperger d’eau salée les personnes qu’on imagine en proie au démon (mais dont certaines sont en fait épileptiques, saisies par des accès de bouffée délirante, d’hystérie ou de colère). Et si jamais l’on n’est pas attaqué, mais que l’on nourrit quelques craintes à ce sujet, l’on aura bien raison de porter sur soi un petit sachet de sel et, au pire, d’envisager de mettre en œuvre une plus grosse artillerie : « Lorsque notre environnement semble se densifier et receler des entités négatives, faites brûler des feuilles de laurier. L’expérience nous apprend qu’il faut ajouter du sel et un peu de thym et d’encens ; les effets sont alors immédiats ; les lieux se dégagent. Cet usage régulier constitue une excellente protection »6.
Si, donc, le sel est capable de mettre en fuite toutes ces mauvaises ondes et de détruire le mal, sans doute que, transposant ses puissantes propriétés au domaine médical, il est tout autant capable de soigner et de guérir les maladies. C’est ce qu’il nous reste à aborder, en balayant rapidement 2000 ans d’histoire médicale, en commençant tout d’abord par le point de vue d’un praticien antique, j’ai nommé Dioscoride, lequel accorde, à plusieurs paragraphes de sa Materia medica, une place pour le sel sous diverses formes : fleur de sel, saumure et sel commun, dont il reconnaît l’utilité, puisque selon lui, « il restreint, il nettoie, il purifie, il abaisse, il subtilie et induit des escarres »7, tout en gardant de la pourriture. On usait alors du sel en onction avec, selon les cas, de l’huile, du vinaigre et/ou du miel, accompagné parfois de graines de lin, d’origan, d’hysope et d’autres plantes encore. Et tout cela pour être appliqué sur des affections principalement externes comme tout ce qui touche spécifiquement à la peau (démangeaisons, croûtes cutanées, excroissances de chair, piqûres et morsures, gale, ulcère), aux oreilles ou encore à la structure ostéomusculaire.
Tandis que les médecins arabes du Moyen âge « conseillent de manger une gousse d’ail crue chaque jour, pilée avec du sel et de l’huile d’olive pour rester en bonne santé »8, un enthousiasme similaire s’empare de l’école de Salerne qui, on le sait, a été profondément influencée par les apports de la médecine arabe de l’époque. Voici, versifié, le propos qu’on tenait à l’endroit du sel dans cette célèbre école campanienne :
« Sur la table, outre la saucière,
Ayez devant vous la salière :
Toute viande sans sel n’a ni goût, ni saveur.
Le sel chasse le venin, corrige la fadeur ».
En revanche, alerte-t-on, tout abus de sel affaiblirait la vue ! Que dit-on du côté de Hildegarde maintenant ? Eh bien, à la lecture de ses principaux ouvrages consacrés à l’art de guérir, l’on peut constater qu’elle tient le sel en haute estime, non seulement à travers l’alimentation, mais encore en médecine, strictement dit : « Manger avec du sel en quantité modérée donne force et santé »9, explique-t-elle tout en mettant en garde contre les carences et les excès ; l’organisme tiédit d’un manque de sel, se dessèche par une alimentation trop salée qui le rend aride et le blesse. Ainsi, du temps de Hildegarde, on ajoutait du sel aux aliments dont ou souhaitait augmenter la comestibilité ou en préparer la salaison, comme le hareng par exemple. De plus, l’on en ajoutait à plusieurs recettes médicinales, car additionner du sel aux médicaments les bonifie. Distinguant le sel blanc purifié du sel brut nature, Hildegarde en remarquait les bons effets contre la « putréfaction », les maux dentaires, etc.
Jetons-nous, maintenant et pour finir, en pleine période moderne : quels rapports entretenait-on avec le sel à la veille de la Révolution française ? Eh bien, l’on était coutumier des douches et bains salés, dont les cures soutenues permettaient de soulager les infiltrations articulaires et les vieux rhumatismes. Tandis qu’en interne, l’on faisait appel aux eaux minérales salines qu’on absorbait à raison de cinq à six pintes par matinée, après purgation au sel de Glauber (sulfate de sodium). Apéritives et purgatives, ces eaux étaient usitées dans les cas où la digestion est entravée, les viscères (foie, rate) et les voies urinaires engorgés. On les administrait encore en cas d’asthme humide, de maladies cutanées (dartre, érysipèle, « gale et teigne ») et de troubles locomoteurs (goutte tophacée, rhumatisme froid). Mais encore fallait-il privilégier les eaux salines naturelles parce que, prévenait Desbois de Rochefort, « les eaux minérales salines factices ne réussissent pas aussi bien. On les prépare en faisant dissoudre une demi once de sel sur une pinte d’eau, mais les effets ne sont pas les mêmes, et il paraît que la nature a une manière toute particulière dans la composition de ces eaux »10. La pratique thermale étoffa son offre surtout au XIXe siècle, où l’on vit cette vogue se propager à la moindre (re)découverte d’une source d’eau chlorurée sodique, qu’elle soit chaude ou froide : dans la première catégorie, l’on peut signaler les cités savoyardes de Moûtiers et de Salins-les Thermes, dans la seconde Salies-du-Salat (Haute-Garonne), Salies-du-Béarn (Pyrénées-Atlantiques), Salses (Pyrénées-Orientales), Lons-le-Saunier (Jura), toutes localités qui portent dans leur nom leur relation historique plus ou moins lointaine avec le sel11, dont la présence fut exploitée par le biais d’eau salée, dont la proportion en sel, si elle est variable (5 à 20 %), doit néanmoins être l’objet d’une température constante, souvent située entre 32 et 35° C. Dans l’histoire des cures thermales, on imagina encore une kyrielle de moyens : douche d’eau chaude salée, douche nasale, étuve, application locale et fomentation, inhalation d’air chargé de vapeurs salines, etc., de quoi satisfaire à tous les genres.
Caractéristiques minéralogiques
Composition biochimique : sodium (Na : 39,34 %) et chlore (Cl : 60,66 %). Comporte des inclusions naturelles de chlorure de magnésium, de chlorure de calcium, de brome, d’iode, etc.
Densité : 2,1 à 2,2.
Dureté : 2 (fragile).
Morphologie : cristaux (cubiques, hexaédriques, plus rarement octaédriques), agrégat grenu ou fibreux, croûte, stalactite, macle.
Clivage : très bon, parfait (un coup de marteau abat un gros cristal cubique de halite en une multitude de petits cubes).
Cassure : conchoïdale.
Fusion : gicle au chalumeau avec un phénomène de décrépitation ; colore la flamme en jaune vif.
Solubilité : très rapide et aisée dans l’eau.
Nettoyage : pour la raison qui précède, on procédera grâce à l’alcool du fait du caractère hygroscopique de la halite.
Luminescence : rose, rouge.
Morphogenèse : « Les produits d’altération chimique des minéraux entraînés dans les lacs et les mers peuvent à la suite d’autres processus chimiques, précipiter et donner naissance à de nouveaux minéraux. C’est ainsi que naissent les gisement relativement étendus de halite »12. Plus précisément : « Ces gisements se sont formés, sous un climat chaud et sec, par l’évaporation de l’eau salée des golfes en voie de disparition. Le sel de l’eau s’est cristallisé graduellement, formant à l’origine des couches horizontales, qui ont souvent été plissées par la suite. Les couches de sel gemme, très plastiques, ont ainsi formé de puissants dômes de sel qui sont de nos jours le centre même de l’extraction »13.
Gisements : très répandus dans la nature. Outre celui qui est dissout dans l’eau de mer, l’on trouve du sel de terre ou sel gemme un peu partout dans le monde et parfois en amas considérables. Parmi les principaux pays producteurs de sel gemme, nous avons le Pakistan qui fournit le célèbre sel rose de l’Himalaya tiré de la mine de Khewra, la Russie (Sibérie), l’Allemagne (Heilbronn, Staßfurt, Berchtesgaden), l’Espagne (Catalogne), la Pologne (Wieliczka), la Grande-Bretagne, la Hongrie, l’Autriche (Hallstatt, Salzkammergut, autrement dit et littéralement : la « bonne mine de sel »). On trouve encore dans certains lieux des « fleurs de sel » : c’est le cas en bordure de la mer Morte (Proche-Orient) et du grand lac salé de l’Utah aux États-Unis.
Le plus souvent qualifié de blanc (sic), le sel NaCl est une substance sans odeur, de saveur particulière. Dans les propos qui vont suivre, il sera impérativement fait question du sel terrestre, le sel de mer devant être impérieusement rejeté. Tout d’abord parce qu’il est le plus souvent raffiné, purification obtenue par la séparation du caractère humide et coloré du sel marin, tout d’abord gris, et sa transformation en une substance immaculée, mais aussi morte que la mer du même nom. Le sel naturel n’étant pas intégralement du NaCl (on y trouve aussi un tout petit peu de bromure, d’iode, de nickel, de cobalt, d’argent, d’or…, qui sont tous des éléments catalyseurs d’importance pour la santé humaine), le raffinement permet donc d’obtenir un sel fin et blanc auquel, la plupart du temps, l’on rajoute de l’iode : c’est, ni plus ni moins, qu’un sel déséquilibré, à l’aura pervertie. Tout au contraire, le sel marin, gris et brut, bien que moins aisé à utiliser que le sel fin blanc, n’est certainement « pas nocif aux malades du cœur et ce n’est sûrement pas lui le responsable de l’obésité »14. Le raffinement semble s’expliquer par la volonté de débarrasser ce qui souille le sel brut : il y a un siècle, on avait fait le constat que ce sel était souvent sali par des impuretés et que certains échantillons étaient colonisés par de nombreuses bactéries et autres moisissures, contrairement au sel blanc qui en comportait moins (à moins que le sel ne soit tombé sous le même couperet que la farine, le sucre, etc. que l’on souhaitait intégralement blancs, gage de leur pureté illusoire). Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? Le sel gris non raffiné est-il aussi « sale » qu’on l’imaginait autrefois ? Je ne sais. Mais, dans un cas comme dans l’autre, cela ne semble plus avoir d’importance, tant le sel marin est, depuis plusieurs décennies, pollué par tout autre chose, et ce qu’il soit raffiné ou pas : des hydrocarbures, des métaux lourds et des microparticules de plastique toujours plus nombreuses et pas plus grosses que quelques micromètres de long, issues du barattement d’unités plus grosses par les eaux océaniques, qui les broient aussi sûrement que le mortier sous la pression du pilon : mais il s’agit d’une transformation d’état de la matière, non pas d’une disparition magique. Consommer du sel marin aujourd’hui, c’est, par le truchement perfide d’un retour à l’envoyeur qu’on ne soupçonnait pas encore il y a quelques dizaines d’années, s’encrasser soi-même par le biais d’une consommation régulière. Bien que l’absorption du NaCl par l’organisme soit très rapide, le corps se débarrasse de ce qui est inusité par le biais des urines, de la sueur, des larmes, du lait maternel, des excréments, mais il accumule, avec patience et longueur de temps, un stock de plastique qui doit nous faire préférer le sel de terre, comme, par exemple, le sel rose de l’Himalaya, ex sel marin préhistorique non pollué par l’homme qui n’existait pas encore à cette époque.
Le sodium compose pour partie (à hauteur de 40 %) le sel de mer et de terre. C’est l’un des douze piliers de la matière vivante qui ne peut se passer de lui. On en trouve environ 0,73 % dans le plasma sanguin.
Propriétés thérapeutiques
Apéritif, digestif, stimulant des sucs digestifs (salive, sucs pancréatique et gastrique), stimulant de la sécrétion biliaire, décongestionnant hépatique, laxatif, réveille la contractilité des muscles de l’estomac et de l’intestin, purgatif (à hautes doses : 20 à 60 g), anthelminthique
Fluidifiant sanguin, facilite l’oxygénation du sang, stimule la circulation périphérique, puis générale, mais abdominale surtout, lymphotonique, normalise la pression sanguine
Diurétique, régularise la répartition de l’eau dans le corps, stimulant osmotique (l’osmose est la faculté qu’ont les liquides de l’organisme de traverser les membranes, particulièrement celles des voies circulatoires. Ainsi, une augmentation du NaCl sanguin se traduit-elle par une attraction de l’eau des tissus voisins (l’eau suit le sel), ensuite éliminée par les reins), participe aux échanges entre les cellules et le milieu extracellulaire
Rééquilibrant du métabolisme, favorise la nutrition générale, alcalinisant du milieu humoral, reconstituant, tonique, indispensable à l’économie (dans un manuel scolaire maintes fois réédité au début du XXe siècle, on peut lire que « si nous en étions privés d’une manière absolue pendant quelques années, cette privation nous occasionnerait des maladies qui pourraient être très graves »15)
Action favorable sur la thyroïde (surtout par l’entremise de l’iode naturel que l’on trouve hélas en moins grande quantité dans le sel terrestre par rapport au sel de mer. Iode versus plastique. Au choix…)
Calmant, sédatif, apaisant nerveux (quand il contient du brome)
Cicatrisant, détersif, résolutif, décongestionnant des muqueuses
Antiseptique puissant
Détoxiquant : il « constitue un pôle d’attraction pour les substances morbides, de rayonnement négatif. En d’autres termes, il attire et absorbe le mal »16
Troubles de la sphère respiratoire + ORL : maux de gorge, rhume à répétition, lavage des fosses nasales, sinusite
Troubles de la sphère gastro-intestinale : dyspepsie avec hypochlorhydrie (le NaCl favorise la bonne acidité gastrique, normalement située entre pH 1 et pH 3. Consommer moins de sel, c’est s’exposer à la dilution du pH des sucs gastriques et ainsi favoriser l’hypochlorhydrie qui mène généralement à faire un abus d’IPP malfaisants), pyrosis, diarrhée avec déshydratation
Troubles de la circulation lymphatique : engorgement lymphatique, lymphatisme, scrofulose
Hyposurrénalisme
Affections cutanées : plaie (et lavage des plaies), ulcère (putride, malin), tumeurs, abcès, furoncle, panaris
Lavage des séreuses
Troubles de la sphère génitale : retard pubertaire, engorgement de la matrice
Anémie, fatigue générale, asthénie physique et psychique
Rhumatisme chronique du lymphatique
Réduction des œdèmes tissulaire
Modes d’emploi
Dans l’alimentation quotidienne : les aliments d’origine végétale comme animale apportent trop peu de NaCl qui doit donc faire l’objet d’une adjonction quotidienne. On évoque, dans certaine littérature, des besoins fixés à deux grammes par jour et par personne. Pour faire réponse à cette indication, précisons qu’« il n’est pas possible d’établir une règle générale concernant l’emploi du sel dans l’alimentation, car c’est une question strictement individuelle à résoudre selon la pléthore ou les carences diverses »17. Selon les médecins Boris Dufournet et Victor Arnould (du site www.sequoiasante.com), les besoins quotidiens se fixent aux environs de 4 à 10 g par jour, en dehors de toute contre-indication liée à une affection rédhibitoire, et concernent avant tout les personnes en bonne santé pratiquant une activité physique régulière. De son côté, Desbois de Rochefort proposait de dissoudre 6 g de sel dans un litre d’eau, tout en ajoutant que « la boisson de la mer est encore meilleure » (18). N’en doutons pas, mais, depuis, deux-cents années de pollution industrielle s’y sont déversées…
Cure d’eau minérale chlorurée.
Plasma de René Quinton (1866-1925).
Bain d’eau salée : pour un adulte, on compte jusqu’à 5 kg de sel pour un bain, pour un enfant cinq à dix fois moins. Dans les deux cas, l’on peut envisager un bain de 15 à 20 mn par semaine.
Bain de pieds : deux à trois poignées de sel (125 g) dans une bassine d’eau chaude (40° C environ). A éviter en cas de varices.
Bain de bouche : une cuillère à soupe de sel dans un verre d’eau à température ambiante (peut être poursuivi en gargarisme si besoin).
Ablution d’eau fraîche légèrement salée.
Mélange de sel et d’argile verte : lorsqu’on prépare l’argile verte nécessaire à un cataplasme, on y ajoute une certaine quantité de sel.
Sels de Wilhelm Heinrich Schüßler (1821-1898) : on en compte douze dont l’un porte le nom de Natrum muriaticum (c’est-à-dire le chlorure de sodium) dont voici une présentation condensée de type physiologique et psychologique : il « a un fond mélancolique, voire dépressif. Lorsqu’on se plaint sur son sort, cela ne le console pas mais au contraire aggrave son état. Plutôt hypocondriaque, il peut avoir un sentiment de frustration, et souffrir d’insomnie. Sa musculature est faible. Il peut maigrir bien qu’il ait bon appétit. Son dos est souvent douloureux »19.
Voici, pour vous aiguiller un peu, une liste d’ingrédients d’origine végétale caractérisés par un plus ou moins fort taux de sodium (et non pas de NaCl, bien entendu) : abricot, ache, artichaut, aubergine, avoine, banane, bardane, betterave (feuilles), bouleau (sève), carotte, cassis, céleri, cerfeuil, châtaigne, chicorée, cresson, criste marine, églantier (cynorrhodon : 146 mg/100 g), épinard (510 mg/100 g), fraise des bois, fucus vésiculeux, garance, gratiole, guarana, gui, guimauve, laitue, lamier blanc, lentille, noisette, oignon, olivier (feuilles), orange, orme, ortie, pêche, persil, pervenche bleue, petit pois, pissenlit, plantain, poire, poireau, pois chiche, pomelo, pomme de terre, prune, raifort, raisin, riz, scabieuse des prés, séneçon, soja, sureau, tamaris, tussilage. On trouve aussi du sodium dans le vinaigre, la spiruline, le pollen, etc.
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
Toxicité : une dose de sel de 15 à 25 g par jour et par personne serait préjudiciable, d’autant plus pour l’enfant. Comment expliquer cette soi-disant toxicité ? 8 à 15 g dans un verre d’eau (qui oserait ?) ne provoquent-ils pas le vomissement ? N’est-ce donc pas là une preuve que le sel est toxique ? On nous a tellement répété, durant des décennies, les méfaits du sel que cette diabolisation semble irréversible. Voici donc précisément ce qu’on lui reproche : « C’est un déshydratant qui déclenche les mécanismes de la soif et qui risque d’augmenter les affections cardiaques, le durcissement des artères, l’hypertension artérielle et surtout l’insuffisance rénale (rétention d’eau) ou hépatique »20. Au banc des accusés, l’on trouve majoritairement l’industrie agro-alimentaire qui pervertit les pauvres masses bêlantes à l’aide de tout ce sel : en tant qu’instrument de conservation des aliments, il est évident qu’on en retrouve beaucoup dans toutes les salaisons (saucisson : 1000 mg/100 g ; jambon fumé : 2100 mg/100 g ; sardine à l’huile : 760 mg/100 g ; thon : 360 mg/100 g, etc). L’industrie agro-alimentaire a effectivement la main lourde de sel, enrichissant de façon certes exagérée ses produits en chlorure de sodium (lequel ?) et autres sels étranges pour en allonger la durée de conservation, rehausser le goût d’ingrédients de base qui en manquent cruellement, stimuler sournoisement l’appétit, poussant ainsi à une consommation accrue de toutes ces bonnes choses bourrées de sel : les chips (à répudier de toute façon à cause non seulement du sel, mais des hydrates de carbone contenus dans les pommes de terre et les huiles végétales polyinsaturées et trans utilisées pour les faire frire : un combo d’horreur !), les cacahuètes, la plupart de ces infâmes plats tout prêts micro-ondables, j’en passe et des meilleurs ! Bien évidemment, il y a fort à parier qu’il s’agit là de ce sel à bannir, de ce blanc, raffiné, mort et pollué, le même qui en fait contre-indiqué l’emploi chez l’obèse et le cardiaque. A ces derniers, l’on a parfois conseillé le jeûne comme moyen de décharger l’organisme : en abaissant le taux de sel excédentaire, l’on réduit l’œdème tissulaire, lequel ne se peut que si il existe une atteinte rénale : « Si les tissus contiennent un excès de chlorure de sodium par suite d’une lésion empêchant son élimination, les vaisseaux laissent passer plus de liquide, d’où formation d’œdème »21. Dans ce cas, une forte absorption de NaCl provoque l’augmentation de la proportion d’eau dans le corps, tandis qu’une diminution de l’apport en NaCl provoque l’inverse.
Contre-indications : il importe de limiter la consommation de sel en cas de dyspepsie avec hyperchlorhydrie (cela augmenterait l’acidité gastrique), de prédisposition aux congestions et aux hémorragies, d’ataxie et d’atrophie musculaire progressive. N’oublions pas l’insuffisance cardiaque sévère (consommer du sel en ce cas mènerait à désamorcer la pompe cardiaque) et l’insuffisance rénale (le pouvoir osmotique du sel est précisément dangereux dans ces deux derniers cas).
Ceci étant dit, nous pouvons nous autoriser un bref paragraphe portant sur quelques idées reçues sur le sel : tout d’abord, le sel n’est pas cancérigène pour l’estomac comme on a bien voulu le (faire) croire. Ce n’est en tout cas pas l’apanage du chlorure de sodium (l’estomac a justement besoin du chlore contenu dans le sel pour fabriquer l’acide chlorhydrique qu’il contient), très probablement celui des sels nitrités. S’il existe – ce dont on peut douter –, le pouvoir cancérigène du sel n’est à ce jour absolument pas démontré. Ensuite, certaine propagande provenant des autorités de santé semble insinuer dans l’esprit des gens que manger moins sucré équivaut à manger moins salé, ce qui est, bien évidemment, parfaitement faux, le chlorure de sodium étant nécessaire et vital là où le sucre est toxique et dispensable. Pour finir, consommer du sel augmente la pression artérielle : c’est encore une croyance erronée. Si un excès de sel peut provoquer cet effet, il ne se pérennise en aucun cas sur une longue durée, tant la modification de la pression sanguine qu’il induit est fugace. En l’absence de toute pathologie qui en minimise l’emploi, le seul sel ne peut majorer la pression artérielle sur l’ensemble de la journée.
A ceux qui emploient le gros sel pour désherber leur jardin, disons leur que la surcharge du sol en sel peut mener à son infertilité durable. Rappelons-nous des Romains. La juste dose suffit en tout : j’ignore si cela se fait toujours, mais à une certaine époque, l’on répandait du sel dans les prairies, ce qui avait pour objectif d’augmenter la saveur du fourrage destiné aux bestiaux qui apprécient également la pierre à sel de l’étable, comme j’ai pu le voir fréquemment, les chèvres de mes grands-parents se livrant avec délectation à cet exercice.
De par son puissant pouvoir conservateur et purificateur, le sel (NaCl) accompagna parfois l’alun comme ingrédient des recettes de sels à tanner et à conserver les peaux fines ou épaisses, et celles destinées à la fourrure.
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Pierre Delaveau, La mémoire des mots en médecine, pharmacie et sciences, p. 25.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 858.
Claude Duneton, La puce à l’oreille, p. 213.
A l’origine, le mot salaire, du latin salarium, correspondait au seul crédit nécessaire à l’achat de sel.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 858.
Sorcellerie.net, Encens et senteurs, Tome 1, p. 16.
Dioscoride, Materia medica, Livre V, chapitre 75.
Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 459.
Hildegarde de Bingen, Physica, p. 95.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 74.
En effet, toutes ces localités portent une marque salée dans leur nom, bien que l’histoire de chacune diffère de celle des autres. C’est, par exemple, l’extraction du sel remontant probablement à 1500 ans avant J.-C. qui veut à Salies-du-Béarn d’avoir été ainsi baptisée. L’on y trouve, de même qu’à Salies-du-Salat, une fontaine salée exploitée comme telle par les Romains, qui y établirent des thermes toujours actifs, tandis qu’ailleurs ils signalèrent tout bonnement l’existence d’une source d’eau salée, comme cela a été le cas à Salses, commune située au pied du massif des Corbières. Parfois, malgré l’existence avérée de sel dans les eaux, l’heure de gloire des activités thermales a été plus tardive : c’est le cas à Salins-les-Thermes où le premier établissement ne fut fondé qu’en 1820, ou encore à Salies-du-Béarn : l’attrait suscité par les thermes fit que de riches curistes vinrent loger dans les hôtels de luxe que l’on mit à leur disposition, participant ainsi au développement touristique et économique de toute une région.
Rudolf Dud’a & Laboš Rejl, La grande encyclopédie des minéraux, p. 11.
J. Kouřimsky & F. Tvrz, Encyclopédie des minéraux, p. 88.
Jean Valnet, Se soigner avec les légumes, les fruits et les céréales, p. 141.
O. Pavette, Notions élémentaires de sciences, p. 125.
Raymond Dextreit, L’argile qui guérit, p. 38.
Ibidem, p. 37.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 157.
Sylvie Chernet-Carroy, L’astrologie médicale, p. 185.
Roger Castell, La bioélectronique Vincent, p. 113.
Cuivre natif provenant de la mine de Cap d’or (Nouvelle-Écosse, Canada).
Historiquement, l’on a accordé à une période s’étalant de 1200 à 700 avant J.-C. le nom d’Âge de fer. Peut-on en dire pareillement du cuivre ? Pas à proprement parler, bien qu’il apparaisse en filigrane de l’expression Âge de bronze, ère historique précédant celle dévolue à la technique et à la maîtrise du fer. En effet, pour fabriquer du bronze, il faut du cuivre (mais comme il faut aussi de l’étain, il n’y a pas de raison pour que l’un de ces métaux l’emporte aux dépens de l’autre). En revanche, l’on parle bel et bien d’une civilisation chalcolithique qui, comme son nom l’indique, coïncide à une exploitation du cuivre conjointe à l’usage continué de la pierre polie néolithique. Le cuivre se fond tant et si bien dans l’image du bronze, que le mot grec qui désigne ce métal, chalkos, s’applique aussi au bronze (ou airain). Ce qui est remarquable, avant d’en arriver à l’Âge du bronze, c’est que le cuivre, à lui seul, s’avère être le premier métal usité par l’homme, cela en raison de sa découverte à l’état natif et de sa relative abondance (au contraire de l’argent et, à plus forte raison, de l’or). Ainsi fait-on depuis au moins 9000 ans en Anatolie, où, en premier lieu, on l’a utilisé tel quel, tout d’abord sans transformation thermique, l’homme s’étant contenter de le marteler, ce qui en soi n’est pas un très grand progrès technique, mais le cuivre est si malléable qu’on aurait eu tort de se priver de son bénéfique concours. 6500 ans avant J.-C. l’on fabriquait ainsi des armes et des outils en Égypte, ainsi que des bijoux. En Bulgarie, au cinquième millénaire avant J.-C., l’on faisait grand cas du cuivre, puisqu’on a retrouvé dans la nécropole de Varna la présence concomitante d’armes de cuivre et d’objets en or destinés à honorer les dépouilles des hommes de haut rang. Cette appétence pour le cuivre se lit même dans les récits légendaires relatifs à la reine de Saba qui échangea avec Salomon, contre de l’or, de l’encens et de la myrrhe, du cuivre en provenance du Sinaï. Parallèlement, l’usage du vert-de-gris médicamenteux se fit jour. L’Âge du bronze, quant à lui, se caractérise, dès 2700 ans avant J.-C., par la fonte du cuivre avec de l’étain, formant là un alliage aux intéressantes qualités mécaniques, déployées à de nombreux domaines de la vie quotidienne (armes, outillages, objets liturgiques et artistiques, etc.). C’est à peu près à cette même époque qu’on voit apparaître la technique de fonte et de moulage à la cire perdue dans l’ensemble du Proche-Orient. Les Celtes, se déplaçant vers l’ouest de l’Europe, y emmenèrent cette technologie, répandant le bronze sur le continent européen de 1800 à 600 ans avant J.-C., tandis que les Babyloniens perpétuèrent la fréquentation d’une île méditerranéenne dans laquelle abondait le cuivre : Kypros, ainsi nommée relativement au métal, cyprium, qu’on en tirait, mais aussi en rapport avec cette divinité chypriote, Kypris, alias Aphrodite, divinité dont le métal emblématique allait devenir le cuivre, le tout renforcé par l’accointance du cuivre avec l’eau et la couleur verte, mettant bien en avant la relation de la déesse au monde végétal, à tout ce qui vit, buissonne, végète, projette feuilles et fleurs, organes de pouvoir. Cette île, qui porte le nom de ce métal rouge qui peut virer au vert, couleur de la divinité, veut que se dessine en filigrane le nom de la déesse de l’amour dans les actuels noms du cuivre, que cela soit en langues espagnole (cobre), allemande (kupfer) ou roumaine (cupru). Ainsi, « le cuivre trouvait en Vénus sa planète associée, ce qui explique que longtemps les sels de cuivre ont été utilisés dans le traitement des maladies vénériennes, pratique que condamnait d’ailleurs l’éminent Nicolas Lémery au XVIIe siècle »1. D’autres encore imaginèrent qu’au cuivre « il paraît que c’est la raison pour laquelle on lui a donné le nom de Vénus, parce qu’il semble se prostituer comme cette divinité »2, c’est-à-dire posséder une grande appétence pour se combiner à une infinité de corps (sous cette optique, la soi-disant corrélation antivénérienne du cuivre s’explique d’elle-même…). Aphrodite n’est pas la seule divinité à laquelle le cuivre est rattaché : dans les monts Oural, où les mines de cuivre pourvurent à la richesse de toute une région, la mythologie a façonné le personnage qu’on appelle la Maîtresse de la Montagne de cuivre (on rencontre une figure assez similaire en Suède), portant une robe de malachite, un minéral qui « contient et montre toutes les beautés de la Terre »3. L’on dit qu’elle se laisse voir par l’humanité chaque année, parfois sous la forme d’un lézard vert, au cours de la nuit des serpents qui a lieu le 25 septembre, le cuivre étant lié au serpent mythique. Mais « la rencontre de cette femme aux yeux vert-de-gris est néfaste : celui qui tombe sous son regard est condamné à mourir de nostalgie »4. Pour ce malheureux, la vie réelle n’aurait plus aucune valeur, ni saveur…
Objets en bronze (Âge du bronze tardif) découverts à Pierrevillers (Moselle) en 2014.
Le cuivre, métal d’Aphrodite donc. Dioscoride explique que de son temps l’on fabriquait du vert-de-gris artificiellement à base de cuivre de Chypre que l’on faisait réagir face à quelque acide. La nature astringente et purifiante de ce remède permet d’ôter du corps tout ce qui peut effectivement déplaire à la déesse : le vert-de-gris est censé arrêter les ulcères sanieux et sales (ords, disait-on autrefois), ceux qui rongent les chairs, jusqu’à finir par les cicatriser. Il fait de même avec les cals, les fistules et autres enflures peu gracieuses. Bien plus tard, Hildegarde de Bingen fait elle aussi intervenir le cuivre, mais pour des raisons fort différentes de celles de Dioscoride. Elle accorde au cuprum un long chapitre dans le Livre des métaux. Mais pour en dire quoi ? Eh bien, que c’est un remède de l’arthrose, ce qui ne saurait nous surprendre, mais aussi de la goutte, ce qui est bien plus curieux, et des intoxications alimentaires, ce que je trouve fort audacieux de la part de l’abbesse, d’autant qu’elle explique à de multiples reprises employer une barre de cuivre qu’elle met en chauffe pour ensuite la tremper dans le vin où elle prépare ses remèdes. Ses textes mentionnent de plus la cuisson des aliments dans des récipients de cuivre, sans qu’on sache s’ils sont étamés ou non. Mais ce qui est le plus contraire au bon sens et n’argumente pas en faveur des soi-disant propriétés antitoxiques du cuivre, c’est la pratique consistant à faire macérer de la limaille de cuivre dans du vin afin que ce dernier, par contact, s’imprègne de toute la force du métal. Ce qui m’apparaît plus problématique, c’est de faire de même avec du vinaigre, ce qui n’est certes pas une bonne idée puisque la combinaison du cuivre à l’humidité, mais surtout à l’acidité, est la meilleure garantie de voir se former cette substance toxique qu’on appelle le vert-de-gris. Cette ignorance eut fait bondir Desbois de Rochefort qui savait parfaitement que le cuivre pris à l’intérieur est nocif par sa continuité, dangereux et infidèle, comme sût l’être l’oes ustum, c’est-à-dire le cuivre brûlé médicinal, substance émétique également vouée à la résolution des ulcères. De plus, « on a regardé le cuivre comme très bon contre la rage, parce que cette maladie ayant des symptômes violents, on a cru qu’il lui fallait des remèdes violents, et l’on a recommandé tous ceux des trois règnes »5, dont le cuivre. Quel aveu sur la dangerosité du cuivre, parfaitement connue au XVIIIe siècle, mais, semblerait-il, considéré comme suffisamment précieux pour être continué comme remède. Effectivement, à la fin de ce siècle, le seul vert-de-gris, desséchant et corrosif, bien qu’il s’appliquait presque exclusivement à l’interface cutanée, était encore « tartiné » sur les chancres et les vieux ulcères, pris à la manière d’un gargarisme pour s’amender des aphtes buccaux, des ulcères de la gorge et de la langue, enfin comme collyre dans le traitement des taies et des ulcères de la cornée ! Destinées à l’intérieur, on vit naître diverses pilules qu’on dut à des frondeurs. Leur prise n’entravait généralement pas la maladie, mais, tout au contraire, en augmentait le cours et menait ainsi plus sûrement à la mort. A l’énoncé de leur composition, l’on comprend mieux le supplice infligé par cette maîtresse dont on n’approche pas la montagne impunément : on les farcissait donc de cuivre dissout dans du vieux vinaigre, de limaille de fer et d’extrait de ciguë. Ce qui fit dire à Desbois de Rochefort qu’« il n’y a que fort peu de tempéraments qui puissent supporter l’usage du cuivre, et comme il est difficile de distinguer ces sujets privilégiés, il vaut mieux éloigner le cuivre et ses préparations, de l’usage intérieur »6, ce que même Anton von Storck, plutôt versé dans l’emploi parfois terrifique (vu de la France) de moult substances toxiques par voie interne, n’avait pas osé faire à l’endroit du cuivre. Toutes ces précautions ne firent pas abandonner le cuivre thérapeutique si l’on en juge par les données que j’ai tirées du Larousse médical de 1927. Voici donc quelles spécialités à base de cuivre avaient encore cours il y a environ un siècle : l’oxyde de cuivre colloïdal, que l’on employait contre le cancer et la tuberculose ; le sulfate ammoniacal de cuivre jouait le rôle d’antispasmodique, de même que le sulfate de cuivre (ou couperose bleue, vitriol bleu). Ce dernier était encore vu comme antiseptique, désinfectant et antibactérien (contre le streptocoque), astringent et caustique, enfin vomitif. On en signalait l’usage interne (potion, injection intraveineuse), mais c’était surtout l’usage externe qui l’emportait (collyre, lotion, pommade), au travers d’affections aussi variées que l’impétigo, l’ecthyma, la furonculose, les dermo-epidermites ou encore parfois la fièvre puerpérale. Achevons cette liste peu amène avec, une fois encore, le vert-de-gris et le verdet (carbonate et acétate de cuivre qui compose pour partie le vert-de-gris, lequel se forme au contact de l’humidité de l’air ou de certains acides). Insecticide et fongicide, on l’employait surtout pour ronger les cors et les végétations, pour soigner la tuberculose. Dieu merci, cette ère barbare est bel et bien révolue. Aujourd’hui, l’on fait du cuivre un usage tout à fait différent et surtout beaucoup plus anodin.
Caractéristiques minéralogiques
Composition : en théorie, Cu à 100 % (mais inclusions possibles d’argent, de fer, d’arsenic et de bismuth).
Transparence : opaque (quand on lamine le cuivre suffisamment finement, il laisse transparaître une lumière… verte !)
Clivage : sans.
Cassure : dentelée, conchoïdale (= qui prend l’allure d’une coquille ; voyez le silex et l’obsidienne pour exemples).
Fusion : fond sous le chalumeau à une température de 1084,62° C.
Solubilité : dans l’acide nitrique.
Nettoyage : à l’eau distillée. A sécher aussitôt.
Particularités : très conductible de l’électricité, coupant, élastique, malléable et ductile, sonore.
Morphogenèse : le cuivre « se forme, dans la nature, par la cristallisation de solutions hydrothermales ou la décomposition de minerais sulfureux de cuivre dans les parties superficielles des veines de minerais (dites zones de cémentations ) »7.
Gisements : aux États-Unis, la péninsule de Keweenaw marque le lieu de la première ruée au cuivre états-unienne, en bordure du lac Supérieur (état du Michigan), où un monumental bloc de 420 tonnes a été retiré. On trouve encore du cuivre au Colorado, en Arizona (Bisbee). Allemagne : Saxe (Zwickau), Saxe-Anhalt (Mansfeld), Rhénanie (Herdorf), Thuringe (Reichenback). Mexique. Russie (chaîne de l’Oural : Krasnotourisk). Namibie. Chili. Australie. Grande-Bretagne (Cornouailles). Danemark. Anciennement : Suède, à Stora Kopparberg (la bien nommé, koppar signifiant cuivre en suédois). C’est un gisement aujourd’hui épuisé mais qui a fait toute la richesse du royaume de Suède dès le XVIIe siècle. France : les anciens gisements de Chessy et de Sain-Bel dans le Rhône sont restés célèbres. Pour habiter à proximité de l’une de ces deux petites villes, je dois faire une remarque : dans un article printanier, j’ai pu écrire que la renouée du Japon était une plante bio-indicatrice de la pollution au cuivre. Eh bien, les activités minières ont laissé sur place suffisamment de cuivre pour qu’on trouve de cette plante un peu partout dans la vallée, et jusqu’aux berges de la rivière, la Brévenne, où prenaient place les activités de cémentation du cuivre.
Paragenèse : la cuprite (88,82 % de cuivre, 11,18 % d’oxygène), la malachite (71,95 % d’oxyde de cuivre), l’azurite (69,24 % d’oxyde de cuivre). Ce dernier était le minerai de cuivre exploité à Chessy-les-Mines. On appelait localement cette pierre d’un nom dérivé de celui de cette petite ville, la chessylite. A la fin de l’exploitation qui intervint vers 1875 après épuisement du filon cuprifère, la ville redevint Chessy, tout simplement. Saint-Pierre-la-Palud est une autre de ces villes concernées par l’exploitation des minerais de cuivre, de même que Sourcieux-les-Mines toute proche.
Vert-de-gris typique. Fontaine de Neptune (Piazza della Signoria, Florence, Italie).
Le cuivre en thérapie
A l’analyse chimique du corps humain, il est permis de constater que 99,98 % de sa masse moléculaire est constituée de douze éléments plastiques dont l’azote, l’oxygène, le carbone, le calcium, le potassium, le sodium, etc. En complément de ce tableau, l’on trouve une minuscule fraction d’autres substances, métaux et métalloïdes, qui forment à peine un millième du poids du corps humain à eux tous, et au chapitre desquels on voit le fer, l’iode ou encore le cuivre. Ce dernier, présent à hauteur de 0,0004 % dans l’organisme, n’est donc pas un sel minéral majeur (ou macro-élément) comme le calcium, le potassium, le phosphore, le magnésium ou encore le sodium, mais un oligo-élément ou élément en trace (oligo-, du grec ancien oligos, « peu abondant ». Exemple : oligoménorrhée : se dit de règles peu profuses). Sels minéraux et oligo-éléments furent, durant un temps, considérés comme des impuretés, alors qu’ils « semblent n’agir que par leur seule présence et non point par leur masse »8. Non seulement ils sont retrouvés intacts après opération, mais la survenue d’un excédent est perturbant pour l’organisme. Ainsi, si dans le plasma humain on en trouve 0,70 à 1,40 mg par litre, dans le cours de certaines affections, on voit les concentrations de cuivre prendre de vertigineuses proportions. C’est ce que remarquait Jean Valnet : un oligo-élément, pour bien agir, exige une concentration optimale. « Cette concentration, bien qu’extrêmement faible puisqu’il s’agit de traces, doit toutefois être suffisante. Mais au-delà, apparaissent des effets défavorables »9. C’est ainsi qu’agissent les complexes catalytiques dont nous allons parler dans la suite de cet exposé.
Propriétés thérapeutiques
Nécessaire à la fixation du fer et concourt avec lui (en compagnie du cobalt et du manganèse) à la fabrication de l’hémoglobine, s’oppose à la coagulation excessive du sang, favorise la fabrication des globules rouges, protecteur des vaisseaux sanguins
Anti-infectieux (antibactérien, antiviral), renforce les vertus anti-infectieuses des autres médicaments, immunostimulant
Anti-inflammatoire
Antidégénérateur, ralentit l’expansion des radicaux libres
Indispensable à la formation des os, des tendons et des ligaments
Indispensable à la vie cellulaire
Équilibrant pancréatique (avec nickel et cobalt)
Note : chez les autres organismes vivants, le cuivre a toute son importance, puisqu’on le voit essentiel à la croissance des végétaux et des animaux. Par exemple, un lapin carencé en cuivre voit son poil tomber, un mouton sa laine de même. Il préside encore à leur prise de poids.
Usages thérapeutiques
Troubles de la sphère respiratoire + ORL : infection ORL, grippe, affections fébriles aiguës, angine, tuberculose, états infectieux pulmonaires chroniques, fragilité de l’arbre respiratoire, asthme, coqueluche, rhino-pharyngite
Troubles de la sphère gastro-intestinale : entérocolite
Troubles de la sphère gynécologiques : troubles pubertaires, troubles des règles chez la jeune fille
Retard de développement, asthénie, fatigue chronique, anémie
Troubles du système nerveux : mélancolie, abandon du goût de la vie
Chute de l’immunité, déficit en globules blancs
Furonculose (staphylococcie)
Modes d’emploi
En gélules : complexe cuivre et vitamine C par exemple.
En suspension buvable : cuivre/zinc, cuivre/or/argent, cuivre/manganèse. Nombreuses spécialités ionisées : pour la peau, le confort féminin, la sphère cardiovasculaire, la diurèse, les fonctions musculaires, le confort articulo-tendineux, la vision, etc.
Dans l’alimentation : l’organisme exige une fourniture de 2 à 3 mg de cuivre par jour (davantage pour le nourrisson : 5 mg). Voici quels fruits et légumes, quelles plantes médicinales, offrent une notable quantité de cuivre : abricot (12 mg/100 g), ail, amande, argousier, artichaut, asperge, aubergine (0,10 mg/100 g), avocat, banane, betterave, blé, café (1 à 3 mg/100 g), carotte, céleri, châtaigne, chicorée, chou, citron, coing, cresson, épinard (0,13 mg/100 g), fève, figue de Barbarie, framboise, frêne (feuilles), fucus vésiculeux, goji, gui (feuilles), haricot vert, laitue, lotus (rhizome), luzerne, mâche, navet, noisette, noix, oignon, olive, orange, ortie, pêche (0,05 mg/100 g), persil, petit pois, poire, poireau, pois chiche, pomelo, pomme, pomme de terre, prune, radis, raisin, ronce (feuilles), sarrasin, tomate, etc. Dans les aliments d’origine non végétale, remarquons la richesse des abats et des fruits de mer en cuivre. On en trouve encore dans la levure de bière et le pollen.
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
Toxicité : autrefois plus étendue qu’aujourd’hui, elle était surtout mise sur le compte de diverses activités professionnelles (ébarbeurs, fondeurs, teinturiers, pelletiers, chapeliers, maréchaux, peintres…), les troubles apparaissant en raison directe de la finesse des particules de cuivre absorbées par voie respiratoire (pneumoconiose) et digestive surtout. Une exposition chronique au cuivre et à ses sels avait pour conséquence une coloration verte d’une grande partie de l’économie, comme le signalait Desbois de Rochefort à la fin du XVIIIe siècle à propos des maladies de ceux qui travaillent le cuivre : « Ils ont le teint d’un jaune vert, les yeux et la langue [ainsi que les dents] sont de la même couleur, les cheveux [et les poils] sont verdâtres, les excréments, les urines, les crachats sont empreints de la même couleur, qui se communique à leurs habits par la transpiration »10. Les petits hommes verts ne viennent pas de Mars, mais de Vénus ! L’intoxication peut aussi se dérouler par l’entremise d’un corps gras, chose d’autant plus aisée que la plupart d’entre eux sont dissolvants du cuivre. On pourra ici évoquer l’empoisonnement par la batterie de cuisine, à l’époque où bassines et casseroles étaient confectionnées dans ce métal, d’où les injonctions de Lavoisier : « On doit bannir le cuivre de tout ce qui a rapport aux aliments, à la pharmacie »11. L’étamage des ustensiles de cuisine est donc capital, puisque « le lait, les huiles et les corps gras qui séjournent dans le cuivre, le convertissent en un oxyde vert qui est un poison des plus actifs »12. L’étamage consiste en la couverture des surfaces en contact avec les préparations alimentaires ou pharmaceutiques d’une fine couche d’étain, ce métal pouvant s’utiliser en ce cas, bien que le zincage soit encore de mieux préférable. D’autres sources à la pollution au cuivre sont encore d’actualité tandis que la casserole en cuivre à l’ancienne a déserté la plupart des cuisines : l’eau provenant des conduites en cuivre, les pilules contraceptives, le stérilet (un dispositif anti-fécond façonné dans le métal d’Aphrodite, j’en reste pantois…), l’hémodialyse (risque d’intoxication intraveineuse au cuivre). L’empoisonnement cuprique se caractérise par de violents vomissements au goût métallique et qui « sont colorés : verdâtres, puis jaunâtres et grisâtres ; en y ajoutant de l’ammoniaque, ils prennent une couleur bleue décelant la présence de cuivre »13. On constate d’autres perturbations gastro-intestinales (douleurs gastriques, nausée, irritation du bas-ventre, diarrhée, selles douloureuses à caractéristique dysentérique), ainsi qu’une sécheresse buccale et un phénomène constrictif au niveau de la gorge. Même sous forme d’oligo-élément, l’excès de cuivre est bien évidemment dommageable et peut occasionner la détérioration de la muqueuse intestinale, des atteintes rénales irréversibles, une nécrose hépatique et un effondrement du taux de globules rouges. Face à tous ces désagréments, déjà, du temps des Anciens, l’on avait imaginé des parades pour endiguer les méfaits de l’intoxication au cuivre. Voici ce que la pratique des arts médicaux a retenu en manière d’antidotes : contre l’intoxication au vert-de-gris, des cataplasmes chauds de farine de moutarde ; contre l’intoxication au sulfate de cuivre, du lait à volonté (encore mieux s’il est crémeux), du blanc d’œuf battu avec deux à trois fois son poids d’eau (la décoction albumineuse réussit aussi très bien). A cela, on peut ajouter les boissons mucilagineuses (comme la tisane de graines de lin), la décoction d’orge, la décoction de gomme arabique, le café, le laudanum, etc.
Alliages cupriques : ils sont nombreux, nous allons en citer quelques-uns. – Le bronze : une majorité de cuivre mêlée à de l’étain où les proportions des deux évoluent en fonction des besoins (par exemple, on trouve moins d’étain dans le bronze qui compose une cloche d’église que dans celui destiné à la miroiterie). Des adjonctions (plomb, zinc, phosphore) sont possibles. – Le laiton (ou léton, cuivre jaune) : constitué pour la plus grande part de cuivre et de zinc (ce dernier peut varier de 5 à 30 % selon les nécessités). – Le tombac (ou tombak, cuivre blanc) : autre alliage de cuivre et de zinc, on lui ajoute parfois de l’arsenic, mais encore du plomb ou de l’étain. – Le similor ou chrysocale : autre alliage de cuivre et de zinc dont le but avoué est de lui donner l’éclat de l’or. – Le pinchbeck, du nom de son créateur Christophe Pinchbeck (1670-1732) qui élabora aux environs de 1720 cet autre alliage de cuivre (83 %) et de zinc (17 %), avant tout destiné à la bijouterie bon marché.
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Pierre Delaveau, La mémoire des mots en médecine, pharmacie et sciences, p. 32.
Simon Morelot, Nouveau dictionnaire des drogues simples et composées, Tome 1, p. 445.
Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 329.
Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 69.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 265.
Ibidem, Tome 1, p. 267.
J. Kouřimsky & F. Tvrz, Encyclopédie des minéraux, p. 41.
Jean Valnet, Se soigner par les légumes, les fruits et les céréales, p. 106.
Ibidem, p. 108.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 271.
Antoine-Laurent Lavoisier, Cours élémentaire de chimie, Tome 2, p. 87.
Simon Morelot, Nouveau dictionnaire des drogues simples et composées, Tome 1, p. 445.
« La pièce sentait le soufre et la résine », peut-on lire dans le très célèbre et foudroyant roman de Mikhaïl Boulgakov, Le maître et Marguerite, précisément dans le chapitre où Marguerite, définitivement devenue sorcière, vient tout juste d’arriver auprès du prince des enfers. Que le soufre ardent ait partie liée à l’Enfer, voilà qui ne peut faire aucun doute, en particulier au travers du symbolisme qu’il entretient avec le feu, parce que « la flamme jaune enfumée du soufre est pour la Bible cette anti-lumière dévolue à l’orgueil de Lucifer »1. Le soufre satanique représente donc l’aspect néfaste du jaune solaire : à ce dernier, qui est fécondant, peut substituer le caractère par trop désinfectant du second, au point d’en devenir stérilisateur : « Prends donc garde que la Lumière qui est en toi ne soit que ténèbres », prévient Luc2. C’est par le soufre que l’on purifie les coupables et que l’on châtie les méchants : en répandant du soufre sur leur maison3 ou en « faisant pleuvoir des cieux […] du soufre et du feu »4, ce qu’illustre l’antique punition que fit subir l’Éternel aux habitants dépravés et débauchés de Sodome et Gomorrhe. La purification par le soufre apparaît bien ailleurs que dans la Bible : dans l’œuvre païenne du poète Ovide, l’on voit la magicienne Médée purifier Éson à trois reprises par le soufre tandis qu’elle procède au rituel de rajeunissement du père de Jason. Mais il faut savoir s’en méfier, tant le soufre est avide de déposséder quiconque dispose des ressources lui permettant d’accroître son pouvoir. User du soufre exige de faire preuve de la même retenue, de la même poigne solide et volontaire à laquelle fait appel le personnage de l’arcane du Chariot du Tarot de Marseille : il ne peut pas accorder trop de liberté à ses deux chevaux, ni privilégier l’un aux dépens de l’autre, sans quoi c’est son propre cheminement qui peut se trouver menacé. On fait de même lorsqu’on doit employer le soufre en guise d’encens : souvent adjuvant de la combustion de nombreuses autres substances, il est préférable d’en user en compagnie plutôt que seul, et toujours à doses modérées. Citons Hildegarde de Bingen pour mieux comprendre comment fonctionne le soufre dans ce cas-là : « Quand il brûle, il attire à lui les humeurs mauvaises ; il ne vaut rien pour faire des médicaments, sauf dans le cas où on est victime de sorcellerie, d’enchantements ou d’apparitions fantomatiques : si, dans ce cas, on brûle du soufre, sa fumée est si forte qu’elle affaiblit tout cela et qu’ainsi on en reçoit moins de blessure »5. Et cette précaution prévaut encore aujourd’hui : celles et ceux qui souhaiteraient faire appel aux pouvoirs curatifs du soufre à travers la pratique de la lithothérapie, auront tout soin de se méfier, du moins de se prémunir, face au caractère extrêmement changeant de ce minéral, car « son action n’est pas très sélective, et si l’on n’y prend pas garde, il peut tout aussi bien s’attaquer sans discernement et détruire ce qu’il y a de bon en soi ou dans son environnement »6.
Bien qu’ils n’en eurent pas conscience à l’époque, le soufre fut l’un des rares corps purs dont les Anciens pouvaient disposer. Remarquant sa couleur et sa provenance volcanique, ce minéral apte à la combustion basse devint pour l’homme l’émanation d’un pouvoir surnaturel. Sa proximité avec le monde souterrain, infernal et magmatique, fait de gouffres béants qui s’ouvrent – profonds et insondables abîmes – dans le sol, le mêle, sur ces terrains inhumains, à ces fumerolles qu’expectorent en miasmes les mofettes et autres solfatares fantastiques qui poudrent l’air d’importantes quantités de soufre. N’imaginons pas un instant que l’homme ait pu négliger un spectacle se déroulant dans un lieu duquel il fallait d’abord pouvoir s’approcher sans crainte. Car bien évidemment qu’il vit là l’œuvre maligne et inquiétante de quelques divinités du dessous. Malgré ce décor faustien, sachez tout de même que les Romains ne manquèrent pas d’exploiter le soufre qui se trouvait en Sicile dès l’Antiquité et que la peur s’étant bien amendée déjà au premier siècle de notre ère, cela permit au naturaliste romain Pline l’ancien de s’approcher suffisamment près du Vésuve, tant et si bien qu’il mourut de cette audace en 79, après que ce volcan fut entré en éruption, cataclysme donnant lieu aux vestiges – cendres pétrifiées pompéiennes bien connues. Donc, oui, pas de souci, il y a 2000 ans, on savait bien qu’il y avait quelques risques (chimiques, thermiques, mécaniques) à trop frayer auprès de ces lieux d’où sourd en masses terreuses ce minéral jaune issu des profondeurs de la Terre. En réalité, on l’avait jugé suffisamment peu dangereux pour en faire un ingrédient cosmétique et thérapeutique, comme par exemple en Égypte, où l’on en formait des pilules laxatives et purgatives. On bénéficiait encore de ses vertus détersives et purifiantes en le mêlant à du miel, le tout étant destiné à diverses maladies chroniques de la peau, les furoncles, les dartres et jusqu’à l’alopécie (on avait, semblerait-il, déjà entrevu la relation bénéfique du soufre aux phanères). On croise aussi le soufre dans le Kosmétikon attribué à Cléopâtre, précisément dans une recette constituée de soufre, d’encens et de céruse calcinée. On broyait tout cela finement, après quoi on le mélangeait à de l’huile pour en faire un baume dont les onctions répétées étaient censées chasser les dartres et autres disgraciosités du visage. Sur le rôle purificateur du soufre, il est utile d’insister. Il fut perpétué par les médecins grecs et romains durant l’Antiquité. En effet, le sulphur des Latins, qualifié d’échauffant, d’apaisant, de drainant, de cicatrisant et d’expectorant, quand l’on en faisait un onguent, s’emplâtrait en application sur les ulcères qu’il déterge et assainit, ainsi que sur les plaies, les démangeaisons qui s’en viennent par tout le corps, voire les piqûres et les morsures d’animaux. On entrevoit même cette qualité purificatrice du soufre dans une ligne de la Materia medica de Dioscoride : « La puanteur du soufre brûlé chasse le fruit hors du ventre [de la mère] »7. C’est bien connu que le soufre met en fuit les parasites, façon dont on considère le fœtus durant l’Antiquité. Apte à dissiper la toux et à remédier aux autres difficultés respiratoires comme le catarrhe pulmonaire, le soufre s’avère un tonique respiratoire efficace, aveu qui peut surprendre quand l’on sait que l’acide sulfurique qu’on tire de lui fait larmoyer et irrite généralement l’arrière-gorge et les muqueuses, et cela même à petites doses. Autre preuve de ses propriétés purifiantes de l’organisme : il favorise la digestion parce qu’on le considère comme cholagogue ; il dissipe la goutte ; enfin il met bon ordre aux flux sanguins anormaux (hémoptysie, hémorragie suspecte).
A chaque époque de l’histoire, l’on découvre l’une des grandes propriétés du soufre, par exemple, au Moyen âge, Sainte Hildegarde me semble être la première à faire la mention des vertus antipsoriques du soufre, c’est-à-dire de l’action de ce minéral contre la gale, qu’elle profite encore d’appliquer, en façon d’onguent, sur les « lèpres ». Bien plus tard, à la Renaissance, l’on en fit l’un des ingrédients d’une recette permettant d’obtenir la teinte capillaire qu’on nomme blond vénitien : il suffisait de distiller à l’eau claire deux livres d’alun, six onces de soufre et quatre autres de miel. Une fois la teinture prête, on l’appliquait sur les cheveux, puis l’on s’exposait en plein soleil, et l’on patientait. Longtemps. Parfois durant des heures entières. Pensez donc : qu’un minéral tout droit sorti des entrailles de la Terre, où l’on n’y voit pas grand-chose, puisse accrocher une lumière d’or sur les cheveux des belles de la Renaissance, mais c’est que cette pierre est résolument magique, non ? Apporter la couleur et la lumière, n’est-ce pas ce que l’on attend de la part d’une drogue d’immortalité ? Ne voit-on pas déjà le soufre agir en tant que tel dans les Védas, étant considéré par les brahmanes comme un élixir de longue vie ? Au rapport de Marco Polo, « ces gens utilisent un étrange breuvage car ils préparent une potion de soufre et argent-vif [c’est-à-dire du mercure], qu’ils boivent deux fois par mois. Ils prétendent que cette action permet de prolonger leur vie, et ils la prennent depuis l’enfance ». La puissance de la potion n’est pas qu’étymologique ! On surprend encore l’association du soufre au mercure dans une préparation de base élaborée par les médecins tibétains, le tsothel, surnommé le Roi des essences, qui, bien qu’il fasse appel à du mercure détoxifié (?), peut néanmoins poser question quant à sa biosécurité. Enfin, l’union du soufre et du mercure n’est pas sans rappeler un des fondements de l’alchimie occidentale : le principe mâle actif (yang et feu pourrait-on ajouter) incarné par le soufre, féconde le mercure, féminin et passif (yin et eau). Si le soufre brûle, quant il est à l’état d’acide, c’est moins par sa qualité d’acide qui ronge et attaque que pour sa grande avidité pour l’eau : en l’absorbant, il assèche les tissus. Or, il n’y a évidement pas d’eau dans le mercure, qu’on surnomme encore « magnésie ». On peut alors se demander ce que le soufre peut bien venir y assécher (si tant est que c’est bien là le but recherché). Il n’en reste pas moins que la magnésie vraie (c’est-à-dire l’oxyde de magnésium), mélangée à un peu d’eau tiède, s’avère être un bon antidote de l’acide sulfurique (au cas où ce liquide inodore, incolore, pesant et visqueux aurait été confondu avec de l’eau et avalé ; à mon avis, passé ce stade, il n’est plus question d’antidote…). Bref, n’ergotons pas à ce sujet situé en dehors de nos compétences. Apprécions simplement que l’alchimie et la chimie surent rendre davantage visibles et lisibles les mécanismes d’action du soufre comme élément de la nature, ce qui ne fut pas confirmé avant 1809 : c’est à cette date qu’il fut établi que le soufre est un élément en tant que tel, symbolisé par un S majuscule sur le tableau périodique des éléments que l’on doit au chimiste russe Dmitri Mendeleïev (1834-1907), puisque, jusqu’alors, on imaginait que le zolfo, l’azufar, le souphre, puis le soufre (forme stabilisée au Moyen âge) était composé de deux corps distincts, ce que Lavoisier déclara comme nul et non avenu en 1777. Cet engouement pour le soufre fit naître de nombreux néologismes comme sulfite, sulfate, sulfater, sulfateuse, qui, avant de curieusement devenir cet engin de mort à cadence de tir élevée, faisait tout d’abord référence à cet outil agricole imaginé par Victor Vermorel (1848-1927) en 1880 et initialement destiné à pulvériser les vignes pour les débarrasser de l’oïdium et du phylloxéra.
Bon, revenons-en à nos moutons, parce que j’ai comme l’impression qu’ils s’égaient un peu, là ! Les progrès de la chimie, disais-je, purent profiter au médecin. Mais il n’était pas question de faire du soufre un usage immédiat, pas avant de l’avoir rendu parfaitement bio-compatible. On fit donc subir au soufre issu de la terre de nécessaires étapes de purification. L’histoire médicale a retenu la fleur de soufre ou soufre sublimé, la sublimation ayant lieu dans un aludel et donnant lieu à de petits cristaux aiguillés formant des « fleurs ». Ce soufre sublimé est obtenu par le brusque refroidissement de la vapeur de soufre dans l’aludel. « La véritable fleur de soufre, écrira Pierre Pomet, est un baume naturel pour les poumons et est douée de tant de belles qualités que je n’aurais jamais fait si je voulais entreprendre de les écrire toutes »8. Ah, ah ! Mais c’est que le sieur Pomet nous met l’eau à la bouche ! Il va nous être impossible de surseoir ! Il y eut aussi la crème de soufre ou soufre lavé, obtenu par lavage de la fleur de soufre avec de l’eau distillée bouillante, afin d’en tirer un soufre encore plus pur. D’autres spécialités virent le jour : le sel de soufre, le lait de soufre, l’esprit de soufre rectifié (ou huile de soufre), le baume de soufre, le soufre précipité (par décomposition du sulfure de sodium par l’acide chlorhydrique) et jusqu’à l’acide sulfurique, dont la découverte est attribuée au médecin arabe Geber (721-815). Oui, oui, l’acide sulfurique ! Après cela, on peut entièrement accepter les réticences de certains à l’endroit du soufre, même administré sous sa forme la plus anodine : « Plusieurs praticiens hésitent à le donner à l’intérieur en substance, précisait Desbois de Rochefort, parce qu’ils disent qu’il ne se dissout pas dans les humeurs ; mais c’est à tort, car après son usage, les urines, la transpiration, l’haleine ont une odeur sulfureuse ; les chemises de ceux qui en font usage sont jaunâtres »9. S’il n’y a pas lieu de douter des vertus thérapeutiques indispensables du soufre, il est vrai qu’il est bien nécessaire de se méfier de l’acide sulfurique, une substance capable de réduire en une espèce de « charbon » les moindres substances d’origine tant végétale qu’animale. De toute façon, l’acide sulfurique comme médicament ne représente ici qu’une anecdote, certes piquante, suffisamment pour mériter d’être révélée à l’attention. Puissamment escarrotique, l’acide sulfurique détermine une brûlure de la peau et des muqueuses telle qu’il s’avérait préférable de le diluer préalablement avant d’en faire le moindre usage médicinal. Ceci fait, l’on pouvait bénéficier de ses vertus comme stimulant, résolutif et astringent. Une fois dilué dans l’eau (en le versant dans l’eau et non l’inverse), on procédait parfois à des injections vaginales pour lutter contre les hémorragies utérines, on en composait une sorte de pommade contre la gale chronique et autres affections cutanées, on a élabora même une « limonade minérale » : quelques gouttes d’acide sulfurique dans de l’eau sucrée, comme on le ferait aujourd’hui du jus de citron ! Tout cela, c’est bien beau, mais l’on constate parfaitement que l’acide sulfurique seul limite drastiquement l’emploi du soufre en thérapie. Qu’à cela ne tienne, rédigeons donc maintenant un bréviaire des usages thérapeutiques du soufre durant l’ancien temps : spécialiste des affections pulmonaires, on le conviait en cas de toux, d’asthme humide, de pleurésie et d’ulcère du poumon. Son efficacité sur la sphère gastro-intestinale l’a aussi fait employé dans l’inappétence, les flatulences et la colique. Per os ou en onction, il seconda l’homme face à de redoutables maladies, parce que, selon les cas, épidémiques, vénériennes, pestilentielles même. Ce qui, vu l’odeur peu appétissante des préparations sulfureuses, est un peu fort de café ! Mais ne tortillons pas et poursuivons donc l’œuvre sans faillir.
Caractéristiques minéralogiques
Composition chimique : en théorie, S à 100 % (avec parfois des inclusions d’arsenic, de sélénium, de tellure ou encore de thallium).
Densité : 2 à 2,1.
Dureté : 1,5 à 2 (fragile).
Morphologie : cristaux souvent en druses, de forme bipyramidée, disphénoïde ou en tablette épaisse ; rognon ; agrégat grenu ; imprégnation et incrustation ; stalactite.
Fusion : selon divers degrés de température, on obtient une agrégation molle et jusqu’à une fluidité parfaite aux alentours de 115° C. Se volatilise à température plus élevée.
Combustion : brûle en formant une flamme bleu violacée, qui devient blanche quand le soufre en combustion se sature d’oxygène, tout en exhalant une odeur pénétrante et piquante pour les yeux et l’arrière-gorge, facilement identifiable.
Solubilité : insoluble dans l’eau, le soufre devient odorant à son contact : lorsqu’il est mouillé (ou du moins humidifié par l’humidité de l’air ambiant), il s’empare de l’oxygène de l’air. De plus, l’hydrogène de l’eau dissout une partie du soufre et propage l’odeur d’hydrogène sulfuré10. Insoluble dans l’alcool, il l’est cependant dans l’éther, l’acide nitrique, le benzol, la chaux, l’ammoniaque, de même que dans certains huiles végétales (lin, noix), graisses animales (axonge) ou encore huiles essentielles (anis vert, genévrier commun, térébenthine).
Nettoyage : à l’eau distillée.
Particularités : le soufre natif pâlit à la lumière. Il est donc souhaitable – en particulier pour les minéraux de collection – de les protéger des rayons directs du soleil. Si l’on plonge du soufre dans de l’eau, il en abaisse la température. Les cristaux de soufre sont extrêmement fragiles. Ils peuvent se désagréger à la seule chaleur de la main ! Incroyable pour une pierre volcanique issue des chaleurs infernales du sous-sol ! En serrant la main sur un échantillon de soufre suffisamment longtemps, on peut l’entendre pétiller si l’on tend l’oreille. Une chaleur plus soutenue l’amène à craquer davantage et à se fendiller.
Morphogenèse : le soufre peut avoir au moins deux origines. La première est volcanique. Par le biais d’émanations de gaz dans les fumerolles et les solfatares, le soufre se forme, de même qu’à proximité des sources d’eau chaude et des zones d’oxydation des gisements sulfurés. La seconde origine tient aux gisements sédimentaires : « des minéraux nouveaux se forment à partir des substances dissoutes dans l’eau grâce à l’action des organismes vivants et s’accumulent souvent en grandes quantités. Ainsi naissent par exemple les gisements de calcite, de diatomite, de phosphorite, de soufre, etc. »11. Cette seconde origine est donc de nature organique.
Gisements : en abondance dans plusieurs endroits du monde. Mentionnons pour mémoire le soufre sicilien formant entre l’Etna à l’est et Agrigente, une bande d’une cinquantaine de kilomètres de large. Au début du XXe siècle, ces gisements fournissaient le plus gros de la production mondiale, aujourd’hui dominée par le soufre des États-Unis (Texas, Louisiane). L’Italie pourvoie encore en soufre grâce aux gisements proches de Naples et de Pouzzoles. En Europe, on en trouve aussi dans le sud de l’Espagne, près de Cadix, en Islande, au sud-est de la Pologne. En Asie, il est présent en Turquie, au Turkménistan (désert du Kara-Koum), au Japon et en Indonésie. Il a été signalé au Mexique. Le soufre natif (donc presque pur) ne prend pas toujours la forme cristalline qu’on peut le voir arborer en Pologne, en Italie (Sicile) ou encore aux États-Unis, formant parfois de majestueux cristaux d’une quinzaine de centimètres de longueur (ce qui, dans son cas, est tout à fait exceptionnel). On exploite le soufre lorsqu’il est natif parce que cela est plus rentable (sauf en Italie, où l’on purifiait il y a fort longtemps le soufre par fusion dans des fours à soufre, les calcaroni, eux-mêmes alimentés par la combustion du soufre !). Quand l’on ne dispose pas de soufre natif, on privilégie les minerais qui en contiennent, comme la pyrite par exemple : par le grillage de ce bisulfure de fer (FeS2), on sépare le fer (46,60 %) du soufre (53,40 %), ce qui forme là une importante source de soufre industriel. Voici quelques autres minerais contenant du soufre : – l’orpiment : arsenic (61 %), soufre (39 %) ; – le réalgar : arsenic (70 %), soufre (30 %) ; – le cinabre : mercure (86 %), soufre (14 %) ; – la galène : plomb (87 %), soufre (13 %) ; – la blende : zinc (67 %), soufre (33 %) ; – la marcassite : fer (46 %), soufre (54 %) ; – la chalcopyrite : fer (30,50 %), cuivre (34,50 %), soufre (35 %).
Cratère du Halemaʻumaʻu (Hawaï).
Le soufre en thérapie
Comme bon nombre de sels minéraux, oligo-éléments ou encore vitamines, le soufre est nécessaire à l’organisme afin que celui-ci assure parfaitement ses fonctions. Si l’alimentation n’est pas susceptible d’apporter la quantité satisfaisante de soufre quotidienne, des supplémentations demeurent toujours envisageables, comme à travers le méthyl-sulfonyl-méthane (MSM), soufre organique hautement assimilable, que l’on absorbe sous forme de poudre ou de gélules.
Les apports en soufre doivent être évalués à la hausse plus on vieillit, puisque l’expérience montre que les personnes âgées sont carencées en soufre, en particulier dans les zones du corps où il participe activement aux fonctions organiques, à savoir : le cartilage, les tendons, les os, les articulations, les phanères (poils, cheveux, ongles), les dents et la peau.
Stimulant respiratoire, expectorant, modificateur de la muqueuse pulmonaire
Sudorifique, diaphorétique
Éliminateur des toxines (facilite l’élimination du plomb), dépuratif
Topique, sébo-régulateur, exfoliant cutané, éclaircissant du teint, antiseptique cutané
Tonique capillaire, antipelliculaire
Reconstituant tissulaire, impliqué dans la régénération cellulaire
Favorise la respiration cellulaire
Relaxant du système nerveux, améliore l’humeur
Usages thérapeutiques
Troubles de la sphère respiratoire : bronchite chronique, coryza, laryngite, pharyngite, sinusite, asthme humide, emphysème, expectoration glaireuse, allergie pulmonaire
Troubles de la sphère gastro-intestinale : infection intestinale, colite, acidité gastrique, indigestion, constipation chronique
Troubles locomoteurs : rhumatisme, arthritisme, dystrophie des tissus cartilagineux et tendineux, raideur, douleur et usure des articulations, douleur arthritique, ostéoarthrite, ostéoporose, arthrose, goutte
Troubles de la sphère gynécologique : métrite, vaginite
Troubles de la sphère hépatobiliaire : cholestérol en excès, diabète (sénile)
Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : artériosclérose, hypertension, artérite, athérome artériel
Affections cutanées : acné, psoriasis, eczéma, séborrhée, érysipèle, dermatose, prurit, dartre, phtiriase (pédiculose inguinale), gale et teigne, lupus érythémateux, brûlure, inflammation de la peau
Sénescence, chlorose, convalescence
Empoisonnement saturnien (colique de plomb)
Désinfection des appartements, de la literie et des vêtements des malades contagieux
Troubles de la sphère psychologique : troubles de l’attention, hyperactivité mentale, troubles de l’humeur
Élimination de la plaque dentaire, régénération des gencives, déchaussement des dents
Modes d’emploi
Poudre de soufre organique : à absorber en gélules toutes prêtes ou en poudre que l’on mêle à du miel par exemple ou tout simplement à de l’eau (une cuillère à café rase deux fois par jour).
Savon et shampooing au soufre : pour peau et cuirs chevelus problématiques. Prendre garde à la teneur en soufre affichée. 2 % est un bon compromis.
Gel au méthyl-sulfonyl-méthane et aux huiles essentielles : par un usage externe, il permet d’apporter du confort aux muscles et aux articulations.
Pommade d’Helmerich : contre la gale (moins courante qu’autrefois, mais on ne sait jamais…).
Huile de Harleem : mélange de soufre, d’huile de lin et d’huile essentielle de térébenthine.
Soufre colloïdal.
Galet de soufre : en usage externe uniquement. S’applique localement en massant les zones douloureuses du rhumatisme et de l’arthrite entre autres.
Dans l’alimentation : en privilégiant les acides aminés soufrés comme la L-méthionine, la taurine, la L-cystéine, laquelle forme en partie le glutathion, dont on parle de plus en plus ces dernières années, en particulier en raison de ses vertus anti-oxydantes et du rôle majeur qu’il joue dans la détoxification de l’organisme des métaux lourds entre autres. Pour profiter au mieux des apports soufrés de l’alimentation, il est préférable d’user de produits frais (les boîtes de conserve longuement stockées ne sont pas ce qui se fait de mieux sur ce point). De même, l’alimentation industrielle, très transformée, est à bannir si vous manquez de soufre, car ce n’est pas dans ces produits, brutalement maltraités, qu’on trouverait de quoi satisfaire des besoins vitaux en soufre. Voici une liste non exhaustive de végétaux regroupant des fruits, des légumes, des plantes condimentaires et/ou médicinales remarquables et utiles pour le soufre qu’ils contiennent : abricot (6 mg/100 g), acore calame, ail (+++), amande, ananas, argousier, armoise annuelle, aubergine (15-16 mg/100 g), aunée, benoîte, betterave, blé, brocoli, camomille romaine, capucine, carotte, ciboulette, céleri, centaurée, cerise, chardon béni, châtaigne, chausse-trape, chou, cochléaire, coing, concombre, cresson, datte, échalote, épinard (29 mg/100 g), fenouil, fenugrec, garance, hépatique des fontaines, hysope, liseron, luzerne, mercuriale, moutarde, navet, noisette, noix, oignon (+++), olivier (dans les feuilles), ortie, pariétaire, patience, pêche (7 mg/100 g), persil, pissenlit, plantain, poire, poireau, pomelo (7 mg/100 g), pomme, pomme de terre, radis, raifort, reine-des-prés, riz, roquette, scabieuse des prés, soja, sureau (écorce, fleurs), tomate, tussilage (feuilles), etc. A cela ajoutons une algue (la padine queue-de-paon), le vinaigre et le pollen.
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
Toxicité : c’est essentiellement sous la forme d’acide sulfurique (H2SO4) que le soufre comporte un danger maximal. Cette combinaison d’oxygène et de soufre (69 kg de soufre absorbent 31 kg d’oxygène pour former 100 kg d’acide sulfurique) s’avère être d’un maniement plus que délicat et doit être écarté d’un usage autre qu’industriel. Les premiers signes de la toxicité de cet acide se manifestent avant même que d’être mis en contact direct avec lui, en particulier par l’irritation des muqueuses, des maux de tête, une ophtalmie, des tremblements et des mouvements spasmodiques du larynx et de la trachée-artère, un asthme sec et convulsif, une toux opiniâtre, parfois l’asphyxie. On put observer ces troubles chez les ouvriers de l’industrie de la bonneterie qui usaient largement du soufre. Quant à la dermocausticité de l’acide sulfurique, elle occasionne de graves lésions cutanées. Le savon au soufre peut parfois provoquer des rougeurs cutanées, ce qui est particulièrement le cas de ceux qui sont dosés trop fortement.
Dans le secteur industriel, le soufre s’est imposé depuis longtemps comme matière première incontournable impliquée dans nombre de processus. Tout d’abord capable de mettre le feu aux poudres (il est l’un des trois ingrédients constituant la poudre noire, les deux autres étant le nitrate de potassium ou salpêtre et le charbon de bois), il est également tout à fait apte à éteindre un corps en combustion, comme par exemple un feu de cheminée : pour cela, il suffit d’obturer le foyer avec un linge mouillé, puis d’ajouter du soufre dans l’âtre : en privant le feu de l’oxygène de l’air, le soufre finit par l’étouffer et l’éteindre. Il n’est donc pas toujours aussi yang qu’on voudrait bien l’imaginer. Vu son accointance avec le feu, on le retrouve encore dans certains autres explosifs, dans la fabrication d’allumettes. Il est impliqué dans l’industrie papetière (fabrication de la cellulose), dans celles du cuir, du textile (blanchissement des étoffes de soie et de laine) et du caoutchouc (vulcanisation du caoutchouc), dans l’agriculture. Dans ce dernier domaine, le soufre est utile aux viticulteurs lorsqu’il est nécessaire de procéder au soufrage des tonneaux, opération qui permet de les assainir et d’éviter au vin de se gâter. On procédait de même pour le cidre et la bière. Autrefois, quand le vin était falsifié à l’aide de divers oxydes de plomb, parce qu’ils présentaient l’avantage d’adoucir les vins un peu rêches, on usait du soufre qui joue le parfait rôle de révélateur du plomb. On appliquait une méthode identique à la bière, au cidre et au poirée que l’on frelatait de la même manière. En médecine vétérinaire, la fleur de soufre constitue l’un des éléments fondamentaux d’une poudre insecticide permettant de chasser les parasites des animaux (puces du chien, gale du cheval et de la poule). Voici une recette : 100 g de fleur de soufre non lavée, 70 g de poudre de pyrèthre, 20 g de poudre de Quassia amara, 10 g de poudre d’iris. On peut encore employer le soufre pour lutter contre les insectes dont les punaises (parce que le soufre est sans doute plus puant qu’elles ^.^), la vermine, les champignons, pour éloigner les animaux domestiques ou plus ou moins errants (comme les chiens) qui s’en viennent uriner partout. Le « sulfatage » des parties concernées devrait normalement les dissuader de revenir commettre leur malodorant méfait.
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Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, pp. 901-902.
L’évangile selon saint Luc, XI, 35.
Job, XVIII, 15.
Genèse, XIX, 24.
Hildegarde de Bingen, Physica, p. 98.
Reynald Boschiero, Le guide des pierres de soins, p. 220.
Dioscoride, Materia medica, Livre V, 73.
Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 91.
Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 98.
L’hydrogène sulfuré (H2S) disperse une odeur que les Bretons connaissent bien : s’il vous est arrivé de vous balader près de plages envahies par cette algue opportuniste qu’est la laitue de mer (Ulva lactuca), sans doute aurez-vous été assailli par une dérangeante odeur d’œuf pourri. L’algue, en fermentant, dégage de l’hydrogène sulfuré, gaz toxique dont les émanations plus ou moins concentrées peuvent s’avérer dangereuses.
Rudolf Dud’a & Laboš Rejl, La grande encyclopédie des minéraux, pp. 12-13.