
Les Égyptiens, nous dit Pline, connaissaient la chicorée, une information qu’on a parfois déniée au naturaliste romain. Il est vrai qu’il dit souvent des âneries, mais pas cette fois-ci. En effet, la chicorée figure au sein du papyrus Ebers (- 1534 avant J.-C.). De plus, en langue grecque, on a traduit par kikorê le nom copte de la chicorée. Or, les Coptes sont localisés en Égypte. Il ne faut donc pas douter de l’origine orientale de la chicorée. Son nom syrien a donné intubus en latin, et ses noms arabes, induba/hindabâ, endivia en latin « barbare » médiéval.
Durant l’Antiquité gréco-romaine, Dioscoride et Pline exposent un très large éventail de prescriptions propres à la chicorée (rafraîchissante et fortifiante de l’estomac, elle est, par exemple, préconisée dans les troubles oculaires et en cas d’empoisonnement), « si bien que Pline conclut en rappelant que ses extraordinaires propriétés salutaires la font nommer par certains chrêston (l’utile) et par d’autres pancration (la toute puissante) » (1). Pour Galien, c’est l’amie du foie, et Horace semblait y apporter beaucoup de crédit : « Pour me restaurer, il me faut des olives, des mauves légères et de la chicorée », dit-il.
Selon un traité astrologique grec, la chicorée est plante du Soleil, c’est pourquoi elle fut surnommée, tout comme l’héliotrope, sponsa solis, c’est-à-dire la « fiancée du soleil ». C’est vrai que les Grecs avaient repéré que leur kichorion ouvrait et fermait ses fleurs en fonction de la présence ou de l’absence du soleil, « comme si elle voulait manifester par ce spectaculaire phototropisme ses rapports privilégiés avec l’astre du jour » (2). Mêlée à de l’huile de rose, la chicorée permettait d’élaborer un onguent pour les cardiaques, les fiévreux, les personnes souffrant de maux de tête. « Quelques vertus sont inspirées par les qualités attribuées au soleil, le chaud et le sec, et elles justifient notamment les recommandations d’utiliser la plante pour soigner les fièvres et les maux de tête, provoqués par un coup de chaleur » (3). En outre, cet onguent permettait de rayonner comme un soleil et d’obtenir de tous l’admiration (4). Nous verrons plus loin en quoi l’association de la chicorée avec le soleil a pendant longtemps perduré.
Inscrite au Capitulaire de Villis, la chicorée était considérée par Hildegarde comme un excellent digestif, un anticatarrhal et un bon résolutif et cicatrisant pour panser les plaies. Elle était en outre désignée comme sédative des affections hépatiques, tonique, dépurative et, chose curieuse, anaphrodisiaque.
Au début de la Renaissance, alors qu’Anne de Bretagne fait illustrer ses Grandes heures d’une chicorée (entre autres), cette plante poursuit pour autant sa carrière médicale. En 1577, Jérôme Bock exploite les vertus vulnéraires et résolutives des feuilles de chicorée qu’il applique sur les abcès, les inflammations locales et enflées, la podagre (la goutte), enfin les irritation du cuir chevelu. En 1600, Olivier de Serres, qui n’est pas médecin mais agronome, relate la capacité que possèdent les semences de chicorée sur les vers intestinaux. Mais cette propriété, controversée, s’explique sans doute par la présence de rhubarbe dans la recette de sirop qu’Olivier de Serres évoque, rhubarbe qui, elle, est bien vermifuge. A la même époque, en France et en Italie, on commence à procéder à l’étiolement de la chicorée visant à en blanchir le cœur afin qu’elle soit presque dénuée de parties vertes particulièrement amères. Mais on ne s’arrête pas là, puisque, en Italie encore, on s’attache à torréfier les racines de chicorée (5). Mais ces préoccupations économiques ne doivent pas faire oublier que la chicorée est une médicinale encore très en vue au XVII ème siècle. Guy Patin, doyen de la faculté de médecine de Paris, l’érige au rang de véritable panacée ! Pierre Pomet (1658-1699) et Nicolas Lémery (1645-1715) ne sont pas en reste, pour eux le sirop de chicorée est un spécifique du foie très à la mode, la marquise de Sévigné s’en fera même l’égérie. Au siècle suivant, Jean-Baptiste Chomel indique que « plusieurs boivent l’eau de chicorée sauvage pour leur boisson ordinaire, en infusant quelques feuilles coupées menu dans l’eau commune, à froid ou à tiède ; ils prétendent qu’un remède si simple purifie le sang, et les préserve de maladie » (6). Ce sont les vertus d’une drogue simple que souligne Joseph Roques un siècle plus tard (1809) : « On voit tous les jours les maladies de la peau, telles que les dartres, les éruptions pustuleuses, les rougeurs, etc., résister à tout l’appareil pharmacologique pour s’amender par des méthodes plus douces, plus simples, empruntées à la famille des chicoracées. La chicorée sauvage, le pissenlit, la laitue, sont à la fois des remèdes et des aliments, mais c’est une médecine trop simple, et d’ailleurs, comment renoncer aux ragoûts, aux raffinements de la cuisine, surtout au bon vin, aux liqueurs suaves de nos distillateurs ? On aime bien mieux ces bonnes méthodes végétales imprégnées de mercure, célébrées par nos journaux ; elles ne vous astreignent à aucun régime, elles vous guérissent promptement et sûrement. Lecteur, n’en croyez rien, on vous trompe », conclut Roques non sans un humour grinçant (7). Au-delà de ces querelles de spécialistes, on cultive la chicorée en grand aux Pays-Bas et en Belgique. Dans ce dernier pays, le « café » de chicorée devient la boisson officielle du mineur belge, avant la bière. Réduite à l’état de poudre, la racine de chicorée torréfiée, porte même le nom de moka du Nord ! N’ayant rien perdu de son lustre, la chicorée est présente au sein des travaux de l’abbé Sébastien Kneipp, qui la recommande chaudement, par son suc et sa décoction, pour débarrasser les mucosités gastriques (l’amie du ventre, toujours !), chasser la bile excessive, nettoyer foie, reins et rate, etc. L’on peut dire que la chicorée a bien traversé le XIX ème siècle, en raison de ses soudains intérêts économiques visant à produire une boisson de confort (que d’aucuns ne trouvent pas forcément respectable) qui, si elle n’est pas une panacée, aura eu le mérite de placer la chicorée au premier plan, contrairement à d’autres plantes vertueuses que la chimie de synthèse aura complètement englouties au cours d’une partie du même siècle.
Que ce soit médicinal ou alimentaire, une telle présence constante de la chicorée auprès des hommes force le respect. Comme plante du Soleil, elle a aussi enflammé les imaginations. C’est pourquoi on rencontre d’abondants détails sur ses rôles magiques et légendaires un peu partout en Europe.
Au XIV ème siècle, le botaniste allemand Conrad de Megenber l’appelle autant sponsa solis que solsequium, c’est dire si sa nature solaire l’a accompagnée jusque-là, alors que c’est plutôt la chicorée qui suit la course du soleil, comme nous le montre avec évidence le mot solsequium, qui fait aussi référence au solstice (d’été), comme le soulignent encore les mots allemands qui surnomment la plante : Sonnenwende et Sonnenwirbel. Ou bien Sonnekraut, « herbe du soleil » et Wegeleuchte, « lumière des chemins ». Mais aussi Verfluchte jungfer, c’est-à-dire « jeune fille maudite ». Mais laissez-moi vous conter l’histoire. En Allemagne, comme en Roumanie, il existe des histoires relatives à ce sujet. Un conte roumain nous explique que Domna Florilor, la Dame des fleurs, est courtisée par le Soleil, mais celle-ci le dédaigne. Par vengeance, il la transforme en chicorée. Ainsi est-elle condamnée à observer le soleil dès qu’il paraît et à s’enfermer dans le chagrin dès qu’il disparaît. Il paraît évident que la Dame des fleurs incarne l’aurore. Or, « comment pourrait-elle […] représenter l’aurore, si la fleur de chicorée a la couleur bleue ? », s’interroge Angelo de Gubernatis (8). A cela, il donne la réponse en évoquant un vieux conte populaire germanique : « On raconte qu’une jeune et belle princesse fut un jour abandonnée par son jeune époux, un prince d’une beauté incomparable. La douleur épuisa ses forces ; près de mourir, elle prononça ce vœu : ‘Je voudrai mourir et je ne le voudrai pas, pour revoir mon bien-aimé partout.’ Les demoiselles ajoutèrent : ‘Et nous aussi nous voudrions et nous ne voudrions pas mourir, pour peu qu’il puisse nous voir sur tous les chemins.’ Le bon Dieu entendit du ciel ces vœux, et les exauça : ‘Fort bien, dit-il, que votre désir se réalise, je vais vous changer en fleurs. Toi, princesse, tu resteras avec ton habit blanc sur tous les chemins où ton bien-aimé passera, vous, jeunes filles, vous resterez sur les chemins, habillées de bleu, de manière qu’il puisse vous voir partout » (9). Il arrive que les fleurs de chicorée soient blanches, même si c’est rare. On comprend alors mieux en quoi la princesse représente l’aurore et pourquoi la chicorée porte le surnom allemand de Wegewarte, « gardienne des chemins ». « Beaucoup de personnes attestent que la gardienne des chemins a été une jeune fille gentille, écrit le poète Hans Vintler en 1411, et qu’elle attend toujours avec douleur son amant. »
La chicorée, solaire à l’évidence, se récoltait pieds nus en Bohème, et du temps des anciens druides, ceux-ci devaient se présenter à jeun devant la plante avant de la cueillir, mais « on ne la déracine pas avec la main, mais avec une pièce en or ou une corne de cerf, qui symbolisent le disque et les rayons du soleil […] Mais elle garantit à celle qui la déracine l’amour du jeune homme qu’elle aime » (10). La chicorée est donc aussi étroitement liée au domaine amoureux, même dans ce qu’il peut avoir de plus douloureux. En Allemagne, ainsi qu’en Italie, on vendait les semences de chicorée sous divers noms (erraticum, ambubeia…), présentées comme une panacée, mais aussi comme un moyen de « fixer » l’amour, chose étonnante lorsqu’on sait – je vous le rappelle – que la chicorée fut considérée comme anaphrodisiaque et que ses graines firent partie des quatre semences froides mineures, ce que le caractère igné concédé à la plante contredit fortement : « Il est amusant de rappeler qu’autrefois les apothicaires se méfiaient de la chicorée réduite en poudre, eu égard à l’étrange facilité qu’elle présente de s’enflammer spontanément, dès qu’elle est stockée en quantité » (11). Alors, pas solaire la chicorée ? ;-)
La chicorée est une plante vivace formée d’une racine fusiforme, assez longue, de couleur brunâtre. Ses parties aériennes sont constituées de tiges raides, dressées et ligneuses. Les feuilles basales, lobées et velues en-dessous, se déploient en rosette, alors que les petites feuilles supérieures ressemblent à des fers de lance.
De juillet à septembre, voire octobre, des fleurs bleu ciel de 4 cm de diamètre maximum ornent les tiges de la chicorée sauvage. Elles ont la particularité de ne s’ouvrir qu’entre 6h00 et 11h00 du matin, et lorsque le temps, nuageux et brumeux, se couvre.
C’est une plante très commune, en plaine comme en montagne, où il lui arrive de grimper à une altitude de 1500 m. On la trouve sur des sols largement calcaires et azotés, en bordure de chemin, dans les prés rocailleux, les terrains vagues de presque toute l’Europe, de l’Asie occidentale et de l’Afrique du Nord.

La chicorée sauvage en phytothérapie
De la chicorée, on retient les vertus thérapeutiques de la racine et des feuilles. Fleurs et semences ont quelquefois été employées, mais l’on n’a jamais fait d’elles un usage étendu susceptible de donner lieu à des informations pléthoriques à leurs sujets.
La chicorée contient surtout divers sucres – glucose, lévulose, saccharose – (10 à 20 %), de l’inuline (10 à 15 %), du mucilage, de la pectine, quelques traces d’essence aromatique, un principe amer nommé chicorine, enfin de nombreuses vitamines (B, C, C2, K) et sels minéraux (phosphore, sodium, magnésium, manganèse, fer, cuivre, calcium, potassium…).
Propriétés thérapeutiques
- Apéritive, digestive, cholérétique, cholagogue, laxative légère, stomachique
- Tonique amère, tonique hépatique, hypoglycémiante
- Diurétique, dépurative (12)
- Anti-anémique, reminéralisante
- Fébrifuge légère
Usages thérapeutiques
- Troubles de la sphère hépatobiliaire : insuffisance hépatobiliaire, congestion hépatique, engorgement biliaire, ictère, colique hépatique, lithiase biliaire, diabète
- Troubles de la sphère digestive : atonie gastrique et intestinale, constipation, inappétence, ballonnement
- Troubles urinaires et rénaux : infections urinaires, hématurie, goutte, arthritisme, rhumatisme, lithiase rénale
- Asthénie, anémie, scorbut
- Affections cutanées : dermatoses, dartre, furoncle, anthrax, rafraîchissement du teint
- Engorgement bronchique
Modes d’emploi
- Infusion de feuilles ou de racine
- Décoction de feuilles ou de racine
- Sirop
- Suc frais
- Vin fébrifuge
- Teinture-mère
- Dans l’alimentation (feuilles fraîches) en compagnie d’autres « salades »
Contre-indications, précautions d’emploi, autres usages
- Récolte : pour un usage alimentaire, on peut ramasser de jeunes feuilles dès le mois de février, elles sont alors moins amères que celles cueillies en juin, à pleine maturité, et plus énergiques, se destinant alors à un usage phytothérapeutique. La racine peut, quant à elle, se déchausser dès le début de l’automne, ainsi qu’au printemps. Dans tous les cas, il est préférable d’éviter de ramasser cette plante en bordure de chemin et de route, ainsi qu’à proximité des lieux fréquentés par les chiens et les renards.
- Conservation : la dessiccation, qui n’est pas des plus aisée, devra être suivie d’une conservation au sec. Espèce hygrométrique, la chicorée, une fois sèche, a tendance à absorber l’humidité de l’air.
- Alimentation : on peut conserver les boutons floraux dans du vinaigre de la même façon que les câpres. Les feuilles se dégustent fraîches en salades composées. Mais il est vrai qu’en tant qu’aliment, la part belle est réservée aux différents cultivars améliorés de la chicorée, à savoir la barbe de capucin (ou barbe du père éternel), les chicorées rouges, enfin l’endive (ou chicon) qui, comme son nom ne l’indique pas, provient bien d’un cultivar de C. intybus et non de C. endivia dont le nom est trompeur.
- En phytothérapie, les effets de la chicorée sont assez lents. Il est bon de redoubler de patience lorsqu’on a affaire à elle.
- Il existe un élixir de Bach classé dans le groupe de l’altruisme. Chicory est destiné à développer un amour sans condition. Voici ce qu’écrit Edward Bach à son propos : « Pour ceux qui sont très attentifs aux besoins des autres. Ils ont tendance à prendre exagérément soin des enfants, parents, amis, trouvant toujours quelque chose à réformer. Ils sont continuellement à rectifier ce qui à leur avis ne va pas, et ils y prennent plaisir. Ils désirent avoir près d’eux ceux qu’ils aiment » (13).
- Les racines, une fois séchées et torréfiées, forment alors un ersatz de café au sujet duquel les avis diffèrent grandement : Cazin ne trouve pas désagréable cette chicorée (bien qu’il lui préfère le café), Valnet la recommande aux hépatiques, les auteurs du Petit Larousse des plantes médicinales, quant à eux, la préfère largement au café, « excitant usuel » dont les effets stimulants plurent à Cazin. Lieutaghi semble s’étonner de ceux qui « se délectent curieusement » de chicorée, refusant « des infusions d’un goût délicat ». Bardeau ne la recommande pas non plus, « sauf pour ceux qui souhaitent simuler une jaunisse, puisque pris en grande quantité, ce mauvais succédané de café, confère au teint une coloration jaune paille du plus mauvais effet » (14). Quant à Leclerc, il n’est pas tendre non plus avec la chicorée qui « transforme le plus délicieux moka en un breuvage âcre et pharmaceutique qui fait se hérisser d’horreur les papilles gustatives des gourmets » (15). Autrement dit, la chicorée c’est pour les pauvres et les rustres ! Mais ça n’est là qu’affaire de goût personnel et d’habitude familiale. Et l’on constate encore une fois le grand écart qui existe entre la boisson de confort et la potion pharmaceutique, fussent-elles toutes deux issues de la même plante !…
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1. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 287
2. Ibid., p. 286
3. Ibid., p. 287
4. En 1878, Angelo de Gubernatis écrit ceci à propos de la chicorée : « elle fait encore un miracle plus éclatant si on la porte sur soi : elle donne à celui qui la porte la notion de toutes les bonnes qualités souhaitées en lui par la personne qu’il aime », La mythologie des plantes, Tome 2, p. 89
5. C’est une entreprise qui ne deviendra vraiment industrielle que dans la seconde moitié du XVIII ème siècle en Allemagne et sera suivie d’un essor définitif du temps du blocus napoléonien.
6. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 191
7. Joseph Roques, Plantes usuelles, Tome 2, p. 292
8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 89
9. Ibid., Tome 2, p. 88
10. Ibid., Tome 2, p. 89
11. Fabrice Bardeau, La pharmacie du bon Dieu, p. 98
12. Pour Jean Valnet, « chicorée sauvage = sang pur », Se soigner par les légumes, les fruits et les céréales, p. 236
13. Edward Bach, La guérison par les fleurs, p. 109
14. Fabrice Bardeau, La pharmacie du bon Dieu, p. 98
15. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 139
16. Le café de chicorée avait bien quelques indications thérapeutiques, puisqu’il était prescrit aux nerveux, aux arthritiques ainsi qu’aux brightiques.
© Books of Dante – 2016

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