La vigne (Vitis vinifera)

Grain de raisin (la partie verte et charnue) au début de son développement.

Comme l’atteste la découverte de dépôts de pépins de raisin sur des sites archéologiques turcs, syriens et libanais, l’histoire que la vigne écrit en compagnie de l’homme est une affaire déjà fort ancienne. Si cela nous semble éloigné, pas seulement dans le temps, mais aussi dans l’espace, il importe de connaître l’hypothèse qui voudrait voir dans le Caucase (la Géorgie et ses environs, plus exactement), le fief natal de la vigne : c’est ce que veulent suggérer des traces dont la datation s’établit autour de 7000 ans. De même avec l’Afghanistan qui revendique aussi cette paternité : le Nouristan (région afghane située à l’est du pays) est considéré, selon une autre hypothèse, comme le berceau de la vigne. Ce n’est que beaucoup plus tard que cette plante s’implantera en Europe, dont en France (enfin, sur le territoire de l’époque qui aujourd’hui correspond à la France), cette même France où les aficionado du Beaujolais nouveau, emprunts d’un patriotisme douteux, nous serinent chaque année qu’en dehors de la France, question pinard, point d’salut (à ce niveau-là, ça n’est plus du chauvinisme, c’est bien pis encore). Que l’exhumation de fossiles de graines en Italie (Parme) ou de feuilles en France (Montpellier, Meyrargues) ait été effective n’y changera rien : la vigne n’étant pas originaire de ces régions, mais bien plutôt – ce qui nous ramène aux hypothèses de départ – de cette vaste zone géographique qui s’étend de la mer Noire à la mer Caspienne, constituée, à peu près, de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan : en ce territoire, que l’on nomme Caucase, la vigne pousse naturellement et spontanément. La présence avérée d’un végétal x ou y dans un lieu donné ne dit rien de son origine, et il ne faut pas se laisser abuser à confondre terre d’accueil (même si les traces sont anciennes) et terre d’origine, surtout quand le cheminement entre le point de départ et ceux d’arrivée est complexe. Par exemple, qu’on proclame, comme ça, que des traces de la vigne vieilles de 5000 ans ont été retrouvées en Chine est-il, en soi, pertinent ? De même, quand l’on fait le constat qu’on parle d’elle dans le Râmâyana, en quoi cela fait-il avancer l’histoire de la vigne ? Il est peu rigoureux de considérer isolément ces faits, mais les faire tenir ensemble, dans une synthèse quelque peu artificielle, est un drôle de défi, parce que la culture de la vigne (et accessoirement son culte), sut être exubérante, comme l’est cette plante dont les très nombreux grains de pollen s’insinuent partout une fois le printemps venu : l’on peut au moins être certain du fait que la vigne a bel et bien essaimé partout dans le monde. La difficulté, en revanche, réside dans le fait de retracer cette longue marche. Nous pouvons néanmoins en donner quelques étapes, qui à elles seules ne dessinent en aucun cas l’intégralité du parcours emprunté par la vigne au fil des siècles. Partie de sa zone natale caucasienne, la vigne se trouve en Mésopotamie il y a environ 4500 ans, où, en sumérien, on lui donne le nom de geshtin, c’est-à-dire d’herbe/arbre de vie. Ainsi nous l’explique Mircea Eliade dans le Traité d’histoire des religions : « Gilgamesh rencontre dans un jardin un arbre miraculeux et près de lui la divinité Siduri (i.e. la « jeune fille ») qualifiée sabitu, c’est-à-dire ‘la femme au vin’. En fait, Gilgamesh la rencontre à côté d’un cep de vigne ; la vigne était identifiée par les paléo-Orientaux à ‘l’herbe de vie’, et le signe sumérien pour la ‘vie’ était originairement une feuille de vigne. Cette plante merveilleuse était consacrée aux Grandes Déesses [nda : comme toutes les plantes dont les feuilles ressemblent à une main]. La Déesse Mère était nommée au début ‘la Mère cep de vigne’ » (1). Qu’à une divinité déjà fort ancienne, on associe non seulement la vigne mais aussi le vin qu’elle produit, cela fournit un bel indice de l’aspect archaïque de ce fait culturel qu’est l’implantation de la culture de la vigne et de sa récolte en vue d’en tirer ce breuvage qui fera couler beaucoup d’encre. Rendons-nous maintenant en Égypte, au cours de la XVIII ème dynastie (de – 1550 à – 1292 avant J.-C., plus précisément), considérée à bon droit comme l’apogée de la civilisation égyptienne antique. Dans la tombe du scribe et astronome Nakht et de son épouse Taouy, l’on voit plusieurs fresques, très fraîchement conservées, montrant des travaux agricoles, dont la cueillette de grappes de raisin par des ouvriers, tandis que d’autres foulent au pied celui qui a été entassé dans une cuve. Cette importance de la vigne est telle qu’elle est, avec le blé, une plante liée au dieu Osiris, qu’on appelle parfois le seigneur du vin. Parallèlement, le culte et la culture de la vigne se sont propagés à la Grèce pour s’y implanter vers – 1700 à – 1500 avant J.-C. Si l’on connaît généralement bien la divinité indissociable du vin et de la vigne en Grèce, Dionysos, ce dernier est une divinité beaucoup plus archaïque, dont le culte remonte bien avant la venue de la vigne en Grèce. Ce qui remet bien évidemment en cause la croyance qui veut que la culture de la vigne et la vinification soient d’origine crétoise ou grecque à la rigueur, Crète et Grèce étant à ranger parmi les lieux de transition (on dit que les Romains empruntèrent beaucoup aux Grecs, ce qui est une évidence, mais ceux-ci, bien avant les Romains, firent de même, adoptant techniques et aspects religieux de zones situées en dehors du monde grec d’alors). Provenant de Thrace ou de Phrygie, Dionysos a été certainement confondu avec d’autres divinités si l’on en croit les plantes qu’il possède en commun avec d’autres dieux et déesses : le figuier (Priape), le myrte (Hadès), la grenade (Perséphone), le pin (Attis), le lierre (Osiris). Cependant, même si la mythologie de la vigne demeure assez pauvre dans sa forme archaïque et primitive, il est tout à fait vrai que Dionysos n’est pas grec et qu’il est, tout comme la vigne, un produit d’importation. Et si il provient, comme on a pu le dire d’Asie mineure (Anatolie ?), Dionysos se superposerait alors à un foyer de culture de la vigne beaucoup plus ancien que les tout premiers débuts de sa culture en Grèce. Dionysos, tout comme Osiris d’ailleurs, est le dieux nomade de la végétation qui meurt et qui se renouvelle : il est donc un dieu à l’image de cette plante qui s’est aventurée (presque) partout, le mot nomade étant une donnée essentielle à côté de laquelle il ne faut pas passer sans s’y arrêter pour bien la considérer. La suite du chemin est mieux connue : la Crète semble avoir été un avant-poste, avant la migration de la vigne en direction de la péninsule balkanique. Puis, elle glisse à l’Italie entre le IX ème et le VII ème siècle avant J.-C., se fixe dans la cité phocéenne tenue alors par les Grecs au VI ème siècle avant J.-C., pénètre en Gaule à la même époque, la vigne et sa culture se propageant à tous les nouveaux territoires conquis par les Romains. Ce qui vaut à l’échelle européenne durant l’Antiquité s’applique aussi durant la longue période médiévale où la vigne se disperse en même temps que le christianisme : prenons en compte les vignes liées aux monastères, abbayes et autres bâtiments de la liturgie chrétienne (partout où il y eut l’Église, il y eut des vignes). Puis, plus tard, quand l’homme s’aventura loin sur les mers, il emporta avec lui la vigne (Afrique du Sud, Australie, Californie, etc.), sa présence dans une contrée où elle n’est pas native témoignant des déplacements des hommes, de leurs velléités colonisatrices, comme cela est encore lisible en Algérie et au Maroc, où les vignes présentes sont le souvenir de la colonisation de ces pays par la France.
Voilà donc quelques éléments taillés à la serpe. La vigne, par son exubérance et sa luxuriance, demande à être contrôlée pour ne pas se laisser déborder par elle, mais, pleine de verdeur et de vivacité, elle a plus d’un (a)tour dans son sac. Quand on la pense ici, elle est déjà ailleurs, un peu à l’image étymologique du mot vitis qui, de même que la reconstitution du parcours historique et géographique de la vigne, a dû faire s’arracher les cheveux aux exégètes : on a rapproché vitis de vita, la « vie », de vis, la « force », de vitta, la « vrille », etc. En revanche, on s’est entendu pour refuser toute parenté de vitis avec le latin vinum qui désigne le vin.

Qu’on trouve déjà des recettes de vins médicinaux épicés à la cannelle et au gingembre entre autres du temps d’Hippocrate, devrait nous consoler de cet infâme vin chaud que les camelots peu scrupuleux cherchent à nous faire avaler au premier frimas venu en échange d’une pièce de – quoi ? – deux euros ! Hier, je ne sais trop par quelle bêtise je me suis trouvé orienté à travers les pierres mal appointées d’une venelle débouchant sur une rue où des échoppes temporaires avaient dressé d’improbables toiles de tente pour y abriter, je suppose, le fourbi habituel duquel naît une cuisine la plupart du temps diabolique : crêpes insipides férocement tartinutellées, gaufres ruisselantes de l’exsudat graisseux dans lequel naquirent celles qui les précédèrent, churros étronnés façon beurk, etc., enfin, le genre de trucs que, parce qu’on ne les trouve pas à ma table, fut-elle petite, ne me donnent pas l’envie d’ouvrir la bouche, que ce soit pour en faire l’éloge ou m’en repaître l’œsophage. J’ai vu de grands sages repousser du pied un fraisier comme s’il se fut agi d’une malédiction, alors, merci bien. Après une centaine de mètres à faire la carpe à pas de fourmi, qu’est-ce que je hume, mêlé à l’odeur âcre et un peu rance des châtaignes cuites sur je ne sais quoi trop? Oui, enfin, bon, des fois faut pas trop y regarder : ce diable d’homme, à la faveur d’une odeur à dégonder les portes ou à décorner les bœufs qui ont déjà perdu beaucoup, est tout à fait investi – et le mot est juste pour une fois – d’une humeur que l’adjectif « festive » ne rend que très mollement et pâlement, peut alors se prendre à faire des choses titanesques, comme manger sans délectation et avec ses doigts le tout-venant qu’on lui engoberge, comme le goret à l’auget, c’est-à-dire sans cérémonie. Qu’humai-je donc, qu’éparpillonai-je en mes miennes narines ? L’odeur parfaitement acétique de ce vin chaud. Ça jette un froid. Quand on insiste trop avec moi avec ce type de rince-évier, il me prend des allures autistiques, presque je fais des vers, quand il ne me prend pas l’envie d’en lancer. Bref. De toute façon, la fête lyonnaise où il n’y a pas que des lumières, ça me gonfle. En plus, j’étais pas venu pour ça, je passais juste à travers. Pourtant, bien avant moi, il s’en est fait, il s’en est dit des choses pas croyables pour le moins (pour ne pas dire : âneries, énormités, autres trucs à ne pas mettre sous les yeux des enfants). Des choses comme celle-ci : Dioscoride, à ce qu’il paraît, ne disait-il pas que « le suc des pampres […] tempère les caprices des femmes enceintes qui s’entichent de choses déraisonnables » ? Ce brave Dioscoride. A sa lecture, on se demande si le médecin d’Anazarbé n’était pas en train de faire carousse tant il y en a partout et que, à l’instar de la vigne qui pousse dans toutes les directions si on la laisse faire, ici aussi l’on a ce sentiment – encore plus prononcé qu’ailleurs il me semble – que la vigne aurait pu, même à son seul contact, à sa simple évocation, tourner les sens du médecin grec. En opposition à la vigne sauvage (Ampelos agria), l’on trouve, comme entame au cinquième livre de la Materia medica, un long développement assez confus au sujet de la « vigne portant vin » (ce qui est la traduction littérale de Vitis vinifera), puis de la grappe de raisin (Uva) en tant que telle, duquel je suis parvenu à extirper les données suivantes, épuisées de la lie dans laquelle elles me semblaient baigner. On usait des feuilles et des vrilles broyées pour être ensuite emplâtrées (douleur de tête, inflammation et « ardeur » de l’estomac et de la rate), tandis que le suc tiré des feuilles, parce qu’astringent, entrait comme remède face à la dysenterie, aux crachements de sang, à la faiblesse d’estomac et à l’appétit « corrompu » (?) des femmes enceintes. Quant à la grappe, plus qu’y mordre tout d’abord, il valait mieux la lâcher, en la laissant « sécher » quelque temps après sa cueillette, car « la grappe de raisin fraîche trouble le corps et gonfle l’estomac » (2). Pas de cure uvale durant l’Antiquité, donc. Pour qu’elle soit plus agréable, on pouvait en tempérer le caractère en la conservant un temps durant dans du marc ou du moût, quand on ne conseillait tout bonnement pas de la confire. Dioscoride distingue propriétés et usages de la chair du grain de raisin de ceux des pépins qu’il contient. De la première, il dit qu’elle est bonne contre les fièvres ardentes, les maux de gorge comme la toux, les affections vésico-rénales, les inflammations testiculaires, la goutte, les ulcères corrosifs et gangreneux, etc. Quant aux pépins, qu’on apprêtait de manières diverses, ils amenaient la réduction de l’inflammation dans les gerçures des mamelons et parvenaient à endiguer tant les flux stomacaux que gynécologiques. Plus loin, au même livre, chapitre 82, il nous livre quelques informations concernant les Sarmentorum cinis, c’est-à-dire les cendres de sarments, qui interviennent en cas de douleurs articulaires (la vigne est une liane si souple qu’on comprend facilement la signature), mais aidaient également face aux morsures de chiens et de serpents, et, chose qui sort de l’ordinaire, ces cendres bues dans du vinaigre miellé et salé, annulaient les effets des potions malfaisantes. Voilà, voilà. Et encore, je vous fais grâce des vins variés et divers (coing, poire, rose, myrte, dattes, figues sèches, squille, pignons de pin, absinthe, hysope, cèdre, genévrier, laurier, pin, sapin, cyprès…), ainsi que les vins composés et miellés, le résiné, la lie de vin, etc. etc. etc.

Comme l’écrivit Jacques Brosse, « s’il est un dieu qui corresponde au culte orgiastique et extatique rendu aux arbres sacrés, s’il est un dieu qui évoque la montée et le bouillonnement de la sève, mais aussi la mort hivernale des arbres, ce n’est plus à l’époque classique Zeus, mais son fils Dionysos » (3), bien que du temps d’Homère son culte passe pour scandaleux. Tentons d’expliquer en quoi le dieu au thyrse (4), que l’on figure parfois couronné de grappes de raisin, a été mal vu (5). D’un point de vue symbolique, Dionysos est le dieu du vin et de l’extase, condensant en lui-même le Ciel et la Terre. Et s’il dérange autant, c’est parce qu’il est l’union « de la spiritualité et de la sensualité, caractéristique de l’homme à la fois animal et divin » (6). Il y a en lui autant l’aigle ouranien que le serpent chthonien, deux animaux qui s’opposent et se complètent néanmoins, de même que la vigne, plante génésique, demeure non dissociable du lierre, vigne et lierre, deux plantes ambiguës qui ne sont pas des arbres. Walter F. Otto en avait déjà fait la remarque, consignant que « la vigne et le lierre sont comme deux frères qui se seraient développés dans des directions opposées sans cependant pouvoir renier leur parenté ». En effet, si la première est lumière et chaleur, le second est ombre et froidure, ce qui cadre bien avec le personnage même de Dionysos qu’on dit, bien que solaire, né au solstice d’hiver. Tandis que la vigne « meurt » en hiver, le lierre semper virens reste vivace. C’est lui qui, tardivement, fleurira, fournissant du pollen aux abeilles à la limites de l’hiver, puis, tout comme la vigne (ou presque), des baies que picoreront les oiseaux suffisamment affamés pour se soumettre à l’épreuve. A peu de choses près, l’on a fait observer que les baies de la vigne et du lierre marquent, chacune, un équinoxe (ce qui n’est pas tout à fait exact). A l’automne se déroulent les dionysies des champs qui marquent le début des vendanges et le pressage des grappes. Six mois plus tard, on goûte le vin neuf lors des dionysies des villes. Mais, entre ces deux moments phare, il se déroule quelque chose de fabuleux et mystérieux : l’homme assiste, sans le comprendre, à un phénomène naturel pour lequel le raisin n’a besoin de personne pour se réaliser : la fermentation (par le biais de ferments qui se trouvent dans la peau des raisins). Lorsque les grains sont écrasés lors du foulage, ces ferments se mêlent au jus ainsi libéré (fouler le raisin, c’est, en somme, accélérer ce processus naturel). Et là débute une lente transformation qui passe par un dédoublement des sucres (fructose et glucose) contenus dans le raisin, en alcool éthylique, en même temps que se dégagent du dioxyde de carbone ainsi qu’une importante quantité de chaleur (celles et ceux qui ont déjà fait les vendanges ont pu constater ces effets à l’abord des cuves, effet grisant sans même boire !). Il est donc normal, surtout qu’on ne se l’expliquait pas de manière scientifique, qu’on ait pu voir dans cette opération une action magique, et qu’on ait fait du vin un produit émanant des dieux. « Le vin semble par sa transformation restituer l’ardeur solaire captée par l’air libre » (7). Il représente une fraction de la force ignée du soleil différée dans le temps. Ce qui rappelle une légende perse qui explique la culture, et le processus d’élaboration et de conservation du vin à partir de la vigne, la genèse de son enseignement en quelque sorte. De même que dans les Védas, où un aigle apporte le soma, ici, un autre aigle fait don aux hommes d’un cep de vigne chargé de grappes de raisin, en guise de remerciement, pour le service que l’homme a rendu à l’aigle, en le débarrassant d’un serpent qui cherchait à l’assaillir et à le mordre : « En Perse, la découverte du vin est le sujet d’une légende des plus belles. Le Shah ben Gian se reposait un soir sur la terrasse de son palais quand il vit un aigle qui, en plein ciel, emportait un serpent. Le reptile se débattait, cherchait à lier les grandes ailes sous ses replis, à mordre à travers les plumes pour infuser son venin à cette énergie céleste. Le Roi des rois ordonna au chef de ses archers qui se trouvait auprès de lui de tuer le serpent sans nuire à l’aigle. L’ordre fut immédiatement exécuté. Le serpent tomba, foudroyé, tandis que l’aigle, déployant son vol, remercia son sauveur et l’assura de sa gratitude.
Quelques temps après, l’aigle se posait sur la terrasse du palais, y laissant un cep de vigne chargé de raisins. Le Roi et ses courtisans goûtèrent les fruits, les trouvèrent excellents et les pépins furent donnés aux jardiniers afin que cette plante précieuse fût mise en valeur le plus tôt possible. La plante sacrée germa, poussa, donna des feuilles et des fruits en grande abondance. Pour en conserver plus longtemps la saveur, le Roi ordonna que les grappes fussent pressées et leur suc enclos dans des jarres. Ce qui fut fait.
Un soir d’hiver, il en voulut goûter de nouveau mais le vin, en pleine fermentation avait une saveur exécrable. Comme le messager céleste ne s’était sûrement pas dérangé pour lui donner un breuvage aussi mauvais le Shah pensa que c’était un poison très mystérieux qui ne devait être donné qu’à des criminels princiers. Il fit reboucher et sceller la jarre. Et il n’en fut plus fait mention. Or, plusieurs mois après, un jour qu’il était à la chasse, la reine fut prise d’un tel mal de tête qu’elle ne le pouvait supporter. Estimant qu’elle ne devait pas donner à son époux le déplaisir de la voir souffrir de la sorte et prendre dans sa douleur des attitudes ou des expressions nuisibles à sa grâce et à sa pudeur, elle résolut de mourir. Elle fit prélever dans les jarres scellées une dose assez copieuse du breuvage réputé mortel. Elle s’endormit d’un sommeil profond et se réveilla bien guérie. Au retour du roi, elle lui conta ce qu’elle avait fait et chacun voulut de nouveau savourer la boisson miraculeuse. Le vin était fait, il était très bon. Ils en burent peut-être un peu plus qu’il convenait, car ils s’endormirent tous et se réveillèrent de fort bonne humeur. […] Les prêtres sentirent qu’ils devaient consacrer à Dieu, à Ormuzd, maître de la lumière, la plante merveilleuse qui fait cesser la douleur et ouvre les portes du songe » (8). Face à face avec le miracle de la boisson divine (et c’est ainsi, quelles qu’elles soient : vin, nectar, ambroisie, hydromel, soma, haoma, etc., sont toutes d’origine ouranienne), l’homme entreprit donc la consommation du vin selon un mode rituel dont l’objectif était d’obtenir une ivresse mystique, et non pas seulement se mettre dans les vignes jusqu’au péché (c’est-à-dire s’enivrer jusqu’à plus soif). Tout au contraire, il fallut considérer le vin sous un autre aspect symbolique, celui que l’on cherchait à faire prévaloir, à savoir que « le vin favorise l’extase et dilue l’ego dans ce sentiment d’union avec le cosmos » (9). Mais, entre-temps, certains hommes confondirent extase et ivresse, puisqu’on dira que, à l’évidence, il existe dans la grappe même comme une empreinte de la volupté (il aurait été bien surprenant qu’à une plante primordiale comme la vigne n’ait échu qu’une seule ligne directrice symbolique). De la luxuriance à la luxure, on n’a parfois vu aucune différence, ce qui a mené certains à voir en la vigne, qui croît gaillardement, l’image même de ces hommes qui, aveuglés par leur penchant pour la débauche crasse, ne s’apaisent jamais.
Dionysos, parce que « mis en pièce et jeté dans un chaudron, est aussi une divinité qui se sacrifie pour tous [ce qui n’est pas autre chose que l’expression du cycle perpétuel par lequel passent les choses], qui meurt [comme la vigne, en apparence] et qui renaît. Sa passion correspond à la fois au traitement automnal auquel est soumis le raisin, coupé et foulé au pied, et la taille printanière de la vigne. Sans doute, le vin est-il devenu le sang du dieu et c’est en tant que tel qu’on le célébrait lors des fêtes dionysiaques » (10). Non seulement androgyne, Dionysos incarne autant ce qui se rapporte au phallique (résurgence et montée vigoureuse de la sève humide des plantes au printemps) qu’au mortel : « C’est cette liaison de Dionysos avec les mystères de la mort, qui sont également ceux de la naissance et de la co-naissance, qui a fait aussi de la vigne un symbole funéraire » (11). Et l’homme, du haut de sa petitesse, s’insère dans cette chaîne, sans toujours comprendre que ce que l’on appelle le délire dionysiaque n’a pas de rapport avec l’ivresse provoquée par le vin de l’homme. Il fait le grand écart avec ce liquide pétri de ses pieds et cette inatteignable extase, laquelle parce que issue de la vigne, usant de l’alcool comme véhicule, le nargue parce que immortelle jeunesse, elle est le gage de la vie éternelle. Ironiquement, aujourd’hui encore, et davantage en France que (presque) partout ailleurs, on cherche dans les « eaux-de-vie » non pas la transcendance mais la destruction conduite à un feu plus ou moins rapide. Mais c’est ce qui se passe presque toujours lorsqu’une substance échappe au domaine du sacré pour entrer dans celui du profane : comment, en profanant le vin, pourrait-on bien en obtenir les mêmes bienfaits qui, de toute façon, n’échoient qu’aux dieux ? Sont-ce les débordements, très largement ultérieurs à Dionysos qui, quelles que soient les périodes, finirent par ternir de façon plus ou moins définitive, l’image du dieu, rendue encore davantage ridicule à travers son pendant romain, Bacchus, à la trogne avinée, rabelaisien avant l’heure, qui pète et rote à table, tout ignoble pochard qu’il est. Et encore, à bien y chercher, il se trouve dans cette vision quelque chose de sacré, bien qu’elle cadre mal avec ce que l’on sait en général de la culture de la vigne par les Romains, ainsi que l’élaboration du vin, qui sont menées selon des règles très strictes. L’inauguration des vendanges était fixée aux Vinalia rustica (le 19 août), lors desquelles on immolait des agneaux à Jupiter, avant que les prêtres ne cueillent les premières grappes. Il en allait de même de la date qui marquait le jour à partir duquel on pouvait goûter le vin neuf. La taille était aussi encadrée religieusement. En effet, il aurait été impensable d’offrir du vin en libation, qui consistait à répandre du vin sur la victime offerte en sacrifice, ou bien à verser du vin à même la terre ou dans le feu, s’il provenait d’une vigne non taillée. Les prescriptions rigoureuses ne s’arrêtent pas qu’au monde romain, elles semblent accompagner la vigne et l’emploi du vin partout où on les apporte avec soi, en particulier pour des raisons religieuses. Dès lors que l’empire romain s’effondre, le christianisme qui s’était fait assez petit jusqu’alors, va pouvoir répandre sa parole, ainsi que l’usage du vin d’un point de vue rituel (même si l’on sait bien qu’il n’en restera pas la chasse-gardée, et que le vin continuera d’occuper les postes de boisson quotidienne mais aussi de médicament et d’excipient de transport). Par exemple, au Moyen-Âge, l’on sait que « l’enclos de chaque monastère renfermait des vignes et un pressoir, et tous les instruments nécessaires à la vendange. Le vin était dispersé par le pigmentorius qui en réglait l’emploi, soit pour le service pharmaceutique, soit pour les distributions faites aux pauvres » (12). Mais il n’est pas question que d’intendance. Pour mieux nous éclairer, il est bon de prendre connaissance de quelques-uns des emplois symboliques que le christianisme tente de faire transparaître à travers la vigne et le vin, recherche qui débute sans doute avec le fait d’entendre ce que d’aucuns ont à nous dire : ceux-là soutiennent que l’arbre de vie du Paradis était une vigne. D’ailleurs, Adam et Eve sont souvent représentés dans le Paradis terrestre avec une feuille de vigne qui leur permet de dissimuler leur nudité, feuille de laquelle Flaubert se moquera, demandant s’il s’agit d’une armure ou d’une censure, et qu’il eut été bien heureux que le membre viril ne soit pas disproportionné, sans quoi il aurait fallu faire appel à une feuille de figuier ! D’anciennes monnaies juives datant du temps des anciens Hébreux montrent en effet des feuilles de vigne comme motif. Ne fut-ce pas Noé qui planta la première vigne après le déluge, les juifs passant pour découvreurs de la vigne et premiers vignerons ? Même si l’inexactitude historique persiste, cette insistance bien marquée dans l’Ancien Testament, est importante, car Noé, c’est le consolateur. Ainsi, le vin allait-il devenir une consolation pour les juifs. La grappe de raisin devint alors le symbole de la terre promise (sa présence au sein de la Corne d’abondance n’a rien d’anodin), tandis que la vigne joua le rôle de la résurrection spirituelle ou physique. Lors des noces de Cana, Jésus change l’eau en vin (de la même manière que les pleurs printaniers de la vigne semblent se transmuter en une autre forme d’eau, celle-là même contenue dans les grains de raisin frais, avant qu’elle ne s’achemine à travers une lente et prodigieuse transformation en direction du vin). Durant le dernier repas du Christ, le vin est bel et bien présent. Comme l’on sait, l’eucharistie consacre le pain et le vin mêlé d’eau : il est le symbole du sang du Christ et de sa double nature. Il possède un rôle bien plus subtile que le pain, car il devient sang là où le pain n’est que chair. Or le vin/sang s’avère être le mode de transport de cette subtilité, symbole de l’initiation supérieure, puisque « breuvage fermenté nécessaire au saint Sacrifice » (13). Ce sang du Christ, on le retrouve donc en l’image du vin de messe. Ainsi, comme nous l’avons vu, dans chaque monastère, il y avait de la vigne, et, partout où se développera l’évangélisation et la progression du christianisme, on en est venu à planter et cultiver la vigne. C’est donc définitivement le christianisme qui en favorisera incontestablement la propagation.
Au temps des Carolingiens, avec le très chrétien Charlemagne surtout (Cf. Capitulaire de Villis : Vitis), on assiste à un grand développement de la culture de la vigne, et je ne veux pas simplement parler de son implication artistique à travers l’enluminure, la tapisserie et le travail des lissiers, bien entendu. Le vin produit n’est pas seulement destiné à un usage liturgique bien qu’il se soit répandu sous l’impulsion des monastères, mais il devient produit de consommation courante auprès de la paysannerie. En effet, on boit beaucoup de vin au Moyen-Âge, comme boisson domestique, mais aussi pour pallier la mauvaise qualité de l’eau. Cependant, les procédés de vinification de l’époque étaient bien différents des actuels moyens techniques. On procédait à des adjonctions d’épices, de plantes aromatiques et de miel pour éviter que le vin ne tourne (et lorsqu’il était gâté, bien d’autres recettes tentaient d’en corriger le caractère égaré, ce qui n’était pas toujours simple). C’est peut-être de là qu’est né l’hypocras qui n’est pas autre chose qu’une décoction/macération de plantes et d’épices dans du vin sucré. Or, il s’avère que le vin est précieux afin de conserver aux plantes médicinales leurs bienfaits. Et le vin, outre qu’il est un topique et un fortifiant stomacal en tant que tel, permet aussi l’élaboration de recettes qui ne laissent pas toutes la place au hasard : c’est le cas du vin antiscrofuleux (à base de raisins de Corinthe) et de tous ces vins médicinaux que proposa l’école de médecine de Montpellier. Beaucoup d’entre les recettes d’Hildegarde de Bingen étaient, elles aussi, préparées à base de vin, plutôt que d’utiliser de l’eau, laquelle était loin d’être toujours potable au siècle d’Hildegarde. Parce qu’à l’état pur, le vin permet l’infusion et la décoction. Non seulement il est le véhicule du suc des plantes, mais par le biais de la macération vineuse d’une plante donnée, fraîche ou sèche, le vin devient un ingrédient tempérant. Mais elle n’utilisait pas que le vin, dont elle disait qu’il rendait le sang bon et sain et qu’il apaisait la colère, la tristesse et la mélancolie quand on le buvait mélangé à de l’eau chaude. Elle utilisait aussi le produit de sa modification, autrement dit le vinaigre (acetum) dont Hildegarde parle autant comme d’un médicament (il ôte « la pourriture qui est dans l’homme », remédie aux ulcères et aux abcès) que d’un condiment puisqu’elle conseille d’en ajouter aux aliments en quantité juste suffisante pour n’en pas dissiper la saveur. Le vinaigre de vin rouge représente un large pan de la gastronomie médiévale, de même que cet autre produit tiré de la vigne qu’est le verjus, c’est-à-dire le suc exprimé des petits raisins encore tout verts. Ce dernier, dont les usages médicinaux sont minimes – ce qui est d’ailleurs fort dommage – permettait de faire mariner les viandes avant que de les cuire, quand on n’allait pas jusqu’à les faire bouillir dans une macération où se trouvait préalablement du verjus. Il est aussi connu comme ingrédient de la célèbre sauce verte, un incontournable de la cuisine médiévale, dont il existe mille variantes, mais dans lesquelles il y a toujours, ou presque, du vinaigre, mais par-dessus tout du verjus qui vient aciduler cette sauce verdie par différents végétaux dont, parfois, des feuilles de vigne. Les cendres de sarments de vigne étaient considérées par Hildegarde comme « dentifrice ». Elle disait qu’en chauffant ces cendres, on avait un bon produit pour renforcer les dents faibles et les gencives fatiguées. Elle en faisait aussi une lessive pour nettoyer les ulcères cutanés et les blessures. La sève des sarments de vigne représentait pour Hildegarde un remède ophtalmique, que l’on pouvait aussi mêler à de l’huile d’olive en cas de maux de tête ou d’oreilles. Quant aux feuilles de vigne, cuites à l’eau, elles soignaient la toux, les douleurs pectorales et stomacales, et Hildegarde les voyait comme l’excellent remède de l’ivresse, ce qu’il eut mieux valu accorder à la sève dont Jean-Baptiste Porta dira, bien après Hildegarde, qu’elle permet de ramener la sobriété, ce qui est une parfaite manière d’opposer la sève récoltée à l’équinoxe de printemps au jus (qui va devenir vin) obtenu à l’équinoxe d’automne (transformer l’eau en vin, c’est aussi et surtout cela).

Après l’Antiquité (Hippocrate, Théophraste, Dioscoride, Pline, Galien, etc.), le Moyen-Âge aura été lui aussi unanime sur les qualités de la vigne et du vin en général, dont Matthiole résume, en 1554, la pensée de son siècle et de ceux qui l’ont précédé en ces quelques mots : le vin est « le principal bien de la vie humaine, le meilleur régénérateur des esprits vitaux et de toutes les facultés corporelles », un contemporain de Matthiole, La Bruyère-Champier allant même jusqu’à faire du vin un préventif contre la peste ! En même temps que grandit cette réputation, aux XVI ème et XVII ème siècles, on assiste à l’extension maximale de la culture de la vigne en Europe, laquelle trouvera son apogée au XVIII ème siècle.
A une époque plus moderne, l’introduction de la vigne dans des territoires extra-européens coïncide avec le passage des colons du vieux continent dans chacune de ces zones : l’Afrique du sud en 1684, l’Australie en 1788, la Californie en 1875, dernière date qui suit de près l’épidémie de phylloxera qui touchera le vignoble français à partir du département du Gard dès 1863, détruisant la moitié des vignes et réduisant de 2/3 la production vinicole. Cette calamité, qui sera vécue comme un drame national mais surtout moral, amorcera la diminution de la proportion de terres allouées à la culture de la vigne qui ne tient pas qu’au spectre du mildiou, mais aussi au recul du christianisme dans certaines régions et à l’amélioration des infrastructures permettant le transport du vin dans des zones où la vigne n’existe que très peu. Et quand un danger semble écarté, c’est un autre qui surgit : c’est pourquoi l’on imagina de multiples rituels de protection de la vigne pour la soustraire à la grêle, à l’orage, aux autres intempéries ainsi qu’aux impondérables dégâts auxquels on ne pense pas toujours (le vol de raisin, le sectionnement des ceps de vigne la nuit venue, etc.). On fit appel à divers saints en vue de protéger le vignoble : saint Georges en Auvergne et en Franche-Comté, saint Valentin et sainte Agathe dans certains départements des Alpes, saint Roch contre le phylloxéra spécifiquement. On aspergeait les vignes d’eau bénite (Périgord, Quercy), on en écartait les jeunes filles aux règles soudaines (le sang cataménial avait pour vertu de meurtrir la vigne par son seul contact), tandis qu’ailleurs on plantait dans les vignes des croisettes, c’est-à-dire de petites croix formées de rameaux de frêne, de laurier, de noisetier, etc., décorées de fleurs et de buis parfois, mais que, toujours, l’on prenait soin d’aller faire bénir à l’église en vue d’en former une efficace protection contre l’orage et la grêle. Et si cela n’avait pu satisfaire le désir du vigneron, on allait parfois jusqu’à menacer tel ou tel saint de ce que les vendanges n’avait pas été suffisamment bonnes ! Mais c’était surtout les rituels propitiatoires qui avaient le plus souvent cours, comme celui-ci, qui se déroule à la Saint-Marc, le 25 avril, une date qui « est encore célébrée aujourd’hui par la fête de la Souche, en Basse-Provence et dans le Comtat, où le saint est patron des vignobles. Un cep de vigne enrubanné est bénit, puis porté à travers la campagne. La procession est interrompue de temps en temps par la danse de la souche et, le soir, le cep est brûlé dans un feu de joie au cri de : « Vivo lo maiou ! » (Vive le mai). Chacun repart avec un tison protecteur du feu cérémoniel » (14). Mais il n’y a là rien de nouveau sous le soleil, comme l’on peut légitimement s’en douter : c’est effectivement le cas, puisque, à partir du V ème siècle après J.-C., les Rogations se superposèrent à des pratiques qui avaient déjà cours durant l’Antiquité romaine, et qui se situaient à cette même période de l’année : les Vinalia priora le 23 avril, suivies des Robigalia (le 25 avril ?), puis des Floralia le 29 avril. Toutes ces fêtes étaient des occasions de supplier les divinités de préserver qui la vigne, qui le blé, qui les arbres fruitiers. Ce qui n’est, en définitive, pas très éloigné de ce que sont, en substance, les Rogations puisque ce mot, provenant du latin rogatio, veut dire « requête, demande ».

Tire-bouchon ?

Le poète Homère déclama péremptoirement que ceux qui ne connaissent ni ne goûtent au vin sont des barbares : s’il évoque ici tous ceux qui boivent la bière et l’hydromel, cela concerne pas mal de monde. Se servir du vin comme ligne de démarcation, parce que objet civilisationnel, ne doit pas nous surprendre, cette volonté d’opposer le monde, qu’il soit grec ou romain, à ce qui ne l’est pas, était monnaie courante déjà à l’époque (et même après, au reste, ne rêvons pas : l’histoire nous a souvent montré et nous montre encore de ces civilisations qui affichent un dégoût certain face à ceux qu’elles qualifient d’untermenschen). Est-ce à dire que les Celtes ignoraient tout de la vigne ? Non pas, puisque la grappe et la feuille de vigne faisaient partie des importants motifs picturaux qu’on retrouve sur des objets datant de l’âge du bronze (période qui, dans sa phase finale court de – 850 à – 700 avant J.-C., est contemporaine de l’auteur de l’Odyssée). Mais les Celtes connurent-ils, à quelque moment que ce soit de leur histoire, le vin ? En tous les cas, ils en savaient suffisamment au sujet de la vigne pour donner son nom à l’un des oghams : Muin (ᚋ).
Comme nous l’avons dit, la vigne, lorsqu’elle redevient sauvage, s’avère être rapidement incontrôlable, et cet ogham, taillé dans un tronçon de sarment, nous renvoie irrésistiblement dans des bras dionysiaques. A l’image du délire du même nom, Muin représente le signal qui nous alerte qu’il est nécessaire de se libérer de ses propres inhibitions, de s’affranchir d’un excès de contrôle sur soi-même, de toute chose qui entrave l’inspiration et l’intuition, parce que le vin, c’est bien connu, est ami du poète. Muin peut donc nous susurrer l’invitation à un ressourcement auprès de la nature, mais pas nécessairement de la nature dans sa pureté sauvage, puisque cet ogham est relatif à une plante domestique, cultivée et élevée par l’homme. C’est donc d’une nature sous contrôle et d’un ensauvagement qui l’est tout autant dont il s’agit. Peut-être cela concerne-t-il la campagne et les menus plaisirs qu’elle peut prodiguer, ainsi que le retrait, l’isolement, la mise au vert, loin des turpitudes quotidiennes dont la grande ville aime bien s’affubler. Mais surtout, puisqu’on évoque le « contrôle », on touche là un des aspects essentiels de Muin : sa nature chamanique. L’on sait bien que le chaman doit, tout en conservant le contrôle, dominer le chaos pour ramener l’ordre. Pour cela, il s’aide de substances diverses et variées que la Nature a mit à sa disposition ici et là. Cela n’est donc pas pour rien qu’à Muin correspondent les mots-clés d’extase, de transe, de vision et de prophétie. L’exercice est périlleux, parce que Muin pose la question de savoir « comment diviniser ou illuminer la matière » (15). Comment, en effet, se libérer tout en conservant le contrôle, le délire dionysiaque n’étant pas que pure folie comme on peut se plaire à l’imaginer. Parce que, en effet, comment pourrait-on bien détacher l’esprit en restant attaché à la matière ? Parce que les liens sont nombreux (les sens, les instincts, les tabous, etc.), l’attachement confine à la densité et à l’enfermement. Avec l’ivresse divine et dissolvante, il est clair qu’on ne se situe plus du tout dans cette matière de laquelle on cherche justement à échapper. Mais parce que le vin élaboré par l’homme est fatalement imparfait, il n’est donc qu’un pâle reflet de ce produit censé provoquer l’extase divine, ce qui fait que l’ivresse humaine fait chuter dans l’eau du caniveau, là où les étoiles de l’ivresse divine se réverbèrent. La première abaisse, la seconde élève l’âme. Parce qu’il y a des attaches, il y a forcément des attacheurs. Hélas, nombreuses sont les raisons qui peuvent mener à un excessif attachement. Or comprendre le message de Muin consiste en l’abandon de la tyrannie que l’on s’impose ou, pire encore, que l’on impose aux autres : c’est abandonner la posture de Vine, cet élixir floral qu’on doit au docteur Bach et à travers lequel nous trouvons grand nombre d’informations ici abordées. Quand les circonstances exigent l’emploi de cet élixir, c’est en raison de la volonté excessive que le tyran domestique fait peser sur son entourage, de son étreinte (parfois amoureuse), qui confine à un étouffement que l’on peut rapprocher de celui qu’opère le chèvrefeuille. L’altruisme, bien entendu maladif, du type Vine, le fait autoritaire, brutal, cassant, ayant toujours raison (ou cherchant à la garder quand bien même il est un peu fou), etc. C’est pourquoi le tirage de Muin peut mettre en évidence la présence de nœuds et de blocages (qui représentent autant des situations que des personnes), de limitations intérieures profondes ; il peut révéler nos propres enchaînements en matière de sensualité (plaisir, désir, etc.), et de sexualité aussi. Mais parce qu’il est double, on se méfie du vin à travers Muin, parce que la vigne c’est à la fois « l’arbre de la joie, de la gaieté, et de l’emportement furieux » (16), dichotomie que l’on observe entre l’alcool qu’on dit joyeux de celui qualifié de triste, résultat d’une consommation qui n’est pas toujours à mettre sur le compte de la quantité ingérée, mais plus souvent des conditions particulières qui règlent cette absorption. L’alcool triste représenterait le mauvais pendant de Muin. Pourtant, l’on sait bien que, depuis l’Antiquité au moins, le vin est une consolation :
« L’arôme de la vigne en fleur dont s’argentent les grappes naissantes » (17),
« Vrille de la grappe, qui arrête les peines ! Prends-moi dans l’étreinte de tes bras ! » (18).

Si l’on se limite à l’Europe méridionale et à l’Asie occidentale, l’on constate que la vigne est l’une des représentantes de ce qu’ailleurs l’on appelle une liane, un rare statut qu’elle partage avec le lierre et le chèvrefeuille, le houblon et la clématite, la bryone et le tamier. Vivace et grimpante grâce à ses vrilles tire-bouchonnées, elle peut, dans les cas où elle n’est pas taillée, atteindre une longueur de 20 m et son cep, à la base, un diamètre de 30 cm. Chez mes grands-parents maternels, il existait une de ces vignes colossales qui poussait au pied d’un pommier. Elle s’était tant et si bien agrippée à l’arbre, qu’on aurait cru voir une forme d’hybride improbable, Aphrodite y suspendant des pommes, Dionysos des grappes de raisin. Ce genre de vigne ne se prend pas pour personne, c’est sans doute pour cela qu’on les appelle des hautains (ou hautins), d’autant qu’elles surviennent jusqu’à l’âge respectable d’un siècle.
Les feuilles de la vigne, palmatilobées par trois ou cinq, donnent effectivement l’apparence d’une main qui, à l’automne, sait prendre de chatoyantes couleurs. Mais avant d’en arriver là, les fleurs, aussi minuscules et discrètes que les feuilles sont ostensiblement voyantes et aussi larges qu’un empan, s’organisent en panicules qui apparaissent à la fin du mois d’avril, ou au début de celui de mai sous des latitudes plus fraîches. Leur petitesse et leur pâleur qui n’a pourtant rien de maladif, ne disent rien de leur parfum : quand on s’en approche, on le sent : il est très agréable.
Associé le plus souvent à la rentrée de septembre, le raisin, qui, parfois apparaît plus tôt, alourdit chaque cep de ses grappes dont les grains charnus, renflés et sucrés à maturité, peuvent arborer différentes couleurs selon les variétés, et dont je laisse, pour finir ici, à celui que je considère comme un modèle, monsieur Henri Leclerc, le soin de vous en communiquer les nuances : « Comme je suppose que mes lecteurs ne partagent pas le sentiment du personnage de Brillat-Savarin qui, un jour qu’on lui offrait du raisin, le repoussa en disant qu’il n’avait pas coutume de prendre son vin en pilules, je me contenterai de leur signaler quelques-unes des variétés qui figurent le plus habituellement sur les tables et en tête desquelles, il faut placer le Chasselas de Fontainebleau, ce roi des treilles qui faisait jadis les splendeurs des treilles du roi et auquel le village de Thomery doit une réputation dont pourraient être jalouses les plus inclytes cités. Si les Romains l’avaient connu, c’est assurément à lui qu’eût pensé Cicéron lorsqu’il faisait l’éloge du raisin : ‘Est-il un fruit plus délicieux et d’un aspect plus séduisant ?’ Il n’est pas de joyau qui puisse rivaliser avec son grain dont l’enveloppe transparente, d’un glauque délicat qu’embrase par places la tonalité chaude des topazes, revêt une chair diaphane qui semble toute palpitante des ardentes caresses du soleil. Limpide, fraîche et sucrée, l’eau qu’il laisse sourdre sous la dent qui l’écrase est un nectar exquis qu’on croirait avoir été distillé par la Nature pour donner à l’homme l’illusion de participer à la coupe des dieux. Cette eau, dans une autre espèce, le Chasselas musqué, dégage une légère saveur de musc qu’on retrouve, plus accentuée, dans le Raisin muscat blanc ou de Frontignan, dont les énormes grappes rameuses portent des grains ovales semblables à des pendentifs d’ambre et dans le Raisin muscat rouge à la brillante patine d’agate. Signalons encore parmi les raisins de table le Raisin cornichon à fruit oblong, ventru et courbé dont la pellicule jaunâtre renferme une pulpe blanche et translucide ; le Raisin frankenthal de couleur rouge noirâtre à chair verdâtre agréablement acidulée, le Raisin picoté dont l’épiderme blanchâtre se parsème, à maturité, de taches de rousseur, le Raisin barbantin, rappelant par la teinte et par la grosseur de ses grains les prunes de Damas, le Raisin morillon hâtif à pellicule noire violacée, couverte d’une poussière glauque, à pulpe olivâtre très sucrée avec un arrière-goût mielleux » (19).

La vigne en phytothérapie

Alambiquée de vrilles à ressort et sarmenteuse comme un serpent, la vigne nous a déjà fait une large démonstration de sa puissance, dessinant un treillage touffu ô combien incomplet. Tout d’abord, une évidence : de la vigne, on n’emploie pas que les seuls raisins, tant s’en faut, puisqu’on reconnaît à un certain nombre des ses parties des propriétés et des usages plus ou moins étendus : sans doute les plus connues sont-elles les feuilles de la vigne rouge, issues de cultivars de vignes à raisins noirs (variétés dites teinturier : Vitis vinifera var. tinctoria) dont les feuilles rougissent à l’automne. A ces feuilles, l’on préfère, bien que rarement, les vrilles, c’est pourquoi nous en parlons un peu. Puis viennent la sève de printemps qui porte le joli nom de « pleurs de la vigne », les pépins de raisin en tant que tel, ainsi que l’huile végétale qu’on en tire. Quant aux fruits eux-mêmes, on distingue, selon leur degré de maturité plusieurs produits : le verjus, c’est-à-dire le suc pressé des raisins non mûrs, le moût, autrement dit la pulpe exprimée des raisins bien mûrs (= raisins sans pépins ni peaux), enfin le marc, résidu du foulage et du pressage du raisin en vu d’en fabriquer du vin, substance dont nous ne parlerons pas dans cette rubrique, nécessitant, on peut le comprendre un espace dédié pour en accueillir le long développement, et qui n’a pas sa place ici, et dont on peut cependant dire ceci, empruntant à Fournier : « Les vins rouges sont plus spécialement astringents, les vins blancs surtout diurétiques. Il y a lieu de tenir compte de cette différence pour le choix des vins où l’on fait macérer des plantes médicinales » (20).
Bien entendu, selon les parties de la vigne considérées, les actifs végétaux ne sont pas les mêmes : en effet, qu’y a-t-il de commun entre, par exemple, la composition biochimique du raisin et celle de l’huile végétale issue des pépins de raisin ?
Débutons plutôt par les feuilles de vigne rouge, dans lesquelles se croisent du tanin et des flavonoïdes (dont de la quercétine et son rhamnoside, la quercitrine). A cela, ajoutons une bonne lampée d’acides (vinique, malique, succinique, protocatéchique), des sucres (saccharose, dextrose, lévulose), de la fécule, des acides aminés (glutamine, etc.), de la vitamine C, enfin des pigments responsables de la belle couleur des feuilles de vigne rouge, les anthocyanosides. Les pépins, quant à eux, se distinguent par au moins trois composants majeurs : des oligomères procyanidoliques (ou OPC), du resvératrol et une huile végétale présente à hauteur de 10 à 13 % en moyenne (minimum : 5 % ; maximum : 20 %), et dont nous allons maintenant parler. Autrefois, le pépin de raisin, considéré comme déchet, ne trouvait aucun emploi, hormis en temps de disette où l’on en tirait quelquefois une « farine » qu’on mêlait à celle de froment (quand on en avait) en vu d’en faire quelque chose qui ressemble à du pain. Puis, bien après, le pépin de raisin est venu remédier à la pénurie d’huile que la France connut au début du XIX ème siècle, à travers le blocus napoléonien, puis de nouveau lors de la Première Guerre mondiale. Ce n’est, malgré tout, qu’à l’occasion du conflit mondial suivant que l’huile végétale de pépins de raisin abandonne le rang des succédanés pour devenir un produit d’industrie à part entière, et à s’instaurer comme tel, en particulier grâce à des études portant sur sa composition biochimique et ses qualités organoleptiques, et dont les données ne sont pas plus anciennes que l’an 40.
Bien qu’il lui soit arrivé d’être extraite par solvants pour un rendement moindre, l’on obtient plus facilement une huile végétale, souple et très fluide, dite sèche, à la saveur discrète et au léger parfum fruité, grâce à l’expression mécanique à froid des pépins de raisin. Sa couleur passe du vert très pâle au jaune peu prononcé nuancé de légers reflets verdâtres. C’est une huile végétale sensible à l’oxydation dont le délai de conservation ne peut dépasser trois mois (au-delà elle rancit). Elle contient peu d’acides gras saturés (10 à 12 % en moyenne, dont 5 à 11 % d’acide palmitique et 3 à 6 % d’acide stéarique). En revanche, et tant mieux, elle est extrêmement riche en acides gras polyinsaturés : 85 à 90 %, dont 69 à 78 % d’oméga-6, 15 à 20 % d’oméga-9 et seulement 0,3 à 1 % d’oméga-3. A cela, ajoutons encore de l’acide oléique, de l’acide palmitolique (0,5 à 0,7 %), de la lécithine et de la vitamine E (32 mg aux 100 g).
Chargeons-nous maintenant d’explorer les méandres biochimiques de la pulpe qui enserre ce trésor végétal qu’est le pépin de raisin. On peut distinguer au moins trois stades de maturation, dont surtout les deux derniers nous sont connus, c’est-à-dire le raisin mûr, tout prêt à être consommé, et son homologue une fois sec et tout fripé. Mais avant cela, et au Moyen-Âge, on y était plus sensible et friand, l’on peut remarquer, au sein de la matière médicale, ce que l’on appelle le verjus, autrement dit le suc que l’on exprime des petits raisins immatures. Contrairement aux raisins mûrs (frais ou secs), ces grains de raisin encore verts, contiennent surtout des acides (3 % dont : vinique, malique, formique, oxalique, glucolique, succinique), ce qui leur confère un goût très caractéristique. A l’inverse, ils contiennent donc peu de sucres, et quelques traces d’essence aromatique. En cuisine, le verjus remplace aisément le jus de citron et le vinaigre.
En moyenne, le raisin mûr et frais est composé de 70 à 80 % d’eau, de 14 à 24 % de sucres fermentescibles (saccharose, dextrose, lévulose, glucose), de nombreux acides (vinique, malique, citrique, succinique, tartrique, salicylique, racémique…), de sels minéraux et d’oligo-éléments non moins nombreux (potassium, calcium, sodium, magnésium, manganèse, silice, fer, chlore, iode, arsenic, phosphore…), ainsi que des vitamines (A, B1, B2, B9, C). A cela, nous pouvons adjoindre des glucosides flavoniques ainsi que des flavonoïdes (quercétine), des acides aminés (leucine, tyrosine), de la pectine, de la lécithine, de la gomme, du tanin, et enfin, ces mêmes anthocyanosides qui caractérisent uniquement le raisin noir, duquel on peut dire que le pH (3,6) et le rH2 (18) constituent, surtout si ce raisin est de qualité biologique, un excellent fruit dépuratif des reins, des intestins et des vaisseaux sanguins, constat qui va nous emmener présentement auprès des propriétés et des usages des différents éléments de la vigne thérapeutique.

Propriétés thérapeutiques

  • Feuille : tonique capillaire, angioprotectrice (= augmente la résistance des capillaires et diminue leur perméabilité), veinotonique, vasoconstrictrice légère, favorise le retour veineuse et régularise la circulation sanguine ; diurétique ; anti-inflammatoire ; astringente ; rafraîchissante
  • Sève : tonique, cicatrisante, antihémorragique
  • Pépin : protecteur des petits capillaires sanguins
  • Huile végétale : adoucissante, régénératrice et désincrustante cutanée, filmogène, anti-oxydante, antiradicalaire, régulatrice du taux de sébum, antidiarrhéique, émolliente
  • Verjus : astringent, diurétique, rafraîchissant
  • Raisin frais : tonique, dynamogène, énergétique musculaire et nerveux, reminéralisant, nutritif et très digeste, stimulant et décongestionnant hépatique, cholagogue, dépuratif (21), diurétique éliminateur de l’acide urique, laxatif léger, antiputrescible intestinal, protecteur cardiovasculaire, anti-oxydant, rajeunissant cutané, favorise l’acuité visuelle (le raisin noir uniquement)
  • Raisin sec : énergétique, reconstituant, roboratif, laxatif, émollient, adoucissant (pectoral, hépatique et vésico-rénal), expectorant, mucolytique (le raisin de Corinthe forme avec la figue, la datte et le jujube le groupe des quatre fruits pectoraux de l’ancienne pharmacopée) ; avec pépins, on donne le raisin sec comme astringent et antidiarrhéique
  • Moût : nutritif, diurétique, laxatif, adoucissant
  • Marc : tonique, stimulant, antirhumatismal

Usages thérapeutiques

  • Feuille :
    – Troubles de la sphère circulatoire : insuffisance veineuse, jambes lourdes, varice, ulcère variqueux, phlébite, séquelles de phlébite, hémorroïdes, couperose, fragilité capillaire, cellulite
    – Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, diarrhée chronique, dysenterie, dysenterie sanguinolente, vomissement
    – Troubles de la sphère gynécologique : hyperménorrhée, règles douloureuses, hémorragie utérine, leucorrhée, préménopause, ménopause, métrorragie
    – Troubles de la sphère vésico-rénale : rétention d’urine, oligurie, goutte
    – Affections cutanées : gerçure, engelure, crevasse, ecchymose, pétéchies
    – Autres hémorragies : hémoptysie, saignement de nez (22)
    – Migraine, « mal aux cheveux »
    – Aphte
    – Conjonctivite
    – Ictère
  • Sève :
    – Affections oculaires : congestion, ophtalmie, conjonctivite, inflammation des paupières (en bain d’œil depuis au moins le temps d’Hildegarde de Bingen !)
    – Affections cutanées : herpès, éphélides et taches du visage, lentille, dartre, plaie
    – Lithiases (rénales, urinaires, biliaires)
  • Huile végétale :
    – Affections cutanées : peaux grasses, mixtes et sèches, matures, abîmées, desquamées, vieillissement cutané, rides et ridules
    – Soins capillaires : cheveux secs, fins et abîmés
    – Troubles de la sphère cardiovasculaire : athérome, hypercholestérolémie
  • Verjus :
    – Troubles de la sphère respiratoire : maux de gorge, angine, hémoptysie
    – Fièvre
    – Affections bucco-dentaires : stomatite, douleur gingivale, ramollissement gingival
    – Obésité
  • Raisin frais :
    – Troubles de la sphère gastro-intestinale : constipation, diarrhée, dysenterie, dyspepsie nerveuse, gastrite, entérite, catarrhe gastro-intestinal
    – Troubles de la sphère hépatobiliaire : congestion et engorgement du foie, lithiase biliaire
    – Troubles de la sphère respiratoire : catarrhe pulmonaire, asthme, coqueluche, certains cas de tuberculose pulmonaire
    – Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, néphrite, urémie, lithiase urinaire, rhumatisme, arthrite, goutte, mal de Bright (insuffisance rénale chronique)
    – Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : hypertension, artériosclérose, insuffisance cardiaque, microvarice, fragilité capillaire, hémorroïde, acidose, azotémie
    – Affections cutanées : eczéma, furoncle
    – Œdème, obésité, pléthore
    – Intoxications mercurielles ou saturniennes chroniques
    – Fièvre typhoïde
    – Anémie, convalescence, sport d’endurance, surmenage, asthénie nerveuse et physique, déminéralisation, grossesse
  • Raisin sec :
    – Troubles de la sphère respiratoire : toux, affections catarrhales et inflammatoires des organes respiratoires
    – Troubles de la sphère hépatique
    – Troubles de la sphère vésico-rénale
    – Asthénie physique et nerveuse
  • Marc : douleurs articulaires et rhumatismales
  • Moût : arthrite, goutte
  • Cendres des sarments : eczéma, blondir les cheveux

Modes d’emploi

  • Feuilles sèches : infusion, décoction (pour bain, bain de pieds, bain de bouche), gélules de poudre cryobroyée, extrait liquide, feuilles prisées.
  • Feuilles fraîches : suc, suspension de plante fraîche.
  • Raisiné : décoction de fruits (pommes, poires, coings) dans du jus de raisin noir.
  • Cure de jus de raisin.
  • Sève : si l’on n’a pas de vigne sous la main, il est difficile de se procurer ces pleurs de la vigne, sève montante traditionnellement recueillie à la Saint-Joseph, le 19 mars.
  • Verjus : parfois disponible dans certains commerces de détails, il est préférable de l’allonger largement d’eau (20 cl de verjus dans un litre d’eau).
  • Huile végétale : en consommation courante en cuisine : assaisonnement (bien que peu goûteuse), mais surtout cuisson qu’elle supporte jusqu’à 180° C ; en application sur le corps et le visage comme huile de massage, avec ou sans huile essentielle.
  • Cure de raisin (ou cure uvale) : faire le choix de raisins biologiques, bien mûrs, à peau mince, blancs de préférence, que l’on consomme en monodiète à raison d’un à deux kilogrammes par jour. C’est un aliment parfaitement adapté pour une cure dépurative, parce que « bien que sa valeur calorifique soit élevée (900 calories par kg), il doit sa faible teneur en substances albuminoïdes de ne pas introduire dans l’organisme un surplus de protéine nuisible par les déchets azotés qu’elle peut laisser » (23). Il s’agit d’une cure, pas d’un gavage, on évitera donc l’excès pour ne pas que surviennent colique, diarrhée et fermentation intestinale. Si jamais cela vous tente, voici la manière de procéder telle que décrite par le Larousse médical illustré : « La quantité varie suivant les individus ; on commence par quelques grappes, puis on augmente progressivement et, après cinq à six semaines, on diminue peu à peu la dose. La quantité fixée est répartie en trois doses, qu’on prendra de préférence en se promenant : matin (½ livre) à jeun, ou, si l’on ne supporte pas bien le raisin, après le premier déjeuner ; puis 11h00 et 17 à 18h00. Afin de prévenir l’irritation des gencives, on se rincera la bouche avec de l’eau fraîche pure ou additionnée de bicarbonate de soude, après chaque absorption de raisin » (24).
  • Décoction de raisins rouges ou noirs dans du beurre, de la cire d’abeille ou un quelconque autre corps gras : cela rappelle l’antique recette du gleucinum, une décoction, conduite à feu lent et doux, de moût de raisin dans de l’huile. L’on peut aussi préférer le rob qui ne fait intervenir aucune matière grasse.
  • Rob de raisins : raisins cuits sans adjonction de sucre, jusqu’à évaporation suffisante du liquide, afin que l’ensemble prenne la consistance du miel.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • En associant la vigne rouge à des plantes comme le fragon petit houx, l’hamamélis, le cyprès toujours vert, le marronnier d’Inde ou encore le cassis et le ginkgo, l’on peut grandement améliorer la circulation du sang. Pour davantage la favoriser, il est utile de privilégier une alimentation riche en flavonoïdes qu’on trouve dans plusieurs produits d’origine végétale comme le thé, le vin, le citron, la pomme, etc.
  • Fleur de Bach : le docteur Bach s’est inspiré de la vigne pour élaborer un de ses élixirs, Vine. Classé dans le groupe de l’altruisme, il s’adresse aux personnes intolérantes, cassantes, supérieures, impitoyables, qui imposent tout et n’importe quoi sans discussion. Elles ressemblent assez, même sans boire, à ces personnes suffisantes et pleines de morgue dès lors qu’elles ont trop bu, ce genre de personnes trop sûres d’elles-mêmes, qui imaginent que quiconque devrait faire les choses à l’identique. Très efficace, Vine parvient facilement à faire redescendre sur terre ces tyrans domestiques.
  • Autres espèces de vignes : fort nombreuses, citons néanmoins la vigne des rivages (Vitis riparia), la vigne des renards (Vitis labrusca), etc.
    _______________
    1. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, p. 289.
    2. Dioscoride, Materia medica, Livre V, chapitre 2.
    3. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 134.
    4. Le thyrse est une baguette de férule entourée de pampres de vigne et/ou de lierre, et parfois surmontée d’une pomme de pin. C’est l’emblème de Dionysos et des serviteurs de son culte.
    5. Durant l’Antiquité, la pampre de vigne, c’est-à-dire un rameau feuillu portant le plus souvent des grappes de raisin, apparaît comme un ornement fréquent, et orne le front de nombreuses divinités, qu’elles soient romaines (Bacchus, Lætitia, Bona Dea, les trois Grâces) ou grecques (Silène, Rhéa, etc.).
    6. David Fontana, Le langage secret des symboles, p. 107.
    7. Walter F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte.
    8. Anne Osmont, Plante médicinales et magiques, pp. 127-128.
    9. Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 223.
    10. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, pp. 155-156.
    11. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 1013.
    12. Émile Gilbert, La pharmacie à travers les siècles : Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes, p. 96.
    13. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 126.
    14. Nadine Cretin, Fête des Fous, Saint-Jean & Belles de mai, pp. 64-65.
    15. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 175.
    16. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 210.
    17. Martial, Épigrammes, I, 65.
    18. Aristophane, Les Grenouilles, p. 161.
    19. Henri Leclerc, Les fruits de France, pp. 100-102.
    20. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 964.
    21. « Les substances nutritives contenues dans le raisin étant proches de celles présentes dans le plasma sanguin, on préconise les cures de raisin pour purifier l’organisme », Larousse des plantes médicinales, p. 283.
    22. « C’est dans les hémorragies atoniques, avec débilité et anémie, mais non celles liés à des états inflammatoires, que la médication est indiquée », Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 963.
    23. Henri Leclerc, Les fruits de France, p. 104.
    24. Larousse médical illustré, p. 1030.

© Books of Dante – 2019

La forme en cœur des pépins de raisin est-elle la signature des propriétés cardio-vasculaires de l’huile végétale qu’ils contiennent ?

Bruyère et callune

Bien que cet article contienne dans son titre le mot bruyère, il n’est pas inutile de préciser que cette plante utilisée en phytothérapie et communément désignée par le nom de bruyère n’en est pas une : son véritable nom est callune (Calluna vulgaris, en latin) alors que le mot désignant les bruyères vraies est Erica. C’est lui qui permet de distinguer la callune des bruyères telles que la bruyère cendrée (Erica cinerea), la bruyère arborescente (Erica arborea), etc. C’est bien à cela que sert la taxinomie binominale, à ne pas s’y tromper. Jean Bauhin (1541-1612) poussa la précision à une telle extrémité qu’il appela ainsi la seconde de ces plantes : Eryca vulgaris humilis semper virens flore purpureo et albo (= petite bruyère commune toujours verte à fleurs pourpres et blanches). Ouf ! Aujourd’hui, l’on dit plus commodément Erica cinerea.

La callune porte bien des noms vernaculaires parmi lesquels nous trouvons ceux-ci : brande, bronde, breuvée, brèle, béruée, bucane, brégotte, péterolle, pétrelle, grosse, craquelin. Tout cela peut nous paraître bien fantaisiste, mais il s’avère qu’on retrouve dans certains de ces mots une ancienne racine. En effet, le mot brucus, d’origine gauloise, désigne la bruyère. Et, dans beaucoup, des sonorités trépidantes et pétaradantes qui donnent l’illusion d’avoir affaire à une impossible liste d’instruments de musique d’un autre âge !

En ce qui concerne la callune, les sources anciennes sont muettes. On trouve la présence d’une erica dans les écrits de Dioscoride (Materia medica, Livre I, chapitre 99) et d’une plante qui semble être une bruyère (peut-être d’origine méditerranéenne) chez Galien. Mais les indications fournies par ces deux médecins – pour le premier ses fleurs et ses feuilles emplâtrées seraient efficaces contre les morsures de serpent, pour l’autre, elle aurait pour propriété d’être sudorifique – sont beaucoup trop minces pour qu’on puisse leur accorder davantage d’importance. De même, dans ses Préceptes médicaux, Serenus Sammonicus fait appel à une « bruyère » dont la racine macérée dans le vin serait un remède de l’hydropisie.
Le nom latin de la bruyère, erica (parfois orthographié eryca), dérive d’un ancien mot grec signifiant « briser », en relation avec la réputation qu’avait anciennement la bruyère (quelle qu’elle put être) de « briser la pierre », c’est-à-dire de dissoudre et de drainer les lithiases (les calculs) hors de l’organisme. Mais aujourd’hui rien ne permet d’accréditer ces dires. Peut-être est-ce la forme particulière du rhizome de l’une d’entre elles, semblable à un gros caillou, qui aura été à l’origine de cette « signature ».
Bref, après une éclipse de plusieurs centaines d’années (le Moyen-Âge est muet sur les bruyères/callunes : absentes du Capitulaire de Villis, des écrits de Platearius et d’Hildegarde de Bingen, etc.), cela n’empêche pas Matthiole, et le bénédictin Dom Alexandre (1654-1728) à sa suite, de mentionner la bruyère contre la gravelle, soit l’ancien nom donné aux calculs urinaires, mais aussi face à d’autres affections telles que l’anasarque (dont certaines formes dépendent d’une insuffisance rénale), l’albuminurie, le catarrhe chronique de la vessie, etc. Tout cela semble bien concerner la bruyère ou, mieux, devrais-je dire, la callune. Chez Jérôme Bock et Matthieu de Lobel on trouve une information très intéressante : ils attestent du pouvoir antiseptique de la plante au niveau des voies urinaires, mais, dans le sillage de cette propriété, toujours et encore, l’on retrouve, réaffirmée, son action sur les lithiases urinaires et rénales, chose que le docteur Leclerc, au début du XX ème siècle, balayera sans ménagement, considérant légendaire cette antique « propriété ». Après une longue période durant laquelle ces plantes ne seront guère en faveur, on note un regain d’intérêt vers le milieu du XIX ème siècle, en la personne de Cazin, mais c’est surtout Leclerc, en effet, qui confirme les pouvoirs anti-infectieux, antiputrides et diurétiques de la callune. Affirmant la suprématie de la callune sur la busserole, il rappelle à notre souvenir le rapprochement que fit Roques un siècle plus tôt entre ces deux plantes, et qui employait la callune dans des cas de rhumatismes chroniques (il existe une relation entre l’intoxication à l’urée et à l’acide urique, et les algies rhumatismales). Vous l’aurez compris, la callune est une plante majeure de la sphère urinaire (1).
Si les quelques médecins auxquels j’ai fait appel sont assez peu diserts au sujet de la callune et de la bruyère, l’on trouve des traces d’usages spirituels de ces plantes qui en disent long sur leurs pouvoirs. Du temps des Celtes et des Gaulois, on confectionnait une boisson contenant des sommités fleuries de bruyère. D’aucuns disent qu’elle avait vertu enivrante et divinatrice, ce qui peut faire penser à une sorte d’hydromel. S’avancer sur ce terrain-là, ça n’est pas rien, l’hydromel n’étant pas autre chose que le nectar des dieux chez les Celtes et les populations nordiques, lesquelles connaissent parfaitement la bruyère, fleur nationale en Norvège, et décrite par le Danois Hans Christian Andersen, occupant de vastes étendues, formant des « collines de bruyères », jouxtant ces autres plantes de tourbe et d’eaux acides que sont l’airelle et la myrtille. Ayant un lien avec l’abeille, il ne faut pas s’étonner de voir la bruyère dans le voisinage de l’hydromel, boisson qui, rappelons-le, est confectionnée à base de miel. C’est cette même boisson réconfortante – tout comme le miel – dont le Câd Goddeu (aka Le Combat des Arbres) se fait l’écho : « lorsque Gwion parle de la bruyère réconfortant les peupliers blessés, il fait allusion à la ‘bière de bruyère’, cordial en honneur dans les Galles » (2). Ici Robert Graves fait peut-être référence à la bière de gruit qui avait cours avant l’utilisation, régulière puis indétrônable, du houblon dans l’industrie brassicole. Le gruit, le plus souvent à la base d’une recette tenue secrète, contenait plusieurs plantes aux arômes recherchés pour parfumer la bière, entre autre le lédon des marais (Rhododendron tomentosum), le myrte des marais (Myrica gale), l’achillée millefeuille (Achillea millefolium) et, donc, cette bruyère ou callune. Les retrouver à proximité plus ou moins immédiate de ces deux boissons sacrées que sont la bière et l’hydromel nous amène à renforcer le profil du pouvoir symbolique de la bruyère, en lien, tout d’abord avec l’hydromel, lui-même associé à la sagesse, à la vérité et à la magie. Et, parce qu’il contient du miel, à la purification (se laver les mains de miel avait cours même chez les Grecs : voir en cela les mystères d’Éleusis) et à l’immortalité (le miel est un excellent conservateur qui se conserve lui-même : qui a jamais vu un miel couvert de moisissures ?). « Le miel, par sa douceur et sa couleur dorée, inspire les artistes, les poètes et les prophètes. On le croirait d’origine divine et capable de conférer éloquence et sagesse » (3), sans doute parce qu’il est le résultat du travail de transformation de l’abeille, messagère des enseignements divins, et qu’il adoucit les paroles dans la gorge…
En tout état de cause, le nom allemand actuel de la bruyère nous renvoie à un paganisme évident : heidekraut, de heide, « païen » (ou « lande ») et de kraut, « herbe », « herbe médicinale ». Sur ces quelques bases, l’on peut dire de la bruyère qu’elle était considérée comme une plante médicinale récoltée dans les landes à une époque probablement pré-chrétienne. Cela concorde donc bien avec les Celtes et les Gaulois. Mais… poursuivons notre enquête. Afin de souligner l’importance qu’avait la bruyère pour les Gaulois, il ne sera pas superflu, je pense, de mentionner l’existence d’une divinité gauloise toute dédiée à cette plante, Uroica. Par son nom, elle rappelle assez l’erica latine. Ne trouvez-vous pas ? C’est exactement vrai, puisque « son nom est intermédiaire entre Ura et ereice, le mot grec pour désigner la bruyère » (4). Mais, bien plus, il y a, dans le nom de cette déesse, la présence d’une syllabe liminaire qui doit nous interroger : Ur. Parfois orthographié Ura ou Uhr, ce petit mot est également la façon dont on appelle l’un des oghams, et plus particulièrement celui qui est taillé dans du bois de… bruyère : Ur (ᚒ).
Après l’allemand, passons à l’anglais. Heather est le mot anglais qui désigne encore aujourd’hui la bruyère, mais pas seulement lui. On trouve aussi une forme raccourcie de ce mot : heath. Il désigne tout à la fois la bruyère, mais aussi, tout comme en allemand, la lande. Ainsi, aussi bien heide que heath (qui se ressemblent assez) se retrouvent dans l’ogham Ur. La mythologie celte nous apprend que bien des divinités en relation étroite avec cet ogham ont en commun de parfaitement maîtriser l’art de la guérison. Citons, par exemple, Diancecht et Lug. Arrivé là au stade de notre réflexion, permettons-nous d’oser une « correspondance » sans doute hasardeuse. Pourquoi, en effet, ne pas rapprocher notre heath du mot anglais qui désigne la santé, c’est-à-dire health ? Une ressemblance orthographique ne saurait, au pied levé, sceller une appartenance commune. Mais avouez que c’est troublant. Que la bruyère soit une plante de santé ne doit pas nous surprendre, rappelons-nous son nom allemand, heidekraut, qui fait référence à sa vertu de simple. Explorons donc en quoi la bruyère est plante magicinale (c’est un néologisme que j’ai forgé il y a quelques années). Pour commencer, revenons-en un peu à notre callune. En latin, calluna, en grec, kallynô (5). Ce dernier mot veut dire, peu ou prou, nettoyer. On peut effectivement nettoyer une plaie ou une maison. Chose pertinente à retenir, c’est qu’on a fabriqué des balais avec des rameaux de bruyère. Or, le balai, qui est tout d’abord symbole de puissance divine, nettoie et, donc, purifie. Ainsi, à l’aide du balai, par des mouvements volontaires, on chasse poussières et scories hors de chez soi, ici au sens propre. Mais les auteurs du Dictionnaire des symboles rappellent que les bruyères cueillies en fleurs « deviendront des balais de bon augure, qui ne chasseront pas la prospérité et ne heurteront pas par mégarde les hôtes invisibles » (6). En revanche, cette même bruyère se charge de chasser les fantômes et les esprits qui errent sur la lande, cette même lande où dit-on, en Écosse, si jamais il arrive à une jeune fille d’y découvrir un brin de bruyère blanche, cela l’assure de se voir mariée dans l’année. Porte-bonheur, la bruyère blanche est aussi réputée comme protection contre les emportements passionnels. Autrefois, on en faisait brûler en compagnie de feuilles de fougère afin de faire tomber la pluie.
Nous n’oublierons pas, un peu plus loin, dans quelles circonstances, ce balayage, au sens figuré, peut être mené grâce à la bruyère. Un fait va maintenant venir merveilleusement compléter cet exposé. Grâce à la bruyère, on a fabriqué des paillassons. Ceux-ci seraient-ils les héritiers des antiques balais ? C’est, peut-être, pour cette raison que certains ne balaient plus devant leur porte, laissant passivement le soin à leurs invités de se brosser les pieds (ou pas) avant qu’ils n’entrent dans leur enceinte sacrée, qu’elle soit leur maison ou leur propre corps, ou les deux : la maison n’est-elle pas l’habitation de l’homme ? Donc, le balai ou le paillasson de bruyère nettoie et purifie, et protège la demeure en l’homme (son corps) et tout autour de l’homme (sa demeure au sens large).
La bruyère, à travers l’ogham Ur, est symptomatique de cette dualité, agissant tant sur l’extérieur que sur l’intérieur. Commençons donc par explorer ces aspects. La bruyère est un sous-arbrisseau de 20 à 60 cm de hauteur, à nombreuses tiges rameuses et tortueuses, d’aspect cendré, poussant dans toutes les directions. Ainsi peut-elle être ascendante ou rampante. Semper virens à la croissance lente, la bruyère se pare de nombreuses petites feuilles alternes en écailles rangées par quatre sur les rameaux (callune) ou verticillées par trois (bruyère). A l’extrémité des rameaux, se déploient entre juillet et novembre une multitude de petites fleurs pendantes, retenues par un très court pédoncule. D’une couleur variant du mauve rose violacé (callune) au pourpre (bruyère), elles sont toutes très mellifères et donnent des miels plus ou moins sombres, à la saveur âpre, puis, plus tard des fruits en forme de capsule. Qui dit miel dit abeille. Nous y revoilà. En relation avec cet hyménoptère, nous entrevoyons ici un symbole solaire. En effet, chez les Celtes, cet insecte est considéré « comme un messager parcourant la voie éclairée par le Soleil afin de franchir les portes du monde invisible » (7). Par les liens qu’entretient la callune avec ces mondes invisibles, on peut indiquer quels sont les domaines qui relèvent de cette plante : la médiumnité, la prière, la méditation, la vision, l’intuition, etc. La callune, c’est la fertilité et la vitalité aussi. Que l’on observe les lieux de vie qu’elle affectionne. Ce sont des terrains riches en silice, sable ou grès, dont elle augmente justement le pouvoir fertilisant (tout en fuyant le calcaire avec lequel elle ne fait pas bon ménage). Elle pousse généralement en colonies, de la plaine jusqu’en montagne, sur des sols acides, voire marécageux, tels que landes à genêts ou ajoncs, bruyères (8), bois clairs, pâturages, rocailles, tourbières… On peut dire qu’elle apprécie la compagnie de ses congénères. Elles se pressent les une les autres, formant un dense tapis dont on distingue mal les limites séparant chaque individu. Ce qui la caractérise, c’est le nombre accumulé de ses fleurs, de ses feuilles, de ses rameaux. C’est peut-être cela qui a fait dire que la bruyère est réconfortante, qu’elle implique altruisme et compassion, dévouement et charité. La promiscuité qui existe entre les membres d’une même colonie nous renvoie à l’un des élixirs du docteur Bach, Heather. Et oui ! Contrairement aux bruyères et callunes qui vivent en troupeaux grégaires, l’individu de type Heather s’inscrit dans la solitude. C’est un élixir hautement recommandé pour les personnes qui sont incapables d’être à l’écoute des autres parce qu’elles sont elles-mêmes trop bavardes et qu’elles expriment le perpétuel besoin de confier soucis et malheurs aux autres. Le risque encouru par ces personnes, c’est de voir leurs interlocuteurs les fuir, et donc d’être de nouveau confrontées à cette solitude qu’elles abhorrent et qui leur fait justement rechercher cette compagnie, et ainsi de suite. Elles obtiennent donc le contraire de l’effet escompté. Agissant sur les chakras de la gorge et du plexus solaire, cet élixir prodigue davantage d’altruisme, de simplicité et d’humilité, tous trois constitutifs de ce que sont la bruyère et la callune.

Gros plan sur les petites fleurs de la callune : on voit bien les quatre sépales plus longs que les quatre pétales.

Nous avons dit de la bruyère qu’elle entretient des rapports avec l’extérieur à travers l’abeille et le miel, donc des valeurs spirituelles véhiculées par, sans doute, cette boisson que fabriquait les anciens Celtes avec elle, un hydromel probable, lequel est bien connu pour contenir du miel. Hydromel qui est, à l’instar du vin, du nectar et de l’ambroisie, une boisson d’émanation divine et solaire. Puis nous nous sommes attardés sur les liens intracommunautaires qui régissent une colonie de bruyères, tout en mettant l’accent sur les vices qui peuvent parfois les habiter. Maintenant, pénétrons plus profondément sous la terre pour voir un peu ce qui s’y déroule.
Afin de pallier la pauvreté des sols sur lesquels elle s’implante, la bruyère a mis en œuvre une association avec un champignon microscopique, la clavaire. Il ne s’agit pas là d’une simple symbiose telle qu’en compte généralement beaucoup le monde végétal, mais d’un partenariat aux liens bien plus ténus que la symbiose observable entre le cèpe et son arbre favori. Les filaments de la clavaire ne se contentent pas de s’entortiller aux radicelles de la bruyère, ils vont jusqu’à pénétrer les cellules superficielles de ses racines. C’est ce que l’on nomme l’endomycorhize. Le champignon ponctionne une petite partie des sucres produits largement par la bruyère tandis que cette dernière augmente – de par la présence de son compagnon – sa capacité à puiser dans le sol les nutriments nécessaires à son bon développement (phosphore, soufre, zinc, etc.). Cette association bénéfique pour les deux parties se produit également chez la myrtille, à tel point qu’un plant de myrtille peut produire jusqu’à 90 % de fruits en plus dès lors qu’il est en association avec un champignon du type clavaire. Voilà pourquoi on observe davantage de ces unions sur sols pauvres. L’entraide est à même de garantir la survie de chacun. C’est en partie pour cette raison que transplanter de la bruyère sauvage est généralement un échec. De plus, des sécrétions racinaires émises par la plante empêchent tout développement d’une autre espèce végétale à proximité des callunes et bruyères. On a vu mieux niveau altruisme, n’est-ce pas ? Bien que, de façon claire, la plante apporte son aide au champignon tout en recherchant la sienne. Ces informations nous permettent donc de nuancer les propos de certains auteurs dont l’une nous dit que la bruyère, « sans prétention aucune, donne et ne demande rien » (9). Au reste, on voit difficilement comment une espèce serait viable tout en donnant sans jamais recevoir (c’est bien évidemment une illusion, les relations interspécifiques dans la nature étant bien plus souvent fréquentes qu’on ne le croit).

Pour compléter, nous pouvons dire que, purificatrice, la bruyère sait aussi être guérisseuse, d’un point de vue physique comme spirituel. L’abeille, le miel et le balai sont là pour nous le rappeler, tandis que s’aventurer dans le monde souterrain, à la recherche des causes cachées et profondes d’une maladie ou d’un mal-être relève parfaitement de la bruyère/callune, ainsi que de l’ogham qui lui est consacré, Ur. Comme le consignait Paul Sédir, sans s’étendre davantage sur le sujet, « pour voir des choses étranges, [il faut utiliser de la] racine de bruyère ». Peut-il s’agir des mêmes choses étranges qu’aborde, superficiellement aussi, Jean Giono dans un de ses romans peu connu, Deux cavaliers de l’orage ? Il y fait la description d’un mode de divination particulier faisant intervenir du sang et un rameau de bruyère. On trempe ce dernier dans le sang, on en fait tomber une goutte au creux de la paume de la main. Puis le consultant ferme le poing, « sert son destin », ouvre la main et fait voir : « Le sang écrasé a coulé dans les lignes de la main et il y fait des figures » (10). Il s’agit ensuite de les lire et de les interpréter, ce qui est tout de suite une autre paire de manches…

« La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère ». C’est par ce vers d’Alfred de Musset (tiré d’un poème qui s’intitule Pâle étoile du soir) qu’Onésime Reclus explique, entre autres, l’incontournable rôle de la forêt pour tenir et maintenir l’eau dans des limites qui ne soient pas dévastatrices comme on peut le voir en cas de crues où les eaux torrentielles se déchaînent, semant la désolation et la mort. On a vu dans la bruyère une conséquence directe du déboisement, cette plante formant le steppe, et, lorsqu’elle est accompagnée du buis, du genévrier, des fougères et du rhododendron, le pré-bois, au pire le mort-bois. Le pré-bois, c’est l’humble végétation qui prend place dès lors qu’une coupe à blanc-étoc est passée dans la forêt : le pré-bois est arbustif, mais il est plus pré que bois : en l’occurrence, cela peut tout à fait être une lande à bruyères parsemée d’arbres de place en place. Le mort-bois, comme l’indique son nom, c’est pire encore. Et lorsque la bruyère fraye avec l’ajonc épineux et le genêt qui ne l’est pas mais qui lui ressemble tant, on parle effectivement de mort-bois, qui n’a plus de bois que le nom, portés par des sols qui ont peu de chance de voir renaître un jour des arbres, à l’expresse condition qu’on les repeuple à l’aide des essences idoines, c’est-à-dire le pin sylvestre et le pin maritime, en particulier sur la façade océanique où se localise essentiellement la bruyère (que l’on découvre aussi dans le Massif central, en zones granitiques, et ailleurs par place), mais qui reste cependant moins courante que la callune que, décidément, l’on confond, d’autant qu’elles se mêlent des mêmes affaires, tout en se distinguant nettement par la forme de leurs fleurs : si ces fleurs se conforment en grelot, c’est une bruyère (au sens strictement botanique) ; si la fleur est formée de quatre pétales plus courts que les quatre sépales qui les cachent, il s’agit d’une callune (cf. image ci-dessus).

Ur, que l’on peut rapprocher d’urée, d’urine, etc., va maintenant nous mener aux propriétés thérapeutiques de la bruyère et de la callune.

Bruyère et callune en phytothérapie

J’ai choisi de grouper bruyère et callune sous le même étendard thérapeutique : mes lectures m’ont amené à constater que – sauf erreur d’identification de chacune de ces deux plantes – la proximité biochimique qui les lie, permet d’offrir des propriétés et des usages (presque) indifférenciés. C’est sans doute pour cela qu’on prend souvent l’une de ces plantes pour l’autre, et inversement, et qu’on les appelle bruyère sans les distinguer nettement l’une de l’autre (11). Tout d’abord, mentionnons que chez ces deux plantes, on s’occupe avant tout des sommités fleuries à la saveur astringente et un peu amère, donnant l’essentiel de la matière médicale utilisée en phytothérapie. Ce qui unit nos deux plantes, ce sont les substances suivantes : une importante quantité de tanin, un principe amer de nature résineuse (l’éricoline), une essence aromatique d’odeur peu agréable contenant de l’éricinol, des acides (gallique, caféique, citrique, fumarique), de la gomme, une substance puissamment anti-infectieuse, l’arbutine, également présente dans les autres Éricacées thérapeutiques (myrtille, airelle, busserole et arbousier qui lui a conféré son nom). Les informations uniquement relatives à la callune apportent quelques éléments supplémentaires : des flavonoïdes (quercétine = ex vitamine P), une enzyme du nom d’arbutase, des sels minéraux, enfin de la vitamine C.

Propriétés thérapeutiques

  • Communes aux deux plantes :
    – Antiseptiques, sédatives et modératrices de l’appareil urinaire, diurétiques puissantes, éliminatrices des déchets organiques (tels que l’acide urique, l’urée, l’acide oxalique, les purines), antiputrides urinaires, dépuratives
    – Antirhumatismales
    – Astringentes
  • Spécifiques à la callune :
    – Spasmolytique
    – Réductrice de la fragilité des capillaires sanguins
    – Tonifiante musculaire, relève le tonus musculaire
  • Spécifiques à la bruyère :
    – Apéritive
    – Sudorifique (parfois)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, cystite chronique d’origine infectieuse (colibacillose), cystite avec pyurie (présence de pus dans les urines), urines purulentes, troubles et fétides, cystite des prostatiques, prostatite, prostatorrhée, congestion et hypertrophie de la prostate, colique néphrétique, pyélonéphrite, catarrhe vésical chronique, miction brûlante, rare (oligurie) et/ou douloureuse, phosphaturie (perte de phosphates via les urines), albuminurie (perte d’albumine via les urines), goutte, rhumatismes
  • Troubles locomoteurs : arthrite, névralgie rhumatismale, paralysie, courbatures ; préparation du sportif (action assez équivalente à celle de cette autre éricacée qu’est la gaulthérie) ; convalescence (redonner du tonus aux personnes ayant gardé le lit trop longtemps)
  • Affections cutanées : dartre, acné, engelure, rougeur cutanée, taches de rousseur
  • Insuffisance cardiaque
  • Leucorrhée
  • Plantes recommandées aux personnes à l’alimentation trop riche et/ou trop carnée

Note : au sujet d’Heather, l’élixir floral à base de fleurs de callune, nous pouvons indiquer que les personnes qui en sont justiciables affichent souvent des difficultés de concentration, de l’hypocondrie, des peurs fréquentes, une intolérance marquée, de l’insomnie et, chose qui peut paraître paradoxale, une agoraphobie doublée de claustrophobie. Chez l’enfant, on observe de la mythomanie, un égocentrisme (très) marqué, des pleurnicherie exacerbées tournant assez souvent au ridicule.

Modes d’emploi

  • Infusion : compter la valeur d’une cuillère à soupe rase de plante fraîche (ou sèche) dans une tasse d’eau chaude en infusion pendant dix à quinze minutes.
  • Décoction : compter 30 g de plante fraîche (ou sèche) dans un litre d’eau, à porter à ébullition jusqu’à réduction d’un tiers.
  • Décoction (pour bain) : 500 g de plante entière (de préférence fraîche) en décoction dans deux litres d’eau, jusqu’à ébullition.
  • Macération vineuse à froid de bruyère dans du vin rouge.
  • Macérât huileux : 60 g de plante fraîche dans un quart de litre d’huile d’olive pendant deux à trois semaines, au soleil. A l’issue, filtrer, exprimer, mettre à l’abri.
  • Teinture-mère.
  • Élixir floral.
  • Extrait fluide.
  • Cataplasme chaud de sommités fleuries fraîches.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : de la bruyère et de la callune, l’on peut ramasser les fleurs à pleine floraison, ou bien patienter jusqu’aux mois d’août et de septembre pour cueillir la plante entière que l’on coupe au ras de la terre. On la fait ensuite sécher tel quel pour, plus tard, l’émietter afin de n’en conserver que les feuilles et les fleurs quand bien même il est préférable d’employer ces plantes à l’état frais si possible.
  • La bruyère contient une matière colorante permettant généralement d’obtenir un brun jaunâtre ou bistre, qui vire essentiellement au jaune en réaction avec l’alun, et au noir en compagnie de sulfate de fer.
  • Comme nous l’avons plus haut indiqué, la bruyère a servi largement pour rendre un peu plus confortable l’économie domestique dans les campagnes : confection de balais, de paravents, mais aussi de couverture végétale des toitures en l’absence de chaumes. De plus, « les paysans du Nord font avec cette plante des couchettes qui, certes, sont moins douces que nos lits de plumes, et sur lesquels ils reposent plus tranquillement que nous » (12). On en a aussi fait du fourrage, bien que ces plantes soient des pâtures d’assez moyenne qualité sauf, du moins, pour les moutons durant l’hiver, de même que des animaux sauvages comme le chevreuil qui, même sous la neige, peut y trouver quelque pitance. De plus, la bruyère est aussi connue comme combustible : on en a fait des margotins, c’est-à-dire des fagots de rameaux maintenus ensemble de manière très serrée. Elle apporte aussi son tan pour l’apprêtage des peaux.
  • D’un point de vue alimentaire, l’on a su compter sur le miel de bruyère fort réputé, « miel jaune qui conserve la saveur un peu âpre de la plante », observait Cazin (13). Enfin, jaune… Quelques recherches montrent que les miels de bruyère/callune possèdent un large panel chromatique, certains sont translucides, d’autres opaques. Par ailleurs, précisément en Allemagne, la bruyère jouait le rôle d’ersatz de thé et, plus rarement, ainsi qu’en Danemark, de « houblon » pour la fabrication de la bière. Elle constituait le gruit, un mélange de plantes aromatiques dont j’ai déjà parlé plus haut.
  • La terre dite de bruyère est formée par la décomposition de débris de bruyère. En jardinerie, elle est généralement destinée à la culture d’espèces ornementales telles que les azalées et les hortensias.
  • Le bois extra dur de la bruyère est encore en usage pour assurer la fabrication des pipes dites « pipes de bruyère ». C’est l’espèce Erica arborea (ou « bruyère blanche » ; cf. image ci-dessous) qui fournit la matière première nécessaire à cette industrie. Bien plus grande que les deux sous-arbrisseaux objets de cet article (puisqu’elle atteint facilement quatre mètres de hauteur pour un tronc de 30 à 40 cm de diamètre), elle forme un gros rhizome de couleur rougeâtre dans lequel on taille le corps (id est le fuseau) de la pipe.
  • Associations à visée diurétique : cassis, chiendent, reine-des-prés, baies de genévrier, stigmates de maïs, verge d’or, etc.
  • Autres Éricacées médicinales : la busserole (Arctospahylos uva-ursi), la myrtille (Vaccinium myrtillus), l’arbousier (Arbutus unedo), la gaulthérie couchée (Gaultheria procumbens), le lédon des marais (Rhododendron tomentosum), etc.
  • Autres espèces : la bruyère arborescente dont on vient de parler (Erica arborea), la bruyère des neiges (Erica carnea), la bruyère vagabonde ou voyageuse (Erica vagans), la bruyère des marais (Erica tetralix), la bruyère de Toussaint (Erica gracilis), etc.
    _______________
    1. Il nous est dit que « les feuilles de bruyère favoriseraient la continence en raison de leur action rafraîchissante. » La continence consiste à retenir. C’est un terme exactement opposé à l’incontinence, comme peut, par exemple, l’être l’énurésie. Cependant, aujourd’hui, la bruyère n’est pas connue comme portant bienfait à une incontinence telle que l’énurésie (pipi au lit). Si les feuilles de bruyère ont été employées par les mystes durant l’Antiquité, ce n’est pas en raison de cela, mais à la faveur de ce caractère rafraîchissant dont parle Ducourthial, parce que, selon eux, la bruyère permettait de contenir l’ardeur des « feux charnels » (Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 217). Tout cela est bien évidemment étrange. De quelle bruyère parle-t-on exactement ?
    2. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 221.
    3. David Fontana, Le nouveau langage secret des symboles, p. 148.
    4. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 221.
    5. Ce mot dérive aussi possiblement de kallunô, qui prend les sens suivants : « orner, parer, décorer, embellir ».
    6. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 98.
    7. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 266.
    8. Le mot bruyère est un substantif qui désigne autant la plante que le lieu où elle vit. Une bruyère est donc une lande tapissée de pieds de bruyères ou de callunes ! (Le mot « callunière », lui, n’existe pas en revanche.)
    9. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 267.
    10. Jean Giono, Deux cavaliers de l’orage, p. 71.
    11. Parfois, elles apparaissent sous la forme d’un hybride tout à fait involontaire : j’ai pu lire un auteur (Fabrice Bardeau) qui faisait appel aux feuilles de la callune et aux fleurs de la bruyère, pensant parler d’une seule et même plante : rappelons-le, en phytothérapie, même si ici ça ne prête pas beaucoup à conséquence, la botanique reste indispensable. Bien de nos anciens médecins phytothérapeutes étaient aussi des botanistes avertis.
    12. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 202.
    13. Ibidem.

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La bruyère arborescente (Erica arborea), une bruyère aux dimensions beaucoup plus imposantes que les humbles bruyères cendrées et autres callunes.

Les chèvrefeuilles (Lonicera sp.)

Le chèvrefeuille des bois (Lonicera periclymenum).

Synonymes : lait de la bonne Vierge, herbe de la Pentecôte, fleur de miel, broque-bique, barbe de chèvre, cranquillier, etc.

Bien loin de nous, d’antiques médecins, qu’ils soient arabes, grecs ou latins, se penchèrent sur un chèvrefeuille dont il est probablement difficile de bien déterminer l’identité, tant est vaste la famille à laquelle appartiennent les chèvrefeuilles que nous connaissons. Par exemple, Théophraste puis Dioscoride évoquent dans leurs écrits un klumenon et un periklumenon. Les exégètes spécialisés en botanique ont formé bien des hypothèses quant à l’identification de ces deux plantes, chose la plupart du temps ardue, les auteurs anciens s’adonnant très souvent au principe du « satis notum », estimant que telle ou telle plante était bien suffisamment connue pour qu’ils n’aient pas à en faire de très longs descriptifs, ce qui aujourd’hui nous embête forcément, parce que lorsque je lis ce qui est censément attribué à ces klumenon et periklumenon, je reste quelque peu dubitatif. Mais je vous en livre néanmoins quelques bribes, la curiosité cela ne fait pas de mal. Que nous raconte donc Dioscoride au quatrième livre de sa Materia medica ? « Le clymenon produit une tige de section quadrangulaire comme celle des fèves. Il a des feuilles semblables à celles du plantain et aux sommités des tiges, des escosses (?) courbées sur elles-mêmes comme il se voit dans les plissures de l’iris ». Tout cela vous parait-il très clair ? A moi, pas vraiment. Passons-en maintenant à la seconde plante, le periclymenum : il « croît simplement avec des feuilles blanchâtres, et séparées par intervalles, qui l’habillent en figure de lierre. Il y a quelques jettons (bourgeons ?) qui sortent entre les feuilles, dans laquelle est la graine semblable à celle du lierre. Il produit une fleur blanche, semblable à celle des fèves, quelque peu ronde, laquelle s’étend quasiment sur les feuilles. Sa graine est dure et ronde, et difficile à recueillir. La racine est ronde et grosse. Elle naît par les champs et les haies et s’entortille à toutes les plantes qui lui sont proches » (1). Hormis cette ultime phrase, je ne vois pas grand-chose d’autre qui pourrait rappeler un chèvrefeuille, qu’il soit des bois ou des jardins. Tout cela m’évoque davantage une vesce…
Il n’y a donc pas de quoi envisager une carrière thérapeutique fulgurante, d’autant qu’il ne s’agit pas d’un chèvrefeuille. Bien sûr, aujourd’hui, le chèvrefeuille des bois porte le nom de Lonicera periclymenum, dernier terme dans lequel on aurait tort de ne pas remarquer le periklumenon de Dioscoride. Ce serait une erreur ; d’ailleurs, c’est une fausse piste comme nous l’explique Fournier : le mot periclymenum fait référence aux « feuilles soudées en petite cuvette ou s’amasse l’eau de pluie. Il s’appliquait aux espèces du midi de l’Europe et a été malencontreusement reporté par Linné à celle-ci [nda : c’est-à-dire au chèvrefeuille des bois], qui, elle, n’a pas les feuilles soudées et ne forme donc pas de cuvettes » (2). Donc, la ressemblance entre le chèvrefeuille des bois et le pseudo-chèvrefeuille de Dioscoride s’arrête là, tout cela n’étant que le fruit d’une erreur du botaniste suédois.
« En fait, les médecins ont laissé le chèvrefeuille dans les buissons, et ils ont bien fait. Heureux les malades qui peuvent, quand vient la convalescence, aller respirer son doux parfum dans quelque joli paysage ! La pureté de l’air, les émanations balsamiques des fleurs sont aussi de forts bons remèdes », s’exclamait Joseph Roques il y a près de deux siècles (3). Voilà une très belle observation de la part de ce médecin qui en rappelle un autre, anglais celui-là et plus tardif, le docteur Edward Bach qui, lui aussi, succomba sous le charme du chèvrefeuille que l’on nomme honeysuckle en anglais (de honey, « miel » et suckle, « téter »), car de même qu’en France, les bambins anglais ont l’habitude de sucer les fleurs de chèvrefeuille en raison de leur goût sucré. Par le biais d’un élixir floral, le docteur Bach exploita les vertus du chèvrefeuille pour les personnes qui n’ont « pas assez d’intérêt pour le présent », nous dit-il. A qui se destine-t-il plus exactement, cet élixir inscrit dans le groupe de l’indifférence ? « Pour ceux qui vivent beaucoup dans le passé, un temps peut-être de grand bonheur, ou dans le souvenir d’un ami perdu, ou d’ambitions qui ne se sont pas réalisées. Ils ne comptent pas retrouver un bonheur tel que celui qu’ils ont connu » (4). De même, Uilleand, l’ogham associé au chèvrefeuille, nous montre des personnes incapables de rompre avec le passé et d’accorder leur confiance en l’avenir, tout abîmées qu’elles sont à se morfondre dans la tristesse mélancolique et languissante, dans cette nostalgie que les Anglais appellent homesick. Le passé, sa prise en compte, son exploration, son étude, tout cela est très profitable, à l’ultime condition de ne pas oublier que nous n’en faisons plus partie. S’il est besoin d’aller fouiller en arrière, il faut bien avoir clairement à l’esprit que l’on peut revenir à soi, ici et maintenant, sans avoir la nette sensation d’être happé par le grappin qui s’agrippe à nous-mêmes, de même que ces personnes, justiciables d’Honeysuckle et Uilleand, se cramponnent à des personnes qui ne sont plus là, des lieux qui n’existent plus, toute chose qui forme, en quelque sorte, un summum indépassable, une montagne dont on ne franchira jamais le col menant à l’autre versant. On s’enchaîne à des souvenirs, non seulement aux lieux et aux personnes, mais aux souvenirs que l’on conserve encore soi-même de ces lieux et de ces personnes ; souvenirs qui, soit dit en passant, peuvent tout à fait avoir subi, en plus de l’épreuve du temps, celle du fantasme. A quoi donc se rattache « réellement » le type Uilleand ? A du vent, du vide, du rien ? Est-ce bien concret ? Est-ce seulement une illusion ? Peut-on dire de ce passé (« c’était le bon temps », « c’était mieux avant », …), dans lequel se cristallise une stagnation, qu’il est le fruit d’une ignorance ? Cela en dit long sur l’incapacité de celui qui requiert Uilleand de prendre en compte le fait que l’être humain est apte à se parfaire continuellement. Pourtant, le chèvrefeuille est une liane à la croissance rapide, il est donc marqué par une action végétative soutenue. Mais il nécessite des supports auxquels il s’enroule, se vrille, se spirale, s’entortille ; supports tant inanimés que vivants en l’image des autres végétaux qui se trouvent à sa portée. Peut-on alors dire du chèvrefeuille qu’il est incapable de vivre sans les autres, voire même à leur détriment, puisqu’un chèvrefeuille, à terme, possède la puissance nécessaire pour étouffer un jeune arbre et le faire périr ? C’est une signature symbolique que l’on retrouve dans Uilleand. A l’image de son glyphe formant comme un treillage (ᚘ), Uilleand, par sa proximité avec le lierre Gort (ᚌ) et la vigne Muin (ᚋ), appelle au lien qu’en tant que liane elle connaît bien : la magie liante, c’est-à-dire la magie du lien, du charme et du philtre, est celle permettant de s’attacher à la personne aimée, quand on ne l’attache pas tout simplement contre son gré. Parce que le chèvrefeuille enserre son support, l’on dit que son ogham concerne autant la force qu’on exerce pour faire subir, que la position de ce qui devient de fait un état de soumission : cet ogham pourrait alors signaler la présence proche de ce qu’on appelle les pervers narcissiques et d’autres encore qu’on caractérise par cet amour étouffant, fait de jalousie et de possessivité, qu’ils prodiguent quitte à mettre en péril l’autre, même si, symboliquement, l’union de la liane et de l’arbre représentent une forme d’amour. Tout au contraire d’une relation déséquilibrée, le lien qui peut être une forme de garantie et d’obligation contractuelle entre au moins deux parties, devient non plus condamnation mais adhésion : « Le lien symbolise dans ce cas l’obligation, non plus seulement imposée par le pouvoir, mais voulue librement par les différentes parties qui se sentent unies entre elles » (5). C’est cela, entre autres, qui singularise les couples au sein desquels règnent l’harmonie et la concorde.

Voici les traces laissées par un chèvrefeuille sur le tronc d’un noisetier après une trop longue étreinte…

L’on a pu dire que le chèvrefeuille, à travers son ogham Uilleand, était une manifestation d’évolution parce qu’il possède cette propension à l’élévation. Je ne puis être d’accord avec une telle assertion que l’on peut réfuter en observant simplement le sens dans lequel s’enroulent les volubiles rameaux longilignes du chèvrefeuille. Ils ne poussent pas de manière dextrogyre, mais lévogyre, c’est-à-dire à gauche, ce qui inverse bien évidemment le symbolisme dextrogyre, incluant l’évolution. Ici, « à gauche », cela peut vouloir signifier le Yin, le lunaire, l’obscure, l’onirique, le non-manifesté, etc. Soit un ensemble de critères qui évoquent bien mieux l’ogham du chèvrefeuille, tout pétri d’involution et de nadir. Mais, pourquoi donc le chèvrefeuille cherche-t-il à se hisser au-dessus de la mêlée, en grimpant sur les uns et les autres ? Ne cherche-t-il pas à exhaler ses lamentations plaintives de même que la subtilité de son parfum enivrant ? Car, oui, dieu que le chèvrefeuille sent bon, expliquant par là que l’absolu qu’on extrait de ses fleurs soit usité en parfumerie. Et l’on sait bien qu’à travers l’art du parfum, il est toujours plus ou moins question de séduction, nous autres humains ayant cherché à soustraire à nos phéromones naturelles le rôle qu’on accorde au parfum. Sachant aussi que le parfum en appelle aux émotions et aux sentiments, l’on comprendra mieux la présence du chèvrefeuille parmi ces plantes qui sont concernées par l’amour et les liens affectifs, incluant union, amitié, loyauté, fidélité, dans leur dimension pérenne.

Les rameaux à pousse lévogyre du chèvrefeuille.

En Bourgogne, si une jeune fille trouvait pendu à sa fenêtre un bouquet de chèvrefeuille, cela révélait à tous qu’elle avait un amoureux, cette fleur de fiançailles exprimant ici un amour non encore érotisé. Mais par son charme troublant, c’est également une fleur d’union, marquant cette fois-ci une relation amoureuse sensuelle et sexualisée. On n’hésite donc pas à qualifier le chèvrefeuille d’érotique : un brin de chèvrefeuille placé sous l’oreiller, comme d’autres firent du laurier, est un procédé censé orienter les rêves de la dormeuse de façon significativement érotique. Cette coutume bourguignonne se rapproche assez de ce que l’on faisait en Bretagne par l’intermédiaire de l’usage du « mai », un arbre symbolique commémorant au début du mois de mai (d’où son nom) le retour de la végétation que l’on fête entre autres de chants et de danses. Ainsi, les jeunes hommes qui désiraient faire savoir aux jeunes filles ce qu’ils pensaient d’elles, plantaient devant leur maison différentes plantes selon le message à véhiculer : le houx montrait le caractère acariâtre de la jeune fille, le thym qu’elle était considérée comme une putain, tandis que le chèvrefeuille était une adresse à la jeune fille en ces termes : « chère fille… », symbole évident de lien amoureux, permettant de lui faire comprendre qu’elle ne laissait pas indifférent, etc.
Bien au-delà de ces amusements, prenons connaissance de la présence non-anodine du chèvrefeuille dans un certain nombre de fragments littéraires médiévaux dans lesquels, toujours, il est placé comme symbole de l’amour indéfectible que se portent deux amants. Considérons en cela des couples quasiment mythiques comme Diarmaid et Grainne, au sein d’une légende mettant aussi en place Finn mac Coll, un personnage que nous avons déjà croisé (cf. Coll ᚉ, l’ogham du noisetier). Il y est question d’un chèvrefeuille que l’on retrouve également mêlé à un coudrier dans un lai de Marie de France (Le lai du chèvrefeuille), où il s’agit, cette fois-ci, de Tristan et Iseult. Dans ce lai, de même que dans l’histoire d’Abélard et d’Héloïse, un chèvrefeuille est planté (ou pousse ensuite) sur la tombe des deux amoureux. Marie de France, elle, place un chèvrefeuille sur une tombe, un noisetier sur l’autre, et dit : « Ils peuvent longtemps vivre ensemble, mais ensuite, si on cherche à les séparer, le coudrier meurt aussitôt et le chèvrefeuille de même ». Ce lien amoureux liant Tristan et Iseult, censé perdurer au-delà de la seule mort physique, on le croise dans quasiment toutes les versions de cette légende. Qu’importe, au final, les variantes, puisqu’elles disent toutes, à quelques détails près, peu ou prou, la même chose. Dans le Tristan de Joseph Bédier, il est question non pas d’un chèvrefeuille, mais d’une ronce verte et fleurie. Chez André Mary et René Louis, on attribue un cep de vigne à Tristan, un rosier à Iseult. Qu’on les plante, qu’ils soient semés par un oiseau, le destin ou l’on ne sait quoi d’autre, qu’on les sépare ou qu’on les taille à de multiples reprises, c’est, au final, toujours le même thème qui transparaît, et qui tient en ceci : « Les anciens disaient que ces arbres entrelacés étaient signifiance des amours de Tristan et Iseult que la mort n’avait pu désunir » (6).
Mais le chèvrefeuille, outre le cimetière, c’est bien plus encore que cela : « sachez également que le chèvrefeuille ne pousse bien que dans le voisinage des maisons où règne le bonheur, autrement les mauvaises ‘vibrations’ le font périr très vite » (7). De plus, il est censé chasser les mauvais esprits et écarter les visiteurs importuns.

Le chèvrefeuille des bois (Lonicera periclymenum) est un sous-arbrisseau vivace et grimpant, dont les frondes peuvent atteindre 5 m de longueur et couvrir de larges surfaces. Les feuilles inférieures, ovales et pétiolées, se distinguent des supérieures sessiles. A l’extrémité des rameaux, s’épanouissent des groupes de fleurs tubulées très parfumées de 3 à 5 cm de longueur, généralement de couleur jaune blanchâtre. Chaque fleur comprend cinq lobes qui chacun se subdivise à son tour, ainsi que cinq longues étamines et un pistil vert clair. Ses baies ovoïdes et rouge vif sont considérées comme toxiques.
Plante des haies, des abords de forêts, des sous-bois, le chèvrefeuille des bois est assez courant en France, à l’exception de la région méditerranéenne où il est rare, parfois inexistant, mais il est remplacé par une autre espèce, le chèvrefeuille des jardins (Lonicera caprifolium), espèce du sud de l’Europe, cultivée et naturalisée un peu partout ailleurs. Morphologiquement, ces deux chèvrefeuilles se valent dans la plupart de leurs détails, la seule différence notable consistant en des fleurs de couleur rougeâtre à l’extérieur et à parfum beaucoup plus soutenu, surtout en fin de journée, pour le chèvrefeuille des jardins.

Les chèvrefeuilles en phytothérapie

Le genre Lonicera regroupe environ 200 espèces sur l’ensemble de l’hémisphère nord (Europe, Asie, Amérique du Nord). Nous attacherons notre intérêt à certaines de ces plantes, en abandonnant d’autres qui tiennent davantage de l’arbuste (8) que du sous-arbrisseau grimpant tel que l’on conçoit habituellement le chèvrefeuille. Les chèvrefeuilles à l’étude sont au nombre de trois :

  • Le chèvrefeuille des jardins (Lonicera caprifolium),
  • Le chèvrefeuille des bois (Lonicera periclymenum),
  • Le chèvrefeuille du Japon (Lonicera japonica).

« Il semble que cette plante mériterait des études plus poussées », écrivait Valnet au sujet de la première de ces espèces (9), et compte tenu du peu d’informations disponibles à l’heure actuelle, c’est la preuve que le « docteur Nature » n’a guère été entendu. Bref. Avec peu, tentons de faire bien.
Fleurs, feuilles, écorce des rameaux entrent dans la matière médicale. Les fleurs, contenant une essence aromatique que l’on extrait par enfleurage, portaient autrefois les noms de suçon et de suquet, parce qu’elles étaient sucées par les enfants en raison de leur goût aromatique et sucré : en effet, du saccharose, scindé par du sucrase, permet d’obtenir une molécule de glucose et une autre de fructose, ce qui explique le nom de « fleur de miel » donné à la plante. Quant aux feuilles et à l’écorce des rameaux, elles recèlent une substance antibactérienne active sur le colibacille et le staphylocoque doré (le chèvrefeuille du Japon va jusqu’à inhiber le bacille de la tuberculose), du tanin, de l’acide salicylique et des iridoïdes.

Propriétés thérapeutiques

  • Pectoraux, anti-asthmatiques, anticatarrhaux, antitussifs
  • Diurétiques, dépuratifs, sudorifiques
  • Anti-infectieux, antiseptiques
  • Antispasmodiques
  • Détersifs, astringents, cicatrisants

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : asthme, toux, rhume, catarrhe pulmonaire, inflammation de la gorge
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : oligurie, lithiase rénale, goutte, rhumatisme
  • Troubles de la sphère hépatique : ictère, hépatite, engorgement du foie
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inflammation intestinale, dysenterie
  • Affections cutanées : plaie, plaie atone, abcès chaud, écorchure, inflammation des seins, éruption cutanée, rougeur
  • Autres affections dolentes et inflammatoires : fièvre et douleur des états grippaux, douleur de la parturiente, migraine, conjonctivite, vaginite, hémorroïde

Note : en Chine, où l’on emploie le chèvrefeuille du Japon – Jin Yin Hua en chinois – l’on considère cette plante comme étant de nature froide, d’où sa capacité à exceller sur bon nombre de « points chauds », parce que « les fleurs et les lianes chassent chaleur et toxine » (10). Ce chèvrefeuille, secondé par le Chrysanthemum morifolium, a été testé sur l’hypertension artérielle et ses effets secondaires.

Modes d’emploi

  • Infusion et décoction de feuilles.
  • Infusion de fleurs.
  • Suc frais des feuilles.
  • Sirop de fleurs.
  • Macération vineuse d’écorce.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : les fleurs et les feuilles à l’été, juste avant éclosion des pétales.
  • Toxicité : elle concerne les baies des chèvrefeuilles. Si certains auteurs en ont mentionné les effets (vomissement, diarrhée, sueur abondante, congestion de la face, mydriase, tachycardie, somnolence, coma…), leur ingestion ne mène pas forcément au centre antipoison, car « les qualités médicinales émétiques des fruits provoquent elles-mêmes les purges qui évitent toute intoxication… La plante porte en elle le poison, à faible dose, et la solution pour le rejeter » (11). Si cela s’applique aussi aux oiseaux, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un stratagème mis en œuvre par la plante pour assurer la dissémination de ses graines. Cependant, le Larousse médical illustré se veut plus incisif. Voici ce qu’il écrivait en 1924 au sujet des signes d’intoxication : « Fatigue, besoin de dormir. Réveil après une heure, la figure congestionnée, avec soif intense. Puis état de stupeur et presque de coma, les yeux à demi ouverts ; spasmes cloniques répétés dans les membres. Contractures et fortes convulsions avec lividité de la face, pouls et respiration accélérés. Sueurs très abondantes [nda : cela pourrait-il s’apparenter, en partie, à ce que l’on appelle une « montée » de la kundalini ?]. La connaissance de la cause est donnée par l’évacuation de selles diarrhéiques dans lesquelles on trouve des fleurs. Dans les cas à issue favorable, l’abattement, les troubles digestifs (perte d’appétit et irrégularité des selles) ont perduré plusieurs jours » (12).
  • Des racines du chèvrefeuille des bois l’on a tiré – étonnante signature – une teinture de couleur bleu ciel ; quant aux rameaux, ils servirent à la fabrication de petits objets usuels comme des peignes et des tuyaux de pipe.
    _______________
    1. Dioscoride, Materia medica, Livre IV, chapitres 11 & 12.
    2. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 261.
    3. Joseph Roques, Plantes usuelles, tome 2, p. 260.
    4. Edward Bach, La guérison par les fleurs, p. 98.
    5. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 571.
    6. René Louis, Tristan et Iseult, p. 249.
    7. Michel Lis, Miscellanées illustrées des plantes et des fleurs, p. 44.
    8. Par exemple : le chèvrefeuille noir (L. nigra), le chèvrefeuille des Alpes (L. alpigena), enfin le chèvrefeuille des buissons ou camérisier (L. xilosteum), toutes espèces dont les baies sont considérées comme vomitives.
    9. Jean Valnet, La phytothérapie, p. 224.
    10. Liu Shaohua & Marc Jouanny, Phytothérapie alimentaire chinoise, p. 62.
    11. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 78.
    12. Larousse médical illustré, p. 243.

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Le chèvrefeuille des jardins (Lonicera caprifolium).

Le sureau (Sambucus nigra)

Synonymes : sureau noir, sureau commun, sus, suseau, aoussier, susier, seus, séu, seü, seür, saoü, seuillet, seuillon, sambu, sambuc, sabucus, haut-bois, arbre aux fées, arbre de Judas.

Bien de ces noms vernaculaires reflètent l’une des caractéristiques propres au sureau, c’est-à-dire la petite acidité de ses fruits, qu’on exprime habituellement par l’adjectif suret. Cela n’a semble-t-il pas désobligé les populations préhistoriques des trois millénaires précédant la naissance du Christ, puisque nombre de stations datant de l’âge de bronze, puis du fer, ont révélé la présence de dépôts de graines de sureau. L’on sait donc, qu’en Suisse et en Italie du Nord entre autres, on procédait déjà à la récolte primitive de ses baies, et en quantité suffisante pour, peut-être, imaginer la fabrication d’une boisson fermentée à base de baies de sureau, ce qui n’est, me concernant, que pure hypothèse. Ce petit arbre typiquement européen a donc une longue histoire, qui débute, avec sa déjà lointaine rencontre avec l’homme il y a de cela au moins 5000 ans, sinon bien davantage.
L’exercice périlleux qui m’attend maintenant sera celui de vous en faire un résumé suffisamment détaillé et exhaustif permettant de rendre compte de l’incomparable richesse dont cet arbuste sait faire la démonstration, parce que, en effet, dire du sureau qu’il a joué un grand rôle à bien des égards est loin d’être une gabegie.

Cela peut surprendre, mais le sureau était connu des anciens Grecs, du moins de Théophraste qui lui donnait le nom d’aktê. A cette époque, on a déjà repéré quelques vertus : l’histoire raconte que Hippocrate usait des baies et des feuilles comme drastiques dans l’hydropisie, et les hippocratiques à sa suite lui assignèrent d’identiques propriétés, le sureau étant bel et bien hydragogue (c’est-à-dire qu’il bouscule et déplace un liquide, ici l’eau), diurétique et laxatif. Il est donc actif, il oblige ceci ou cela à la circulation d’un point A à un autre B. C’est pourquoi, entre autres, il n’apprécie pas les affections par atonie. La lourdeur, la torpeur, la sclérose, l’immobilisme, ça n’est pas pour lui ! Dioscoride distingue l’aktê du chamaektê, autrement dit « sureau de terre », qui n’est autre que l’hièble la belle (Sambucus ebulus), une plante, par la taille, plus proche de la terre que son « grand » frère Sambucus nigra. Malgré ce différentiel de taille, il y a 2000 ans environ, l’on avait bien fait la remarque suivante : des propriétés médicinales de l’aktê à celles du chamaektê, eh bien, c’est kif-kif (c’est toujours le cas ; je rassure, comme ça, parce que des fois, on croit que les Anciens racontent que des âneries ; et si c’était le cas, croyez-vous que je collerais un a majuscule à Anciens, bien sérieusement ?) Donc, avec l’un, comme avec l’autre, on continue avec les -gogue (oui, le sureau permet d’aller à la selle, et même sans cheval, mais là n’est pas encore notre propos). Non, pour le moment, je parle du suffixe -gogue, que nous avons déjà lu dans le mot hydragogue. Eh bien, il provient du grec agôgos (ne riez pas !) qui veut dire « conducteur ». Ainsi trouvons-nous non seulement hydragogue, mais également cholagogue (= « conducteur de bile »), emménagogue (= « conducteur de menstrues »), etc., toutes propriétés dont le sureau noir est justiciable. Dans tous les cas, quand on trouve un -gogue à la fin d’un mot, cela veut dire que le truc en question trimballe quelque chose, d’un point A à un autre B. C’est bien ce que je disais. A l’extérieur, il a été remarqué que le sureau calme bien souvent les affections qui brûlent, ce qui ferait de lui un simple de nature aqueuse : ainsi trouvons-nous de bons effets du sureau sur les ulcères, les douleurs goutteuses, l’inflammation causée par la morsure de la vipère. C’est l’arbre des fièvres et des brûlures qui ont pour origine le feu et l’eau bouillante. Pour ces raisons, on a dit le sureau non ardent : pour preuve, c’est un mauvais combustible. Et tout cela, déjà, du temps des Anciens. Quand on voit à quel point tout cela est rempli d’exactitudes, on se dit qu’ils ne passaient pas que leur temps en ivresses bacchiques durant l’Antiquité (quoi que, la vérité est souvent dans le vin, dit-on, ou dans le bol de riz, si l’on est bouddhiste, mais c’est là une tout autre histoire).
Pline rajoute, à la suite de Dioscoride, que le sureau est, bien sûr, animé d’une propriété diurétique, applicable aussi bien à ses baies, à ses feuilles qu’à ses racines, et il ne craint pas d’assurer le statut tinctorial des baies de sureau noir dont on se sert comme d’une teinture capillaire. A cela, Galien associe au sureau des propriétés qui ont toujours cours, en particulier sur la sphère pulmonaire (expectorant et mucolytique) et cutanée (résolutif et « dessiccatif »).

Le sureau est un arbuste commun qui, contrairement à ces petits arbres – le buis, le houx – ne vit pas très longtemps (30 à 100 ans), et qui, à ce titre, me rappelle assez l’arbre aux papillons (Buddleja davidii), dont la durée de vie maximale est encore plus brève. Mais le sureau, dit-on, s’enracine facilement, c’est-à-dire qu’on en peut faire des boutures aisément. De même que le noisetier, le sureau est bien plus souvent un arbuste à troncs multiples : il ne craint donc pas de voir ses branches être coupées, lesquelles repoussent très rapidement de toute façon. Même si tu es un crétin, que tu le coupes à ras, que tu lui files des coups de masse sur la tronche, que tu le torsades ou l’écartèles à la manière des barbares d’un régime ancien qu’il est préférable d’oublier, eh bien, sache qu’il repousse(ra). De même que ce ginkgo japonais après le souffle de la bombe, en 1945. C’est ainsi, certains arbres montrent de quelle manière ils considèrent l’ignominie et la bassesse humaine (tu t’en doutes, lectrice, lecteur, qu’en ce qui me concerne, le végétal est tout, l’homme presque rien). Bref. Andersen l’appelait Maman Sureau, mais là, on peut dire qu’il en a dans le caleçon, le bougre ! Mais peut-être pas tant que ça, après tout. En effet, qu’est-ce qu’il fait, jamais bien loin des habitations, si ce n’est s’y chauffer les feuilles (qui n’est pas autre chose que la version champêtre de : se dorer la pilule) ? Oui, quand le temps bas et blafard tourne à la neige, ne le voit-on pas se blottir contre les épaisses murailles de même qu’un bambin dans les jupes de la mère ? S’il est très présent dans les campagnes, à une époque où la ruralité est encore importante, c’est parce qu’il est très fréquemment planté auprès des habitations. Ainsi a-t-on le sureau à portée de main, genre on ouvre la fenêtre, et hop, deux-trois ombelles, comme ça… Attends, ata, ataaa ! « Cette proximité doit nous interroger ». Et je puis dire qu’elle m’interroge encore depuis les quelques années où j’ai écrit ce truc. Nous aurons, à plusieurs occasions, l’opportunité de montrer de quelles manières le sureau a su jouer le rôle de compagnon.
Ce génie protecteur de la maison qu’est le sureau, va nous obliger à rester en Danemark, en particulier en la figure de Hans Christian Andersen qui apparaît très sensible au charme et à la grâce du sureau qui forme, en un de ses contes – La fée du sureau, le principal personnage. Ce conte débute ainsi : « Il y avait une fois un petit garçon enrhumé ; il avait eu les pieds mouillés. Où ça ? Nul n’aurait su le dire, le temps était tout à fait au sec. Sa mère le déshabilla, le mit au lit et apporta la bouilloire pour lui faire une bonne tisane de sureau : cela réchauffe ! » (1). Pour cela, la maman fait infuser des feuilles. L’on objectera qu’il eut été préférable d’opter pour des fleurs, je vous l’accorde. L’on peut s’arrêter là et passer à la suite. Mais il serait dommage de faire l’éclipse sur cette ambiance que sait merveilleusement rendre Andersen ; cocooning dirions-nous aujourd’hui ; soins bienveillants prodigués par la figure maternelle ; forte fièvre du petit garçon qui, peut-être, est à l’origine de la vision de cette fée du sureau qu’il voit sortir de la théière, de même qu’un génie de sa lampe. Cette fée ? C’est une charmante vieille dame qui « portait une drôle de robe toute verte parsemée de grandes fleurs blanches ; on ne voyait pas tout de suite si cette robe était faite d’une étoffe ou de verdure et de fleurs vivantes » (2). Délire de la fièvre ? Vision typique de celle qu’on peut obtenir dans une hutte de sudation ? En tous les cas, le sureau ne démérite pas de son empreinte magique, puisque, un peu plus loin dans le conte, Andersen nous apprend que « la fée était devenue subitement une petite fille, en robe verte et blanche avec une grande fleur de sureau sur la poitrine, et sur ses blonds cheveux bouclées, une couronne » (3). Effectivement, le sureau, bon compagnon, n’est jamais loin. Et même si l’on s’en éloigne, il demeure, fortement ancré en notre mémoire olfactive et émotionnelle, le parfum d’un souvenir, le souvenir de son parfum, chose qu’Andersen cherche à montrer dans un autre de ses contes (Une histoire de dunes), dans lequel le couple sureau et tilleul se rappellent immanquablement au bon souvenir du héros, parfum du tilleul conjugué à celui du sureau lui remémorant, où qu’il se trouve dans le monde, la terre qui l’a vu naître.

Arbre-médecine, le sureau est mis en scène au sein de rituels qui laissent effectivement penser qu’il participe autant du médical que du magique. S’il faut (re)lire Andersen pour s’en convaincre, alors soit ! Par exemple, Albert le Grand « rapporte une croyance […] issue de la magie sympathique, d’après laquelle l’écorce serait laxative lorsqu’elle est détachée du tronc de haut en bas et vomitive si l’on a opéré en sens inverse » (4). De l’importance du geste. Et, concernant le sureau, cela n’est point si bête, cet arbuste pouvant être aussi bien laxatif que vomitif, il purge par les deux extrémités d’après l’aveu que d’aucuns ont pu faire ! Ici, donc, le mouvement de celui-là même qui récolte semble déterminer le rôle que jouera l’écorce récoltée. Si la gestuelle est d’importance, le moment de l’année est lui aussi crucial : par exemple, on se doit d’opérer la récolte des fleurs à la fête-dieu (fête mobile, située 60 jours après Pâques ; elle a le plus souvent lieu en juin, parfois en mai). Ce qui n’est pas le cas de l’unique sureau, bien entendu. D’autres plantes sont aussi cueillies à cette même date, ou à d’autres, comme la Saint-Jean d’été, au 24 juin : selon Arnold van Gennep (1873-1957), le sureau (l’hièble majoritairement) entrait dans la composition des bouquets de la Saint-Jean. A cette période, « les inflorescences sont récoltées le jour même, la veille ou le matin avant le lever du soleil en Normandie, en Picardie et en Bretagne. Ces fleurs sont employées pour faire transpirer, lors des affections respiratoires, cutanées et oculaires » (5). Plus tard dans l’année, on fixe la date qui suit la Toussaint pour entreprendre la confection de ce que l’on appelle le bâton du bon voyageur, taillé dans un long jet de sureau, et dont nous reparlerons. Par ailleurs, sans pour autant se raccrocher à une date quelconque, on cueille le sureau dans le Morbihan pour les maladies de peau, le lavage des plaies, dartres et ulcères, dans le Maine-et-Loire pour les diarrhées ; en Franche-Comté, sureau noir et hièble « se retrouvent dans la litière des bêtes pour prévenir ou guérir les maladies locomotrices » (6). Ailleurs encore, on utilise la moelle contenue dans les jeunes rameaux, et portant le joli nom de médulline, ou bien les feuilles de sureau contre les verrues en procédant ainsi : frotter une feuille de sureau sur une verrue permet de la supprimer, à l’expresse condition que cette feuille-là soit enterrée après l’opération. La feuille finit par pourrir : la verrue est censée disparaître. Tout cela peut sans doute paraître taillé dans le bric et le broc. Il est vrai que ces quelques données – que je n’ai pas toutes mentionnées ici tant elles sont nombreuses – forment un patchwork, ma foi fort chamarré dont la richesse est le reflet d’usages locaux s’additionnant les uns aux autres, aucun lieu-dit, aucune petite commune, aucune région ne pouvant se targuer de l’universalité de l’usage médico-magique du sureau : la preuve, vous passez d’une région à une autre, les emplois changent aussi. C’est en totalisant une grande partie de tous ces micro-savoirs que l’on se rend compte que le sureau relève du statut de pharmacie de campagne.
Tout ceci vous semble « folklorique » ? Attendez que je vous embarque, vous n’avez encore rien vu, parce que le sureau ne se cantonne pas qu’au territoire français, tant s’en faut. En Allemagne, ainsi qu’en Danemark, l’on ne peut s’adresser au sureau sans une supplique, ce qui est la moindre des choses. Au Tyrol, le respect qu’on lui porte se traduit par le fait d’ôter son chapeau quand on le croise. Et si jamais on porte le fer sur lui, si on a besoin de son (mauvais) bois de chauffage pour une flambée, il est impératif de s’excuser auprès de lui, ce qui est là, une fois de plus, la moindre des choses. Et, bien sûr, comme entre-temps on a oublié ces antiques recommandations, parce que l’homme devient inexorablement de plus en plus bête, il arrive que « si on le brûle sans s’excuser à lui de l’abattre pour cause de nécessité […] les champs perdent leur fécondité et les poules ne pondent plus » (7). Et oui, comme le rappelle si justement Angelo de Gubernatis, « on n’endommage pas un sureau impunément » (8). Il n’est pas impossible que ces manquements à la règle aient été à l’origine d’un désastre dont on n’aurait subi que la conséquence sans en comprendre la cause qui tient finalement en peu de mots : on n’a rien sans rien, si l’on prend sans rien donner en échange, la balance se déséquilibre, au risque de se recevoir un plateau en pleine tronche. L’équivalence de l’échange. Même dans les sociétés primitives, l’on savait ce que cela veut dire. La dernière fois que j’ai eu la malchance de voir, malgré moi, un sureau être détruit, le champ qui se trouvait à sa proximité immédiate a été inondé pendant plusieurs semaines, alors que jamais auparavant. Bon. Et, si, bête on est devenu, il n’est pas impossible non plus qu’on ait rejeté toute la faute sur le soi-disant coupable, le sureau. Et à bien considérer l’histoire européenne du sureau, eh bien, des manquements à la règle, il a dû y en avoir des masses, tant le sureau fut décrié, lui-même qui est proche du voisinage de cette autre sale bête, l’ortie (le sureau et l’ortie : deux, oui !, deux pharmacies de campagne côté à côté, et c’est tout ce que cela fait à certains !…). Mais on ne peut pas invoquer sa seule promiscuité avec Urtica urens pour expliquer la mauvaise réputation de porte-malheur qui lui colle aux guêtres. Oui, « on peut légitimement se demander quel raccourci simplificateur a pu permettre la mise à l’index du yèble et avec lui de tous nos sureaux noirs et rouges. La chose est vraie partout, exceptée dans les régions de l’Est et du Nord de notre pays, régions mitoyennes des pays sous influence germanique, dont les habitants vénèrent l’arbre aux fées » (9). Enfin, ça dépend lesquels : pour Hildegarde de Bingen, le sureau n’est pas très utile (ce qui, remarquons-le, n’est pas synonyme de nuisible). Bref. A cette interrogation de Bernard Bertrand, il est autorisé d’apporter quelques éléments de réponse qui tiennent, tout d’abord, dans ce que le légendaire chrétien a bien voulu faire du sureau en général, de ses baies en particulier qui, en premier lieu, n’étaient que rouges, puis devenues noires seulement pour rappeler la malédiction, le remord aussi, très certainement – bien que cela soit là une hypothèse très peu probable – parce que Judas le traître se serait pendu à un sureau. De fait, pour le christianisme, le sureau est devenu le bois du diable, subtile manière (enfin, aujourd’hui la ficelle est un peu grosse), d’en détourner les croyances païennes. Quant à Judas, cela ne relève que de la fable, sachant que le sureau ne pousse pas des masses dans les environs de Jérusalem et qu’il existe arbres autrement plus solides pour y passer une corde. Passons. Non, ce que tout cela met en évidence, malgré les efforts déployés pour viser à la dissimulation, ce sont les rôles qu’a pu jouer le sureau dans une grande partie de l’Europe païenne. Diaboliser le sureau, qui pousse partout, a été une bonne méthode pour lutter contre les ennemis du christianisme et leurs croyances, que l’on a rapidement cherché à reléguer au rang des superstitions ridicules et dangereuses. « Le sureau est l’arbre de la condamnation, écrivait Robert Graves, d’où la persistante malédiction concernant le nombre 13 » (10). Si l’on se rappelle généralement de l’anecdote du « treize à table » (qui n’a rien à voir avec le sureau, bien sûr), l’on sait peut-être moins que dans le calendrier celtique, le sureau occupe l’ultime place, c’est-à-dire le treizième mois de l’année. Pour les Celtes, la nouvelle année débute à Samhain, avec le bouleau, lequel est donc précédé du sureau, aussi sûrement que le Bélier suit le signe des Poissons, sureau donc qui achève les dernières journées de ce calendrier des Celtes. Et, d’ailleurs, qu’attendre d’un arbre dont l’ombrage, voire même le parfum, qui porte plus loin, peut faire tomber en malaise, sinon même causer la mort ? Cela le rapproche de l’if (si, si !) ; on a cru même bon (?) de tenter de déceler vainement dans son nom allemand – holunder – un évident clin d’œil à la déesse nordique de la mort, Hela. Hélas. Le sureau, ou comment tout mélanger ; en prétextant que le mot holunder commence (presque) comme Hela. De qui se moque-t-on ?
Au berceau le bouleau, au cercueil le sureau. Et certainement pas l’inverse, sans quoi c’était risquer d’attirer la malchance ou, bien pire, la mort (même si j’ai du mal à me figurer une boîte funéraire taillée dans le bois d’un sureau ; j’sais pas ; à moins d’en abattre plusieurs).
Eh bien, heureusement que certains de nos prédécesseurs ne sont pas restés aussi aveugles aux bienfaits du sureau, ce qui tombe très bien, c’est un remède ophtalmique. Une coutume assez particulière avait cours : il suffisait de se passer l’écorce sur les yeux pour s’éclaircir la vue. En tous les cas, d’un point de vue de la croyance populaire, cela avait pour conséquence d’éloigner de la vue les sorciers et les sorcières. Et là, une fois de plus, l’on risque de tomber bien à plat. Parce que, outre qu’il est, comme on l’a vu, l’arbre des fées, le sureau passe aussi pour être celui des sorcières. Sans qu’on comprenne jamais s’il est :
-l’arbre qui permet de chasser les sorcières ;
-ou l’arbre qu’ont à leur disposition les mêmes sorcières pour opérer leur, forcément, sombres méfaits.
Pas d’hystérisation, ni individuelle, ni collective, merci bien : l’on sait bien que la plupart des chasseurs de sorcières ne se rendaient à la campagne que pour s’y salir les bottes, et que certains édictaient leurs condamnations d’un lointain salon feutré et poudré. N’oubliez pas ceci, jamais : la sorcière d’avant-hier, ça n’est ni plus ni moins que le juif d’hier, lesquels deux ont été regardés de la même manière qu’on regarde aujourd’hui le pauvre et le migrant. D’ailleurs, avançons deux autres questions :
-Quelle est notre vision personnelle de la mort ?
-Quel sens donne-t-on au concept même de sorcière ?
Dès lors qu’on peut répondre à ces deux questions, l’on prend position. Et cette position, quelle qu’elle soit, dessine, pour beaucoup, le profil du sureau. La mort, la vision, l’expérience qu’on en peut avoir, etc., n’est pas la même pour tous, de cela nous ne pouvons qu’en convenir. De même, la sorcière est dite malfaisante par untel, bienveillante par tel autre. Mais c’est ainsi, la sorcière échappe à l’universalité, et, dans un sens, tant mieux. Elle appelle une comparaison : Robin des Bois. Bienfaisant pour les renégats et les paysans pauvres réfugiés dans la forêt de Sherwood, il est, tout au contraire, bête malfaisante, ortie qu’il faut nécessairement extirper de terre, pour le shérif de Nottingham et ses imbéciles de sbires. Non. Décidément non. Quand je vois qu’on s’en prend au sureau, c’est une attaque répétée, une fois de plus perpétrée, à l’encontre de ma sœur la sorcière, de mon frère le rebouteux, guérisseur des campagnes. C’est leur simplicité – au noble sens du terme – et leur beauté que l’on attaque. Et cela n’est pas tolérable. Ajoutons encore au fardeau du sureau : en Allemagne, où l’on dit que le sureau soulage les maux de dents, cet arbuste demeure encore assez peu mal vu, en honneur, peut-on même se risquer à admettre. Mais qu’en Suède les femmes enceintes aillent jusqu’à l’embrasser afin de s’en attirer la bienveillance, voilà qui commence à bien faire ! Fallut-il nécessairement voir, derrière chacune de ces femmes, une sorcière ? C’est, on peut l’avouer, n’ayons pas peur, ce que d’aucuns n’hésitèrent pas, sans trembler, à marteler. Quand « un chant populaire russe nous apprend que les sureaux éloignent les mauvais esprits, par compassion envers les hommes » (11), qui faut-il brûler ? Et que faire de celui qui bat ses vêtements avec une branche de sureau, s’assurant par là de les désensorceler ? Même lorsque l’arbuste combat ce que l’on peut qualifier de « mauvais », il est mal vu, très probablement, parce qu’on recherche la lutte contre ce mal par des moyens profanes (pour ne pas dire païens), non consacrés par l’Église. Poursuivons : afin de protéger sa maison des serpents, il est bon de planter un sureau à chacun de ses coins, car « le pied du sureau ne permet point aux reptiles d’y faire leur demeure » (12). Et si cela ne suffit pas, la tige de sureau permet de frapper à mort les serpents. Outre la protection des habitations (mettre en fuite les voleurs, neutraliser la puissance d’un volt qu’un malfaisant ferait l’erreur d’enterrer au pied de l’un de ces arbres, etc.), mais aussi celle des biens et des personnes, le sureau était parfois convié lors des rites nuptiaux. Ainsi, en Ukraine et en Serbie, le bâton de sureau est-il de bon augure durant les noces. Ce qui n’est guère étonnant, permettant sans doute la bonne conduite des opérations, ce par quoi les qualités propitiatoires du bâton de sureau sont depuis bien longtemps fort reconnues et exploitées comme telles, ainsi que l’explique le Petit Albert, qui expose, dans le détail, le secret de fabrication du bâton du bon voyageur : « Vous cueillerez, le lendemain de la Toussaint, une forte branche de sureau, dont vous ferez un bâton que vous approprierez à votre mode. Vous le creuserez en ôtant la moelle qui est dedans et, après avoir garni le bout d’en bas d’une virole de fer, vous mettrez au fond du bâton les deux yeux d’un jeune loup, la langue et le cœur d’un chien, trois lézards verts, trois cœurs d’hirondelles, et que tout cela soit séché au soleil entre deux papiers, les ayant auparavant saupoudrés de fine poudre de salpêtre. Et vous mettrez, par-dessus tout cela, dans le bâton, sept feuilles de verveine, cueillies la veille de saint Jean-Baptiste, avec une pierre de diverses couleurs, que vous trouverez dans le nid d’une huppe. Et vous boucherez le haut du bâton avec une pomme de buis, ou telle autre manière que vous voudrez, et soyez assuré que ce bâton vous garantira des périls et incommodités qui ne surviennent que trop ordinairement aux voyageurs, soit de la part des brigands, des bêtes féroces, chiens enragés et bêtes venimeuses. Il vous procurera aussi la bienveillance de ceux chez qui vous logerez » (13). Face à un bâton empli d’autant de prodigieux effets, l’on ne s’explique plus que l’Église en ait cherché l’interdiction, la destruction même de l’idée, son extirpation nette et définitive (d’autant plus quand on a connaissance que le sureau avait, en Irlande, la préférence de la sorcière pour s’en faire un bâton de monture). Mais, plutôt que de piauler comme une chatte à qui l’on a enlevé les petits, considérons plutôt certains éléments sertis au sein des quelques phrases tirées du Petit Albert. Non pas que le bâton de sureau soit solide – ça n’est pas une canne qui facilite la marche et la locomotion – mais il est si léger : de même que le calamus d’une plume (c’est-à-dire sa hampe), le bâton de sureau est (presque) tout à fait rempli d’air. Alors, il n’est pas tout à fait surprenant qu’on ait vu en cet arbuste le maître des « transports aériens ». C’est à travers cette légèreté, qu’on a pu lui assigner la propriété de faciliter les voyages, car on voyage d’autant plus loin, et sans moins de fatigue, dès lors qu’on voyage léger. Le bois de sureau ne pèse effectivement pas bien lourd, une paille pourrait-on dire. Dès lors, il n’étonne personne qu’il put tomber dans le giron d’une divinité pour laquelle voyages et protection des voyageurs est monnaie courante : Hermès, qui implique l’idée de mobilité, tant physique (voyage proprement dit, déplacements, etc.) que psychique (communication, information « téléportée », chant, musique, « appel de loin », etc.). Et si l’on ne peut pas moduler sa voix pour la faire porter au loin, l’on peut toujours, non pas y aller à pieds, mais à cheval : à cela, les Celtes s’y entendaient : étant d’excellents cavaliers ils purent, sans trop de difficultés, se déplacer d’un point A à un autre B. Et pour les distances plus courtes, ils usèrent d’un porte-voix, dont bien d’entre leurs ennemis durent trouver effroyable le chant : le carnyx qui, en l’occurrence, est un peu le sureau, mais bien plus lourd ! L’on rapporte que c’est dans des rameaux creux de sureau qu’on taillait des sifflets et des flûtes, instruments d’appel et d’interpellation. Et c’est bien de cela dont il est question : un rameau de sureau, vidé de sa moelle, forme un tuyau parfait, aussi efficace que le roseau. Il donne des flûtes de qualité, non dénuées de pouvoir comme a pu le suggérer un conte que je libelle ci-après : « Un roi riche et puissant se désolait de ne point avoir d’enfant. Il alla voir trois fées qui lui promirent un héritier. A la naissance de l’enfant, la première fée lui fit don de la beauté, la deuxième de la sagesse et de l’honnêteté, mais la troisième affubla le jeune prince d’oreilles d’âne pour qu’il ne soit point gagné par l’orgueil. Le petit prince grandit en cachant ses oreilles sous un chapeau. Devenu jeune homme, le roi chercha un coiffeur capable de couper les longs cheveux de son fils sans que le secret ne soit trahi. Un maître barbier prêta serment, cependant il ne pût s’empêcher de chuchoter ce si lourd secret à un sureau. Puis, un joueur de biniou vint à passer par-là et tailla une branche dans le sureau afin de s’en faire une flûte. Ce dernier arriva au château et voulut honorer le roi en lui jouant un air. Hélas ! La flûte libéra le terrible secret confié au sureau par le barbier : ‘Le fils du roi a des oreilles d’âne qu’il cache sous son chapeau !’ Le roi, alors fou de rage, fît la promesse de châtier durement la félonie du barbier. C’était sans compter sur la sagesse du jeune prince qui, bien qu’il possédât des oreilles d’âne, proclama que cela ne l’empêcherait en rien d’être un bon roi. A ces mots, ses oreilles disparurent. » Remarquez que dans cette histoire, le sureau n’est incriminé de rien, il n’est que l’instrument du transport d’une vérité, rien de plus, la flûte enchantée, révélatrice de secrets, se situant assez bien dans les prérogatives (pour ne pas dire les cordes) du sureau, ainsi que de son ogham, Ruis (ᚏ), effectivement léger comme une plume. A travers le conte relaté ci-dessus, il faut retenir la capacité du sureau à dire l’indicible, à prendre contact, de ce monde à l’autre, de manière aisée : Ruis exprime cette facilité, d’autant que les instruments qu’on en tire – sifflets, pipeaux – permettent d’appeler les esprits et de communiquer avec les défunts, d’entrer en contact avec l’autre monde en général. Lors de la nuit de Walpurgis, que six mois séparent de celle de Samhain, il était de coutume de porter des couronnes de branches de sureau afin de voir, en cette autre nuit particulière, les esprits des morts.
L’histoire européenne du sureau, sa réputation à travers tous les territoires qui composèrent et recomposèrent ce continent, est telle que cet arbuste entretient des liens étroits avec des divinités aussi bien nordiques (Thor), germaniques (Donar, soit l’équivalent de Thor), lettones (Puschkaitis) que gauloises (Taranis, Sucellos). Ici, que le mot Ruis lui-même ait pu signifier rouge en ancien irlandais est fort intéressant, car quoi de mieux qu’un Ruis / red / sureau pour signifier, par cette couleur, mais aussi ce qu’elle peut représenter, la vivacité du fluide vital, ce qui, à bien proprement parler, coule de source ! Ainsi, parce que le sureau en appelle à la souplesse meuble, son ogham Ruis indique-t-il, lui, le (re)nouveau, la (ré)génération, le changement, l’évolution, etc., mais en aucun cas la stagnation (par exemple, il « articule » : c’est un remède du rhumatisme articulaire aigu, de l’arthrite, des douleurs névralgiques : il agit donc bien, là aussi, sur la locomotion, de même qu’il permet une meilleure articulation des sons musicaux et de la voix). Si tel est le cas, cet ogham est une invitation à se « remuer ». En cela, Ruis évoque la déesse hippomorphe Épona, patronne des voyages. Avec Ruis, il est donc question de voyage, de mobilité, de déplacement, tant sur le plan physique que mental, appelant dans ce dernier cas la souplesse d’esprit, la volonté de résoudre des conflits intérieurs entravant le bon cheminement des idées spirituelles, enfin la légèreté et l’aisance aérienne dans l’exécution de ces tâches.

Histoire de contredire quelque peu Bernard Bertrand, il n’est pas exactement vrai que les régions où le christianisme s’est particulièrement implanté aient tout abandonné du sureau. Par exemple, l’école italienne de Salerne recommande le sureau, mais lui préfère les fleurs plutôt que les feuilles, pour une simple raison olfactive : « Laissez les feuilles de sureau. Nous n’en faisons nul cas dans notre pharmacie. Sa fleur est estimée ; en voici la raison ; la feuille sent mauvais, et la fleur sent fort bon ». En Italie, toujours, le médecin toscan Matthiole, s’il n’ajoute rien de neuf à propos du sureau, reprend cependant ce qu’en ont dit ses prédécesseurs. Au même siècle, Rembert Dodoens, formé à l’université catholique de Louvain (Belgique), indique les propriétés diurétique, purgative et sudorifique du sureau. A la même époque, Jérôme Bock en recommande lui aussi la décoction de l’écorce comme purgatif et Petrus Forestus le suc comme hydragogue.
Bien plus tôt, des personnalités religieuses telles qu’Hildegarde de Bingen et Albert le Grand ont fait cas du sureau. Quand bien même l’abbesse en fait bien peu (elle reconnaît juste à l’holerbaum une qualité contre la jaunisse), Bernard de Gordon lui découvre une propriété dont l’action se porte sur l’hydropisie et Albert le Grand saura se montrer davantage prolixe à son sujet. En fait, christianisme ou pas, du sureau on colportera bien des recettes à travers les siècles : les feuilles de sureau entrent dans la composition d’un « baume excellent pour se garantir de la peste », proclame, sûr de lui, le Petit Albert (14), tandis que le Grand Albert indique qu’on a « trouvé qu’il n’est rien dans la médecine de plus excellent que l’huile de noix faite au soleil avec des fleurs de sureau, pour guérir les nerfs offensés » (15), soit le type même de préparation qui fera se dresser les cheveux sur la tête de quelqu’un comme Émile Gilbert, s’en prenant au sureau en ces termes : l’huile de sambuc est une « huile, comme le nom l’indique, dans laquelle on faisait infuser ou bouillir de l’écorce de sureau (sambucus) et qui jouissait alors d’une très grande réputation comme remède souverain contre les brûlures. Que de douleurs subissaient les pauvres blessés auxquels on infligeait ce traitement ou plutôt ce supplice barbare ! » (16). Qu’attendre de plus de la part du pharmacien de Moulins, qui émet cet avis en toute fin du XIX ème siècle seulement (1886) ? Si on le ressuscitait, il serait de ceux qui militent farouchement contre l’homéopathie (pour situer un peu le personnage). Il faut quand même le faire que de déployer autant de mauvaise foi à une époque où Lecoq extrait de la seconde écorce de sureau noir une molécule vue comme un succédané de la caféine et possédant des domaines d’action assez similaires à ceux de la grande digitale pourpre ! D’ailleurs, bien avant Gilbert, on s’est fait fort de tirer au clair les propriétés du sureau : les Français Joseph-Henri Réveillé-Parise (1782-1852) et Fernand Martin-Solon (1794-1856) y contribuèrent, de même que l’Anglais Thomas Sydenham (1624-1689), le Hollandais Herman Boerhaave (1668-1738), l’Allemand Hieronymus David Gaubius (1705-1780) et l’Écossais William Buchan (1729-1805), pour n’en citer que quelques-uns, lesquels ont, soulignons-le, le point commun d’être médecins, et d’avoir reconnu dans le sureau un remède diurétique et hydragogue puissant, qu’ils expérimentèrent sur les épanchements séreux, l’ascite ainsi que les autres « eaux abdominales ». Aussi, je doute fort que tous ces scientifiques (non seulement ils sont médecins, mais parfois aussi chimistes, botanistes, etc.) issus de plusieurs pays européens, aient pu se fourvoyer chacun à son époque. Au XX ème siècle, on est déjà loin des agaceries d’Émile Gilbert, dont l’histoire n’aura pas retenu le nom, au contraire des Boerhaave et Sydenham surtout. En 1901, Malméjac isole de l’écorce de sureau un alcaloïde, la sambucine. Quatre ans plus tard, le pharmacien Émile Bourquelot met en évidence la présence d’un glucoside cyanogénétique dans le sureau, la sambunigrine. Enfin, en 1932, Much décèle dans les fleurs de sureau la présence d’une hormone.

Le sureau est un petit arbre de six à dix mètres de hauteur, au grand maximum, mais en général beaucoup moins. Ce que, autrement dit, l’on appelle un arbuste, dont l’envergure semble dépendre, pour beaucoup, de son proche environnement : les deux derniers sureaux remarquables que j’ai pu rencontrer étaient des sujets isolés, bien que non éloignés d’habitations, mais s’étant, à cette occasion, affranchis de la haie, de la clôture et de la broussaille. Cet isolement explique-t-il que ces deux sureaux soient portés par un seul et unique tronc bien solide, contrairement à ceux visibles en sous-bois ou ceux qui, en compagnie de l’églantine et de l’aubépine, composent habituellement la haie, de taille plus modeste, entrelacés les uns aux autres presque, histoire de démontrer, par A + B, que l’union fait la force ? C’est plus souvent ainsi que l’on rencontre le sureau, malingre et fluet, le long des ruisseaux et des chemins qui bordent des terres incultes, friches, ruines et autres décombres. Ou bien dans tous ces autres lieux (en bordure de maison, au fond du jardin) où il recherche la fraîcheur et l’ombre, quitte à enfoncer ses racines dans les anfractuosités des vieux murs. Il est donc bien plus près de l’homme qu’il s’en éloigne généralement. Et cette proximité ne s’explique pas seulement par le fait que le sureau ami souhaite faire un brin de causette avec l’homme, non : on a, depuis, compris une autre de ses affections : l’attraction pour les terrains gras et riches en azote, d’où la présence de cet arbuste non loin du fumier et du compost entre autres.
Plus habituellement, le sureau est constitué par des troncs multiples qui démarrent tous à ras de terre, comme on peut les voir faire chez le noisetier. Chacun d’eux étant très ramifié et porteur de rameaux parfois long de trois à quatre mètres, cela donne à l’ensemble, pour un seul et même pied, un port buissonnant. Cette armature se compose tout d’abord de branches à l’écorce crevassée et ponctuée de lenticelles liégeuses, puis de rameaux légèrement striés longitudinalement, glanduleux, de couleur brun beige (cf. photo ci-dessus), et d’autres encore plus jeunes, verts et fistuleux.
A l’état juvénile, les rameaux porteurs de feuilles sont creux et garnis d’une moelle blanche, la médulline, ce qui, en plus de la légèreté de son bois, renforce le côté aérien du sureau. Malgré la neige et le gel, ils bourgeonnent très tôt dans l’année, préparant de longues feuilles (20 à 25 cm) composées de cinq à sept folioles lancéolées et dentelées (sauf à leur base), qui dégagent une odeur peu plaisante lorsqu’elles sont froissées entre les doigts. Les toutes petites fleurs du sureau, 8 mm, à cinq lobes de couleur blanc crème fichés d’anthères jaune poussin, se regroupent en corymbes, fausses ombelles de fleurs formées de plusieurs ombellules, dont le diamètre atteint parfois 20 cm. On dit aussi leur parfum peu avenant, musqué même, « subtile mais dérangeant ». (Mais mieux vaut le laisser à la libre appréciation de chacun, sachant comme nous sommes inégaux face aux odeurs.)
Enfin, des billes rondes et luisantes, légèrement acides et noires à maturité, emplies d’un jus violacé et de petites graines plates et friables, surviennent généralement au mois de septembre.

L’arbre de Judas possède même son champignon : en effet, les vieux sureaux surtout sont porteur d’un cousin du champignon noir (Hei Mu Er, 黑木耳) de la cuisine asiatique : l’oreille de Judas ou oreille du diable (Auricularia auricula-judae). Par chance, l’oreille de Judas, bien que presque insipide, n’est pas mortelle. C’est peut-être lui dont parle Hildegarde de Bingen lorsqu’elle mentionne l’existence du champignon qui pousse sur le sureau.

Le sureau noir en phytothérapie

Pharmacie de campagne. L’on n’a pas cru si bien dire. Puisque le sureau, on l’a épluché des pieds à la tête durant sa déjà longue carrière thérapeutique. Autrement dit, comprendre qu’on a prélevé sur lui diverses fractions végétales, allant de ses petites fleurs blanches qui éclosent au printemps jusqu’à l’écorce de ses racines (racines auxquelles on fichera la paix, merci bien, même si cette écorce racinaire a été donnée, de tous temps, comme bien plus efficace que son homologue aérienne). De toute façon, ce petit arbre des campagnes est bien assez riche de substances diverses disséminées dans toutes ses parties, pour qu’on n’ait pas besoin d’aller déraciner – et donc détruire – l’arbre pour les besoins de la cause. Ce qui serait injuste et criminel, sachant que la plupart des autres parties qu’il est possible de prélever sans dommage pour le sureau sont presque aussi efficaces : c’est pourquoi nous compterons ici uniquement sur les fleurs bien épanouies, les feuilles, la seconde écorce (le liber bien vert) des rameaux âgés d’un ou deux ans, enfin les baies parvenues à parfaite maturité. L’on a parfois donné un peu d’intérêt aux semences : nous saurons nous en passer, d’autant qu’elles contiennent une huile végétale éméto-cathartique. De même pour la médulline, c’est-à-dire la moelle blanche et légère garnissant l’intérieur des rameaux du sureau.
Sur la question des odeurs et des saveurs, force est de reconnaître que le sureau nous contraint à la quasi unanimité. Mais les avis sont si tranchés qu’on peut légitimement se poser la question de savoir dans quelle mesure la subjectivité y est pour quelque chose dans leur émission. Nous autres humains, nous le savons, ne sommes pas aidés par la nature olfactivement. Mais quand quelque chose est repoussant, on a généralement les mots pour le dire, aussi rares soient-ils. Et quand on n’en a pas, restent les grimaces (cependant, bien difficile de vous montrer la mienne au seul souvenir des feuilles froissées de sureau par exemple). C’est sans doute sur le parfum des fleurs fraîches de sureau que l’on remarque les plus grands écarts puisqu’il a été, d’une part, décrit comme suave, d’autre part comme tout à fait bof, voire même poussant l’incommodité à filer du côté du fétide et du nauséeux, sensation olfactive devenant de plus en plus désagréable au fur et à mesure qu’on y est exposé (cette sensation s’atténue au séchage). De même que l’odeur des feuilles qui disparaît une fois sèches, et tant mieux d’ailleurs, parce que fraîches et froissées, c’est l’horreur. La seconde écorce des rameaux n’a pas à pâlir non plus, elle tient, elle aussi, une place bien méritable sur le point de vue strictement olfactif, étant dotée d’un parfum fort nauséeux, soumettant, une fois de plus, les narines à une désagréable expérience. Et l’on va voir qu’en ce qui concerne la saveur des fleurs, feuilles et écorce, ça n’est pas la joie non plus : les fleurs, tout d’abord sucrées, tournent à l’amer. Les feuilles, elles, sont fortes et amères, tout court, assez semblablement à l’écorce qui, traîtreusement douceâtre pour débuter, glisse en direction de l’âcreté, de l’amertume, le tout dans cet ordre, et rehaussé d’un relent nauséeux. En définitive, seules les baies (bien mûres) tirent leur épingle du jeu : sans véritable odeur, elles sont de saveur fraîche et agréable, légèrement sucrées et acidulées.
Maintenant, sans être exhaustif, l’on va tenter de faire un compte-rendu pas trop fouillis des constituants biochimiques susceptibles d’être décelés dans le sureau.
Bien sûr, ces parfums dont nous avons parlés, il faut les mettre sur le compte de différentes essences aromatiques (écorce, baie, fleurs : ces dernières contiennent environ 0,2 % d’une essence de nature butyreuse), de la résine, des acides (malique, vinique, valérianique, acétique, tannique, citrique), des flavonoïdes (fleurs, baies), des sels minéraux et oligo-éléments (calcium, fer, sodium, magnésium, beaucoup de potassium, soufre surtout dans les fleurs et l’écorce), de l’albumine (fleurs, écorce), des sucres (saccharose dans les feuilles, glucose dans les baies, un peu de sucre de raisin dans l’écorce), un alcaloïde, la sambucine (dans les fleurs, l’écorce et les feuilles), un glucoside cyanogénétique, la sambunigrine (présente dans les fleurs, l’écorce et les feuilles), du tanin (baies, fleurs, écorce, feuilles), de la gomme (baies, écorce). A cela, ajoutons encore pour l’écorce de la pectine ; pour les fleurs de la choline et du mucilage ; pour les baies de la cire, des vitamines (A et C), des pigments, de la tyrosine, des composés phénoliques, etc.
Voilà. La liste est encore longue. Mais nous ne tomberons pas dans le piège – puits sans fond – des données pharmacologiques. Voyons plutôt maintenant ce que le sureau a dans le ventre.

Propriétés thérapeutiques

  • Anti-infectieux : antifongique, antibactérien (sur streptocoques, pneumocoques, staphylocoques et entérocoques), immunostimulant, augmente la résistance aux infections
  • Mucolytique, expectorant, antispasmodique, antitussif
  • Purgatif, laxatif
  • Diurétique, déchlorurant, dépuratif
  • Sudorifique, hydragogue
  • Fébrifuge
  • Anti-inflammatoire, antinévralgique, antirhumatismal, antigoutteux, analgésique (?)
  • Détersif, résolutif, émollient, adoucissant et sédatif cutané, éclaircissant du teint, estompeur des taches de rousseur
  • Anti-ophtalmique
  • Galactogène
  • Antilithiasique (?)
  • Anti-épileptique

Note : l’oreille de Judas, champignon cupulaire dont nous avons parlé un peu plus haut, partage quelques-unes des propriétés médicinales de l’arbre sur lequel il pousse. Il est essentiellement diurétique, anti-ophtalmique et affecté aux troubles des voies respiratoires hautes (engorgement amygdalaire, angine, etc.).

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère pulmonaire + ORL : bronchite, bronchite chronique, catarrhe bronchique, pneumonie, rhume à ses débuts, rhinite, rhinite allergique (rhume des foins : en préventif), asthme, angine, pharyngite, toux, enrouement, otite, autres infections respiratoires (adjuvant dans la tuberculose pulmonaire chronique ; grippe, refroidissement, fièvre simple, fièvre éruptive : le sureau favorise l’éruption ou son retour dans la rougeole, la variole et la scarlatine)
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, constipation, constipation par atonie intestinale, diarrhée et dysenterie (pour ces deux derniers points, cela concerne uniquement les feuilles sèches et pulvérisées, prises en quantité modérée)
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : dysurie, anurie, lithiase urinaire (?), cystite, colibacillose, néphrite (aiguë, chronique, œdémateuse), rhumatismes, rhumatismes articulaires aigus, arthrite, goutte
  • Troubles locomoteurs : contusion, entorse, fracture, névralgie
  • Affections cutanées : irritation, démangeaison et inflammation en général, eczéma, érysipèle, érysipèle traumatique, panaris, phlegmon, furoncle, plaie, plaie de nature gangreneuse, ulcère, abcès, tumeur froide, dartre, dermatose, teigne, brûlure, engelure, gerçure, verrue, zona, soins du visage (peau grasse)
  • Affections oculaires : ophtalmie, conjonctivite, inflammation et eczéma des paupières, orgelet
  • Affections bucco-dentaires : stomatite, fluxion dentaire
  • Affections œdémateuses : hydropisie, ascite, pleurésie, anasarque, engorgement atonique des viscères abdominaux, engorgement articulaire, toute autre forme de rétention liquidienne
  • Douleur hémorroïdaire, hémorroïdes sèches, hémorroïdes fluentes
  • Saignement de nez, autres petits saignements
  • Piqûre d’abeille, piqûre d’ortie (^^), morsure de vipère
  • Épilepsie (17)

Modes d’emploi

Dans l’ancien temps, de nombreuses préparations pharmaceutiques contenaient du sureau : on trouvait ses fleurs dans l’eau générale, ses feuilles dans l’onguent martial, ses baies dans l’eau hystérique, etc. Beaucoup d’entre elles ont été abandonnées. Parmi toutes celles qui nous restent, j’en ai sélectionnées un certain nombre, trop précieuses pour être négligées.

  • Infusion de fleurs sèches ; infusion de feuilles seules ou accompagnées : sureau (½) + sauge (½) ; sureau (½) + tilleul (½) – couple cher à Andersen (^^) – ; sureau (½) + feuilles de noyer (½).
  • Décoction des feuilles, des baies ou de la seconde écorce.
  • Suc de baies fraîches, suc de seconde écorce (éventuellement mêlée à du vin blanc).
  • Macération vineuse (vin blanc) d’écorce fraîche, macération vineuse (vin blanc) de fleurs.
  • Rob (confiture sans sucre ajouté durant la cuisson) de baies fraîches.
  • Onguent : seconde écorce fraîche bien broyée puis bouillie dans de l’huile d’olive ; mélange auquel on ajoute de la cire d’abeille en fin de préparation afin de composer une pâte assez souple.
  • Pommade : variante de la précédente, à la différence qu’on fait bouillir la seconde écorce broyée dans l’axonge jusqu’à réduction.
  • Cataplasme : fleurs de sureau broyées et mêlées à de la farine de froment qu’on délaye avec juste assez d’eau pour en confectionner de petites galettes qu’on fait cuire et qu’on applique encore chaudes sur les paupières (entre deux épaisseurs de gaze, ça évite d’avoir des miettes plein les yeux ^^).
  • Bain médicinal : deux poignées de fleurs de sureau dans un sac en tissu à placer dans l’eau chaude d’un bain. Pendant dix minutes, pour réguler les peaux grasses.
  • Vinaigre de fleurs de sureau (recette n° 1) : faites macérer 10 g de fleurs de sureau fraîches dans ½ litre de vinaigre de cidre pendant trois bonnes semaines à la chaleur du soleil. Filtrez et conservez en bouteille hermétique. Une cuillère à soupe de ce vinaigre diluée dans une tasse d’eau chaude sucrée au miel. En cas de maux d’estomac, flatulences, constipation, goutte, rétention d’eau.
  • Vinaigre de fleurs de sureau (recette n° 2) : cinq corymbes de fleurs de sureau fraîches, 250 g de sucre roux, un grand verre de vinaigre de cidre, un zeste de citron frais, un litre d’eau. Placez l’ensemble des ingrédients dans un bocal suffisamment grand et laissez macérer le tout pendant deux à trois jours. Filtrez et mettez en bouteille hermétique. Prenez un demi verre de ce vinaigre allongé d’autant d’eau chaque matin en cas de troubles des règles et de rétention d’eau.
  • Vinaigre de baies de sureau : remplissez un bocal de baies de sureau mûres puis couvrez-les de vinaigre de cidre. Faites macérer pendant trois semaines à la chaleur du soleil. Filtrez puis conservez en bouteille hermétique. Prenez une cuillère à soupe trois fois par jour en cas de bronchite, de toux persistante ou de sciatique.
  • Fumigation humide de fleurs de sureau fraîches dans un mélange bien chaud d’eau (¾) et de vinaigre de cidre (¼).

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : on peut débuter l’année en prélevant la seconde écorce du sureau, et ce jusqu’au mois d’avril environ. La dessiccation lui faisant perdre (presque) toute propriété, elle doit être impérativement utilisée fraîche. Cela en limite donc l’emploi aux seuls mois de février, mars et avril. Mais on peut aussi la recueillir après fructification, ce qui ajoute deux bons mois de récolte, octobre et novembre. Dès la fin de la cueillette printanière de la seconde écorce, vient celle des feuilles et des jeunes pousses foliaires, activité qui peut filer jusqu’à l’apparition des fleurs, c’est-à-dire aux mois de mai et de juin, en tous les cas, avant dispersion du pollen. Les fruits, comme tous les fruits, à parfaite maturité, qui survient, selon les saisons, dès la toute fin du mois d’août, durant septembre, parfois le début du mois suivant.
  • Séchage et conservation : les fleurs, avant même que d’être passées au séchoir, doivent absolument être ramassées par temps bien sec et l’être elles-mêmes au moment de la cueillette. Leur dessiccation doit s’opérer promptement et à l’abri de toute humidité : si ces deux conditions sine qua non ne sont pas réunies, il peut y avoir altération de la qualité du produit, dont le signe le plus évident résulte en un brunissement des fleurs, alors que, tout au contraire, des fleurs de sureau sèches d’un beau jaune pâle sont un bon présage. Les feuilles se prêtent plus facilement à la dessiccation en vue d’un usage ultérieur.
  • Toxicité : après avoir joui d’une certaine réputation d’innocuité au regard de sa petite cousine l’hièble (Sambucus ebulus), le sureau noir a été laissé tranquille pendant plus ou moins longtemps, sur la question de la potentielle toxicité qu’il pourrait bien abriter. Mais, à force d’avoir marqué la similitude existant entre les propriétés de l’une et de l’autre, on a finalement décidé de s’adresser au sureau noir en lui disant : « Eh, dis donc, c’est qu’tu s’rais pas un p’tit peu toxique, toi ? Viens-y voir donc un peu par là, on va vérifier tout ça ! » Autrefois, l’on aurait dit que, sans être véritablement toxique – mais c’est quoi être véritablement toxique ? Véritablement étant le contraire de faussement, peut-on imaginer des plantes faussement toxiques ? Tout cela est bien trop graduel, bien trop souvent soumis à des causes multifactorielles dont beaucoup nous échappent, pour nous permettre de déterminer si c’est blanc ou noir, toxique ou pas toxique. C’est une opposition naïve et, surtout, dangereuse. Pas tant pour nous, mais aussi pour les plantes elles-mêmes : regardez l’if et le programme d’éradication des forêts d’Europe lancé contre sa personne et qui a bien failli avoir raison de lui. Cabale. C’était avant, peut-on objecter. Mais aujourd’hui, c’est bien pareil, l’homme est toujours aussi bête, toujours aussi honteusement empêtré de soupçons. Donc, revenons-en à nos moutons (noirs) : observons, au sujet du sureau, un certain nombre de règles. En voici une première : seconde écorce et feuilles, à l’état frais, peuvent occasionner des désordres digestifs (diarrhée, nausée, vomissement), mais à la seule condition d’être fortement dosées. Mais, d’un autre bord, je prends connaissance de ceci : « Les feuilles et la seconde écorce sont toxiques en raison de leur teneur en acide cyanhydrique du moins à l’état frais et à hautes doses » (18), qui atteindrait, pour les seules feuilles, un taux de 0,01 %. Euh. Quant aux baies, autre recommandation : ne les mangez pas vertes. La belle affaire ! Vous iriez, vous, croquer dans une cerise ou un abricot encore vert, tout dur, immangeable ? Non, bien sûr ! Oui ? Faites donc, vous m’en donnerez des nouvelles, que je vois assez clairement d’ici. Ni vertes, ni crues : par exemple, certaines légumineuses, quand la jeunesse les diapre encore d’un charme qui ne dure généralement pas, peuvent se croquer crues : la fève, le petit pois en sont deux exemples. Mais la baie de sureau, mûre, bien juteuse d’un suc violacé qui macule la pulpe digitale, on peut s’en délecter, à l’état cru, à même l’arbre, si ce n’est leur délicate appréhension qui, en règle générale, nous en laisse davantage sur les mains que dans la bouche, où la langue s’ingénie, tant bien que mal, à déloger les graines qui se sont fichées entre deux (pré)molaires.
  • Confusion : ne pas confondre le sureau noir avec – on va finir par le savoir ! – le sureau yèble ou hièble (Sambucus ebulus). Si ces deux sureaux possèdent fleurs, fruits et feuilles similaires ou presque, on n’hésite pas longtemps sur le critère qui les différencie : le sureau noir est un petit arbre ayant très souvent la forme d’une boule, alors que l’yèble n’en est pas un puisque c’est une plante herbacée qui présente de denses grappes de baies tournées vers le ciel alors qu’elles sont pendantes et bien moins fournies chez le sureau noir.
  • En cuisine :
    – Les fleurs, dont on dit l’odeur « musquée » donnent au vin blanc dans lequel elles fermentent une odeur de muscat (ce qui a permis la fabrication de faux vin de Frontignan), de même qu’elles aromatisent le vinaigre. Il est aussi possible d’en parsemer une salade de fruits ou bien de les incorporer dans une tarte ou un gâteau. Depuis au moins le Mesnagier de Paris (XIV ème siècle), l’on sait que, à l’instar des fleurs d’acacia (robinier, c’est plus juste), celles de sureau se prêtent à l’élaboration de beignets, après qu’on ait trempé dans une pâte des ombelles de fleurs qu’on fait frire comme n’importe quel beignet, puis que l’on sucre et/ou saupoudre de poudre de cannelle.
    – Les baies : confiture, gelée, compote, sauce, sorbet, glace, sirop, jus de fruits, limonade, vin (comme le « vin » de sureau anglais, « épais et narcotique », titrant facilement 10°). Elles peuvent aussi garnir une volaille ou du gibier, à l’instar des airelles. De plus, d’après le De re coquinaria, attribué à tort à Apicius, « les baies de sureau s’utilisent pour faire un plat relevé, avec poivre, vin, garum (saumure de poissons), huile, raisins secs et œufs » (19). Vous voyez ? Non ? Pas trop ? Moi non plus.
  • Matière tinctoriale : avec les baies, on se teint les cheveux au moins depuis le temps de Pline, on redonne à ceux qui sont bruns reflet et brillance. Elles colorent de violet les peaux, mais aussi le coton, la laine, le papier, des vins qui manquent de couleur (on l’a fait avec le porto). Mis à part cela, on extrait du sureau d’autres matières colorantes comme un jaune tiré des feuilles, qui teint assez durablement les étoffes de laine et de coton.
  • Outre le fait que son ombrage ait eu la réputation d’être nuisible, voire funeste (sa forte odeur est mise en cause), le feuillage du sureau n’est généralement pas consommé par le bétail, baies et fleurs seraient néfastes pour la volaille (poules, dindons…). Même les chenilles n’osent pas croquer dans ses feuilles. En revanche, le sureau est un protecteur contre ces animaux : une décoction concentrée de feuilles de sureau était aspergée dans les potagers afin d’en écarter les chenilles ; on plaçait également des rameaux de sureau frais à proximité des oliviers et des arbres fruitiers pour la même raison. On peut aussi faire macérer pendant trois bonnes semaines des feuilles de sureau fraîches dans de l’eau : cela forme une infusion répulsive pour les petits rongeurs par trop envahissants. Quant aux fleurs, elles ont la vertu d’éloigner la teigne des étoffes de laine. Enfin, des fleurs de sureau intercalées entre des rangées de pommes en assurent la conservation tout en leur conférant une saveur d’ananas (20).
  • Le bois de sureau, dans ses parties dures, trouva des utilisations dans la fabrication de petits objets (peignes, boîtes, etc.). Par sa dureté et sa couleur, il s’approche de l’un de ses proches compagnons : le buis.
  • En France, il existe un autre sureau, le sureau rouge (Sambucus racemosa), alias sureau de montagne ou sureau à grappes, un petit arbre dont les baies sont de couleur rouge corail à maturité et dont l’aspect rappelle beaucoup celui des baies de l’hièble. Au Canada, on peut croiser le sureau blanc (Sambucus canadensis), très proche du sureau noir.
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    1. Hans Christian Andersen, Contes, p. 133.
    2. Ibidem, p. 134.
    3. Ibidem, p. 136.
    4. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, pp. 915-916.
    5. Christophe Auray, Remèdes traditionnels de paysans, pp. 52-53.
    6. Ibidem, p. 114.
    7. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 124.
    8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 355.
    9. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 186.
    10. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 213.
    11. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 355.
    12. Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 124.
    13. Petit Albert, p. 331.
    14. Ibidem, p. 348.
    15. Grand Albert, p. 175.
    16. Émile Gilbert, La pharmacie à travers les siècles : antiquité, moyen âge, temps modernes, p. 236.
    17. Initialement constatée de manière empirique, cette propriété du sureau est décrite par François-Joseph Cazin à travers quelques cas répertoriés dans le Traité pratique et raisonné (troisième édition, p. 934).
    18. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 915.
    19. Fabrice Bardeau, La pharmacie du bon Dieu, p. 266.
    20. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 919.

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