Synonymes : œil de bœuf, œil du diable, faux hellébore noir.
Ceux qui me lisent avec attention se rappelleront sans doute que j’ai déjà évoqué à plusieurs endroits du blog le nom même d’Adonis : il apparaît dans pas loin d’une dizaine d’articles dont je ne vais pas transporter ici la substance. Pour faire court, Adonis, c’est ce beau jeune homme né des amours illicites de Myrrha avec son père, et dont s’éprennent autant Perséphone qu’Aphrodite (celle-là même qui, en passant, a insufflé l’incestueuse folie dans l’esprit de Myrrha). Les déesses se le chipotent comme deux chiens un os avant même que Zeus ne vienne mettre bon ordre dans ces enfantillages. Puis Adonis file le parfait amour avec ses deux amantes, jusqu’à ce qu’il fasse une douloureuse rencontre avec un sanglier. Il ne s’agit pourtant pas d’un banal accident, d’autant que c’est Adonis qui est à l’initiative de cette chasse. Durant l’Antiquité, le sanglier était considéré comme un adversaire valeureux et redoutable (1), contrairement au cerf jugé lâche et peu courageux (ce symbolisme s’inverse au Moyen-Âge). Se mesurer à lui, par la chasse, « était le rituel obligé pour devenir un guerrier libre et adulte » (2). Selon les textes mythologiques, c’est Arès (ou bien Héphaïstos, voire Apollon) qui « pilote » ce sanglier, fort jaloux de l’attention que prodigue son amante envers celui qui incarne « la prime jeunesse et l’éternelle beauté ». La confrontation du jeune homme avec le sanglier, c’est aussi la nécessité d’abandonner le jeune âge de l’adolescence afin d’entrer dans celui de l’adulte. Mais preuve qu’Adonis n’y parvient pas, le courage du sanglier le surpasse et le terrasse. C’est là un exemple « de toute belle vie morte ou fanée avant d’avoir porté son fruit » (3). Mais là est le destin d’Adonis, qu’Aphrodite ensevelit sous un carré de laitues, tandis que du sang versé du héros naît une fleur qu’on a cherché à identifier clairement : cette plante serait la violette, l’anémone pulsatille, enfin l’adonis goutte-de-sang. Or, depuis quand l’adonis porte-t-elle le nom d’Adonis ? Cela ne remonte qu’au XVI ème siècle (quand elle est abordée sous l’angle thérapeutique, en premier lieu par Tragus, puis par Matthiole), la plante étant passée inaperçue durant toute l’Antiquité et le Moyen-Âge, où l’adônion des Anciens, une fleur phénicienne, ne peut en aucun cas être mise en rapport avec l’adonis telle qu’on la connaît aujourd’hui.
« Est-ce depuis ce jour que les adonides sont devenues vénéneuses, comme pour se venger de ce funeste destin ou pour montrer combien il faut se méfier d’une trop grande beauté, signe de malheur annoncé ? » (4). Euh… Non, soyons sérieux deux minutes. Sur la première suggestion, si l’on raccorde Adonis à l’adonis goutte-de-sang (l’adonis printanière n’est pas concernée, ses fleurs jaunes n’évoquent en aucun cas le sang), il importe de montrer que cette plante n’est que très faiblement toxique. De plus, l’adonis ne pourrait « devenir » toxique comme ça – pouf ! coup de baguette magique –, pour la simple et bonne raison que c’est la mort d’Adonis qui donne naissance à la fleur ; si cette dernière est jamais toxique – ce que la mythologie ne nous dit pas – alors elle l’est dès le départ. Quant à la seconde proposition, rappelons que l’extrême beauté d’Adonis souligne et exalte celle de la Nature au printemps. Il n’y a rien là de bien malheureux. Ce qui l’est, en revanche, c’est lorsqu’on injecte une espèce de romantisme sirupeux dans la mythologie. C’est là l’assuré moyen de ne plus en comprendre les valeurs profondes. C’est ce que l’on constatait déjà au IV ème siècle avant J.-C., Aristophane n’hésitant pas à se moquer ouvertement de la tournure qu’avait emprunté le culte d’Adonis en Grèce : prévoir de pleurer abondamment la mort du bel Adonis était sans doute, sans le comprendre, un moyen sûr de mépriser une compréhension plus viscérale du mythe. « Ces contes charmants [NdA : c’est-à-dire Narcisse, Hyacinthe, Adonis. Remarquez que l’auteur utilise le mot conte, traduisant un amollissement du mythe.], qui narrent le destin de jeunes gens aimables mourant au printemps de la vie pour se transformer en fleurs printanières, ont vraisemblablement un arrière-plan fort sombre. Ils laissent entendre que, dans un passé lointain, des rites cruels étaient imposé » (5) : répandre le sang d’un sacrifice propitiatoire – sans doute humain – était très certainement envisagé comme un moyen d’amender la stérilité de la terre. Ancien dieu phénicien de la végétation, Adonis était aussi l’objet d’un culte chez les peuples sémitiques de l’empire babylonien sous le nom de Tammuz, amant d’Ishtar, déesse de la nature et de ses forces régénératrices. « Les Babyloniens s’adressaient à ce dieu-Père en le nommant par son titre, Adon, c’est-à-dire ‘Seigneur’. Les Grecs confondirent ce titre avec un nom propre qu’ils transformèrent en Adonis avant de leur emprunter à la fois ce dieu et sa tragique histoire vers le VII ème siècle avant J.-C. » (6). Très clairement, Adonis, alias Tammuz, est une divinité dont la mort « symbolise l’arrivée de l’été brûlant, de la sécheresse et de la pénurie de nourriture […]. Il ressuscite, cependant, au début de chaque printemps […]. Son retour symbolise le renouveau de la vie et la réapparition de l’abondance » (7). En Mésopotamie, c’était un dieu de première importance, en Grèce il n’est plus qu’un minet mortel pour jeunes filles qui se l’arrachent comme des groupies feraient d’une rock-star. Là, on se dit qu’on a forcément paumé un truc en chemin. Les pleureuses d’Adonis, dont se gausse Aristophane, devaient être à mille lieues de la figure babylonienne de Tammuz. En attendant, le choix de l’adonis goutte-de-sang est heureux puisque cette plante messicole est annuelle. Ainsi, chaque année, tout comme le coquelicot, elle réaffirme sa présence dans les champs de céréales par l’incarnat de ses petits corolles solitaires, ordinairement noires en leur centre. Cette petite plante apprécie rien moins que les stations très chaudes (l’espèce est thermophile, ce qui renforce davantage le lien avec Adonis, plus encore avec Tammuz) et mérite donc son surnom d’adonis d’été, fleurissant essentiellement en juin et en juillet.
Aussi fréquente que l’adonis printanière est devenue rare (voire très rare), l’adonis goutte-de-sang (alias œil de faisan, œil de perdrix, sang de Vénus – tiens donc ! –, rubiscant, etc.) est une plante peu ramifiée d’un demi-mètre de hauteur, dont les feuilles basales pétiolées et les supérieures qui ne le sont pas, toutes doublement divisées, lui donnent une allure de camomille.
Terminons-en maintenant avec quelques données botaniques qui concernent l’adonis du printemps. Vivace, peu élevée (10 à 30 cm), cette plante aux tiges écailleuses et glabres, porte des feuilles linéaires très découpées de couleur vert clair, qu’escamotent de grandes fleurs solitaires (4 à 8 cm) aux pétales jaune doré brillant paraissant dès le mois d’avril, non sans beauté mais totalement dénuées de nectar.
Sa plus grande aire de répartition demeure extra-métropolitaine (Europe centrale, Europe sud-orientale), tandis qu’en France elle reste très localisée à l’Alsace, aux Causses cévenols, aux hautes vallées pyrénéennes dont l’altitude est comprise entre 1200 et 2400 m.
Elle apprécie les terrains secs, ensoleillés, caillouteux et principalement calcaires, comme les éboulis de montagne, les pentes rocailleuses, l’abord des bois de pins, les prairies et les collines sèches. En France, elle bénéficie, parce que menacée, d’un statut de protection par l’arrêté du 12 janvier 1982, ce qui est fort heureux, puisque dans les années 1970 certains botanistes appelaient déjà à la nécessité de sa protection.
L’adonis printanière en phytothérapie
Cette plante inodore ne dit rien de son statut de succédané de la digitale, pour lequel il importe de préciser que sa toxicité, bien moins marquée, est tout à fait différente, l’action générale de cette plante ayant le précieux avantage d’être moins brutale que celle de la grande pourpre. Reconnue sur le tard, l’adonis a surtout joui de l’intérêt scientifique qu’on lui a porté dans les années 1880 en Russie, après avoir été pendant longtemps utilisée empiriquement par les populations slaves, jusqu’à ce que Bubnow ne déclare pour la première fois l’action de l’adonis sur la sphère cardiaque. De cette activité est responsable un cardénolide, plus précisément un glycoside cardiotonique, l’adonidoside, agissant « sur le cœur et les muscles lisses des vaisseaux et de l’intestin » (8), isolé en 1927, de même que son comparse, l’adonidoverdoside, substance « active sur le système nerveux central comme calmant et sur la sécrétion urinaire qu’il favorise à faible dose » (9). Mais cette plante ne saurait se réduire à ces deux seuls éléments, qu’autrefois l’on réunissait indistinctement sous le nom d’adonidine. Pour rappeler la parenté de l’adonis avec les anémones, il est utile de mentionner que dans l’adonis l’on trouve de la protoanémonine, de même que l’acide aconitique rappelle quel grand cousin l’adonis possède dans son parentage. En complément de tout ceci, signalons encore la présence de divers glucides (adonite, dextrine, fructose, amidon…), protéines (albumine), matières grasses (acides linoléique et palmitique) et résineuses. Nous y trouvons encore de la choline, un pigment au moins, et du ribitol (ou adonitol), c’est-à-dire un pentose alcool.
Propriétés thérapeutiques
- Cardiotonique, sédative cardiaque, calmante de l’éréthisme cardiaque, régulatrice circulatoire, hypertensive (Oui ou non ? L’on a beaucoup débattu sur la question…), éliminatrice des toxines dans les cardiopathies infectieuses ou chroniques
- Contractante vasculaire et musculaire
- Diurétique puissante, éliminatrice de l’urée et des chlorures
- Adjuvante respiratoire, expectorante
- Anti-épileptique (?)
Pour apporter davantage de précisions sur l’action réelle de l’adonis sur le cœur, citons le docteur Leclerc : « A la suite de l’absorption de l’adonis ou de son principe actif, on constate une excitation du système accélérateur et inhibiteur du cœur et des effets modérateurs sur la fibre cardiaque : sous cette triple action, le cœur ralentit ses mouvements, diminue de volume et renforce son tonus » (10).
Usages thérapeutiques
- Troubles de la sphère cardiovasculaire et circulatoire : insuffisance et faiblesse cardiaque, insuffisance mitrale et aortique, éréthisme cardiovasculaire, asthme cardiaque, dyspnée cardiaque, arythmie cardiaque, palpitations, tachycardie extrasystole, myocardite, péricardite, endocardite, douleur précordiale, angor, artériosclérose, tension artérielle faible, spasmes artériels, varice (?), troubles cardiaques des maladies infectieuses (grippe, typhoïde, variole…)
- Troubles de la sphère vésico-rénale : insuffisance rénale, mal de Bright, néphrite chronique (propre aux cardio-rénaux), urémie, hydropisie par affaiblissement des organes urinaires, œdème des membres inférieurs, rétention d’eau, obésité, perte de poids (la favoriser et faire disparaître les symptômes pathologiques accompagnant l’obésité), rhumatisme
- Troubles de la sphère respiratoire : asthme, dyspnée, essoufflement
- Chorée (?), épilepsie (?)
Note : une fois de plus, l’on voit se dessiner clairement le couple reins/cœur et les interrelations qui unissent l’un à l’autre. En médecine traditionnelle chinoise, les méridiens du Rein et de la Vessie sont gouvernés par l’élément Eau, alors que celui du Cœur est régi par le Feu. Selon la loi d’inhibition, l’Eau contrôle le Feu, et il est vrai qu’on s’est souvent aperçu et préoccupé de l’action diurétique des plantes à visée cardio-rénale avant même de prendre conscience des actions qu’elles pouvaient porter sur la sphère cardiaque. Une plante diurétique, aqueuse donc, supprimant de l’organisme certaines substances indésirables, agit donc indirectement sur le cœur, le débarrassant des déchets organiques qui entravent son bon fonctionnement. Cela explique pourquoi il faut boire beaucoup durant un épisode grippal par exemple.
Modes d’emploi
- Infusion de la plante fraîche (sommités fleuries) à 2 % maximum.
- Décoction de la plante fraîche (sommités fleuries).
- Macération à froid de la plante fraîche.
- Extrait fluide de la plante fraîche.
- Extrait aqueux de la plante fraîche.
- Suc frais.
- Teinture alcoolique (compter 10 gouttes par prise, 5 à 6 fois par jour).
Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations
- Récolte : les sommités fleuries se cueillent à pleine floraison, soit durant les trois mois printaniers que sont avril, mai et juin. Elles doivent être utilisées immédiatement fraîches si l’on souhaite leur conserver l’intégralité de leurs vertus. Si la dessiccation tend à amender la plante de son potentiel toxique, elle supprime dans le même temps les pouvoirs diurétiques de l’adonis.
- Toxicité : les différents modes d’emploi listés plus haut cherchèrent avant tout à tirer partie de la valeur thérapeutique de l’adonis sans s’attirer les foudres de la toxicité bien réelle de cette plante. Nombreux furent les praticiens à patiemment réfléchir sur la balance bénéfices/risques la plus équilibrée. Par exemple, par expérience, on en est parvenu à rendre compte du fait – qu’à amertume également partagée – la teinture alcoolique d’adonis passait pour moins toxique que l’infusion, une assertion à laquelle on ne peut que souscrire. Bien sûr, comme c’est le cas pour toute chose que l’on observe, aussi bien une substance étiquetée comme poison qu’une autre passant pour plus anodine mais qui n’en est pas moins traîtreusement insidieuse comme le sucre –, d’excessives doses d’adonis ne pourraient pas faire autre chose que de conduire les gens au cimetière. Voyons voir : tout d’abord surviennent de graves troubles digestifs, non seulement l’on vomit mais l’on est pris de colique et de diarrhée, lesquelles peuvent être sanglantes, signalant par là une hémorragie intestinale. En plus de cela, la diurèse s’emballe avant de précéder un atonique état d’anurie. Puis viennent des phénomènes convulsifs, de la dyspnée, le tout s’achevant par une accélération du cœur, laissant finalement place à son ralentissement.
- Malgré toutes ces potentielles « menaces », (je reste persuadé qu’une plante reste toxique uniquement parce qu’on s’y prend comme des pieds avec elle), l’adonis possède de très sérieux atouts qui l’ont fait préférer à d’autres cardiotoniques différemment énergiques (la digitale, le muguet, le laurier-rose…). Tout d’abord, elle n’occasionne aucun trouble des organes digestifs par son absorption (quand elle est mesurée, bien entendu !). Au contraire de la digitale, les principes actifs de l’adonis ne s’accumulent pas dans l’organisme. Enfin, l’adonis ne provoque aucun phénomène d’accoutumance et n’épuise pas son action par un emploi prolongé.
- Association : autrefois l’on associait l’adonis au strophantus (Strophantus gratus), mais elle trouvera meilleure mesure en compagnie de l’aubépine.
- Autres espèces : les adonis rouges : l’adonis goutte-de-sang (A. aestivalis), l’adonis couleur-de-feu (A. flammea), l’adonis à petits fruits (A. microcarpa). Les adonis jaunes : l’adonis des Pyrénées (A. pyrenaïca), l’adonis distorte (A. distorta), la rose jaune de montagne (A. cyllenea), l’adonis de Sibérie (A. sibirica), l’adonis de la Volga (A. volgensis), l’adonis de l’Amour (A. amurensis) qui doit son nom non pas à Aphrodite, mais à ce fleuve asiatique formant sur plusieurs centaines de kilomètres une frontière naturelle entre la Chine et la Russie.
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- Sans distinction, l’on dit que sanglier et porc sont deux animaux emblématiques du Mal et des pulsions criminelles. Encore n’est-ce là qu’une vision assez propre à la tradition chrétienne tardive. Le sanglier, « on le désigne parfois comme un porc et c’est bien sous cet aspect qu’il faut voir les significations obscures de l’animal : autant est noble le symbolisme du sanglier, autant est vile celui du porc » (Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 845).
- Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen-Âge, p. 81.
- Edith Hamilton, La mythologie, p. 384.
- Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 48.
- Edith Hamilton, La mythologie, p. 111.
- Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 208.
- Wikipédia. Consulter l’article « Dumuzi ».
- Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 51.
- Ibidem.
- Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 339.
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