
Idéal mythique inaccessible, l’Âge d’or a laissé dans l’esprit des hommes qui en ont perpétué le souvenir génération après génération, une indélébile trace qu’ils n’ont pas osé porter sur l’échelle des Temps, au risque de ne pas pouvoir exactement situer cette période, contrairement à l’Âge du bronze (- 2700 à – 900 ans avant J.-C.) et à celui du fer (-1 200 à + 100 après J.-C.), deux période qui ne se succèdent pas immédiatement l’une après l’autre, mais qui se chevauchent et impliquent l’emploi de plusieurs métaux conjointement à la pierre parfois. Si dans ce laps de temps l’or et l’argent se réservèrent essentiellement à la bijouterie et à l’apparat, qu’en fut-il du plomb ? Les technologies métallurgiques exploitant le cuivre puis le fer surent parfaitement se passer du plomb pourtant beaucoup plus abondant.
Les hommes de ces anciens temps n’ignorèrent pas la galène, l’un des principaux minerais de plomb dont l’extraction ancienne est parfaitement connue, d’autant que ce minéral est un « plomb » facile à se procurer. Que l’on abatte un coup de pioche sur de la galène, et l’on sera frappé par un éclat de lumière émanant du point d’impact : c’est d’ailleurs cela que ça veut dire, « galène », issu du grec gal, gel, « beau, brillant », parce que sous ses airs sombres, la galène, dès lors qu’on la découvre de son manteau d’obscurité, laisse voir une éclatante blancheur métallique auprès de laquelle on ne saurait passer sans s’arrêter. Trop molle pour en faire des armes et des outils, trop vile pour se destiner à la joaillerie et à l’ornementation, quel sort allait-on bien pouvoir lui réserver ?
Du plomb, on parvint à tirer de la céruse, que l’on préparait ainsi : « Tout d’abord, le plomb (se présentant sous forme de feuilles ou de copeaux) était attaqué chimiquement par des vapeurs d’acide acétique, provenant du vinaigre. Ensuite, une fois placé dans un milieu en fermentation (ex : fumier), il se transformaient en carbonate. Enfin, le tout était broyé pour obtenir de la poudre »1 fine et douce au toucher dont on fit une base blanche permettant de lisser et d’unifier le teint (alors qu’avoir une mine de plomb aujourd’hui ne dit rien de l’éblouissante candeur de lait du lis ^.^). Grâce à son pouvoir couvrant hors du commun par réfraction de la lumière, le blanc de plomb devint un allié de beauté des coquettes de l’Antiquité, à commencer par les Égyptiennes qui tirèrent profit des propriétés caustiques, desséchantes, astringentes et cicatrisantes du plomb, embellissant non seulement le visage, mais supprimant également les plaies, les dartres, etc. Parallèlement à cela, les belles Romaines redoublèrent d’inventivité faisant du minium, un oxyde de plomb, un colorant rouge venant rehausser leur teint, d’où les expressions « avoir bonne mine », « un joli minois ». A la Renaissance, l’on s’inspira – en espérant honorer un héritage – des auteurs antiques. L’on mit donc à nouveau en honneur le blanc de plomb, l’une des drogues minérales permettant toujours de blanchir le visage des élégantes durant le Grand Siècle. « L’objectif de la blancheur est d’entraver les imperfections, ‘comme s’il s’agissait de faire disparaître tout ce qui pourrait interrompre un ordonnancement préétabli’. A la Renaissance, le but des cosmétiques, substantif dérivé de kosmos, renvoie toujours bien au sens étymologique du terme, ‘qui exprime l’idée d’un ordre du monde, celle de son organisation, de son ornement et par conséquent de sa beauté’ »2.
Si l’on exploite largement la brillance opaline de la céruse de plomb, l’on recherche aussi à bénéficier du plomb à travers ses qualités obscurcissantes, en traçant le trait noir qui borde l’œil égyptien afin de protéger celui-ci de la lumière du soleil. En mêlant quelques oxydes de plomb avec de l’eau, on façonnait une teinture permettant de noircir les cheveux. Certaines « teintures employées alors se fabriquaient des plus bizarres ingrédients. On cite entre autres une liqueur épaisse tirée de la graine du sureau et une décoction de sangsues qu’on laisse putréfier pendant soixante jours dans un vase de plomb »3. Mais ces préparations capillaires « offrent de grands dangers, car elles ont toutes pour base le sucre de plomb [ou sel de Saturne], poison des plus subtiles. Bien plus à craindre que de véritables teintures, elles introduisent dans le sang le principe vénéneux du plomb par l’absorption cutanée résultant d’un usage journalier »4.
Tant que le plomb maintint une distance résolue entre la peau et le miroir, cela ne concerna guère que le désir des femmes de se faire bien voir. Libres à elles, après tout, de se tartiner la face comme on occulterait un carreau de verre d’une couche de blanc de Meudon ! Mais, non, hélas, le plomb déborda du cadre cosmétique dans lequel on le croyait enferré aussi sûrement qu’un vitrail dans son bardage plombé, et c’est donc tout naturellement que l’« on a cru pouvoir transporter l’usage du plomb en médecine, quoiqu’il soit vraiment un poison lent, astringent et desséchant »5. Sur ce point, on ne se contenta pas d’en faire un strict usage externe, mais on l’employa aussi à l’intérieur ! Ainsi fit-on depuis à peu près l’époque d’Hippocrate, soit il y a 2500 ans environ. Comprenant que de l’onguent à l’emplâtre il n’y a plus guère qu’un pas, les médecins antiques s’appliquèrent à déterminer dans quels cas précis l’on pouvait justifier l’emploi du plomb en thérapeutique. En Égypte, cette pratique resta périphérique, le plomb assurant des soins essentiellement cutanés par le biais de ses propriétés lénifiantes, apparaissant néanmoins dans de nombreuses recettes comme, par exemple, à travers celles permettant de réaliser des collyres : on a en effet découvert des traces de galène dans des flacons autrefois remplis de ces préparations que l’on n’abandonna qu’à grand-peine puisque l’on pouvait encore prendre connaissance de telles recettes ophtalmiques dans des ouvrages médicaux du XIXe siècle !
En regroupant des données échelonnées de Dioscoride (1er siècle après J.-C.) à Desbois de Rochefort (XVIIIe siècle), je vais tenter de dresser une synthèse de l’histoire médicale du plomb.
A l’aide de la céruse, du plomb lavé, du plomb brûlé et de l’eau de plomb, on regroupait des propriétés rafraîchissantes, astringentes, dessiccatives, émollientes, résolutives, engourdissantes et calmantes. On constate que les emplois se bornaient surtout à l’extérieur du corps : en collyre pour les maux oculaires (en particulier une taie de l’œil que l’on appelait à juste titre plumbum), en emplâtre (comme le célèbre diachylon), onguents et autres pommades. L’on vit apparaître, à travers des préparations alambiquées, une explicite référence à la planète à laquelle, pensait-on, le plomb était lié : sel de Saturne, baume de Saturne, vinaigre de Saturne, magister de Saturne, etc., tout cela se consacrant à soigner (à défaut de guérir) nombre d’affections cutanées (dartre, inflammation érysipélateuse, engelure, pompholyx, ulcère, tumeur et cancer cutané, calvitie), génitales (écoulement vénérien, leucorrhée, priapisme), ainsi que fièvre inflammatoire, diarrhée, hémorroïdes chaudes et fluentes, maux de gorge, etc., pour lesquelles on imagina que les vertus rafraîchissantes du plomb pouvaient être de quelque utilité. Mais c’est là une fraîcheur bien trop froide au goût de Hildegarde qui ne réserva pas au plomb le meilleur des accueils, se contentant d’avertir du caractère nocif du plomb en cas d’usage interne. Déjà, Dioscoride disait de cette substance que « prise par la bouche, elle est chose mortelle, pour autant qu’elle est malfaisante et venimeuse »6. Si jamais l’issue fatale est écartée, il n’en reste pas moins que l’utilisation du plomb comme médicament provoque « sanglot, toux, sécheresse de la langue, froideur dans les extrémités du corps, troubles de l’intellect et paresse dans tous les membres »7. Conscient que le plomb est susceptible d’intoxiquer ceux qui y sont exposés, Dioscoride offrait plusieurs pistes en terme d’antidote comme le lait, tandis qu’à Pline, cela ne posait apparemment pas de problème d’écrire qu’il n’y a pas meilleure matière que le plomb pour protéger de la chaleur et de la lumière les plus luxueuses compositions médicinales de son temps. Hildegarde était bien loin de partager son avis sur ce point : l’abbesse mettait en garde sur le fait que « ni la nourriture, ni la boisson ne se gardent bien dans un récipient de plomb, à cause du froid que celui-ci contient »8. Mais l’on peut pousser bien plus loin : dans les écoles de la République, fin XIXe-début XXe siècle, on apprenait aux élèves cet avertissement domestique : le plomb « forme avec les aliments des composés très vénéneux ; c’est pour cela qu’on ne doit jamais se servir de vases en plomb comme ustensiles de cuisine »9. 2000 ans pour établir cette évidence ! Combien d’accidents domestiques se sont produits entre-temps ? C’est d’autant plus regrettable qu’à l’époque où ces lignes furent tracées, on avait depuis longtemps tiré un trait sur l’emploi du plomb en médecine. Un siècle plus tôt, Desbois de Rochefort écrivait très clairement dans l’introduction de son Cours élémentaire de matière médicale que « le plomb et le mercure sont, parmi ces corps naturels, les plus redoutables pour leurs effets pernicieux, et l’un des fâcheux accidents qu’ils produisent, surtout le plomb, a divisé depuis longtemps les médecins fameux des différentes écoles, et sur sa nature, et sur les procédés de sa curation »10. A la lecture de Desbois de Rochefort, on constate que la place du plomb dans la pratique médicale est bel et bien réduite à peau de chagrin, inversement proportionnelle aux efforts qu’il faut déployer pour soustraire l’organisme à son intoxication, qu’elle soit fugace ou chronique. Tout ceci soulève une interrogation : comment cela se fait-il que l’on vit de plus en plus de personnes intoxiquées au plomb alors qu’en parallèle l’emploi thérapeutique de cette substance ne faisait que reculer ? Réponse : en raison de l’implication de plus en plus massive du plomb dans la vie domestique, l’artisanat et l’industrie. On connaît tous cette anecdote qui voudrait que Rome se soit effondrée parce que sa population goûtait journellement à une eau que des conduites en plomb distribuaient dans les maisons. C’est un élément d’explication, mais il est loin d’être le seul. C’est là que nous pouvons débuter, par la tuyauterie, qui employa abondamment le plomb, métal qui a abandonné son nom à la plomberie qui, Dieu merci !, ne fait plus appel à ce matériau depuis des lustres. Cet usage était préféré par le fait que le plomb autorise la fabrication de « tuyaux sans soudure, très longs, et pouvant se courber sans se casser »11. On en comprit dès lors l’intérêt sans en soupçonner le perfide caractère, mettant en évidence le fait que l’intoxication prend deux formes différentes : celle qui affecte celui qui fabrique les tuyaux, celle qui touche le consommateur de l’eau qui circule dans ces mêmes tuyaux. Voici une liste des métiers qui étaient, de très près ou d’un peu plus loin, confrontés à une manipulation quasi quotidienne du plomb (pour certains, l’on peut n’en pas percevoir la relation, mais pour tous elle existe) : les fabricants de mines de plomb, de céruse et de minium, les vitriers, les émailleurs, les potiers (qui utilisent des vernis au plomb), les faïenciers, les orfèvres, les bijoutiers, les monnayeurs, les cordonniers et passe-talonniers, les teinturiers, les pelletiers, les fabricants de papiers peints et de toiles cirées, les fondeurs, les imprimeurs, typographes et préposés à la casse, les cartiers (sur les anciennes cartes à jouer, les couleurs rouge et jaune sont tirées d’oxydes de plomb), enfin les peintres en couleurs et en bâtiment pour lesquels Pierre Pomet admettra que « le blanc de plomb n’a autre usage que je sache pour les peintres, étant broyé à l’huile ou à l’eau, d’autant que c’est le plus beau que nous ayons, et qui dure le plus longtemps, mais en récompense est une très dangereuse drogue »12. L’excellence immédiate efface souvent un danger manifeste qui paraît bien moins peser dans la balance que le fait d’en envisager l’interdiction pure et simple, pour des raisons évidentes d’insalubrité. On assiste au même phénomène avec des substances chimiques modernes : pourtant décriés, certains insecticides et herbicides, dont on connaît les hauts risques d’utilisation, ne sont toujours pas prohibés.
Nous n’en avons pas pour autant terminé avec les facteurs d’intoxication au plomb, passons maintenant aux risques domestiques. Voici quelques exemples : utilisation de cosmétiques contenant du plomb, consommation de boissons (vin, cidre, poirée, bière) falsifiées par adjonction de sels de plomb dans le but de les édulcorer (les sels de plomb, malgré leur nom, possèdent un traître petit goût sucré), consommation de pâtisseries (par exemple : gâteau glacé au chromate de plomb), utilisation courante d’objets en étain (mais pouvant contenir, sans qu’on le sache, jusqu’à 75 à 80 % de plomb !), séjourner dans des appartements où les pièces ont été peintes à la céruse, préparer des aliments dans de la vaisselle vernissée, en conserver d’autres (exemple : des cornichons) dans des pots en terre dont le vernis contient du plomb, etc. Comme vous le voyez, la liste est vaste, ce qui explique les nombreux cas d’intoxication auxquels les médecins purent assister, ayant eu affaire à des cas d’intoxication aiguë, assez spectaculaires mais guérissables (bien que le rétablissement en soit très allongé), et une forme chronique bien plus grave, se produisant par inhalation de poussières de plomb ou de vapeurs de plomb. En cela nous ne pouvons passer outre ce que l’on appelle colique de plomb (ou du peintre), principale manifestation du saturnisme, qui démontre dans quelle immense mesure ce métal était impliqué dans de très nombreuses professions et occasions de la vie de tous les jours, si bien qu’il eût été très difficile de le substituer alors par un moyen plus innocent. Voici, pour dessiner un portrait, les principales caractéristiques de l’intoxication chronique ou saturnisme : une profonde anémie accompagne un amaigrissement marqué, le pouls faiblit, l’haleine s’empeste, la peau jaunit, le ventre se creuse et se rétracte. « L’estomac et les intestins se racornissent et se rétrécissent dans leur diamètre13, ce qui produit l’aplatissement du ventre, la rétraction de l’ombilic et du fondement ; les excréments ont la plus grande peine à filtrer le long de leur canal ; ils séjournent et se moulent dans les interstices très resserrés du côlon, d’où vient la constipation la plus rebelle »14. Parfois s’instaure un volvulus ou invagination intestinale. Tout cela s’accompagne de douleurs continuelles centrées sur l’ombilic, s’exaspérant par moment et irradiant jusqu’aux côtes et aux organes génitaux. Cette affection porte bien son nom de saturnisme : il y est question, on ne peut pas mieux, de densification, tant cela resserre, crispe, assèche, racorni. Parce que l’on voit aussi la vessie être contractée, les urines ne plus s’écouler. Le système pulmonaire peut, lui aussi, être l’objet de cette constriction qui affecte la trachée-artère. La déglutition, par contraction spasmodique, est très empêchée. Presque, peut-on dire, qu’à travers le saturnisme plus rien n’entre, plus rien ne sort. Ne dit-on pas du constipé qu’il est mélancolique ? A cette concentration viscérale due à la colique de plomb, l’on peut encore ajouter les autres signes suivants : paralysie radiale, tremblement des mains, troubles articulaires dans les genoux et les pieds, accidents cérébraux, impuissance, fausse couche, etc. Nous ne nous arrêterons pas sur les diverses méthodes de désintoxication d’un autre temps, mais préciserons qu’en ce qui concerne le saturnisme, l’homme s’en remit à des substances antidotaires plus ou moins efficaces dont l’huile d’olive, le ricin, le tan de chêne, la coloquinte, l’absinthe, le tabac, le chanvre, le séné ou encore la jusquiame. Pousser un danger par un autre, comme on l’a souvent vu !… Le mieux étant encore de se tenir à distance du toxique.
Dans un vieil article, je faisais savoir l’hypothèse selon laquelle Vincent van Gogh aurait été affecté de saturnisme, parce que, dit-on, à la manière de Cronos dévorant ses enfants, il aurait fait de même avec ses tubes de peinture !… Au comble du désespoir, l’on peut faire des gestes bien absurdes. Si l’on souhaite en finir, mieux vaut user du plomb d’une autre manière que celle-ci (se tirer du plomb dans la cervelle demeure bien plus efficace, à la condition qu’il soit durci à l’antimoine). Il y a fort longtemps – et plutôt que de bêtement s’intoxiquer en léchant les peintures au plomb de son intérieur –, on faisait appel au plomb d’une tout autre manière, que je vais maintenant vous raconter. Mais avant tout laissez-moi vous dire qu’il y avait dans le garage de mon père un peu du matériel qui lui restait de l’époque où il s’était dit qu’il allait devenir plombier. Mais, par manque de passion, il ne poussa pas au-delà d’un an son apprentissage. Au beau milieu de ce matériel inutile, il y avait des plaques d’un plomb bien différent de la galène brute de la collection de minéraux que j’avais dans ma chambre, elle si dure, sombre et obscure, n’offrant rien de commun avec ces plaques que je m’amusais parfois à pétrir entre mes doigts d’enfant, quitte à fractionner une partie à force de torsion, y gravant parfois des messages de la pointe d’un clou, à la manière d’un stylet s’enfonçant dans la cire ou l’argile fraîche, sans me soucier qu’en des temps insoupçonnés de moi, des hommes firent de même, mais pas pour explorer ludiquement les propriétés ductiles de cette matière. Durant l’Antiquité gréco-romaine, on employait de semblables plaquettes de plomb : les défixions ou katadesmoi. J’ai explique ailleurs en détails la fonction de ces katadesmoi, plaques de plomb (un métal bon marché que l’on pouvait facilement se procurer), sur lesquelles on inscrivait un sort hostile (d’exécration) permettant de lier magiquement une personne (aujourd’hui, il nous reste l’expression « jeter un plomb » sur quelque chose ou quelqu’un). Puis l’on enterrait la tablette en un lieu sombre et discret. Ainsi la confiait-on aux bons soins de Cronos, alias le séparateur (parce qu’il tient une faucille) ou bien le grand destructeur (on le voit également porteur d’un sablier, incarnant le Temps amenant la mort mais aussi une nouvelle naissance). Ce qui, pour le but recherché, est parfait. Ainsi, on enfouit de préférence les katadesmoi la nuit venue dans des tombeaux, des tertres funéraires, auprès des sanctuaires dédiés à une divinité chthonienne, au fond d’un puits ou d’une rivière, etc. Par cet enfouissement, on renforce la mise en relation de la tablette (et donc du texte qu’elle contient) avec le monde d’en-bas, dont on espère qu’il va causer bien des misères aux personnes visées… Parce que la lourdeur maussade de Saturne, astre livide, d’une démarche paresseuse aux mouvements indolents, peut forcer quiconque à porter des semelles de plomb et à marcher avec à pas de plomb. Cette pondération alourdissante est celle du soleil de plomb qui écrase, qui flingue en plein vol (prendre du plomb dans l’ail). Pis que de se faire plomber les fesses, la force des katadesmoi résidait dans le fait de plomber littéralement le moral des personnes ciblées, de leur faire péter les plombs, emmenant toujours plus bas, à la manière des plombs de sonde, de filets et de lignes de pêche, qui, à l’instar des plombs de chasse, affaiblissent les chairs au point de les faire sombrer toujours plus bas dans une nuit sans fin. Après cela, quoi d’étonnant à ce que du latin plumbum l’on ait tiré le mot plongeon, qui exprime bien à quel point il y a de la pesanteur et de la lourdeur dans le plomb qui ne peut pas faire autrement que de vous envoyer par le fond, à l’image du plomb fondu qui fait le grand saut dans un baquet d’eau lorsqu’on vient à pratiquer la molybdomancie, c’est-à-dire la divination au plomb fondu (ce terme est forgé sur un abus de langage qui faisait autrefois passer le plomb pour du molybdène et vice-versa ; malgré ses surnoms de plombagine et de mine de plomb, le molybdène n’est pas une galène ni je ne sais quel autre oxyde de plomb. Solide et blanc comme l’argent, il porte le numéro atomique 42 et son abréviation s’écrit Mo : c’est bel et bien un élément à part entière.).

Le texte révèle la supplication d’une femme qui demande aux démons auxquels elle fait appel de faire tout le nécessaire pour que son mari ne se tourne pas vers d’autres femmes, en particulier l’une d’entre elles dont elle demande qu’elle périsse misérablement. Chercher à détourner untel(le) de tel(le) autre était très fréquent : « Je détourne x de y, de son visage, de ses yeux, de sa bouche, de sa poitrine, de son âme, de son estomac, de son pénis, de son anus, de tout son corps. Je détourne x de y ».
Après tout cela, comment prétendre durant une seconde pouvoir tirer juste parti du plomb ? N’y a-t-il pas chez le plomb une pondération qui soit équilibre et modération, plus qu’un abyssal enfoncement ? Bien sûr que si : regardons du côté de la médecine traditionnelle chinoise pour laquelle la planète Saturne et le métal plomb sont tous les deux associés à l’élément Terre, central par rapport au Feu, à l’Eau, au Bois et au Métal. Ce centre est aussi axe et pivot. C’est pourquoi le plomb recentre sans figer exagérément les personnes trop « volatiles », « déséquilibrées », en proie au vertige. Dans cette optique, le plomb apporte solidité, profondeur, imperturbabilité et individualité inentamable. On comprend aussi par là même l’attribution du plomb au chakra Muladhara, permettant l’enracinement. Le culbuto a le cul plombé afin de reprendre son équilibre même quand il est renversé ou qu’on lui assène une pichenette. Par le sobriquet de cul-de-plomb, on désigne les personnes trop sédentaires. Le plomb dessine donc bien cette idée de fixité, mais aussi d’assurance, de rectitude et de droiture, tel que cela transparaît dans l’expression « être d’aplomb », un à plomb qu’on n’obtient pas sans un fil à plomb, « souple symbole de la verticalité »15. Lorsqu’on a du plomb dans la tête, cela dénote un caractère sage, posé et sérieux (ce qui est curieux, l’or semblant convenir davantage à cet usage, par son intrinsèque valeur et une densité bien supérieure à celle du plomb puisqu’elle vaut 19,3). Il y a tout de même une certaine noblesse dans le plomb, d’autant que l’on n’ignore pas ses indéniables vertus protectrices : « La galène placée dans la maison est un bouclier imperméable aux influences négatives. Elle ne laisse rien passer. Ni les rayonnements radioactifs, ni les rayons X ne sont capables de la franchir »16. Est-ce pour cette raison qu’au Moyen âge l’on enfermait les défunts de haut parage dans des « chercus » de plomb, comme on peut le voir dans Le Roman de Renart : l’une des poules, Copette, estourbie par le perfide nain roux, fut enfermée « dans un beau cercueil de plomb ». Protège-t-on de cette manière-là les trépassés des entités du dessous ? Parce qu’« il symbolise la base la plus modeste d’où puisse partir une évolution ascendante »17, on a voulu faire du plomb le point de départ de la transcendance, premier pas directeur vers l’Empyrée, séjour des célestes divinités. Les mystères de Mithra expliquent très justement le rôle du climax, échelle à sept échelons : « En gravissant cette échelle cérémonielle, l’initié parcourait effectivement les ‘sept cieux’ »18. Voici, d’après Celse, les sept degrés de cette échelle (qui en compte un huitième, la sphère des étoiles fixes) :
7 – Or Soleil
6 – Argent Lune
5 – « Alliage monétaire » Mercure
4 – Fer Mars
3 – Bronze Jupiter
2 – Étain Vénus
1 – Plomb Saturne
L’on dit que la progression ne peut être qu’ascendante, que le plomb peut se métamorphoser en or et, contrairement à ce qu’écrivait Racine, qu’en un plomb vil l’or ne peut être changé, car cela ferait emprunter une route inverse à celle que recherche l’alchimiste qui aspire « symboliquement à se détacher des limitations individuelles, pour atteindre les valeurs collectives et universelles »19. Par sa molle et lourde lenteur, le plomb demande de ne pas se précipiter et que chaque chose advienne en son temps, car le plomb et les autres métaux « seraient de l’or s’ils avaient eu le temps de le devenir »20. Est-ce à dire qu’extraire de la galène, c’est interrompre prématurément sa maturation et sa future transformation en or ? Pour ce métal, bien que d’aucuns le prétendent, je l’ignore. En revanche, ce qui est certain, c’est que « l’argent résulte en général de la décomposition de minerais sulfureux, tels que la galène et l’argentite »21. Du plomb, à défaut d’or, il peut être fait de l’argent. Et au vu de la rareté de l’or, on a dû faire avorter bien de ces processus en arrachant de leur gangue terreuse ces minerais de plomb, destinés à être transformés en un moyen de faire parvenir jusqu’à l’homme, en son cœur et en son corps, non pas les secrets de la transcendance, mais un véritable poison.

Caractéristiques minéralogiques
Comme le plomb natif, à l’inverse de l’or et de l’argent, n’existe pas naturellement, nous allons nous tourner en direction de l’un de ses principaux minerais, la galène, non sans avoir communiqué quelques informations relatives au seul plomb : de densité inférieure au premier des deux métaux suscités (11,3), le plomb est le plus mou et le moins tenace des métaux : il se laisse couper facilement au couteau, abandonnant sur la tranche un aspect très lisse et particulièrement étincelant ne faisant pas illusion très longtemps : nous rappelant rapidement qu’il est un métal dit non noble, ce rayonnement du plomb s’obscurcit promptement à l’air libre. Fusible à partir de 327° C, le plomb s’allie très facilement à la plupart des autres métaux, à l’exception du fer : voilà que Mars vient s’opposer à Saturne, le « petit maléfique » au « grand maléfique » !… Curieux… Venons-en maintenant à ce minerai de plomb naturel qu’est la galène (ou alquifoux, non moins curieux).
- Composition : plomb (86,59 %), soufre (13,40 %). Avec inclusions d’argent, d’antimoine, de fer, de zinc, d’or, de sélénium et de bismuth (0,01 %).
- Densité : 7,2 à 7,6.
- Dureté : 2,5 à 3 (tendre et fragile).
- Morphologie : cristaux cubiques de forme hexaédrique, octaédrique, en tablettes, en macles ; agrégat grenu et squelettique ; stalactite.
- Couleur : gris clair, gris foncé, gris noirâtre, avec nuance bleutée sur les cassures fraîches. Fonce facilement à l’air libre.
- Éclat : métallique, très prononcé sur les plans de clivage.
- Transparence : opaque.
- Clivage : très bon à parfait selon /001/, /010/ et /100/, imparfait selon /111/. Comme la halite, se fragmente en petits cubes sous le choc.
- Cassure : subconchoïdale.
- Fusion : fond très facilement sur le charbon de bois en libérant des vapeurs sulfureuses.
- Solubilité : dans l’acide nitrique (HNO3) et l’acide chlorhydrique (HCl).
- Nettoyage : à l’eau distillée.
- Particularité : malléable, molle, flexible, ductile.
- Morphogenèse : hydrothermale, sédimentaire et métasomatique de contact.
- Paragenèse : blende, calcite, fluorite, pyrite, quartz, tellure, argent, argentite, arsenic, altaïte, diaphorite, etc.
- Autres minéraux contenant du plomb : pour la plupart du temps, ce sont des minerais dit complexes, parce qu’ils sont très fréquemment associés à des minerais d’argent et de zinc au sein des mêmes gisements. – Minium (Pb : 90,67 %) – Cérusite (PbO : 83,53 %) – Pyromorphyte (Pb : 82 %) – Vanadinite (PbO : 78,35 %) – Mimétite (PbO : 74,59 %) – Jordanite (Pb : 71,90 %) – Wulfénite (PbO : 61,40 %). Parmi les oxydes de plomb dont nous avons parlés plus haut dans notre article, nous avons évoqué le cas du minium (Pb3O4). Ajoutons-y la litharge (PbO). La céruse, quant à elle, est un carbonate de plomb formé d’oxyde de plomb et de craie blanche pulvérisée (définitivement interdite en France le 1er janvier 1915).
- Gisements : en abondance dans plusieurs continents à travers le monde : – Europe : Allemagne, République tchèque, Slovaquie, Autriche, ex Yougoslavie, Italie, Espagne, Roumanie, Pologne, Grande-Bretagne. – Amériques : États-Unis. – Asie : Russie, Birmanie. – Afrique : Zambie. – Océanie : Tasmanie. Dans l’île de Man, l’on a découvert de grands cristaux de galène de 25 cm. A l’ouest de la République tchèque, près de Stříbro, de grands cristaux hexaédriques aussi larges que la main ont été mis à jour.
- Utilisation : principal minerai de plomb, minerai d’argent selon les origines (ex : mine de Pont-Péan en Ille-et-Vilaine, mines allemandes de la Saxe, etc.).
_______________
- Anne-Lise Vincent, Édition, traduction et commentaire des fragments grecs du Kosmètikon attribué à Cléopâtre, Université de Liège, p. 85.
- Ibidem.
- Eugène Rimmel, Le livre des parfums, p. 60.
- Ibidem, p. 244.
- Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 279.
- Dioscoride, Materia medica, V, 53.
- Ibidem, VI, 22.
- Hildegarde de Bingen, Physica, p. 146.
- O. Pavette, Notions élémentaires de sciences, p. 244.
- Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, pp. XXXVII-XXXVIII.
- O. Pavette, Notions élémentaires de sciences, p. 244.
- Pierre Pomet, Histoire générale des drogues, p. 44.
- « Quelquefois le canal intestinal est tellement rétréci que tous les intestins pourraient tenir dans la paume de la main ; quelquefois leur diamètre est si resserré, qu’un tuyau de plume, et même une épingle un peu forte n’y peuvent entrer » (Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaire de matière médicale, Tome 1, p. 292).
- Louis Desbois de Rochefort, Cours élémentaires de matière médicale, Tome 1, p. 291.
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 442.
- Reynald Boschiero, Le guide des pierres de soins, p. 158.
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 765.
- Mircea Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, p. 110.
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 765.
- Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, p. 87.
- J. Kouřimsky & F. Tvrz, Encyclopédie des minéraux, p. 43.
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