Tabac et chamanisme en Amérique du Sud

Petit tabac ou mapacho (Nicotiana rustica).

C’est sur le constat cinglant suivant que nous envisageons d’entamer la rédaction de cet article : entre les usages du tabac par les autochtones sud-américains et l’état des lieux alarmant concernant les maladies nombreuses et les autres cancers induits par un usage occidental du tabac (via la cigarette entre autres), il y a une grande distance temporelle et un écart culturel qui ne se peut combler qu’avec quelques ponts suspendus çà et là. Il n’y a – non ! – aucun rapport entre l’emploi rituel et codifié du tabac par telle ou telle tribu amazonienne et l’adjonction, dans un tabac qui n’est plus que le très vague souvenir de ces anciens temps, de substances telles que le polonium 210 par de très grosses majors comme Philipp Morris ou British American Tobacco. Mais cette désacralisation ne concerne pas que le monde occidental, bien que ce mot soit là mal choisi. Il l’est beaucoup mieux dans la phrase qui suit : « La désacralisation qui affecte, de façon croissante, l’usage du tabac parmi les Indiens est un effet de l’influence européenne » (1). Non seulement l’Européen n’a jamais pu véritablement saisir le sens sacré du tabac (là où l’Amérindien septentrional y a réussi), mais l’attitude inique qu’il a eu envers lui s’est transférée à celui qu’il est venu détrousser, abordant aux marges du Nouveau Monde. Il y a là quelque chose d’écœurant : c’est comme si on se présentait à vous avec de la manne, et que vous vous en serviez pour boucher un trou dans un mur.

L’Amérique du Sud et le tabac… Je ne pense pas qu’on puisse concevoir l’un sans l’autre, tant le tabac s’est entremêlé à la vie des hommes de cette partie du monde depuis des millénaires, bien avant que la culture et les traditions des Amérindiens sud-américains ne se trouvent menacées par cet homme blanc ayant surgi, juché sur sa coquille de noix, d’au-delà le vaste océan situé à l’est.
Il serait impensable de se passer de tabac dès lors qu’on aborde le chamanisme sud-américain, tant cette plante possède un rôle central quand bien même il n’est pas classé parmi les plantes hallucinogènes, même si « certains experts soupçonnent le tabac, qui appartient à la même famille botanique que le datura, de contenir des substances susceptibles d’élargir le champ de conscience » (2). Si elles existent, on ne les a toujours pas découvertes depuis que ces lignes ont été tracées au début des années 1970. Par exemple, chez les Ashaninka du Pérou, le chaman guérisseur est appelé sheripiari, un terme que l’on peut traduire ainsi : « celui qui utilise le tabac », « celui qui est transfiguré par le tabac ». Pour marquer la prééminence du tabac dans les sociétés précolombiennes, au même titre que le maïs, il est cultivé. Cependant, bien qu’étant l’objet de soins agricoles, le tabac ne s’adresse pas à tous, il est, si l’on peut dire, la chasse gardée des chefs et des chefs spirituels, les prêtres, les chamans, peu importe la manière de les appeler : eux-mêmes ne se désignent pas ainsi, le terme chaman leur est inconnu, provenant du mot d’origine toungouse shaman, mot que cette langue sibérienne traduit par « moine ». Il est de toutes les manières bien question des affaires religieuses et spirituelles à travers toutes ces dénominations.
En Amérique du Nord, « le tabac est une plante sacrée, fumée avec le plus profond respect dû aux objets les plus sacrés et avec grande parcimonie », écrit l’anthropologue Claudine Brelet (3). Il en va de même des peuples autochtones d’Amérique du Sud, à la différence près qu’on ne peut, à leur endroit, parler de parcimonie dès lors qu’il est question de tabac. Il marque sa prédominance par sa présence en bien des rites, cérémonies et circonstances autres, il est emprunt de mythologie comme chez les Warao de l’Orénoque (Venezuela), alors qu’ailleurs on le dit enfant de l’ayahuasca (4).

Liane de Banisteriopsis caapi.

Il y a cinq siècles, les Européens remarquèrent fort bien cette plante qu’est le tabac, et son usage qui leur était inconnu. Des descriptions s’attardèrent à l’immédiatement visible, comme ce passage de l’ouvrage du franciscain André Thevet : « Ils enveloppent, étant sèche, quelque quantité de cette herbe dans une feuille de palmier, qui est fort grande, et la roulent comme de la longueur d’une chandelle, puis mettent le feu par un bout, et en reçoivent la fumée par le nez et la bouche. » Que pouvons-nous objecter à cela ? Thevet décrit un mode opératoire, mais ne dit pas forcément pourquoi les autochtones, qu’il voit se livrer à ces pratiques, agissent ainsi. Il nous communique cependant une observation des effets de cette plante sur l’organisme : « elle est fort salubre, disent-ils, pour faire distiller et consumer les humeurs superflues du cerveau. Davantage, prise de cette façon, fait passer la faim et la soif pour quelques temps. » C’est bien, mais il n’est question uniquement que de ce que nous nommons « propriétés thérapeutiques » du tabac, dont les usages médicinaux furent bien perçus par les Amérindiens d’Amérique du Sud : chez les populations descendant du peuple maya, le tabac soignait l’asthme et les affections cutanées, de même que chez les Aztèques où l’on distingue les emplois du tabac dans le cadre des affections cutanées (abcès, plaie, entorse, coupure) d’un part, respiratoires d’autres part (rhume, catarrhe pulmonaire, etc.). Mais l’on observe aussi que le tabac est bien davantage que cela : les Tupinambas du Brésil l’utilisaient pour ses capacités à éclaircir l’intelligence, mais aussi pour maintenir une humeur gaillarde et joyeuse chez ses usagers. Serait-ce que le tabac aurait aussi un impact sur la psyché et le cerveau ? Dans ce cas, il agirait sur l’impalpable et non plus sur le seul corps physique. En 1497, Ramon Pané observe les Amérindiens Taïnos des Grandes Antilles (sur l’île d’Hispaniola, qui regroupe aujourd’hui la République dominicaine et Haïti). Lui aussi remarque que le tabac engendre sur l’esprit de ces autochtones des effets inattendus.
Avec Thevet, bien sûr, ça n’est qu’une faible portion de l’iceberg qui s’offre aux regards : l’homme blanc découvrira, au fur et à mesure qu’il s’enfoncera plus profondément dans les terres, que le tabac n’est pas seulement fumé : certes, les gigantesques cigares des Warao sont fort remarquables avec leur 50 à 75 cm de longueur ! Le porte-cigare, en bois, ouvragé le plus souvent, n’est pas qu’un simple accessoire. Sa forme fourchue en Y est un symbole matriciel. Il s’unit au cigare de conformation phallique. Fumer, c’est remonter aux sources, à l’origine, afin de mieux renaître dans la sagesse et le savoir. Mais l’usage du cigare et du porte-cigare n’est en aucun cas un apanage, puisque dans d’autres régions, le tabac est fumé à l’aide d’un autre instrument : la pipe. Avec le tabac, on ne procède pas uniquement à une combustion : il est également prisé, par exemple. En certains autres lieux, on absorbe le jus des feuilles vertes, dans d’autres, après avoir fait sécher les feuilles au soleil, on les cuit en une décoction qui atteint le point de perfection au moment où le tabac devient une masse liquide, noire et très amère, qui se destine à une ingestion par voie nasale ou buccale.

Chaman Desana, Colombie, 1904.

Étant donné que le chaman est autant guérisseur que chef spirituel, le tabac intervient sur ces deux volets de la pratique chamanique : l’aspect thérapeutique et les actions « magiques ». Mais avant d’en parvenir là, il est nécessaire que l’apprenti chaman s’impose une initiation âpre et difficile. Il ne suffit pas de regarder monter une colonne de fumée en direction des cieux pour y accéder aussi. Le jeune candidat doit forcément en passer par le tabac qui jalonne toute son initiation. Qu’il soit fumé ou ingéré sous sa forme liquide, le candidat chaman doit s’efforcer d’apprendre à consommer du tabac, chose qu’un chaman guide et initiateur pourra partager avec son jeune élève. Le tabac n’étant pas une plante hallucinogène, qu’on le boive ou qu’on le fume, il importe d’en absorber de grosses quantités afin qu’elles induisent la transe narcotique, tout en faisant l’effort conséquent pour ne pas vomir : résister à cette envie est la condition sine qua non de l’accession du futur chaman aux capacités divinatoires et magiques. Cela participe, avec le jeûne, à favoriser le voyage chamanique de l’apprenti en direction des esprits qui ont pour le tabac un appétit quasiment insatiable (ce que je puis confirmer). C’est effectivement ainsi en diverses tribus d’Amazonie et plus largement d’Amérique du Sud : le tabac, de même que le chanvre, nourriture des dieux en Inde, est le régal des esprits et de ceux qu’on appelle « auxiliaires ». Mais le tabac n’est pas seulement une nourriture destinée aux esprits (ce qui, en passant, explique l’énorme consommation qu’en fait le chaman), c’est aussi une nourriture pour le propre esprit de l’apprenti chaman, c’est en ce sens, aussi, qu’on la dit spirituelle. Ainsi, « fumer ou priser du tabac en poudre ‘génère’ et fait vivre l’esprit de celui qui ingère la substance » (5). En même temps qu’elle nourrit son esprit, la fumée du tabac le purifie, de même que son propre corps. « Les propriétés inhérentes à cette plante facilitent les métamorphoses que doivent subir les chamans pour accéder au monde des esprits », explique Carmen Bernand, anthropologue française née en Argentine en 1939 et ayant beaucoup écrit au sujet de l’Amérique du Sud (6).

Chaman fumant du mapacho à la pipe.

Il importe de se départir vraiment de l’idée que l’on se fait du tabac d’un point de vue occidental. Après avoir prévalu, le petit tabac (Nicotiana rustica) fut rapidement abandonné au profit du grand tabac (Nicotiana tabacum), également connu sous le nom de tabac de Virginie : c’est lui qui est exploité par l’industrie cigarettière. En Amérique du Sud, on les connaissait tous les deux, ainsi que Nicotiana paniculata, à la différence que les deux précédents étaient couramment cultivés par les populations indigènes d’Amérique du Sud. Au mot « tabac », l’on peut aussi bien comprendre le tabac rustique (tabaco moro) que le grand (tabaco blanco), bien qu’il s’agisse plus souvent du Nicotiana rustica qu’on dit plus « violent ». Il importe assez peu de savoir, en définitive, si le tabac que Colomb et ses compagnons virent être fumé la première fois qu’ils accostèrent était l’un ou l’autre (ou un autre encore). Ce qu’il faut en revanche conserver à l’esprit c’est que ce tabac était beaucoup plus puissant dans ses effets que le tabac de Virginie de la première « blonde » venue : alors que le taux de nicotine ne dépasse pas 2 % dans le grand tabac, il atteint presque dix fois cette dose dans le petit (jusqu’à 18 % !). C’est comme de passer du chanvre cultivé pour sa fibre textile au cannabis résineux proche-oriental, on ne peut plus dire qu’il s’agit de la même plante. Par ailleurs, histoire de compliquer l’étude du sujet, on peut entendre le mot tabac comme une substance végétale à même de produire une fumée multifonctionnelle, quand bien même elle est émise par une plante qui n’est pas, à proprement parler, un tabac botaniquement défini. Dans tous les cas, la destination spirituelle reste la même. Ce tabac, ou ce qui s’y apparente, induit un certain nombre de transformations : « l’acuité de vision, spécialement la vue, [se trouve augmentée], l’état prolongé de veille, la voix rauque, la langue empâtée et une odeur corporelle âcre » (7), sont les principales manifestations qu’implique un emploi régulier du tabac chez le chaman, pour lequel une image résiduelle peut nous interpeller : celle, précisément, du chaman qui souffle de la fumée de tabac sur tel ou tel point du corps du patient dans un but thérapeutique (chose qui a été tentée en Europe avec, il faut bien s’y attendre, peu de succès). « Le pouvoir du chaman est souvent lié à son souffle ou à la fumée du tabac, l’un et l’autre possèdent les vertus purificatives et revigorantes qui jouent un rôle important dans les rituels de guérison et dans d’autres pratiques magiques » (8). Souffler la fumée de tabac en direction du mal et y appliquer une feuille de tabac, permet d’extirper du corps ce mal qui y est logé. Cela permet de guérir le malade, de le purifier et de le replacer dans une dynamique plus conforme à sa nature (purifier le malade oblige à une purification des lieux afin d’écarter le mal, la mort contagieuse, les airs viciés, etc.). Parfois, le trouble dont souffre tel ou tel est occasionné par l’attaque magique du chaman d’un autre clan, agissant lui aussi par l’intermédiaire du tabac et d’objets magiques qui ciblent la personne qui tombe malade. Si le tabac permet d’expédier la charge magique, il peut aussi donner lieu à l’extraction subséquente de l’objet magique par le chaman du clan ayant subi l’attaque. Ceci fait, c’est encore le tabac qui accompagne l’expulsion définitive de l’objet magique responsable loin de la communauté. La bonne guérison de telle ou telle maladie est aussi rendue possible par le biais de ce que l’on peut appeler « mancie par le tabac ». Bien sûr, les vertus apaisantes et euphorisantes du tabac peuvent engendrer une certaine forme de rêverie, voire de réflexion, à travers lesquelles on peut entrevoir tout ou partie de la solution (ce qui n’est pas mauvais en soi, puisque, tout au contraire, cela permet d’accroître l’apprentissage du chaman). Pour ce faire, « le prêtre-chaman rend visite aux esprits en rêve, ou en état de transe tabagique. Lorsqu’il revient de voyage, il transmet à la communauté le message des Grands Esprits » (9). A moins que la divination, à travers la fumée du tabac, se déroule de manière différente : décoder la fumée, c’est aussi comprendre les messages qu’« on » adresse au chaman : cette communication avec les esprits permet le diagnostic des maladies ainsi que le pronostic de leur guérison. En remerciement, les offrandes de tabac sont fréquentes auprès des divinités vis-à-vis desquelles on se place. Toujours, ces divinités (Ekoko en Bolivie, Kanobo au Venezuela, Maximon au Guatemala, etc.) se disposent favorablement auprès des hommes, à la condition qu’elles trouvent du tabac parmi ces offrandes régulières.

Résine de breu branco (vulgairement surnommé « encens brésilien ») issue du Protium heptaphyllum.

Si le tabac apparaît comme principe premier de la transe chamanique pour la grande majorité des peuplades indigènes du continent sud-américain, ce serait injuste de ne pas relater que, en principe et souvent, cette plante est accompagnée de ce que la nature prodigue de plantes dites hallucinogènes et enthéogènes çà et là, bien qu’il soit parfaitement admis que la transe chamanique peut s’en passer (par exemple, les Warao n’emploient que le seul tabac pour ce faire). Nous rencontrons fréquemment l’association tabac et ayahuasca en Colombie, en Bolivie orientale, dans les basses terres d’Amérique du Sud, le tabac et le peyotl (Lophophora williamsii) chez les Huichols, le tabac et le cactus San Pedro (Echinopsis pachanoi) dans le nord du Pérou, etc. Ailleurs, le tabac, sous forme de jus, est mêlé à la poudre des semences du yopo (Anadenanthera peregrina), tandis qu’en quelques endroits du Brésil, le tabac est mélangé à un « encens » qui, bien que non hallucinogène, joue le même rôle de véhicule, de viatique même, de l’extase chamanique : c’est par exemple le cas du breu branco, résine d’un arbre sud-américain (Protium heptaphyllum entre autres ; d’autres Protium sont concernés par ces pratiques). Enfin, il existe d’autres plantes utilisées par les chamans en lieu et place du tabac : au Venezuela, Virola sebifera est l’une d’elles. L’écorce de cet arbre, qui contient de la DMT (diméthyltryptamine), de même que les graines du yopo, procure une fumée que le chaman emploie pour l’ensemble des raisons qui mènent ailleurs tels autres chamans à utiliser le tabac (éloigner les mauvais esprits, purifier les corps, etc.).

Virola sebifera

En Europe, dans le courant du XVIII ème siècle, on utilisait le tabac (Nicotiana tabacum) comme remède oculaire, ayant réussi dans des cas d’ophtalmie chronique et/ou purulente, de conjonctivite, etc. Au siècle suivant, Cazin répéta les paroles de ses contemporains, Armand Trousseau et Hermann Pidoux, qui disaient que « c’est de cette manière qu’il faut entendre ce proverbe, que le tabac éclaircit la vue ». Non. Pas tant. Ce serait avoir la vue basse que de seulement le penser. Mais Trousseau et Pidoux ne sont pas des chamans, ils ignorent que la fumée du tabac rend visibles les esprits et les auxiliaires aux yeux du chaman. De même, lorsqu’on projette du jus de tabac dans les yeux du futur chaman, c’est avant tout pour renforcer en lui son don de clairvoyance. Alors que la fumée du tabac fait pleurer les yeux de l’homme blanc occidental, en Amérique du Sud, « la propriété du tabac, c’est qu’il me montre les choses réelles. [Grâce à lui], je peux voir les choses comme elles sont » (10). Étrange. Ce qui là-bas montre la réalité ne fait, ici, par écran de fumée, que la dissimuler. Quand l’homme blanc a mis les pieds dans les Amériques, il a certes beaucoup gagné matériellement. Mais quel fut son gain spirituel ?


  1. Johannes Wilbert, Le tabac et l’extase chamanique chez les Indiens Warao du Venezuela, p. 6.
  2. Peter T. Furst, Introduction à la chair des dieux, p. 25.
  3. Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 798.
  4. L’ayahuasca, qu’on appelle aussi yagé (et de bien d’autres façons selon la localisation : jagé, caapi, gahpi, kahpi, pildé…), n’est pas une plante à proprement parler, mais un breuvage composé de plusieurs plantes dont cette liane qu’en latin on identifie ainsi : Banisteriopsis caapi. C’est la plus connue et étudiée, mais il existe d’autres de ces plantes : B. inebrians, B. lucida, B. muricata, etc.
  5. Réunion des musées nationaux, Les esprits, l’or et le chaman, p. 73.
  6. Article cité : L’herbe cordiale : le tabac, médecine et ivresse chamanique, mai 2002.
  7. Ibidem.
  8. Johannes Wilbert, Le tabac et l’extase chamanique chez les Indiens Warao du Venezuela, p. 6.
  9. Ibidem, p. 8.
  10. Jeremy Narby, Le serpent cosmique, p. 36.

© Books of Dante – 2019

Graines de yopo (Anadenanthera peregrina).