
Le Groenland est un vaste territoire grand comme quatre fois la France où les groupements humains, bien que disparates, sont pourtant traversés et plus ou moins unis par une riche mythologie, la vie spirituelle n’ayant jamais pu s’effacer devant les effets de la conversion des populations du Groenland au christianisme.
Parmi les figures mythologiques magiques, l’on croise le tupilak, une créature maléfique créée de toutes pièces par la main de l’homme. Cet objet tabou, composite et chimérique, dont nous voyons ci-dessus quelques spécimens, est une sorte de golem intégrant des fractions d’animaux spécifiques à la sphère géographique et culturelle des Inuits, c’est-à-dire des os, des poils, de la peau, des tendons, aussi bien d’ours, d’oiseaux arctiques, de renards, de phoques que de chiens. Il arrive aussi qu’on y adjoigne des fragments humains (cheveux, ongles, dents de lait, placenta…). Élaboré en secret par l’ilisitsok (ou sorcier « noir »), en un lieu généralement désert et secret, le tupilak est animé par le sorcier qui lui insuffle une charge magique en lui offrant notamment son sperme, puis l’instruit de ses désirs par l’intermédiaire de chants rituels. Généralement, le but visé, de même qu’à travers les tablettes de défixion, c’est la mort d’un ennemi. Cette créature polymorphe, qui peut évoluer selon les besoins de sa charge, se rend auprès de sa victime conformément aux injonctions de l’ilisitsok. Il agit par la ruse, ce qui est là sa principale force : le tupilak « se réduit au pouvoir qu’il possède d’induire l’homme en tentation », parce qu’« il suscite l’attrait de la victime en lui laissant saisir une partie attrayante de lui-même qui cache le drame à venir »1. La victime du tupilak disparaît à travers un événement qui prend toute l’apparence d’un banal accident de chasse ou de navigation. Ce qui ouvre grand la voie au doute qui « engendre la crainte », d’autant que l’action psycho-magique du tupilak est inscrite dans une dimension qui se situe au-delà des limites du monde « réel ». Il n’y a guère que l’angakok (le chaman) qui peut déceler ce qui se trame, habitué qu’il est à côtoyer les forces brutales, sombres et inconscientes propres à chaque être humain.

Illustrations extraites de l’ouvrage de l’anthropologue danois Knud Rasmussen (1879-1933) Eskimo folk-tales paru en 1921.

Mais que l’ilisitsok prenne garde : le pouvoir, jamais acquis, peut toujours se retourner contre celui qui l’emploie. En effet, si le destinataire du tupilak est plus puissant que l’émissaire, cela n’est pas sans risque pour ce dernier. Le risque, pour le sorcier, c’est que le tupilak – ne parvenant pas à ses fins – fasse volte-face, s’attaque à son créateur et entraîne sa perte.
Le tupilak, et la tentation qu’il peut engendrer, est surtout un garde-fou contre elle : il signale que tenter le diable, activité bien solitaire contraire au communalisme propre aux Inuits, permet de refréner quelque peu les élans personnels qui ne manqueraient pas de venir perturber l’équilibre, toujours fragile et précaire dans ces régions farouches.
La nature même des éléments organiques qui composent les tupilaks explique que cela n’ait pas favorisé la conservation de ces artefacts. Les figurines ici présentées en photo ne sont, en réalité, que la représentation sculptée par les Inuits de ce que furent, peut-être, les vrais tupilaks dont les traits menaçants et horrifiques restitués par l’artiste, disent probablement un peu la teneur des intentions qu’attribuaient autrefois les chamans sorciers à leurs créatures.
Aujourd’hui, le tupilak est devenu l’une des principales formes d’expression artisanale (voire artistique) du Groenland, et s’est bien écarté de ses prérogatives d’antan, devant principalement séduire les touristes qui les ramènent chez eux en guise de souvenir. Afin d’en assurer la pérennité et la solidité, ces tupilaks « modernes » sont façonnés dans les parties dures tirées d’un certain nombre d’animaux (bois de renne, dent de cachalot, défense de morse et de narval).
_______________
- Jean-Marc Huguet, Quand les chamans faisaient voler leurs âmes sous la glace, Nouvelle revue de psychosociologie, n° 2, 2006, pp. 204-205.
© Books of Dante – 2022