Une évidence saute aux yeux lorsqu’on aborde le cas de l’ivraie : cette plante a été bien plus souvent entourée de suspicion qu’elle n’a été profitable à l’homme, ne serait-ce que d’un strict point de vue phytothérapeutique. En effet, l’homme tient depuis longtemps en respect cette banale graminée, tant et si bien que cette crainte remonte, semble-t-il, aux temps préhistoriques. Comment se peut-il qu’une plante aussi anodine soit à l’origine de la réputation maléfique qu’on lui a faite ? (Dire d’elle qu’elle est une simple « mauvaise herbe » n’est pas l’exacte vérité.) Bien loin de moi l’idée d’intenter un procès à l’ivraie. Menons l’enquête à son sujet, cela sera de beaucoup profitable, même si, aujourd’hui, l’ivraie n’enquiquine plus personne.
On rencontre l’ivraie, à l’état de graines, dans des tombeaux égyptiens de la V ème dynastie (2500 à 2300 ans avant J.-C.). Beaucoup plus tard, Théophraste la mentionne sous le nom d’aïra. A l’époque, il pensait, ainsi que bon nombre de paysans avec lui, que le blé et l’orge pouvaient se métamorphoser en ivraie. Le poète latin Virgile (1 er siècle avant J.-C.), dans ses Bucoliques, semble s’inspirer de cette croyance quand, dans un de ses vers, il dit ceci : « Là où nous avions confié des orges vigoureuses aux sillons, naissent l’ivraie maléfique et la folle avoine ». Sa réputation de porte-malheur débute, et sera loin de s’arrêter. Cela n’empêche pas Dioscoride d’en faire un usage médical, mais uniquement par emploi externe, pour soigner les scrofules, les ulcères gangreneux, la douleur de la sciatique, les écrouelles, les dartres, etc. On l’a dite détersive, résolutive et antiseptique. En cataplasme, sa farine appliquée sur les articulations gonflées en dissipait la douleur. Pas si mal, pour une plante mal famée. Cependant, c’était sans compter sur la Bible qui lui a porté un coup fatal (les lecteurs de Virgile sont bien moins nombreux). Elle prend place au sein de l’évangile selon saint Matthieu (13, 24-30 et 36-38), extrait que je reproduis ci-dessous pour rendre plus explicite la situation : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui avait semé de bonne semence en son champ. Mais pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint, qui sema de l’ivraie parmi le blé, et s’en alla. Et après que la semence eut poussé, et qu’elle eut produit du fruit, l’ivraie parut aussi. Alors les serviteurs du père de famille lui viennent dire : Seigneur, n’as-tu pas semé de bonne semence dans ton champ ? D’où vient-il donc qu’il y a de l’ivraie ? Et il leur dit : C’est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui répondirent : Veux-tu donc que nous allions la cueillir ? Et il leur dit : Non, de peur qu’il n’arrive qu’en cueillant l’ivraie, vous n’arrachiez le froment en même temps. Laissez-les croître tous deux ensemble jusqu’à la moisson, et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Cueillez premièrement l’ivraie, et liez-la en faisceau pour la brûler ; mais assemblez le froment dans mon grenier […] Explique-nous la similitude de l’ivraie du champ. Il leur répondit et dit : Celui qui sème la bonne semence, c’est le Fils de l’homme ; Le champ, c’est le monde, la bonne semence, ce sont les enfants du royaume ; l’ivraie, ce sont les enfants du malin ».
Notons l’opposition entre blé et ivraie, ainsi que le côté maléfique que la Bible prête, elle aussi, à cette plante. Mais qu’a donc fait cette malheureuse ivraie pour être traitée de la sorte ? Nous l’apprendrons, je pense, au fil de cet article. En attendant, cette parabole biblique aura donné naissance à une formule restée célèbre : « séparer le bon grain de l’ivraie ». Chose pour laquelle les hommes vont s’employer, mais pas forcément au sens métaphorique du terme. Puisque l’on sait déjà, depuis un certain temps, que l’ivraie pose problème à l’homme selon des modalités bien précises mais pour des raisons inconnues encore, des raisons qui mettront des centaines d’années avant d’être découvertes. En tout état de cause, on dit l’ivraie nuisible pour le blé, et donc, également pour l’homme qui le consomme. Or le blé, ainsi que l’orge, sont, pour l’homme de l’Antiquité, une manne alimentaire inestimable (sans compter la symbolique puissante liée à ces deux céréales). C’est du moins ce que rapporte Macer Floridus au XI ème siècle, répétant par là même les paroles de Pline et de Dioscoride, quand bien même il indique aussi, dans son De viribus herbarum, les propriétés médicinales de l’ivraie pointées par les Anciens. Au siècle suivant, Hildegarde de Bingen, parlant de la bourdaine, dit de cet arbuste qu’il est comme une « ivraie inutile ». Ne cherchons donc pas l’ivraie dans le Physica, elle n’y est pas. Au XIII ème siècle, Albert le Grand, bien plus inspiré que l’abbesse sur ce point, fait mention d’une chose très intéressante à propos de l’ivraie : « il considère l’ivraie comme une mauvaise herbe qui croît dans les blés, leur soustrait la nourriture et les dessèche » (1). Le fait est bien identifié, mais on ne comprend toujours pas comment il est possible. Au XVI ème siècle, Matthiole rend compte du fait que les paysans italiens séparent le blé de l’ivraie et donnent cette dernière à leurs poulets. Au fil du temps, l’expérience a montré que l’ivraie n’avait aucune conséquence sur les oiseaux de basse-cour (poules, canards), ainsi que sur les vaches et les cochons. En revanche, elle est préjudiciable aux moutons et aux chevaux. Matthiole rapporte aussi les effets de l’absorption de pain contenant de la farine d’ivraie : il trouble la vue, provoque des vertiges, détermine la somnolence. En un mot, ce pain enivre. D’où le nom latin d’ebriaca que porte parfois l’ivraie, ayant le même sens que l’adjectif latin temulentum : l’ivraie provoque une forme d’ébriété. Et les observations dans ce sens sont allées bon train sans pour autant qu’on s’explique la raison d’un tel phénomène. On pose la question de la toxicité de l’ivraie, on en observe les effets et les conséquences parfois fâcheuses, mais on ignore tout des causes, on prend des notes, mais force et de constater que l’ivraie tient en échec les esprits les plus aiguisés. En 1798, Bulliard écrit que l’ivraie « attaque à la longue le système nerveux au point de causer un tremblement continuel et la paralysie. On lui a même attribué des maladies épidémiques qui commençaient par des fièvres accablantes, des assoupissements accompagnés de rêveries et de transports furieux [nda : ce qui rappelle un des effets de la belladone], et qui dégénéraient en une sorte de paralysie qui enlevait en peu de temps ceux qui en étaient attaqués » (2). En 1819, Loiseleur-Deslongchamps constate que les graines d’ivraie sont plus toxiques avant complète maturité. Quarante ans plus tard, le docteur Cazin s’attache assez longuement sur la toxicité de l’ivraie. Sa graine, de « saveur âcre et acide, désagréable », entre encore dans la composition du pain, ses graines se mêlant à celles du blé. Cazin indique qu’une farine contenant 5 % d’ivraie est déjà toxique, et qu’au double de ce taux, la panification ne se fait pas. Cazin n’a pas vraiment d’explication à ce phénomène. Il pense situer la toxicité dans « l’eau de végétation » de l’ivraie. Il a beau dire que « nous savons aujourd’hui […] que les végétaux les plus dangereux, considérés comme poison, sont les plus efficaces comme médicaments » (3), Cazin n’en reste pas moins prudent sur le cas de l’ivraie dont il livre un ensemble de conséquences que la consommation de pain contaminé peut provoquer : pesanteur de tête, douleur frontale, vertiges, tintement d’oreilles, tremblement de la langue, gène dans la prononciation, la déglutition et la respiration, douleur épigastrique, vomissement, perte d’appétit, tremblement général, sueur froide, lassitude, assoupissement. Les cas les plus graves provoquent le coma et entraînent la mort.
En 1864, Filhol et Baillet isolent de l’ivraie une huile de couleur verdâtre qu’ils tiennent responsable des maux causés par l’ivraie, avant qu’Ascherson ne compare l’effet de l’ivraie avec celui de l’ergot de seigle, un parasite de cette plante, alors bien connu. L’ivraie, tout comme le seigle, serait-elle victime d’un champignon toxique qui rendrait impropre sa consommation ? Contrairement à l’époque de Cazin, dans les années 1940, on a plus que des soupçons sur la présence d’un champignon microscopique contaminant l’ivraie et mettant en cause sa réputation. Fournier indique que plus de 95 % des graines d’ivraie sont concernées et que celles qui ne le sont pas sont indemnes de toute toxicité. Ainsi, cela signifie que le problème n’est pas l’ivraie, mais le champignon qui l’infeste, si petit qu’on n’a pu le voir auparavant, contrairement à l’ergot de seigle, bien visible lui, même si on a mis longtemps à comprendre la relation entre l’ergot et l’ergotisme, appelé autrefois « feu sacré ». On a longtemps pensé à un réseau trophique du genre suivant : le champignon contamine l’ivraie qui contamine l’homme à son tour. S’il est vrai que l’ivraie porteuse du champignon intoxique l’homme, ce champignon n’est en aucun cas toxique pour l’ivraie, cette dernière ne pâtit nullement de sa présence, bien au contraire. En réalité, ce champignon microscopique – Neotyphodium coenophialum – et l’ivraie vivent dans une interrelation symbiotique, c’est-à-dire que chacun y trouve son compte : « la plante procure au champignon les nutriments dont il a besoin, en échange de quoi, lui produit des alcaloïdes toxiques pour les herbivores qui s’aventureraient à brouter ses épis, mais aussi ses feuilles, puisque le mycélium est capable de coloniser les parties vertes de la plante » (4). Parmi ces mycotoxines insoupçonnables, on rencontre la témuline narcotique (d’où l’effet enivrant de l’ivraie), ainsi que la loline protégeant la plante des insectes et du stress environnemental. Bien évidemment, on ignorait tout cela il y a encore quelques siècles, d’autant plus à l’époque où l’évangile selon saint Matthieu a été rédigé. Cette révélation tardive du rôle du champignon de l’ivraie n’a donc pas pu s’opposer à ses détracteurs. Le tri minutieux des semences, l’usage massif de désherbants pour lutter contre les messicoles dites « adventices » (coquelicot, bleuet, nielle des blés…), ont quasiment contribué à l’éradication de l’ivraie de nos paysages. Il est vrai que, dans le passé, elle a donné du fil à retordre aux paysans. Lors des années très pluvieuses, elle était beaucoup plus abondante et produisait donc davantage de graines, lesquelles ont la particularité de rester enfouies dans le sol pendant de nombreuses années sans perdre de leur puissance germinative. C’est peut-être cela, allié à une pluie exceptionnelle, qui aura été à l’origine du vers de Virgile que je répète ici : « Là où nous avions confié des orges vigoureuses aux sillons, naissent l’ivraie maléfique et la folle avoine ». A moins qu’une autre explication puisse être envisagée : on sait maintenant qu’il existe d’une plante à l’autre des relations allélopathiques par le biais de mécanismes télétoxiques. C’est ainsi que l’ivraie est nuisible au blé, de même que la violette inhibe le développement du grain de blé, ce qui implique, malheureusement pour l’ivraie, un second chef d’accusation, lequel a sans doute provoqué bien des discordes, comme l’un des noms vernaculaires de l’ivraie – zizania – ne l’exprime que trop bien : en effet, l’ivraie aura semé la zizanie dans les champs de blé, mais aussi dans celui des hommes, bien malgré elle.
- Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 525
- Ibidem
- François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 492
- Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 122
© Books of Dante – 2016