Le seigle et son ergot

Seigle_contaminé

Bien que n’étant pas spécifiquement compétent en mycothérapie, j’ai récemment abordé le cas de l’ivraie, une graminée, vivant en symbiose avec un champignon microscopique. Malgré les mises en garde des Anciens, relayées par la Bible même, force est de constater que des cas d’intoxication plus ou moins graves portent à la fois la « responsabilité » de l’ivraie et l’ignorance parfois grande des populations à son sujet. A propos du seigle, et de l’ergot dont on le voit parfois orné, il n’en va pas de même. Par exemple, si la Bible s’étend précisément sur le caractère problématique de l’ivraie, elle ne dit rien à propos du seigle, au contraire de Paul-Victor Fournier qui indique qu’on en parle dans le Nouveau Testament (Le livre d’Amos le prophète). Après vérification, nulle mention est faite du seigle dans ce passage biblique. Pourtant, le seigle aurait eu de quoi attirer les esprits. Je m’interroge véritablement sur ce silence, sachant que le seigle aura été à l’origine de problèmes périodiques bien plus gravissimes que la seule ivraie est susceptible d’en causer.

Le seigle est originaire d’une région que l’on appelait autrefois Asie mineure et correspondant aujourd’hui à la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan… Le seigle que l’on rencontre dans les champs d’Europe est le descendant de lointains ancêtres poussant à l’état sauvage dans les zones siliceuses d’Asie occidentale (le seigle est capable de pousser dans le sable).
Connu bien après le blé et l’orge, le seigle s’est tout d’abord déplacé en Europe centrale (il était déjà présent dans ces régions durant l’âge de bronze, – 3000 à – 1000 avant J.-C.), et n’atteint l’Italie qu’au tout début de notre ère. C’est là que Pline le rencontre. A l’époque, déjà, il n’en dit pas que du bien. Le naturaliste romain est sans doute le premier à faire référence au seigle en Europe occidentale.

Le seigle est une céréale typique des sols pauvres où le blé ne vient pas. Il est donc un substitut qui procure fourrage et aliment. De plus, étant une graminée montagnarde, il apporte une subsistance non négligeable aux populations qui peuplent les hauteurs, d’autant que le seigle offre, à poids égal, plus de farine et moins de son que le blé. (Composition d’un grain de seigle : amidon 60 %, albumine 14 %, lipides 12 %, gluten 10 %, mucilages 3 %, acide phosphorique 1 %, etc.) Cette farine de seigle, bien qu’elle s’altère très vite, permet la fabrication d’un pain dont la conservation (8 à 10 jours) est supérieure à celle du pain de blé. L’on peut donc dire que le seigle procure bien des avantages. De son grain, on fait des bouillies et des potages, mais aussi des eaux-de-vie, de la bière, ainsi qu’un ersatz de café. C’est la farine de seigle qui, originellement, entrait dans la fabrication du pain d’épices. Quant à la paille de seigle, l’on s’en servait comme chaume, mais aussi dans la confection de liens, de paniers, de chaises paillées, de chapeaux… Il offre donc bien des utilités pour qui le cultive, d’autant qu’il est très énergique et nourrissant, comme le remarquait Hildegarde de Bingen au XII ème siècle.
Sur la base de ces faits, en quoi le seigle pourrait-il bien poser problème ? Bien au contraire, il apporte des solutions dont certaines sont d’ordre thérapeutique. Le seigle, qu’il soit consommé sous forme de pain ou de décoction de grains concassés, est légèrement laxatif, émollient, rafraîchissant, antiscléreux et fluidifiant sanguin. A l’extérieur, il est maturatif et résolutif, s’appliquant sous forme de tranche de pain de seigle chauffée sur les abcès, les ulcérations, les démangeaisons… A l’intérieur, on l’emploie dans des cas de constipation opiniâtre, mais c’est surtout au niveau des maladies cardio-vasculaires qu’il porte une action déterminante (artériosclérose, hypertension, hyperviscosité sanguine). Or, on note que ces affections sont rares ou inexistantes chez les populations consommant régulièrement du seigle. On ne voit donc pas quelle ombre va venir ternir ce tableau !…

Pourtant, de la lointaine Antiquité nous parviennent des échos pour le moins inquiétants. On parle alors d’une affection portant le nom d’ignis sacer (ou ignis gehennae). Que peut donc bien nous apprendre le monde gréco-romain à ce propos, le seigle étant alors encore inconnu de ces peuples. Dès lors, on peut se demander en quoi le seigle a bien pu être incriminé. On reconnaît dans cet ignis sacer des Anciens ce que l’on a désigné par la suite comme l’ergotisme. Du V ème siècle avant J.-C. jusqu’au II ème siècle après J.-C., les écrits des Anciens (Hippocratiques, Dioscoride, Pline, Galien) font référence à un trouble ressemblant fortement à l’ergotisme, provoqué par l’ergot de seigle (Claviceps purpurea), un champignon parasite de la plante. Cependant, l’on sait depuis que de nombreuses autres graminées (blé, orge, maïs, avoine, flouve odorante…) sont parasitées de la même manière par un champignon qui leur est spécifique. Par exemple, l’ergot de blé est plus court et plus trapu que celui de seigle. Mais cela n’a pas empêché les Anciens de l’Antiquité de repérer les effets de ces différents ergots, ne fussent-ils pas de seigle. Mais ces observations semblent constituer une portion congrue d’autant plus étonnante qu’on sait dans quelle mesure le blé et l’orge représentaient pour, ne serait-ce que les anciens Grecs, des plantes érigées au rang des espèces végétales sacrées, auxquelles de multiples divinités étaient associées : en Grèce antique, on cultive le blé et l’orge, mais on leur rend aussi un culte. Doit-on faire peu de cas de ces observations d’ignis sacer, alias ergotisme, relatives à l’Antiquité ? Si on en parle peu, c’est que cet ergotisme devait être peu fréquent, n’est-ce pas ? Cela n’est pas si sûr. Il est tout à fait possible que des cas d’ergotisme n’aient pas été consignés pour diverses raisons. Par exemple, la maîtrise de l’écriture en est une, la description de cette connaissance précise en est une autre. C’est cela, entre autres, qui semble expliquer que, pendant presque 1000 ans, on n’entend plus parler d’ergotisme. Corrigeons-nous : on ne trouve pas de mention écrite à propos de l’ergotisme, jusqu’à ce que…

Coup de tonnerre ! Dans les annales du monastère de Xenten, en Rhénanie, on trouve, à la date de 857, la première mention médiévale de l’ergotisme que, bien évidemment, on n’appelle pas encore comme cela. Lui échoit les noms de feu sacré, de mal des ardents, de feu infernal, de feu persique, de raphanie, de feu de la Vierge, de feu de Dieu !… Que se passe-t-il donc en Europe, aux environs de l’an 1000, lors de cette période qu’on appelle optimum climatique médiéval (ou réchauffement climatique de l’an 1000) ? Quoi donc échauffe autant les esprits pour qu’on fasse appel à la Vierge, à Dieu lui-même ? Le soleil est-il tombé sur la tête des gens au point qu’ils soient ici carbonisés, là rendus fous ? On observe des formes épidémique de ce mal en 944, à cheval sur la France et l’Espagne (une « peste de feu » qui fera 40000 morts), puis en 994, en 1008, etc. L’an 1070 voit la fondation à Vienne (Isère) d’une confrérie qui deviendra très vite l’ordre hospitalier de saint Antoine. Saint Antoine, dit le Grand, né en 251 et mort en 357, s’exila dans le désert pendant une bonne partie de sa vie. Il est celui dont on accueillit les restes (les reliques) à l’église paroissiale de la Motte-au-Bois (actuellement Saint-Antoine l’Abbaye, en Isère) en 1083, après moult pérégrinations. On a reconnu en ce saint celui qui pouvait délivrer ceux touchés par le mal qui porte encore son nom : le mal de saint Antoine (ou feu de saint Antoine). Ainsi, du X ème au XII ème siècle, durant lesquels les chroniques nous disent que cette épidémie est la plus vaste, on appelle ce saint à la rescousse. Il entre même en « concurrence » avec saint Martial, vénéré bien avant saint Antoine, comme protecteur contre le feu sacré en Aquitaine. Mais la suprématie de saint Antoine l’emportera en raison des nombreuses guérisons spectaculaires que ce saint aurait accordées. Et, au cas où l’invocation au saint demeurait infructueuse, il restait toujours l’amputation. En 1089, Sigebert de Gembloux est le premier « Français » a décrire le mal qu’est le feu sacré, qui prend alors deux formes bien distinctes : l’ergotisme convulsif et l’ergotisme gangreneux. Le premier reviendra à saint André, le second à saint Antoine. Il faut croire qu’un seul saint n’était pas suffisant pour s’occuper de deux manifestations d’un seul mal, mais qui étaient peut-être dissociés à l’époque, sachant que ces deux formes d’ergotisme se manifestent de façon très différente. Las, un foyer se déclare en Lorraine en 1089, et en Dauphiné l’année suivante, etc. Un foyer, le mot n’est pas assez fort pour décrire ce qui frappe les populations d’Europe occidentale en ces X-XII ème siècles. L’ergotisme « débute furtivement par une tache noire qui s’étend, brûle insupportablement, pourrit les chair et les muscles, et finalement tronquent les os. Les membres noirs, comme calcinés, se détachent du tronc » (1). Cette gangrène, provoquée par l’ergotisme, mutile, dessèche et rompt les membres, surtout inférieurs. Comme nous l’avons dit, l’ergotisme gangreneux, outre que les membres inférieurs, de livides passent au noir, dégage une odeur insupportable. Mais cela n’est pas tout. S’y ajoutent les manifestations suivantes : fourmillements et picotements dans les membres, douleurs aux orteils, chaleur très vive aux extrémités suivie d’un froid glacial, contractures, tuméfaction, disparition de la sensibilité dans les régions touchées. Dans certains cas, le décès survient, dans d’autres le malade reste estropié, parce que « la jambe se détache de son articulation, et laisse voir une plaie vermeille qui se ferme avec facilité » (2). Parfois, les deux pieds (ou jambes) se détachent du corps, plus rarement les quatre membres sont concernés. C’est là la forme la plus connue, mais c’est aussi la moins fréquente, au contraire de l’ergotisme convulsif dont voici la longue liste de symptômes : sensation de chaleur aux pieds et aux mains, lourdeur de tête, ivresse, hébétude, vertiges, hallucinations visuelles et auditives puissantes, agitation, contractions, convulsions, délire, mydriase (moins importante que celle provoquée par les Solanacées), cardialgie. Tout comme l’ergotisme gangreneux, les cas les plus graves se soldent par le coma et la mort. Si tel n’est pas le cas, la convalescence est très longue, et le malade conserve comme séquelles convulsions et ataxie. Ces deux ergotismes constituent des intoxications chroniques à l’ergot de seigle, et même l’empoisonnement aigu, bien qu’il ne soit pas mortel, offre tout un panel de symptômes : sensation de soif, vomissements, coliques, diarrhées, angoisse, douleur dans la langue et au niveau de l’épigastre, lourdeur de tête, fourmillements, sensation de froid sur la peau, anesthésie cutanée, ralentissement du pouls, gastralgie, céphalées, tintements d’oreilles, troubles des sens, de la motricité et de l’esprit, convulsions, dyspnée, paralysie des organes respiratoires. En cas de grossesse, l’avortement est favorisé, un aspect qui touche aussi les animaux, les poules expulsent des œufs sans coquille, alors que d’autres vont jusqu’à perdre leurs appendices épidermiques (cornes, sabots, crêtes).
C’est donc une véritable calamité qui s’abat sur les peuples européens durant de longs siècles : France (Gâtinais, Guyenne, Artois, Sologne, environs de Lyon…), Allemagne (Berlin, Hesse, Vogtland…), République tchèque (Bohème, Silésie…), Russie (Novgorod…), Ukraine (Potlava…), Hongrie, Suisse, Italie, etc.

Ergot_seigle_Claviceps_purpurea

Au XVI ème siècle, on commence à s’attacher à la description de l’ergot de seigle (Bauhin, Thalius) et à son emploi dans la pratique médicale (Lonicer, Cameriarus). A ce sujet, l’on remarque l’usage empirique de l’ergot de seigle par les sages-femmes d’alors pour hâter l’accouchement, mais également comme hémostatique. Par exemple, en 1582, Lonicer, qui ne pense pas l’ergot toxique, démontre son action contracturante sur l’utérus. Et pendant ce temps, quand ça n’est pas la peste, l’ergotisme tue des gens… En cette toute fin de XVI ème siècle, la relation entre ergotisme et ergot de seigle n’est toujours pas soupçonnée. Devant les surprenantes démonstrations du feu sacré, on évoque, pour les expliquer, des causes surnaturelles. « Les premiers symptômes hallucinatoires frappaient un sujet déjà éprouvé physiquement par le poison et vivant dans l’ambiance manichéenne d’un âge où l’homme redoutait plus qu’aujourd’hui les séductions du Malin. De cette conjonction entre une cause matérielle et une prédisposition psychologique naissait le syndrome de possession : et chacun y voyait une irruption directe de Satan dans les affaires du monde […] Les possédés étaient considérés, il est vrai, comme des hommes dangereux et on reste interdit par la cruauté des ‘traitements’ qu’on leur infligeait. Si l’exorcisme ne venait pas à bout du mal, le possédé risquait fort de subir le traitement des sorcières » (3). Oui, puisque la chasse aux sorcières se superpose à ces siècles d’ergotisme. Il est donc probable que cela ait, non pas contribué à augmenter le mal, mais, du moins, à n’en pas rechercher la juste cause. Simple hasard de l’histoire ou pas, c’est au moment où cesse la chasse aux sorcières que les premiers soupçons se portent sur l’ergot de seigle. Dans les années 1670, on parle de « seigle corrompu », et l’on conseille de tamiser le seigle afin d’en éliminer l’ergot. En 1717, Karl Nikolaus Lang met en cause l’ergot dans la genèse du feu sacré. En 1764, Munschthausen établit que l’ergot est un champignon, et qu’il n’est autre qu’une maladie cryptogamique du seigle. Un peu plus tard (1777), l’abbé Tessier démontre la toxicité de l’ergot en procédant expérimentalement sur des canards et des cochons : neuf siècles après les premiers cas d’ergotisme médiévaux, le responsable du feu sacré est identifié. Bien évidemment, cette nouvelle ne se propage malheureusement pas comme une traînée de poudre aux quatre coins du royaume (cela eut été trop beau) et cela pour au moins deux raisons : l’information circule plus difficilement qu’aujourd’hui et la population est relativement illettrée. Mais surtout, on remarque que les foyers d’ergotisme s’embrasent plus particulièrement en temps de disette. Et l’on sait qu’elles ont été nombreuses durant le seul XVIII ème siècle : 1709, 1710, 1725, 1726, 1739, 1740, 1747, 1750, 1752, 1769, 1770, 1775, 1782, 1788, 1789 !!!
« Les pauvres gens ne séparent pas l’ergot de leur seigle », regrettera l’abbé Tessier. Mais cet ergot, sa présence est conditionnée par divers facteurs. Il se développe plus facilement sur des seigles poussant sur des terres humides et légères, et il est beaucoup plus fréquent lors d’années pluvieuses, dans des cultures négligées. C’est ainsi que de très rare dans certaines localités, il représente dans d’autres jusqu’à 25 % de la récolte, c’est-à-dire qu’un épi sur quatre est touché. On peut dire que l’ergotisme est une maladie du pauvre. On peut en guérir, « à moins que le malade, mal nourri, habitant un lieu froid et humide, couché dans un lit infesté de matières gangreneuses, ne pompe de nouveau des miasmes putrides » (4). Si je ne crois pas que la proximité du malade avec ses propres « matières gangreneuses » soit à l’origine d’une « réinfection », en revanche, les autres arguments avancés sont plus que probants. Ce malade, pauvre et donc déjà mal nourri, se trouve être intoxiqué par le peu qu’il mange : « Les chronique de l’époque [nda : XVIII ème siècle] relatent la détresse des paysans loqueteux, transformant en pains des farines faites de glands, de pépins de raisins ou de racines de fougères. Torturées par la faim, les paysans n’hésitaient pas à moudre les criblures ergotés pour en faire du pain » (5). Face à un tel dénuement, tout faisait ventre, et ce jusqu’à l’intoxication à l’ergot de seigle même, sans compter sur la déraison dans laquelle ce champignon est capable de jeter celui qui le consomme. Par exemple, la Grande Peur de 1789 (juillet-août), qui fait suite à la grande famine de 1788, verra des paysans devenir comme fous, de même que « la panique liée aux sorcières de Salem […] en 1691 fut peut-être accentuée par une éruption d’ergotisme » (6). Mais là où l’ergot de seigle est le plus vicieux, c’est qu’il détermine, chez ceux qui en ont consommé, une faim dévorante, difficilement satiable en temps de disette !
L’ingestion de pain ergoté provoque l’ivresse (entre autres), mais sans qu’elle soit accompagnée du malaise et du dégoût causés par celle d’alcool, quand bien même la toxicité de l’ergot est réduite par la fermentation panaire et la cuisson du pain (heureusement !). Mais, par-dessus tout, cruelle ironie, le pain de seigle ergoté, par la présence d’osmazôme (jusqu’à 8 % dans l’ergot), dégage une « odeur fort agréable de viande rôtie » (7). Pour un misérable paysan du XVIII ème siècle (ou même d’avant), crevant de faim, cela a peut-être représenté une tentation supplémentaire, sans compter l’appétit carnassier dont l’ergotisme est responsable.
Bien souvent, il y a plus qu’un pas entre la solution d’un problème et l’application de ladite solution. L’ergot n’y fait pas exception, d’autant que lors des vagues d’ergotisme, il était bien entendu que le cas d’un antidote demeurait impensable ; ça l’est toujours, du reste : il n’existe aucun antidote spécifique à l’ergotisme. Dans le cas d’un ergotisme gangreneux, on conseille aujourd’hui des vasodilatateurs et des anticoagulants et, en ce qui concerne l’ergotisme convulsif, on pourrait prescrire, par exemple, du diazépam.

Pieter Brueghel l'Ancien, Les mendiants, 1568

Pieter Brueghel l’Ancien, Les mendiants, 1568

L’ergot, dont on s’est longuement interrogé sur l’étiologie (simple altération du grain, dégénérescence de l’ovaire due à une piqûre d’insecte, substance amorphe liée à une maladie typique des graminées, etc.), reste, au temps de Cazin, une maladie du seigle « causée par la présence d’un champignon sur la nature duquel on n’est point d’accord » (8). Cependant, comme le firent les sages-femmes d’Europe centrale aux XVII ème et XVIII ème siècles, l’ergot passa dans la pratique médicale et nombreux seront les praticiens à en observer les effets dans plusieurs domaines majeurs, en parallèle aux recherches menées à son sujet (Vauquelin 1817, Tulasne 1853, Tanret 1875, etc.). L’ergot est, selon Stearn (1808), « la poudre qui fait accoucher » et, selon Prescot (1814), un médicament hémostatique puissant (C’est pour cette raison que les membres se détachant lors d’un ergotisme gangreneux n’occasionnent aucun saignement et laissent un moignon dont l’ergot assure la cicatrisation !)
Ainsi, au XIX ème siècle, les propriétés de l’ergot vont-elles être mises à profit comme obstétrical, sédatif, antiphlogistique et hémostatique. Mais, bien entendu, il n’était pas alors question d’en faire un usage démesuré, puisque, par exemple, chez la femme sur le point d’accoucher, on prenait garde à ne pas l’administrer à la primipare. On l’employait en temps utile, car mal employé, il provoquait le décès du nouveau-né ainsi que des lésions plus ou moins graves chez la mère (rupture de l’utérus, etc.). En revanche, on le recommande quand « il ne manque pour l’accouchement que des contractions utérines suffisantes » (9), provoquant alors des effets inversement proportionnels à l’atonie utérine. « On ne devra le donner que lorsque la disposition des parties sera telle que l’accouchement puisse se terminer en un temps très court » (10). Après l’accouchement, l’ergot de seigle trouve d’autres utilités : rétention du placenta, caillots matriciels, métrorragies puerpérales, hémorragies utérines, éclampsies, coliques post partum, etc. Par ailleurs, chez la femme, l’ergot de seigle fut employé dans de nombreuses affections qui ne dépendant pas de l’état puerpéral : engorgement utérin, douleur utérine, aménorrhée, métrite chronique, flux immodéré des règles, chlorose ménorragique, hémorragie au niveau d’un fibrome utérin, leucorrhée. Comme on le constate, les affections justiciables de l’emploi de l’ergot de seigle ont un grand rapport avec le sang. Il est vrai que l’infusion d’ergot est généralement de couleur de chair foncée. De plus, l’ergotine, extraite de l’ergot, est un extrait mou, de couleur rouge-brun foncé quand il est en masse, rouge sang quand il est vu en couche. C’est ainsi que l’ergot de seigle intervient en cas d’hémorragies artérielles, de coupures, de blessures, de lacérations des chairs, de plaies saignantes, d’ulcères atones et sordides, mais aussi – et c’est le comble – de plaies gangreneuses, de brûlures, de suppurations fétides (qui sont des signes d’une intoxication massive à l’ergot de seigle) et de suite… d’amputation, opérant, dans tous les cas, une cicatrisation prompte et remarquable. En revanche, l’ergot de seigle serait plus nuisible qu’utile dans d’autres flux sanguins : hémoptysie, hématémèse, épistaxis, hémorroïdes.
Ensuite, l’ergot de seigle offre une certaine efficacité en cas de dysenterie et de diarrhée (rebelle, chronique, muqueuse), d’affections touchant les capillaires sanguins (bronchite capillaire, couperose), de troubles de la sphère génitale masculine (urétrite, blennorragie, éréthisme, érection douloureuse, spermatorrhée, rétractation du scrotum…), enfin, dans divers cas de paralysie (paralysie des membres inférieurs, paralysie de la vessie, paraplégie).
Si les affections soignées par l’ergot ne manquent pas, il en va de même des multiples préparations magistrales : poudres, vins, teintures, sirops, huiles, mixtures, extraits aqueux, potions, pilules, dragées, suppositoires, etc., rendent compte du grand intérêt qu’on a accordé à l’ergot pendant tous le XIX ème siècle. Malgré tout, « en 1872 […], l’Académie de médecine, tout en reconnaissant la nécessité d’autoriser les sages-femmes à s’en servir, soumet son usage à des règles très sévères : le proscrivant pendant l’avortement, pendant le travail et pendant la délivrance, il se réduisit à l’hémorragie post partum » (11). Est-ce à dire que l’ergot est relativement répudié ? Pas tout à fait, puisqu’il suscitera bien des engouements au XX ème siècle. On s’autorise simplement davantage de précautions.

Auparavant, on récoltait l’ergot sur pied et on le conservait à l’abri de la lumière et de l’obscurité pendant facilement deux ans et on le pulvérisait au fur et à mesure des besoins, s’altérant rapidement à l’état de poudre. Mais on ne prenait pas nécessairement soin de récolter correctement l’ergot de seigle, tandis qu’aujourd’hui, l’ergot qui se réserve à un emploi pharmaceutique est « cultivé » par le biais d’un seigle à floraison beaucoup plus tardive (Secale montanum), ce qui fait que la dissémination des spores très contagieux ne passe plus aussi aisément d’un champ à l’autre.

Bref. Quoi qu’il en soit, au début du siècle dernier, on reconnaissait à l’ergot de seigle une puissante action vasoconstrictrice sur les fibres lisses des vaisseaux, des bronches, de la vessie et de l’utérus. C’est cette action, exagérée par une consommation régulière de seigle ergoté, qui provoqua les multiples cas d’ergotisme gangreneux. La vasoconstriction est si puissante que le sang n’irrigue plus les tissus, ce qui permet à la gangrène de s’installer. Cette propriété induit, comme nous l’avons dit, une activité hémostatique majeure. On se servira, sur cette base, de l’ergot de seigle dans des cas d’hypertension artérielle, de migraines, de troubles neurovégétatifs. Aujourd’hui encore, un médicament issu de l’ergot favorise l’irrigation cérébrale et entre à ce titre dans les traitements préventifs et curatifs des troubles vasculaires cérébraux.
Entre 1918 et 1944, Arthur Stoll et Albert Hofman, œuvrant pour la firme suisse Sandoz, travaillent sur l’ergot de seigle et parviennent à en isoler des paires d’alcaloïdes isomères. Les isomères droits (ergotine, ergosinine, ergocryptinine, ergocorninine, ergocristinine, ergobasinine), peu actifs, sont complétés par les isomères gauches, beaucoup plus actifs (ergotamine, ergosine, ergocryptine, ergocornine, ergocristine, ergobasine). Ces différents alcaloïdes sont présents dans des proportions variables dans l’ergot de seigle, obéissant par là à la logique du chémotype. En plus de cela, l’ergot compte des substances basiques dont les noms ne sont pas sans rappeler les affres douloureuses auxquelles la population des siècles précédents aura été confrontée : putréscine, cadavérine, etc. Ces bases se conjuguent avec l’action des alcaloïdes ou bien en contrebalancent les effets, de même qu’au XIX ème siècle, on avait remarqué que « la même quantité d’ergot peut également déterminer l’ergotisme convulsif ou l’ergotisme gangreneux, suivant qu’on aura mis plus ou moins de temps à le consommer » (12).
Cela signifie-t-il que l’ensemble de ces données ouvrent une nouvelle ère thérapeutique ? Cela reste à voir. En tous les cas, Stoll et Hofman poursuivent leurs travaux qui se portent, dès 1938, sur le diéthylamide de l’acide D-lysergique issu de l’ergot de seigle, une substance portant, en allemand, le nom de lysergic diethylamid säure. « Le 16 avril 1943, Albert Hofman est contraint d’abandonner son travail en cours d’après-midi et de regagner son domicile en proie à une sorte de délire accompagné de visions colorées. Très intrigué par ce phénomène, il pense à une intoxication et passe en revue les substances manipulées au cours de son travail. Il se souvient avoir été en contact avec le diéthylamide de l’acide D-lysergique. Hofman décide donc de tirer l’affaire au clair et absorbe 250 microgrammes de cette substance (13). Malgré la dose infime, dictée par la plus élémentaire prudence, les symptômes ressentis sont beaucoup plus intenses que lors de la première expérience. L’agent responsable de l’effet hallucinogène était donc identifié : le LSD entrait dans l’histoire » (14). Enfin, pas tout de suite, puisque cette découverte sera tenue secrète pendant le reste de la guerre, de crainte que les Allemands ne s’en emparent. Qui sait alors ce qui aurait pu advenir si une telle prudence n’avait été observée.
Le protocole expérimental mis en place par Hofman n’est pas sans rappeler celui de l’abbé Tessier, administrant à des canards et des cochons de l’ergot de seigle pour en mesurer les effets. Il est surprenant que des chimistes comme Stoll et Hofman n’aient pas eu vent en leur temps (qui n’est pas si reculé que ça) de l’implication de l’ergot de seigle dans les « épidémies » d’ergotisme qui secouèrent l’Europe pendant des siècles, ce qui, alors, aurait pu rendre possible la reconnaissance d’un symptôme du LSD – les hallucinations – commun à l’ergotisme convulsif. Mais n’accablons pas trop les chercheurs de Sandoz, car, grâce à eux, indirectement il est vrai, Jean-Marie Pelt a émis une hypothèse à propos de l’usage de substances hallucinogènes en Grèce antique : « Il semble que l’extase propre aux rares initiés appelés à célébrer les mystères d’Eleusis était due à une intoxication par un champignon cousin de l’ergot, le Claviceps paspali » (15).

Par la suite, comme l’on sait, on a dénié au LSD toute vertu thérapeutique. Mais, telle une plante exotique accueillie au sein d’un jardin qui ne recherche que l’agrément, le LSD s’est échappé du jardin, comme en son temps l’héroïne.
L’épisode « LSD » a-t-il jeté l’opprobre sur l’ergot de seigle ? Certes non, il est encore d’utilité thérapeutique. Sur le seigle lui-même ? Pas à ce que je sache, puisque la gemmothérapie s’est emparée du seigle. Aujourd’hui, à base de radicelles de grains de seigle, on produit un élixir indiqué dans les problèmes hépatiques, le psoriasis et certaines maladies auto-immunes. Une cure de jouvence s’offre-t-elle au grain de seigle ? Souhaitons-le lui.


  1. Henry Chaumartin cité par Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 222
  2. Honoré-Louis-François Guérin, Gazette de santé, 1816
  3. Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 231
  4. Honoré-Louis-François Guérin, Gazette de santé, 1816
  5. Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, p. 233
  6. Joel Levy, Histoire du poison, p. 58
  7. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 881
  8. Ibid., p. 880
  9. Ibid., p. 887
  10. Ibid., p. 890
  11. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 335
  12. Joseph Bonjean, Traité pratique et théorique du seigle ergoté, p. 139
  13. Les hallucinations surviennent à une dose cinq fois moindre !
  14. Jean-Marie Pelt, Drogues et plantes magiques, pp. 240-241
  15. Ibid., p. 235

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