Crapauds & grenouilles

Le tintamarre trépidant et tonitruant de la grenouille – brekekekex koax koax ! (ainsi qu’Aristophane l’onomatopéise dans sa pièce Les Grenouilles) – me rappelle (à l’ordre ?) en ce début de printemps. Ne (me) grondent-elles pas par le biais de ce « bre » qui renvoie à Dionysos bromios, c’est-à-dire « celui qui tonne » ? Que si ! Rana ridibunda – la grenouille rieuse – est l’annonciatrice des orages printaniers censés ranimer la vie. Il est donc plus que l’heure – je les entends sonner depuis la mare la plus proche – d’ordonner mes notes, d’autant que, depuis quelques temps, passe en mon esprit l’image d’une grenouille qui attend avec patience, assise sur une feuille de nénuphar, une couronne d’or sur la tête.

La grenouille, ici couronnée, est bel et bien un animal solaire comme nous le montre ce sympathique portillon pris en photo quelque part à Leipzig.

En tout premier lieu, il est frappant de remarquer l’étroitesse du lien existant entre ces batraciens que sont crapauds et grenouilles et la reine des choses humides, c’est-à-dire la Lune. Cela place d’emblée ces deux animaux sous l’égide du yin. Bien qu’on hésite entre ce principe et son contraire, l’on observe néanmoins une prédominance de yin chez le crapaud, évidence qui ne fait pas l’ombre d’un doute à propos de la grenouille. En Chine, c’est un crapaud à trois pattes que l’on voit se dessiner sur la Lune, et les éclipses lunaires ont lieu lorsque le crapaud dévore l’astre nocturne. Comme a pu l’écrire Dino Buzzati dans l’une de ses nouvelles, le crapaud « observe la Lune en connaisseur, trouve que c’est une lune fort respectable, parfaitement adaptée aux circonstances [dès lors qu’il] se sent tout entier étreint par le printemps »1. En sanskrit, un seul mot fait référence à la grenouille et à la Lune, harit, qui est aussi celui permettant de désigner la couleur vert, ce qui souligne encore davantage la relation du crapaud et de la grenouille à l’élément humide. Avatar de la lune pluvieuse, la grenouille est donc conjointement liée aux masses d’eau accumulées que sont les nuages qui, à l’instar de la grenouille qui souhaite se faire plus grosse que le bœuf, enfle tant et si bien qu’elle finit par en crever. Ce qui peut passer pour une fable amusante dissimule une autre vérité : le rapport entre le nuage et la grenouille : si ce dernier laisse parfois échapper une pluie de grenouilles (cf. les sept plaies d’Égypte), « il n’y a pas à s’étonner que, dans la fable, la grenouille ait la présomption de croire qu’elle peut atteindre en se gonflant à la grosseur d’un bœuf ; mais quand le petit nuage s’est élargi, il finit par crever, comme le fait la grenouille »2. Si l’on se rappelle, de plus, que le bœuf est une figuration de la Lune, on décode aisément le message : le nuage ne peut pas s’arrondir comme la Lune indéfiniment. Pour faire œuvre constructrice, il doit se détruire par le biais des immenses masses d’eau qu’il transporte par la voie des airs. De là les multiples divinités batraciennes impliquées dans la pluie comme en Extrême-Orient ou bien chez les Mayas Quichés. Voilà pourquoi coassent les grenouilles au printemps, symbole de l’orage qui véhicule le tonnerre. Non seulement elles sont les annonciatrices de l’été, mais sont garantes des pluies printanières qui vont plus sûrement permettre d’y mener. Mais avant d’aller aussi loin, précisons un élément important que j’emprunte à Gubernatis : il disait se rappeler qu’à Turin, durant la semaine sainte (qui, cette année, a eu lieu du 10 au 16 avril, pour situer), les enfants faisaient grincer un instrument en bois, la canta-rana (ou rana, rena, etc.), espèce de crécelle qui palliait l’absence des cloches parties pour Rome. De même que les coassements de la grenouille, cette cacophonie printanière avait pour fonction d’assurer la résurrection du Christ (ou d’Indra, de Zeus, etc., selon les lieux et les époques auxquels on se situe). Par le signal de renouveau qu’est son chant, la grenouille dit bien à quel point elle est un symbole de résurrection. Pline remarqua qu’après avoir péri durant l’hiver, la grenouille renaissait au printemps (après une mort « apparente » : en effet, la plupart des crapauds et grenouilles hibernent durant la froide saison, et même davantage puisque leur léthargie dure six mois dans l’année). En Chine, l’on associait la période filant de l’équinoxe d’automne à celui de printemps à la grenouille, barbotant donc bien en plein yin. Et ce n’est qu’en ce point d’équilibre, au printemps, qu’elle est censée se métamorphoser en caille, animal yang ayant pour fonction d’occuper les six prochains mois, jusqu’à sa propre métamorphose future en grenouille, et ainsi de suite. A travers cette transformation d’un animal en un autre, qui plus est doublée de celle du têtard juvénile en grenouille adulte, comment ne pas y voir un symbole qui saute au yeux, celui de la résurrection ? (le yin procédant du yang qui lui-même procède du yin, etc.). Avec cette verdeur, cette pluie que déversent, féconds, les nuages, et les forces vives qui éclatent au printemps, on se rapproche insensiblement de l’idée de fertilité et d’abondance. Parce que yin, le crapaud et la grenouille sont forcément féminins. Ainsi président-ils à la sexualité et à la génération, étant des animaux très prolifiques. En Égypte, la très peu connue déesse-grenouille Héqet était la protectrice des femmes enceintes et des nouveaux-nés. De là, l’imagination n’eut guère de peine à faire de la grenouille un être luxurieux : « Plusieurs auteurs affirment que si les grenouilles s’accouplent la nuit, c’est pour se livrer à des orgies nocturnes semblables à celles du sabbat. Viols et coïts n’y sont pas rares. Ce sont des êtres démoniaques »3. Ainsi dépeint-on les mœurs libidineuses des grenouilles au Moyen âge, animaux qu’on accusait même, à cause de leurs nocturnes coassements intempestifs, de venir perturber les ébats nuptiaux des jeunes époux, raison pour laquelle des villageoises venaient battre l’eau des douves entourant le château, pour faire taire les bruyants batraciens. Ce qui est fort curieux : pourquoi vouloir réduire au silence ce symbole de fécondité/fertilité qu’est la grenouille ? Un coassement n’est-il pas censé favoriser une plus étroite cohabitation ? Peu importe les arguments quand il est décidé de déraper en direction de la face lunaire, cette fois-ci infernale et ténébreuse, de la grenouille.

Il se passe parfois de drôles de choses aux abords de la mare… Illustration d’Arthur Rackham (1867-1939) pour l’édition des fables d’Ésope de 1916.

Les lutins, eux aussi, se métamorphosent en grenouille, animal fort sympathique qu’on ne retrouve jamais à portée du chaudron de la sorcière, abritant généralement un autre batracien plus « inquiétant », formant avec la chauve-souris, le hibou, le corbeau et le chat noir4 l’habituel bestiaire que l’iconographie diabolique a indexé au personnage de la sorcière. Quand une gravure montre une de ces créatures danser, figurée portant une cape et des grelots aux pattes, l’on peut être certain qu’il ne s’agit jamais d’une grenouille, toujours d’un crapaud car montré laid et verruqueux5. De plus, ces gesticulations peu naturelles renforcent les liens que le crapaud entretient avec l’univers du sabbat. D’ailleurs, n’avez-vous pas vu se glisser – subreptice – l’ombre d’une Médée ? Attardons-nous en exposant quelques remarques qui ont pu frapper l’imagination de nos prédécesseurs. Par son chant doux semblable à une plainte, le sonneur à ventre jaune (Bombina variegata) ne fait-il pas œuvre de magie ? De même que le crapaud accoucheur (Alytes obstetricans) qui émet de jolies notes flûtées « comme un émouvant lamento »6 ? Comment des animaux aussi horribles peuvent-ils former des chants aussi beaux ? Au contraire, le pélobate brun (Pelobates fuscus) est plus conforme à ce qu’on attend généralement d’un crapaud : quand on cherche à le saisir , il lance des cris perçants et dégage une forte odeur d’ail ! Poison ? Pas sûr. Ce qui l’est, c’est que le crapaud commun (Bufo bufo) secrète par sa peau une espèce de liquide blanchâtre, venimeux et irritant les muqueuses, contenant un alcaloïde appartenant à la classe des bufadéniolides, la bufotoxine, substance apparentée aux glycosides cardiotoniques que recèle une de ces plantes sorcières bien connues, la grande digitale pourpre. Mais nous sommes ici bien loin de la batrachotoxine ou encore de la 5-méthylbufoténine (la première est mortelle, la seconde devient hallucinatoire après léchage du crapaud). Cet animal empoisonné est forcément diabolique : quiconque le touche est envahi d’un froid glacial et peut voir sa main s’insensibiliser au point de contact. Il est si plein de poison qu’il est capable de demeurer invulnérable face à celui du serpent ! A cela s’ajoute le fait que certains batraciens peuvent modifier leur coloris : par exemple, c’est le cas de la rainette (Hyla arborea) qui peut passer du vert vif au gris foncé. Les mœurs nocturnes de ces animaux ne sont pas sans susciter l’inquiétude : toutes les nuits, que mangent-ils donc ? Que trament-ils au fond des sombres repaires dans lesquels ils apprécient de s’abriter ? C’est parce qu’il hait la lumière, que le crapaud commun se dissimule sous des pierres, dans des anfractuosités ou toutes autres retraites obscures et humides pour y faire seul Dieu sait quoi ! Parait-il que cet animal puant y mange de la terre tout en bavant comme un enragé. Mais, bien plus encore, cet animal lâche, « horrible à voir et haï de tout le monde » scelle sa proximité avec certains humains jusqu’à occuper régulièrement leurs caves et autres lieux fréquentés de ce type (chez mes grands-parents, l’un d’eux s’était installé sous une souche d’arbre sur laquelle la boîte aux lettres avait été posée). Mais qu’est-ce que c’est que cette familiarité ? En réalité, le crapaud commun « vit très bien en captivité et serait capable d’être apprivoisée au point de reconnaître son maître… »7. Et qui donc, à votre avis, est capable de réaliser un tel prodige, hum ? Celle qui, parce que le crapaud est assurément l’un de ses animaux domestiques, l’habille de velours rouge, vert ou noir et le garnit de grelots, tout en poussant la forfanterie à le faire baptiser par le diable lui-même8  : la sorcière !

Les sorcières de Macbeth en pleine tambouille, par Alexandre-Gabriel Decamp (1803-1860).

Habituellement juché sur son épaule gauche, le crapaud de la sorcière est invisible pour quiconque n’est pas sorcier. Cette proximité avec le diable est encore parfaitement lisible dans d’autres caractéristiques. En effet, « les hommes se livrent à l’idolâtrie et à beaucoup de sottises à l’aide de cette vermine, grâce à des procédés diaboliques »9 : on ne compte plus les recettes contenant diverses parties de ces animaux dont la langue, la bave et le venin, les yeux, les os et la peau, les pattes, etc. Tout cela pour faire bénéficier le charme des principaux traits constitutifs propres au crapaud : la colère, la luxure, l’orgueil, l’égoïsme et l’avarice surtout (en Chine, l’idéogramme chan signifie aussi bien crapaud qu’avarice). C’est pour cela, entre autres (et contrairement à la grenouille), que le crapaud porte malheur : pour se défaire de son influence néfaste, il suffit de déloger le crapaud qui loge sous la dalle du seuil de l’étable. Toutes ces croyances justifièrent l’emploi qu’on put faire du crapaud à travers des pratiques qui nous paraissent fort étranges aujourd’hui : faire sécher une grenouille ou un crapaud avait pour but, en les portant sur soi, d’en confectionner une amulette. Si on la portait sous les aisselles, elle protégeait de la peste et des substances vénéneuses. Clouée au plafond des étables, elle protégeait les animaux qui s’y abritaient. On pouvait aussi pulvériser ces animaux desséchés : la poudre de crapaud était le remède courant de lou masclou, c’est-à-dire un terme générique englobant aussi bien les coliques que la crise d’appendicite. On administrait cette poudre en la délayant dans un véhicule liquide adapté. Avec les seuls os de la grenouille réduits en poudre et bus ensuite dans du vin, on confectionnait ainsi un aphrodisiaque permettant l’envoûtement d’amour. On pouvait aussi mêler cette poudre à quelque mets que l’on offrait à la personne convoitée pour qu’elle en goûte ou bien la répandre sur ses vêtements. Pour renforcer la manœuvre, il n’était pas impossible de porter sur soi un bijou sur lequel une grenouille est représentée : non seulement ça éloigne la maladie, mais ça attire la sympathie. Une chose est évidente : le pouvoir de fascination du crapaud est si puissant qu’il serait capable de forcer les oiseaux à se jeter dans la gueule d’un tel monstre. Autrefois, on croyait qu’en fixant quelqu’un, un crapaud pouvait le faire s’évanouir ou provoquer en lui des convulsions pouvant parfois mener à la mort. Par son regard fixe, le crapaud se montre indifférent voire insensible à la lumière qu’il intercepte par absorption : tout cela nous éloigne fort du charme d’amour ! D’autres pratiques s’apparentent plus à la magie sympathique qu’à la médecine proprement dite : la froideur glaciale qu’on lui suppose permet à la grenouille de lutter contre les fièvres ; en liant une grenouille au malade, celle-ci est censée « prendre » le mal ; enfin, frotter verrues et panaris avec un crapaud en assure la disparition. Chez Dioscoride et Hildegarde, on peut bel et bien parler de zoothérapie, puisque le crapaud autant que la grenouille interviennent dans diverses affections (scrofule, goutte, flux sanguins, douleurs dentaires, activer la repousse des cheveux et des sourcils). Mais ce qui demeure le plus intéressant du point de vue magico-thérapeutique, c’est la pierre de crapaud (ou crapaudine, bufonite, etc.). Dans un ses contes, sobrement intitulé Le Crapaud, Hans Christian Andersen évoque cette légende qui veut que la tête du crapaud renferme une pierre précieuse. Voici un petit résumé des pouvoirs qui sont attachés à une telle pierre : elle « protégeait des venins. Elle avait en effet la réputation […] d’attirer les poisons quand on la frottait sur la peau10. Pour l’extraire, il fallait mettre un vieux crapaud dans un pot percé de trous, que l’on plaçait ensuite dans une fourmilière. Une fois dévoré, il ne restait plus que ses os et la pierre. Pour savoir si la crapaudine n’était pas un faux, il fallait la présenter à un crapaud vivant qui, s’il faisait mine de sauter dessus, était la preuve irréfutable de son authenticité »11. Qu’un animal très laid possède dans la tête la plus précieuse des gemmes, c’est là qu’est le paradoxe. Et ça devient d’autant plus troublant qu’on avoue parfois sur le bout des lèvres qu’il s’agirait là de rien de moins que de la pierre philosophale… On dit encore que la grenouille rejette une pierre précieuse au printemps, le crapaud une perle : leur retour à la vie ainsi manifesté signe également celui du soleil. Qu’en pense Andersen ? « Il vit les étoiles, grandes et brillantes ; il vit la lune, il vit le soleil se lever et monter de plus en plus haut dans le ciel »12. Plus le crapaud sort de son puits, et plus le soleil entre dans sa course ascendante. « Que je suis heureux ! Le désir que j’éprouve rend certainement plus heureux que la pierre précieuse dans la tête. Et c’était justement lui, qui avait le joyau : l’éternel désir de s’élever plus haut, toujours plus haut, il rayonnait de joie et d’amour de la vie »13). Cependant, ce talisman immatériel qui permet d’obtenir le bonheur sur la Terre « scintille trop fort. Nos yeux ne sont pas encore assez puissants pour le voir dans toute sa gloire, comme Dieu l’a crée »14. Mais bien des pierres du crapaud n’en sont pas : ainsi appelle-t-on les galets de variolite dont les dessins rappellent la surface verruqueuse de la peau de cet animal. Aussi tangible et matérielle que la précédente est de nature subtile et impalpable : ainsi cette crapaudine ne peut-elle pas parvenir à la cheville de la pierre de l’œuvre logée en chacun d’entre nous et que l’on peut rendre exploitable pour peu qu’on s’en donne la peine, bien qu’elle exige de nous que nous transmutions une existence première en sa version exaltée.

Parce qu’il est associé aux aspects les plus laids de l’existence, dans les contes de fées, le crapaud l’est aussi au personnage habituellement haï de la sorcière, à qui insupportent la jeunesse et la beauté, c’est-à-dire la princesse, blonde, très belle, mais insouciante et même « légère » dans ses engagements. Dans Le Roi des Crapauds, un pacte engage la jeune princesse à épouser le crapaud en échange du service que celui-ci lui rend à sa demande : aller repêcher une balle qu’elle a laissée choir dans un puits (ce qui peut paraître bien disproportionné : je ne reçois pas une demande en mariage à chaque fois que je ramasse le trousseau de clés d’une dame !). La voilà donc prise au piège de son propre empressement, de sa candeur, mais surtout de son immaturité. Rappelez-vous du passage du conte où le crapaud veut déjeuner avec la princesse, jouer avec elle, dormir dans son lit en sa compagnie, etc. Et puis quoi encore ? Quelle est, finalement, la réaction de la jeune fille ? Elle le jette contre le mur ! On peut se demander en quoi ce geste peu sympathique et écœuré de la princesse peut avoir pour effet de transformer le crapaud en prince charmant, tenu jusque là prisonnier de sa froide peau de cuir d’eau par le méchant sort d’une fée ou d’une sorcière qui n’apparaît jamais dans le conte que sous cette trace résiduelle15. Pour que la transformation ait lieu, il importe que la princesse dépasse la répugnance et le dégoût que suscite en elle la grenouille qui n’est jamais un animal qui fait peur mais dont la laideur et la maladresse peuvent s’avérer repoussantes. Ainsi, un sourire, le signe d’une émotion accommodante, quand ce n’est pas la classique demande du baiser, initient la métamorphose du crapaud en un joli prince, mais jamais avant que la jeune fille ait prit contact avec son propre éveil sexuel. La violence de la jeune fille n’est donc nullement gratuite, elle est libératrice pour elle comme pour la grenouille-prince. Mais que le crapaud dissimule, in potens, un prince charmant, cela, la princesse ne le sait pas encore consciemment. Avant toute chose, elle devra, par le biais d’un objet capricieux et fatidique – la balle d’or (pour courir l’aventure, n’est-ce pas indispensable ?) – laisser échapper son candide statut d’enfant qui plongera avec la balle dans les profondes eaux de la psyché dans lesquelles circule sans difficulté la grenouille. « Pour aimer, il faut être capable d’éprouver des sentiments », expliquait Bruno Bettelheim dans la Psychanalyse des contes de fées. Or, jouer toute seule à la balle, égoïstement, n’y aide pas. « En respectant l’engagement qu’elle a pris, la princesse est contrainte de mûrir »16. Dans ce même conte, la grenouille non plus n’est pas achevée (judicieux choix que celui de la grenouille, animal transitant d’une phase larvaire, le têtard, à une autre, l’adulte accompli), elle se comporte avec la princesse comme si elle était son enfant : or, « quel est l’enfant […] qui n’a pas grimpé dans le lit de sa mère avec l’espoir de passer la nuit avec elle ? […] Il vient un moment où la mère doit ‘jeter’ son enfant à bas de son lit »17 au risque qu’il ne puisse devenir une personne à part entière. L’accomplissement ne peut être rendu efficient en brûlant les étapes. C’est ce qu’un autre conte des pays slaves, La reine des grenouilles, cherche à nous exposer. C’est non pas une balle d’or mais une flèche qui désigne celle que doit épouser Ivan l’un des trois fils du roi. Quelle n’est pas sa surprise quand il constate que le sort l’oblige à se lier à Kvakouchka la grenouille. Mais il se trouve que sous cette peau de grenouille se dissimule malgré elle Vassilissa la très sage (la très savante, la très connaisseuse). Le père d’Ivan veut s’assurer de la loyauté de Vassilissa à l’égard de son époux. Aussi lui impose-t-il une première épreuve : confectionner un pain blanc très tendre à la croûte parfaitement dorée. Puis une deuxième : tisser un tapis (ou une chemise) en soie en une seule nuit. Enfin, une troisième et dernière : assister à la revue exigée par le roi et y exceller à la danse. Or comme Vassilissa est un peu magicienne, elle parvient temporairement à ôter sa peau de grenouille, à enfiler de riches atours puis à se rendre au bal, où sa beauté fait sensation. Elle s’y révèle à l’aide d’un coup de tonnerre (cf. la proximité symbolique entre les nuées et la grenouille). Ravi de cette métamorphose à laquelle il ne s’attendait pas, Ivan brûle les étapes si je puis dire, et s’empresse de jeter au feu la peau de grenouille que la princesse Vassilissa est forcée de revêtir par la force du sort par lequel elle est encore malgré elle liée. Dépitée, elle s’adresse ainsi à Ivan : « Si tu avais eu la patience d’attendre quelques instants encore, j’aurais été à toi pour toujours, tandis qu’à présent il me faut te dire adieu ! »18. Les trois épreuves par lesquelles Vassilissa est passée n’y suffisent hélas pas, la dernière étant inachevée. Ce n’était pas Ivan qui portait la peau de grenouille, ce n’était donc pas à lui de s’en débarrasser. Pour retrouver Vassilissa, Ivan devra lui aussi passer par une série de trois épreuves, fréquent motif ternaire devant amener une libération. Avant de disparaître, elle lui fournit néanmoins un indice : « Cherche-moi dans la vingt-septième terre, dans le trentième royaume ». Ce qui peut paraître bien sibyllin nous est expliqué par Angelo de Gubernatis : « C’est-à-dire, à ce que je crois, en enfer, dans la nuit où descendent la Lune et l’aurore et d’où la Lune renaît et se renouvelle au bout de vingt-sept jours »19.

Impossible d’en douter : la Lune a bien partie étroitement liée avec la grenouille, et les contes sont les supports de bien des enseignements qu’on ne soupçonne pas toujours au premier regard. Ne les négligeons donc pas ;-)

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  1. Dino Buzzati, Bestiaire magique, p. 32.
  2. Angelo de Gubernatis, Mythologie zoologique, Tome 2, p. 395. Hildegarde de Bingen écrivait que le crapaud est « semblable aux vents dangereux qui accompagnent les éclairs, le tonnerre et la grêle » (Physica, p. 276).
  3. Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen âge, p. 246.
  4. Selon Hildegarde de Bingen, il existe une parenté entre le crapaud, le serpent et le chat.
  5. La laideur pustuleuse et boutonneuse du crapaud est bien plus marquée que chez la grenouille, être plus « lisse ».
  6. Dino Buzzati, Bestiaire magique, p. 35.
  7. J. Felix, J. Toman & K. Hisek, Guide du promeneur dans la nature, p. 314.
  8. Quand il n’est pas lui-même une représentation du diable : en Moselle, un crapaud rouge juché sur un coffre rempli de pièces d’or et dont il tient la clé dans la bouche est une manière populaire de figurer le malin.
  9. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 277.
  10. Elle change de couleur quand on s’empoisonne.
  11. Une histoire des médecines populaires. Herbes, magie, prières, p. 61.
  12. Hans Christian Andersen, Contes, p. 177.
  13. Ibidem, p. 180.
  14. Ibidem.
  15. La grenouille métamorphosée abrite généralement un seigneur, un génie incompris, une fée puissante. C’est aussi la figuration d’une âme en voyage. C’est pourquoi il faut être indulgent à son égard de crainte de lui faire du mal, ce qui serait assurément un grand malheur. Dans un autre registre d’idée, au Moyen âge on pensait que l’âme des méchants se changeait en crapaud.
  16. Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, p. 415.
  17. Ibidem, p. 417.
  18. Contes de Pouchkine et des pays slaves, p. 111.
  19. Angelo de Gubernatis, Mythologie zoologique, Tome 2, p. 400.

© Books of Dante – 2022

Grenouilles rieuses en pleine ablution. Une autre manière de faire des bulles…