Bruyère et callune

Bien que cet article contienne dans son titre le mot bruyère, il n’est pas inutile de préciser que cette plante utilisée en phytothérapie et communément désignée par le nom de bruyère n’en est pas une : son véritable nom est callune (Calluna vulgaris, en latin) alors que le mot désignant les bruyères vraies est Erica. C’est lui qui permet de distinguer la callune des bruyères telles que la bruyère cendrée (Erica cinerea), la bruyère arborescente (Erica arborea), etc. C’est bien à cela que sert la taxinomie binominale, à ne pas s’y tromper. Jean Bauhin (1541-1612) poussa la précision à une telle extrémité qu’il appela ainsi la seconde de ces plantes : Eryca vulgaris humilis semper virens flore purpureo et albo (= petite bruyère commune toujours verte à fleurs pourpres et blanches). Ouf ! Aujourd’hui, l’on dit plus commodément Erica cinerea.

La callune porte bien des noms vernaculaires parmi lesquels nous trouvons ceux-ci : brande, bronde, breuvée, brèle, béruée, bucane, brégotte, péterolle, pétrelle, grosse, craquelin. Tout cela peut nous paraître bien fantaisiste, mais il s’avère qu’on retrouve dans certains de ces mots une ancienne racine. En effet, le mot brucus, d’origine gauloise, désigne la bruyère. Et, dans beaucoup, des sonorités trépidantes et pétaradantes qui donnent l’illusion d’avoir affaire à une impossible liste d’instruments de musique d’un autre âge !

En ce qui concerne la callune, les sources anciennes sont muettes. On trouve la présence d’une erica dans les écrits de Dioscoride (Materia medica, Livre I, chapitre 99) et d’une plante qui semble être une bruyère (peut-être d’origine méditerranéenne) chez Galien. Mais les indications fournies par ces deux médecins – pour le premier ses fleurs et ses feuilles emplâtrées seraient efficaces contre les morsures de serpent, pour l’autre, elle aurait pour propriété d’être sudorifique – sont beaucoup trop minces pour qu’on puisse leur accorder davantage d’importance. De même, dans ses Préceptes médicaux, Serenus Sammonicus fait appel à une « bruyère » dont la racine macérée dans le vin serait un remède de l’hydropisie.
Le nom latin de la bruyère, erica (parfois orthographié eryca), dérive d’un ancien mot grec signifiant « briser », en relation avec la réputation qu’avait anciennement la bruyère (quelle qu’elle put être) de « briser la pierre », c’est-à-dire de dissoudre et de drainer les lithiases (les calculs) hors de l’organisme. Mais aujourd’hui rien ne permet d’accréditer ces dires. Peut-être est-ce la forme particulière du rhizome de l’une d’entre elles, semblable à un gros caillou, qui aura été à l’origine de cette « signature ».
Bref, après une éclipse de plusieurs centaines d’années (le Moyen-Âge est muet sur les bruyères/callunes : absentes du Capitulaire de Villis, des écrits de Platearius et d’Hildegarde de Bingen, etc.), cela n’empêche pas Matthiole, et le bénédictin Dom Alexandre (1654-1728) à sa suite, de mentionner la bruyère contre la gravelle, soit l’ancien nom donné aux calculs urinaires, mais aussi face à d’autres affections telles que l’anasarque (dont certaines formes dépendent d’une insuffisance rénale), l’albuminurie, le catarrhe chronique de la vessie, etc. Tout cela semble bien concerner la bruyère ou, mieux, devrais-je dire, la callune. Chez Jérôme Bock et Matthieu de Lobel on trouve une information très intéressante : ils attestent du pouvoir antiseptique de la plante au niveau des voies urinaires, mais, dans le sillage de cette propriété, toujours et encore, l’on retrouve, réaffirmée, son action sur les lithiases urinaires et rénales, chose que le docteur Leclerc, au début du XX ème siècle, balayera sans ménagement, considérant légendaire cette antique « propriété ». Après une longue période durant laquelle ces plantes ne seront guère en faveur, on note un regain d’intérêt vers le milieu du XIX ème siècle, en la personne de Cazin, mais c’est surtout Leclerc, en effet, qui confirme les pouvoirs anti-infectieux, antiputrides et diurétiques de la callune. Affirmant la suprématie de la callune sur la busserole, il rappelle à notre souvenir le rapprochement que fit Roques un siècle plus tôt entre ces deux plantes, et qui employait la callune dans des cas de rhumatismes chroniques (il existe une relation entre l’intoxication à l’urée et à l’acide urique, et les algies rhumatismales). Vous l’aurez compris, la callune est une plante majeure de la sphère urinaire (1).
Si les quelques médecins auxquels j’ai fait appel sont assez peu diserts au sujet de la callune et de la bruyère, l’on trouve des traces d’usages spirituels de ces plantes qui en disent long sur leurs pouvoirs. Du temps des Celtes et des Gaulois, on confectionnait une boisson contenant des sommités fleuries de bruyère. D’aucuns disent qu’elle avait vertu enivrante et divinatrice, ce qui peut faire penser à une sorte d’hydromel. S’avancer sur ce terrain-là, ça n’est pas rien, l’hydromel n’étant pas autre chose que le nectar des dieux chez les Celtes et les populations nordiques, lesquelles connaissent parfaitement la bruyère, fleur nationale en Norvège, et décrite par le Danois Hans Christian Andersen, occupant de vastes étendues, formant des « collines de bruyères », jouxtant ces autres plantes de tourbe et d’eaux acides que sont l’airelle et la myrtille. Ayant un lien avec l’abeille, il ne faut pas s’étonner de voir la bruyère dans le voisinage de l’hydromel, boisson qui, rappelons-le, est confectionnée à base de miel. C’est cette même boisson réconfortante – tout comme le miel – dont le Câd Goddeu (aka Le Combat des Arbres) se fait l’écho : « lorsque Gwion parle de la bruyère réconfortant les peupliers blessés, il fait allusion à la ‘bière de bruyère’, cordial en honneur dans les Galles » (2). Ici Robert Graves fait peut-être référence à la bière de gruit qui avait cours avant l’utilisation, régulière puis indétrônable, du houblon dans l’industrie brassicole. Le gruit, le plus souvent à la base d’une recette tenue secrète, contenait plusieurs plantes aux arômes recherchés pour parfumer la bière, entre autre le lédon des marais (Rhododendron tomentosum), le myrte des marais (Myrica gale), l’achillée millefeuille (Achillea millefolium) et, donc, cette bruyère ou callune. Les retrouver à proximité plus ou moins immédiate de ces deux boissons sacrées que sont la bière et l’hydromel nous amène à renforcer le profil du pouvoir symbolique de la bruyère, en lien, tout d’abord avec l’hydromel, lui-même associé à la sagesse, à la vérité et à la magie. Et, parce qu’il contient du miel, à la purification (se laver les mains de miel avait cours même chez les Grecs : voir en cela les mystères d’Éleusis) et à l’immortalité (le miel est un excellent conservateur qui se conserve lui-même : qui a jamais vu un miel couvert de moisissures ?). « Le miel, par sa douceur et sa couleur dorée, inspire les artistes, les poètes et les prophètes. On le croirait d’origine divine et capable de conférer éloquence et sagesse » (3), sans doute parce qu’il est le résultat du travail de transformation de l’abeille, messagère des enseignements divins, et qu’il adoucit les paroles dans la gorge…
En tout état de cause, le nom allemand actuel de la bruyère nous renvoie à un paganisme évident : heidekraut, de heide, « païen » (ou « lande ») et de kraut, « herbe », « herbe médicinale ». Sur ces quelques bases, l’on peut dire de la bruyère qu’elle était considérée comme une plante médicinale récoltée dans les landes à une époque probablement pré-chrétienne. Cela concorde donc bien avec les Celtes et les Gaulois. Mais… poursuivons notre enquête. Afin de souligner l’importance qu’avait la bruyère pour les Gaulois, il ne sera pas superflu, je pense, de mentionner l’existence d’une divinité gauloise toute dédiée à cette plante, Uroica. Par son nom, elle rappelle assez l’erica latine. Ne trouvez-vous pas ? C’est exactement vrai, puisque « son nom est intermédiaire entre Ura et ereice, le mot grec pour désigner la bruyère » (4). Mais, bien plus, il y a, dans le nom de cette déesse, la présence d’une syllabe liminaire qui doit nous interroger : Ur. Parfois orthographié Ura ou Uhr, ce petit mot est également la façon dont on appelle l’un des oghams, et plus particulièrement celui qui est taillé dans du bois de… bruyère : Ur (ᚒ).
Après l’allemand, passons à l’anglais. Heather est le mot anglais qui désigne encore aujourd’hui la bruyère, mais pas seulement lui. On trouve aussi une forme raccourcie de ce mot : heath. Il désigne tout à la fois la bruyère, mais aussi, tout comme en allemand, la lande. Ainsi, aussi bien heide que heath (qui se ressemblent assez) se retrouvent dans l’ogham Ur. La mythologie celte nous apprend que bien des divinités en relation étroite avec cet ogham ont en commun de parfaitement maîtriser l’art de la guérison. Citons, par exemple, Diancecht et Lug. Arrivé là au stade de notre réflexion, permettons-nous d’oser une « correspondance » sans doute hasardeuse. Pourquoi, en effet, ne pas rapprocher notre heath du mot anglais qui désigne la santé, c’est-à-dire health ? Une ressemblance orthographique ne saurait, au pied levé, sceller une appartenance commune. Mais avouez que c’est troublant. Que la bruyère soit une plante de santé ne doit pas nous surprendre, rappelons-nous son nom allemand, heidekraut, qui fait référence à sa vertu de simple. Explorons donc en quoi la bruyère est plante magicinale (c’est un néologisme que j’ai forgé il y a quelques années). Pour commencer, revenons-en un peu à notre callune. En latin, calluna, en grec, kallynô (5). Ce dernier mot veut dire, peu ou prou, nettoyer. On peut effectivement nettoyer une plaie ou une maison. Chose pertinente à retenir, c’est qu’on a fabriqué des balais avec des rameaux de bruyère. Or, le balai, qui est tout d’abord symbole de puissance divine, nettoie et, donc, purifie. Ainsi, à l’aide du balai, par des mouvements volontaires, on chasse poussières et scories hors de chez soi, ici au sens propre. Mais les auteurs du Dictionnaire des symboles rappellent que les bruyères cueillies en fleurs « deviendront des balais de bon augure, qui ne chasseront pas la prospérité et ne heurteront pas par mégarde les hôtes invisibles » (6). En revanche, cette même bruyère se charge de chasser les fantômes et les esprits qui errent sur la lande, cette même lande où dit-on, en Écosse, si jamais il arrive à une jeune fille d’y découvrir un brin de bruyère blanche, cela l’assure de se voir mariée dans l’année. Porte-bonheur, la bruyère blanche est aussi réputée comme protection contre les emportements passionnels. Autrefois, on en faisait brûler en compagnie de feuilles de fougère afin de faire tomber la pluie.
Nous n’oublierons pas, un peu plus loin, dans quelles circonstances, ce balayage, au sens figuré, peut être mené grâce à la bruyère. Un fait va maintenant venir merveilleusement compléter cet exposé. Grâce à la bruyère, on a fabriqué des paillassons. Ceux-ci seraient-ils les héritiers des antiques balais ? C’est, peut-être, pour cette raison que certains ne balaient plus devant leur porte, laissant passivement le soin à leurs invités de se brosser les pieds (ou pas) avant qu’ils n’entrent dans leur enceinte sacrée, qu’elle soit leur maison ou leur propre corps, ou les deux : la maison n’est-elle pas l’habitation de l’homme ? Donc, le balai ou le paillasson de bruyère nettoie et purifie, et protège la demeure en l’homme (son corps) et tout autour de l’homme (sa demeure au sens large).
La bruyère, à travers l’ogham Ur, est symptomatique de cette dualité, agissant tant sur l’extérieur que sur l’intérieur. Commençons donc par explorer ces aspects. La bruyère est un sous-arbrisseau de 20 à 60 cm de hauteur, à nombreuses tiges rameuses et tortueuses, d’aspect cendré, poussant dans toutes les directions. Ainsi peut-elle être ascendante ou rampante. Semper virens à la croissance lente, la bruyère se pare de nombreuses petites feuilles alternes en écailles rangées par quatre sur les rameaux (callune) ou verticillées par trois (bruyère). A l’extrémité des rameaux, se déploient entre juillet et novembre une multitude de petites fleurs pendantes, retenues par un très court pédoncule. D’une couleur variant du mauve rose violacé (callune) au pourpre (bruyère), elles sont toutes très mellifères et donnent des miels plus ou moins sombres, à la saveur âpre, puis, plus tard des fruits en forme de capsule. Qui dit miel dit abeille. Nous y revoilà. En relation avec cet hyménoptère, nous entrevoyons ici un symbole solaire. En effet, chez les Celtes, cet insecte est considéré « comme un messager parcourant la voie éclairée par le Soleil afin de franchir les portes du monde invisible » (7). Par les liens qu’entretient la callune avec ces mondes invisibles, on peut indiquer quels sont les domaines qui relèvent de cette plante : la médiumnité, la prière, la méditation, la vision, l’intuition, etc. La callune, c’est la fertilité et la vitalité aussi. Que l’on observe les lieux de vie qu’elle affectionne. Ce sont des terrains riches en silice, sable ou grès, dont elle augmente justement le pouvoir fertilisant (tout en fuyant le calcaire avec lequel elle ne fait pas bon ménage). Elle pousse généralement en colonies, de la plaine jusqu’en montagne, sur des sols acides, voire marécageux, tels que landes à genêts ou ajoncs, bruyères (8), bois clairs, pâturages, rocailles, tourbières… On peut dire qu’elle apprécie la compagnie de ses congénères. Elles se pressent les une les autres, formant un dense tapis dont on distingue mal les limites séparant chaque individu. Ce qui la caractérise, c’est le nombre accumulé de ses fleurs, de ses feuilles, de ses rameaux. C’est peut-être cela qui a fait dire que la bruyère est réconfortante, qu’elle implique altruisme et compassion, dévouement et charité. La promiscuité qui existe entre les membres d’une même colonie nous renvoie à l’un des élixirs du docteur Bach, Heather. Et oui ! Contrairement aux bruyères et callunes qui vivent en troupeaux grégaires, l’individu de type Heather s’inscrit dans la solitude. C’est un élixir hautement recommandé pour les personnes qui sont incapables d’être à l’écoute des autres parce qu’elles sont elles-mêmes trop bavardes et qu’elles expriment le perpétuel besoin de confier soucis et malheurs aux autres. Le risque encouru par ces personnes, c’est de voir leurs interlocuteurs les fuir, et donc d’être de nouveau confrontées à cette solitude qu’elles abhorrent et qui leur fait justement rechercher cette compagnie, et ainsi de suite. Elles obtiennent donc le contraire de l’effet escompté. Agissant sur les chakras de la gorge et du plexus solaire, cet élixir prodigue davantage d’altruisme, de simplicité et d’humilité, tous trois constitutifs de ce que sont la bruyère et la callune.

Gros plan sur les petites fleurs de la callune : on voit bien les quatre sépales plus longs que les quatre pétales.

Nous avons dit de la bruyère qu’elle entretient des rapports avec l’extérieur à travers l’abeille et le miel, donc des valeurs spirituelles véhiculées par, sans doute, cette boisson que fabriquait les anciens Celtes avec elle, un hydromel probable, lequel est bien connu pour contenir du miel. Hydromel qui est, à l’instar du vin, du nectar et de l’ambroisie, une boisson d’émanation divine et solaire. Puis nous nous sommes attardés sur les liens intracommunautaires qui régissent une colonie de bruyères, tout en mettant l’accent sur les vices qui peuvent parfois les habiter. Maintenant, pénétrons plus profondément sous la terre pour voir un peu ce qui s’y déroule.
Afin de pallier la pauvreté des sols sur lesquels elle s’implante, la bruyère a mis en œuvre une association avec un champignon microscopique, la clavaire. Il ne s’agit pas là d’une simple symbiose telle qu’en compte généralement beaucoup le monde végétal, mais d’un partenariat aux liens bien plus ténus que la symbiose observable entre le cèpe et son arbre favori. Les filaments de la clavaire ne se contentent pas de s’entortiller aux radicelles de la bruyère, ils vont jusqu’à pénétrer les cellules superficielles de ses racines. C’est ce que l’on nomme l’endomycorhize. Le champignon ponctionne une petite partie des sucres produits largement par la bruyère tandis que cette dernière augmente – de par la présence de son compagnon – sa capacité à puiser dans le sol les nutriments nécessaires à son bon développement (phosphore, soufre, zinc, etc.). Cette association bénéfique pour les deux parties se produit également chez la myrtille, à tel point qu’un plant de myrtille peut produire jusqu’à 90 % de fruits en plus dès lors qu’il est en association avec un champignon du type clavaire. Voilà pourquoi on observe davantage de ces unions sur sols pauvres. L’entraide est à même de garantir la survie de chacun. C’est en partie pour cette raison que transplanter de la bruyère sauvage est généralement un échec. De plus, des sécrétions racinaires émises par la plante empêchent tout développement d’une autre espèce végétale à proximité des callunes et bruyères. On a vu mieux niveau altruisme, n’est-ce pas ? Bien que, de façon claire, la plante apporte son aide au champignon tout en recherchant la sienne. Ces informations nous permettent donc de nuancer les propos de certains auteurs dont l’une nous dit que la bruyère, « sans prétention aucune, donne et ne demande rien » (9). Au reste, on voit difficilement comment une espèce serait viable tout en donnant sans jamais recevoir (c’est bien évidemment une illusion, les relations interspécifiques dans la nature étant bien plus souvent fréquentes qu’on ne le croit).

Pour compléter, nous pouvons dire que, purificatrice, la bruyère sait aussi être guérisseuse, d’un point de vue physique comme spirituel. L’abeille, le miel et le balai sont là pour nous le rappeler, tandis que s’aventurer dans le monde souterrain, à la recherche des causes cachées et profondes d’une maladie ou d’un mal-être relève parfaitement de la bruyère/callune, ainsi que de l’ogham qui lui est consacré, Ur. Comme le consignait Paul Sédir, sans s’étendre davantage sur le sujet, « pour voir des choses étranges, [il faut utiliser de la] racine de bruyère ». Peut-il s’agir des mêmes choses étranges qu’aborde, superficiellement aussi, Jean Giono dans un de ses romans peu connu, Deux cavaliers de l’orage ? Il y fait la description d’un mode de divination particulier faisant intervenir du sang et un rameau de bruyère. On trempe ce dernier dans le sang, on en fait tomber une goutte au creux de la paume de la main. Puis le consultant ferme le poing, « sert son destin », ouvre la main et fait voir : « Le sang écrasé a coulé dans les lignes de la main et il y fait des figures » (10). Il s’agit ensuite de les lire et de les interpréter, ce qui est tout de suite une autre paire de manches…

« La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère ». C’est par ce vers d’Alfred de Musset (tiré d’un poème qui s’intitule Pâle étoile du soir) qu’Onésime Reclus explique, entre autres, l’incontournable rôle de la forêt pour tenir et maintenir l’eau dans des limites qui ne soient pas dévastatrices comme on peut le voir en cas de crues où les eaux torrentielles se déchaînent, semant la désolation et la mort. On a vu dans la bruyère une conséquence directe du déboisement, cette plante formant le steppe, et, lorsqu’elle est accompagnée du buis, du genévrier, des fougères et du rhododendron, le pré-bois, au pire le mort-bois. Le pré-bois, c’est l’humble végétation qui prend place dès lors qu’une coupe à blanc-étoc est passée dans la forêt : le pré-bois est arbustif, mais il est plus pré que bois : en l’occurrence, cela peut tout à fait être une lande à bruyères parsemée d’arbres de place en place. Le mort-bois, comme l’indique son nom, c’est pire encore. Et lorsque la bruyère fraye avec l’ajonc épineux et le genêt qui ne l’est pas mais qui lui ressemble tant, on parle effectivement de mort-bois, qui n’a plus de bois que le nom, portés par des sols qui ont peu de chance de voir renaître un jour des arbres, à l’expresse condition qu’on les repeuple à l’aide des essences idoines, c’est-à-dire le pin sylvestre et le pin maritime, en particulier sur la façade océanique où se localise essentiellement la bruyère (que l’on découvre aussi dans le Massif central, en zones granitiques, et ailleurs par place), mais qui reste cependant moins courante que la callune que, décidément, l’on confond, d’autant qu’elles se mêlent des mêmes affaires, tout en se distinguant nettement par la forme de leurs fleurs : si ces fleurs se conforment en grelot, c’est une bruyère (au sens strictement botanique) ; si la fleur est formée de quatre pétales plus courts que les quatre sépales qui les cachent, il s’agit d’une callune (cf. image ci-dessus).

Ur, que l’on peut rapprocher d’urée, d’urine, etc., va maintenant nous mener aux propriétés thérapeutiques de la bruyère et de la callune.

Bruyère et callune en phytothérapie

J’ai choisi de grouper bruyère et callune sous le même étendard thérapeutique : mes lectures m’ont amené à constater que – sauf erreur d’identification de chacune de ces deux plantes – la proximité biochimique qui les lie, permet d’offrir des propriétés et des usages (presque) indifférenciés. C’est sans doute pour cela qu’on prend souvent l’une de ces plantes pour l’autre, et inversement, et qu’on les appelle bruyère sans les distinguer nettement l’une de l’autre (11). Tout d’abord, mentionnons que chez ces deux plantes, on s’occupe avant tout des sommités fleuries à la saveur astringente et un peu amère, donnant l’essentiel de la matière médicale utilisée en phytothérapie. Ce qui unit nos deux plantes, ce sont les substances suivantes : une importante quantité de tanin, un principe amer de nature résineuse (l’éricoline), une essence aromatique d’odeur peu agréable contenant de l’éricinol, des acides (gallique, caféique, citrique, fumarique), de la gomme, une substance puissamment anti-infectieuse, l’arbutine, également présente dans les autres Éricacées thérapeutiques (myrtille, airelle, busserole et arbousier qui lui a conféré son nom). Les informations uniquement relatives à la callune apportent quelques éléments supplémentaires : des flavonoïdes (quercétine = ex vitamine P), une enzyme du nom d’arbutase, des sels minéraux, enfin de la vitamine C.

Propriétés thérapeutiques

  • Communes aux deux plantes :
    – Antiseptiques, sédatives et modératrices de l’appareil urinaire, diurétiques puissantes, éliminatrices des déchets organiques (tels que l’acide urique, l’urée, l’acide oxalique, les purines), antiputrides urinaires, dépuratives
    – Antirhumatismales
    – Astringentes
  • Spécifiques à la callune :
    – Spasmolytique
    – Réductrice de la fragilité des capillaires sanguins
    – Tonifiante musculaire, relève le tonus musculaire
  • Spécifiques à la bruyère :
    – Apéritive
    – Sudorifique (parfois)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère vésico-rénale : cystite, cystite chronique d’origine infectieuse (colibacillose), cystite avec pyurie (présence de pus dans les urines), urines purulentes, troubles et fétides, cystite des prostatiques, prostatite, prostatorrhée, congestion et hypertrophie de la prostate, colique néphrétique, pyélonéphrite, catarrhe vésical chronique, miction brûlante, rare (oligurie) et/ou douloureuse, phosphaturie (perte de phosphates via les urines), albuminurie (perte d’albumine via les urines), goutte, rhumatismes
  • Troubles locomoteurs : arthrite, névralgie rhumatismale, paralysie, courbatures ; préparation du sportif (action assez équivalente à celle de cette autre éricacée qu’est la gaulthérie) ; convalescence (redonner du tonus aux personnes ayant gardé le lit trop longtemps)
  • Affections cutanées : dartre, acné, engelure, rougeur cutanée, taches de rousseur
  • Insuffisance cardiaque
  • Leucorrhée
  • Plantes recommandées aux personnes à l’alimentation trop riche et/ou trop carnée

Note : au sujet d’Heather, l’élixir floral à base de fleurs de callune, nous pouvons indiquer que les personnes qui en sont justiciables affichent souvent des difficultés de concentration, de l’hypocondrie, des peurs fréquentes, une intolérance marquée, de l’insomnie et, chose qui peut paraître paradoxale, une agoraphobie doublée de claustrophobie. Chez l’enfant, on observe de la mythomanie, un égocentrisme (très) marqué, des pleurnicherie exacerbées tournant assez souvent au ridicule.

Modes d’emploi

  • Infusion : compter la valeur d’une cuillère à soupe rase de plante fraîche (ou sèche) dans une tasse d’eau chaude en infusion pendant dix à quinze minutes.
  • Décoction : compter 30 g de plante fraîche (ou sèche) dans un litre d’eau, à porter à ébullition jusqu’à réduction d’un tiers.
  • Décoction (pour bain) : 500 g de plante entière (de préférence fraîche) en décoction dans deux litres d’eau, jusqu’à ébullition.
  • Macération vineuse à froid de bruyère dans du vin rouge.
  • Macérât huileux : 60 g de plante fraîche dans un quart de litre d’huile d’olive pendant deux à trois semaines, au soleil. A l’issue, filtrer, exprimer, mettre à l’abri.
  • Teinture-mère.
  • Élixir floral.
  • Extrait fluide.
  • Cataplasme chaud de sommités fleuries fraîches.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : de la bruyère et de la callune, l’on peut ramasser les fleurs à pleine floraison, ou bien patienter jusqu’aux mois d’août et de septembre pour cueillir la plante entière que l’on coupe au ras de la terre. On la fait ensuite sécher tel quel pour, plus tard, l’émietter afin de n’en conserver que les feuilles et les fleurs quand bien même il est préférable d’employer ces plantes à l’état frais si possible.
  • La bruyère contient une matière colorante permettant généralement d’obtenir un brun jaunâtre ou bistre, qui vire essentiellement au jaune en réaction avec l’alun, et au noir en compagnie de sulfate de fer.
  • Comme nous l’avons plus haut indiqué, la bruyère a servi largement pour rendre un peu plus confortable l’économie domestique dans les campagnes : confection de balais, de paravents, mais aussi de couverture végétale des toitures en l’absence de chaumes. De plus, « les paysans du Nord font avec cette plante des couchettes qui, certes, sont moins douces que nos lits de plumes, et sur lesquels ils reposent plus tranquillement que nous » (12). On en a aussi fait du fourrage, bien que ces plantes soient des pâtures d’assez moyenne qualité sauf, du moins, pour les moutons durant l’hiver, de même que des animaux sauvages comme le chevreuil qui, même sous la neige, peut y trouver quelque pitance. De plus, la bruyère est aussi connue comme combustible : on en a fait des margotins, c’est-à-dire des fagots de rameaux maintenus ensemble de manière très serrée. Elle apporte aussi son tan pour l’apprêtage des peaux.
  • D’un point de vue alimentaire, l’on a su compter sur le miel de bruyère fort réputé, « miel jaune qui conserve la saveur un peu âpre de la plante », observait Cazin (13). Enfin, jaune… Quelques recherches montrent que les miels de bruyère/callune possèdent un large panel chromatique, certains sont translucides, d’autres opaques. Par ailleurs, précisément en Allemagne, la bruyère jouait le rôle d’ersatz de thé et, plus rarement, ainsi qu’en Danemark, de « houblon » pour la fabrication de la bière. Elle constituait le gruit, un mélange de plantes aromatiques dont j’ai déjà parlé plus haut.
  • La terre dite de bruyère est formée par la décomposition de débris de bruyère. En jardinerie, elle est généralement destinée à la culture d’espèces ornementales telles que les azalées et les hortensias.
  • Le bois extra dur de la bruyère est encore en usage pour assurer la fabrication des pipes dites « pipes de bruyère ». C’est l’espèce Erica arborea (ou « bruyère blanche » ; cf. image ci-dessous) qui fournit la matière première nécessaire à cette industrie. Bien plus grande que les deux sous-arbrisseaux objets de cet article (puisqu’elle atteint facilement quatre mètres de hauteur pour un tronc de 30 à 40 cm de diamètre), elle forme un gros rhizome de couleur rougeâtre dans lequel on taille le corps (id est le fuseau) de la pipe.
  • Associations à visée diurétique : cassis, chiendent, reine-des-prés, baies de genévrier, stigmates de maïs, verge d’or, etc.
  • Autres Éricacées médicinales : la busserole (Arctospahylos uva-ursi), la myrtille (Vaccinium myrtillus), l’arbousier (Arbutus unedo), la gaulthérie couchée (Gaultheria procumbens), le lédon des marais (Rhododendron tomentosum), etc.
  • Autres espèces : la bruyère arborescente dont on vient de parler (Erica arborea), la bruyère des neiges (Erica carnea), la bruyère vagabonde ou voyageuse (Erica vagans), la bruyère des marais (Erica tetralix), la bruyère de Toussaint (Erica gracilis), etc.
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    1. Il nous est dit que « les feuilles de bruyère favoriseraient la continence en raison de leur action rafraîchissante. » La continence consiste à retenir. C’est un terme exactement opposé à l’incontinence, comme peut, par exemple, l’être l’énurésie. Cependant, aujourd’hui, la bruyère n’est pas connue comme portant bienfait à une incontinence telle que l’énurésie (pipi au lit). Si les feuilles de bruyère ont été employées par les mystes durant l’Antiquité, ce n’est pas en raison de cela, mais à la faveur de ce caractère rafraîchissant dont parle Ducourthial, parce que, selon eux, la bruyère permettait de contenir l’ardeur des « feux charnels » (Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 217). Tout cela est bien évidemment étrange. De quelle bruyère parle-t-on exactement ?
    2. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 221.
    3. David Fontana, Le nouveau langage secret des symboles, p. 148.
    4. Robert Graves, Les mythes celtes. La Déesse blanche, p. 221.
    5. Ce mot dérive aussi possiblement de kallunô, qui prend les sens suivants : « orner, parer, décorer, embellir ».
    6. Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 98.
    7. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 266.
    8. Le mot bruyère est un substantif qui désigne autant la plante que le lieu où elle vit. Une bruyère est donc une lande tapissée de pieds de bruyères ou de callunes ! (Le mot « callunière », lui, n’existe pas en revanche.)
    9. Julie Conton, L’ogham celtique, p. 267.
    10. Jean Giono, Deux cavaliers de l’orage, p. 71.
    11. Parfois, elles apparaissent sous la forme d’un hybride tout à fait involontaire : j’ai pu lire un auteur (Fabrice Bardeau) qui faisait appel aux feuilles de la callune et aux fleurs de la bruyère, pensant parler d’une seule et même plante : rappelons-le, en phytothérapie, même si ici ça ne prête pas beaucoup à conséquence, la botanique reste indispensable. Bien de nos anciens médecins phytothérapeutes étaient aussi des botanistes avertis.
    12. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 202.
    13. Ibidem.

© Books of Dante – 2019

La bruyère arborescente (Erica arborea), une bruyère aux dimensions beaucoup plus imposantes que les humbles bruyères cendrées et autres callunes.