La mousse de chêne (Evernia prunastri)

Il y a une quinzaine d’années, la mousse de chêne n’avait rien à me dire. Aujourd’hui, elle a trouvé à qui parler ^.^ A l’origine, j’avais barbouillé un truc d’une page et demi à peine, bien insuffisant pour publier ça sur le blog. Il y eut tant d’autres articles à (re)travailler entretemps, que la mousse de chêne se retrouvait régulièrement mise à la trappe. Enfin, j’ai dépoussiéré ce fossile, l’extirpant d’un très ancien dossier où il n’était plus que seul à figurer. Je suis donc bien heureux de donner l’opportunité à la mousse de chêne de rejoindre le grand groupe des plantes – bien qu’elle n’en soit pas une elle-même – déjà publiées sur le blog. De l’ombre à la lumière, pourrait-on dire. D’ailleurs, un lichen est bien incapable de survivre à l’ombre seule, il a besoin de lumière, c’est un organisme éminemment solaire.

Beau week-end à toutes et à tous :)

Gilles

Synonymes : lichen de cerf.

Synonymes latins : Physcia prunastri.

L’étrange mot lichen – qu’on pourrait croire tout droit venu de la patrie du cétraire d’Islande – est tiré du latin, mais avant lui, du grec leikhêin qui signifie « lécher », verbe qui s’explique très certainement par le caractère rampant de la plupart des lichens, des organismes qui donnent l’impression d’effleurer le support sur lequel ils élisent domicile, encore que cela ne soit là qu’un critère parmi tant d’autres. En effet, comme l’on compte plus de 20 000 espèces connues de lichens colonisant tous les milieux ou presque de l’hémisphère nord (toundra, taïga, zones montagneuses et humides, etc.), il est possible de s’attendre à quelques fantaisies de la part de tel ou tel. Que l’on dresse la liste d’un certain nombre de caractéristiques, et l’on s’en rendra compte :

  • Physionomies  : arbuscules, croûtes, lames foliacées, etc. ;
  • Coloris : jaune, vert, orange, gris, brun, etc. (la variété des coloris dépend des taux d’humidité et de luminosité auxquels les lichens sont exposés) ;
  • Supports : rochers, troncs et branches d’arbre, feuilles, toit des maisons, murs, etc.

Ceci est pourtant insuffisant pour déterminer avec davantage d’exactitude ce qu’est un lichen. Posons donc la question : qu’est-ce qu’un lichen ? Eh bien… On n’est pas prêt de rédiger un traité de lichénologie avec des informations aussi minces. Obligeons-nous donc à tirer à la ligne.

Les lichens sont des organismes qui tirent profit de ce que l’on appelle une symbiose, un terme introduit par le mycologue prussien Heinrich Anton du Bary en 1878, traduisant un phénomène vieux de 65 millions d’années au moins. En clair, il signifie : « vie en commun ». Ce qui ne saute pas aux yeux, tant un spécimen de lichen donné passe pour un organisme unique. Pourtant, à y regarder de beaucoup plus près, l’on s’aperçoit qu’un lichen est la résultante de l’association d’un mycobionte et d’un photobionte, c’est-à-dire généralement d’un fungi (ascomycètes le plus souvent, parfois basidiomycètes) et d’un partenaire photo-autotrophique, l’algae (chlorophycées, cyanophycées). Aussi surprenant que cela puisse être, de ce 1 + 1 résulte… 1 !1. Bien qu’ajouter donne l’impression de retrancher, ici, le tout est bien supérieur à la somme des parties. Effectivement, « la synthèse des deux êtres en un seul confère à ce dernier des propriétés nouvelles que ne présentent ni l’un ni l’autre des deux éléments constitutifs »2. Par exemple, la synthèse de molécules antibiotiques pour certains types de lichens, chose dont les deux protagonistes, le champignon et l’algue pris séparément, sont bien incapables. Par le terme d’association de partenaires, peut-on entendre que les deux acteurs tirent chacun bénéfice de cette juxtaposition lichénique ? Pour aller vite, oui. Bien qu’on puisse avoir l’impression que le champignon « cultive » en quelque sorte l’algue, pas à son seul bénéfice certes, mais surtout, semblerait-il, à sa seule initiative. Tout cela est loin de satisfaire une curiosité bien légitime, n’est-ce pas ? ^.^ Que l’on considère n’importe quel lichen, ce qui frappe prioritairement le regard, c’est sa résistance et sa robustesse, ce qui importe considérablement, compte tenu des milieux, parfois très inhospitaliers, qu’il vient à peupler. On a estimé sa résistance au froid : certains lichens sont capables d’endurer une véritable torture : le zéro absolu, soit – 273° C. D’autres peuvent résister à une température constante de 100° C durant plusieurs heures. Enfin, ce sont des pionniers des hauteurs et des rochers : là où plus rien ne pousse, subsiste le lichen (on a constaté la présence de Leconora polytropa à 7 400 m d’altitude). Parfois, les lichens souffrent tant des conditions d’existence qu’ils subissent apparemment sans broncher, que leur croissance est directement inféodée à l’hostilité du substrat et du climat dans lequel ils tentent d’évoluer. Généralement, les lichens poussent très lentement, de l’ordre de quelques millimètres par an, d’où leur taille réduite. Cependant, ils compensent cela avec une longévité étendue, parfois exceptionnelle (dans les Alpes, on a découvert des lichens vieux de 1 000 ans !). Alors, imaginez un peu ceux dont la croissance n’excède pas le dixième de millimètre par an dans le pire des cas ! Si le lichen est affublé d’une croissance qui désespérerait bien des puissances économiques en berne, c’est qu’il ne bénéficie pas toujours de la conjugaison des meilleurs facteurs pour cela, en premier lieu de la photosynthèse, phénomène qui n’est possible que lorsque le lichen est humide. Ainsi, un lichen qui se développe sur un rocher exposé en plein cagnard, devra patienter jusqu’au petit matin, en cet instant crucial où se conjuguent l’humidité de la rosée et un ensoleillement tout neuf, à même de mettre en branle le système de la photosynthèse pendant quelques heures. Puis, dès qu’il est déshydraté, la photosynthèse s’arrête et notre lichen cesse toute activité. Et ainsi de suite, assurant sa croissance en passant par des hauts et des bas. Lorsque les conditions deviennent drastiquement éprouvantes, le lichen adopte un mode de fonctionnement propre au graines : le ralentissement des fonctions vitales. Il s’agit d’une situation de survie extrême qui autorise l’adaptation aux stress imposés par de rudes conditions de vie. Un lichen possède ce que l’on appelle la capacité de reviviscence, il revient littéralement à la vie et se régénère à la première trace d’humidité (jusqu’à la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère). Mais comme il est dépendant de ce que les Anciens nommaient « esprits aériens », quand ceux-ci portent en leur sein le poison, le lichen souffre et trépasse. C’est le cas de la mousse de chêne, qui est une espèce très sensible à la pollution atmosphérique. C’est pourquoi il s’est nettement raréfié alors que des sources bibliographiques le donnaient comme très fréquent dans le courant des années 1970 en Europe occidentale. C’est bien cela, le talon d’Achille de nombre de lichens dont la mousse de chêne. A elle seule, la mauvaise qualité de l’air explique le recul des lichens depuis les sites urbains, industriels et même agricoles depuis les années 1930-1980. Les pollutions diverses et variées – poussières industrielles, particules fines, hydrocarbures aromatiques polycycliques, ozone, dioxyde de soufre, métaux lourds (cadmium3, mercure, plomb) – peuvent affecter l’appareil photosynthétique du lichen, provoquer des symptômes de stress et causer des dommages aux membranes cellulaires par augmentation de la conductivité électrique.

Après ce long développement, que reste-t-il à la mousse de chêne en particulier ? Pas grand-chose, tant ce lichen a été beaucoup moins remarqué que son compère le lichen d’Islande. Paraît-il qu’il occupa une fonction alimentaire en Turquie et en Égypte, si peu généralisée, très certainement anecdotique, que cette information est habituellement partagée sans plus de cérémonie. Quand on aura fini par dire que : réduit sous forme de poudre l’on en faisait une sorte de levain pour faire lever la pâte à pain au Moyen-Orient ; qu’il fut substitué au houblon parfois dans l’industrie brassicole ; que les mésanges à longue queue se servent de lui comme de matériau de construction de leur nid, eh bien, l’on sera parvenu à ne rien dire du tout. Les frissons les plus intéressants proviennent non pas de cet inutile fatras, mais de la relation étroite de la mousse de chêne avec le monde de la parfumerie. Parvenant de Chypre et de Grèce, la mousse de chêne était prisée en Égypte antique il y a 4 000 ans. On en découvrit, garnissant des paniers, dans certaines tombes royales. Ce même lichen fut aussi impliqué comme ingrédient d’embaumement (il faut dire que son parfum écarte les mites ^.^). S’il n’est proprement usité par la parfumerie que depuis le XVIe siècle, rien ne nous empêche de considérer les divers produits aromatiques qu’on en tire pour mieux cerner son identité olfactive. Aujourd’hui, il arrive que l’on distille la mousse de chêne en vue de l’obtention d’une huile essentielle, mais c’est excessivement peu courant. On préfère, et de loin, l’extraction à l’éther de pétrole qui forme une substance assez liquide de couleur vert brun, ainsi que celle au benzène, permettant la production d’une masse semi-liquide à visqueuse, vert foncé le plus souvent. Il n’est pas difficile de discerner, dans ces deux absolus, comme une odeur de bois humide, terreux et moussu. A ces notes boisées, l’on trouve comme compagnon un aspect lourd et quelque peu oriental, une sorte de parfum de tabac, mitigé par celui d’une algue en bord de mer. Ce qui passe pour surprenant au tout premier abord. Mais le lichen est passé maître dans l’union de pôles vraisemblablement inconciliables : les fungus terrestres et les algues aquatiques. Pas étonnant que l’on discerne ces deux tonalités dans un absolu de mousse de chêne. Pourtant, on l’associe bien souvent davantage à la terre qu’à l’élément aqueux. Or, si la terre domine dans la mousse de chêne, cet élément fait forcément référence à la matérialité des deniers, un aspect que l’on retrouve dans l’ancrage racinaire lourd et profond qu’offre le parfum de la mousse de chêne. Loin de clouer sur place qui l’approche, ce parfum propre à la terre implique certes un enracinement, mais également une appartenance et un attachement, la sécurité du « bien chez soi », ce qu’un mélange d’encens à brûler sur charbon ardent, constitué de mousse de chêne, de résines (telles que la myrrhe et l’opopanax) et d’épices coriaces (cannelle, clou de girofle) permet de susciter en l’esprit de l’aspirant. Mais la mousse de chêne ne véhicule pas que cette unique signature symbolique. En voici d’autres :

  • Chance et prospérité ;
  • Persistance et pérennité ;
  • Protection, isolement et introspection (la terre se réfère à l’obscurité et à la profondeur) ;
  • Gestation ;
  • Incarnation (en comprendre la raison, le sens) ;
  • Relaxation, méditation, rituel à effectuer dans le plus profond des calmes ;
  • Clairvoyance, clarté mentale.

Ce qui n’est pas si mal, déjà.

Autrefois très largement récolté (Maghreb, ex. Yougoslavie, France) pour l’industrie de la parfumerie, la mousse de chêne marque le pas depuis une quinzaine d’années, en raison d’un phénomène qui avait déjà été remarqué auprès des bûcherons, fréquemment placés au contact de la mousse de chêne : ce lichen est capable de produire des allergies de contact (de nombreux autres métiers anciens ont présenté le même type d’inconvénient : des artisans ou des ouvriers étaient directement et constamment mis en contact avec une matière, parfumée ou non, durablement problématique. On se rappellera des « éplucheurs » de zestes de citron et d’orange de l’arrière-pays grassois, par exemple). Comme nous l’avons dit, l’histoire conjointe de la mousse de chêne avec la parfumerie ne date pas d’hier. Au XVIIIe siècle, on élaborait des teintures alcooliques de mousse de chêne destinées à cette industrie, et jusqu’à il n’y a pas si longtemps, la mousse de chêne sous forme d’absolu entrait dans un nombre considérable de formulations parfumées, en particulier pour sa note de fond (racine boisée et fumée, terreuse et tourbeuse, etc.), mais aussi parce que ce lichen possède le pouvoir singulier d’adsorber et de retenir les odeurs, trait particulier faisant de lui un stabilisateur et un fixateur inestimable. Mais, comme signalé, depuis une quinzaine d’années, le torchon brûle entre la mousse de chêne et l’industrie de la parfumerie. Pourquoi donc ? En raison du pouvoir hautement allergisant de certaines molécules contenues dans l’absolu de mousse de chêne, au premier rang desquelles l’atranol et le chloro-atranol. Depuis 2008, l’IFRA (International Fragrance Association) limite le niveau de ces deux molécules dans l’absolu de mousse de chêne à respectivement 75 et 25 ppm (une paille, donc). La commission européenne y est aussi allée de son interdiction : selon le règlement 2017/1410, atranol et chloro-atranol sont interdits dans les produits cosmétiques dans l’ensemble du territoire de l’union européenne car potentiellement allergisants. Or, un tel absolu, qui se voit privé de ce qui le caractérise en propre, est-il encore un absolu de mousse de chêne digne de ce nom ? Il est bien évident que le résultat olfactif émanant de la comparaison entre un absolu sans allergènes (66 ppm d’atranol et de chloro-atranol) et un absolu « nature » (27 000 ppm) sera forcément très différent à l’arrivée. Or, afin de pouvoir vendre une production d’absolu de mousse de chêne, il faut nécessairement passer sous les radars de l’IFRA. Cependant, une petite résistance se fait néanmoins jour du côté de Hermitage Oils, notamment par le biais d’Adam Michael qui ne désire « pas être en faveur des mousses de chêne conformes à l’IFRA ni de l’idée que l’histoire aromatique soit réécrite pour ce qui est sans doute l’un des aromatiques naturels les plus importants de l’histoire du parfum »4. Car « sachez que les deux propositions ne se comparent pas et si vous voulez éduquer votre nez et vos sens, alors la vraie mousse de chêne est toujours la voie à suivre »5. Bien qu’on ait réduit de manière drastique les substances incriminées de l’absolu de mousse de chêne, il s’avère que cette dernière, amputée au moins d’un bras, conserve, même pour une petite part encore, un pouvoir allergisant auquel certaines personnes sont sensibles. Si l’on devait retirer de la vente libre toutes les huiles essentielles contenant du linalol et du limonène par exemple, eh bien il ne resterait plus grand-monde sur le banc, le moindre cas d’allergie, même la plus minime, deviendrait le prétexte à une interdiction sans autre forme de procès. Mais, qu’on lui conserve sa forme initiale ou bien qu’on la sophistique, une substance comme un absolu ou une huile essentielle n’est jamais qu’une création de l’homme, qui la retire de l’endroit où la nature l’a placée, c’est-à-dire ni dans un flacon en verre et encore moins sur la peau humaine. Avec tant de précautions initiées par la nature, comment s’étonner que le contact franc et direct d’une huile essentielle ou d’un absolu ne se fasse pas sans dommage ? Rappelons-nous des mots de Botan : « Médicalement, l’essence est toujours violente et demande à être dosée dans son emploi ; beaucoup d’essences sont dangereuses pour la santé, même quand elles proviennent de plantes inoffensives à l’état naturel. C’est pour cette raison que les remèdes les meilleurs ne sont pas les essences, car, en réalité, ce principe séparé de ses éléments concomitants est loin de posséder les propriétés que l’on peut attribuer au végétal complet. La meilleure preuve, c’est que l’homme, qui a séparé ainsi ce principe volatil et pénétrant d’une plante quelconque, s’empresse souvent, dans la pratique pharmaceutique, à l’associer, soit à d’autres essences, soit à d’autres corps pour reformer ainsi un nouveau composé quelquefois souvent plus complexe et moins harmonieux »6. On pourrait transposer ce discours au monde de la parfumerie et l’on obtiendrait les mêmes conclusions, bien entendu. On extrait, on concentre, on mélange et l’on s’étonne, finalement, que ça gratte. A qui la faute ? Il en va de la parfumerie comme de la gastronomie : certaines choses sentent très bon, d’autres sont admirables au palais, bien qu’elles soient toutes mauvaises pour la santé. En ce cas, pourquoi ne pas s’en passer plutôt que de conformer un produit vraisemblablement inapproprié à l’homme, en le convertissant/moulinant/bidouillant de toutes les manières ? Ne serait-il pas plutôt judicieux de s’interroger au sujet de cette réaction de la peau face à telle molécule ? Sachant que « la dermatite de contact allergique est une réaction d’hypersensibilité retardée de type IV qui survient lorsqu’un allergène entre en contact direct avec la peau et entraîne une éruption eczémateuse prurigineuse »7, il m’apparaît que oui, et à plus d’un titre : est-il vain de s’interroger sur la survenue d’une manifestation allergique ? D’où vient-elle ? Que représente-t-elle ? Pourquoi moi et pas la voisine ? Ce sont des questions loin d’être anodines, non ? Savoir qu’une allergie représente la partie visible d’un dérèglement du système immunitaire devrait nous inquiéter davantage que de savoir si cela sent plus ou moins bon en retranchant telle ou telle fraction, pour adapter un produit à son marché (c’est qu’il ne faudrait pas, non plus, perdre de la clientèle…).

La mousse de chêne compte parmi les espèces de lichens tant abondantes de tous l’hémisphère nord, qu’il semble peu probable que vous n’aillez jamais rencontré ce lichen à large répartition, presque cosmopolite, qui gîte partout en Europe, en Afrique du Nord, en Asie et en Amérique septentrionale. De la plaine à la montagne, il peuple parcs, jardins et forêts claires, de feuillus préférablement. Pas nécessairement confiné au seul chêne, contrairement à ce qu’indique son nom usuel, ce lichen est commun sur bien des arbres : dans l’ensemble, on le trouve surtout sur les arbres fruitiers à noyaux comme le prunier (cf. l’adjectif latin prunastri), mais également sur le sycomore, l’érable, le saule et l’aulne. Voici pour la partie vive. On remarque aussi le lichen sur des supports qui n’ont plus rien de vivant, tels des vieux arbres et troncs abattus, des bois décrépits exposés aux intempéries, des barrières et charpentes, plus rarement des roches. (Je me suis demandé si l’arbre sur lequel pousse la mousse de chêne était susceptible d’offrir une tonalité différente à ce lichen, à la façon du gui qui pousse tantôt sur les pommiers, tantôt sur les peupliers, et dont on dit que ses vertus varieraient en fonction de l’identité de l’arbre en question. Ce serait surprenant au reste, puisque les lichens sont des épiphytes, non des hémiparasites comme le gui.)

La mousse de chêne est un lichen arbusculaire au polymorphisme des thalles bien marqué. Ceux-ci, mous et membraneux, plus ou moins ridaillés (décidément, je persiste à utiliser ce mot, bien qu’il n’existe pas ^.^), se projettent en hauteur, d’où l’adjectif fruticuleux (= en forme d’arbrisseau) que l’on associe parfois à ce type de lichen. Les thalles de la mousse de chêne sont généralement grisâtres sur leur face supérieure, vert jaunâtre ou vert-de-gris style antique statue de bronze abandonnée aux éléments. En revanche, le revers est blanc lacté, et c’est grâce à ce détail qu’on le distingue d’un lichen très semblable chez qui le revers des thalles est noirâtre (Pseudevernia furfuracea).

Les lichens se multiplient soit par des fragments de leur thalle (contenant à la fois les hyphes du champignon et les cellules de l’algue), soit par agglomération du mycélium du champignon enserrant des algues unicellulaires, les gonidies, qui se forment dans des coupes spéciales à la surface du thalle. En ce qui concerne la mousse de chêne, des scutelles marginales abritent les isidies, des cellules reproductrices, qui assurent la reproduction en mode asexué.

La mousse de chêne en thérapie

Avec la mousse de chêne, on est loin de pouvoir se vanter de faire des usages aussi étendus qu’avec le lichen d’Islande qui, en terme de lichen thérapeutique, a toujours occupé une telle place, que bien peu de licence a été accordée à la mousse de chêne. Comme l’huile essentielle de mousse de chêne est anecdotique et que son absolu se réserve strictement à la parfumerie (ou quasiment), on peut dès lors se demander ce qui reste au phytothérapeute amateur quand il est placé face à face avec la mousse de chêne. On observe ici un grand écart entre la misérable représentation de ce lichen en tant que substance médicale domestique et les récents travaux de laboratoires de recherche qui se sont intéressés à tout autre chose qu’à la mousse de chêne entrevue à travers le spectre de la parfumerie. C’est grâce à ces études que je suis aujourd’hui en mesure de vous en dire davantage à propos de la composition biochimique de la mousse de chêne.

Contenant des glucides (glucanes, galactomannane, polysaccharides) et des protéines (arginases I, II, III et IV), la mousse de chêne est équipée d’un certain nombre de composés phénoliques (acides phénoliques et flavonoïdes) et autres constituants anti-oxydants (chlorophylle, caroténoïdes). Elle se caractérise surtout par des acides evernique et usnique, et, selon les spécimens parfois, par d’autres acides tels que les acides salazinique, physodique et lécanorique, ainsi que d’autres substances aux noms plus compliqués (acide tétrahydroxy-tricosanoïque et acide dihydrovinapraésorédisoïque). Respirez bien profondément avant de poursuivre ! ^.^ Bien sûr, nous y retrouvons, non pas l’atranol et le chloro-atranol, mais l’atranine et la chloro-atranine, dont ils sont les produits de dégradation, obtenus par transestérification et décarboxylation de ces deux depsides lichéniques.

Note : dans les deux paragraphes qui vont suivre, ont été compilées des informations émanant, surtout en ce qui concerne les propriétés, des résultats de la recherche scientifique moderne in vitro et in silico. Elles sont très disproportionnées par rapport aux informations figurant parmi les usages thérapeutiques, parce qu’il s’agit là du recueil laborieux de données éparses qui disent, par leur faible envergure, le peu de cas que l’on a fait de la mousse de chêne d’un point de vue thérapeutique à travers les âges. Pour augmenter ces données, il faudrait, bien évidemment, rendre plus courante l’utilisation de la mousse de chêne médicinale, ce qui n’a pas l’air d’être pour demain.

Propriétés thérapeutiques

  • Anti-infectieuse : antibactérienne sur germes Gram + surtout (Staphylococcus aureus, Stenotrophomonas maltophilia) bien qu’Evernia prunastri soit aussi active, quoique moindrement, sur les germes Gram – ; antifongique (Candida sp.), activité anti-biofilm gastrique et intestinale, antiseptique
  • Anti-oxydante8, anti-inflammatoire, chélatrice des ions métalliques (Fe2+ et Cu2+), inhibitrice de la COX-1 et de la COX-2, neuroprotectrice
  • Sédative, calmante, équilibrante et apaisante du psychisme
  • Anticancéreuse cytotoxique, antimutagène, antigénotoxique (contre aflatoxine, acridine et guanidine)
  • Expectorante, mucolytique
  • Stomachique
  • Anti-hypertensive, vasorelaxante, hypoglycémique, antihyperglycémique, antilipidémique (réductrice des triglycérides sanguins)
  • Cicatrisante, tonique cutanée
  • Inhibitrice de l’acétylcholinestérase

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire et ORL : maladies pectorales, toux, sinusite
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : maux intestinaux
  • Affections cutanées : plaie, coupure ouverte, ecchymose
  • Troubles locomoteurs : spasmes musculaires, enflement articulaire
  • Troubles du système nerveux : stress, anxiété
  • Maux de tête, hypertension
  • Diabète
  • Cancer

Modes d’emploi

Note : ils sont directement conditionnés par ce que nous avons dit plus haut : les spécialités de laboratoire (extraits éthanoliques, méthanoliques, etc.) sont expressément fabriquées pour servir la recherche et non pour garnir les étagères des pharmacies et des herboristerie. Aussi, que peut-on envisager ?

  • Tout d’abord, le seul usage que l’on puisse concevoir avec l’absolu de mousse de chêne en thérapie, c’est l’application locale en dilution maximum à 0,1 %. Du moins est-ce la communication habituelle sur ce point. Mais, cet absolu, il est encore possible de l’utiliser par le biais de l’olfaction et de la dispersion atmosphérique (attention néanmoins aux muqueuses nasales et oculaires via ce dernier mode d’emploi). En revanche, on se gardera de faire de ce produit, même convenablement dilué, une utilisation per os. Je ne suis pas certain qu’il soit bien pertinent de se procurer un de ces absolus, généralement dilués à 25-50 % dans de l’éthanol, en payant 15 à 25 € le flacon de 10 ml, tout ça pour en extirper de temps à autre une goutte qu’on mêlera à mille fois son poids de je ne sais quoi, cela afin d’appliquer localement une lotion sur quelque furoncle ou bouton d’acné. N’y a t-il pas plus simple, moins cher et moins risqué ?
  • Comme la littérature spécialisée est avare sur ce point, j’ai donc réfléchi à deux ou trois choses. Tout d’abord, une infusion. Dimanche 17 mars 2024, je me suis rendu en un lieu où je sais pouvoir cueillir de la mousse de chêne, le long d’un itinéraire en forêt qui se prête bien à cet exercice. C’était idéal, le temps était au sec (on conseille de cueillir préférablement la mousse de chêne en hiver). Rien de tel pour réaliser une petite cueillette digne de ce nom. Une fois revenu à la maison, j’ai fait chauffer suffisamment d’eau pour remplir une tasse standard de 20 cl de contenance. J’ai déposé trois ou quatre lichens de taille assez moyenne dans ma tasse, puis j’ai versé mon eau par-dessus. J’ai laissé filer l’infusion pendant dix minutes à couvert. A l’issue de ce laps de temps, j’ai passé cette infusion de couleur jaune clair, sans odeur particulière, hormis un vague soupçon de champignon assez fade et peu prononcé. Mais le goût, grands dieux ! Est-ce possible qu’une petite chose aussi fragile que cette mousse de chêne soit capable de réchauffer ainsi le palais ? J’ai eu l’impression d’avaler une infusion de thym ou d’origan, soit quelque chose de costaud, mais sans le parfum aromatique que diffusent ces deux lamiacées à leur infusion. Cette absorption ne s’est pas faite sans difficulté, puisque cette infusion de mousse de chêne – que je ne pense pas avoir trop chargée – s’est mise à me gratter l’arrière-gorge à un moment donné. C’est donc bien la preuve (?) de l’activité de ces phénols dont le pouvoir potentiellement irritant et caustique est condamné par l’IFRA. Mais que je vous rassure : une demie-cuillerée de miel estompe complètement la sensation une fois bien mélangée à l’infusion, qui se laisse alors boire sans peine. La sensation de chaleur dans la bouche, sur la langue, dans la gorge persiste longtemps. On sent même l’œsophage être doucement réchauffé. Cette seule expérience n’est en rien concluante. Facile de se faire une infusion et de l’avaler trois fois par jour. Mais la question cruciale demeure : pour quoi faire ? Ah !, c’est là la grande interrogation puisqu’elle ne se rattache à rien de connu décrit par la pratique. Sans trop se tromper, on pourrait imaginer la prendre suite à un refroidissement ou un épisode infectieux, lorsque les forces sont affaiblies, au cours d’une convalescence. Bienvenue dans l’univers de l’empirisme où, par définition, on tâtonne un peu beaucoup ! En tous les cas, j’ai bien apprécié cette première expérimentation, que je réitérerai bientôt en diminuant un peu les doses. J’y ai décelé quelque chose de fermement roboratif et tranquillisant dans le même temps. Ensuite, puisqu’en laboratoire l’on s’amuse à concocter des extraits éthanoliques, pourquoi ne pas concevoir une teinture hydro-alcoolique maison de mousse de chêne ? Pour cinq volumes d’alcool à 50°, l’on compterait un volume de mousse de chêne, en macération pour trois bonnes semaines, comme cela se déroule habituellement, bien douillettement installée près d’un point chaud, par exemple. A l’issue, on passerait, filtrerait et embouteillerait dans des contenants idoines. Qu’est-ce que vous pensez de ça ? Pourtant, la même question nous reste sur les bras : pour en faire quoi ? A l’heure qu’il est, j’ai entrepris cette expérimentation : entassée dans un bocal en verre hermétique, de la mousse de chêne barbote dans de l’alcool à 50°, et cela jusqu’au 14 avril prochain. Je verrai bien ce que cela donnera une fois la macération alcoolique achevée. Je viendrai éditer cet article en conséquence. Enfin, une utilisation plus sommaire consisterait à bien faire sécher la mousse de chêne, avant de la déposer sur un charbon ardent, afin de voir ce que cette fumigation sèche donnerait (expérience à ce jour réalisée ; à réitérer avant de réfléchir plus profondément à ses applications pratiques).

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Outre les peaux sensibles et facilement irritables qui n’approcheront pas la mousse de chêne par le biais d’une application topique, il est également conseillé de tenir les femmes enceintes et allaitantes éloignées de ce lichen, de même que les enfants trop jeunes, les personnes affectées de pathologies rénales, enfin celles sujettes à l’épilepsie.
  • Fonction tinctoriale : la mousse de chêne contient un colorant pourpre à rouge brun (voir violet) idéal pour la laine. Il est nécessaire de le révéler avec de l’ammoniac. Plusieurs tribus amérindiennes (Blackfoot, Montana, Thompson, Klamaths, etc.) usèrent d’un cousin de la mousse de chêne, en l’occurrence Evernia vulpina, dont ils tiraient une teinture jaune qui leur servait à teindre les textiles, le bois ainsi que la peau.
  • Savonnerie : contient une oléorésine utilisée pour la fabrication des savons.
  • Parfumerie (note de fond : familles des chyprés, des fougères et des boisés, lotions après-rasage, eaux de toilette, parfums masculins…).
  • Alimentation : l’on peut émietter ou pulvériser la mousse de chêne bien sèche, puis la saupoudrer sur les plats. Elle peut aussi se préparer ainsi : on lave la mousse de chêne à l’eau claire, on la dépose dans un récipient de taille adaptée, on la recouvre d’eau bouillante et on la laisse gonfler comme les champignons chinois tout secs qui reprennent vie après le bain. Par la suite, on fait cuire la mousse de chêne à la vapeur, on l’assaisonne avec du jus de citron, de l’huile d’olive, du sel et du poivre. En petite quantité (parce que son goût est prononcé), la mousse de chêne accompagne bien les champignons, en particulier lorsque ceux-ci sont un peu fades. Il existe probablement d’autres manières d’apparier la mousse de chêne, mais comme je ne suis qu’au tout début de mes expériences avec elle, je n’en dirai donc pas davantage.

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  1. Et parfois même davantage : 1 champignon + 1 algue + 1 cyanobactérie = 3 ; 1 champignon + 1 algue + 2 cyanobactéries = 4.
  2. Jean-Marie Pelt, La solidarité, p. 25.
  3. Mousse de chêne vs métaux lourds : ce lichen est capable d’adsorber le cadmium. Il est donc intéressant pour purifier une zone des métaux lourds qu’elle contient. Il l’est d’autant plus qu’il possède aussi une faible capacité à libérer le métal, tant il sait si bien le séquestrer. Sur ce point, la mousse de chêne se comporte beaucoup mieux que bien des biochars. En revanche, on oubliera ce lichen « intoxiqué » dans la pratique phytothérapeutique, bien entendu. Ceci dit, vu la vitesse de croissance de ce lichen et les innombrables sites pollués aux métaux lourds, je ne suis pas certain que cette solution soit tout à fait pertinente…
  4. Source.
  5. Ibidem.
  6. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles, p. 211-212.
  7. Source.
  8. « Des expériences antérieures ont révélé que l’acide usnique améliore l’efficacité du système antioxydant en améliorant les fonctions de la superoxyde dismutase et de la glutathion synthase dans les cellules de l’hippocampe » (Source).

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3 réflexions sur “La mousse de chêne (Evernia prunastri)

  1. Bonjour, merci beaucoup pour le partage de votre expérimentation qui pourrait presque s’apparenter à une diète de plantes telle que la pratiquent les chamanes, qui la prennent sous différentes formes et surtout qui la méditent et écoutent son enseignement. Belle suite, je me réjouis de la lire.

    Céline

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  2. Bonjour C’est toujours un grand plaisir que le temps que je passe à lire vos messages. Merci pour votre travail de grande qualité, aujourd’hui je viens de m’offrir un de vos livres, dans l’attente recevez mes cordiales salutations, bonne continuation bien à vous Christiane Chamayou

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    • Bonjour Christiane,

      Merci beaucoup pour votre message. Votre livre est prêt à prendre son envol (enfin, pas avant vendredi matin, compte tenu de ces deux journées fériées successives).

      Belle journée à vous,

      Gilles

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