
Ivan Bilibin : la sorcière Baba Yaga à la poursuite de Vassilissa (1900).
Je souhaite aujourd’hui m’attacher à un motif que l’on rencontre de façon assez récurrente dans les contes de fées : la poursuite du héros par un opposant qui, à trois reprises, se voit entravé dans son action par un objet magique que le héros jette derrière lui. Nous allons nous intéresser à la forme que prennent ces objets et à ce que leur projection permet au héros d’obtenir.
Le héros, expédié chez sa mère-grand, sa tante par alliance ou je ne sais quelle autre personne qui ne lui veut pas du bien, pour un motif de peu d’importance ou carrément fallacieux, va devoir faire montre de son pouvoir de contrôle et de sa capacité à combattre l’adversaire, quelle que soit la forme qu’il prend. Rappelons-nous de Vassilissa-la-très-belle aux prises avec Baba Yaga la sorcière. Le danger, la plupart du temps imminent, est parfaitement pressenti par le lecteur. Celui-ci se demande bien comment notre héros va réussir à se dépatouiller du mauvais pas dans lequel il se trouve engagé. La plupart du temps, il peut compter sur l’intervention d’un adjuvant, c’est-à-dire d’un personnage tiers qui consent à venir en aide au héros. Dans le cas de Vassilissa, c’est le chat de Baba Yaga qui lui fournit l’astuce de sa fuite, après que la jeune fille lui ait donné du jambon. Ainsi, le héros se fait remettre trois objets bien distincts qu’il devra utiliser successivement selon un modus operandi précis révélé par l’adjuvant le plus souvent.
Que sont précisément ces objets ? Ils sont simples, usuels, assez anodins pour la plupart d’entre eux, courants, domestiques, préhensibles et façonnés par la main de l’homme. Après en avoir répertorié un assez grand nombre, je me suis amusé à les trier et à les ordonner en plusieurs classes, que voici :
- Brosse, peigne, balai, étrille, râteau, trident ;
- Miroir ;
- Linge, drap, serviette, torchon, mouchoir ;
- Bouteille, bouchon ;
- Outre, pot, plat ;
- Éponge ;
- Sel, soufre ;
- Briquet, pierre à feu ;
- Couteau, épée, pierre à aiguiser ;
- Pierre, caillou, boule d’or ;
- Marteau ;
- Branche, rameau, roseau, feuille, fruit.
Rien que de très banal en somme, à portée de main donc (à l’exclusion de la boule d’or). A quoi sert donc au héros de s’embarrasser de toutes ces choses (de trois d’entre elles, précisément) ? Par exemple, il se voit affecter un trident, un râteau et une brosse. Eh bien, au cours de l’histoire, le héros, prévenu du danger, met les voiles, et ne prend pas longtemps à comprendre que son martyriseur – geôlier ou ogresse – ne l’entend pas de cette oreille. Ainsi s’engage une course-poursuite entre le fugitif et son poursuivant. Afin de distancer davantage son assaillant, le héros jette un des objets magiques derrière lui : s’ensuit une première transformation en quelque chose de beaucoup plus immense, d’infiniment grand, impénétrable, infranchissable, inextricable, insaisissable, immuable, immobile, non mutable, voire indéterminé, afin, on l’a bien compris, de mettre des bâtons dans les roues du persécuteur. Et l’on répète deux autres fois le jet d’un nouvel objet qui provoque une métamorphose de plus en plus grandiose, la protection accordée par les objets successifs ne faisant que croître au fil du récit.
Penchons-nous donc également sur ces transformations. J’ai repéré, au cours de mes lectures, un certain nombre d’éléments que j’ai pareillement mis en ordre dans les listes suivantes :
- Montagne : chaîne de montagnes, montagne boisée, montagne immense, montagne pleine d’aspérités, montagne ferreuse. Si l’on voit des miroir, rasoir, brosse ou peigne être jetés, en réponse y correspondent des montagnes de miroirs, de rasoirs, de brosses ou de peignes ;
- Rocher ;
- Vallée ;
- Mer (de feu, houleuse, d’eau brillante), lac, étang, rivière, fleuve, autre étendue d’eau non déterminée ;
- Plaine ;
- Forêt, fourré, roncier, haie d’épines ;
- Autres : ténèbres profondes, grande nuée, cataracte de feu (on rencontre très peu de phénomènes météorologiques comme la grêle, la foudre, l’ouragan ou toutes autres manifestations violentes de ce type).
Si les objets jetés appartiennent tous à la sphère humaine, ici nous remarquons qu’il s’agit essentiellement d’éléments paysagés, non humain par définition. Par le jet, on constate une forme de transfert de forces, du moins un appel à la Nature et à ses forces supérieures. L’objet magique l’est parce qu’il confère le pouvoir de métamorphose. Par certains facteurs qui le définissent, il convoque les forces d’un autre « objet » auquel il est apparenté. Par exemple, le miroir, objet plat et réfléchissant, fait nettement référence à la puissance de la mer ou du champ de glace, eux aussi concernés par les critères « plat » et « réfléchissant », tout en ajoutant des caractéristiques qui leur sont propres. Par une sorte de magie sympathique, on observe des analogies manifestes entre l’objet magique et sa transformation, fonctionnant par accord, affinité, proximité et voisinage d’idées. Donnons quelques exemples :
- Un poil : une haie d’épines, une montagne boisée ;
- Une pierre : un rocher, une montagne ;
- Un plat : un lac ;
- Un drap, un linge, un mouchoir, un torchon, une serviette : un lac, un fleuve ;
- Une bouteille : une grande étendue d’eau, une rivière ;
- Un rameau : une forêt ;
- Une feuille : une forêt ;
- Un briquet : une cataracte de feu.
Parmi d’autres relations, l’analogie fait défaut :
- Un couteau : une plaine ;
- Une pomme : une montagne ;
- Une éponge : une forêt, une montagne ;
- Un marteau : une montagne ;
- Un bouchon : un étang ;
- Une pierre à aiguiser : une rivière ;
- Une pierre à feu : une montagne ;
- Un morceau de soufre : un lac.
Ces quelques exemples permettent de constater qu’une même protection peut naître de divers objets magiques, tandis qu’un seul objet est capable de métamorphoses multiples, l’étrille, par exemple. Elle ne se transforme pas moins qu’en mer de feu, roncier, montagne, vallée, rivière, mer et forêt. On observe la même prodigalité avec un objet assez similaire, mon objet magique favori, le peigne : ainsi le voit-on se muer en forêt, plaine immense, fleuve, montagne de peignes, montagne pleine d’aspérités, chaîne de montagnes, etc.

Certaines transitions sont simples : on élargit, agrandit, approfondit, etc. un objet quelconque en son semblable démultiplié : une goutte d’eau devient ainsi un lac d’eau froide, une épine un bois d’épines noires, un éclat de pierre un grand rocher. Mais cela ne laisse que peu de place à l’imagination. Dans les exemples de métamorphoses de l’étrille et du peigne, certaines sont plus ou moins malheureuses : étrille/rivière et peigne/fleuve par exemple. On ne voit aucun lien logique avec un champ symbolique qui unirait ces deux couples. Parfois, la relation, pour peu claire qu’elle nous paraisse, semble pouvoir s’expliquer par des procédés quelques peu tirés par les cheveux. C’est le cas de la boule d’or dont la projection amène l’apparition d’une montagne de fer ! On transite d’un petit objet à un gros, d’un métal précieux à un autre vil (on aurait pu envisager l’inverse, pour peu que le poursuivant soit cupide et un peu niais…). Mais dès lors qu’on a affaire à des analogies plus fines, c’est tout un monde fantastique et merveilleux qui s’ouvre devant nous : quand l’étrille, la brosse ou encore le peigne se transforment en bois touffu, comme cela se produit dans le conte russe de Baba Yaga traduit par Louis Léger (1843-1923), le message est très clair ! Cette forêt doit être aussi épaisse que les poils de la brosse, les troncs de ses arbres aussi resserrés que les dents du peigne ou de l’étrille. On observe aussi un motif qui va crescendo, à travers la triade suivante : trident, râteau et brosse. Du premier jet au dernier, le nombre de dents/poils ne fait qu’augmenter, c’est-à-dire qu’on force de plus en plus le poursuivant à la contrainte et aux difficultés afin de lui faire définitivement lâcher prise (il renonce, se noie, succombe sous un rocher, etc.) : plus l’objet se fractalise (ou multiplie l’une de ses caractéristiques défensives), et plus le persécuteur doit s’obliger à perdre de précieuses minutes à s’empêtrer dans l’obstacle ou à le contourner, alors que le héros, lui, peut, parce que c’est de son ressort, facilement le traverser (on retrouve cette aisance dans le conte de la Belle au bois dormant : le prince s’avance dans l’épaisseur sombre et touffue du bois qui entoure de toutes parts le château dans lequel repose la princesse Aurore : les arbres s’écartent à son passage et se resserrent après lui. Mais il n’est pas question ici d’un objet magique et encore moins d’une course-poursuite).

Comme je l’indiquais un peu plus haut, mon objet magique fétiche, c’est le peigne. Lisant Baba Yaga, je m’étais imaginé Vassilissa-la-très-belle jetant son peigne derrière elle, ce qui a pour conséquence de faire surgir « une forêt dormante et épaisse ». Par le biais de sa transformation en un massif végétal impraticable, le peigne protecteur permet de communiquer et de s’identifier à des puissances supérieures. Le peigne, en tant qu’objet censé remettre de l’ordre et dénouer un problème (le nœud), est favorable au héros, mais jamais à son assaillant. La seconde métamorphose que j’ai trouvée audacieuse, c’est celle d’un pot qui fait apparaître de profondes ténèbres. En Inde, le pot est un symbole féminin et aquatique, assez semblable à la marmite matricielle. Il n’est pas étonnant de faire surgir cette obscurité enténébrée de l’insondable vacuité d’un pareil trou noir.
Voilà. Si jamais vous planchez sur la protection énergétique et les cercles magiques, ça peut sans doute vous donner quelques idées… ;)
© Books of Dante – 2023
Article passionnant ! Merci ! Juste une question : vous évoquez le motif récurrent de la fuite du héros, que protège le jet de divers objets. Hormis le conte de Baba Yaga, pourriez-vous en citer quelques autres ? Il me semble bien que l’on en rencontre quelques uns chez les frères Grimm, mais impossible de retrouver lesquels. Merci !
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Bonjour et bienvenue sur le blog tout d’abord !
Je peux bien sûr vous donner quelques exemples. On en trouve dans Paul Sébillot (Contes populaires de Haute-Bretagne, Contes espagnols), Louis Léger (Contes populaires slaves), etc. C’est un motif, semble-t-il, récurrent chez nombre d’auteurs de langue allemande et néerlandaise.
En suivant le lien ci-après, vous découvrirez un document aux pages 217-231 duquel se trouve un conte intitulé « Le garçon au bonnet rouge » construit selon cette triple répétition de l’objet magique protecteur que l’on jette derrière soi.
https://archive.org/details/RevueDesTraditionsPopulaires16/mode/2up
Belle fin de journée à vous,
Gilles
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Oh merci d’avoir pris le temps de me fournir ces références précieuses ! Je vais de ce pas lire le conte dont vous me parlez et me replonger dans les contes populaires de Haute-Bretagne.
Très belle fin de journée à vous aussi ; c’est un plaisir de vous lire !
Laurence
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