La fève : entre génération et divination

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Inconnue à l’état sauvage, la fève est de culture fort ancienne. Certains sites néolithiques situés en Espagne, Italie, Suisse, Égypte, Grèce, etc. recèlent des traces d’une fève archaïque. Cette plante résistante au froid est capable de s’adapter à bien des sols, autant de qualités qui lui valurent d’être largement cultivée pour la consommation de sa graine, avant de bizarrement tomber en disgrâce durant l’Antiquité, bien qu’elle y ait été encore cultivée. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? A quoi bon semer une plante si celle-ci suscite de la méfiance ? Quelle est, par exemple, cette curieuse croyance qui prête aux Égyptiens de l’Antiquité une animosité vis-à-vis de cette légumineuse ? Ils « ne plantent pas de fèves et s’il en pousse, ils ne les mangent pas. Les prêtres ne supportent même pas de les regarder, étant impures à leurs yeux » nous dit Hérodote au V ème siècle av. J.C. Apparemment, cet historien grec ne savait pas tout. Savait-il que pour les Égyptiens, « le champ de fèves » est l’endroit où les défunts attendent la réincarnation, ce que corrobore la lecture de Gubernatis qui indique que les Égyptiens vouaient un véritable culte à la fève ? Aussi, s’ils ne mangeaient pas de fèves, c’était pour une excellente raison : par peur de manger une âme.
Cette seule « croyance » peut-elle valoir le procès fait à la fève en ce cas ? Nous allons voir que bien des personnalités de l’Antiquité ont eu maille à partir avec elle, à travers, parfois, une apologie de la crainte qui peut aujourd’hui nous laisser pantois. Mais… expliquons.

Par l’intermédiaire de certaines lectures, on apprend que le grand philosophe grec Pythagore préféra la mort plutôt que de traverser un champ de fèves, parce que, dit-on, elles le répugnaient. De plus, il aurait vu en elles quelque chose d’animal, lui qui était végétarien… Piètres excuses, à la vérité. Moins une peur qu’une injonction. Si Pythagore s’interdit de traverser ce champ, c’est parce que « les fèves en tant que symbole des morts et de leur prospérité, appartiennent au groupe des charmes protecteurs. Au sacrifice de printemps, elles représentent le premier don venu de dessous terre, la première offrande des morts aux vivants, le signe de leur fécondité, c’est-à-dire de leur incarnation. Ainsi, nous comprenons l’interdit […] au terme duquel manger des fèves était l’équivalent de manger la tête de ses parents » (1). Aussi, l’attitude de Pythagore n’est-elle pas dictée par la répulsion mais par le respect. Quand il refuse de traverser ce champ de fèves – ce qui lui coûta la mort car poursuivi par ses ennemis -, c’est simplement parce qu’il a peur d’écraser les « âmes des trépassés […] entrés provisoirement dans la vie végétale » (2). Huit siècles plus tard, Diogène Laërce – plus connu pour avoir relaté l’oeuvre des autres que la sienne propre – semble être assuré que Pythagore interdisait les fèves car elles ressemblaient fortement à certaines parties de l’anatomie masculine, les testicules. Cette similitude formelle et le fait que la fève se trouve être le lieu où s’incarne les âmes des ancêtres, à travers des symboliques phalliques et funéraires, auront attribué à la fève une puissance génératrice et oraculaire. De là, on glissera vers un présupposé pouvoir aphrodisiaque de la fève, ainsi que vers des interprétations oniriques douteuses. Cicéron indique que la fève est impure, qu’elle gâte le sang, qu’elle fait enfler le ventre et qu’en excitant la sensualité, elle cause de mauvais rêves. Ce qui a fait dire à d’autres auteurs qu’avoir en rêve la vision de fèves, de lentilles ou de pois était de mauvais augure… Bref, nous verrons que ces deux valeurs – génération et divination – transparaîtront pendant longtemps encore.

Très populaire au temps des Romains de l’Antiquité, la fève s’est incrustée profondément dans le paysage italien mais également au-delà, au Moyen-Âge, durant la Renaissance mais aussi à une époque plus moderne. Comme Pline nous l’explique, la fève, durant l’Antiquité romaine, est employée dans le culte des morts car elle contiendrait l’âme des défunts. Mais ne reprend-il pas là les anciennes croyances chères aux Grecs et, avant eux, aux Egyptiens ? Quoi qu’il en soit, dix-huit siècles après Pline, en Italie, on avait coutume de manger des fèves le jour des morts.
Cependant, avant de poursuivre, d’autres éléments antiques s’imposent. Pour élire les magistrats grecs, on faisait appel à des fèves noires et blanches. Ces dernières faisaient que tel ou tel magistrat était désigné par l’ancestrale sagesse. D’autant plus curieux que, beaucoup plus tard, la fève noire apparaît comme celle qui approuve, la blanche comme celle qui rejette, ce que contredit le dictionnaire de Pierre Canavaggio : « pour connaître la solution d’un problème dont la réponse se traduit par un oui ou par un non, on met en vrac dans un vase des fèves noires et des fèves blanches. Après avoir secoué le vase autant qu’il le faut pour bien les mélanger, on retire les fèves une à une, à l’aveuglette. Si la dernière est blanche, la réponse au problème est oui » (3). On retrouve cette dualité de la fève noire et de la fève blanche au XIX ème siècle en Italie ainsi qu’en Russie. En début d’année, un gâteau dans lequel on place une fève de chaque couleur est confectionné. La noire représente le roi, la blanche la reine. Si un homme tire la noire et une femme la blanche, c’est un signe qui les prédestine à s’unir. Symbolique conjugale qui rappelle assez la réputation aphrodisiaque de la fève, ce que corrobore cette autre coutume : une jeune mariée tirant la fève en début d’année serait assurée d’avoir un enfant mâle à venir. La fève est donc impliquée dans le mariage et la conception. Par ailleurs, n’y a-t-il pas une ressemblance frappante entre la forme d’une fève et celle d’un embryon, comme l’indiquait Eugène Canseliet et, avant lui, Jamblique au IV ème siècle ap. J.C. ?

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A travers l’ensemble de ces anecdotes, il faut voir un très ancien héritage venu de la Rome antique, les Saturnales. Il s’agissait de fêtes dédiées à Saturne durant le mois de décembre, à proximité de Sol Invectus. A ces occasions, un « roi » était désigné par tirage au sort grâce à une fève. Ce dernier pouvait agir en « roi » à sa guise pendant trente jours puis, à l’issue, « devait se couper la gorge sur l’autel du dieu qu’il venait d’incarner ». Ce que nous nommons épiphanie n’est qu’un très lointain souvenir de ces Saturnales romaines. Aujourd’hui, cela ne se clôture plus par une mise à mort, mais c’est l’occasion d’un moment de convivialité comme ça l’était déjà au Moyen-Âge, où le « roi » de cette journée était souvent tourné en dérision et brocardé. Bien que traditionnellement associée au début de l’année, cette pratique que l’on connaît à travers l’épiphanie, n’a pas toujours été cantonnée à un seul créneau temporel. Par exemple, au Moyen-Âge et même plus tard, on confectionnait de tels gâteaux lorsqu’on souhaitait donner aux repas une « gaieté bruyante ». De même, les femmes qui venaient juste d’accoucher offraient fréquemment ce type de gâteaux.
On voit à travers ces exemples que l’antique soit-disant répulsion a été dépassée. L’impact qu’aura eu la fève au Moyen-Âge y est sans doute pour beaucoup. Inscrite au Capitulaire de Villis sous le nom de faba major, la fève, ainsi que l’ensemble des légumes secs, était largement usitée, bouillie ou en farine que l’on mêlait à la pâte à pain. Pour des milliers de paysans médiévaux, la fève qui s’accommode de tout, a représenté un précieux aliment de base.
Elle est mentionnée par Hildegarde de Bingen au XII ème siècle puis dans le Mesnagier de Paris. Ce sont là deux preuves comme quoi la fève avait une fonction alimentaire mais aussi médicinale, laquelle dernière perdurera jusqu’à la Renaissance. Celle que Lémery appelait theca fabarum était employée contre les lithiases urinaires et biliaires, mais aussi contre les coliques néphrétiques. Malgré tout, les opinions anciennes à son sujet surent rester vivaces, puisque dans certains couvents de femmes, la fève était proscrite, comme cela fut le cas de la roquette, soupçonnée d’échauffer les sens. Les moines, bien que la consommant, accompagnaient la cuisson des fèves de prières dont le but était d’éliminer toute influence néfaste.

Depuis longtemps supplantée par la pomme de terre, à peine a-t-on, dans les siècles suivants, alloué à la fève le statut de plante fourragère. Cette plante annuelle de 80 cm de hauteur, aux fleurs blanches veinées de violet, forme à maturité de longues gousses vertes et épaisses, contenant de grosses graines plates en forme de rein.

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La fève contient de nombreuses vitamines (A, B, C), des oligo-éléments et sels minéraux (fer, cuivre, phosphore, magnésium, calcium, potassium…), des protides, des glucides, des acides aminés. D’un point de vue alimentaire, il est aujourd’hui prouvé que la consommation de légumineuses (lentilles, pois cassés, fèves, pois chiches, haricots secs) et d’une céréale permet d’apporter un très bon équilibre des acides aminés, non synthétisés par l’organisme. On retrouve ce « mariage » dans le couscous, par exemple. Sa cuisson, lorsqu’elle est sèche, nécessite de respecter un certain protocole afin d’en tirer le meilleur parti : on trempe d’abord les fèves sèches dans de l’eau tiède toute une nuit, puis on les décortique de leur tégument. On les place dans de l’eau froide non calcaire et non salée. On porte à ébullition puis on cuit à feu doux pendant 1h30 à 2h00. Lorsqu’elles sont fraîches, les fèves peuvent être dégustées crues. Cependant, attention, une trop grande consommation de fèves crues peut mener au favisme, une forme d’anémie.

Bien que peu employée en phytothérapie, la fève détient tout de même quelques propriétés selon qu’on utilise la graine ou les fleurs. La première est hypocholestérolémiante, antioxydante, régulatrice du système nerveux, adoucissante, résolutive, astringente légère et favorisante du transit. Quant à la seconde, elle est surtout diurétique et sédative des voies urinaires (colique néphrétique et hépatique, infection urinaire, goutte). En médecine populaire, on utilisait parfois de la farine de fève mêlée à du vinaigre pour faire cicatriser les ulcères, ainsi que de la cendre de gousse et de feuilles contre l’albuminurie.


  1. Dictionnaire des symboles, Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, p. 438
  2. La mythologie des plantes, Angelo de Gubernatis, Tome 2, p. 134
  3. Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, Pierre Canavaggio, p. 99

© Books of Dante – 2014

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