La scabieuse des prés (Scabiosa succisa ou Succisa pratensis)

Synonymes : succise, scabieuse des bois, mors du diable, racine du diable, herbe du diable, scabieuse tronquée, tête-de-loup, hérisson, charbon, herbe de saint Joseph, fleur de tonnerre, bouquet de monsieur, Marie-Louise, etc.

Avec la scabieuse, inutile de remonter très loin dans le temps, l’Antiquité n’ayant jamais porté aucun intérêt à cette plante. Tout semble démarrer pour elle au Moyen-Âge : « Mais à quoi ne sert point l’utile scabieuse !, s’exclame-t-on à l’école de Salerne. Elle est bonne aux vieillards, adoucit les poumons, corrige l’estomac, conforte la poitrine, apaise du côté la douleur intestine ; son jus pris dans du vin dissipe les poisons ». Bien vaste mot que celui de « poison ». A une époque où bactéries et virus sont inconnus, on n’hésite pas à mettre sur le compte de venins mortifères et de miasmes méphitiques des maladies graves comme la peste, c’est pourquoi la pharmacopée médiévale fit de la scabieuse un préservatif contre ce fléau. Ainsi, brûler de la scabieuse sur des charbons ardents, en avaler la décoction, représentaient-ils des moyens de s’assurer une immunité face à cette maladie meurtrière. Non moins dangereux que la peste, l’anthrax, autre maladie infectieuse également connue sous le nom de « charbon » et provoquée par Bacillus anthracis, faisait intervenir la scabieuse comme le relate le Grand Albert : « la scabieuse et l’oseille, cuites sous la cendre et en forme de cataplasme avec des jaunes d’œufs et du beurre frais, les renouvelant souvent, y sont admirables » (1). Mais soyons circonspects : les mots lèpre, peste, charbon, etc. pouvaient être attribués à des affections qui n’avaient que peu de rapport, de même que bien des hémoptysies furent jugées comme symptôme tuberculeux.

A la Renaissance, l’on est plus mesuré dans ses propos, ce qui fait que cela positionne la scabieuse à sa juste place. Matthiole a beau faire de cette plante un remède encore employé contre l’anthrax et les morsures de serpents, il lui fait correspondre des affections pour lesquelles elle est tout à fait appropriée, à savoir celles des voies respiratoires et de la peau, comme les furoncles par exemple. D’ailleurs, le nom de la scabieuse fait en partie référence à ses propriétés cutanées : il est issu du latin scabies signifiant « gale », et aujourd’hui encore, bien que rarement, on emploie les adjectifs scabieuse et scabieux pour désigner, en pathologie, une affection galeuse. Quant à succisa, lui aussi raconte une histoire : il provient du latin succido qui, au XVI ème siècle, concernait la racine de la scabieuse qui présente une échancrure la faisant paraître comme mordue. Ainsi succido, « couper en dessous », vaut-il l’autre adjectif qu’on utilisait autrefois pour appeler cette plante, praemorsa. « On racontait que le diable, furieux de lui savoir tant de propriétés médicinales, lui avait tranché la racine d’un coup de dent » (2), ce qui explique son surnom vernaculaire de mors (pour morsure) du diable, locution que l’on croise dans d’autres langues européennes : l’italien morso del diavolo, l’anglais devil’s bit et l’allemand teufelsabbiss rendent compte d’une unité autour de cette anecdote.
Mais revenons-en à nos moutons. Boerhaave (1668-1738) vantait la scabieuse dans la pleurésie et la pneumonie, établissant après Matthiole la réputation de cette plante dans les troubles de la sphère respiratoire. Mais il apparaît que cette plante a complètement fait défaut à Cazin. Non seulement avant lui on traite des affections respiratoires grâce à son aide, mais après lui, c’est aussi le cas (cf. les travaux d’Henri Leclerc). La scabieuse aurait-elle joué un tour malicieux au médecin calaisien ? Ne dit-on pas, puisque nous avons parlé de lui, que le diable se cache dans les détails ? Au grand dam de Cazin, la scabieuse qu’il lui est arrivé d’employer dans sa pratique médicale n’est pas la scabieuse des prés mais celle des champs, dont il dit qu’elle « a les mêmes propriétés que la scabieuse des champs, mais à un plus haut degré si l’on en juge par son astringence et son amertume » (3). Tout s’explique : Cazin ne s’est pas servi de la même plante que ses collègues, aussi comment pourrait-on bien obtenir les mêmes résultats qu’eux ? Il faut dire que la botanique des scabieuses et autres plantes apparentées est particulièrement complexe, pour ne pas dire scabreux, à l’image de celle des ex Ombellifères, et qu’elle a fait s’arracher les cheveux à des générations de botanistes, jusqu’à récemment encore. Qu’attendre de plus d’une planté née sous le sceau du diable ?

Il est bien évident qu’il y a un peu de magie dans cette plante, sans quoi l’on n’aurait jamais fait appel à elle pour lui faire jouer le rôle d’oracle sentimental : saviez-vous que si jamais une jeune fille ne réussit pas à ôter le cœur d’une de ces fleurs en un seul coup de couteau, cela signifie que ses parents s’opposent au mariage qu’elle a en vue avec tel ou tel ? Et que si elle y parvient, cela peut être le gage de beaucoup d’enfants ? En Belgique, on se sert de cette fleur comme on le fait ailleurs de la joubarbe : on attribue autant de noms de prétendant(e)s que la plante a de boutons. Le premier qui vient à éclore désigne la personne qui viendra se marier avec celle qui se livre à cette étonnante interrogation florale. Mais gare au diable, la scabieuse pourrait bien désigner la mauvaise personne ! En Vendée, au cas où un futur mariage se verrait contrarié par quelque volonté parentale, les deux amoureux coupent en deux une fleur de scabieuse, chacun devant conserver sur soi sa moitié neuf mois durant. Passé ce délai, les épousailles sont censées être possibles. Mais cette maline scabieuse, pour en terminer avec cette rubrique, ne dit pas toujours ce que l’on souhaite entendre : en Bourgogne, si une jeune fille découvre un bouquet de scabieuses à sa fenêtre, ça n’est pas bon signe : elle est assurée de finir « catherinette ».

La scabieuse est une plante vivace possédant une forte souche souterraine de laquelle émergent des tiges de hauteur variable (30 à 100 cm), généralement assez peu ramifiées. Comme bien des plantes, en particulier celles appartenant à la famille des Astéracées, la scabieuse est dotée, à sa base, d’une rosette de feuilles radicales de couleur glauque. Quelques étages plus haut, nous voyons d’autres feuilles lobées et très découpées, surmontées de longs pédoncules au bout desquels se juche une fleur solitaire, que dis-je, un capitule globuleux de fleurs serrées les unes contre les autres comme des manchots empereurs sur la banquise. Ces capitules de 2 à 4 cm de diamètre arborent une jolie couleur allant du mauve au lilas et fleurissent généralement entre juin et octobre. Après floraison, quand on observe un capitule fructifié, on remarque un dense réseau de fruits – des akènes de 5 mm de longueur – dessinant des hexagones quasi réguliers (4), un capitule dont la forme générale aura fait surnommer la plante tête-de-loup, d’après sa ressemblance avec cet instrument télescopique permettant de nettoyer des endroits inaccessibles au seul bras, ou hérisson en référence à l’outil du ramoneur. De plus, certaines scabieuses, aux fruits particulièrement noirâtres, ont fait qu’on a quelquefois employé l’expression « des yeux de scabieuse » pour désigner le propriétaire d’yeux d’un noir velouté.
Très commune, vivant généralement en colonies couvrant de vastes surfaces, la scabieuse est une herbe de plein air, là où le soleil lui est nécessaire, mais ne négligeant pas quelque humidité au niveau de ses racines. C’est pourquoi des lieux tels que champs cultivés ou non, prés, prairies, clairières, bordures de chemins, en plaine comme en moyenne montagne (2000 m), lui sont favorables.

La scabieuse des prés en phytothérapie

Voici encore un remède phytothérapeutique oublié des modernes, pourtant la scabieuse sait pourvoir la matière médicale de ses feuilles, fleurs et racine. Les fleurs contiennent une saponine et les feuilles du saccharose, deux substances également présentes dans la racine, laquelle recèle tanin, principe amer, amidon, sels minéraux (calcium, sodium, potassium, soufre, fer, phosphore) et un hétéroside auquel la scabieuse a donné son nom : la scabiosine.

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique amère légère, apéritive, digestive, stomachique, sialagogue
  • Expectorante, fluidifiante des sécrétions bronchiques
  • Dépurative, sudorifique
  • Détersive, astringente
  • Ophtalmique

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère respiratoire : congestion pulmonaire, bronchite, broncho-pneumonie, pneumonie, asthme, toux, maux de gorge, enrouement, laryngite, trachéite, ulcération de la gorge
  • Adjuvant dans les maladies infectieuses (rougeole, varicelle, grippe, oreillons)
  • Fièvre légère
  • Douleur utérine, leucorrhée
  • Diarrhée, vers intestinaux
  • Affections cutanées : dartre, dermatose, eczéma suintant, ecchymose, ulcère, teigne, gale, démangeaisons
  • Affections buccales : ulcération de la bouche, aphte

Modes d’emploi

  • Infusion de feuilles
  • Décoction de racine
  • Décoction de la plante entière (rafraîchissement du teint, lotion oculaire)
  • Cataplasme de feuilles fraîches hachées
  • Cataplasme de racine fraîche hachée
  • Macération vineuse ou alcoolique de racine
  • Teinture-mère
  • Pommade (scabieuse, sanicle et bugle mêlées à un corps gras)

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : fleurs et feuilles se récoltent au début de l’été, la racine en automne.
  • Autres espèces : scabieuse des champs (S. arvensis), scabieuse colombaire (S. columbaria), scabieuse des bois (S. sylvatica), scabieuse jaune (S. ochroleuca), scabieuse knautia (Knautia arvensis), etc.
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    1. Grand Albert, p. 252.
    2. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 876.
    3. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 870.
    4. L’hexagone est la figure géométrique la moins encombrante pour remplir un espace limité ; considérez les alvéoles d’une ruche.

© Books of Dante – 2017