Les asphodèles

Il ressort bien peu de chose de la très courte rubrique que Fournier concède aux asphodèles en général. Et nous ne sommes guère plus chanceux avec Cazin, qui n’accorde qu’une demi page à un asphodèle (oui, le mot asphodèle est masculin) qui n’est cependant pas le plus connu (c’est-à-dire l’asphodèle blanc, Asphodelus albus), mais celui que l’on dit rameux, Asphodelus ramosus, qui se distingue essentiellement de l’asphodèle blanc par une tige ramifiée, « mais elle est tout à fait inusitée de nos jours comme médicament », explique-t-il (1). Et ce n’est pas non plus chez Botan qu’on trouve la pitance nécessaire pour rassasier cette fringale au sujet de l’asphodèle : « Cette dernière [nda : la racine] est employée en décoction par les Arabes, à l’extérieur pour guérir toutes espèces d’ulcération. Inusitée, mais pourrait rendre des services comme détergent interne et externe » (2). De l’ensemble de ces lectures, nous pouvons cependant confirmer que l’asphodèle (en général) est pourvu de quelque utilité : médicinale ? Très peu : on l’a dit diurétique, purgatif, apte à résoudre les ulcères (par le biais de décoction en lavages et de cataplasme), à éliminer la gale, etc. Le peu d’emploi qu’on en fait marque-t-il la possibilité de la toxicité de cette plante ? Pas du tout ! Même si son caractère comestible est encore discuté : les goûts d’hier sont-ils les mêmes que ceux d’aujourd’hui ? Puis-je prétendre détenir le même type d’estomac que Cro-Magnon, par exemple ? Sans remonter jusque là, des substances parfumées comme le musc et la civette étaient fort prisées il y a tout juste deux siècles. A l’heure actuelle, elles vaudraient sans doute une bonne part de répulsion à leur approche (sinon une paire de claques ^^). Pour en revenir à l’asphodèle, nous confirmons que la présence de saccharose, de fructose, de glucose et de substances amylacées au sein de ses bulbes font qu’ils se prêtent à la cuisson alimentaire, se préparant à la manière des pommes de terre, des salsifis, ou encore des scorsonères. Une fois desséchés et pulvérisés, ces mêmes rhizomes fournissent une « farine » dont on peut tirer, en la mêlant à celle de froment, un pain nourrissant, ce qui constitue un intéressant succédané aux pommes de terre en temps de disette. Si l’homme s’en est bien désintéressé, il reste que les bulbes d’asphodèle, là où cette plante est suffisamment abondante pour en supporter l’extraction, permet d’obtenir un aliment à forte valeur nutritive que ne dédaigne pas le bétail. Mais force est de constater qu’« on n’attribue plus aujourd’hui de propriétés thérapeutiques aux différentes espèces d’asphodèles » (3). Ni alimentaire du reste. Mais alors, que reste-t-il aux asphodèles ? Ces plantes devraient bien avoir quelque action, non ? C’est bien ce qu’on apprend lorsqu’on prend le temps de jeter un regard sur des textes beaucoup plus anciens : de l’asphodèle, on faisait déjà grand cas au temps d’Homère et d’Hésiode. C’est l’une des plantes héroïques des Anciens, considérée, avec la mauve, comme plante alimentaire des origines, tel que le suggère le poète Hésiode (qu’on dit également médecin) dans Les travaux et les jours : « On peut tirer un bon parti de la mauve et de l’asphodèle ». En effet, selon Théophraste, l’asphodèle « donne beaucoup pour la nourriture : la tige est comestible rôtie, la graine grillée et surtout la racine avec des figues ». Pline, surenchérissant, indique : « on mange dans l’asphodèle et la graine grillée et le bulbe, qu’on fait rôtir sous la cendre ; et on y ajoute du sel et de l’huile ; écrasé encore avec des figues, il donne, d’après Hésiode, un mets très agréable. » Si pour Théophraste et Pline l’Ancien l’asphodèle est un aliment aux grandes propriétés nutritives, il apparaît que pour Galien, point trop n’en faut : bien que comestible, ce bulbe se prête mieux à une pratique alimentaire après qu’il ait séjourné un certain temps dans l’eau douce, ce qui a pour fonction, sans doute, de séparer de la plante son âcreté naturelle. En reconnaissance des services alimentaires et nutritifs que cette plante aurait rendus aux Anciens, l’historien grec Plutarque relate le fait qu’il était offert « au sanctuaire d’Apollon Génétor, à Délos ‘‘la mauve et la fleur d’asphodèle comme souvenirs et comme spécimens de la nourriture primitive’’ » (4). Elle tient même du miracle pour les pythagoriciens, tant pour couper la faim que la soif (faciliterait-elle donc ainsi l’ascèse ?) Saine et frugale plante des sages, elle ne pouvait que posséder d’importantes vertus thérapeutiques sur lesquelles bien des auteurs antiques se sont arrêtés, dont le plus ancien semble être Théophraste : la description qu’il en fait rappelle assez l’asphodèle rameux (mais ne jugeons pas trop vite une chose à l’envergure de notre propre savoir, il y a un risque élevé d’être à côté de la plaque…). On trouve bien d’autres mentions relatives à l’asphodèle, éparpillées chez Aetius, Alexandre de Tralles, Paul d’Égine, Oribase, le pseudo-Apulée, etc. De tous ces auteurs, on se rappellera des vertus emménagogues de l’asphodèle, mais aussi de son aptitude efficace face aux douleurs auriculaires et à celles des membres inférieurs, les affections hépatiques, l’alopécie, etc. A cela, nous pouvons ajouter, en lisant Galien, des choses assez similaires et qui, contrairement aux deux autres auteurs qui l’ont précédé – Dioscoride et Pline l’Ancien – ne confinent pas à l’exubérance. A la lecture du seul Dioscoride, on sent davantage grandir encore cette sensation d’éparpillement, de copier-coller massif, formant assemblage de données disparates agencées sans rime ni raison. Avec Pline, c’est pire encore. A eux deux, ils en disent beaucoup plus long sur l’asphodèle que les différents auteurs dont nous avons déjà évoqué le travail plus haut. Mais Pline est un compilateur. Avec lui, tout y passe : le rhizome, le bulbe, la tige, la feuille, la graine, rien ne se perd dans l’asphodèle plinien. Toutes ces parties sont apprêtées de différentes manières : décoction dans l’eau et le vin, infusion dans le vin, le vinaigre et le miel, poudre de rhizome, suc frais, etc. Enfin, un fatras dans lequel il est bien difficile de déceler l’ombre d’un fil conducteur, l’asphodèle étant le remède permettant de soigner de si nombreuses affections qu’en établir la liste me donne le tournis : très franchement, la très longue (et surtout absconse) notice que Pline accorde à l’asphodèle ressemble à s’y méprendre à un de ces textes qui vantent le remède x ou y du premier camelot de foire venu. En ce sens, en compulsant Pline, nous ne sommes guère éloignés des différents opuscules d’astrologie botanique qui fleurissaient à la même époque : là, la médecine flirte fortement avec le domaine de la magie. Selon ces traités, l’asphodèle remplissait les fonctions de médicament face aux affections qui suivent, entre autres : douleurs de la rate, des reins, des genoux, des dents (chez les enfants), mal de tête, palpitations, dysenterie, épilepsie, affections cutanées et brûlures, asthénie, etc. Panacée ? Attendez, vous n’avez encore rien vu ! Elle est censée parvenir à guérir les morsures de par ses propriétés antivenimeuses, et représente en outre un antidote sûr contre les poisons végétaux. Tant qu’à faire, ouvrons les vannes en plein : ses pouvoirs magiques supplémentaires résident en ceci : évacuer les peurs nocturnes, lutter contre l’injustice dans les procès, se protéger des bandits de grand chemin et de la baskania, faire « disparaître » ses ennemis. De plus, en tant que plante divinatoire, prophétique, oraculaire, l’asphodèle permet de révéler des secrets et de découvrir l’emplacement de trésors. Malgré tout, « l’asphodèle semble avoir conservé longtemps encore après l’Antiquité la réputation d’être une plante médicinale efficace pour guérir de nombreuses affections » (5).

Dioscoride mentionne quelques informations à propos de la récolte de l’asphodèle qui permettent d’asseoir le fait que cette plante était, pour les Grecs antiques, d’essence nocturne, et peut-être féminine. Il fallait, selon lui, effectuer la récolte de cette plante en soirée, ou mieux durant la nuit, en particulier lorsque la lune était dans sa phase descendante, et surtout de s’en saisir de la main gauche. Pline précise que la racine d’asphodèle devait être arrachée à l’automne, période de sa plus grande efficacité. Puis, ceci fait, il était souhaitable d’exposer durant trois nuits la plante aux rayons des astres avant de la disséquer. Parfois pendant sept nuits consécutives. De plus, si vous cueillez l’asphodèle en parfait état de chasteté, à genoux et avec beaucoup de piété, cela est censé accroître la commisération de la plante à votre égard.
Si l’asphodèle est une plante de la vie à travers les divers aspects que nous venons d’aborder, elle est aussi – bien sûr ! – celle de la mort. Déjà, au VIII ème siècle avant J.-C., Homère jonchait la promenade des morts d’asphodèles. Selon la mythologie grecque, l’Hadès se décompose selon ces trois niveaux :

-Les Champs Élysées (= séjour des bienheureux ; espèce de paradis) ;
-La plaine d’asphodèles ou mieux, pré/prairie/plaine asphodèle, transcription littérale de « asphodelos leimôn » qu’on croise dans l’Odyssée (= sorte de « purgatoire » où les âmes attendent d’être purifiées) ;
-Le Tartare (pour les vilains).

Ainsi les prairies infernales étaient-elles peuplées de ces gracieuses plantes aux fleurs blanches. Cette « plante sera par la suite toujours considérée comme un des rares végétaux à pousser dans ce lieu mythique où ‘‘demeurent les âmes, ces fantômes des défunts’’ dont elle deviendra en quelque sorte l’un des symboles » (6). On a parfois été excessif avec l’asphodèle : de blanc, on l’a fait passer au gris. Écoutons Helmutt Baumann : « Royaume des morts, l’Hadès aux traits lugubres […] donnait asile aux ombres dans une prairie couverte d’asphodèles. Cette fleur pâle, grisâtre, correspond bien à ces lieux, elle donne au paysage un aspect qui convient particulièrement à la tristesse et au néant des Enfers » (7).
Pour une raison que j’ignore, les Anciens – du moins certains d’entre eux – ont allégué le fait curieux suivant : la fleur d’asphodèle aurait un parfum de pestilence, de par sa proximité avec la mort, le cadavre, le tombeau. Est-ce par ce que son parfum est rebutant qu’elle fut imaginée comme seul gazon de l’Hadès, ou bien son positionnement dans la géographie infernale des Grecs anciens a-t-il été à l’origine que, parce qu’il s’agissait d’enfer, cela ne devait que diffuser une odeur peu suave et forcément repoussante ? Autrement dit : la carte détermine-t-elle le territoire, ou l’inverse ? Étonnant, tout cela, lorsque l’on sait que la fleur d’asphodèle possède un parfum proche de celles du jasmin, deux mêmes plantes que Victor Hugo unit en un seul vers :

Jasmin ! asphodèle !
Encensoirs flottants !
Branche verte et frêle
Où fait l’hirondelle,
Son nid au printemps ! (8)

Perséphone, épouse bien connue d’Hadès, ne supportant pas toujours l’odeur empyreumatique que dégageait son époux, ne se couronnait-elle pas d’asphodèles ? Ainsi peut-on siéger durant grande partie de l’année aux Enfers et être pour le moins coquette ! L’asphodèle, mêlé au vin et au miel, n’était-il pas, selon cette formule, reconnu comme aphrodisiaque ? N’est-il pas vrai également que l’asphodèle forme l’un des maillons de la guirlande d’Aphrodite ? C’est du moins ce qu’il ressort du recueil d’épigrammes glanées çà et là par André Ferdinand Herald, largement en-dehors de sentiers bien trop souvent battus. Mais dans La guirlande d’Aphrodite, l’asphodèle occupe l’ultime chapitre dans lequel on côtoie la vieillesse, ce « soir » de la vie, le délabrement inéluctable de la beauté, les rides qui détournent le regard vers les charmes de ces femmes presque encore enfants, douces et rieuses, aux opulentes chevelures parfumées. Ce n’est plus face à la couche extatique que l’on se trouve confronté, mais à celle, funéraire, du naufrage inexorable, de cette chevelure éparse de fils d’argents, fins linéaments qui clament, stridulants, leur désespoir. C’est la tombe, c’est la mort qu’accompagnent ces asphodèles cendrés, bien que Hugo, encore, place entre ses touffes « un frais parfum ». Même Cazin, qui n’est pas forcément spécialiste de cette question, fait référence au caractère agréablement parfumé de l’asphodèle : « Les Grecs et les Romains plantaient l’asphodèle dans le voisinage des tombeaux, avec le lis, la rose, la violette, le narcisse et l’amaranthe. Ils voulaient que la dernière demeure de leurs pères fût constamment parfumée par ces fleurs odoriférantes » (9). Malgré tout, le caractère funéraire de l’asphodèle ne s’est pas perdu en cours de route. Sur leur tombe, les morts recevaient des bulbes d’asphodèle comme offrande, peut-être en guise « de viatique pour la vie immortelle […] S’il était censé donner aux morts la seconde vie immortelle, on comprend mieux le cas qu’on en faisait aussi dans la médecine grecque, comme d’un contre-poison » (10). Et c’est là que ça devient très intéressant ! Par poison, nous pouvons entendre au moins trois choses : le venin des animaux, celui des plantes, enfin, celui émanant d’entités n’étant ni humaines, ni végétales ou animales. Les animaux tels que scorpions et serpents, loin d’être tous venimeux, étaient tenus comme des êtres de nature chthonienne. Aussi plaçait-on de l’asphodèle sous le chevet afin d’en éloigner ces animaux considérés comme provenant du monde souterrain. On faisait de même en dissimulant de l’asphodèle sous l’oreiller. Par ailleurs, cette plante écarte les sortilèges maléfiques lorsqu’elle est plantée devant la porte des habitations, précise Pline, mais aussi ce que l’on appelle démon (11) : l’asphodèle délivre de l’emprise de telles entités. C’est, en partie, grâce à cela que certains antiques astrologues grecs ont attribué à Kronos l’asphodèle, « un dieu sombre, vivant sous la terre et sous les flots des mers, où il règne entouré de dieux infernaux » (12). C’est peut-être, comme le fait remarquer Guy Ducourthial, en raison des éléments souterrains remarquables de l’asphodèle que l’on a fait la déduction qui consiste à associer cette plante au monde d’en-bas, comme si son bulbe en était l’évidente signature.

Du bulbe d’asphodèle, on a tiré autrefois, dit-on, un alcool, de cet alcool même qui, faisant perdre le sens, provoque un état proche de la mort ; ici, la contiguïté avec le monde onirique n’est pas loin. L’asphodèle se rapproche, une fois de plus, du monde souterrain, présenté comme fleur d’ornement de l’autel d’un Dionysos infernal et funéraire, jusqu’à celui qui veille sur le sommeil de Booz endormi, vieillard au déclin de sa vie ; et cette lune – faucille d’or jetée dans le champ des étoiles – qui brille parmi « ces fleurs de l’ombre » que sont les asphodèles, rappelle, encore, la dimension chthonienne et saturnienne de l’asphodèle…


  1. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 96.
  2. P. P. Botan, Dictionnaire des plantes médicinales les plus actives et les plus usuelles et de leurs applications thérapeutiques, p. 27.
  3. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 546.
  4. Ibidem, p. 318.
  5. Ibidem, p. 546.
  6. Ibidem, p. 318.
  7. Helmutt Baumann, Le bouquet d’Athéna, p. 67.
  8. Victor Hugo, La prière pour tous, VII, mai 1830.
  9. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 96.
  10. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 28.
  11. A sans doute bien différencier des antiques daïmones grecs, qui n’ont aucun rapport avec les diables du christianisme. Le daïmon est avant tout un « pouvoir », un être surnaturel intercesseur entre les hommes et les divinités ; parfois on le présente comme une puissance divine.
  12. Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 322.

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