Le figuier des pagodes (Ficus religiosa) : l’arbre de l’Éveil de Bouddha

Voilà plus de deux ans que des notes éparses et devenues pratiquement illisibles attendaient que je fasse quelque chose d’elles ! C’est enfin résolu : étant parvenu à me mettre au diapason idéal avec ce sujet particulier, je me permets aujourd’hui de partager ici-même cette modeste contribution :)

Bonne lecture et beau week-end à toutes et à tous !



Pippala du temple de Wat Na Phra Men à Ayutthaya (Thaïlande).


Synonymes : pippal, pippala, pipola, asvattha, açvattha, figuier sacré, arbre des conseils, etc.

Imaginez un arbre qui serait bien plus que cela, mais également un axe du monde, arbre perpétuel charriant non moins que des choses essentielles comme l’abondance et la puissance, tout bonnement la Vie. Cet arbre, c’est l’Açvattha, le « primordial », l’« éternel », à moins qu’il ne s’agisse de cet autre arbre de la sagesse qu’est le pippal dont les nombreux qualificatifs vont nous en dire un peu plus sur cet axis mundi : sage, sacrificiel, adorable, digne du culte qui lui est rendu, bienheureux, propice, glorieux, véridique, pur et purificateur, non mort, dont la fleur est cachée1. Ne serait-ce pas là ce qu’on réserverait plutôt à une divinité ? Par ailleurs, on serait mal avisé de rechercher dans les arbres existants sur Terre celui qui correspond à de tels indices descriptifs, d’autant que plusieurs arbres différents jalonnent l’existence de Shakyamuni. Ainsi, derrière la seule appellation d’« arbre de Bouddha » (bodhitaru, bodhidruna, bodhivriksha, etc.) se dissimulent en réalité plusieurs arbres, mais « le plus souvent cependant son caractère botanique nous échappe, et nous ne voyons dans le bodhitaru […] qu’un arbre merveilleux, arbre de perfection et de sainteté, exclusivement mythologique »2. Cet arbre ne peut donc se plier à un type ou une espèce quelconque, plus qu’à un(e) autre, particulièrement lorsqu’il est réduit à un seul mot, Bodhi (ou Bo), c’est-à-dire « sagesse », « connaissance suprême ». On ne peut que s’en convaincre grâce à la description qu’en donnait l’indianiste Émile Senart dans son Essai sur la légende de Bouddha (1875) : « Il est couvert de fleurs divines…, il brille de l’éclat de toutes sortes de pierres précieuses ; la racine, le tronc, les branches et les feuilles sont faites de toutes les pierres fines ; il pousse sur un terrain pur et uni auquel un opulent gazon donne des teintes du col du paon »3. Si cet arbre est autant « tout ça », c’est parce que, attribut nécessaire et constant, il s’identifie au Bouddha qui s’incarne, se personnifie dans et par l’arbre au point que du parinirvāna de Bouddha (qu’on localise au Ve siècle avant J.-C.) jusqu’au IIe siècle après J.-C., l’on usait de plusieurs symboles pour signifier la présence de Bouddha : il existe, par exemple, de nombreux monuments où l’on constate des références à la vie de Shakyamuni, sans que celui-ci ne soit jamais représenté. Le stupa est l’un d’entre eux. Quant aux symboles, remarquons la roue, le trône et l’arbre (qui sont, en fait, multiples, selon les étapes de la vie de Bouddha que l’on représente : par exemple, l’arbre auquel s’accroche sa mère au moment de sa naissance n’est pas le même que celui au pied duquel il connaîtra l’Éveil). Cette superposition est si intime que souiller ou injurier l’arbre, c’est faire affront au Bouddha lui-même. « L’arbre, dans la légende bouddhique, a pris une si grande importance qu’il ne le cède guère au Bouddha lui-même »4, l’Arbre étant tout à la fois Bouddha et cet arbre particulier lui ayant permis d’accéder au nirvāna. Pour cela, il est une inépuisable source de félicité cosmique : « C’est par l’arbre qu’on venait à la vie, par lui qu’on redécouvrait ses origines, par lui aussi que, les ayant retrouvées, on parvenait à l’immortalité »5. C’est le propre d’un arbre anthropogonique et cosmogonique, déjà investi d’un pouvoir sacré deux millénaires avant la naissance de Siddhartha, à équivalence avec les arbres mythologiques des Scandinaves et des anciens Grecs. La plante enfante l’homme, peut-on dire. C’est une idée que partageait Jean-Marie Pelt dans un intéressant petit ouvrage, Nature & spiritualité : « La civilisation indienne a ce caractère distinctif qu’elle situe sa source de régénération matérielle et intellectuelle non dans la ville, mais dans la forêt. C’est dans la communion des humains et des arbres que sont nées ses meilleures idées. Les penseurs vivaient environnés de la vie de la forêt et c’est la relation intime entre la vie humaine et la nature vivante qui a été la source de leurs savoirs »6.



Parmi les arbres du bouddhisme, il en est un qui marque la présence de Bouddha par l’entremise de ses feuilles cordiformes partout reconnaissables là où elles sont représentées, c’est-à-dire sur de très nombreux supports, et cela depuis bien plus longtemps que la naissance du bouddhisme en Inde. Cet arbre, c’est le figuier sacré ou figuier des pagodes. Sa feuille apparaît figurée depuis les très anciennes civilisations de l’Indus, jusqu’aux modernes peintures qui ornementent les temples bouddhistes modernes. Elle est visible comme décor sur les poteries, taillée sur les bas-reliefs, sculptée dans la pierre de l’art statuaire, peinte sur bien des fresques, dessinée dans les manuscrits et les jātakas, etc. (On pense que cette feuille est peut-être à l’origine du motif « paisley », improprement appelé « cachemire », présent dans de nombreuses localités d’Orient, dont l’Inde.) Sa forme s’est maintenue à l’identique durant cinq millénaires, sous-tendue par la plupart des Ficus religiosa de sève et de bois qui naquirent durant ce laps de temps, mais également par le figuier sacré primordial. La pérennité de l’arbre réel et de l’arbre idéel se superposa donc à celle de la doctrine bouddhiste, la suggérant même, au travers d’un va-et-vient qui s’auto-alimente : aussi longtemps qu’on conserverait cette forme à cette feuille, quitte à la répéter partout, et plus son empreinte graphique rappellerait le figuier sacré des origines et son heureuse intrication avec le Bouddha.



Ce motif, gravé dans une plaque de bois destinée à l’impression textile, a-t-il été inspiré par la feuille du figuier des pagodes ?


Bien avant de devenir Bouddha à 33 ans, Siddhartha Gautama, qui vécut au Ve siècle avant J.-C., se livra à un ascétisme rigoureux après avoir, à la manière du Mat du Tarot, longuement erré à la recherche d’une réponse, de la vérité peut-être. Durant six années, assis au pied du Bodhi, dans un parfait silence, Siddhartha se livra à ses sublimes méditations. Saisissant l’inutilité d’une méthode aussi restrictive que l’ascétisme, il opta finalement pour ce qui donnera au bouddhisme son contour : la « voie du milieu ». « Afin d’échapper au samsāra, cycle infini de naissance et de renaissances successives des êtres vivants conditionnés par leur karma, le bouddhisme propose à ses adeptes d’abréger la voie conduisant au nirvāna en se libérant des passions, causes des désirs dont les effets sont sources de souffrance »7. C’est pour cela que, en posture de yogi, sous le figuier des ascètes, Bouddha (qui ne l’est pas encore) s’offre lui-même en sacrifice. Par une nuit de pleine lune d’avril, il connaît enfin l’Éveil, c’est-à-dire l’Illumination, à l’image même de l’arbre sous lequel il médite. Cet arbre, « avec l’éventail de ses racines souterraines, son tronc étroit et son feuillage largement étalé, est l’image parfaite du processus même de l’illumination, de l’éveil, du rassemblement et de la concentration des énergies latentes nécessaires à la transformation spirituelle »8. On ne distingue plus qui de l’arbre qui de Bouddha est grand éveilleur, tant ils sont fondus l’un dans l’autre : « Ayant renoncé à son individualité souffrante, impermanente, transitoire, et ainsi réunifié avec l’univers entier, le Bouddha ne se distinguait plus de l’Arbre cosmique, il était caché en lui »9. Mais que la lutte aura été acharnée avant de parvenir à ce niveau ! Le bouddhisme est sans doute peu démonstratif, mais il est l’objet d’un intense combat intérieur, en particulier lorsque le futur Bouddha est en passe de vaincre le sournois et rusé Māra, le dieu de la mort (sorte de copie-carbone du désir, Kāma), maître de l’univers sensible dont Siddhartha cherche à s’affranchir, pour lui-même certes, mais également pour ses disciples, afin de leur montrer et de leur ouvrir la voie (le calme intérieur de Siddhartha contraste puissamment avec les trésors d’ingéniosité infernale que Māra déploie avec fureur). C’est ce à quoi Māra cherche à s’opposer : plus il y a d’hommes éveillés en ce monde, et plus l’empire de Māra risque de s’étioler comme peau de chagrin ! C’est pourquoi par le biais de la tentation, de la séduction et de la subversion, il entreprend de troubler Siddhartha. Mais, n’y parvenant pas, il recherche la destruction propre et nette de celui qui – c’est imminent – va parvenir à l’Illumination. Sans frémir, il supporte les vains assauts déployés avec énergie par Māra. « O seigneur de mon ego, lui dit-il, tu es pure illusion, tu n’as aucune existence, la terre en témoigne » (Siddhartha à Māra, dans le film Little Buddha, 1993). Remarquons que durant l’ultime combat, pas une feuille du Bodhi ne bouge (ce que l’on doit rapprocher de l’apparentement de Bouddha avec le figuier sacré). Cela étonnait Angelo de Gubernatis, car on compte pour acquis que le figuier des pagodes, tout comme le peuplier tremble par chez nous, agite continuellement ses feuilles. Dans La mythologie des plantes, il écrivit ceci : « Le tremblement paraît un signe de vie ; le pouvoir magique du démon qui combat contre Bouddha serait-il si grand que, pendant le combat, l’arbre perdit le mouvement de ses feuilles ? »10. Je ne crois pas. Siddhartha n’éprouve pas de peur, il ne tremble pas. Et l’arbre se conforme à cette attitude, l’un étant l’autre et inversement, comme il a déjà été dit. Et puis, n’oublions pas que c’est parce que « le Buddha s’empara de l’arbre [que] Māra s’efforça en vain de le lui enlever ». En effet, l’arbre, c’est le prix de cette lutte. Māra sait qu’il est vaincu parce que Bouddha a conquis l’arbre. Ainsi, l’ataraxie atteinte par Bouddha ne saurait se confondre avec une soudaine ataxie qui viendrait frapper l’arbre.



Bouddha du temple de Kelaniya (Sri Lanka).


Dans le légendaire bouddhiste, afin de renforcer la puissance de l’association entre le Bodhi et Bouddha, l’on prétend que l’Açvattha serait né concomitamment à la naissance du petit Siddhartha. Bien que cela passe pour peu probable, il est en revanche parfaitement avéré que le bouddhisme s’est propagé de la même façon qu’on a pris soin de répandre dans le même temps l’arbre sacré à toute l’aire d’influence du bouddhisme. C’est pour cela qu’en Inde, à l’abord du moindre temple, l’on trouve un figuier des pagodes obligatoirement secondé par une statue de Bouddha. En ces lieux, cet arbre marque l’emplacement de la plupart des rites qui s’y déroulent. Pour montrer la vivacité du bouddhisme, il n’est qu’à citer le figuier sacré d’Arunādhapura, au Sri Lanka. Cet arbre, qu’on pense vieux de quelques 2300 ans, serait né d’une pouce prélevée sur le pippala de l’Éveil. Il est l’exemple, encore vif, de cette coutume qui voulait que la conversion au bouddhisme s’accompagne de la mise en terre d’un rameau sacré, manière de bien marquer qu’à présent, cette terre et les habitants qu’elle porte sont dorénavant placés sous de bons auspices. Mais cela ne dit pas pour autant toute l’ampleur de l’acharnement qu’on prodigua envers le bouddhisme. Afin d’éliminer un mouvement religieux, une doctrine philosophique, etc., le moyen qu’on utilise fréquemment, c’est de s’attaquer à ses symboles fondamentaux, ici l’arbre de la Bodhi. A la fin du VIe siècle après J.-C., le figuier sacré de Bodhi-Gayā fut détruit pas un persécuteur du bouddhisme (on n’est pas loin du tout en substance de ce qui se déroulait à la même époque en Europe ; on se rappellera du rôle d’un saint Éloi dans l’exécution de la sinistre tâche consistant à abattre les arbres sacrés). Sur le point de dépérir, ce figuier, encore bien vif en 1811, survécut néanmoins (en même temps que le bouddhisme, ce qui renforça la vivacité entremêlée des deux), jusqu’à ce qu’un orage ne le couche à terre en 1876 alors qu’il était déjà mal en point. Or, comme subsistèrent encore quelques rejets… C’est grâce à eux qu’on peut voir aujourd’hui encore dans le temple de la Mahabodhi un figuier en majesté cerné par une balustrade rituelle. Au final, malgré ces nombreuses « transmutations », le pippal sacré de Bouddha ne parvint jamais à être extirpé du sol par les ennemis du bouddhisme. Il est donc adoré depuis un temps aussi reculé que celui qui vit naître Siddhartha, et mérite bien son titre d’arbre du combat et de la victoire finale.

Grimper à un arbre, c’est une autre façon de modeler l’ascension spirituelle. « Par l’arbre et en lui, le méditant remonte jusqu’à ses propres racines célestes et c’est seulement ainsi qu’il peut échapper »11 et partir à la découverte de ce lieu dont on ne revient pas quand on l’a trouvé. D’où l’inversion radicalaire : l’Açvattha s’expose racines en l’air, branches en terre.

Sources intéressantes :

  • Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes
  • Jacques Brosse, Mythologie des arbres
  • Biba Vilayleck, La voie des arbres dans le Bouddhisme
  • Émile Senart, Essai sur la légende de Bouddha

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  1. Ce qui est parfaitement typique des arbres du genre Ficus.
  2. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 80.
  3. Émile Senart, Essai sur la légende de Bouddha, p. 288.
  4. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 82.
  5. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 69.
  6. Jean-Marie Pelt, Nature & spiritualité, p. 53.
  7. Claudine Brelet, Médecines du Monde, p. 654.
  8. Roger Cook, L’arbre de vie, p. 22.
  9. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 69.
  10. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 1, p. 80.
  11. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 79.

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