De l’absinthe et de l’absinthisme

Affiche d’Henri Privat-Livemont (1861-1936) pour l’absinthe Robette (1896).

« Prenez garde qu’il n’y ait parmi vous aucun homme, ni femme, ni famille, ni tribu, qui détourne aujourd’hui son cœur de l’Éternel notre Dieu, pour aller servir les dieux de ces nations, et qu’il n’y ait entre vous quelque racine qui produise du fiel et de l’amertume. » Ainsi Moïse exhorte-t-il son peuple dans le Deutéronome (XXIX, 18). Si l’on doit condenser ce que représente l’absinthe biblique, l’on peut établir la liste de mots-clés suivante qui n’a rien d’exhaustive : le fiel et la bile, l’ab-sainte (dénuée de sainteté), l’autre et l’étranger, la ciguë et le poison, la bourrelle et le repoussoir, le suppôt du diable, le serpent aux paroles apparemment mielleuses et suaves comme l’huile, mais qui, lorsque qu’il quitte le jardin d’Éden, laisse dans son sillage des pieds d’absinthe qui poussent spontanément après lui.

Plutôt que d’accorder trop longuement la parole aux docteurs de l’Église, adressons-nous aux docteurs… en médecine, pour savoir ce qu’ils pensent de tout cela.

Chez les Anciens, on avait bien remarqué qu’un usage trop fréquent de l’absinthe (c’est-à-dire utilisée comme plante médicinale sous forme de vin d’absinthe en particulier), nuisait particulièrement à la tête, provoquait des vertiges, enflammait les yeux et injectait les conjonctives. Johann Friedrich Cartheuser, médecin allemand du XVIII ème siècle, en vint à proscrire l’absinthe de sa pratique en raison de ses vertus prétendument narcotiques. Un peu plus tard, à une époque où la liqueur d’absinthe n’est pas tant en vogue, Joseph Roques explique que « l’absinthe communique au vin, à l’alcool, à la bière, une propriété enivrante très remarquable » (1). Deux décennies plus tard, Cazin fait une remarque à peu près identique : la bière à laquelle on substitue le houblon par l’absinthe enivre davantage. D’autres médecins du XIX ème siècle, siècle par excellence de la liqueur d’absinthe, renforcent par leurs propos ceux de Roques et de Cazin. Armand Trousseau et Hermann Pidoux sont certains « que la liqueur connue sous le nom d’eau ou de crème d’absinthe, enivre très facilement, produit des vertiges et un état nauséeux qui n’appartient pas à l’alcool, mais à l’absinthe » (2). Plus de vingt ans avant ces auteurs, Roques avait déjà consigné un effet d’accoutumance : « Tous les gourmands connaissent les liqueurs spiritueuses qu’on prépare avec l’absinthe. Un ou deux petits verres de ces liqueurs excitantes, qu’ils boivent avant les repas, les disposent à mieux savourer les délices de la table ; mais peu à peu l’estomac s’y habitue, et il faut doubler, tripler les doses pour lui donner une nouvelle énergie » (3). Nous ne sommes jamais là qu’en présence d’une utilisation thérapeutique de l’absinthe, qui passera du statut de préparation médicinale à celle de l’apéritif ou du digestif de confort comme l’histoire en compte tant. Il n’est plus besoin de s’adresser à une officine pour se procurer de ces produits : les restaurants, bars et grandes surfaces en proposent, la composition d’officine ayant migré chez l’épicier. Mais encore cela n’est-il que progressif, un bond prodigieux ayant été effectué entre la naissance de l’absinthe à Pontarlier en 1805, par les bonnes œuvres de Henri-Louis Pernod, jusqu’au couperet de l’interdiction plus d’un siècle plus tard. Cette habitude consommatoire reste périphérique au début du XIX ème siècle, et surtout très locale. En 1850, sa consommation est très loin d’avoir atteint la suprématie qu’on lui connaît un demi siècle plus tard. Quelques données chiffrées vont permettre de se rendre compte de la fulgurante ascension de l’absinthe entre les années 1873 et 1910. Les chiffres suivants communiquent la consommation annuelle d’absinthe en France exprimée en hectolitres :

  • 1873 : 6713
  • 1884 : 49 335
  • 1894 : 125 078
  • 1904 : 209 129
  • 1908 : 310 868
  • 1910 : 350 000

En moins de 40 ans, la consommation a été multipliée par 52, ce qui représente une véritable explosion de + 5113 %, alors que dans ce même laps de temps, la population française ne s’accroît que d’à peine 10 % (4). Bien sûr, pour fournir ce marché qui devient de plus en plus lucratif, il importe de mettre la plante en culture afin de satisfaire la demande. Ainsi l’exploitation en grand de l’absinthe est-elle décidée dans bien des pays d’Europe : Danemark, Grande-Bretagne, Hongrie, Roumanie, sud de l’Allemagne, Suisse, France, diverses autres régions méditerranéennes encore… Une fois que la matière végétale est disponible, il n’y a plus qu’à mettre en œuvre un travail qui, en fonction des plantes nécessaires, des proportions de chacune, de l’alambic, de la qualité de l’eau et de l’alcool utilisés pour ce faire, du savoir-faire du distillateur, etc., permet d’obtenir un résultat très variable, même si cette boisson fait l’objet d’une production quasi industrielle (elle l’est surtout d’un point de vue quantitatif). Qu’on ne se méprenne pas : il existe, en vérité, bien plus qu’une seule absinthe, une foule de recettes bien différentes est là pour en attester. Le Nouveau dictionnaire des sciences (ouvrage régulièrement édité il y a un siècle), répertorie l’une d’elles  :

  • Grande absinthe sèche : 2,5 kg
  • Hysope en fleurs sèche : 0,5 kg
  • Mélisse sèche : 0,5 kg
  • Anis vert pilé : 2 kg
  • Alcool à 85 ° : 16 litres

L’on mettait en place une étape de macération, puis une autre de distillation alcoolique, ce qui permettait d’obtenir non pas une liqueur (5), mais une teinture alcoolique titrant en moyenne 68 à 72°. Il existe bien d’autres recettes qui demandent d’employer des plantes supplémentaires comme l’armoise, la badiane, la menthe poivrée, le fenouil, la marjolaine, la cannelle, l’angélique, le curcuma, la coriandre, la baie de genévrier, etc. Par exemple, en Suisse, un distillateur (Philippe Martin, du village de Boveresse dans le Val-de-Travers) a fixé à dix le nombre de plantes que requiert sa recette. Bien avant lui, on ajoutait aussi des additifs pour sophistiquer le produit final, en particulier sa couleur. Pour cette tâche, étaient conviées les sucs des plantes suivantes : la mélisse et l’hysope une fois de plus, la menthe, la petite absinthe, mais également des végétaux qui n’ont rien d’aromatique (cresson, ortie, persil, épinard, luzerne), afin que la fée soit bien verte. On la colorait aussi artificiellement à l’aide de sels de cuivre et de sulfate de zinc.
La distillation n’était pas la seule manière de fabriquer de l’absinthe. Des absinthes de moins bonne qualité étaient obtenues en dissolvant un certain nombre d’huiles essentielles (badiane, fenouil, absinthe) dans un alcool industriel parfois mal rectifié. Dans ce cas, l’adjonction des essences cherchait moins à fabriquer de l’absinthe qu’à dissimuler le mauvais goût de cet alcool que, de toute façon, l’on réservait aux pauvres. On faisait parfois un peu mieux : on coupait l’absinthe de distillation avec de l’alcool de contrebande dont on se demande de quoi il était lui-même constitué. C’est pour cette raison qu’on trouva nombre d’absinthes frelatées sur le marché français et européen au cours du XIX ème siècle. Malgré toute cette débauche de moyens aussi malhonnêtes les uns que les autres, ce n’est pas cela qui provoqua la disgrâce de l’absinthe.
En attendant de parvenir à ce point de non-retour, des études de plus en plus nombreuses (comme si elles suivaient le rythme de la consommation galopante de l’absinthe), voient le jour en France dès la fin des années 1860 : elles s’attachent à mettre en évidence les effets néfastes et toxiques de l’absinthe sur la santé. Dans quelle mesure la seule « essence » (= huile essentielle) d’absinthe est-elle responsable de ce qu’on présente comme le pire fléau social au début du XX ème siècle ? On incrimine la thuyone, dont les propriétés convulsivantes étaient déjà connues à l’époque. « Libérée par la distillation, [elle] provoque des crises d’épilepsie et entraîne des dommages irréversibles » (6). Encore faut-il apporter une nuance : considère-t-on l’intoxication aiguë ou chronique ? S’attache-t-on à bien différencier un usage normal d’un usage excessif ? Prend-on en compte le fait que la thuyone, bien que suspecte, ne mène pas à elle seule à la démence ? Quel rôle l’alcool joue-t-il dans ces troubles en tant que second toxique présent dans l’absinthe ? Cet alcool avec lequel on distillait, était-il toujours de l’éthanol ou bien ce sous-produit de la distillation du bois qu’est le méthanol ? Le consommateur d’absinthe ingurgitait-il d’autres tord-boyaux et brûle-gueule ?
Une « dose » d’absinthe, soit à peu près deux cuillerées à soupe, équivaut à 0,05-0,10 g d’huile essentielle d’absinthe et 0,30-0,80 g des autres huiles essentielles présentes dans cette boisson. Mais comme nous avons dit qu’il n’existe pas ou peu d’absinthe standardisée, il est difficile d’admettre la même toxicité d’un produit à l’autre, qui reste variable selon les individus, le terrain morbide qui les affectent déjà, la consommation concomitante d’autres substances (laudanum, opium, haschisch…). L’intoxication à l’essence d’absinthe à travers la consommation du produit du même nom peut mener à ce que l’on appelle l’épilepsie absinthique de Magnan. Elle se caractérise par une phase d’excitation semblable à l’ivresse, des troubles sensorimoteurs, psychiques et mentaux, de l’agitation et des tremblements, des hallucinations et frayeurs soudaines, une tendance à l’abrutissement et à l’hébétude, menant droit à une déchéance pour laquelle il n’existait pas de remède. « L’exaspération de la sensibilité transformant les sensations en vives douleurs, les paralysies locales ou générales, un delirium tremens à forme épileptique et l’aliénation mentale formeraient l’aboutissement de l’absinthisme chronique » (7).
Il est évident que supprimer l’absinthe de la teinture d’absinthe fait disparaître l’absinthisme. Mais ce n’est pas de l’absinthe en ce cas. On peut se demander quelle est la part de responsabilité réelle de l’absinthe et de sa β-thuyone dans l’absinthisme : il ne s’agit pas forcément de disculper l’absinthe, mais de démêler si possible l’imbroglio, sachant, de plus, qu’on trouve dans la liqueur d’absinthe bien plus que la plante du même nom : il s’y trouve, comme nous l’avons dit plus haut, au moins les essences d’anis vert, de fenouil, d’hysope et de mélisse. Hormis cette dernière, toutes les autres, par leur trans-anéthol ou leurs cétones monoterpéniques, peuvent avoir, à doses élevées prises au long cours, des effets pernicieux sur la santé cérébrale (8).

« Partout où l’hydre verte paraît, paraissent le crime et la folie », stipulait une pétition de l’époque en vue de faire interdire ce que beaucoup parmi ses détracteurs qualifiaient de poison vert. Si cette couleur est généralement associée à la guérison, à la médecine et à la pharmacie, elle peut prendre des connotations bien plus funestes. Je précise que le symbole des pharmaciens – le serpent escaladant la coupe d’Hygie – n’a pas de rapport avec notre propos, bien qu’un serpent enlaçant un verre à pied verdâtre peut surprendre. Ne va-t-il pas cracher son venin dans le contenu, souiller le remède ?
On le sait, la Franche-Comté est terre d’absinthe. Cette région est traversée par une rivière de 122,2 km, la Loue. D’un point de vue légendaire, l’on dit que cette rivière serait née à l’issue « du combat homérique de la vouivre et d’une ‘louve’ dont elle aurait dévoré la portée. Le sang versé se serait mué en eau verte » (9). Que la fiction peut rejoindre la réalité, même temporairement ! Le 11 août 1901, la foudre s’abat sur l’usine Pernod de Pontarlier. L’incendie est immédiat, et compte tenu des quantités d’alcool présentes sur le site, l’explosion de l’usine et du quartier est à craindre. On ouvre les vannes, pour ne pas risquer un malheur, en déversant le contenu des cuves dans le Doubs qui « s’imprégna de l’absinthe qui coulait à flots […] et quelques dizaines d’heures après, la Loue était plus verte, plus amère » (10). C’est ainsi qu’on se rendit compte que cette rivière était en fait une résurgence du Doubs. Paraît-il que des soldats en garnison sur le secteur pêchèrent l’eau absinthée avec leur casque.
Avant même cet avertissement (la foudre divine ?) qui rappelle quelque peu le fragment de l’apocalypse de saint Jean, les industriels concernés par le juteux marché de l’absinthe sentent le vent tourner. Face à la cabale dont est victime l’absinthe, ils tentent depuis quelques années déjà de montrer patte blanche à leurs contempteurs. Et cela commence, comment s’en étonner, dans le Doubs. La société Cusenier, basée à Ornans, proposa à la vente une absinthe « oxygénée » pour laquelle l’inventeur expliqua que l’oxygène, gaz vital, conférait à son absinthe le statut de breuvage de santé et de vie. Farces et attrapes. On ne fut pas dupes. En 1902, les établissements Saint-André à Paris proposèrent une absinthe « hygiénique » sans alcool, et l’année suivante l’absinthe lyonnaise de chez Bellecombe passa de l’O2 à l’O3, mettant pas moins qu’une absinthe « ozonée » à la portée du public ! En 1912, après l’absinthe sans alcool, l’entreprise pontissalienne Cousin imagina une absinthe soi-disant sans thuyone à grand renfort de publicité.

Malgré tout ces efforts, ces appels du pied à Hygie, rien n’y fit. L’absinthe était dans le viseur des ligues de lutte contre l’alcoolisme, des médecins (comme probable et puissante favorisante de la tuberculose entre autres) et des… vignerons (lobby à l’appui). Ces derniers, après avoir bataillé longuement contre le phylloxera qui apparaît en France dans les années 1861-1863, se trouvent, à l’aube du XX ème siècle confrontés à une crise de surproduction qui s’étalera pendant plusieurs années. Les prix baissent, les débouchés reculent, la misère augmente. Tout cela mènera à la révolte des vignerons languedociens en 1907 qui sera réprimée dans le sang par Clemenceau. (Il faut, je pense, imaginer l’immense manifestation qui a lieu le 9 juin 1907 à Montpellier, regroupant entre 600 et 800 000 personnes !) La misère porte bien des visages et, pour s’expliquer elle-même, s’attaque bien souvent à des boucs émissaires. A l’époque, en plus des aléas climatiques, les vignerons ont affaire à la concurrence, non pas de la verte, mais des vins à bas prix venus de l’étranger. Mais qui ne peut plus boire d’absinthe, boira bien du vin, n’est-ce pas ? L’interdiction de l’absinthe est aussi une affaire de gros sous, ainsi qu’une histoire politique, le milieu viticole employant une plus grande masse salariale que celui de l’absinthe. Tous ces vignerons en colère sont aussi des personnes en âge de voter… On dénigra donc l’absinthe, puis on l’interdit durant la Grande Guerre. Sa culture fut marquée par un brutal ralentissement. La poursuivre aurait immanquablement attirer les soupçons.

L’usine Pernod à Pontarlier après l’incendie.

En 1916, paraît un petit fascicule de 32 pages édité par le Ministère de la guerre (Sous-Secrétariat d’État du service de santé militaire). Sobrement intitulé Conseils au Soldat pour sa Santé, à la page 10, après avoir conseillé de boire avec modération du vin, du cidre ou de la bière, l’on poursuit le propos en intimant l’ordre de ne pas boire d’alcool (11) parce qu’« il ne procure qu’une excitation passagère, mais ne donne pas de force, ne réchauffe pas, ne favorise pas la digestion. C’est un poison. L’eau-de-vie devrait s’appeler eau de mort. Elle conduit l’homme à la folie, à la tuberculose, à la mort et à la dégénérescence de la race dans ses enfants. Tous les apéritifs et surtout l’absinthe sont encore plus dangereux. Le soldat ivre déshonore son uniforme. » Propagande à grand renfort d’extraits placés en caractères gras, qui fait suite à la récente loi du 16 mars 1915 émanant du gouvernement de Raymond Poincaré, qui promulgue l’interdiction de l’absinthe en France : « interdiction de la fabrication, de la vente en gros et au détail, ainsi que de la circulation de l’absinthe et des liqueurs similaires. » Abrogée le 19 mai 2011, cette loi tardive en France fut appliquée à l’ensemble du territoire national en 1915 et précédée en 1914 d’interdictions ponctuelles : préfecture de la Seine, région militaire niçoise. D’autres pays que la France prohibèrent la verte bien avant elle : la Belgique en 1906, les Pays-Bas en 1908, la Suisse en 1910, les États-Unis en 1912, l’Italie en 1913, le Maroc en 1914. Compte tenu des volumes qu’atteignit la production nationale peu avant la Première Guerre mondiale, des ateliers clandestins qui résistèrent, des fabrications frauduleuses qui circulèrent, etc., il n’est pas impossible d’imaginer qu’en 1916, et même dans les années suivantes de la guerre, l’absinthe se cachait encore sous le manteau en France malgré l’interdit. Il y a parfois loin de la coupe aux lèvres, si je puis dire. La production illégale d’absinthe, et donc sa contrebande, s’est poursuivie dans les deux régions originelles, ces Jura français et suisse. Il était également possible de se fournir en Andorre, en Espagne et au Portugal. En Suisse, il y a plus de vingt ans, pour se faire servir une absinthe, il fallait demander une « bleue ».

Ces injonctions militaires sont l’écho synthétique de ce que l’on préconisait auprès des jeunes gens préparant le Certificat d’Études Primaires, c’est-à-dire concernant des enfants d’une douzaine d’années. Par exemple, dans un manuel maintes fois réédité au début du XX ème siècle, Notions élémentaires de sciences avec leurs applications à l’agriculture et à l’hygiène, l’auteur, O. Pavette, inspecteur primaire, officier de l’instruction publique et officier du mérite agricole, donne en quelques lignes des informations bien plus détaillées à l’attention des écoliers que ce qu’on fit auprès des Poilus, dont le manuel, mesurant 12 cm sur 8 ne peut pousser à l’exhaustivité s’il veut tenir dans une petite poche, et dont l’auteur anonyme pourrait bien être Pavette tant les propos sont similaires (à moins qu’un plumitif du Ministère de la guerre, s’ennuyant au bureau, ne se soit inspiré du manuel de l’ancien instituteur).
Pour impressionner son jeune lectorat, Pavette n’y va pas avec le dos de la cuillère à pot : « Ce qui est par-dessus tout funeste à la santé, c’est l’abus du vin et surtout l’usage de l’eau-de-vie, qu’on devrait plutôt appeler l’eau de mort ; car, bien loin d’entretenir la vie et encore moins de la prolonger, elle l’abrège et la rend même insupportable par le triste cortège de maladies qu’elle traîne avec elle. C’est principalement sur le cerveau qu’elle agit ; elle le détériore en affaiblissant les plus belles facultés de l’intelligence : l’alcoolisme fait perdre la mémoire et la raison, abrutit l’homme et le dégrade au point de le faire descendre au-dessous des animaux. L’alcool, sous toutes ses formes, est l’un des poisons les plus terribles ; il est d’autant plus dangereux qu’on se figure généralement qu’il est inoffensif. Il est prouvé que l’alcoolisme fait mourir plus de personnes que la peste et le choléra réunis (sic) ; en outre, il fait commettre les plus grands crimes : il a poussé des jeunes gens, presque des enfants, à devenir des incendiaires et des assassins. Et, quand on a pris l’habitude de boire de l’eau-de-vie ou de l’absinthe, il est presque impossible de s’en débarrasser. L’alcool n’attaque pas seulement le cerveau, il agit aussi sur l’estomac par son action irritante ; alors celui-ci ne peut plus fonctionner, et le malheureux alcoolique, pour se donner une force passagère, absorbe des quantités de plus en plus considérables de mauvaise eau-de-vie qui le fait mourir prématurément après lui avoir fait endurer toutes sortes de souffrances. Il est sujet à des cauchemars et à des hallucinations épouvantables qui lui font pousser des cris déchirants ; il croit être attaqué par des araignées gigantesques, ou par des bandes de rats qui veulent le dévorer tout vivant ; d’autres fois, il se voit entouré de flammes qui le brûlent, ou bien il est persuadé qu’on va le guillotiner, et il voit l’échafaud dressé devant lui : alors, ses cheveux se hérissent, il sue à grosses gouttes, pousse des cris affreux, et, pour échapper à l’angoisse horrible qui l’étreint, il se frappe lui-même à coups de couteau. Il y a en qui se jettent par la fenêtre, d’autres qui se précipitent dans l’eau et se noient. L’alcoolisme des parents a sur la santé des enfants une influence considérable et pernicieuse : les idiots, les imbéciles, les épileptiques, les dégénérés de toute sorte sont, pour la plupart, les malheureux descendants d’alcooliques. Quelle terrible responsabilité pour les parents ! Enfants, croyez-en un de vos amis et suivez son conseil ; fuyez l’eau-de-vie et l’absinthe comme la peste : n’en buvez jamais, car ce sont des poisons » (12). L’exemplaire que je possède, ayant appartenu à mon arrière grand-père Ernest, date de 1911. Trois années plus tard, une autre étoile, non moins amère, embrasait le monde, faisant vivre pas moins que l’horreur que Pavette mettait sur le compte de la liqueur d’absinthe. Quand on considère l’ensemble des motifs extrêmement nombreux qui permettaient l’exemption du service militaire (indépendamment du conflit armé de 1914-1918), on estimait bien que l’alcoolisme, et plus précisément l’absinthisme, était un motif de trop, parce qu’un bon soldat est un soldat qui ne boit pas, même si plusieurs millions d’hectolitres de vin inondèrent les Poilus en la seule année 1917. L’absinthe étant accusée de briser le moral des troupes, on argumenta en faveur du vin qui était censé le remonter. « Pour la Patrie, le soldat doit être aussi ménager [nda : économe] de sa santé que généreux de son sang ». Moins il y a de buveurs d’absinthe, plus il y a de chair à canon. Pourquoi est-ce que je persiste à voir, dans les centaines de millions d’obus tombés du ciel en l’espace de quatre ans, autant d’étoiles « Absynthe » ?

L’Absinthe et la Médecine (Pierre Gelis-Didot & Louis Malteste. Vers 1890).

Bien après la Première Guerre mondiale, l’interdiction de l’absinthe explique peut-être que le Larousse médical illustré n’accorde qu’une demi colonne à l’article absinthisme (alors que celui sur l’alcoolisme s’étend sur cinq pages) : « L’intoxication par l’absinthe peut se présenter sous deux formes, suivant que l’individu en absorbe fréquemment de petites doses ou en boit de grands verres. Dans le premier cas, l’empoisonnement s’établit graduellement. Aux signes de l’intoxication par l’alcool, comme la perte d’appétit, les vomissements liquides du matin (pituites), viennent s’ajouter une pâleur spéciale, une maigreur et une faiblesse progressives attestant les troubles des organes digestifs. Puis apparaissent des troubles nerveux : vertiges, hallucinations (chiens ou vermine semblant dévorer le malade), douleur dans les articulations et le long des nerfs. Tantôt ces douleurs prennent la forme de picotements, d’élancements, de brûlures et surtout de fourmillements qui s’exaspèrent la nuit. Le caractère se modifie, devient impressionnable, sombre, triste. A d’autres heures, l’absinthique entre sans raison dans des fureurs terribles (delirium tremens), pendant lesquelles il frappe et tue [nda : Rimbaud et Verlaine pour ne citer qu’un exemple célèbre : en 1871, le premier plante un couteau dans la cuisse du second, celui-ci rétorque au revolver deux ans plus tard, ce qui le conduira en prison. Tous deux étaient plausiblement sous l’emprise de la fée verte au moment des faits]. Dans l’intoxication aiguë, aux signes précédents s’ajoute une ivresse marquée par des phénomènes convulsifs constituant une forme d’attaque d’épilepsie » (13).

Une fois l’atrocité de la guerre dépassée et l’absinthe finalement interdite, la porte est grande ouverte pour les anciens industriels de l’absinthe, qui trouvent moyen de s’adapter comme le fit la société Pernod qui proposa, comme tant d’autres « anysetiers », des similaires d’absinthe sans absinthe. La réglementation resta cependant particulièrement sévère durant l’entre-deux-guerres. Elle s’assouplira au sortir du second grand conflit mondial. En 1951, Pernod, créateur historique de l’absinthe à Pontarlier en 1805, mit à disposition des consommateurs un dérivé d’absinthe (n’en contenant pas toutefois) : le pastis 51 précisément. L’on vit d’autres boissons alcoolisées de ce type voir le jour. Ces « pastis », boissons anisées, sont issus de la distillation de l’anis vert et/ou de la badiane (encore eux !), lesquels contiennent du trans-anéthol en grande quantité, principe actif de leur huile essentielle dont les effets neurotoxiques sont parfaitement établis, bien que peu connus du grand public.
Parallèlement à cette mésaventure absinthique, d’autres spiritueux comme le génépi et la chartreuse, contenant eux aussi de l’absinthe dans des proportions plus ou moins variables, ne furent jamais inquiétés ni prohibés, de même que le vermouth dont l’abus peut lui aussi mener à l’absinthisme.

De nouveau autorisée depuis une dizaine d’années dans les deux pays phares qui la virent naître (2005 en Suisse, 2011 en France), l’absinthe, par le légendaire qui l’auréole, l’iconographie nombreuse (art nouveau entre autres) qui la présente toujours séduisante, les hommes de lettres, les peintres, les sculpteurs, etc. qui firent presque oublier la misère de ce siècle par leurs œuvres, ces autres-là qui la frôlèrent ou tombèrent en amour dans ses bras, dessine un portrait très chamarré que l’on peut distinguer encore à travers les multiples appellations dont on a parées la fée verte, qui est sans doute celle qui est la plus connue. Mais il en est d’autres. Je me propose, pour conclure, de les passer en revue.
La fée verte est aussi la dame verte, la muse verte, voire la fée aux yeux glauques. Ses détracteurs usèrent au contraire des termes de mort verte et de poison vert. Qu’importe, puisque l’herbe verte se faisait divine, devenant pour untel l’ambroisie verte que l’on avalait cérémonieusement, religieusement presque, à l’heure verte ou heure du persil. Ce caractère quasi sacré apparaît aussi chez la commune herbe sainte, provocation et sûrement jeu de mots (absinthe et ab-sainte, c’est-à-dire « sans sainteté »). Cet ascenseur vers le paradis pouvait mener à ceux qui sont artificiels. A défaut d’être propulsé jusqu’à la voie lactée, on atterrissait en pleine purée de pois (ou poix, celle qui empègue), juste à l’heure pour se faire servir une mélusine sur le zinc qui prenait le buveur dans son lac, avant qu’il ne sombre après avoir adressé ses dernières prières à Notre-Dame de l’oubli.
Bref. Tout comme le haschisch, l’absinthe aiguisa l’imagination des usagers qui redoublèrent d’inventivité pour désigner la verte : le gingembre vert ou herbe aux prouesses, le perroquet, pour continuer dans l’exotisme. En Suisse, elle fut lait du Jura, lait de chèvre, thé de Boveresse (petit village du Val-de-Travers en Suisse), en Russie, Tchernobyl. En France, on l’appelait encore ovomaltine ou, plus pittoresque, un train direct pour Charenton, équivalent du lyonnais « aller tout droit au Vinatier » ou bien du marseillais « filer pour Sainte-Anne », qui sont tous les trois des hôpitaux psychiatriques (14). C’était là une manière – « Hep ! Garçon, un aller direct pour Charenton » – de montrer que la consommation abusive d’absinthe pouvait mener droit à l’asile. On descendait sans doute à la gare de Charenton-le-Pont, détruite en 1942, puis on se farcissait encore trois bornes jusqu’à l’hôpital, sans divaguer et, si possible, sans tomber dans la Marne.

La gare de Charenton-le-Pont.


  1. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, spécialement appliqué à la médecine domestique et au régime alimentaire de l’homme sain ou malade, Tome 2, p. 376.
  2. Armand Trousseau & Hermann Pidoux, Traité de thérapeutique et de matière médicale, Tome 2, p. 494.
  3. Joseph Roques, Nouveau traité des plantes usuelles, spécialement appliqué à la médecine domestique et au régime alimentaire de l’homme sain ou malade, Tome 2, p. 376.
  4. La population française augmenta plus exactement de 9,81 % de 1872 (37 653 000 hbts) à 1910 (41 350 000 hbts).
  5. Une liqueur est un alcoolat généralement sucré. L’absinthe, ne contenant pas de sucre, n’en est donc pas une. Ce terme est usité pour désigner parfois tout et n’importe quoi, sans souci d’exactitude le plus souvent.
  6. Ute Künkele & Till R. Lohmeyer, Plantes médicinales, p. 57.
  7. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 100.
  8. Les huiles essentielles d’anis vert et de badiane, souvent conviées dans les recettes, sont stupéfiantes au niveau cérébro-spinal, peuvent causer des vomissements, des vertiges, ainsi que des épisodes marqués par des convulsions. De plus, le seul anis vert provoque un ralentissement de la circulation sanguine et une propension aux congestions cérébrales. L’essence de fenouil est aussi convulsivante à haute dose. Enfin l’hysope officinale contient plusieurs cétones monoterpéniques dont la β-thuyone et l’isopinocamphone. Elle est aussi épileptisante.
  9. Benoît Noël, Un mythe toujours vert, l’absinthe, pp. 74-75.
  10. Onésime Reclus, Le manuel de l’eau, p. 28.
  11. L’on fait le distinguo entre l’œnolisme (abus de vin), l’éthylisme (abus d’alcool) et l’absinthisme (abus des boissons alcoolisées à base d’absinthe et de celles apparentées n’en contenant pas forcément). Pour beaucoup, et encore aujourd’hui, le vin n’est pas considéré comme de l’alcool, pourtant c’est toujours la même molécule, l’éthanol, qui est à l’œuvre.
  12. O. Pavette, Notions élémentaires de sciences avec leurs applications à l’agriculture et à l’hygiène, pp. 167-168.
  13. Larousse médical illustré, édition 1927, p. 7.
  14. L’asile de Charenton, bien connu de Paul Verlaine, situé dans la commune de Saint-Maurice dans le Val-de-Marne, n’existe plus. Il devint l’hôpital Esquirol qui, quelques mois avant que la loi d’interdiction de l’absinthe fut abrogée en France, fusionna avec l’hôpital national de Saint-Maurice.

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