La lentille (Lens culinaris)

Synonymes : pois plat, ers aux lentilles, nantille, esse, arousse.

Afin de bien marquer son appartenance au domaine domestique, l’on attribue parfois à la lentille l’adjectif « cultivée », parce que, outre deux espèces voisines à petites graines communes dans les zones arides du bassin méditerranéen, la lentille ne pousse nulle part à l’état sauvage, tout au plus est-elle spontanée ou naturalisée dans le sud de la France. L’on a donc que peu d’indices de sa provenance, de même que le nom que la botanique lui a choisi – lens – a été l’objet de maintes hypothèses. Ont été proposés lenta parce que la lentille est une plante rampante (celui qui a inventé ça n’a jamais dû voir un pied de lentille), lenitas en raison de la surface douce de son tégument, lenis car, selon Pline, sa consommation régulière invite aux meilleurs sentiments (encore un aliment pour l’écolier retors, ah ah !), etc. Cependant, l’on en sait suffisamment pour affirmer sans risque d’erreur que la lentille était déjà cultivée aux temps préhistoriques (période de la pierre polie) en Europe centrale et méridionale, ainsi qu’en Orient. En Égypte, cette domestication remonte au moins à l’époque du pharaon Ramsès II, soit il y a environ 3300 ans, puisqu’une fresque datée de cette époque montre un personnage s’affairant à la préparation d’une bouillie de lentilles. Puis, d’Égypte, elle passe en Palestine, où les Hébreux la connaissaient bien, tel que le relate l’Ancien Testament, constituant un aliment courant et prenant place dans un passage resté célèbre de la Genèse, opposant les frères jumeaux Esaü et Jacob. Esaü, s’en revenant des champs, éprouvait le besoin de se sustenter. « Donne-moi de ce mets », dit-il à son frère, désignant un plat de lentilles. Lequel lui répondit : « Vends-moi ton droit d’aînesse en échange de ces lentilles ». Affaibli, Esaü s’exécuta contre une platée de lentilles, mais il en allait plus de sa vie que de son prestige, le droit d’aînesse attribuant au premier né d’une fratrie la totalité des biens composant un foyer. Cela peut aussi être une métaphore de la puissance de la sagesse, de la résignation face à la possession matérielle. En France, le droit d’aînesse a prévalu jusqu’en 1849, ne s’appliquant toutefois qu’aux familles nobles. C’est peut-être, de ce épisode biblique de la Genèse jusqu’à l’abolition de l’aînesse, que provient la mauvaise réputation faite à la lentille.

Introduite en Grèce et en Italie, la lentille n’en demeurait pas moins l’aliment du pauvre au V ème siècle avant J.-C., bannie de la table des riches, mais pas de celle des sages. On a tout dit à son sujet, surtout n’importe quoi : on dit le phakos (son nom grec) mauvais pour la vue. Dioscoride ajoute qu’elles « sont malaisées à digérer, nuisent et enflent l’estomac et les boyaux » (1), mais n’en fait pas moins un remède astringent contre les flux de ventre et les états subversifs de l’estomac. C’est surtout l’usage externe qui est plébiscité : emplâtrées avec du gruau sur les douleurs goutteuses, avec du miel pour résorber les ulcères, avec du vinaigre contre les scrofules, la gangrène, les pustules, etc. Même son de cloche du côté de Galien qui a bien noté l’astringence du tégument et la valeur nutritive de l’intérieur. Ainsi la lentille est-elle un médicament contre la métrorragie et les flux dysentériques, mais également la cause de l’apparition d’abominations telles que chancre, lèpre, éléphantiasis, voire même cancer ! « Pour conclure, nul ne doit fréquenter la viande des lentilles, si sa mauvaise disposition ne les y rend convenables » (2). Face à un aliment si plébéien, si peu noble, s’associe un sentiment de honte, sinon de dédain, sans compter qu’avec Dioscoride apparaît l’un des autres méfaits dont est capable la lentille : « les lentilles font songer à des choses épouvantables et horribles » (3), une affirmation qui ne restera pas sans écho puisqu’on en retrouve l’idée dans La magie naturelle de Jean-Baptiste Porta : « Abstenez-vous de manger […] des lentilles, parce qu’elles engendrent un sang gros et mélancolique […] [Elles] sont pleines de vent et d’eau, engendrent des flatulences et suggèrent des songes qui apparaissent sous la forme de fantômes étranges et turbulents, ténébreux et fâcheux […], en somme rien ne vous sera montré que toute chose épouvantable » (4). Déjà, au premier siècle avant J.-C., Artémidore d’Éphèse avait fait une allusion à ce sujet dans l’Onirocritique (« lenticula luctume praesagit »). Parce que la lentille est une nourriture malsaine et indigeste, elle était proscrite des fêtes et des cérémonies sacrificielles. Aussi, la vision de lentilles au cours d’un songe était-elle interprétée comme un mauvais présage, d’autant plus que des croyances populaires lui accordaient un rôle funéraire, l’expression « cueillir des lentilles » signifiant tout bonnement mourir, comme cela est rapporté dans le Grand Albert : « si un homme en mangeant des lentilles, mord quelqu’un, cette morsure est incurable » (5). Parfois, il meurt dans les trois jours.

L’ensemble de ces préjugés va se perpétuer durant tout le Moyen-Âge et même pendant la Renaissance, bien qu’on ait parfois eu affaire à des médecins plus sensés que d’autres (Avicenne, Macer Floridus, Ambroise Paré), alors que la lentille reste l’incontournable aliment de base. Mais dans l’ensemble l’on ne lui fait pas de cadeau : « la lentille est froide, explique Hildegarde de Bingen : quand on la mange, elle n’enrichit ni la moelle de l’homme, si son sang ni sa chair, elle n’augmente pas ses forces, mais elle rassasie le ventre et le remplit de vide. Elle provoque des tempêtes dans les humeurs qui sont dans le bas de l’homme » (6). De plus, elle la contre-indique en cas d’affections pulmonaires et d’hémorroïdes, se bornant à un strict usage externe, par le biais de cataplasmes de farine de lentilles qu’elle applique sur les plaies purulentes afin de les déterger et d’en hâter la cicatrisation.
Du Moyen-Âge à la Renaissance, on s’ingénie à mettre en œuvre « des procédés aussi compliqués que s’il s’agissait de neutraliser le plus redoutable des toxiques » (7), à l’image de ce qui fut en vigueur concernant le melon. Par exemple, Platine de Crémone élabore un véritable fatras prescriptif pour améliorer cette légumineuse, alors que Julius Alexandrinus, plus expéditif, invite tout simplement à proscrire la lentille de l’alimentation : pas de problème, nul besoin d’un quelconque correctif ! Nos deux hommes étaient pétris d’idées fausses au sujet de la lentille qui était, vingt siècles avant eux, l’un des remèdes favoris d’Hippocrate.

A ce scepticisme désobligeant, confinant à la pure aversion irraisonnée, fait écho l’entreprise menée par un certain Barry du Barry au XIX ème siècle. Cet homme, soi-disant guéri d’une phtisie en Afrique à l’aide d’une panacée locale, prodigua de considérables efforts pour rendre public – et payant bien entendu – un tel remède miracle qu’il commercialisa dès 1832 sous le nom de Revalenta, rebaptisé par la suite Revalescière. Ce « médicament » était censé, selon son « inventeur », guérir bien des maux, une brochure datée de 1856, qui en vante les mérites, l’affirme : la Revalescière « guérit toutes les maladies » (maladies de l’estomac, du foie, de la rate, des reins, des intestins, des nerfs, auxquelles l’on peut ajouter surdité, goutte, paralysie, épilepsie, mélancolie, etc.). Cette drogue aux fantastiques pouvoirs curatifs se vendit durant une trentaine d’années avant que l’on se rende compte qu’elle n’était, en réalité, qu’un mélange de farines de haricots et de lentilles ! Bien que ce secret longtemps gardé fut éventé, la Revalescière ne continua pas moins sa prolifique carrière jusqu’en 1881.

Dans ce qui va maintenant suivre, nous pourrons, en un coup d’œil, constater que si la lentille possède un intéressant profil alimentaire, elle n’est en rien la panacée qu’on a voulu faire d’elle.

La lentille en phytothérapie

La carrière alimentaire de la lentille est telle qu’on oublie quelquefois qu’elle peut rendre quelques services en thérapeutique. Manger n’en est-il pas une, du reste ? Compte tenu de son histoire durant laquelle elle a été vilipendée, il est bon de mettre de l’ordre et du relief en ce qui concerne les qualités organoleptiques sur lesquelles d’autres que moi ce sont déjà penchés, concluant à la grande valeur de la lentille dont rendent compte les chiffres suivants : hydrates de carbone (59 %), protides (23 %), eau (11 %), lipides (1 %), cellulose (1 %), sels minéraux (2,5 % : fer, calcium, sodium, potassium, manganèse, etc.). Cent grammes de lentilles procurent environ 335 calories ; « la lentille équivaut presque à un poids égal de viande additionné d’un poids égal de pain », relatera le docteur Leclerc, reprenant les travaux d’Alfred Martinet (Les aliments usuels, 1907), lequel auteur suggère que pour faire de la lentille un aliment complet, il faut lui adjoindre quantité suffisante de lipides (huile d’olive par exemple). De plus, comme toute légumineuse, si on associe la lentille à une céréale, on obtient un bon équilibre des acides aminés. Ajoutons à ce portrait des vitamines (A, B9, C), de la lécithine, enfin de la purine.

Propriétés thérapeutiques

  • Très nutritive, très digeste, favorise le transit intestinal
  • Anti-oxydante
  • Hypocholestérolémiante
  • Résolutive, émolliente
  • Galactogène

Usages thérapeutiques

  • Asthénie physique et intellectuelle
  • Dyspepsie
  • Abcès

Modes d’emploi

  • En nature, cuites.
  • Cataplasme de farine de lentilles.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • La cuisson des lentilles, lorsqu’elle est bien menée, permet d’obtenir des lentilles qui ne formeront pas, pour reprendre le mot d’Hildegarde, de tempête dans les intestins. Tout d’abord, on peut les faire tremper une nuit durant dans de l’eau tiède. Ceci fait, on les place dans de l’eau froide non calcaire et non salée (le sel durcit le tégument des lentilles), puis on porte à ébullition le temps nécessaire. Il est possible d’ajouter dès le début de la cuisson les aromates choisis (thym, sarriette, romarin, laurier, etc.).
  • Vu son important taux de purine (162 mg aux 100 g), la lentille doit faire l’objet d’une consommation modérée en particulier chez les hyperuricémiques, c’est-à-dire les personnes dont le taux d’acide urique dans le sang est trop élevé. En effet, une mauvaise dégradation des purines aboutit à la formation d’acide urique, c’est pourquoi les personnes affligées de la goutte se garderont de consommer des lentilles.
  • Variétés : la lentille se décline en différents formats et coloris : la lentille blonde, la lentille corail, la lentille verte du Puy, la lentille béluga, etc.
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    1. Dioscoride, Materia medica, Livre I, chapitre 99.
    2. Ibidem.
    3. Ibidem.
    4. Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, p. 200.
    5. Grand Albert, p. 136.
    6. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 26.
    7. Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 24.

© Books of Dante – 2017

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