L’orge (Hordeum vulgare)

Cette céréale serait née quelque part aux confins de la Russie, du Caucase et de l’Asie occidentale. De statut d’herbe vivant à l’état sauvage, elle sera domestiquée par l’homme dans des temps très anciens, puisqu’ils remontent au néolithique, il y a 9000 ans. Plante ayant accompagné l’homme dans ses déplacements, si sa culture semble débuter au Moyen-Orient, elle se déploie rapidement plus à l’ouest et au nord, jusqu’en Europe centrale. D’ailleurs, l’étymologie explique très bien cette progression d’est en ouest : hordeum, qui est un très ancien nom latin de l’orge, s’appelait krithê chez les Grecs, lui-même dérivé d’une racine indo-européenne – ghrs – évoquant les épis hérissés de l’orge. On la lit aussi en ce qui concerne un produit issu de l’orge, la bière : « Georges Dumézil […] a remarqué que le mot kalja, l’un des termes finnois désignant la bière, dérive de la racine chmelj, commune à toutes les langues slaves pour désigner l’ivresse et d’origine indo-européenne » (1).

Cela nous laisse entrevoir d’ores et déjà que nous allons visiter bien des contrées et des époques.

S’inspirant d’un conte dans lequel il est question de deux haricots et d’un grain d’orge figurant les organes génitaux masculins, Angelo de Gubernatis conclue curieusement à la symbolique phallique de cette céréale. Pourtant, « partout […] où les céréales sont d’abord apparues, le grain d’orge symbolise la promesse d’une renaissance après la mort et par sa forme, le sexe féminin. C’est pourquoi, crue ou cuite, cette céréale accompagne de nombreux rites de fertilité et de fécondité » (2). Si certains auteurs antiques comme Porphyre en font une graine féminine parce que fruit de Déméter, d’autres lui accordent plutôt une essence masculine comme, par exemple, Vertius Valens qui en fait une plante consacrée au Soleil (et plus tard, régie par Jupiter selon Henri Corneille Agrippa). En réalité, la vérité semble se situer entre ces deux pôles opposés mais néanmoins complémentaires : en Égypte, l’orge profite d’une double protection divine : par Isis d’une part, en vertu de la forme du grain figurant une vulve, par Osiris d’autre part, le grain d’orge suggérant l’éternel cycle vie/mort, passant de la putréfaction du grain sous terre à l’érection d’une tige pointant vers le ciel, et ainsi de suite. Si l’orge figure au nombre des aliments quotidiens avec la figue et le fromage de chèvre, en Égypte, la pharmacie de Thot s’enorgueillit de receler la bière d’orge, de même que, bien plus tard, en Kabylie, on fabriquera certaine boisson fermentée avec de l’orge, des figues et des caroubes. C’est du moins ce que nous apprennent d’anciens auteurs grecs comme Hérodote, Théophraste, Hécatée de Milet, témoignant de l’existence de la « cervoise » des anciens Égyptiens, dont l’historien Diodore de Sicile dira que « pour le goût comme pour le parfum, [elle] n’était pas inférieure au vin ». A l’époque où Diodore fait cette constatation, la bière ou cervoise n’était pas circonscrite qu’à la seule Égypte. Cette boisson, que Pline nomme caelia (qui donnera cerevisia en latin médiéval, puis cervoise en français moderne) était d’usage courant en Gaule, où l’on cultivait l’orge et le blé, deux céréales qui firent la réputation des paysans celtes jusqu’à Rome. C’était une boisson que l’on pourrait qualifier de « nationale » en Gaule, mais pas seulement dans cette contrée : c’était aussi le cas en péninsule ibérique, chez les Ligures (au nord-est de l’Italie), les Thraces (zone à cheval entre la Grèce, la Bulgarie et la Turquie actuelles), les Phrygiens (Asie mineure), et, contrairement aux apparences, beaucoup plus tardivement chez les Germains dont les descendants sont connus pour être de gros buveurs de bière, mais n’en devint pas moins pour eux, comme pour les Celtes, une boisson sacrée manifestant « l’Esprit du Monde et sa promesse d’éternité » (3).
Chez les Grecs, l’orge également cultivée, était une plante sacrée dont la contemplation d’un seul de ses grains représentait un exercice pour les initiés des mystères d’Éleusis, et cette célèbre céréale faisait l’objet, aussi bien pour les Grecs que pour les Romains, d’un rituel de compensation : on en trouve trace tant chez Théophraste et Pline que dans le Grand Papyrus magique de Paris. Dans une lettre adressée à César Auguste, Harpocration explique de quoi il s’agit : « quand tu arraches la plante de terre, dis en même temps la prière […], et, le tout fini, jette dans le trou qu’a laissé la plante un grain de froment ou d’orge ». D’autres croyances symboliques s’attachaient à l’orge comme celle, par exemple, consistant à se débarrasser d’un furoncle et transmise par Pline : « si, prenant neuf grains d’orge, on trace de la main gauche trois cercles autour du furoncle avec chacun d’eux, et si on les jette au feu, la guérison passe pour immédiate ». C’est ni plus ni moins que la technique du transfert, dont il existe tant d’exemples dans l’histoire médico-magique, parce que – comment en douter ? – l’orge est une plante magique dont on croyait (Pline, Galien) qu’elle dégénérait en avoine. Ainsi le rapporte Virgile : « Là où nous avions confié des orges vigoureuses aux sillons, naissent l’ivraie maléfique et la folle avoine ». En revanche, d’autres auteurs ayant la volonté de se départir de ce qu’ils qualifient de fatras magico-religieux, firent de l’orge un usage médicinal qui prouva son efficacité en bien des cas. Par exemple, Hippocrate, qui accorde un livre entier à l’orge (Du régime dans les maladies aiguës), employait une épaisse décoction d’orge du nom de krithôdès et une autre, plus légère et mieux connue, la ptisana (d’où découle le moderne « tisane ») composée d’une partie d’orge mondée pour dix d’eau. On mène l’ébullition jusqu’à ce que l’orge soit bien gonflée et, éventuellement, on l’aromatise d’huile et de vinaigre. C’est non seulement un remède rafraîchissant et émollient pour Galien, mais aussi un aliment « de bon suc, remarquable pour l’estomac » selon Celse, chose que confirme Dioscoride : « la ptisane, pour la visqueuse odeur qu’elle rend en la cuisant, elle nourrit beaucoup plus que ne fait la griotte » (4). Également reconnue comme astringente, diurétique, résolutive et maturative, l’orge intervenait en cas de diarrhée, de flatulences, d’irritation et d’ulcération de la gorge. D’orge et de feuilles et racine de patience, l’on fit même une lotion capillaire, idée reprise beaucoup plus tard par Jean-Baptiste Porta, proposant une recette pour blondir les cheveux dans laquelle on trouve de la paille d’orge entre autres. Serenus Sammonicus, écartant l’aspect rituel livré par Pline, indique lui aussi l’orge contre les furoncles, mais aussi pour la vomique (sécrétions pulmonaires purulentes) et les brûlures. Enfin, précision qui mérite d’être relevée, Dioscoride façonnait de petits pains d’orge afin de servir de support au suc de certaines plantes comme la jusquiame, ancêtre, en quelque sorte, des comprimés « neutres » qu’on utilise en aromathérapie.

En territoire indien, où l’on prônait l’orge guérisseuse telle que la décrit l’Atharva-Véda, la culture du yava (orge ou froment) était pratiquée par les vaisya aryens grâce à des techniques fort avancées pour l’époque (irrigation, fumure du sol). L’orge était alors intimement liée à Indra – « celui qui ouvre l’orge, celui que la répand » –, offerte à Varuna et aux Marut, divinités du vent des montagnes du nord « afin de faire tomber la pluie, pousser les plantes », et impliquée, tout comme le riz, dans bien d’autres rituels : bannissement des démons, pénitence, fécondité et naissance, noces, funérailles (5). Signe de richesse et d’abondance, voici ce que dit de l’orge le poète indien Bhartrihari : « Chaque pauvre ambitionne une poignée d’orge ; dès qu’il est riche, il ne fait pas plus de cas de toute la terre que d’un brin d’herbe », alors que, en France, l’orge aurait plutôt valeur d’autosuffisance comme le proclame un vieux quatrain paysan : « qui a des pois et du pain d’orge, du lard et du vin pour sa gorge, qui a cinq sous et ne doit rien, il se peut dire qu’il est bien ». Un aspect que n’ignorèrent pas les Tibétains pour qui l’orge demeura longtemps la seule céréale connue formant l’essentiel de la base alimentaire, constituant la tsampa, bouillie d’orge grillée et moulue mêlée de feuilles de thé, et une boisson fermentée, le chong, qu’Alexandra David-Neel eut l’occasion de goûter, servi dans « un large bambou évidé portant un couvercle d’argent d’où chaque convive aspirait par un chalumeau ce breuvage au goût iodé » (6). Cette prédominance de l’orge se rencontre aussi chez les Hébreux, en particulier durant le mois de Iyyar, c’est-à-dire le mois de mai durant lequel l’orge nouvelle pèse de tout son poids sur les apports alimentaire où elle est incontournable.

Au début du Moyen-Âge, le médecin grec Paul d’Égine, fidèle à ses devanciers, perfectionne la ptisane par adjonction de divers légumes. Au siècle suivant, la mode d’ajouter du houblon lors de l’élaboration de la bière se développe. Malgré ces avancées isolées, l’on repère très peu d’indications thérapeutiques concernant l’orge durant presque toute la période médiévale, hormis, peut-être, chez Hildegarde, mais c’est pour faire de l’Hordeum un portrait au vitriol, la disant mauvaise pour les malades comme pour les bien-portants, la déconseillant en cas de dysenterie, alors que c’est l’une de ses principales indications. Seuls des emplois externes trouvent grâce à ses yeux : un bain comme tonique pour effacer la fatigue et en lotion pour la peau du visage lorsque celle-ci est « dure et rugueuse ».
Cela n’est qu’à la Renaissance que l’orge reprend du service dans la pharmacopée, ainsi qu’au XVII ème et XVIII ème siècles. Bien des praticiens ne tariront pas d’éloges concernant l’orge. Citons simplement Sydenham, Van Swieten et Dehaen pour qui l’orge est adoucissante, émolliente, pectorale, inductrice du sommeil et maturative. Elle intervient donc dans des pathologies gastro-intestinales (dysenterie), respiratoires (rhume) et urinaires (cystite), dès lors qu’est présent un processus inflammatoire. L’eau d’orge remplira bien des fonctions, ainsi que ce que l’on appelait la tisane de Tissot qui n’était autre que la fameuse ptisane aromatisée au citron ou édulcorée à la gelée de groseilles. Enfin, l’abbé Kneipp, ardent défenseur de l’orge en thérapie, guérissait fièvre, dyspepsie et anémie grâce à son aide.

L’orge en phytothérapie

Il faut avoir vécu à la campagne pour savoir à quoi ressemble un grain d’orge encore paré de sa chasuble d’or fauve. C’est ce que l’on appelle l’orge brute. Une fois dévêtue, elle porte le nom d’orge mondée, et d’orge perlée quand on lui fait subir le même traitement qu’au riz, c’est-à-dire un blanchissage. Il s’agit là d’un grain sans son, présentant les mêmes inconvénients que le riz blanc. Si on laisse l’orge germer, le grain s’orne de petites radicelles – les tourillons. En plaçant ce grain germé au four, on stoppe la germination, et le germe prend alors le nom de malt d’orge. Le résidu du brassage de l’orge se nomme la drêche et la semence entière réduite en farine grossière et séchée au four le gruau, grue ou griot (cf. la « griotte » de Dioscoride). Ayant passé en revue la terminologie relative à l’orge, accordons quelque importance à la question de sa composition biochimique. De l’amidon, tout d’abord : l’orge en contient de 55 à 65 % ; puis de l’eau (11 à 13 %), des sucres (5 à 7 %), du gluten (3 à 4 %), de l’albumine (1 à 10 %), un peu de lipides (2 %), des vitamines (B, E), des sels minéraux (fer, potassium, calcium, magnésium, phosphore), des substances protéiques. Les tourillons possèdent un alcaloïde inconnu dans le grain, l’hordénine, une substance capable de détruire le vibrion du choléra, ce qui n’est pas rien, et dans le malt l’on trouve une substance nommée diastase.

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique (générale, nerveuse, cardiaque)
  • Reconstituante, revitalisante, nutritive
  • Stimulante du système circulatoire, hypertensive par vasoconstriction
  • Digestive, stomachique, dépurative intestinale (c’est aussi une harmonisante stomacale comme l’on dit en médecine traditionnelle chinoise)
  • Rafraîchissante, apaisante de la soif
  • Mucolytique, broncholytique, antitussive
  • Adoucissante, émolliente, détersive, résolutive, maturative
  • Draineuse hépatique
  • Diurétique
  • Inductrice du sommeil

Tout ceci ne concerne que l’orge mondée. Donnons à présent, pour chacune des autres substances tirées de l’orge, leurs propriétés :

  • Malt : eupeptique, améliore la digestion des aliments chez le nourrisson et le malade, tonique, analeptique, antiscorbutique, galactogène
  • Tourillons : antidiarrhéiques puissants (grâce à l’hordénine qu’ils contiennent), anticholériques, hypoglycémiants, hyper ou hypocriniques selon la dose
  • Drêche : antirhumatismale, antinévralgique

Ajoutons à cela :

  • Orge torréfiée : laxative, rafraîchissante, tonique, fortifiante, digestive
  • La bière (et oui !) : nutritive, tonique, apaisante de la soif, excitante des sécrétions gastriques, purgative, vermifuge, antiscrofuleuse
  • La levure de bière : nous en dirons simplement quelques mots, elle appellerait un développement plus conséquent, et comme elle a aussi peu de rapports avec l’orge qu’acétobacter en a avec la pomme, nous nous contenterons de souligner ses propriétés antiseptiques, antiputrides, antifuronculeuses, antiscorbutiques, antidiabétiques et émollientes

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée (y compris celle du nourrisson), dysenterie, dysenterie amibienne, indigestion, entérite, météorisme, flatulence, ballonnement, inappétence, dyspepsie
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : miction douloureuse et/ou difficile, cystite, néphrite, rhumatismes, goutte
  • Troubles de la sphère respiratoire : bronchite chronique, rhume, toux rebelle, pneumonie, angine, irritation de la gorge, hémoptysie
  • Troubles de la sphère hépatique : engorgement du foie, hépatisme, hépatite
  • Affections cutanées : plaie, plaie gangreneuse, ulcère, ulcère putride, ulcère sordide, abcès, furoncle, psoriasis, inflammation et éruption cutanées, brûlure
  • Déminéralisation, croissance, convalescence, anémie, rachitisme, fatigue, faiblesse nerveuse, scorbut
  • Troubles locomoteurs : névralgie, engorgement articulaire, lumbago
  • États fébriles
  • Hypotension

Modes d’emploi

Étant excessivement nombreux, nous mentionnerons ceux qui nous apparaissent essentiels.

  • Eau d’orge : décoction de 20 g d’orge mondée dans un litre d’eau, à feu doux pendant un très long temps (8 à 9 heures). On comprend que ce mode de préparation soit tombé en désuétude avec la bête et méchante – mais cependant rapide – habitude d’avaler un cachet tout prêt
  • Tisane « toute bonne » : orge (1/3) + chiendent (1/3) + réglisse (1/3)
  • Infusion de malt
  • Infusion de farine d’orge
  • Cataplasme de graines d’orge mondée cuites
  • Cataplasme de farine d’orge (accompagnée d’une plante mucilagineuse comme la mauve, la guimauve, le pourpier, etc.)
  • Bouillie de gruau
  • Sucre d’orge (comment ne pas en parler ?) : c’est une décoction d’orge sucrée, montée à l’état de sirop, possiblement parfumée à la rose, à la violette, etc.
  • Sirop d’orgeat : à l’origine, il s’agissait d’une émulsion de semences de citrouille additionnée d’eau d’orge. Depuis, l’amande amère à pris le relais : il n’y a plus d’orge dans le sirop d’orgeat des supermarchés (contiennent-ils encore de l’amande amère ? Cela reste à voir…)

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : il existe des orges de différentes variétés, l’on rencontre aussi bien l’orge mûre au printemps qu’en été. Mais étant du ressort de l’agriculture, cela nous importe assez peu et il est plus aisé de s’en procurer en magasin de produits biologiques.
  • Alimentation : comme l’a aisément démontré le développement de cet article, l’orge a été une substance alimentaire aussi importante pour la partie ouest de l’Eurasie que le riz l’est pour sa partie orientale. On en fabrique de la bière, du pain (bien que friable et se desséchant rapidement par manque de gluten dans la farine d’orge), un ersatz de café, telle qu’elle fut employée à cette fin lors de la Première Guerre mondiale, lorsque la pénurie poussait l’homme à la recherche de produits de substitution. La farine d’orge était même mêlée à de la poudre de feuilles de tilleul dans les années 1940 afin d’en faire du pain, des galettes, des gâteaux, etc. Cependant, aujourd’hui, en comparaison du blé, l’orge n’a plus vraiment la même importance alimentaire qu’autrefois ; chez mes grands-parents, elle servait uniquement à l’alimentation des animaux à l’exclusion de toute autre fonction.
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    1. Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 346.
    2. Ibidem, p. 222.
    3. Ibidem, p. 347.
    4. Dioscoride, Materia medica, Livre II, chapitre 78.
    5. On rencontre des motifs similaires en Afrique, chez les Gnawa pour qui l’orge est d’origine divine, les Ewes, prenant de très grandes précautions rituelles face à d’éventuels désastres lorsque l’orge vient à germer, enfin en Éthiopie, où le dabtara – le guérisseur – expulse les zars, esprits tourmentant les hommes, en procédant à des offrandes d’orge. Sur la question des pratiques funéraires, nous renvoyons le lecteur sur ce qui se faisait en Prusse ainsi qu’en Russie (déposer des cruches de bière sur les tombes).
    6. Claudine Brelet, Médecines du monde, p. 632.

© Books of Dante – 2017

Fleurs d’orge