Le concombre (Cucumis sativus)

Peut-on imaginer que le concombre ait une histoire, qu’il ait fait couler autant d’encre qu’il contient d’eau ? C’est pourtant le cas : ce légume un peu balourd, un peu lourdaud, possède cependant une noble origine, puisque c’est au pied de l’Himalaya qu’il naquit il y a fort longtemps ; pas sous sa forme actuelle bien sûr, son ancêtre probable se nommant Cucumis hardwickii, espèce encore présente dans les vallées sub-tropicales de l’Himalaya, domestiqué il y a environ 5000 ans dans la vallée de l’Indus où il portait alors le nom sanskrit de Soukasa. Mais ce concombre archaïque n’avait pas grand rapport avec les concombres modernes à l’inconcevable fadeur. C’est un fait indéniable, la culture tend à priver un végétal de sa saveur sauvage originelle, celle de cet ancêtre de concombre étant amère, souvenir gustatif que le concombre actuel n’a conservé qu’au niveau de sa peau et de son pédoncule. La culture du concombre se répandit assez vite en Chine, où on l’utilise toujours en médecine traditionnelle chinoise, ainsi qu’au Proche-Orient où il gagna l’Égypte il y a environ 4000 ans, puis les mondes grecs et romains au V ème siècle avant J.-C. sans rien avoir perdu de son amertume. Il parvint même en Europe centrale (Hongrie) et septentrionale (Pologne) il y a 2000 ans comme l’attestent des vestiges découverts lors de fouilles archéologiques.
Si Néfertiti exploite l’une des qualités propres au concombre – elle en use comme lait démaquillant et hydratant –, l’épisode le moins périssable est sans doute celui des Hébreux lorsqu’ils étaient captifs en Égypte. Puis l’exil les mena à travers le désert du Sinaï dont la chaleur attisa le souvenir des qissu îm désaltérants, dont ils établirent la culture à leur arrivée en Palestine. En terre hellène, il en allait tout autrement, bien des Grecs envisageaient le concombre « comme un intrus dans le monde végétal hellénique », souligne Angelo de Gubernatis (1), en vertu de je ne sais quel ostracisme dont Dioscoride s’est bien moqué, accordant une importance indéniable au concombre : « Le concombre de jardin est très utile à l’estomac et au corps. Il rafraîchit et ne se corrompt pas dans l’estomac bien qu’il soit malaisé à digérer. Il aide la vessie […] Sa graine a une moyenne vertu de provoquer l’urine. L’on la boit (avec utilité) avec du lait et du vin cuit pour les ulcères de la vessie. Les feuilles emplâtrées avec du vin profitent aux morsures des chiens, et avec du miel aux ulcères offusquant la vue » (2). Plus généralement, la médecine grecque usait du concombre pour refroidir les ardeurs de la chair. Quant aux Romains, ils surent accueillir le concombre en de bien meilleurs termes : l’empereur Auguste, admirateur discret du concombre, s’en rafraîchissait comme d’une glace à l’eau, alors que Tibère, plus expansif, était connu pour en consommer à chaque repas et ne se déplaçait jamais sans une cargaison de ces légumes. L’on philosopha même au sujet du concombre, Palladius expliquant que « les concombres ont une telle aversion pour l’huile qu’ils se détournent d’elle et se recourbent en hameçon pour ne pas la toucher » (3), mais présentent cependant une attraction pour l’eau, c’est pourquoi les Romains « le croyait même capable de marques d’intelligence et de sensibilité qui s’accordent mal avec la réputation de niaiserie que nous lui avons faite » (4). Mais les Romains sont-ils dignes de foi ? Je dis non, ce sont des gens qui gesticulent en nous racontant des salades ^_^ Comme vous voyez, ça n’est pas la mauvaise foi qui m’étouffe. Qu’elle est belle ma romaine, qu’elle est belle, la la la…

Sur ces entrefaites, venons-en directement à la Renaissance sans arrêt à la station Moyen-Âge. Mange-t-on des concombres lors des banquets médiévaux ? Je ne crois pas, la table des nantis étant surtout chargée de mets forts en gueule. Quel rôle aurait bien pu y jouer le concombre ? Celui de rince-doigts ? Oublions cela. En revanche, on le peint. A-t-on jamais peint un concombre ? Imagine-t-on un instant une nature morte au concombre, ou pis, aux cornichons ? C’est pourtant la vérité. Pensons à Carlo Crivelli, peintre italien du XV ème siècle ou Camerino présentant dans son Triptyque un concombre en compagnie de deux pêches, accessoires picturaux en présence de la Vierge Marie, dont Jean-Luc Hennig dira qu’on « n’avait peut-être pas grand mal, après tout, à être Vierge devant un concombre » (5), légume à la valeur érotique avoisinant le zéro le plus rond depuis l’Antiquité grecque, mais non considéré comme tel dans La marche du concombre de Boris Vian. Mais c’est une autre histoire. Haem. Sans parler d’amour, il semblerait que Jean-Baptiste Porta ait prodigué une relative affection pour le concombre, tant il en parle dans La magie naturelle, donnant moult astuces pour bien le faire mûrir, pour en hâter la précocité ou, au contraire, en retarder la maturation, augmenter le pouvoir odoriférant de ses fleurs, le rendre moins aqueux qu’à l’ordinaire, etc.
Comment se fait-il que le concombre soit un légume aussi an-érotique ? Parce que, malgré son gabarit avantageux, la plupart du temps, il est vert et froid, si froid à vrai dire qu’Antoine Mizauld proposait en 1578 un curieux procédé pour faire passer la fièvre chez le nourrisson : « il faut coucher tout au long de lui un concombre de longueur pareille à lui de manière qu’il s’endorme auprès, incontinent il sera guéri ; car la chaleur de la fièvre passera dans le concombre ». Bien. Et ce concombre enfiévré devient-il érotique ? Rien qu’à voir ses petits frères « se tordre, verts et grenus, dans les bocaux, en compagnie de petits oignons blancs à la panse arrondie et satinée » (6), l’on se dit que non. Si l’Arbolayre et La Bruyère Champier anathématisèrent concombres et cornichons, l’on peut en comprendre la raison, mais elle n’a pas de rapport avec l’absence de sex-appeal caractéristique de ces légumes mal bâtis dans leur figure, pour reprendre les mots rudes de La Quintinie. Si le concombre n’a strictement aucun rapport avec le sexe, pourquoi l’avoir accompagné de spermaceti dans la pommade dite « du cachalot », préparation devant favoriser la conception chez les femmes stériles qui s’en tartinaient le ventre, les lombes et les cuisses ? Des formules débiles, dans le Codex, il y en a eu plein, il y en a encore, alors bon, tout au plus pouvons-nous dire que ces femmes devaient avoir la peau douce, ce qui n’est déjà pas si mal, au contraire de celles que l’on qualifiait de concombre il y a encore un siècle, parce que trop blanches, voire émaciées, ayant perdu leur teint ou n’en ayant jamais eu, donnant l’impression d’être nées sous une planche.
Bref, le concombre et le sexe, ça fait deux. Avec le cornichon, c’est bien pire encore, l’ayant baptisé de quolibets peu flatteurs tels qu’avorton, idiot rachitique, « petit cochon vert à qui il suffit pour saloir d’un bocal » (7). Face à une telle réputation anaphrodisiaque, il faut bien s’incliner. Mais alors, pourquoi, clamerait un étymologiste à trois francs six sous, le concombre et son comparse le cornichon sont-ils autant hantés par les attributs du sexe et que l’on pourrait, de facto, en faire les emblèmes de la luxure : n’y a-t-il pas du con, c’est-à-dire le sexe de la femme en argot, dans le concombre, le cornichon n’est-il pas bardé d’une paire de seins, ne devine-t-on point un pénis dans la jungle des Cucurbitacées ? Quant à son cul, il peut aussi faire bonne figure. Sauf si, un jour, l’on décide de renommer cette famille botanique en Cucuprâlinacées.

Pour celles et ceux qui n’ont jamais vu un concombre ailleurs qu’au marché, disons-en quelques mots : c’est une plante annuelle aux tiges rugueuses, rampante et à vrilles. Ses feuilles, d’un vert un peu grisâtre, sont, elles aussi, rudes et lobées. Quant aux fleurs, bien qu’elles soient jaunes dans la plupart des variétés, elles donnent naissance à des concombres dont les formes et les coloris pourraient bien vous surprendre. Si l’on connaît fort bien le vert en forme de rouleau à pâtisserie et le « noa », tout deux vert foncé, il existe des concombres à l’épiderme blanc, crème, jaune, jaune orangé, vert foncé strié de vert clair, brun veiné de blanc, etc. Question taille, cela va de 8 à 12 cm pour les plus petits à 60 cm pour les plus longs, déclinant des formes diverses, pommelées, citronnées, en ovale, tout en longueur, etc.

Le concombre en phytothérapie

Est-ce bien raisonnable ? Le concombre, ce grand frère du cornichon, dans lequel il y a davantage à boire qu’à manger, pourrait se prévaloir d’une quelconque utilité pour le bien du corps (et accessoirement celui de l’âme), si ce n’est cette image, ce poncif navrant, ce stéréotype si souvent galvaudé, j’entends celui des tranches de concombre placées sur les yeux, que l’on trouve sans difficulté dans n’importe quel bouquin traitant de médecine « douce » quand elle n’est pas tout simplement doucereuse et écœurante à l’excès. Cette vision peu flatteuse du concombre doit être dépassée, car elle est par trop réductrice, c’est comme celle qui consiste à dire que l’huile essentielle de menthe poivrée ne sert qu’à faire passer les maux de tête, selon le principe faux qu’une plante équivaut à un seul usage. Il est certes bien vrai de dire que le concombre est semblable à une outre : 97 % de sa masse est constituée d’eau. On se demande comment les 3 % qui se battent en duel peuvent retenir toute cette liquidité et ne pas faire du concombre une bête flaque. Sont-ce les matières azotées (0,4 %), les matières grasses (0,05 %), la cellulose (0,3 %) ou encore les sels minéraux (0,5 %), qui permettent au concombre de se tenir droit comme un « i » sans s’effondrer ? L’on ne sait pas vraiment d’où le concombre tire cette force et cette dureté, certainement pas de son mucilage qu’il possède abondant. Bref. Peu calorique (c’est un fait : comment un légume aussi froid pourrait-il procurer la moindre chaleur ?), le concombre se remarque néanmoins par ses quelques vitamines (A, B, C) et sels minéraux (soufre, manganèse, calcium et potassium).

Propriétés thérapeutiques

  • Rafraîchissant (on peut presque dire que c’est un anti-inflammatoire indirect)
  • Dépuratif, diurétique, dissolvant de l’acide urique et des urates
  • Antitussif (par ses semences)
  • Laxatif doux
  • Anti-oxydant
  • Adoucissant cutané
  • Hypnotique léger

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère vésico-rénale : lithiase, colibacillose, goutte, arthritisme
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : colique, irritation intestinale, diarrhée infantile
  • Affections cutanées : prurit, dartre, gerçure des lèvres, brûlure légère, démangeaisons, dermatose superficielle, abcès, soins cutanés (peau grasse, pores dilatés, taches de rousseur, rides)
  • Irritation des voies respiratoires
  • Adjuvant dans les états fébriles
  • Sensation de chaleur au niveau des pieds

Modes d’emploi

  • Application locale de tranches crues.
  • En nature, cru, dans l’alimentation : les estomacs délicats peuvent, au préalable, le faire dégorger au gros sel. Ainsi, il est plus digeste mais perd beaucoup de son efficacité thérapeutique.
  • Cuit : si, si. Le concombre peut se consommer en cet état. On fait bien de même avec sa cousine la courgette que, contrairement au concombre, l’on consomme rarement crue.
  • Eau de cuisson du concombre : comme lotion pour la peau.
  • Émulsion de semences dans un corps gras.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Que pouvons-nous objecter à ce si inoffensif concombre ? Hormis ce que nous en avons dit – cette tendance à stationner un tantinet trop longtemps dans les estomacs dont les muqueuses semblent faites de la soie la plus tendre – oui, que pouvons-nous bien ajouter ? Peut-être une chose, à l’attention des amateurs de cornichons : dans le commerce (j’entends la « grande surface »), aujourd’hui, l’on vend des bocaux de cornichons conservés dans du vinaigre, un acide, bien entendu, allez faire de même avec de l’eau de Vichy. Le cornichon répugne à l’alcalinité, c’est ainsi. Mais ce qui est plus grave, c’est que depuis quelques années, les gros malins de l’agro-alimentaire, outre cet infâme vinaigre d’alcool, ajoutent dans leurs pots de cornichons des sulfites. En guise de conservateur ! La blague ! Comme si le vinaigre ne se suffisait pas à lui-même pour ce faire. Avez-vous déjà vu, par exemple, un ocelle de moisissure dans une bouteille de vinaigre ? Le cornichon, le vrai, tu le cueilles en sa prime jeunesse, avec ses copains, et tu les fais barboter dans un bocal empli d’un bon vinaigre de cidre, que tu aromatises de graines de moutarde blanche (incontournables), de coriandre, de cumin, d’aneth, de poivre. Sache aussi que tu peux même adjoindre une feuille de laurier ou une branche de romarin, sans omettre le condiment suprême, l’estragon, car « sans estragon […] les cornichons ne seraient que des avortons de concombre gorgés d’acide acétique » (8).
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    1. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 107.
    2. Dioscoride, Materia medica, Livre II, chapitre 128.
    3. Henri Corneille Agrippa, La magie naturelle, p. 75.
    4. Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 137.
    5. Jean-Luc Hennig, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, pp. 213-232.
    6. Henri Leclerc, Les légumes de France, p. 140.
    7. Jean-Luc Hennig citant Jules Renard, Dictionnaire littéraire et érotique des fruits et légumes, p. 228.
    8. Henri Leclerc, Les légumes de France, pp. 133-134.

© Books of Dante – 2018