Le chêne pédonculé (Quercus pedunculata)

Comment aurait-on pu ignorer le chêne il y a 3000 ou 5000 ans en arrière ? Tout d’abord, de par la taille qu’atteignent certains de ses sujets, c’est tout à fait impossible. Si l’on en croit le résultat de fouilles archéologiques, autrefois ils étaient beaucoup plus monumentaux parce qu’on les laissait pousser davantage et ils n’étaient pas, comme à l’heure actuelle, menacés par un effet « poisson rouge dans son bocal » des plus pernicieux (1).
Comment aborder le chêne sans lui dérouler le tapis rouge ? N’est-ce d’ailleurs pas ce que les hommes, bien avant les Celtes eux-mêmes, firent eu sein de ces forêts enchevêtrées qui donneraient des sueurs froides aux défricheurs fous qu’on rencontre, hélas encore trop souvent, au fin fond de l’Amazonie ou de l’Indonésie ? Aussi, balançons les grands mots qui collent au chêne : cosmogonique et anthropogonique. Anthropogonique, pourquoi ? Bien au-delà du culte du chêne étendu à toute l’Europe celtique bien avant l’époque pré-chrétienne, le chêne apparaît comme un ancêtre : c’est le cas en Germanie, mais aussi en Scandinavie où, selon la mythologie propre à cette région d’Europe, les premiers hommes n’étaient pas autre chose que des chênes. Il en allait de même en Italie du nord (Piémont), ainsi qu’en Arcadie : pour signifier cette gestation de l’homme au sein du chêne, les poètes déjà fort anciens, Homère et Hésiode, utilisent la formule « deviser du chêne et du rocher », c’est-à-dire parler des origines. En plus d’avoir généré le premier homme, le chêne est (pour l’ensemble de ces populations) pas moins qu’un être sacré et divin dont tout découle : plus que de seulement représenter l’homme primitif, il est vu comme celui dont proviennent les autres hommes à sa suite, tombant, en somme, de ses branches comme des glands à l’automne. Compte tenu de sa forme ovoïde et phallique, il semblerait qu’on ait attribué au gland du chêne l’idée de vigueur masculine et donc de fertilité (ce qui n’est pas tout à fait exact, certains glands empruntant la forme d’un sein…). De cet homme descendu du chêne, l’on dit aussi que, dans les temps premiers, il aurait tiré sa subsistance du gland : « On n’a pas eu tort de traiter de légende les affirmations de Lucrèce, de Virgile, d’Ovide, de Pline, disant que les glands furent la première nourriture des hommes, mais on aurait tort de croire que les glands n’ont pas réellement et longtemps tenu une large place dans l’alimentation » (2). Il n’y a pas que durant l’Antiquité romaine qu’on concevait le gland comme aliment, puisque des usages alimentaires réguliers du gland se vérifièrent en Allemagne, ainsi que dans certains coins de Pologne où, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, on ne connaissait pas autre chose qu’un pain de farine de gland et de froment. De même, en Espagne comme au Maghreb, on consomme encore à l’heure actuelle les glands de certains chênes doux (Quercus ilex var. ballota). Le gland de chêne, de même que l’arbouse, constitue pour Virgile (par exemple, qui l’évoque dans les Géorgiques), le régime de l’homme primitif, c’est-à-dire, au sens non péjoratif, l’homme premier : à ce titre, le gland est un élément civilisationnel, surtout parce que l’analogie fut rapidement établie entre le gland du chêne et celui de l’homme, ce qui explique que « le gland, disaient les anciens, excite Vénus. Fécond par excellence, on reconnut en lui non pas seulement un fécondateur parmi les arbres, mais le fécondateur des hommes » (3). Remède génésique et aphrodisiaque, le gland tomba néanmoins en désuétude dès lors que Déméter expliqua aux hommes l’art et l’utilité de l’agriculture « après avoir banni l’antique et bestiale provende du gland et révélé une nourriture plus douce » (4). Seconde étape civilisationnelle : l’agriculture. Et non plus errer comme des porcs, le groin à terre pour y découvrir le fruit d’un hasard plus ou moins heureux : ne sont-ce pas des glands, entre autres, que Circé jette aux compagnons d’Ulysse qu’elle vient de transformer en porcs ?

Est-ce que, pour autant, le chêne tomba dans un oubli immérité ? Que nenni, puisqu’il prodigua aux hommes bien des nourritures spirituelles. De même que le lion ou l’aigle, le chêne est devenu un emblème dont les symboliques sont multiples. Faisons tout d’abord le tour des figures divines auxquelles on a consacré le chêne à un moment ou à un autre : Zeus en Grèce, Jupiter à Rome, Ramowe en Pologne, Perkunas en Lettonie et en Lituanie, Taara en Estonie, Thor et Odin en Scandinavie, Taranis en Gaule, etc. Toutes ces divinités sont de nature masculine, peu de figures féminines subsistent (il est possible qu’un recouvrement des très archaïques divinités de la terre se soit produit…). Nous voyons néanmoins Rhéa et Héra chez les Grecs (la première est la mère de Zeus, la seconde son épouse), mais également Dioné, mère d’Aphrodite, et Pachamama chez les Incas. Notons aussi l’existence de divinités secondaires liées au chêne dans la mythologie grecque : les nymphes du chêne que sont les dryades et les hamadryades qui, contrairement aux précédentes, ne peuvent quitter l’arbre auquel elles sont assujetties et meurent donc avec lui. Si l’on balaie rapidement la biographie de ces divinités, surtout celles qui sont masculines, l’on peut être frappé par une forme d’unité qui se dégage : l’association de l’orage, du tonnerre et de la foudre au chêne et à ces divinités. Le chêne, c’est bien connu, attire la foudre. Il est l’un des arbres qui l’attire le plus à dire vrai, ce qui n’a pas dû manquer d’être remarqué par les populations qui peuplaient l’Europe il y a de cela des millénaires. Nous pouvons même dire que le chêne est la foudre : observons la silhouette d’un chêne dépouillé de ses feuilles : ne ressemble-t-il pas, alors, à une structure fulgurante ? Attractif, il est aussi répulsif comme nous l’explique Angelo de Gubernatis : « Où la foudre est tombée une fois, pense-t-on, elle ne tombera plus : son action est neutralisée par le chêne déjà frappé ; la foudre est l’arme divine : par analogie, l’on pense qu’aucune autre arme ne tombera sur un objet sur lequel l’arme divine elle-même n’a plus aucun pouvoir » (5). Par exemple, c’est un petit morceau de chêne qu’Athéna plaça dans la nef Argo pour la prémunir du naufrage : le chêne a donc valeur talismanique de protection. Il représente un abri, un nichoir et un perchoir par la même occasion. Rappelons-nous d’Yggdrasil, le frêne Axis mundi des Scandinaves, souvent présenté comme une volière, une animalerie. Évoquons aussi l’Apollon-citharède des hêtres que décrit Jean Giono dans Un roi sans divertissement, splendide créature charruée et bouleversée de boules de duvet et d’éclats de plumes. Il en va de même du chêne mythologique : il est l’hôte de bien des animaux, comme l’abeille et la cigale qui renforcent son caractère solaire, le pic noir, oiseau oraculaire, etc. Solaire et oraculaire : deux points sur lesquels nous reviendrons.
Avec la foudre peut survenir la pluie. Pausanias décrit un rituel mené par un prêtre de Jupiter : « En cas de grande sécheresse [il se rendait à la fontaine sacrée] après avoir accompli les sacrifices, tenant à la main un rameau de chêne qu’il trempait au plus profond des eaux de la fontaine sacrée. Une vapeur sortait alors de l’eau agitée, s’élevant, se transformant en nuages couvrant le ciel, se changeant enfin en une pluie abondante qui abreuvait toute la région » (6). Plus précisément, rajoutons que le chêne est un régulateur du cycle de l’eau, s’il peut provoquer la pluie, il peut aussi l’arrêter.
Arbre solaire, nous l’avons dit, le chêne est un arbre bienheureux, un arbre d’abondance : ainsi est-il perçu en Scandinavie et dans les états baltes. Il est aussi lumineux parce qu’oraculaire, autrement dit il fait la lumière sur tel ou tel questionnement. Un chêne oraculaire est demeuré très célèbre en Grèce, celui de Dodone. Situé en un lieu très éloigné des grandes cités (en Épire, au nord-ouest de la Grèce), Dodone « avait – et il a toujours – un aspect farouche et dramatique […] L’endroit était renommé pour la violence de ses orages et aussi en raison du froid qui y régnait » (7), ce qui devait, soyons-en certains, ajouter au caractère surnaturel des lieux. L’oracle était le plus souvent adressé par le biais du tonnerre et le bruissement des feuilles des chênes de Dodone, soit la « voix » de Zeus que les Péliades (ou Péléiades), prêtresses dodoniennes, avaient la délicate tâche d’interpréter. En Italie, il y avait aussi de ces chênes oraculaires, à Palestrina (ville distante d’une trentaine de kilomètres de Rome, à l’est) où les oracles « étaient rendus par des lettres sculptées sur le chêne » (8), ce qui, immanquablement, fait penser aux oghams.

Sans être forcément oraculaires, on compte de nombreux autres chênes sacrés dans toute l’Europe, remarquables à plus d’un titre. En Grèce, la cité béotienne de Platées en accueillait, de même que Phlionte (Péloponnèse) et l’île d’Égine au sud d’Athènes. On en comptait également à Carmathan (Pays de Galles), à Geismar (Allemagne), en Russie et dans bien d’autres localités. Les textes font parfois référence à des chênes qui défient notre imagination : ainsi Angelo de Gubernatis évoque-t-il le cas d’un chêne dont le tronc mesurait dix mètres de diamètre, un autre « qui pouvait abriter sous ses branches 300 cavaliers avec leurs chevaux » (9). Ce qui peut nous apparaître comme disproportionné parce que sans doute fantaisiste (10), d’autant que les chênes témoins de telles assertions ne courent pas les rues, ne serait-ce qu’en France : par exemple, le chêne pédonculé d’Allouville-Bellefosse (Seine-Maritime) est un « rigolo » avec ses seulement 2,5 m de diamètre à un mètre du sol ! Sacrés, ces arbres étaient protégés contre l’abattage et l’on condamnait froidement celui qui s’y attaquait, d’autant que du bois de chêne l’on tirait les objets sacrés et votifs. Expression de la sagesse suprême et de la vérité divine, le chêne était aussi arbre de paix et de justice, comme l’atteste l’héritage provenant des Slaves, des Germains et des Celtes, qui se transpose à l’époque de Saint-Louis dont on se rappelle qu’il rendait justice sous un chêne de Vincennes. A cela s’ajoute que, par son tronc, par ses larges branches qui ressemblent à des bras, par son feuillage touffu, le chêne est emblème d’hospitalité et joue, par équivalence, le rôle de temple en plein air, mais il n’est jamais qu’aux abords des lieux sacrés que sont les nemetons, puisque ces espaces sont des zones dégagées en hauteur, donc sans arbre sur leur surface (nem : « ciel, cieux »). Et qui dit la paix appelle la guerre : parfois martien, le chêne, moins que guerrier, représente surtout les honneurs militaires : c’était des couronnes de rameaux de chêne que portaient les « imperatores » rentrant triomphants dans Rome. Le chêne allait jusqu’à être protecteur sur les champs de bataille : on croyait les feuilles de chêne capables de protéger face aux armes à feu. Et à celles tranchantes, on réservait la guérison des blessures qu’elles occasionnaient à « l’huile de Saint-Jean ».
Arbre qui indique la solidité et la puissance (nous verrons plus loin que ce sont là des données toutes relatives), la hauteur tant spirituelle que matérielle du chêne fait qu’il est en tout temps et en tout lieu (ou presque) synonyme de force : c’est de toute évidence l’impression (qui n’en est pas qu’une) qu’affiche le chêne à l’âge adulte. D’ailleurs, chêne et force (autant physique que morale) s’expriment en latin par le même mot : robur. Ne dit-on pas d’Hercule, à la massue de chêne, qu’il est robuste ? Tel remède redonnant vigueur et énergie n’est-il pas dit roboratif ? Puisque nous y sommes, stabulons un peu du côté de l’étymologie : certains peuples de Gaule nommaient cet arbre chasne, sans doute parce que d’autres Celtes l’appelaient tann qui, dit-on, se prononce chann. De chasne nous sommes parvenus à chêne, de tann à tanin (ou tannin), premier principe actif contenu dans cet arbre. D’après un passage de l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, qui s’appuie sur l’analogie du grec drûs, le nom même des druides est en relation étymologique avec le nom du chêne, d’où la traduction « hommes de chêne » qui a souvent réussi à s’introduire jusque dans l’érudition moderne. Mais le nom du chêne est différent dans toutes les langues celtes. Le rapprochement est symboliquement valable, en ce sens que les druides, étant donné leurs qualités sacerdotales, ont droit à la fois à la sagesse et à la force. Une force aussi bien physique que psychologique, le druide étant aussi le devin. Ce que suggère l’ogham du chêne, Duir. Aux courage, combativité, protection, abri, aide, que nous avons déjà évoqués, nous pouvons ajouter, en tant que valeur oghamique, la patience, la ténacité, l’endurance, ainsi que la persévérance, mais jamais trop sans quoi on court le risque de rompre et de finir renversé par la tempête comme le chêne qui raconte ses souvenirs dans un conte d’Andersen. Ce chêne qui se lamente n’est pas sans rappeler un autre chêne, celui auquel le docteur Bach accorde quelques lignes que voici : « Un jour, il n’y a pas si longtemps, un homme était adossé à un chêne, dans un vieux parc du Surrey, et il entendit ce que l’arbre pensait. Cela peut sembler étrange aujourd’hui, mais les arbres pensent réellement, vous savez, et certaines personnes parviennent à comprendre leurs pensées. Ce vieux chêne, car c’était un très vieux chêne, se disait : ‘Comme j’envie les vaches de la prairie qui peuvent gambader à travers champs, tandis que je suis cloué là, et que les choses alentours, telles que la lumière du soleil, la brise et la pluie, sont si belles, si merveilleuses. Mais moi, je demeure à jamais enraciné en ce lieu.’ Mais au cours des années qui suivirent, l’homme découvrit que les fleurs du chêne renfermaient une puissance phénoménale, une puissance permettant de guérir de nombreuses maladies. Il ramassa donc des fleurs de chêne, qu’il transforma en médicaments, et quantité de personnes furent guéries et se sentirent de nouveau en forme. Quelques temps plus tard, par une chaude après-midi d’été, l’homme était allongé aux abords d’un champs de blé, pratiquement assoupi, lorsqu’il entendit un arbre penser, car certaines personnes peuvent entendre les arbres penser. L’arbre se parlait calmement à lui-même, et disait : ‘Être enraciné ici et envier les vaches qui peuvent vagabonder dans les prés ne m’importe plus, puisque je peux me rendre aux quatre coins du monde pour guérir les personnes malades.’ Et l’homme regarda au-dessus de lui, et comprit qu’il s’agissait d’un chêne qui pensait » (11). A ce chêne qui n’avait pas le moral, rappelons-lui « qu’il est rapide, que devant lui tremblent la terre et le ciel, et qu’il est un vaillant et courageux gardien face à l’ennemi : c’est ainsi que son nom est fort considéré dans toutes les contrées » (12). Et, en effet, il y a beaucoup de Duir dans Oak, le remède que le docteur Bach tira des fleurs de chêne : « Pour ceux qui luttent et livrent une rude bataille afin de rétablir leur santé ou leurs affaires. Ils ne cessent d’essayer une chose après l’autre, bien que leur cas puisse paraître sans espoir. Ils continueront de se battre. Ils sont mécontents d’eux-mêmes si la maladie les empêche de faire ce qu’il doivent ou d’aider les autres. Ce sont des gens courageux, qui ont à faire face à de grandes difficultés, sans perdre espoir ni renoncer à l’effort » (13).

Tout ceci nous ferait presque oublier de mentionner que le chêne ne fut pas pour autant occulté d’un point de vue médicinal et que ses qualités furent remarquées très tôt, puisqu’il émaille l’art médical en de nombreux endroits. Hippocrate, Théophraste, Dioscoride et Galien, pour ne citer que les plus célèbres, accordèrent au chêne leur attention. L’intérêt, avec le chêne, c’est que d’une espèce à l’autre, les propriétés thérapeutiques demeurent proches, ce que ne manque pas de distinguer Dioscoride qui dissocie néanmoins le chêne de la yeuse : « Toute sorte de chêne a une vertu astringente », affirme-t-il (14). Ce qui fait qu’il y a de grandes chances pour que le discours tenu par les Anciens à l’endroit du chêne concorde avec ce que nous savons du chêne pédonculé aujourd’hui. Ainsi peut-on accorder confiance à Pline lorsqu’il avance la valeur hémostatique du chêne comme remède des hémorragies passives (hémoptysie et crachement de sang, flux utérins anormaux), de la dysenterie et de la diarrhée, de la leucorrhée et de diverses affections cutanées (ulcérations, dermatoses, etc.), prouesses rendues possibles par l’utilisation de la seconde écorce « qui est entre la grosse écorce et le bois, et même cette petite pellicule qui est entre l’écorce et la chair du gland », précise Dioscoride (15). Quant à ce dernier, il est « une richesse pour le peuple, explique le Romain Pline. Les céréales manquent-elles, la farine que fournit le gland, séché et moulu, se pétrit pour donner du pain ». Mais il n’est pas qu’aliment, il est aussi médicament comme l’observe Dioscoride dans ce nouvel extrait de la Materia medica : « Les glands […] provoquent l’urine et mangés en viande causent des douleurs de tête [migraines d’origine nerveuse ?] et engendrent des ventosités. Ils ont une vertu (étant mangés) contre les morsures des bêtes venimeuses. Leur décoction et celle de leur chair, bue avec du lait de vache vaut contre le poison. Broyés crus et emplâtrés, ils apaisent les inflammations. Pilés avec de l’axonge salée, ils sont profitables aux ulcères malins » (16). Terminons-en là avec les petites boules qui naissent au revers des feuilles de chêne et que l’on appelle des galles : Théophraste en connaissait l’origine et en décrit de nombreuses sortes qu’il recommandait non seulement pour la médecine, mais aussi pour la tannerie, la fabrication d’encre et de teinture.

Arbre dont la noblesse n’est plus à prouver, le chêne est un hôte des forêts tempérées de l’hémisphère nord. Contrairement à son cousin le chêne rouvre, le chêne pédonculé préfère les plaines et les vallées fluviales, mais partage avec lui son appétence pour des sols acides et ensoleillés. Mais il est bien moins sociable et préfère vivre isolé à l’écart plutôt qu’en grand groupe en pleine forêt. Arbre à la croissance très lente, son espérance de vie est généralement comprise entre 600 et 1000 ans, pour une taille qui peut parfois atteindre les 50 m de hauteur. Une fois parvenues à l’âge adulte, les branches du chêne s’épanouissent en éventail. Noueuses et très vigoureuses, elles surmontent un tronc dont l’écorce brun grisâtre se crevasse au fur et à mesure de profonds sillons. Les jeunes feuilles du chêne pédonculé, tout d’abord vert tendre et glabres, passent à un vert foncé plus soutenu avec l’âge. Lobées d’une manière très particulière, elles rendent le chêne aisément reconnaissable. En mai, c’est l’époque de la floraison : sur le même arbre, on voit de longs chatons pendants (les fleurs mâles) et des fleurs femelles plus discrètes, sous forme de cupules. Elles donneront naissance à des glands brillants dotés d’un long pédoncule, groupés par deux à cinq le long des rameaux. C’est en observant la présence ou non d’un pédoncule sur le gland que l’on peut savoir si l’on a affaire à un chêne pédonculé ou bien à un chêne rouvre. C’est bien simple :

  • chêne pédonculé : fruits pédonculés, feuilles sessiles,
  • chêne rouvre : fruits sessiles, feuilles pétiolées.

Autre caractéristique que le chêne pédonculé ne partage pas avec le rouvre : son impérieux besoin d’eau. Si le second peut s’en passer pendant quelques semaines, cela est impossible pour le premier. C’est cela qui a été fatal au chêne pédonculé durant la sécheresse estivale de 1976, en particulier dans la forêt de Tronçais (17) en Auvergne, où l’on compte encore environ 5 % de chênes pédonculés, ceux ayant péris durant cette sécheresse ayant été remplacés par du… rouvre. La présence du pédonculé dans ce massif forestier découle du fait que l’homme, afin d’accroître la production de bois, a planté du chêne pédonculé dès le XIX ème siècle. En effet, il grandit plus rapidement que le rouvre, mais c’était sans compter sur sa fragilité en cas de pénurie d’eau.
La petite bête ne mange jamais la grosse dit-on. C’est un dicton qui ne se vérifie aucunement au sujet du chêne quoi qu’on en pense : que sa haute stature ne soit pas l’ombre qui obscurcisse le jugement et la saine observation, ni le lieu où aller abriter son ignorance. Je dis cela sans arrière-pensée. Juste que certains qui se réclament du chêne ne viendront pas se plaindre quand il leur tombera sur le râble. Je crois en la Némésis de l’Histoire.
Tout fort qu’il soit, Quercus le robuste peut se trouver inhibé dans son développement initial par la laîche fausse brize (Carex brizoides), plante appartenant à la flore obsidionale (18), et la molinie bleue (Molinia caerulea) : « Ces herbes basses constituent de denses tapis qui inhibent les semis de chêne, lesquels ne peuvent plus s’y installer et y germer. Cette inhibition est due à des excrétions allélopathiques de ces deux espèces à l’encontre des chênes » (19). A cette relation toxique à distance et invisible, l’on peut opposer une manifestation anormale et bien visible que porte le chêne sur plusieurs de ses parties : la galle. Qui dit gale dit parasite : ce qui est bien le cas, sauf qu’au contraire de la gale qui touche l’homme (provoquée par un parasite qui creuse des galeries dans l’épiderme humain, Sarcoptes scabiei var. hominis), ici, les galles du chêne proviennent de la piqûre d’insectes volants, les cynips :

  • galle située sous les feuilles en forme de petites boules : Cynips quercus folii,
  • galle à l’aisselle des feuilles en forme d’artichaut : Andricus fecundatrix,
  • galle ronde placée sur les bourgeons : Andricus kollari,
  • galle parasitant les glands et les cupules : Andricus quercuscalicis,
  • Etc.

Le chêne en phytothérapie

Le chêne est marqué par la présence dans toutes ses parties d’une substance qui apparaît si prépondérante que son nom s’est transposé, forgeant d’autres mots (tanner, tannage, tannerie). Cette substance, il s’agit bien sûr du tanin, qui ne se réserve pas qu’au seul chêne, tant s’en faut, mais il y trouve néanmoins son origine, le chêne ayant été, nous l’avons clairement souligné plus haut, à la naissance de bien des choses. Initialement, cette substance se rattache tant au chêne qu’on a forgé un mot, tan, qui désigne exclusivement l’écorce de chêne pulvérisée. Comme dit ci-dessus, du tanin, dans le chêne, il y en a partout : dans les feuilles, l’écorce épaisse du tronc, l’écorce fine des jeunes rameaux, les glands et leurs cupules, les galles, qui sont, à peu près toutes les parties végétales du chêne que l’on emploie en phytothérapie.
Les feuilles, contenant du tanin, se distinguent cependant de toutes ces autres parties végétales en ce qu’on y trouve aussi des glucosides. L’écorce, au goût âcre et très astringent, à la saveur nauséabonde, contient davantage de tanin que les feuilles : 10 à 20 %. Précisons que ce taux varie selon s’il s’agit d’écorce jeune ou plus âgée, comme celle du tronc par exemple. On y trouve aussi de nombreux autres principes actifs : des acides (gallique, ellagique, catéchique, quercitanique, malique), des sels minéraux (calcium, potassium, magnésium), des matières pectiques et résineuses, du mucilage, un sucre incristallisable (la quercite), enfin un principe amer, la quercine. Dans le gland, on retrouve quelques-unes de ces matières : du tanin, bien entendu, mais dans des proportions plus faibles (7 à 9 %) et un principe amer (5 %) qui, à eux deux, ne parviennent pas totalement à retrancher le gland des substances qui peuvent devenir alimentaires à la condition de les appareiller correctement : riche en amidon (38 à 44 %), le gland recèle aussi de la fécule, ainsi qu’une huile grasse (4 %), des matières gommeuses (6 %) et résineuses (5 %), des sucres (7 %), des protéines (7 %), enfin des sels minéraux (magnésium, phosphore, potassium, calcium), et probablement des vitamines. Les noix de galle sont, quant à elles, la partie (non naturelle) du chêne qui contient le plus de tanin, puisque la moitié jusqu’aux deux tiers de ces petites boules en sont composés ! On y croise aussi des substances déjà rencontrées jusqu’ici : amidon (15 %), acide gallique (2 %), acide ellagique (4 %), mucilage (3 %), eau (17 %), etc.

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique astringent puissant
  • Tonique du tube digestif, antidiarrhéique, antiputride intestinal, vermifuge
  • Vasoconstricteur, hémostatique, antihémorroïdaire
  • Diurétique
  • Fébrifuge
  • Antiseptique léger

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : diarrhée, diarrhée aiguë, diarrhée opiniâtre, dysenterie, douleurs et inflammations gastro-intestinales en général, atonie gastrique, paresse digestive, gastralgie, gastralgie rebelle, ulcère stomacal, entérite chronique, dyspepsie, aérophagie, flatulences, selles sanglantes, méléna, infection et fissure anales, hémorragie rectale, vers intestinaux
  • Troubles de la sphère respiratoire + ORL : angine, angine chronique, amygdalite, pharyngite, maux de gorge, catarrhe pulmonaire, coqueluche, crachement de sang, hémoptysie, tuberculose (20)
  • Troubles de la sphère génitale : leucorrhée, gonorrhée, blennorrhée, métrorragie chronique, hémorragie utérine, infection vaginale, métrite, hydrocèle
  • Affections bucco-dentaires : gingivite, relâchement gingival, saignement gingival (stomacace), stomatite, inflammation buccale
  • Affections cutanées : plaie, plaie saignante, ulcère (de jambe, scrofuleux, putride, gangreneux, fongueux), gangrène, pourriture d’hôpital, abcès, escarre, engelure, gerçure, dartre, dermatose, impétigo, intertrigo, eczéma, teigne, transpiration excessive et/ou fétide (aux pieds surtout), brûlure, coupure, ecchymose
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : albuminurie, incontinence d’urine chez l’enfant
  • Troubles locomoteurs : séquelle d’entorse ou de luxation (gonflement articulaire), hydarthrose, consolidation des fractures (un remède populaire consistait à mêler à de la poudre d’écorce de chêne la même quantité de poudre de coquilles d’huître)
  • Fatigue, faiblesse générale, anémie, rachitisme, défaut de croissance chez l’enfant, lymphatisme, scorbut
  • Fièvre intermittente
  • Toute autre hémorragie passive (hémorroïdes, saignement de nez, etc.)
  • Remède antidotaire : une décoction concentrée dans l’eau ou le lait fut utilisée comme contrepoison à diverses substances végétales (opium, ciguë, jusquiame, datura), minérales (sels de plomb, de cuivre, d’antimoine), animales (cantharides)

Modes d’emploi

  • Feuilles : infusion, décoction, cure de printemps de jeunes feuilles crues.
  • Écorce : macération vineuse (vin rouge), poudre, décoction (voie interne), décoction concentrée (voie externe, bain), teinture-mère.
  • Glands : infusion de glands torréfiés, poudre de glands, macération vineuse (vin blanc).

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : l’écorce des jeunes rameaux (deux à quatre ans) au printemps, un peu avant la floraison, les jeunes feuilles au mois de juin, les glands à l’automne, alors qu’ils viennent tout juste de tomber à terre.
  • Le tanin officinal est plus agressif que celui qui est naturellement présent dans l’écorce du chêne. Malgré tout, ce dernier reste tout de même énergique et il est bon de l’accompagner d’autres éléments qui permettent d’en corriger les effets tant à l’intérieur (afin d’éviter une action par trop astringente) qu’à l’extérieur (par exemple, en bain : à trop grande fréquence, les tanins assèchent la peau). Par voie interne, on n’excédera pas deux à trois (voire quatre) semaines de cure grand maximum, sans quoi divers désordres sont possibles : fatigue stomacale, constipation, spasmes, anxiété épigastrique, cardialgie.
  • Éviter l’emploi du chêne en cas d’hypertension, d’insuffisance cardiaque et de constipation opiniâtre.
  • Association :
    – pour bénéficier d’une action fébrifuge : grande gentiane jaune, matricaire, petite centaurée, absinthe, etc.
    – pour bénéficier d’une action astringente : noyer, busserole, ronce, rose de Provins, potentille tormentille, quintefeuille, airelle, renouée bistorte, cynorrhodon, etc.
  • Alimentation : les glands, outre leur usage auprès des animaux de basse-cour et des porcs auxquels ils confèrent un excellent lard, trouvèrent en Turquie et au Maghreb le rôle de succédané de café. Pour cela, il faut récolter des glands fraîchement tombés de l’arbre, les faire sécher, puis en ôter l’enveloppe (les mettre en terre permet d’en soustraire bonne part d’amertume). On les passe au torréfacteur ou bien à la poêle à châtaignes, directement sur la flamme : le gland passe du beige au brun et perd encore de son amertume. Pour finir, il faut les moudre au moulin à café en vue d’obtenir une poudre dont la couleur n’est pas sans rappeler celle du café. Compter une à deux cuillerées à café de cette poudre pour la valeur d’une tasse d’eau chaude, en infusion durant cinq à dix minutes : c’est une excellente boisson pour l’estomac qui a le mérite de ne pas être excitante.
  • Le bois de chêne, dur, robuste et résistant aux insectes et autres moisissures, possède de nombreux avantages comme bois de construction : charpenterie, menuiserie, ébénisterie, chantier naval, charronnage, parqueterie, fabrication de portes (le mot celte désignant le chêne, duir, s’apparente fortement au mot anglais door). Par ailleurs, qui ne connaît pas le fut de chêne dans lequel faire « venir » un vin, « cet alcool pas comme les autres », comme dit je ne sais plus quel encravaté ministériel et qui, parfois, confine à l’ambroisie olympienne ? Le chêne, mieux que l’if, permet de fabriquer des tonneaux dont la solidité leur assure de durer dans le temps : en effet, comment concevoir de faire vieillir un vin au cœur d’un réceptacle trop fragile ? Cela ne se peut.
  • Autres espèces : elles se comptent par centaines, allant de l’arbrisseau au géant, de l’arbre à feuilles caduques à celui qui les conserve par tous les temps. Indiquons quelques espèces que l’on peut croiser en France : le chêne kermès (Q. coccifera), l’yeuse (Q. ilex), le chêne pubescent (Q. pubescens), le chêne-liège (Q. suber), le chêne velu (Q. cerris), etc.
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    1. Par cette expression, comprendre que dans la nature, plus le territoire d’une espèce se voit réduit, plus les sujets qui le peuplent diminuent leurs dimensions : par exemple, les cerfs irlandais sont moins massifs que leurs homologues polonais. Dans le cas du chêne, son utilisation comme bois de construction fait qu’il a nettement reculé en nombre et en taille depuis l’époque antique où il formait souvent de grands ensembles beaucoup plus impressionnants qu’aujourd’hui. La démographie humaine y est aussi pour beaucoup : il y a 2000 ans, la population française comptait dix fois moins d’individus qu’aujourd’hui.
    2. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 256.
    3. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 68.
    4. Apulée, L’âne d’or, p. 340.
    5. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 68.
    6. Henri Corneille Agrippa, La magie naturelle, p. 44.
    7. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 83.
    8. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 65.
    9. Ibidem, p. 64.
    10. Fantaisiste ou propagandiste… Ainsi a-t-on vu certains arbres dits funestes en Normandie : « Nous pensons aussi que c’est de cette même époque (druidique) que datait le gros chêne situé près le Val à l’Homme, au pied duquel s’étendait une grande mare, antique et mystérieux bassin où, sans doute, les Druides, d’après les traditions qui en restent encore, venaient se laver avant et après l’accomplissement de leurs sanglants sacrifices. Le Val à l’Homme, où l’on affirme souvent avoir vu errer un fantôme sans tête et tout couvert de sang, est à peu de distance d’un petit champ, signalé comme funeste et maudit dans les traditions du pays, et généralement connu sous le nom de Camp de la Mort […] C’est là, sans doute, au centre de ces noirs vallons, de ces gorges étroites, de ces rondes collines, de ces épais et religieux ombrages que les Vates, sorciers ou devins, sous la direction des Druides, et aux accords de la lyre des bardes, immolaient à leurs infernales divinités des victimes humaines. » (Auguste Guilmeth, Histoire de la ville et du canton d’Elbeuf, 1840). De même, la manière dont les auteurs latins décrivent les forêts de Gaule et de Germanie, appuyant sur leurs dimensions surhumaines et leur caractère horrifique, n’a pas qu’un seul rôle dissuasif : en procédant ainsi, on cherche aussi à convaincre que, de telles forêts, il faut les détruire puisque abri des hordes barbares et des divinités qu’elles idolâtrent. C’est pourquoi beaucoup de bosquets ou de simples arbres isolés furent abattus, ce qui, pour les Romains de l’Antiquité par exemple, était la moindre des choses : en effet, il eut été plus difficile de boucher les sources et de détruire les pierres sacrées.
    11. Edward Bach, L’histoire de l’arbre Oak, Être soi-même, pp. 75-76.
    12. Librement adapté du Kat Godeu.
    13. Edward Bach, La guérison par les fleurs, p. 107.
    14. Dioscoride, Materia medica, Livre I, chapitre 120.
    15. Ibidem.
    16. Ibidem.
    17. La forêt de Tronçais est l’une des plus fameuses futaies de chênes (chênaie) d’Europe. Malgré ses 10600 hectares, c’est une relique d’une forêt plus ancienne et plus vaste qui s’étendait de la vallée de l’Allier à celle du Cher à l’époque gallo-romaine.
    18. La flore obsidionale (ou polémoflore) désigne « la flore typique des anciens lieux de guerre ou marquant les couloirs de passages d’armées » (Wikipedia).
    19. Jean-Marie Pelt, La loi de la jungle, p. 51.
    20. Parmi les affections de la sphère pulmonaire, ajoutons effectivement la tuberculose. L’observation empirique permit de remarquer que les ouvriers tanneurs étaient bien moins sujets à la tuberculose. Une expérimentation des plus sérieuses fit que, par la suite, on administra l’écorce de chêne, le tan donc, comme complément aux traitements antiphtisiques. Parmi ceux-ci, notifions l’existence de la « liquor coriacio-quercinus insipissatus » ou, plus prosaïquement, l’extrait de jusée, liquide jaune et clair provenant du tannage des peaux de veau par le tan. Donnée comme expectorante et antisudorifique, la jusée intervenait aussi en cas de rachitisme : un truc introuvable chez le premier pharmacien venu !

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