Le chardon béni (Cnicus benedictus)

Synonymes : cnicaut béni, centaurée bénie, centaurée sudorifique, safran sauvage.

Nous n’irons pas inutilement fouiller du côté de l’Antiquité et du Moyen-Âge pour savoir quel sort réservèrent les praticiens propres à ces deux périodes au chardon béni. On a beau l’appeler cnicus en latin aujourd’hui, il n’entretient pourtant aucun rapport avec le knêkos des Grecs qui désigne généralement le carthame. Si l’on peut reconnaître le chardon béni, c’est sous le nom d’akorna, bien qu’on nous en dise que peu de choses. Voilà, comme ça, nous ne sommes pas dans l’obligation de nous soumettre à une séance d’arrachage capillaire.
Au Moyen-Âge circule souvent le mot benedicta qui s’applique essentiellement à la benoîte commune, plante avec laquelle le chardon béni n’a évidemment pas de parenté. Hormis la couleur jaune de leurs fleurs, c’est sans doute là leur seul point commun. Aussi, toutes les mentions relatives à un chardon béni médiéval doivent-elles être considérées avec la plus grande circonspection, comme, par exemple, celle qui concerne la présence de ce chardon dans les jardins monacaux du Moyen-Âge. Ainsi, les différents chardons d’Hildegarde (Cardo, Distel et Vehedistel) ont-ils peu de chance d’être un chardon béni, et il est bien utile de marquer une nette différence surtout quand on aborde des propriétés alexipharmaques ou la propriété de tel ou tel remède face à une maladie comme la peste. Il est des paroles qu’on ne peut pas prononcer à la légère. Dans la réalité, le chardon béni passe complètement inaperçu avant l’époque du botaniste italien Andrea Cesalpino (1519-1603). C’est véritablement durant ce siècle que cette plante se popularise, à commencer par l’Italie, ce qui n’empêche nullement Shakespeare de la faire apparaître dans l’une de ses pièces, Beaucoup de bruit pour rien, en 1600, dans laquelle elle est présentée comme un puissant remède des palpitations et de l’agitation cordiale. Mais c’est surtout parce qu’elle se montre efficacement sudorifique et dépurative qu’elle va entrer dans le cortège des plantes médicinales qu’il suffit de vanter de façon exagérée pour qu’on les oublie deux siècles plus tard, après avoir été portées au pinacle. Selon George-Christophe Petri (1669), le chardon béni n’est pas autre chose que le « refuge des malades, la panacée des pères de famille, le vrai trésor des pauvres ». Mais il apparaît que cette formulation, pour pompeuse qu’elle soit, en dit finalement très peu sur les capacités thérapeutiques réelles du chardon béni. En compilant plusieurs auteurs des XVII ème et XVIII ème siècles, il ressort que le chardon béni peut se ranger (aux côtés de l’absinthe entre autres) dans la catégorie des fébrifuges, et intervenir en cas de fièvres tierces et quartes, de fièvres « malignes », de fièvres intermittentes qui « traînent »). Dans ce registre précis, c’est le cas du Danois Simon Pauli qui signale à l’attention l’efficacité du chardon béni sur la plupart des cas de fièvres connues. Quoi de plus normal pour une plante fébrifuge ? En revanche, ce qui l’est moins, c’est qu’il va « jusqu’à dire qu’elle peut préserver de la peste, des fièvres pétéchiales, de la rougeole et de la variole » (1). Ce qui n’est pas tout à fait exact. Les erreurs d’appréciation, voulues ou non, proviennent sans doute de ce qu’on a rangé plusieurs affections fort différentes sous l’étendard des « maladies putrides ». Il ne s’agit plus seulement de vanter le chardon béni dans des cas de palpitations, de désordres stomacaux, intestinaux, hépatiques et rénaux, de douleurs migraineuses ou autre, c’est-à-dire nettement : dans une foultitude de maux. Comme la réputation du chardon béni « contre tous les maux qui creusent les chairs » est clairement établie, il est possible que l’éloge se soit transporté de sa capacité à venir à bout d’ulcères gangreneux et cancéreux, aux manifestations organiques les plus évidentes que peut occasionner, par exemple, la peste bubonique, cette maladie terrible dont on s’imagine que des « miasmes » en sont les responsables, ce qui est, il faut bien l’avouer, fort nébuleux. D’où l’extension d’une garantie thérapeutique du chardon béni aux venins et poisons, etc. Alors, certes oui, le chardon béni, accomplit des miracles qui sont à sa mesure : par exemple, le médecin anglais Turner, n’écrivait-il pas, au XVI ème siècle, qu’« il n’y a rien de meilleur pour les plaies ulcéreuses ainsi que pour les anciennes plaies infectées et suppurantes que les feuilles, le jus, le bouillon, la poudre et l’eau de chardon béni » ? Compte tenu de l’éclairage moderne qui a jeté la lumière d’une plus grande vérité sur les propriétés réelles du chardon béni, il est moins possible d’avoir des soupçons sur le même Simon Pauli dont Cazin nous explique qu’il recommandait la décoction et l’eau distillée de chardon béni « sur les ulcères chancreux, qu’il saupoudrait ensuite avec la poudre des feuilles. [On] a vu guérir par ce moyen un homme dont la chair de la jambe était rongée jusqu’à l’os par un vieil ulcère » (2). Ulcère, cancre (pour cancer), variole, peste, etc. Il n’est pas impossible que des témoins directs aient eu quelques difficultés – surtout s’ils n’étaient pas médecins – à bien identifier telle ou telle manifestation morbide, ce qui rend d’emblée les choses plus complexes dès lors qu’on n’est pas – comme je le suis moi-même – observateur de première main des affirmations qu’on prodigue. C’est ce qui rend souvent l’examen des faits plus compliqué : quand, à l’été 1518, survient, dans la ville de Strasbourg, une « épidémie » de danse (des dizaines de personnes viennent à danser sans arrêt parfois jusqu’à l’épuisement), une telle manifestation remarquable fait écho dans les décennies, voire les siècles, qui suivent : pour qualifier ce « trouble », on a parlé de choréomanie, de danse de Saint-Guy, de tout autre chose encore. Aujourd’hui, malgré des études sérieuses à ce sujet, force est de constater qu’on ignore l’origine de cette éruption dansante. Aussi, ne nous hâtons pas d’aller trop vite en besogne sur ce point et confrontons, si possible, une problématique à l’épreuve des sources disponibles. Toute croyance ne s’inscrit pas nécessairement dans le marbre, mais peut rester longtemps inaltérable sur le papier. Par exemple, d’où vient que le chardon dont nous parlons ici ait été dit, un jour ou l’autre, béni ? J’ai, sous les yeux, quelques éléments de réponse : l’empereur d’Allemagne, Frédéric III (1831-1888) souffrait vraisemblablement de violentes crises de migraine (il est décédé des suites d’un cancer du larynx, ça, c’est avéré ; quant à la migraine, je ne sais pas). Bref, la légende nous explique que le chardon béni aurait été adressé des Indes à l’empereur comme présent antimigraineux. Du succès que cette plante aurait obtenu, elle acquit, dit-on, le surnom de « bénie » (ou « bénite »), ce qui est, bien entendu, parfaitement faux : le botaniste allemand Joseph Gärtner lui avait déjà attribué le nom de Carduus benedictus dès 1790 et Léonard Fuchs celui de Carduus sanctus au XVI ème siècle. Et d’ailleurs, puisque nous y sommes, mettons au clair un point précis : dans la plupart des ouvrages qui osent ouvrir leurs pages au chardon béni, on trouve, invariablement, deux orthographes : celle que j’ai choisie, « chardon béni » et cette autre, « chardon bénit ». Pour être bénit (comme l’eau), il faut avoir été « consacré au culte par des bénédictions ». Et lorsque l’acte de consécration n’apparaît pas, l’on ôte le « t » final et l’on opte pour l’adjectif béni. C’est donc à un chardon laïc auquel nous avons affaire.

Le chardon béni est une plante annuelle endémique au pourtour de la mer Méditerranée et des pays qui voisinent avec la grande Bleue, comme la Perse et l’Afghanistan, appréciant les sols chauds, secs et arides, calcaires, sablonneux et pierreux. Si jamais vous le découvrez en dehors de cet habitat, c’est que vous avez affaire à un spécimen échappé des jardins (ou il est parfois semé comme plante ornementale) ou d’anciennes cultures (à l’instar des quelques pieds de fenouil aux abords d’une ruine médiévale).
Plante de taille moyenne, il est rare que ce chardon dépasse les 50 cm de hauteur, mais il y parvient néanmoins grâce à une tige dressée, parfois ramifiée, dont l’aspect lanugineux et la couleur rougeâtre sont une clé qui permet mieux son identification. Ses feuilles, à nervures plus claires que le limbe et saillantes à l’envers, sont généralement de couleur vert pâle : dures, coriaces et alternes, elles sont dentelées et équipées d’une « épine » à l’extrémité de chaque dentelure. Enserrant les capitules jaunes comptant 20 à 25 fleurons, se déploient des bractées rougeâtres elles aussi et également épineuses. Velus et collants, ces capitules s’épanouissent du printemps (avril-mai) à l’été (juillet-août), et tardent parfois jusqu’à l’entrée de l’automne. S’en échappent, dès qu’ils sont mûrs, des akènes longitudinalement striés et dont les soies qui les surmontent doivent difficilement leur permettre de se disperser par la voie des airs…

Le chardon béni en phytothérapie

Ce joli végétal trouve ses équivalents thérapeutiques parmi les plantes suivantes : la grande gentiane jaune (Gentiana lutea), la petite centaurée (Centaurium erythraea), le ményanthe (Menyanthes trifoliata) et la centaurée chausse-trape (Centaurium calcitrapa), qui, bien que plus ou moins bien connues les unes et les autres, se caractérisent toutes par la présence, au sein de leurs tissus, de principes (très) amers : concernant le chardon béni, son principe amer du nom de cnicine (de la classe des lactones sesquiterpéniques) se présente, à l’état pur, sous la forme d’aiguilles blanches dont la franche amertume qu’elle donne à la plante n’est cependant pas persistante. Après la saveur, passons à l’odeur : celle que dispense le chardon béni à l’état frais est à mettre sur le compte d’une essence aromatique au parfum épicé qui, hélas, disparaît presque intégralement à la dessiccation. Voici sur la question des spécificités. Complétons le profil thérapeutique de la belle en y ajoutant de la résine, de la gomme, du mucilage, du tanin, une huile grasse mêlée à de la chlorophylle, de l’albumine, des flavonoïdes. C’est à peu près tout en ce qui concerne les substances courantes. Parmi les moins fréquentes, notons que le chardon béni peut s’enorgueillir, à bon droit, de posséder lignanes, phytostérols et tyramine (ce qui lui procure une proximité thérapeutique avec l’ergot de seigle hémostatique). Achevons cette liste de principes actifs en y adjoignant divers sels minéraux (dont le fer, le soufre, le calcium, le potassium et le magnésium).
Avant d’en passer aux propriétés et usages, notons que ce sont essentiellement les sommités fleuries du chardon béni qui font l’objet d’une pratique phytothérapeutique, et, de temps à autre, les semences.

Propriétés thérapeutiques

  • Tonique amer, apéritif, digestif, stimulant des sécrétions gastro-intestinales et biliaires, stomachique, vermifuge léger
  • Diurétique, éliminateur de l’urée et de l’acide urique, dépuratif, sudorifique
  • Anti-inflammatoire, sédatif des douleurs rhumatismales et névralgiques
  • Antihémorragique, antihémorroïdaire
  • Antiseptique et désinfectant cutané, cicatrisant, détersif, antiputride
  • Antibactérien
  • Stimulant du système nerveux, reconstituant, réconfortant
  • Expectorant léger
  • Anticancéreux (?)

Usages thérapeutiques

  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : inappétence, atonie et faiblesse gastrique, mauvaise digestion, aérophagie, flatulences, dyspepsie hyposthénique, colique, vomissement des femmes enceintes, anorexie des convalescents
  • Troubles de la sphère respiratoire : pneumonie (à sa fin), catarrhe bronchique chronique, pleurésie
  • Troubles de la sphère hépatique : ictère, obstruction hépatique
  • Troubles locomoteurs : rhumatismes, douleur articulaire ou rhumatismale, névrite
  • Affections cutanées : plaie et ulcère de nature atonique, gangreneuse et/ou cancéreuse, tout autre ulcère de mauvaise nature à la condition qu’il n’ait pas de caractère inflammatoire, abcès, blessure, engelure, zona
  • Troubles de la sphère gynécologique : hémorragie utérine, douleur menstruelle
  • Troubles de la sphère cardiovasculaire : tension artérielle, palpitations
  • Asthénie, atonie et faiblesse générales, anémie, convalescence après maladie infectieuse des voies respiratoires
  • Hydropisie, œdème
  • Fièvres intermittentes, fièvre éruptive (dans la rougeole et la scarlatine), fièvre de Malte (= fièvre « ondulante » ou, terme qui prévaut désormais : brucellose)

Modes d’emploi

  • Infusion aqueuse ou vineuse des sommités fleuries ou des feuilles.
  • Décoction aqueuse ou vineuse des sommités fleuries ou des feuilles.
  • Macération à froid des feuilles dans l’eau ou le vin.
  • Eau distillée.
  • Suc des feuilles fraîches.
  • Poudre de feuilles sèches.
  • Teinture-mère.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : on cueille la plante entière avant total épanouissement des capitules floraux durant le mois de juin.
  • Séchage : il doit s’opérer dans un lieu sec et chaud, autrement dit en plein soleil ou dans une étuve. Pour ce faire, « on rassemble les feuilles et les sommités fleuries, on en fait des paquets minces que l’on fait promptement sécher », nous explique Cazin (3).
  • Le chardon béni peut s’administrer chez l’homme pour l’ensemble des affections que nous avons listées plus haut, « mais toujours lorsque ces états morbides sont accompagnés d’atonie et sans inflammation interne », précise Fournier (4). On en proscrira l’emploi en cas d’affection rénale et chez l’enfant de moins de sept ans (de sept à douze ans, on diminuera simplement les doses de moitié).
  • Une surconsommation de chardon béni peut occasionner nausée, vomissement et irritation gastro-intestinale.
  • Si l’on trouve le chardon béni loin de ses terres natales, c’est qu’il signale parfois l’emplacement proche d’une ancienne culture : ainsi procédait-on encore il y a un siècle en Allemagne, le chardon béni venant en remplacement du houblon dans l’industrie brassicole. Cette culture en grand fut aussi l’occasion d’exprimer l’huile végétale (24 à 28 %) contenue dans les semences de cette plante qui forment, de plus, un très bon tourteau pour le bétail.
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    1. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 254.
    2. Ibidem.
    3. Ibidem, p. 253.
    4. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 245.

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