« Si quelqu’un se mêle de célébrer de bout en bout toutes les vertus, toutes les variétés et tous les noms de la menthe, il lui faudra savoir aussi – ou bien combien de poissons frétillent dans le gouffre de la mer Érythrée – ou combien d’étincelles le dieu forgeron de Lemnos voit jaillir vers les airs, des fournaises immenses de l’Etna ! » (1). Observateur perspicace, Strabo avait bien constaté la multiplicité de la menthe, son don d’ubiquité, sa capacité à se soustraire aux regards pour avancer, invisible, traçante et radicante, fouaillant le sol noir et humide de ses nombreuses racines rhizomateuses, qui compensent par leur vitalité la stérilité des semences de la menthe, que l’on doit à une ancienne légende des plus sombres, transmise, comme c’est souvent le cas, par les Grecs, du moins par le biais d’Ovide – qui n’était pas Grec, mais qui nous la communique au sein de son célèbre ouvrage consacré aux Métamorphoses. Discrète, la menthe ne tient effectivement pas le haut du pavé dans l’œuvre du poète latin. Comme souvent dans la mythologie, face à un mythe, ses multiples versions, additions et retraits, l’on peut avoir affaire à des informations bien différentes selon qui parle. En ce qui concerne la menthe, il nous est dit que la jolie nymphe Myntha, amante ou aimée du dieu Hadès, suscita la colère de la grande dame des enfers, savoir Perséphone (parfois de sa mère Déméter sans qu’on s’explique bien pourquoi…), et tout cela parce qu’elle couchait avec son mari/avait osé proférer des menaces à son encontre/la rendait folle de jalousie/etc. Dans tous les cas, Perséphone métamorphosa la jolie nymphe, non sans l’avoir préalablement démembrée et piétinée, en une plante qui ne porte pas de fruit, mais désormais son nom (à d’autres occasions, l’on affirme que c’est Hadès qui accomplit le sale boulot après pétage de plombs de sa légitime et belle enténébrée…). Avec tout cela, certains ont poussé l’audace jusqu’à soutenir que le parfum de la menthe était le bienvenu aux Enfers pour estomper quelque peu l’odeur de brûlé qui y règne (paraît-il que cela profitait grandement à Perséphone qui, dit-on, ne pouvait supporter la repoussante odeur de son époux ; mais il n’était pas nécessaire d’attendre après la menthe, alors que l’on sait bien que Perséphone cueillait des narcisses, des violettes et je ne sais plus quelles autres fleurettes au moment précis de son rapt ; mais cela participe d’une autre symbolique, alors remettons-nous en à la simple menthe). D’autres encore ont même avancé la conclusion qui consiste à expliquer l’origine anaphrodisiaque de la menthe « glaciale », un « amour » n’ayant pas pu être mené jusqu’à son terme. L’on peut aussi s’interroger sur le rapport existant entre la froideur de la menthe et l’ardeur de ces lieux que sont les Enfers… Myntha, donc, ou bien, au choix, la fille de Cocyte, Hédyosmos (2), qui aurait, elle aussi, été l’objet des assiduités d’Hadès.
On compte environ 600 menthes dans le monde, alors on n’est pas à un excès de profusion près, surtout quand il est le fait des poètes, qui en font quelquefois des tonnes, on le sait bien, entretenant une espèce de compétition qui fait que telle œuvre tombe dans l’oubli et non telle autre. Et il apparaît que la menthe, dans son entièreté, subit le même sort. Beaucoup de menthes, et surtout une multitude d’hybrides, parfois nés sous x, ne donnent rien de plus que ces piteuses histoires de transformation magique définitive, pour des raisons qui, souvent, frisent le ridicule. C’est cela, la menthe, une vivace prolifique et babillante, aux tumultueux stolons, les racines au frais, les fleurs en plein soleil. Ainsi, « on comprendra facilement, étant donné les difficultés que nous éprouvons actuellement à classer les innombrables formes des menthes, l’impossibilité où nous nous trouvons aujourd’hui de mettre un nom botanique moderne sur les espèces de menthes dont il est question dans l’Antiquité » (3). Alors, nous voilà donc condamnés à parler d’une menthe générique, du moins pour les plus anciens temps, même si, bien évidemment, l’archéologie serait à même de faire parler des fragments végétaux, par exemple de ceux qui ont été découverts dans des tombeaux égyptiens datant du XVII ème au XIII ème siècle avant J.-C. La menthe, dédiée au dieu Horus, participait à la composition de ce célèbre encens solide, le kyphi. Puis l’on sait qu’une menthe, au moins, était cultivée en Chine il y a 2000 ans, alors qu’une autre, sans doute, fut intégrée à la panoplie médicinale des druides.
De ce que l’on peut retenir de la menthe durant l’Antiquité gréco-romaine, voici un bon résumé : l’on peut déjà remarquer son statut d’aide culinaire, Dioscoride mentionnant le fait qu’elle permet d’assaisonner les viandes. Mais c’est davantage encore comme médicament qu’elle est conviée : la menthe restreint le sang, tue les vers, traite les angines, les migraines, les morsures et les douleurs auriculaires, s’avère être un remède de la rate. Enfin, « trois branches de menthe avec du suc de grenades fortes [amères ? mûres ?] restreignent le sanglot (?), le vomissement et la colère » (4). Mais « les propriétés attribuées à la menthe sont ambiguës, remarque Guy Ducourthial, Dioscoride note qu’elle est échauffante et »incite aux plaisirs de l’amour », mais »qu’en application avant le coït [NdA : en pessaire], elle empêche les femmes de concevoir » », ce qui, au reste, avait semblable valeur au Moyen-Âge. Pline indique que « la menthe empêche le lait de s’aigrir, de se cailler ou de s’épaissir [NdA : les vaches qui en broutent produiraient, pense-t-on, un lait impropre à la production fromagère]. On pense, ajoute-t-il, que par cette même propriété, elle s’oppose aussi à la génération en empêchant le sperme de s’épaissir » (5), parce que, bien sûr, c’est une image même de la semence sexuelle mâle qui est ici évoquée. La menthe refroidirait donc les ardeurs de ces messieurs ! C’est ce qu’avaient remarqué Hippocrate et Aristote bien plus tôt. Non seulement elle avait cette réputation de rendre stérile, mais on l’accusait même d’avoir la capacité de faire avorter (ce qui, concernant quelques menthes précises, n’est pas impossible). Après cela, l’on comprend peu aisément pourquoi les jeunes mariées, à Rome, étaient coiffées d’une couronne de rameaux de menthe que l’on appelait corona veneris, c’est-à-dire diadème de Vénus. Mais il advient qu’une propriété soit discutée à travers les âges, qu’une autre fasse l’objet d’un amendement. Ainsi, Matthiole, qu’on connaît bien pour avoir largement commenté l’œuvre de Dioscoride, explique-t-il que la menthe est « fort propre au jeu d’amour », ce que semble amener, de manière dissimulée, Macer Floridus bien plus tôt (il remarque l’action de la menthe sur les testicules sans donner davantage de détails, mais comme il la dit aussi ouvertement favorable à la sécrétion du lait et à la conclusion de l’accouchement, on peut l’imaginer). Mais cet auteur médiéval s’oppose alors forcément à sainte Hildegarde qui considère que la menthe permet « d’éteindre en lui [c’est-à-dire l’homme] les ardeurs et le plaisir de la chair » (6). En réalité, sur ce seul point, tout est bien relatif : tout dépend de la menthe considérée. S’il s’agit de la menthe bergamote (Mentha citrata), tonique ovarienne et testiculaire, l’on comprend son accointance avec le domaine amoureux. S’il est question de la menthe poivrée, l’on a constaté que « l’élimination par les muqueuses de l’huile essentielle provoque l’éréthisme génital » (7). Sans aller jusqu’au domaine sexuel proprement dit, l’on s’est déjà bien embrouillé sur la seule question de déterminer le caractère de la menthe, qui passe, selon les auteurs, du froid au chaud, tel le poète italien Marsile Ficin (1433-1499) qui proclamait que l’odeur chaude de la menthe est convenable aux tempéraments froids. En tous les cas, la ructatrix de cet autre poète, Martial, ne s’est pas encombrée de telles considérations, jouant sans ambages dans le domaine de la magie, le rôle de la plante qui « attache » (comme il en existe tant d’autres), après qu’on ait fait le constat que l’on conservait mieux les pigeons au pigeonnier si on avait soin de le frotter quelquefois de feuilles de menthe fraîche. De là, on a tiré la conclusion qu’on pouvait faire de même avec l’amant ou l’amante. Ce lien, qui confine parfois au souvenir, joue sur une équivoque en italien, entre les mots menta et rammentare (« se souvenir »). Ce qui fit dire à certains que « les amoureux s’en offrent des brins en souvenir : voilà la menthe, si on l’aime, le cœur ne ralentit pas ». Ce qui est fort intéressant, c’est que la menthe (la poivrée, entre autres) est impliquée pour remédier à certains cas d’anosmie. Or l’on sait bien que raviver le sens de l’odorat, ranime la mémoire, olfaction et stockage émotionnel allant de paire. Et c’est là un des pouvoirs magiques de la menthe, comme elle en compte tant d’autres. Comment, pour celle qui offre l’une de ses feuilles à la petite Poucette en guise d’édredon, pourrait-il bien en être autrement ? Par exemple, « pour rendre le sourire à un enfant triste, on affirme, dans les Pyrénées, que la mère doit aller faire ses dévotions à un pied de menthe sauvage, en lui offrant, neuf jours de suite, le pain et le sel » (8). L’on découvre, ici et là dans divers textes, plusieurs variantes de ce rituel. Disposer des offrandes (comme ici le pain et le sel, mais encore le vin et le poivre) avant le lever du soleil devant un pied de menthe, tout en le saluant, permet souvent de lui transmettre le mal dont soi-même ou un tiers souffre. L’efficacité de ce procédé se vérifie lorsque la plante vient à se dessécher. L’on en faisait aussi des offrandes auprès des morts (proximité avec Hadès ?), et elle permettait encore de chasser les esprits d’entre ceux-là qui venaient perturber le bon cours des activités des vivants, comme l’affirmait sans rire Agrippa dans la Magie naturelle : « Un parfum fait avec du calaman, de la pivoine, de la menthe et du ricin, repousse tous les mauvais esprits et les spectres des ténèbres » (9). Enfin, l’on croyait, dans la province de Palerme, « que si la femme dans ses mois approche de la menthe, la plante périra » (10). Pour s’assurer la pleine efficience de la menthe en pareil cas, il importait de la cueillir après la pleine Lune qui achève les jours caniculaires et, si possible, sans la trancher à l’aide d’un instrument en fer.
Revenons-en à nos petits poissons qui folâtrent joyeusement dans les eaux de la mer Rouge. Alors que, jusqu’à présent, chacun d’entre vous aura dessiné en son esprit une menthe bien particulière dès que j’aurais employé le mot « menthe », le Moyen-Âge ne fera pas ce qu’il est bien obligatoire d’appeler une règle, même si quelques volontés d’essartage ont permit d’établir, avec de grosses pincettes, qu’il y avait des chances pour que le mentastrum des Anciens s’apparentât à la menthe à longues feuilles (Mentha sylvestris), que le sisymbrium correspondît à la menthe verte, et qu’enfin la menta désignât la menthe romaine ou, plus commune, la menthe crépue (Mentha spicata). Est-ce la même dont parle Hildegarde, ou bien sa Rossemyntza appelle plutôt la menthe verte ? Et que pouvons-nous bien faire de sa petite menthe (Myntza minor), de sa grande menthe (Myntza maior) et de sa menthe d’eau (Bachmyntza) ? Cette seule dernière correspond-elle à la menthe aquatique (Mentha aquatica) ? Difficile à dire. Du moins pouvons-nous dresser un portrait général de la menthe en thérapeutique selon les auteurs médiévaux. Ce qui apparaît le plus clairement commun, c’est l’action générale de la menthe sur le système gastro-intestinal : elle est considérée comme digestive et stomachique, anti-émétique et vermifuge, ainsi que le signale l’école de Salerne : « La menthe est pour les vers un remède efficace, au ventre, à l’estomac, elle agit et les chasse ». Elle se porte aussi sur les poumons qu’elle désobstrue de leurs mucosités excessives, le cœur, les yeux, passe enfin pour un remède de la goutte et de la fièvre.
Après cela, que pouvons-nous dire de plus ? L’on constate que la menthe se maintient dans son rôle jusqu’au XVII ème siècle, mais tombe en disgrâce au siècle suivant, où elle passe tout juste bonne comme digestive ! Mais au XIX ème siècle, la menthe sort de la fâcheuse ornière dans laquelle elle a été condamnée à végéter, des travaux novateurs (cf. Trousseau et Pidoux qui établissent son efficacité face aux vomissements nerveux, à la gastrodynie, aux coliques spasmodiques, aux troubles dyspeptiques de la chlorose) et des recherches pharmacologiques nombreuses ouvrirent à la menthe la voie d’une carrière renouvelée et inespérée. C’est ce qui valu à la menthe poivrée entre autres de constituer aujourd’hui un must incontournable en aromathérapie, mais pas seulement elle, comme nous allons pouvoir le constater au fil des trois prochains articles. Parce que je ne partage pas, au sujet des menthes, le pessimisme fataliste de Pierre Lieutaghi qui écrivait que « la menthe est la dernière des grandes médicinales d’antan, princesse détrônée dont le nom et la grâce restent les seuls trésors, qui doit à son parfum de n’être pas tombé dans l’oubli » (11). La menthe ne saurait me faire tomber dans l’anosmie et encore moins dans l’amnésie, le premier flacon d’huile essentielle dont j’ai fait l’acquisition il y a maintenant 15 ans était une menthe poivrée, huile essentielle qui demeure, avec la lavande fine sauvage, mon duo fétiche aujourd’hui encore.
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- Walahfrid Strabo, Hortulus, p. 38.
- Du grec hêdus, « agréable » et osmê, « odeur » ; Hêduosmon, ainsi appellera-t-on la menthe durant l’Antiquité grecque, avant qu’elle ne devienne plus communément minthê en grec et menta en latin.
- Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 627.
- Dioscoride, Materia medica, Livre III, chapitre 33.
- Guy Ducourthial, Les plantes magiques et astrologiques de l’Antiquité, pp. 239-240.
- Hildegarde de Bingen, Physica, p. 53.
- Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 169, citant le docteur d’Heilly, Thèse de Paris, De la menthe poivrée, 1861.
- Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 165.
- Henri Corneille Agrippa, La Magie naturelle, p. 127.
- Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 227.
- Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 295.
© Books of Dante – 2020