Pourquoi un tel livre ? Il m’a été conseillé de l’écrire même s’il est vrai que tout le monde ne sera pas forcément d’accord avec son contenu et que d’autres encore, loin d’être en désaccord, n’entendent pas que son contenu soit révélé aux yeux et aux oreilles du monde qui aura bien l’obligeance de poser un regard sur ces lignes.
Dois-je prendre partie pour un Black Elk qui évoque, chez l’Amérindien, « l’absence d’une écriture qui […] fixerait et tuerait le flux sacré de l’esprit » mais dont les mots se retrouvent aujourd’hui encore dans deux ouvrages majeurs (1) ?
Dois-je adopter la réserve d’un Archie Fire Lame Deer lorsqu’il affirme que « cette humble créature qui marche droit sur ses deux jambes ne doit pas tout savoir » (2) ?
Si j’ai pris la décision d’écrire et de révéler ce que je sais, je me place donc en porte-à-faux avec les deux grands Lakotas sus-cités. Loin de moi l’idée de m’arroger un quelconque pouvoir, je cherche avant tout, à travers cette initiative, le partage des maigres savoirs que mes propres expériences m’ont permis d’acquérir.
Black Elk s’insurgea contre l’idée de pétrification et de cristallisation, à l’image d’une pensée gravée dans le marbre. Je le comprends. Mais, ai-je envie de dire, il me faut vivre avec mon temps et utiliser les moyens mis à ma disposition pour propager l’idée différemment. Le support de papier n’enlèvera jamais à la parole transmise de bouche à oreille son pouvoir car cette quête, qui représente aujourd’hui le fruit de ce travail bien loin d’être achevé, ne s’est pas faite dans les livres, ou si peu.
A travers l’Histoire, certains épisodes tragiques ont fait à tout jamais périr des pans entiers de culture. Certes, l’on dit souvent que les écrits restent mais que les paroles s’envolent. Mais que reste-t-il dès lors qu’on brûle les écrits ? Que reste-t-il de l’esprit qui les a couché sur un support capable de recevoir l’écriture ? Bien peu de choses en réalité. Il en va de même pour la parole qui est l’apanage de peuples que certains épisodes sanglants ont laissé exsangues. Pour ceux-là, nul besoin était de brûler leurs livres, ils n’en avaient pas. Il s’agissait de les faire disparaître et avec eux leur savoir. Edward S. Curtis, l’auteur du monumental The North American Indian, relayé par Teri McLuhan, « réalisa que chaque vieil Indien emportait avec lui dans la tombe un peu des rites et des coutumes sacrés de son peuple » (3). Devant l’urgence d’une situation qui allait voir péricliter l’ensemble de ces savoirs, devant l’émergence et la manifestation encore plus forte de la crise de l’homme moderne (4), un Black Elk allait mettre à jour certaines des paroles et des rituels sacrés des Sioux, avec l’espoir qu’elles seraient, sinon comprises, entendues. L’un des paragraphes de la quatrième de couverture du second ouvrage de Black Elk est éloquent à ce titre : « Les rites secrets des Indiens sioux contient l’essence de l’héritage et de la tradition que les Indiens, jusqu’à il y a peu, s’étaient gardés de divulguer […]. Ils estimaient que ces choses étaient trop sacrées pour être communiquées à n’importe qui. Mais aujourd’hui, à l’approche de la fin d’un cycle, ils ont décidé qu’il était permis et même souhaitable de les révéler au grand jour… ».
Comme l’a dit Tatanga Mani, un Indien Stoney, « les peuples civilisés dépendent beaucoup trop de la page imprimée » (5). Mais, dès lors qu’un savoir est menacé parce qu’il ne peut plus être transmis oralement de génération en génération, il est bon, je pense, d’utiliser le livre pour le consigner, même si, comme Tatanga Mani, j’ai bien conscience que si nous prenons tous les livres et que nous les étendons « sous le soleil en laissant, pendant quelque temps, la pluie, la neige et les insectes accomplir leur œuvre, il n’en restera rien » (6).
Aujourd’hui, débarrassé de mes doutes et de mes craintes, j’ose exposer une thématique qui m’est chère. Elle est constituée de deux concepts qui s’articulent l’un l’autre, la notion d’animal-totem et celle de roue-médecine. A priori, on peut se demander ce qu’elles peuvent bien faire ensemble, à ce jour je n’ai découvert aucun livre qui exposerait, conjointement, ces deux concepts. Nous découvrirons au fil de l’ouvrage ce qu’est un animal-totem et les moyens dont nous disposons pour prendre conscience de sa présence et employer à bon escient sa médecine. Puis, nous aborderons le concept virtuel de roue-médecine qui permet d’organiser l’ensemble des totems que chacun d’entre-nous possède dans un tout cohérent. C’est un concept difficile à appréhender, aussi vais-je m’employer à être le plus clair et le plus méticuleux possible afin d’être largement compris même s’il est vrai qu’un échange verbal à propos de ce sujet permet d’en affiner davantage la compréhension globale.
- Élan Noir parle, Les rites secrets des indiens sioux.
- Archie Fire Lame Deer, Le cercle sacré, mémoire d’un homme-médecine sioux, p. 408 : « Nous sommes déjà trop intelligents ; ce n’est pas l’intelligence qui nous manque, mais la sagesse. Je n’ai rien à ajouter. J’ai parlé ».
- Teri McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, p. 11.
- Teri McLuhan citant Joseph Epes Brown, Pieds nus sur la terre sacrée, p. 12-13 : « Le renouveau d’intérêt que suscitent les Indiens d’Amérique du Nord est dû aux préoccupations qui habitent l’homme moderne. Il se pose des questions sur lui-même et regarde les Indiens d’un œil nouveau. Il cherche à les connaître, à savoir qui ils étaient, quel idéal les animait, quels liens les réunissaient à la Nature et à leur environnement. Si cette quête est sincère, les Indiens peuvent nous apprendre beaucoup sur eux et sur nous-mêmes, par leur exemple et l’héritage qu’ils nous laissent ».
- Teri McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, p. 120.
- Ibid. p. 120.
© Books of Dante – 2013