Moi qui sais si mal parler de la rose, vais-je réussir à tirer mon épingle du jeu au sujet des orchidacées européennes qui, bien qu’elles n’atteignent pas en taille et en couleurs éclatantes, leurs homologues tropicales (à l’exception du seul sabot de Vénus, Cypripedium calceolus), font néanmoins l’objet de diverses mesures de protection un peu partout en France : c’est donc bien qu’on a remarqué et reconnu leur préciosité.
On a épuisé bien des plumes et des encriers à propos des différents orchis, tant et si bien que si « les vieux recettaires sont pleins de leurs exploits, les traités modernes les suppriment » (1). C’est tout à fait vrai : il ne doit pas exister un seul ouvrage postérieur à 1900 qui se targue de faire la promotion thérapeutique des orchis ou autres ophrys.
Notre but aujourd’hui n’est pas de faire un inventaire exhaustif des 150 et quelques orchidées sauvages qui vivent en Europe (retenir seulement la petite liste d’une vingtaine de noms à laquelle j’ai fait appel pour cette rédaction va déjà vous prendre un peu de temps). Tout au contraire, il s’agira de montrer que, d’une période l’autre, ces orchidées ont acquis un statut, par le fait de l’homme seul, dont son successeur s’est moqué, avant d’être lui-même moqué à son tour. Pendant ce temps, nos braves orchis et ophrys traversèrent les siècles, et restèrent, finalement, aussi peu accessibles que la divinité à laquelle on se réfère le plus souvent quand on aborde ces plantes si particulières, j’ai nommé Aphrodite.
Pline a beau rapporter que les druides de la Gaule celtique faisaient usage de l’orchis, nous n’en savons pas davantage, et c’est tant mieux : ça coupe court à toute forme de spéculation hasardeuse. Ce qui n’est pas, évidemment, le cas de la plupart des auteurs gréco-romains ayant laissé des traces écrites au sujet de plantes à travers lesquelles on a bien voulu entr’apercevoir l’ombre de l’orchis et peut-être même celle de l’ophrys. C’est donc, tout légitimement, que nous allons nous tourner en direction des Grecs chez qui, une fois n’est pas coutume, on se mélange les pinceaux avec allégresse : voyons Théophraste, tout d’abord, pour lequel il existerait deux espèces des plantes qui nous intéressent, une grande et une petite. Soit. Poursuivant, il écrit que « la plus grande est la plus efficace pour les relations amoureuses, la plus petite leur est défavorable et les empêche ». C’est tout de même autrement plus passionnant que d’apprendre, via le Corpus hippocraticum, que ces plantes seraient présupposément le remède d’affections de la rate. N’est-ce pas ? Bref. Qu’est-ce que c’est que ces histoires d’aphrodisiaque/pas aphrodisiaque ? Pour les mieux comprendre, il est impératif de faire appel à divers autres indispensables auteurs. La plupart des orchis et des ophrys, enfin, un grand nombre d’entre eux, sont dotés d’une double racine tuberculeuse. Chaque tubercule, de forme ovoïde ou oblongue, de couleur brun jaunâtre ou grisâtre, présente une différence d’aspect selon son stade de maturation. Et lorsqu’on observe attentivement ces parties souterraines, on s’aperçoit rapidement que ces deux tubercules sont dissemblables en au moins un point d’importance : en fait, le tubercule dit aphrodisiaque, c’est le tubercule de l’année en cours, ferme et lisse. C’est donc un testicule bien garni. L’autre, ratatiné et ridé, maigre et flasque, n’est autre que le tubercule de l’année passée. Une couille molle, pourrait-on dire. A ce titre, on le considère comme anaphrodisiaque. Il fallait la trouver, celle-là ! En attendant, le truc tout fripé qu’on dirait une vieille pomme, mieux ne valait pas placer en lui ses espoirs libidineux les plus fous.
Cette dichotomie grand/plein/droit et petit/vide/gauche, on la retrouve chez Dioscoride, Galien, le Pseudo-Apulée, etc. Le tubercule vigoureux « provoque beaucoup d’amour chez les hommes envers leur femme et de même chez les femmes envers leur époux ». Est-ce à dire que l’autre tubercule cause exactement tout l’inverse ? Parfaitement : il « conduira les hommes et les femmes à avoir beaucoup d’aversion les uns envers les autres et ils ne coucheront pas ensemble ». A défaut de prendre son pied, on en vient aux mains. C’est là tout le double langage symbolique de Vénus, l’attraction et la répulsion. Cette plante peut donc faire passer d’un état à un autre, et inversement. Concorde vs discorde. Il existe diverses recettes plus ou moins alambiquées qui permettent de pousser à l’amour ou, tout à l’inverse, à l’invective et au pugilat. Et c’est là que d’aucuns commencèrent à parler de philtres, de charmes, de sorcellerie même, voyez-vous ça ! « Pour les maléfices », puis-je lire ici. « En Thessalie », lisais-je ailleurs. Ah. OK. La Thessalie, tout de même. Respect. Oui, parce que durant l’Antiquité gréco-romaine, cette région grecque est avant tout connue comme le pays des sorcières : aller voir la Thessalienne, c’était rendre visite à une émule de Pamphile pour lui demander, peut-être, des trucs louches. Tss.
En attendant, on spécialise l’orchis (s’il s’agit bien de lui). On dit que pour favoriser l’appétit pour Vénus, il faut administrer le tubercule le plus charnu avec du lait de chèvre, animal consacré à la déesse : c’est censé assurer une érection priapique, alors que le plus petit accompagné d’eau désoblige Aphrodite en éteignant toute velléité d’ordre sexuelle, provoquant jusqu’à la détumescence. Parfois, c’est l’inverse, comme chez Pline : « le gros […] absorbé dans de l’eau, excite les désirs sexuels, et le plus petit […], pris dans du lait de chèvre, les éteints ». Dioscoride va, lui-même, beaucoup plus loin, puisqu’il affirme quelque chose que nous n’avons pas abordé jusque là : « L’on dit que la plus grande [racine] mangée par les hommes fait concevoir des garçons, et la plus petite mangée par les femmes fait engendrer des filles » (2).
Tout ceci n’est pas bien clair, et se complique grandement avec le chapitre 122 que Dioscoride accorde à ces plantes qu’on appelle très généralement satyrion, un mot « qui fait explicitement référence aux satyres et indirectement à leur réputation d’obsédés sexuels, […] fréquemment employé dans la littérature grecque pour désigner des plantes aux propriétés aphrodisiaques, mais les indications données par les textes sont généralement beaucoup trop imprécises pour qu’il soit possible d’en identifier l’espèce, voire le genre » (3). En effet, satyrion. A un seul mot correspondent plein de plantes. Satyrion, c’est aussi le nom générique attribué à toute substance censée provoquer l’excitation sexuelle, ainsi donc, à des matières pas forcément d’origine végétale… Et, parmi cette foule de possibles, l’on trouve bien « quelques » plantes aux racines doubles en forme de testicules et, donc, considérées comme excitantes/échauffantes/aphrodisiaques. Quelles que soient leurs appellations – herba priapiscus, priapiskon, orchis saturiou, testikoulous leporis (= « testicules de lièvre »), cynosorchis (= « couillon de chien »), etc. – toutes ces plantes convoquent au même objectif : inciter à l’amour ou pas. Parmi ces plantes, il y en a une qui est tellement puissante que « sa racine tenue en main provoque (à ce qu’on dit) le désir de la compagnie des femmes, et encore davantage si on la boit avec du vin » (4). Une autre encore est réputée agir, selon Pline, sur les animaux : « on en fait boire aux béliers et aux boucs trop lents à saillir ainsi qu’aux chevaux sarmates qu’un travail trop soutenu a rendu paresseux à s’accoupler ». Balèze, hein ? Bon, il y a beaucoup d’affabulations dans tout cela : au XVI ème siècle, alors que Mathias de L’Obel entreprend de mettre de l’ordre au sein des orchidacées européennes, voilà-t-il pas qu’un Jean-Baptiste Porta ne trouve rien de mieux à faire que de relater, encore et toujours, les ancestrales vertus des racines du satyrion qui « émeut fortement la semence ou le sperme et résiste longtemps aux plaisirs de la couche, et quant aux femmes, cette plante les excite et les chatouille fort et les poussent à l’embrassement » (5). A l’embrasement aussi. N’y a-t-il pas lieu d’exploser ? Nan mais ! Plus drôle encore, on lit dans La mythologie des plantes d’Angelo de Gubernatis (ouvrage qui date tout de même de 1878), un extrait tiré d’un autre livre plus ancien (il a été publié à Amsterdam en 1686) : il s’agit de La génération de l’homme ou tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette (1633-1698). Voici ce qu’il écrit au sujet du satyrion : « On lui attribue tant de vertu qu’il y en a qui pensent que pour s’exciter puissamment à l’amour, il ne faut qu’en tenir dans les deux mains, pendant l’action même ». Ce qui, immanquablement, rappelle ce qu’on disait de cette plante durant l’Antiquité. Ne serait-ce qu’imaginer la scène du type qui sert entre ses doigts gourds deux tubercules… quelle sottise… Il ne peut pas serrer autre chose entre ses mains, cet imbécile ? Tu veux être déçu ? Apprête-toi à l’être, pour reprendre à peu près les mots de Tacite. Il faut dire qu’en terme de déception, orchis et ophrys s’y connaissent, et pas qu’un peu. Aussi peut-on rester ébaubi face à l’inaptitude de ces plantes à dépasser le niveau de la ceinture et de se préoccuper de quelques domaines thérapeutiques appartenant à d’autres sphères que celle, génitale et sexuelle, qu’elles occupent habituellement. Il est dit de l’un des deux couillons de chien de Dioscoride que sa racine est résolutive et cicatrisante des ulcères rongeant et corrosifs. Également calmant des inflammations et astringent, ce tubercule est impliqué dans le bon traitement des affections bucco-dentaires que sont abcès et ulcérations. Dioscoride, toujours, mentionne aussi que le satyrion de première nature s’applique à l’opisthotonos. Derrière ce mot aux consonances « barbares » se dissimule une véritable affection morbide, l’opisthotonos résultant d’une atteinte par le tétanos : cela désigne les spasmes tétaniques, en particulier ceux qui contractent les muscles du cou et du rachis. Bien raide et empesé, surtout, hein !
Avec si peu, étonnons-nous si jamais les continuateurs des praticiens de l’Antiquité se targuent d’ajouter de l’eau à notre moulin, ma foi fort bien à sec. Il reste cependant que Cazin accorde deux bonnes pages de son Traité à un orchis en particulier, l’orchis mâle (Orchis mascula), qu’en thérapie l’on pouvait substituer à d’autres orchis indigènes : orchis guerrier (Orchis militaris), orchis tacheté (Dactylorhiza maculata), orchis bouffon (Anacamptis morio), orchis à deux feuilles (Platanthera bifolia), orchis bouc (Himantoglossum hircinum), homme-pendu (Orchis anthropophora), et la plupart des ophrys. En effet, toutes ces espèces possèdent des tubercules souterrains suffisants pour en extraire ce que l’on appelle le salep, une substance qu’originellement l’on faisait parvenir de Turquie, d’Iran et d’Inde à un prix relativement élevé, avant de se rendre compte qu’on pouvait procéder de même en France. La récolte, qui pouvait avoir lieu en juin, se déroulait de préférence au mois de juillet, après que la hampe florale se soit flétrie. Après déterrage des tubercules, on les lavait et nettoyait bien, puis on les ébouillantait dans l’eau très chaude. Ceci fait, on les enfilait sur une ficelle, et les mettait à sécher au soleil (il était aussi permis de les passer dans un four faiblement chaud pour ce faire). Une fois la dessiccation achevée, on les broyait et les pulvérisait, ce qui permettait d’obtenir une poudre d’aspect farineux et de couleur jaune blanchâtre aussi pure que le salep oriental. L’analyse de la composition biochimique de cette fécule permet d’établir que le salep est principalement constitué d’un hydrate de carbone qui reste insoluble dans l’eau, ne faisant qu’y gonfler, la bassorine (58 %), qu’on retrouve dans la plupart des gommes végétales dont la gomme adragante. Puis vient de l’amidon (27 %), des sucres (5 %), des substances protéiniques (5 %), du mucilage, des sels minéraux (calcium, sodium), enfin chez quelques espèces comme l’orchis vanille (Nigritella rhellicani) qui porte bien son nom, mais aussi chez l’orchis pourpre (Orchis purpurea), l’orchis guerrier, l’orchis singe (Orchis simia), l’orchis punaise (Anacamptis coriophora), une essence aromatique qui, à la dessiccation des plantes concernées, révèle une note coumarinique évidente, ce qui place d’emblée ces plantes parmi les sédatifs du système nerveux.
Le salep est, en quelque sorte, l’équivalent du tapioca (issu du manioc, Manihot esculenta) ou du sagou (tiré du sagoutier, Metroxylon sagu, une sorte de palmier), c’est-à-dire que c’est davantage un aliment qu’un médicament, dont la décoction peut se réaliser avec du lait (chocolaté ou non), de l’eau, du bouillon de légumes, etc. Si l’on force la dose, on obtient une gelée de salep. L’on a beau dire, l’on a pu tirer quelque parti de tout cela en thérapeutique, comme substance adoucissante, rafraîchissante et restaurante, intervenant dans le cours de plusieurs affections : troubles de la sphère respiratoire (irritations et inflammations pectorales, hémoptysie, hémoptysie opiniâtre, rhume, toux sèche), de la sphère gastro-intestinale (diarrhée, dysenterie chronique, entérite aiguë, autres inflammations et irritations des voies digestives, délicatesse stomacale, fièvre typhoïde) et de la sphère vésico-rénale (cystite, néphrite). On conseillait aussi le salep chez les convalescents et les patients accablés de fièvre hectique. Mais la plus comique des mentions relatives au salep issu des tubercules d’orchis concerne – écoutez bien – « l’épuisement produit par l’abus des plaisirs vénériens » ! L’orchidée est une « fleur trouble, qui reprend ce qu’elle donne », est-il écrit dans le Dictionnaire des symboles (6). Je suis prêt de le croire. C’est pour l’ensemble de toutes ces raisons, entre autres, que Cazin s’offusque des importations de salep oriental dont le coût lui semble bien prohibitif. Pour lui, « il serait bien temps de revenir à des idées plus saines et de se persuader que nos productions indigènes valent, dans le plus grand nombre de cas, les productions exotiques » (7). Cela, nous l’avons maintes fois répété : pas besoin de se rendre de l’autre côté de la terre pour aller y découvrir ce qui se cache sous notre chaussure et de prendre conscience que, en tout point, c’est identique, l’« exotisme » n’étant pas forcément une valeur ajoutée thérapeutique.
Du temps de Cazin, où l’écologie se réduisait, semblerait-il, à quelques pleurnicheries isolées (8), on ne se doutait pas que, désirant privilégier une production autochtone, on finirait par en dégarnir les plantes qui en sont à l’origine. C’est particulièrement vrai des orchis qui, on le sait depuis, entretiennent des relations souterraines mycorrhyzales : il est donc difficile d’en imaginer la culture en grand. Alors, quand Cazin indique que, de son temps, un cueilleur pouvait aller jusqu’à récolter six kilogrammes de ces bulbes en une seule journée, on peut imaginer les populations qui purent disparaître par place. L’on ne peut se rassurer sur la volonté écologique de Cazin quand il déplore qu’« on laisse perdre chaque année sur la surface de la France une immense quantité de ces tubercules nourriciers » (9). Fournier aura, à ce sujet, une tout autre opinion un siècle plus tard : « Il faut savoir toutefois que les orchidées, ces fleurs merveilleuses, disparaîtraient rapidement de nos contrées si l’on s’avisait de les exploiter un peu largement et l’on ne saurait trop mettre en garde contre un tel vandalisme. Même simplement cueillir une orchidée fleurie est déjà compromettre l’existence de l’individu ainsi amputé de ses parties aériennes ; c’est fatalement réduire les floraisons des années suivantes » (10). Pour Fournier, le jeu n’en vaut clairement pas la chandelle, d’autant qu’il en vient à préciser que le salep n’est « ni plus nutritif ni plus digeste que la simple fécule de pomme de terre » (11). Pire, sa valeur nutritive serait bien inférieure à celle du tapioca ou du sagou. Tant mieux, la médiocrité alimentaire des différents orchis et ophrys les a préservés de la dévastation.
Après s’être savamment et longuement égaré dans les tréfonds orchidéens, voilà que l’homme – cette bête – a enfin décidé de lever le groin en direction de quelque chose d’un peu plus élevé, à savoir les fleurs de ces mêmes orchis et ophrys. Vous verrez que c’est beaucoup plus intéressant que toutes ces saleperies que nous venons d’aborder bien malgré nous (mais avouez qu’on a bien ri) ! Exit donc le tubercule, concentrons-nous désormais sur les inflorescences qui diffèrent selon qu’on a affaire à un orchis ou à un ophrys. Chez le premier, les fleurs sont plus nombreuses et forment un épi terminal dense et fourni, alors que chez l’ophrys, on compte bien moins de fleurs par pied : par exemple, 2 à 6 pour l’ophrys araignée (Ophrys sphegodes), 3 à 7 pour l’ophrys bourdon (Ophrys fuciflora), 2 à 20 pour l’ophrys mouche (Ophrys insectifera). Cela donne, d’emblée, à chaque hampe florale un aspect quelque peu lâche et grêle. Nous verrons un peu plus loin le pourquoi de cette disposition florale peu prolixe. En attendant, indiquons que chez les orchis il en est certains qui ne produisent pas de nectar, mais qui imitent par leurs fleurs celles d’un autre orchis doté, lui, de cette boisson enivrante pour l’insecte qu’est le nectar. Il s’agit là d’une tromperie visuelle, l’insecte visiteur étant berné par la plante. Dépité par cet effet « Canada Dry », le pauvre insecte s’éloigne, transportant, sans le savoir, le pollen de la première fleur accostée. Plus fort encore : il existe des orchis qui imitent la forme et la couleur des inflorescences d’autres plantes qui n’appartiennent même pas à la famille botanique des Orchidacées. Là encore, l’insecte butineur se fait duper : croyant atterrir sur une fleur de sainfoin, il se trouve en réalité sur celle d’un orchis pyramidal (Anacamptis pyramidalis) ! Certains autres orchis développent un véritable arsenal biochimique pour parvenir à leurs fins : que tel insecte précisément leur rende visite et ce afin d’assurer leur pollinisation. Ainsi, l’orchis à deux feuilles disperse-t-il un parfum attractif en particulier pour certains papillons nocturnes, alors que l’orchis vanille, de même que le majestueux sabot de Vénus, diffusent une suave et irrésistible odeur vanillée, tandis que l’orchis grenouille (Dactylorhiza viridis) propose à ses hôtes un nectar parfumé comprenant des principes neurotropes aux effets addictifs et incitatifs : l’insecte est donc, malgré lui, invité à revenir y plonger la trompe. Quant à l’orchis bouc, il doit simplement son nom à l’odeur qu’il répand : il nous rapproche, lui aussi, de la femelle du bouc, la chèvre, et, partant, de Vénus, ainsi que des satyres et de leurs appétits sexuels : si les orchis et les ophrys sont aphrodisiaques, c’est surtout pour les insectes, même s’il est vrai que dans la plupart des cas qui nous intéressent, l’insecte, quel qu’il soit, ne tire pratiquement aucun avantage d’une relation qui s’avère unilatérale et au seul bénéfice de la plante.
Cependant, le summum de la manipulation, de la tricherie, du mensonge et de la simulation, est atteint avec les ophrys, décidément rois du mirage, clignant de l’œil, enjôleurs, tout regard ourlé de cils veloutés (12). Leurrer l’abeille, le bourdon, la mouche ou je ne sais quel autre petit hyménoptère, ils s’y entendent : ni vu ni connu, j’t’embrouille et tu repars bredouille, pourrait être la devise de chacun des ophrys dont l’originalité tient à la conformation d’un des trois pétales, le labelle (13). Alors que le labelle des orchis est très souvent éperonné, celui des ophrys présente des courbes arrondies et charnues, dont la pilosité et les couleurs sont censées s(t)imuler l’abdomen d’un insecte, plus précisément celui des femelles de tel type de mouches, d’abeilles ou de bourdons. Certains, pour s’assurer de réussir à merveille dans leur entreprise, ajoutent encore une subtilité à une panoplie déjà bien conséquente. Considérons le cas de l’ophrys bourdon : ses fleurs dégagent un cocktail biochimique aromatique qui ressemble à s’y méprendre aux phéromones qu’émet la femelle de l’hyménoptère – ici une andrène ou abeille solitaire – dont le mâle, berné, visite cette vraie fausse compagne. Appâté, le mâle cherche à satisfaire ses appétits sexuels. N’y parvenant pas, il repart peiné par cette pseudo copulation qui, tout au contraire, contente amplement l’ophrys dont la fleur vient ainsi d’être fécondée. Le seul bénéfice que le mâle éconduit peut tirer de cette relation déséquilibrée, c’est éventuellement de se faire la main en attendant la venue des femelles – des vraies cette fois-ci.
Ces plantes sont donc de véritables miroirs aux alouettes tendus aux insectes de passage, en raison aussi d’une tache qui se démarque au centre du labelle, comme, par exemple, chez l’ophrys miroir (Ophrys speculum, ça ne s’invente pas ! En gynécologie, l’on sait ce que c’est qu’un spéculum), où elle adopte une teinte bleutée et veloutée du plus bel effet sous l’éclat des rayons du soleil. Mais il ne s’agit pas, pour la fleur, que de se faire belle, elle doit aussi savoir se rendre agréable et confortable, la taille disproportionnée du labelle jouant le rôle de piste d’atterrissage. On n’allait pas courir le risque de proposer un minuscule tabouret aux mâles, dont certains, encore patauds à la sortie de leur nymphose, auraient pu trouver le moyen de se casser la figure. Il fallait donc, comme on le voit chez l’ophrys bécasse (Ophrys scolopax), l’ophrys abeille (Ophrys apifera) ou encore l’ophrys petite araignée (Ophrys araneola), offrir bien plus qu’un strapontin aux mâles en goguette.
Dans un guide portant sur la flore et la faune d’Europe auquel je me réfère à chaque fois que l’occasion est importante, il est écrit que « les bulbes d’orchis ont joué un rôle dans les pratiques magiques […] du Moyen-Âge » (14). Je veux bien. Ceci dit, si le rôle est à l’avenant des traces de ces usages que j’ai trouvées ici ou là, c’est-à-dire presque nulle part, l’on n’ira pas bien loin. J’ai cependant déniché ceci : « Les sorciers frottaient le seuil et le chaudron des maisons avec de l’orchis noir pour que les vaches de ceux qui leur résistaient ne donnent plus de lait » (15). Orchis noir ? Qu’est-ce à dire ? La nigritelle noire, alias orchis vanille, dont nous avons déjà parlé, ou bien s’agit-il d’un autre orchis encore ? Finalement, cela ne me semble pas très important, car ce qui est ici véhiculé, c’est l’inversion du symbole générateur, ce qui peut nous faire dire de nouveau que ces plantes reprennent ce qu’elles ont donné initialement, c’est-à-dire la protection face au fléau de la stérilité : parce que les orchidacées expulsent les influences pernicieuses (surtout au printemps), elles sont aussi vues comme symbole de fécondation, de génération, gage de paternité/maternité. Et elles ont beau en faire des tonnes au chapitre de l’amour et de la beauté, il n’empêche que subsiste, au-dessus de tout cela, une impression. Oui, une impression trouble… Glauque, même. Aphrodite ?
- Anne Osmont, Plantes médicinales et magiques, p. 56.
- Dioscoride, Materia medica, Livre III, chapitre 121.
- Guy Ducourthial, Flore magique et astrologique de l’Antiquité, p. 350.
- Dioscoride, Materia medica, Livre III, chapitre 121.
- Jean-Baptiste Porta, La magie naturelle, p. 142.
- Jean Chevalier & Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 708.
- François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 660.
- Par exemple, Jean-Marie Pelt nous explique que « le botaniste Schoenefeld déplora le 17 août 1855 la disparition d’une petite orchidée (Hammarbya paludosa) qui s’éteignait en forêt de Fontainebleau en raison de l’asséchement d’un marécage » (Jean-Marie Pelt, La raison du plus faible, p. 80).
- François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 660.
- Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 699.
11. Ibidem, p. 698. - Le mot ophrys provient du grec ophrûs qui signifie « sourcil ».
- Labelle, du latin labellum, « petite lèvre » ; ce terme renvoie inexorablement à la bouche ainsi qu’au sexe féminin : il n’y a pas à dire, la dimension ouvertement sexuelle de la plupart des orchidées ne peut que sauter aux yeux !
- Le guide du promeneur dans la nature, p. 182.
- Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 189.
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