Le narcisse mythologique en Grèce antique

Narcisse_des_poètes

Des nombreux narcisses qui poussent en Europe, on connaît surtout le narcisse des poètes (Narcissus poeticus) et la jonquille (Narcissus jonquilla), de couleur blanche pour le premier, jaune pour la seconde.
Durant l’Antiquité, le mot « narcisse » s’avère être un nom attribué à bien des planes à bulbes (ornithogales, tulipes, perce-neige…). Cela explique pourquoi l’on trouve chez Théophraste la description d’un narcisse qui n’en est pas un. En effet, ce botaniste grec évoque à son sujet une fleur de couleur sombre qui fleurit à l’automne. En revanche, le narkissos de Dioscoride, dont la description est précise, nous renvoie indubitablement au narcisse des poètes. Ce médecin grec employait les bulbes de cette plante. Une fois cuits, il les broyait et les appliquait en cataplasme sur brûlures, luxation, abcès et douleurs rhumatismales.
Si on le dit « des poètes », c’est parce que nombreux ont été les aèdes antiques à y faire référence. Bien que non spécialises en la matière (botanique et médecine), il transpire, des écrits qu’ils nous ont laissés, une connaissance bien particulière au sujet de cette plante. De même qu’Hésiode a cherché à raconter la naissance des dieux dans sa Théogonie, je vais m’employer à relater la phytogonie du narcisse (un néologisme que j’ai construit sur la base de deux racines grecques : phyto, « plante » et gonos, « naissance »). Ainsi, la phytogonie cherche-t-elle à expliquer comment les plantes sont apparues selon les anciens mythes grecs relayés par les poètes. Vous verrez que, bien que ce soit une manière assez fantasque de décrire le monde végétal, il n’en reste pas moins qu’au sein de cette apparente fantaisie, des éléments permettent d’émettre l’hypothèse selon laquelle les poètes en savaient bien plus qu’on ne l’imagine sur les plantes en général, le narcisse en particulier.
Superposer des éléments mythologiques à des données plus modernes est indispensable. On ne peut en faire l’économie si l’on souhaite mieux comprendre un mythe comme celui de Narcisse, par exemple.

Narcisse_Conda_de_Satriano_1893_(extrait)

Narcisse, ce jeune homme d’une grande beauté, ne doit pas sa renommée au seul narcissisme dont son mythe a accouché. Le mythe de Narcisse, c’est avant tout la rencontre de deux destins biaisés dès le départ : celui de Narcisse d’une part, d’Écho d’autre part. Sur chacun de ces deux personnages pèse une malédiction. Le devin Tirésias, à qui Héra arracha la vue, prédit « que Narcisse vivrait tant qu’il ne verrait pas sa propre image. Némésis, au cours d’une chasse, poussa le jeune homme à se désaltérer dans une fontaine. Épris d’amour pour ce visage que lui renvoyaient les ondes, et qu’il ne pouvait atteindre, incapable de se détacher de sa vue, Narcisse en oublia de boire et de manger, et, prenant racine au bord de la fontaine, il se transforma peu à peu » (1). « A sa place l’on trouve une fleur safranée au cœur ceint de pétales blancs » (2). Parfois, on nous conte que, désespéré, Narcisse se poignarda le cœur. Du sang écoulé, naquit le narcisse, ou bien que, Narcisse s’étant trop penché, celui-ci tomba et se noya. Ce qui semble peu crédible eu égard au développement que nous allons donner à cette synthèse.
Bien sûr, à ce stade-là, Narcisse a déjà fait la rencontre de la nymphe Écho. Cette dernière, pour avoir dissimulé les frasques de Zeus aux yeux d’Héra en bavardant sans cesse afin de détourner l’attention de la déesse trompée, en fit sans doute un peu trop, puisque Héra découvrit la ruse de la nymphe. Pour laver cet affront, elle jeta un sort à Écho : elle serait désormais vouée à ne répéter que les derniers mots des phrases prononcées par ses interlocuteurs. C’est ce qui se produisit lorsqu’elle tomba en pâmoison devant Narcisse : le charme d’Héra opéra. Mais, Narcisse, lassé de ce prodige, pour lui incompréhensible, éconduisit la nymphe qui tomba alors dans un profond chagrin.
Il y a, en chacun de ces deux personnages, une similitude dans un motif qui mérite d’être relevée : la vision que Narcisse observe dans l’onde n’est qu’une représentation altérée de la réalité, de même que les « échos » de la nymphe ne sont qu’imparfaits.
Tentons maintenant d’expliquer le choix du narcisse pour illustrer ce mythe. Cette fleur, qui pend toujours d’un côté, figure le visage de Narcisse penché au-dessus des eaux. « D’après Pausanias, Narcisse se serait regardé dans l’eau, trompé par l’image de sa sœur bien-aimée, qu’il croyait y voir, au lieu de la sienne » (3). Prostré, frappé de stupeur, immobile près de l’eau, Narcisse est comme paralysé. Or le narcisse porte son nom (narkissos), « parce qu’il engourdit les nerfs et provoque une pesante torpeur » (narkôdeis), nous explique Plutarque. Il est vrai qu’en grec, le mot narké désigne la narcose, c’est-à-dire un sommeil artificiel provoqué par une substance narcotique et assoupissante. Le narcisse est-il lui-même narcotique, ce qui expliquerait le choix de cette fleur pour illustrer ce mythe ? Pline et Plutarque avaient déjà connaissance de ce que relate Paul-Victor Fournier, à savoir que « le seul parfum [du narcisse] est déjà narcotique » (4). C’est pourquoi, comme le conseille Bernard Bertrand dans son Herbier toxique, il est prudent de ne pas « mettre son bouquet dans une chambre à coucher hermétiquement close » (5). D’un point de vue biochimique, il est permis de dire que le narcisse recèle un alcaloïde paralysant, la narcissine, ainsi qu’une substance amère, drastique et toxicardiaque, la scillaïne. La toxicité du narcisse pourrait expliquer les aspects paralysants de la vision amoureuse du jeune Narcisse, et donc l’étiolement de sa jeunesse, sa métamorphose en narcisse symbolisant la précocité de la mort. A ce titre, il est attesté que des narcisses placés dans un vase contenant d’autres fleurs les font faner plus rapidement. A l’image de Narcisse, elles dépérissent plus vite. Peut-on alors affirmer que Narcisse décède d’une paralysie du muscle cardiaque ? Dès lors, comme l’indique Plutarque, cela a valu au narcisse l’appellation de « couronne antique des grandes déesses » et d’être en relation avec les cultes infernaux. Devenu funéraire, le narcisse coiffe alors la tête des morts, mais également celles des Érinyes, des Moires, de Dionysos (le vin et le narcisse provoqueraient une torpeur identique), d’Hadès enfin, une divinité dont nous allons bientôt reparler.
Planté sur les tombeaux et les stèles, par son caractère d’outre-tombe, le narcisse symbolise « l’engourdissement de la mort, mais d’une mort qui n’est peut-être qu’un sommeil » (6). On est donc loin de l’imagerie d’Épinal qui fera, par la suite, du narcisse un emblème de vanité, de complaisance, d’égocentrisme, d’autosatisfaction, et donc porteur de toutes les superstitions afférentes. Par exemple, vu en songe, le narcisse est de mauvais augure, ou bien : « Un fiancé n’offre jamais de narcisse à sa promise. Le parfum de cette fleur maléfique la rendrait à tout jamais amoureuse d’elle-même et plus du tout de lui » (7). On ne peut donc faire de Narcisse un mufle égoïste, puisqu’il est victime, bien malgré lui, de la fleur-piège (dolon), à la manière d’une certaine Koré dont nous allons maintenant raconter un épisode demeuré célèbre : son rapt par Hadès.

John_William_Waterhouse_-_Spring_Spreads_One_Green_Lap_of_Flowers_(1910)

Les vers 4 à 20 de l’hymne n° 2 pour Déméter décrivent l’enlèvement de Koré, jeune fille en fleurs, par le truchement de la fleur-piège, le narcisse et son envoûtant parfum. Elle « cueillait des fleurs, roses, crocus et violettes aimables dans une prairie d’herbe douce, flambes d’eau, jacinthes et ce narcisse, piège pour la fille […] A partir de la racine cent têtes venaient à fleurir et le parfum le plus doux faisait sourire la terre et, par-dessus, le ciel immense, et les vagues salées de la mer. Elle soudain tressaillit, leva ensemble les deux mains pour prendre ce beau jouet » (8). On connaît la suite, la divinité chthonienne Hadès surgit du sol et s’empare de celle qui deviendra désormais Perséphone. Mais arrêtons-nous juste à l’instant où Koré pose les yeux sur le narcisse. Cette vision éblouissante d’une fleur étonnante et brillante doit attirer l’œil de Koré. La stupéfaction de la jeune fille ressemble en tout point à celle de Narcisse (à la différence près que c’est la stupéfaction de Narcisse qui crée la fleur qui porte son nom, alors que la stupéfaction de Koré est provoquée par le narcisse lui-même). De plus, le pré tendre dans lequel la scène se déroule est propice aux entretiens amoureux, sous-tendus par le parfum mirobolant du narcisse « qui évoque clairement le code des senteurs mobilisé par l’érotique grecque » (9). En effet, dans les fleurs de narcisse, on trouve ce que l’on appelle de l’huile de narcisse. Très rare, elle nécessite une tonne de fleurs pour n’en obtenir qu’à peine 70 g (rendement : 0,007 % !) destinés spécifiquement à la parfumerie de luxe. Pour cela, on cultive le narcisse en grand en Suisse, aux Pays-Bas, au Maroc, en Égypte, en France (Auvergne, Hautes-Alpes). Koré est pétrifiée, médusée même. Elle semble être l’objet d’une pratique digne d’Athéna narkaîa : « l’épiclèse narkaîa mérite […] attention. Elle ramène à ce mode d’intervention d’Athéna, qui s’exerce sur et par la vue. En effet, cette épiclèse est formée sur le substantif narké qui désigne […] un état physico-psychique (l’engourdissement, la torpeur) » (10). Non seulement Koré est engourdie par la vision du narcisse, mais, de plus, le parfum de cette plante ravissante participe-t-il au rapt de Koré. En effet, ravir, c’est « entraîner avec soi », « enlever de force ». On peut donc dire de Koré qu’elle présente les symptômes d’une intoxication au narcisse (paralysie, engourdissement), chose qui a dû grandement bénéficier à Hadès. En cela, le parfum peu ordinaire du narcisse y a aidé. On décèle, en lui, des notes de rose, d’iris et de violette (trois plantes qu’on rencontre aussi dans la prairie dans laquelle l’enlèvement de Koré a lieu), mais aussi de fleur d’oranger, de tubéreuse, de jasmin, d’œillet et d’ylang-ylang, soit un ensemble de plantes lourdement chargées en pouvoir érotique…

Pratiquement oublié du Moyen-Âge, il faut attendre le XIX ème siècle pour que fleurissent de multiples observations et recherches au sujet du narcisse. Dans l’ensemble, le narcisse est vomitif, purgatif et toxique à hautes doses. Le bulbe est la partie la plus vomitive (drastique). Les fleurs sont laxatives, antispasmodiques, antidiarrhéiques, antidysentériques, émétiques, enfin plus ou moins fébrifuges. Elles relèvent des affections suivantes : coqueluche, affections catarrhales pulmonaires, toux convulsive, asthme, diarrhée chronique, dysenterie, diverses maladies convulsives et nerveuses (névralgie, chorée, hystérie, épilepsie). Comme on le constate avec aisance, le narcisse a pour vertu d’apaiser, de calmer, d’immobiliser. Il n’est guère étonnant qu’il ait été choisi par les Anciens pour illustrer au mieux les deux extraits mythologiques que nous avons abordés. La phytothérapie reconnaît au narcisse une voie d’absorption privilégiée : la voie orale, par l’intermédiaire d’une infusion de fleurs sèches ou de poudre de fleurs sèches mélangée à du miel. La teinture-mère (existe-t-elle encore ?) est utilisée en cas de diarrhées, nausées, maladies broncho-pulmonaires, troubles cardiaques. Cependant, retenons qu’une dizaine de grammes d’extrait de narcisse est neurotoxique. On prendra donc soin de ne pas suçoter une tige de narcisse comme on le fait d’un brin d’herbe, sachant que, chez l’homme, les symptômes d’intoxication sont les suivants : constriction de la gorge, nausée, diarrhée, inflammation des voies digestives, paralysie, défaillance, sueurs froides, douleurs dans les membres, engourdissement général.


  1. Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, p. 132
  2. Ovide, Métamorphoses, Livre 3, p. 140
  3. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome 2, p. 236. Dans un conte traduit de l’hindoustani et intitulé La rose de Bakawali, on croise un motif assez similaire à l’épisode décrit pas Angelo de Gubernatis, bien qu’il soit inversé comme un parfait reflet : c’est le narcisse (le Soleil), dont la fleur ressemble à un œil, qui demeure dans une continuelle stupéfaction à la vue des yeux noirs et languissants de sa sœur, la fée du ciel (la Lune).
  4. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 669
  5. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 124
  6. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, p. 658
  7. Pierre Canavaggio, Dictionnaire des superstitions et des croyances populaires, p. 175
  8. Hésiode, Hymnes homériques, pp. 179-180
  9. Marcello Carastro, La cité des mages, p. 83
  10. Ibid. p. 79

© Books of Dante – 2016