L’if (Taxus baccata)

A l’école primaire, la biologie nous apprend que l’on distingue les feuillus des conifères en raison de différences botaniques bien marquées. A considérer l’if, l’on est, bien entendu, tenté de le ranger dans cette seconde « famille », qui porte parfois le nom de « résineux ». Mais si l’on veut rendre fidèle son identité par le détail, l’if s’oppose à cette catégorisation hâtive. Il se différencie des conifères classiques dans le sens où ses épines ne sont pas épineuses. Puis, selon l’étymologie, le mot conifère, nous explique ceci : qui fabrique des cônes. Or, l’if ne porte aucune « pomme de pin » sur ses branches, mais des « baies », d’où le surnom latin de baccata. Enfin, dernier détail et non des moindres, l’if ne sécrète absolument aucune résine ! Ainsi, malgré son immense souplesse, l’if n’est pas prêt à se laisser ranger dans telle ou telle case, bien qu’il se rapproche davantage des conifères par ses « feuilles » persistantes qui lui font un petit air de sapin. Notons cependant que la yeuse (ou chêne vert, Quercus ilex), classée parmi les feuillus, possède elle aussi un feuillage semper virens. Alors que le mélèze, autre conifère, voit ses aiguilles tomber à l’approche de la morne saison. Nous voyons que les choses ne sont pas toujours aussi tranchées et que ces quelques éléments nous obligent à ne pas les regarder par le plus petit bout de la lorgnette.

Taxus baccata, donc. Tel est le nom latin de l’if. Ce mot, taxus, découle d’un terme beaucoup plus ancien, tecs, terme qui rend compte de la facilité avec laquelle l’on peut travailler et sculpter le bois d’if, mais également la docilité avec laquelle il se laisse tailler. C’est une véritable pâte à modeler végétale que cet arbre-là : par la souplesse de son bois, la qualité de sa coupe et de sa taille, il se prête, sans broncher, à toutes les fantaisies. Mais derrière ce taxus se cache bien plus que des talents d’ébéniste ou de jardinier paysagiste. Par dérivation, tecs devint, en grec, toxos, « arc » et toxon, « flèche » (qui, lui, porte le double sens de « flèche » mais aussi de « flèche empoisonnée »). C’est donc à partir de lui que l’on forgea le mot toxique (1). La question de la toxicité de cet arbre est connue depuis l’Antiquité : il ne faut pas être né de la dernière pluie pour avancer que l’if contient un poison, cela on le sait depuis belle lurette. En revanche, l’on peut plus difficilement saisir sa relation à l’arc : son bois imputrescible offre matière à la fabrication d’objets usuels depuis les temps préhistoriques, comme des peignes et d’autres petits objets utilitaires, mais aussi, et surtout, des armes : boucliers, hampes de lances et manches de haches. Également des corps de flèches et des arcs, comme le prouve la découverte qui fut faite en 1991 dans un glacier à la frontière de l’Italie et de l’Autriche : la célèbre momie surnommée Ötzi, accompagnée d’un arc en bois d’if, vieille de 5500 ans. Cela dénote que l’if est une espèce végétale que l’homme a « apprivoisée » il y a déjà fort longtemps, et que l’invention de l’arc en if n’est pas aussi récente que cela (2).
Non seulement les Celtes taillèrent des flèches dans du bois d’if, mais employèrent le poison contenu dans les feuilles de cet arbre pour en enduire les pointes, procédé qui ne se destinait en rien à la chasse mais à la guerre : en effet, un animal intoxiqué par l’if porte dans sa chair la trace du poison. Consommer cet animal expose à s’intoxiquer à son tour. L’if n’est donc pas le bois du chasseur, mais celui du guerrier, et incarne, pour beaucoup, une symbolique martiale et militaire. C’est lui, par exemple, que l’on lit dans le nom de ce jeune guerrier irlandais qu’était Ibarsciath (= « bouclier d’if »). Un autre guerrier – Jules César –, dans La guerre des Gaules, fait état de la tribu des Éburons dont l’un des deux rois, Catavulcos, se donna la mort après la défaite d’Ambiorix, en ingérant du suc de feuilles d’if. Chez les Éburons, l’if, c’est à la vie à la mort, puisque le nom de ce peuple provient du mot eburovices (exactement : aulerci eburovices = « combattants par l’if »), qui descend lui-même d’evor, « if ». Aujourd’hui, l’on connaît encore les Ébroiciens, c’est-à-dire les habitants de la ville normande d’Évreux à laquelle l’if a donné son nom, ainsi qu’à la ville d’Évrecy dans le Calvados. Mais il n’est nul besoin de lire César pour savoir que l’if est animé d’intentions délétères : on en a pris connaissance depuis le temps de Théophraste au moins, c’est-à-dire au IV ème siècle avant J.-C. Puis ce fut au tour de Nicandre de Colophon de relayer cette toxicité (Alexipharmaka, II ème siècle avant J.-C.), de Pline et Dioscoride, l’if faisant partie, alors, de l’arsenal des empoisonneurs du temps de l’empereur Auguste : « pris par la bouche, explique Dioscoride, il refroidit tout le corps, ‘étrangle’ et finalement il tue en peu de temps ». Pline relate également la toxicité de l’if, signalant que des tonneaux en bois d’if communiquent au vin qu’ils contiennent une partie de son pouvoir mortifère. Il s’agit là d’une toxicité indirecte, de la même nature (ou presque) que celle, curieuse, que l’on rapporte depuis au moins 2000 ans : même sans contact direct, se tenir auprès d’un if quelque temps n’est pas sans danger. C’est ce qu’écrit Sextius Niger : « Son poison est en Arcadie si actif qu’il tue ceux qui dorment ou mangent sous l’arbre. Certains disent que c’est l’origine du mot taxique, ancien nom du poison dans lequel on trempe les flèches ». Ce n’est pas un cas isolé. Durant l’Antiquité gréco-romaine, cette croyance voulait que quiconque s’arrêtait, se reposait ou faisait la sieste à l’ombre de cet arbre était nécessairement victime d’émanations toxiques qui en provenaient. Cette réputation n’est pas restée cantonnée qu’à la seule Antiquité puisqu’au XIX ème siècle, elle était encore vive dans les campagnes italiennes, comme en Lombardie, où l’arbre était donné coupable de provoquer la « fièvre », accusation qui dépassa le cadre de la ruralité et dont Cazin témoigne durant le même siècle. Après avoir rapporté le cas de quelques praticiens qui ne rencontrèrent aucun des inconvénients auquel expose généralement l’if, le docteur Cazin relate ceci : une jeune fille passa la nuit sous un if, et le lendemain, sa peau s’était couverte de ce qui ressemblait à une éruption miliaire (3). « Pendant les deux jours qui suivirent, ajoute-t-il, elle demeura dans une sorte d’ivresse » (4). Faut-il l’appeler ifresse ? Cette idée de toxicité à distance qui rappelle celle du noyer, est particulièrement tenace et évoque la manière dont les guerriers celtes faisaient transporter la toxicité de l’if par voie aérienne, l’arc, toxos, portant la toxicité de la flèche, toxon, au loin. Mais celle-ci sert des desseins criminels. Qu’en a-t-il donc à faire, l’if, que, se reposant sous son feuillage, on s’en relève dans un état second, quand on ne s’en relève pas du tout ? Reposer sous un if, n’est-ce pas là une façon édulcorée d’indiquer le trépas par le biais d’un arbre pourvoyeur de toxines dont on ne connaît aucun antidote ? Qu’importe. Parfois, la superstition est beaucoup plus appuyée que le bon sens. A une époque, on faisait des procès aux animaux avant, éventuellement, de les passer par les armes selon la gravité des charges qui pesaient sur eux. L’if, bien que végétal, est l’une de ces autres victimes de la bêtise humaine : sa toxicité est telle qu’on en est venu à l’éradiquer des forêts européennes pour des cas d’empoisonnement sur le bétail (bœufs, vaches, moutons), les animaux de trait (chevaux, ânes) et de basse-cour (poules, poulets), tandis que d’autres animaux (souris, cobayes, lapins, chats, chevreuils) semblent immunisés. De même que les ânes de Toscane, les chroniques du Père-Lachaise rapportent que des chevaux assignés aux corbillards avaient la fâcheuse tendance à brouter des aiguilles d’if durant les enterrements. Gourmandise pour le moins fatale qui nous mène droit au cimetière.
Dans le monde celte, l’if, qui est l’un des cinq arbres sacrés, est un arbre funéraire, et cet arbre dont les Celtes disaient qu’il incarnait l’arbre primordial, était aussi un arbre de justice : sur des tablettes de bois d’if, les druides gravaient la condamnation à mort des coupables, puis on les passait au feu. Cela n’était qu’une fois intégralement consumées que les coupables étaient censés se dessécher sur pied. De là, sans doute, a-t-il acquis un caractère néfaste et inquiétant, à l’image de l’if, ingrédient du brouet des sorcières, en compagnie de la ciguë, dans le Macbeth de Shakespeare. L’arbre fatal est symbole d’immortalité, car s’il corrompt, il ne se corrompt point lui-même. Ou si peu. La présence de l’if dans les cimetières est attestée de la Grande-Bretagne jusqu’aux rivages de la mer Méditerranée : elle dit toute l’étendue du monde celte d’il y a 2000 ans. Son immortalité est soulignée par son caractère toujours vert et par sa longévité à l’épreuve du temps qui en font un être hors du commun. Citons quelques-uns de ces ifs remarquables :

– En France : au nord du département de l’Eure : La Haye-de-Routot, dont le cimetière abrite deux ifs dont l’âge est estimé à 1500 ans. Ces ifs millénaires au tronc creux hébergent l’un une chapelle dédiée à sainte Anne, l’autre un oratoire à Notre-Dame de Lourdes. Au Nord-Ouest d’Évreux, se trouve dans le cimetière du village Le Troncq un if creux dont l’écorce se referme sur la statue de la Vierge qu’on y a placée. Il ne dépasserait pas le millénaire toutefois (800 ans). Puis vient, toujours en Normandie, mais dans le département du Calvados, l’if du cimetière d’Estry, à 40 km au Sud-Est de Saint-Lô. Cet arbre, creux lui aussi, qu’on estime être le plus vieil if de France, serait âgé de 1600 à 1700 ans.
– En Grande-Bretagne, il y en aurait, dit-on, de plus vieux encore : l’if du cimetière de Crowhurst, dans le Surrey, dont l’âge est compris entre un et deux millénaires, est sans doute plus jeune que ce vénérable if écossais de Fortingall, dont l’âge fort avancé (entre 2000 et 5000 ans !) en fait l’un des plus vieux arbres d’Europe.

L’un des deux ifs de La Haye-de-Routot au tronc creux abritant la chapelle dédiée à sainte Anne.

L’if de Crowhurst (Surrey, Angleterre).

Que ces cimetières se soient organisés autour d’ifs préexistants ou qu’il s’agisse de l’inverse importe peu : ce qui doit être remarqué ici, c’est la présence de ces arbres aux abords ou à l’intérieur de ces aires de repos que sont les cimetières, et sa nécessaire connexion avec le deuil, la tristesse, la solitude, en définitive la mort. Cette relation de l’if à la mort n’est plus à faire, de même pour le cyprès. Elle aura donné lieu à de nombreux éléments légendaires, comme celui-ci : « En Armor, on croyait naguère que les ifs, qui sont les âmes des morts, ne doivent figurer qu’en un seul exemplaire dans les cimetières, car ils poussent leurs racines dans la bouche de tous les morts qui y sont enterrés » (5). Il n’est donc pas étonnant de retrouver l’if étroitement associé aux enfers dans le monde hellénique (enfers, rappelons-le, qui diffèrent grandement de l’enfer tel que considéré par le christianisme). Poussant dans ces régions infernales, selon les mythologies il est l’un des attributs d’Hécate la triple, des Furies ou Érinyes, divinités vengeresses portant des torches de bois d’if. De même, les prêtres et les prêtresses de Déméter et de Perséphone, déesses chthoniennes, étaient couronnés de rameaux d’if et de myrte. Sans doute n’avaient-ils pas la crainte de la menace que cet arbre fit porter sur quiconque par la suite, comme le remarqua Lucrèce. Car ils virent en lui autre chose que la finitude : peut-être l’espoir d’une vie très différente de « l’autre côté, cet « Autre Monde » des Celtes, cette immortalité de l’âme que l’if incarne à merveille.
Ce qui rapproche davantage l’if de la mort, c’est que l’on n’aura pas idée, par exemple, de couper des rameaux d’if pour en décorer l’intérieur des maisons lors des festivités du solstice d’hiver, contrairement au houx, au lierre et au sapin, car cela serait inviter la mort chez soi. Si les Celtes préféraient plutôt planter des ifs au début de l’hiver, c’est parce que c’était là un moyen d’accéder à la connaissance de toute chose, à l’intelligence, à l’organisation aussi de cette science, prérogative s’exprimant à travers l’alphabet oghamique dont la portée est également divinatoire. Les planchettes sur lesquelles les oghams sont inscrits sont, traditionnellement taillées dans du bois d’if ou, plus couramment, dans du bois de noisetier, de sorbier ou encore de bouleau. Il faut puiser au sein de ces trois autres arbres (Coll le noisetier, Beith le bouleau, Luis le sorbier) pour faire entrer en ligne de compte les différentes symboliques qui les lient au monde des oghams, auxquels on peut ajouter Quert, le pommier, autre arbre sacré des Celtes, avec lequel l’if entretient des relations que, parfois, l’on ne soupçonne pas, comme ces deux anecdotes peuvent le mettre en lumière : l’« arbre à pommes », tout d’abord. « Selon cet usage qui remonte aux Celtes, on vend aux enchères une vingtaine de pommes – fruits de l’autre monde, symboles celtiques d’immortalité et de connaissance – fichées sur les branches taillées d’un if, le soir du 1er novembre » (6). Outre cette date temporellement importante, la somme d’argent récoltée se destinait à aider les familles frappées par le deuil. La seconde de ces anecdotes qui rendent compte de l’interrelation entre l’if et la pomme, tient en une très grosse métropole, New-York. « York, comme l’explique le regretté Jean-Marie Pelt, a la même origine avec, semble-t-il, un « recouvrement » de la racine par la désignation anglo-saxonne yew, qui a donné « if » [nda : en anglais moderne, yew signifie toujours if]. Ainsi la plus puissante métropole du monde, New-York, porte-t-elle un nom « gaulois », même si elle a choisi la pomme comme symbole » (7). Et, « gauloise », la pomme ne l’est pas moins.

Taxus découle aussi du grec taxis. Par exemple, taxi, qui n’est jamais qu’une apocope de taximètre, provient du grec taxis, « arrangement, ordre » ou mieux : ordonnancement, mise en bon ordre, en apprêt, en beauté. L’if est un être surnaturel : il marcotte. Un if central peut faire enraciner ses branches périphériques les plus basses qui, s’enfouissant dans la terre, forment comme une couronne tout autour de l’if principal. Le cœur de cet if primordial peut finir par disparaître, comme nous avons pu le constater chez les ifs remarquables de Normandie et de Grande-Bretagne. Se forme alors une cavité, un abri. Que sont-ce que ces lieux, quand ils ne sont ni chapelle ni oratoire, installés au creux d’un vieil if ? Rappelons-nous les émanations – réelles – de l’arbre, et l’« ivresse » que, parfois, elles suscitent… Rappelons aussi que l’if, par ce type de contact, peut engendrer un état de mort apparente accompagné d’un affaiblissement du pouls et de la respiration qui deviennent si imperceptibles, que la personne ayant inhalé ces émanations donne toute l’apparence de la mort. « Par temps chaud, il possède la particularité d’exsuder une vapeur que les chamans inhalaient pour déclencher des visions, des états de conscience extatiques et des voyages dans l’invisible permettant de visiter l’Autre Monde » (8). Qu’il soit là question de NDE ou de décorporation, l’on cherche à nous faire comprendre, grâce à l’if, ce qui se passe de « l’autre côté ». Cette mort, qui est-elle ? Qu’est-elle ? Quel est son sens ? L’ogham Ioho nous interroge à ces sujets, mais aussi aux moyens d’entrer en contact avec les défunts, la nécessité parfois et les dangers que présentent souvent les méthodes qui permettent d’y parvenir. C’est pour cela que l’if est à l’honneur durant Samain, moment temporel souvent décrit comme étant un lieu où se rejoignent les hommes encore vifs et ceux déjà morts, ainsi qu’esprits, entités et divinités. L’if, comme expression de la destinée et de la finalité, cherche néanmoins à faire dépasser l’idée de la seule mort charnelle du corps, les symboliques « chrétiennes » qu’on lui a associées devant être outrepassées, puisqu’il est davantage question, à travers Ioho, de morts symboliques, de transformations intérieures nécessaires et incontournables. Dès lors qu’on aborde l’if, il est capital de nuancer le propos en faisant référence, par exemple, à l’une des divinités celtes les plus connues, le Dagda, qui porte aussi le nom d’Eochaid, lequel contient une référence explicite à l’if, puisqu’il signifie : « qui combat par l’if ». Aussi ne sera-t-on pas surpris de le voir détenir une massue en bois d’if dont l’une des extrémités donne la mort, l’autre accordant la résurrection. C’est parce qu’il « maîtrise les éléments et le temps, les cycles temporels, donc l’éternité » (9), que la relation de l’if au Dagda s’illumine et fait inexorablement penser au serviteur de la roue, Mog Ruith, dont l’attribut, une roue cosmique, est elle aussi façonnée dans du bois d’if.
Malgré tout, l’if n’est pas que « mal », empoisonnement et destruction. Si l’on considère ce qu’en disait Hildegarde de Bingen au XII ème siècle, l’on se trouve projeté sur l’autre versant : l’Ybenbaum « est image de joie. Lorsqu’on brûle son bois, la fumée et les humeurs qui en sortent ne font de mal à personne […] Si quelqu’un se fait un bâton avec ce bois et le tient dans ses mains, celui-ci est bon et utile pour lui, la prospérité et la santé de son corps » (10). Après ce que nous venons de dire, cela paraît presque fou, mais l’on ne peut donner tort à l’abbesse, même si, durant des siècles, l’if fut regardé d’un œil mauvais, jusqu’à ce que des recherches plus poussées soient menées aux États-Unis puis en France dans les années 1960-1970. Elles aboutirent à l’obtention de molécules anticancéreuses. Comme quoi, la perle est assez souvent à côté du dragon !

L’if dit d’Europe est un arbre endémique à tout l’hémisphère nord : on le trouve autant en Europe, en Asie qu’en Amérique septentrionale, peuplant essentiellement les régions calcaires et montagneuses (de 250 à 1600 m d’altitude). Malgré le très grand âge qu’il lui arrive parfois d’atteindre, l’if n’est jamais un arbre gigantesque du fait de sa très lente croissance. Avec ses quinze mètres de haut maximum, il n’a jamais rien d’un géant. Habitué au sous-bois, en compagnie du houx, du fusain, du noisetier et du sureau, on le croise cependant plus souvent à l’état cultivé que sauvage. Dans ce dernier contexte, il est beaucoup plus rare qu’autrefois, ainsi en était-il déjà il y a une cinquantaine d’années en Europe.
Ses feuilles plates, brillantes au-dessus, mates en dessous, sont disposées en spirales sur les rameaux. Elles abritent deux types de fleurs sur des pieds distincts, l’if étant une espèce dioïque : des fleurs mâles à étamines (4 à 12) situées à l’aisselle des feuilles pourvoient à la dissémination printanière du pollen. Elles sont très nombreuses, bien davantage que les fleurs femelles qui prennent l’allure d’un petit bourgeon verdâtre, organe femelle en réalité, contenant un seul ovule nu, non enveloppé d’un ovaire, cerné cependant d’une « coupe » membraneuse qui, plus tard, donnera l’arille rouge et translucide au centre de laquelle est fixée une graine brune, dure et solide, ce qui est heureux, car très toxique : ainsi, avaler une « baie » d’if n’expose pas au même danger, d’autant que la dureté de sa graine empêche que des jeunes dents ne la mastiquent, l’arille étant, elle, comestible. Peut-elle, cette comestibilité, faire oublier la relative toxicité de l’if ? Peut-être pas. Mais après 5000 ans (au moins) d’usages multiples, l’if a offert au monde quelque chose d’insoupçonné jusqu’alors. C’est ce dont nous allons maintenant discuter.

L’if en (phyto)thérapie

Soucieux de faire tout ce qui était dans son pouvoir, le président des États-Unis Richard Nixon prit l’initiative, dans les années 60, de doter la science d’armes anticancéreuses à même de venir à bout de ce fléau à l’orée de l’an 2000. Plus de 35000 espèces végétales furent passées au crible, avant qu’on ne s’arrête devant une molécule inconnue extraite de l’écorce de l’if du Pacifique (Taxus brevifolia), à qui l’on fit prendre le nom de taxol en 1971. L’if n’étant pas arbre à se laisser abattre, il donna bien du fil à retordre à la recherche, puisque de 1983 à 1993 plus de trente équipes scientifiques américaines s’attelèrent à la synthèse du taxol. Fort complexe, il ne se laissa pas synthétiser de cette façon. Face à cette réticence de l’if, les Américains prirent le problème à bras le corps si je puis dire, et décidèrent d’écorcer une effarante quantité d’ifs du Pacifique, dont, comble de malchance, beaucoup périrent. Le gain fut minime pour ne pas dire ridicule : une douzaine de milliers d’if donnèrent, en tout et pour tout, seulement deux petits grammes de taxol en 1988 !… Pas de quoi pavoiser, alors que la date butoir de l’an 2000 approchait à grands pas. Outre la difficulté posée par la synthèse du taxol, il se trouve qu’un autre problème de taille a imposé une contrainte nouvelle aux hommes : comme le montrent assez bien les très fins anneaux de croissance de l’if, cet arbre croît très lentement. Il fut donc impossible d’imaginer et encore moins de planifier une culture en grand d’ifs du Pacifique.

L’écorce de l’if du Pacifique.

Parallèlement, en France… Ayant eu vent des recherches américaines, le professeur Potier s’intéressa de plus près à l’if dès 1979. Cela tombait fort bien, puisque le percement d’une route dans le parc du laboratoire de chimie des substances naturelles du CNRS basé à Gif-sur-Yvette (11) dans le département de l’Essonne, obligea à l’abattage d’ifs d’Europe centenaires.
Riche de cette matière première disponible, le professeur Potier s’attelle, lui aussi, à la tâche. Il parvient à isoler une molécule différente du taxol, le 10-désacétyle-baccatine III, précurseur du taxotère, non pas dans l’écorce mais dans les pousses de l’if européen. Cette nouvelle molécule, beaucoup plus efficace que le taxol, présente aussi l’intérêt d’être plus facilement obtensible. Cependant, un problème survint : « On s’aperçut que dans les cancers du côlon notamment, les cellules cancéreuses résistent volontiers au taxotère, raconte Jean-Marie Pelt. En fait ces cellules expriment des gènes de résistance aux drogues qui fabriquent une sorte de protéine vigile : lorsque cette protéine voit arriver le taxotère à proximité de la cellule, elle bloque son entrée et annule ainsi son activité. En employant un dérivé masqué, très voisin mais non identique, on peut tromper la protéine vigile, qui laisse alors entrer la molécule camouflée, laquelle pourra remplir sa tâche en éliminant la cellule cancéreuse. C’est d’ailleurs une des préoccupations majeures des cancérologues que d’améliorer le transport de médicament jusqu’au lieu où il doit agir, sans détruire les organes sains et sans qu’il se détériore lui-même en cours de route » (12). D’où l’importance des leurres : l’if serait alors un cheval de Troie. Par ailleurs, à bon arc et à bonne flèche, il faut un bon tireur. Ce n’est que dans des mains expertes que l’if fait mouche. C’est donc pour cela que l’automédication, avec l’if, est interdite, sinon formellement déconseillée : l’on ne peut pas imaginer se faire une infusion de feuilles d’if, comme on décocte des bourgeons de pin. Cela serait malséant et inutilement dangereux. Quand on pense que la seule sciure de bois d’if peut provoquer des maux de tête et son branchage, lors d’une taille, l’apparition d’irritations cutanées, l’on se gardera de faire une telle sottise.
Outre cet usage précis et méticuleux de l’if dans certains cancers (sein, ovaire, poumon) localement avancés ou métastasés, les recherches se sont étendues aux possibles vertus antipaludéennes et antidiabétiques de l’if. Autrefois, les poudres de bois ou de feuilles, ainsi que les extraits aqueux ou vineux servirent tout de même un peu en cas d’affections rhumatismales, scrofuleuses et urinaires. Les fièvres intermittentes, ainsi que l’aménorrhée, les amygdalites, la diphtérie, le rachitisme et le scorbut se trouvèrent bien de l’usage de l’if européen en thérapie. La pulpe de l’arille ne fut pas non plus oubliée : adoucissante, antitussive, laxative et diurétique, sa gelée ou son sirop s’administrait en cas de toux chronique et coquelucheuse, de catarrhe vésical, de gravelle, etc.
Mais cela n’est pas vraiment ce que l’on a retenu de l’if, ses baies rouges jouant le rôle d’un signal qui alerte sur la toxicité de cet arbre, mais qui, on l’a oublié, ne s’étend pas à son intégralité. C’est pourquoi on lit encore çà et là que l’arille rouge des baies d’if est aussi toxique que le reste, c’est-à-dire l’écorce, le bois et les feuilles, lesquels se caractérisent tous par l’alcaloïde amer et toxique qu’ils contiennent, la taxine. Voici ce que l’on a remarqué et qu’il faut prendre en compte quand on s’approche de l’if : ce sont principalement les feuilles les plus âgées qui sont pourvoyeuses des substances toxiques, les jeunes pousses l’étant beaucoup moins. La dessiccation renforce l’agressivité de la taxine. Enfin, l’ébullition n’amoindrit pas la toxicité des feuilles d’if.
Les plus légers cas d’intoxication à l’if relatent nausées, vomissements et diarrhées. Au-delà, ce sont des effets beaucoup plus redoutables qui sont à craindre. L’if irrite, par son âcreté, l’ensemble du tube digestif et de la poche stomacale, qu’il enflamme et endolorit. Ensuite, il porte son action sur la respiration et la circulation : il ralentit le pouls, abaisse la pression sanguine, perturbe le rythme cardiaque. Puis, non sans avoir tuméfié le foie et enflammé les reins, il provoque crampes, vertiges, assoupissement et syncope. Enfin, il amène, parce qu’il est un poison du cœur, un arrêt cardiaque, le plus souvent accompagné d’un arrêt respiratoire faisant suite à une cyanose et un coma.
Voilà ce qu’il en est de la toxicité de l’if qui n’est pas autre chose que le résultat d’une main malhabile ou criminelle. Or, l’if, ne souffre pas l’approximation, mais requiert, tout au contraire, de la précision, de l’exactitude et de la sagesse. C’est bien pour cela qu’on le trouvait entre les mains des druides il y a de cela des milliers d’années.


  1. La racine tox est visible en français, en anglais, en allemand, en hollandais, en espagnol, en portugais, en roumain… C’est dire l’universalité déjà fort ancienne de l’if et, surtout, la pérennité de tox dans le temps, à l’image de celle de l’if.
  2. Durant la Guerre de Cent Ans, lors de la bataille de Crécy (26 août 1346), les archers anglais infligèrent une sévère défaite aux Français. Les Anglais étaient alors équipés d’arcs solides et flexibles, très longs, en bois d’if : les long bow. Leur supériorité technique paya encore lors de la bataille d’Azincourt (25 octobre 1415). L’affirmation selon laquelle l’arc en bois d’if est une invention anglaise est donc démentie par Ötzi.
  3. Ce sont des « boutons apparaissant lors d’une forte chaleur et accompagnés généralement de fièvre ».
  4. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 485.
  5. Jacques Brosse, Mythologie des arbres, p. 257.
  6. Nadine Cretin, Fête des fous, Saint-Jean et belles de mai, une histoire du calendrier, p. 187.
  7. Jean-Marie Pelt, Les nouveaux remèdes naturels, p. 93.
  8. Julie Conton, L’ogham celtique, pp. 298-299.
  9. Ibidem, p. 299.
  10. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 177.
  11. Cela est-il un nom prédestiné que ce Gif-sur-Yvette ? Il est, en tous les cas, phonétiquement très proche du mot ivette, nom d’une plante connue comme étant la bugle petit pin, Ajuga chamaepitys, ivette descendant, par le truchement du celte ivos, de l’if. L’étymologie, bien qu’elle soit indécise à ce sujet, attribue à Yvette une autre origine : provenant du mot ive, cela ferait référence, non pas à l’if, mais à l’eau, ce qui nous détourne de l’ivresse… Je trouve néanmoins fort intéressant ce petit clin d’œil qui signale, sans le vouloir, l’if à l’attention de la science, laquelle n’est pas passée à côté.
  12. Jean-Marie Pelt, Les vertus des plantes, pp. 91-92.

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