La fougère mâle (Dryopteris filix-mas)

La propriété majeure de cette fougère fut déjà repérée par les Anciens dont Théophraste qui relatait ses effets vermifuges. Bien d’autres l’imitèrent à raison dans cette voie : Pline, Celse, Aëtius, Scribonus Largus, Galien, etc. Plus que d’être vermifuge, elle est précisément ténifuge, c’est-à-dire qu’elle débarrasse l’intestin de cet hôte peu désirable qu’est le ver solitaire. Dans le quatrième livre de la Matière médicale, Dioscoride nous offre un assez joli portrait botanique de la « feuchiere masle ». Bien évidemment, lui aussi connaissait la vertu vermifuge du rhizome de cette fougère, bien plus efficace si on l’accompagne de scammonée et d’hellébore noir, deux purgatifs. Effectivement, il peut arriver à cette fougère de tuer puis d’expulser le ténia, mais, parfois, elle ne fait que le tuer. Pour qu’il sorte par les voies naturelles, il faut donc user d’un purgatif contrairement à d’autres vermifuges. Ceci dit, la fougère mâle a l’avantage d’opérer sans douleur ni inconfort. Dioscoride met aussi en avant une propriété redoutable : « si une femme l’emploie, elle ne concevra pas, si elle marche dessus, elle avortera » (1). Cela est encore davantage exagéré par Théophraste qui précise « que si l’on en fait absorber à une femme enceinte, on la fera avorter et que, si elle n’est pas enceinte, elle deviendra stérile ». Évacuer un ver solitaire peut avoir fait imaginer qu’il en allait de même du fœtus, lequel est regardé, durant l’Antiquité, souvenons-nous en, comme un parasite. Ainsi, une propriété vermifuge s’apparente-t-elle à une propriété abortive. Ceci dit, mentionnons que certaines plantes, reconnues comme de véritables vermifuges (tanaisie, absinthe…), sont également abortives. C’est une remarque, non la volonté d’établir une règle, bien entendu. Depuis lors, on a dénié, à bon titre semble-t-il, à la fougère mâle, toute efficacité sur la sphère gynécologique. On est parfois allé jusqu’à lui retirer cette propriété qui s’avère bien réelle, celle d’évacuer le ténia et autres vers. Pourtant, on comptabilise de nombreuses réussites où la fougère mâle se paya le luxe d’agir seule : ainsi, on ne pouvait laisser sous entendre qu’en réalité c’était les autres plantes qui l’accompagnaient qui agissaient là où elle ne faisait que de la figuration. Envers et contre tout, on la retrouve à la Renaissance, abordée par Matthiole, qui reprend les auteurs antiques, après que la fougère mâle ait été peu distinguée des autres fougères (Albert le Grand) ou assez peu étudiée au regard de ses propriétés médicinales, comme c’est le cas chez Hildegarde qui la conseille néanmoins contre la paralysie, les affections oculaires et auriculaires, la perte de mémoire, mais qui ne dit absolument rien de ce qui est sa vertu première : celle de chasser les vers, chose pour laquelle Andrés Laguna de Segovia (1499-1559) la recommandait alors que d’autres humanistes de son temps se perdaient en considérations peu sérieuses… Puis, la fougère mâle « eut à subir ensuite une longue période de discrédit jusqu’au XVIII ème siècle, époque à laquelle le charlatanisme la tira de l’oubli où l’avait laissée la médecine officielle » (2). « C’est ainsi que le roi de Prusse, Frédéric II, acheta à un apothicaire de Neuchâtel, Daniel Matthieu, une recette […] contre une rente de 200 thalers et le titre de conseiller royal. De même, après que le chirurgien Nouffer eut longtemps vendu, puis légué à sa veuve, un remède mystérieux contre le ténia, Louis XV, sur le bruit des merveilleux succès obtenus par la drogue sur des personnes de la famille royale, fit l’achat du secret, afin de le divulguer, contre 18000 livres » (3). Par ailleurs, il est dit que c’est Louis XVI qui s’acquitte, non pas de 18000 livres, mais de 1800 « seulement », ce qui est une somme énorme pour l’époque, laquelle ne doit pas plus vous faire hausser les épaules que cette fastueuse dépense élyséenne commise pour une vaisselle – de la porcelaine – hors de prix. Qu’importe. La fougère trouble le sens. Il n’y a qu’à considérer certains de ses effets secondaires : défaillance, perte de connaissance, etc. Comme la mort survient dans certains cas, d’aucuns pensent avoir eu raison de ranger cette plante au côté du malin. Mais avant d’en arriver là, on se rend compte que la folie provoquée par la fougère génère de la part des têtes couronnées autant de frénésie que celle qui s’emparait des campagnards à l’approche de la Saint-Jean où, pour la cueillir, il était indispensable d’être pieds nus, en chemise et en état de pureté. Ce qui, je pense, obligeait les esprits à se calmer. La fougère, du moins ses « graines », était considérée comme un sésame permettant de découvrir sans effort des trésors cachés mais également de retrouver des animaux égarés, de dominer sur la terre et sur l’eau, de toucher la bonne fortune dans les jeux d’adresse et de hasard, de faire tomber la pluie, de connaître le présent et l’avenir, de se préserver des serpents, enfin de défier et de conjurer le diable. Cette plante sacrée prenait place dans bien des croyances populaires de ces peuples que l’on qualifiait de barbares lorsqu’on appartenait soi-même au monde grec ou romain, à savoir les Celtes, les Slaves et les Germains. En Allemagne, la fougère d’Hildegarde (Farn) était considérée par l’abbesse, bien plus que par ses qualités médicinales, comme un véritable talisman permettant de résister à tous les charmes magiques par poupée d’envoûtement, mauvaise vision, « poison »… C’est une plante qui chasse tous les esprits immondes, en particulier durant la nuit du solstice d’été/nuit de la Saint-Jean. Bien des rituels furent mis en œuvre comme, par exemple, celui consistant à placer sept graines dans sa poche le jour de la Saint-Jean. La fougère étant une plante sans fleur ni graine, il est plus que probable que ce rituel avait toutes les chances de ne pas aboutir. En réalité, il ne s’agit nullement de graines, mais de sores, lesquels avaient bien d’autres pouvoirs comme celui de se rendre invisible. Il y eut tant et tant de superstitions – entre autres relayées par des auteurs comme Brunfels (1534) et Bock (1551) –, qu’en 1612, le synode de Ferrare en vint à interdire la récolte de sores de fougères à l’approche de la Saint-Jean ! (4) Au dos d’une feuille de fougère on peut, en effet, voir de petits amas plus ou moins globulaires de couleur jaune qui peuvent figurer de petits soleils. « Il n’y a pas de doute qu’ici la fougère joue le rôle de plante solaire, affirme Angelo de Gubernatis, et qu’elle représente tout spécialement le soleil tournant sur lui-même au solstice d’été » (5). La fameuse fleur de fougère, assez souvent évoquée comme un saint Graal, ne serait-elle pas tout bonnement une figuration du soleil, sinon de la foudre, et donc de l’éclair révélateur ? Hildegarde de Bingen insiste particulièrement sur cette nature solaire de la fougère, en particulier son suc : « destiné à contenir la sagesse, il se trouve dans la partie bonne de la nature, en signe de bonté et de sainteté » (6). Pour Hildegarde, cette fougère du nom de Farn possède « beaucoup de vertus analogues à celles du soleil : en effet, de même que le soleil illumine ce qui est obscure, de même elle met en fuite les apparitions fantastiques, et c’est pourquoi les esprits malins la détestent. Dans les lieux où elle pousse, le diable exerce rarement ses sortilèges, et elle évite et fuit les maisons ou les lieux où se trouve le diable […] L’homme qui en porte sur lui évite les sortilèges et les incantations des démons, ainsi que les paroles et autres visions diaboliques » (7). Hildegarde, qui semble avoir fait plusieurs fois le tour du sujet (suivre du regard l’exact contour d’une feuille de fougère est une activité minutieuse qui prend plus que quelques minutes), ne redoute pas, au contraire des Anciens de l’Antiquité grecque (Théophraste, Dioscoride), de mettre la fougère en présence d’une femme enceinte car la plante, forte de toutes ses vertus, peut accompagner la parturiente puis l’enfant quand il vient au monde : cela interdit au diable de s’en prendre à lui.
Les lieux où pousse la fougère, évoqués en filigrane par Hildegarde, vont nous mener à apporter quelques précisions grâce à des indices que l’on trouve dans le nom latin actuel de cette plante. Autrefois, la fougère mâle se nommait Polystichum, que l’on expliquait par deux racines grecques : poly, « plusieurs » et stichos, « rang », allusion probable aux rangées de sores que l’on découvre au revers de chaque feuille. Il a été abandonné au profit d’un autre qui insuffle davantage de poésie. Dryopteris se décompose en deux mots : drus, « chêne » et pteron, « plume d’aile ». C’est, à l’évidence, une évocation des grandes frondes de la fougère mâle figurant des plumes et qui ne dédaigne pas la proximité du chêne. Cette plante primordiale, rattachée à un très ancien passé auquel l’homme n’a aucun accès, peuple les sous-bois, lesquels demeurent, dans l’esprit de beaucoup, le repaire de la sorcière, cette même sorcière dont la fougère était le remède favori pour lutter contre, herbe parmi les plus populaires très prisée face aux « ténébreuses », chose à laquelle on croyait dur comme fer dans quelques recoins isolés d’Allemagne jusqu’au XIX ème siècle, contrée qui, décidément, entretient des relations très ténues avec la fougère (rappelons-nous des célèbres « mains de Saint-Jean » outre Rhin). Pour trouver la fougère mâle, il faut se rendre en forêt, où elle pousse en rond(e)… formant des touffes dessinant des entonnoirs. Une telle configuration est-elle bien naturelle ? Certainement pas, puisqu’elle nous jette tête la première dans le monde des fées, des créatures sylvestres et d’autres très certainement plus inquiétantes, chose, qu’elle-même, la fougère mâle ne laisse pas d’incarner : on crie haro contre ces matelas de fougère car, par ses feuilles, on assure que « que ceux qui reposent sur un tas de fougères peuvent éprouver des étourdissements, des maux de tête, et même tomber en sommeil mortel… » (8). L’audacieux qui oserait approcher de la fougère mâle pourrait constater une caractéristique bien troublante au dos de ses feuilles : l’on y voit bien de ces amas de sores, mais ils prennent, chez la fougère mâle, allez savoir pourquoi, l’allure de croissants de lune, qui plus est recouverts par une peau de couleur bleuâtre, l’indusie. L’on peut dire là que la fougère mâle quitte les sphères solaires pour entrer au sein du monde lunaire dont elle portera, bien malgré elle, les oripeaux. Pour exprimer le versant plus obscure qu’on a appliqué à la fougère mâle, visitons l’œuvre de ce conteur génial et truculent qu’était Jean-Baptiste Basile. Dans Le conte des contes, on en trouve un intitulé Les petites pizzas et se terminant pas cette maxime : qui pitié n’éprouve, pitié ne trouve. L’histoire nous raconte l’action de la vertueuse Marziella auprès d’une vieille femme à qui elle offre un peu de sa pizza, alors qu’elle s’en va, à la demande de sa mère, chercher de l’eau à la fontaine. En guise de remerciement, la vieille lui adresse ces bons mots : « Ah, que le Ciel te rende cette part d’amour que tu viens de m’offrir ! Je prie toutes les étoiles pour que tu sois toujours heureuse et épanouie, que des roses et des jasmins sortent de ta bouche lorsque tu respires, que des perles et des grenats tombent de tes cheveux lorsque tu les peignes, qu’éclosent des lys et des violettes sous tes pas » (9). Fleurs et pierreries sont bien au rendez-vous, ces dernières tapent un peu trop fort dans l’œil de la tante de Marziella qui, s’imaginant qu’on peut avoir rien sans rien, envoie sa propre fille, Puccia, à la fontaine, avec une pizza, dans l’espoir attendu que la fillette y fasse la rencontre de la vieille. Ce qui est le cas. Mais cette bourrique au caractère de goret qu’est Puccia n’accorde pas une seule miette à la vieille, méchante comme une teigne qu’elle est. Alors, la vieille entre dans une fureur noire et lui jette au visage cette imprécation : « Puisses-tu écumer comme la mule du médecin lorsque tu respires, que des poux tombent par poignées de tes cheveux lorsque tu les peignes, que poussent des fougères et des tithymales sous tes pas ! » (10). Par opposition à lis et violettes odorantes, Basile place fougères et tithymales dans le même sac. Tithymales ? Qu’est-ce ? C’est simplement le surnom qu’on octroyait à certaines euphorbes, des plantes violemment purgatives, parfait complément de la fougère vermifuge, deux plantes de circonstances puisque j’ai dit Puccia méchante comme une teigne. Nous pourrions mieux dire, et ce serait plus convenable ici : méchante comme un ténia. Tiens, pan sur le nez, vilaine Puccia ! En ce dernier cas, l’on accorderait à ces deux dernières plantes vertu contre la malignité… Elles ne s’opposent donc pas aux lis et aux violettes, elles les complètent.

La fougère mâle ne se distingue pas seulement par son mode de reproduction (que nous n’aborderons pas ici : pour cela, nous renvoyons le lecteur à l’article sur le polypode), mais par l’ensemble du vocabulaire qu’on utilise pour en décrire certaines parties. Comme chez toute fougère, la vraie tige est souterraine : elle porte le nom de rhizome et, parfois abusivement, celui de racine. Les racines, les vraies, existent bel et bien : fines, brunâtres et nombreuses. De ce rhizome émergent au printemps les futures feuilles, alors à l’état de crosse d’évêque : la feuille, enroulée sur elle-même, va se déployer au fur et à mesure de sa croissance. Ces feuilles, dès qu’on parle le langage des fougères, on les appelles des frondes dont la longueur peut atteindre 1,2 à 1,5 m au maximum. Particulière, la fougère mâle crée, grâce à ses frondes épaisses, des touffes circulaires en forme d’entonnoir. La « tige » de la feuille, qui forme un axe jaunâtre à sillon noir, n’est bien évidemment pas une tige, mais un pétiole suivi d’un rachis (11), ce dernier étant la partie de l’axe foliaire qui porte, non pas des folioles mais des pennes, elles-mêmes divisées en pinnules. Au dos de ces frondes, on trouve « à maturité des sores nombreux composés de sporanges contenant des spores » (12). Clair, non ? Ces sores, rangés deux à deux, sont tout d’abord protégés d’une couverture, pellicule bleuâtre du nom d’indusie, prenant chez la fougère mâle une forme de rein, de croissant de lune ou de fer à cheval, au choix.
Très commune dans les lieux frais aux sols riches (haies, buissons, rocailles, taillis, lisières de forêts, clairières), cette fougère marque un net penchant pour les aulnaies, les hêtraies et les frênaies, partout en France sauf en région méditerranéenne et à trop haute altitude.

La fougère mâle en phytothérapie

Il faut s’armer d’un piochon pour tirer de terre la matière médicale qui concentre la bonne moitié des propriétés thérapeutiques de la fougère mâle : un rhizome à carapace noirâtre et à cassure verte, d’odeur forte et un peu nauséeuse, de saveur douceâtre puis amère et quelque peu astringente, formant là des indices sur la qualité requise. En général, des rhizomes de cette condition présentent à l’analyse les substances suivantes : de l’acide filicique (3,5 à 8 %), de l’acide filicotannique (10 %), des acides gallique et acétique, de la résine, une huile grasse, de la cire, des sucres, de l’amidon, du tanin, enfin pigments, grosse quantité de potassium et quelques fragments d’une essence aromatique spéciale (0,5 %).
Ce n’est pas tout : la phytothérapie use également des toutes jeunes crosses qui sortent de terre au printemps. Outre huiles grasse et volatile, elles contiennent aussi des pigments, ainsi que de la résine, et sans doute des substances assez analogues à celles du rhizome : ce fameux acide filicique (ou filicine) dont on dit qu’il est constitué de plusieurs corps dont voici les principaux : l’aspidine (2 à 3 %), l’acide flavaspidique, l’aspidinine, l’aspidinol (0,1 %), la flavaspidine (2,5 %), la filixnigrine, la filmarone (5 %), autant de noms qui rendent encore plus curieuse et mystérieuse cette fougère mâle qui sera essentiellement retenue ici, sa consœur, la fougère femelle (Athyrium filix-femina) ayant été jugée moins active, voire inactive, donc inusitée.
Pour finir, mentionnons que les feuilles à l’état de frondes font, elles aussi, l’objet d’un usage thérapeutique.

Propriétés thérapeutiques

  • Anthelminthique (dont ténifuge : la fougère mâle paralyse les muscles du ver solitaire, ce qui l’oblige à se détacher de la paroi intestinale)
  • Insectifuge
  • Astringente, détersive, adoucissante
  • Dissipatrice de la fatigue
  • Réchauffante
  • Calmante, antispasmodique (?)

Pour Jean Valnet, « la fougère éloigne tous les maux, et procure au patient un repos complet » (13). S’il avait vécu au Moyen-Âge, bien qu’en d’autres termes, il n’aurait pas dit moins au sujet de cette plante.

Usages thérapeutiques

  • Parasitose intestinale (ténia, ascaride, oxyure, ankylostome, bothriocéphale) et hépatique (douve du foie)
  • Troubles de la sphère gastro-intestinale : colique, colique douloureuse
  • Troubles de la sphère respiratoire : maux de gorge, toux, coqueluche
  • Troubles locomoteurs : rhumatismes, algie et raideur rhumatismales, arthrite, sciatique, lumbago, crampe (pied, mollet), fatigue des pieds, douleurs goutteuses, rachitisme chez l’enfant
  • Troubles de la sphère vésico-rénale : catarrhe vésical, énurésie des enfants
  • Affections cutanées : plaie purulente, blessure, brûlure
  • Autres algies : céphalée, maux de dents
  • Éloigner les insectes (mouches, punaises, puces et la petite Puccia du conte de Basile ^^)

Modes d’emploi

  • Extrait éthéré (usage interne).
  • Poudre de rhizome mêlée à du miel (usage interne).
  • Décoction de rhizome dans l’eau ou le vin (usage externe : lavement, bain de pieds).
  • Macération alcoolique de feuilles fraîches (usage externe : friction, compresse, application locale).
  • Matelas de feuilles sèches (comme cela se faisait dans l’ancien temps en Bretagne, par exemple).
  • Feuilles fraîches appliquées localement ou glissées dans les chaussures.

Précautions d’emploi, contre-indications, autres informations

  • Récolte : le rhizome, par l’expérience, se montre plus efficace à l’état frais que sec. Selon les sources, il est préconisé de l’arracher à l’été, en fin d’automne ou carrément en hiver. L’inconvénient est que, d’emblée, il est difficile de prévoir, a priori, la potentielle activité de tel ou tel rhizome issu de telle ou telle station. Des facteurs comme l’altitude, l’exposition, la nature du sol, etc. donnent l’impression qu’ils participent à la bonne qualité du produit. Mais la part humaine y est pour beaucoup : l’on ne peut se contenter de récolter, il faut savoir aussi prévoir préparation, conservation, dessiccation, observation du degré de fraîcheur du produit avant toute utilisation : ces magnifiques tomates dorées par le soleil que vous venez de cueillir au jardin sont encore loin du gaspacho dont l’idée vient de vous traverser l’esprit si vous ne les apprêtez pas comme il faut et quand il le faut. De même, l’on n’imagine pas faire cuire des petits pois qui auraient attendu patiemment au bas du réfrigérateur : au bout de quatre à cinq jours après récolte, la peau se parchemine, les pois commencent à germer, etc.
  • Toxicité : celle de la fougère aigle (Pteridium aquilinum), dont on parle beaucoup en milieu rural puisque les troupeaux pâturant en pâtissent, ne doit pas faire oublier que la fougère mâle n’est pas entièrement inoffensive. En effet, en excès, cette dernière est susceptible de causer bien des désagréments qui m’apparaissent comme la preuve évidente de son efficacité : certains auteurs évoquent une sensation de malaise, ce qui est fort vague. Pour être plus précis, voici quelques éléments concernant une intoxication à la fougère mâle : action évidente sur la sphère gastro-intestinale (colique, nausée, vomissement, sensation désagréable dans le bas-ventre), troubles portés sur le foie, le cœur, la sphère respiratoire, la vessie, etc. Étrange. On semblerait retrouver le négatif de ce que dit Valnet et que nous avons cité plus haut : de même que, thérapeutiquement, la fougère mâle agit partout, sa toxicité s’applique de même, comme semble le prouver sa tendance à la lipothymie et au collapsus. De plus, l’on en tremble, l’on s’en convulse, et, d’un autre bord, l’organisme se paralyse et s’engourdit : chose que, déjà, la grande Hildegarde avait remarquée : la fougère mâle est utile quand il y a paralysie. Ce qui peut vouloir dire qu’elle l’utilisait peut-être à « doses homéopathiques ». Il y a une autre chose qui peut nous rappeler Hildegarde : elle voyait cette fougère utile contre les troubles oculaires. Or un surdosage de cette fougère peut mener à la cécité…
  • Pour bon nombre de ces raisons, on s’en remettra à un médecin phytothérapeute dès lors qu’un usage interne est à envisager. Il saura, lui, prescrire un extrait standardisé. En revanche, en médecine rurale, familiale, empirique, etc., on usera, en toute tranquillité, de la fougère mâle par voie externe. Si jamais vous deviez faire face à un bon et bien gras ténia, sachez que la graine de courge, la tanaisie, l’absinthe, l’écorce de racine de grenadier peuvent se substituer allégrement à la fougère mâle. Oui, c’est vrai, le ténia ne court plus autant les artères de notre anatomie depuis un temps que l’on peut penser, à tort, révolu : mais considérez le retour du scorbut aux États-Unis ou celui du choléra en Afrique du Nord… Bref. Au cas où vous auriez affaire à ce compagnon intérieur qui mange comme quatre, que vous n’auriez aucun médecin phytothérapeute (ni sous la main, ni sous le coude, encore moins sous le sabot d’un cheval), sachez que la bestiole ténia est parfois décrochée par la fougère mâle. Celle-ci, en mode anti-velcro, la détache de la paroi intestinale. A d’autres fois, elle l’envoie bouler, c’est-à-dire qu’elle la lourde par la porte, qu’elle l’expulse manu militari comme un sans-papier reconduit à la frontière. Et des fois, non, bien qu’en dise ceci Cazin : « c’est le mélange des corps gras et de la résine avec l’huile volatile qui donne à la souche de fougère mâle la propriété vermifuge » (14). Entendre que dans vermifuge, le « fuge » veut dire : faire s’enfuir. C’est un suffixe bien connu : fébrifuge, insectifuge, abrutifuge, démonifuge, etc. Et, d’ailleurs, parlant de démon qui vous suce, avez-vous déjà penché votre tête devant celle d’un ténia : c’est très très laid. Et l’on peut se demander, à juste droit, si l’on n’a pas récolté là la punition d’une faute assez abominable quand on voit la tronche de l’engin qui pousse la forfanterie à abandonner ses œufs avant expulsion définitive par la porte anale. Ou bien, s’il s’agit d’une forte tête, il se peut que cette dernière reste, tel un ultime vestige, scotchée comme la plus agressive des ventouses au dedans de vous. Et qu’elle reconstruise le ver, anneau par anneau, etc. Une pure jouissance !…
  • Alimentation : après ce que nous venons de dire/lire, sans doute serez-vous peu tenté… Les chroniques du royaume de France relatent que les paysans auvergnats procédèrent à la fabrication d’un pain composé de farine de blé rallongée avec de la poudre de rhizome de fougère bien qu’il ne soit pas mentionné laquelle fut usitée à cette fin. Un pain de disette, en somme. Aujourd’hui, on appelle ça un pain de régime. On fit ainsi au XVII ème siècle, puis au XVIII ème : d’autres chroniques rappellent la consommation de racines de fougère (entre autres), transformées en « farine », puis mêlées à d’autres plantes de temps de famine telles que les glands de chêne, les pépins de raisin, et dont on tirait une maigre provende. Aujourd’hui, on trouve en magasin bio de la farine de pépins de raisin, chose que j’ai naguère apprise lorsque je traînais mes guêtres dans une échoppe du genre : aux paysans français du XVIII ème siècle, ça ferait, je pense, tout drôle. De même qu’à moi. On nous casse la tête (enfin, gentiment, et jamais avec une massue) avec l’alimentation (soi-disant) « paléo ». Bientôt, si ça n’existe pas déjà, on partira faire des stages en forêt loin de Versailles pour manger comme le pratiquaient déjà avec dextérité les gueux du temps de Louis XV : « On ferait comme si on était au XVIII ème siècle », dit Jean-Eudes. « Oui, mon cancrelat », lui répond Mathilde, qui ajoute : « Attrapons ce faux cresson des fontaines (Apium nodiflorum) dans les douves du château pleines de foie, non, du château plein de douves du foie, beuh. Ah et pis merde ! Jean-Eudes, on rentre à Paris ? » « Pour sûr mon pou ». Etc. Chronique navrante. L’alimentation du temps du siècle des Lumières : une autre manière de se mettre au ver. Par ailleurs, dans des pays plus septentrionaux comme la Norvège, existe une tradition de consommation des toutes jeunes crosses comme d’autres le font des pousses de houblon ou de tamier. En France, l’on a voulu faire de même, réactiver cette tradition qui ne repose, en définitive, sur rien, en jetant son dévolu – oh ! comme c’est bête – sur la fougère aigle : non seulement elle n’est pas comestible, mais de plus elle est toxique : « elle n’est vraiment bonne que si elle reste blanche ! Dès qu’elle verdit », vous aussi (15). Voilà. Petite précision à destination des survivalistes d’opérette. En Sibérie, pour finir, on portait à ébullition de la bière dans laquelle on faisait barboter des rhizomes de fougère mâle. Cela donnait, dit-on, une agréable odeur à cette décoction qui prenait alors un goût de framboise. Sérieux ? J’en ai marre qu’on se foute de ma tronche avec cet article !
  • Autres usages : la cendre de fougère mâle participe à plusieurs industries : verrerie, savonnerie, fabrication de la porcelaine de Chine, etc.
    _______________
    1. Dioscoride, Materia medica, livre IV, chapitre 165.
    2. Henri Leclerc, Précis de phytothérapie, p. 25.
    3. Paul-Victor Fournier, Dictionnaire des plantes médicinales et vénéneuses de France, p. 408.
    4. Dans Les plantes magiques de Paul Sédir (p. 74), nous trouvons le passage suivant : « J.-F. Bonhomme, visiteur apostolique sous Grégoire XIII, défend, dans ses décrets (imprimés à Verceil en 1579) que l’on cueille de fougère ou de graine de fougère, d’autres herbes ni d’autres plantes à certain jour ou à certaine nuit, particulière dans la pensée qu’il serait inutile de les cueillir en un autre temps. « Si quelqu’un se rend coupable de telles superstitions qu’il soit sévèrement puni selon qu’il plaira à l’ordinaire des lieux. »
    5. Angelo de Gubernatis, La mythologie des plantes, Tome II, p. 146.
    6. Hildegarde de Bingen, Physica, p. 42.
    7. Ibidem, p. 41.
    8. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 239.
    9. Jean-Baptiste Basile, Le conte des contes, p. 88.
    10. Ibidem, p. 89.
    11. Le rachis de la fougère mâle fait écho au rachis de l’être humain, c’est-à-dire l’épine dorsale constitué d’un empilement de vertèbres formant la colonne. N’employait-on pas la fougère mâle face aux enfants dit rachitiques, soit atteints de rachitisme ? Il s’agit d’une maladie grave qui n’a pas grand-chose à voir avec le sens familier que l’on a donné ensuite au mot rachitique (vulgairement : rachtok ; je ne suis pas certain du tout de son orthographe). Le rachitisme est une mauvaise nutrition de l’ensemble des tissus « par carence (trouble de la fixation du calcium sur la substance osseuse), aboutissant à une déformation du squelette, principalement chez l’être humain, du rachis et des membres inférieurs » (Bordas, Logos, p. 2553). Au rachitique, il manque aussi de la vitamine D, d’où l’absorption obligatoire d’huile de foie de morue par les enfants du XIX ème siècle et d’une bonne partie du XX ème.
    12. Pierre Lieutaghi, Le livre des bonnes herbes, p. 236.
    13. Jean Valnet, La phytothérapie, p. 265.
    14. François-Joseph Cazin, Traité pratique et raisonné des plantes médicinales indigènes, p. 408.
    15. Bernard Bertrand, L’herbier toxique, p. 104.

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