Sorcières, sages-femmes & infirmières de Barbara Ehrenreich & Deirdre English

Éditions Cambourakis 2015

ISBN : 978-2-36624-122-8

Prix : 16 € TTC

Cet essai, qui fêtera ses 50 ans l’année prochaine, se subdivise en deux parties principales. Dans la première, les autrices s’essaient à montrer que la chasse aux sorcières organisée en Europe de 1450 à 1700 environ, n’est que le fruit d’une oppression de la femme par l’homme, en particulier à travers sa posture de savante et de guérisseuse. Cela est un épisode trop connu de notre histoire européenne pour que j’insiste plus longuement dessus.

Ce sur quoi je préfère m’attarder, c’est la seconde partie qui, pour nous autres Européens, nous est parfaitement inconnue (ou presque), bien qu’elle prenne pied aux États-Unis et à une époque moins reculée. C’est sur la base de cette lecture que je vous propose aujourd’hui une synthèse de ce sujet qu’il est parfaitement convenable de désigner ainsi : l’éviction des femmes des milieux médicaux aux États-Unis durant le XIXe siècle et leur relégation à des fonctions mineures dans ce domaine.

« Nommer sorcière celle qui revendique l’accès aux ressources naturelles, celle dont la survie ne dépend pas d’un mari, d’un père ou d’un frère, celle qui ne se reproduit pas, celle qui soigne, celle qui sait ce que les autres ne savent pas ou encore celle qui s’instruit, pense, vit et agit autrement, c’est vouloir activement éliminer les différences, tout signe d’insoumission et tout potentiel de révolte. C’est protéger coûte que coûte les relations patriarcales brutalement établies lors du passage du féodalisme au capitalisme »1.

Cet ouvrage représente une réaction face à la maltraitance institutionnelle et aux traitements injustes infligés aux femmes par le système médical des États-Unis dès le XIXe siècle. Cela se déclina selon deux volets : d’un point de vue du statut professionnel (de nombreuses femmes se retrouvant remisées à des tâches et des fonctions subalternes) et en tant que patientes (des traitement intensifs, hasardeux, parfois non discutés et donc non consentis, affectant dangereusement leur santé). Ces deux aspects furent placés sous la houlette condescendante et parfois méprisante des médecins, hommes blancs issus non pas de la classe populaire mais moyenne, bien « élevés », passés par le sérail universitaire et s’étant voués au corps médical pour des raisons plus liées au pouvoir et au lucre, qu’au bien-être de leurs patients.

Tentons de comprendre, avec Deirdre English (1948) et Barbara Ehrenreich (1941) comment cette construction sociale s’est imposée au fil des deux derniers siècles. Sur quoi repose-t-elle ? Contre quoi eut-elle à lutter pour parvenir à ses fins et étendre son hégémonie ?

Aux États-Unis, durant la totalité du XVIIIe siècle, ainsi que pendant une bonne moitié du siècle suivant, on constate que les activités d’ordre médical sont largement dévolues aux femmes qui officient à la manière de leurs ancêtres européennes, c’est-à-dire de façon empirique grâce à des recettes de bonnes femmes (exprimé au sens non péjoratif), autrement dit en connaisseuses des simples et des remèdes efficaces (cet héritage fut quelque peu fragilisé puisqu’il fallut s’adapter aux plantes nord-américaines que l’on ne connaissait pas en Europe, jusqu’alors usitées par les seuls Amérindiens et dont les savoirs ancestraux non écrits s’égarèrent en même temps que les colons en réglèrent l’éradication).

Ainsi, chaque village possédait sa guérisseuse à qui l’on offrait ce qu’on avait pour la dédommager de sa bienveillance, puisque ses fonctions ne lui assuraient en aucun cas un quelconque statut professionnel. Il n’en découlait donc aucun moyen de gagner inconsidérément de l’argent car tel n’était pas l’objectif. On vit surgir, à travers ce que l’on appelle le Popular Health Movement, plusieurs courants regroupés sous cette même bannière, multitude de sociétés d’hygiène et de physiologie, dont le but non lucratif était d’étendre un minimum de connaissances sur les sujets de l’hygiène quotidienne et de la médecine populaire de tous les jours. Mais c’était sans compter l’émergence des médecins dits « réguliers », aux études pas ou peu substantielles à leurs débuts et parfaitement convenues, donnant lieu à d’onéreuses « consultations » particulièrement stéréotypées et dont on peut interroger l’efficience, tant le médical semble y être oublié au profit d’une volonté de mettre en avant un « prestige ». Ces médecins eurent avec eux la loi qui les consacra officiellement comme praticiens légaux au détriment des thérapeutes empiriques. Malgré une lutte âpre qui dessina une césure entre la classe dominante et les classes populaires, entre ces médecins « réguliers » et les mouvements médicaux alternatifs, le monopole des premiers ne fit que croître au fur et à mesure qu’avançait le XIXe siècle. Tout d’abord balbutiantes, cette science et cette médecine officielles étaient parfaitement dénuées d’effets positifs, le but étant plus d’évincer prioritairement les femmes du panorama médical, ainsi que les Noirs, hommes comme femmes, ou encore les hommes blancs issus des classes les plus miséreuses. Durant un temps, il exista des écoles médicales sectaires, c’est-à-dire de ces mouvements médicaux détachés de l’enseignement dit officiel, en concurrence avec les médecins réguliers. Encore attrayantes, ouvertes largement aux femmes, ces écoles aux pratiques empiriques promulguées surtout par des femmes, furent de plus en plus attaquées par les réguliers (à travers un phénomène que l’on peut encore voir aujourd’hui en France où un groupuscule de médecins met en danger l’homéopathie pour d’hypocrites et fallacieuses raisons). Non qu’on veuille attirer à soi ce potentiel vivier pour en faire de futurs médecins formatés par ce nouvel ordre en marche. Même pas ! Concurrencer, puis évincer. Tel était le projet qui s’aida du rejet motorisé par le racisme, le sexisme le plus désinhibé, un paternalisme pénible (« Allons, mon petit… »), un argumentaire supportant des théories fumeuses (la femme étant moins intelligente que l’homme, comment voulez-vous qu’elle devienne médecin, sérieusement ?), etc. Parallèlement à cela, l’institution médicale officielle se barricada, interdisant l’accès (onéreux) à ses temples aux femmes qu’elle était justement venue concurrencer dans un premier temps. Tout cela concourut, après une lutte menée contre des savoirs empiriques plus anciens, à l’érection d’un modèle médical inaccessible aux femmes, la suppression de ses positions alternatives afin qu’à l’homme échut la meilleure place, la seule place.

Quand on décide à qui va l’argent, on peut abattre bien des opposants, fussent-ils les plus nombreux ! Des fondations (Rockefeller, Carnegie, etc.), s’appuyant sur le pouvoir politique, législatif, économique et financier, purent imposer les vues de la classe dominante en matière de profession médicale aux États-Unis. On retiendra le rapport Flexner de 1910 dont les conclusions sans appel obligèrent de nombreuses écoles dites irrégulières à fermer leurs portes, les excluant de fait et les transposant dans l’illégalité (qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage). Mais cette concurrence désormais illégale ne fut pas même invitée à se faufiler par l’étroit goulet d’étranglement qui semblait se dessiner : on ne lui laissa même pas cette mince possibilité, pire on préféra la faire passer sous les fourches caudines !

Bien qu’elle représenta pendant longtemps un danger évident, la suprématie des médecins réguliers s’accompagna, en nombre, du déclin des étudiantes en médecine à la fin du XIXe siècle, bien qu’en 1912, une étude menée par un professeur de la Johns Hopkins University – première université de médecine des États-Unis fondée en 1876 – vint démontrer que la plupart des médecins d’alors étaient moins compétents que la plupart des sages-femmes qui exerçaient encore ! Peu importait, car « le résultat fut que les femmes de la classe moyenne abandonnèrent le combat contre la médecine masculine et acceptèrent les conditions imposées par la profession médicale masculine naissante »2. « Il n’est resté aux femmes que la fonction d’infirmière, et ce n’était en aucune façon un substitut aux rôles autonomes qui avaient été les leurs comme sages-femmes et comme soignantes généralistes »3, bien au contraire ! Après la destruction de la médecine populaire, de la réduction au silence de ses représentantes, que resta-t-il aux femmes qui en avaient auparavant la charge (et à celles qui, éventuellement, auraient pu/voulu suivre la trace de leurs aînées) ? La seule porte d’entrée (de sortie) fut la possibilité de devenir ce à quoi l’homme contraignit la femme : infirmière. Ce qui, de fait, fit grimper le nombre d’élèves en écoles d’infirmières alors que celui des inscrites en médecine ne faisait que s’effondrer. Les premières purent compter sur ces philanthropes que furent Florence Nightingale (1820-1910) et Louisa Schuyler (1837-1926), femmes de la moyenne/haute société édictant une philosophie de laquelle découla les bases d’une formation à destination de femmes issues de la classe ouvrière ou de la très petite classe moyenne. Cette « formation insistait sur l’attitude plutôt que sur les savoirs-faire. Le produit final, l’infirmière façon Nightingale, était tout simplement la Dame idéale, transplantée de la maison à l’hôpital, et dispensée de la responsabilité de la reproduction. Au docteur, elle apportait la vertu d’obéissance absolue propre aux bonnes épouses. Au patient, elle apportait le dévouement désintéressé d’une mère »4. Destinée à une mission unique – servir –, l’infirmière avait l’avantage de ne pas concurrencer le médecin et de ne proposer aucune doctrine novatrice (car pour Nightingale et consorts, il était évident que la science était hors de sa portée). Il s’agissait de faire du métier d’infirmière une vocation « naturelle » à la femme, car la femme, selon Nightingale, est d’instinct une infirmière, et ne saurait être, parce qu’elle n’en possède nullement l’aptitude, d’instinct un médecin. Tout cela contribua à la construction d’un personnage socio-professionnel, produit de l’oppression des femmes au sein de la société victorienne, ainsi que de l’établissement de stéréotypes quasiment indestructibles. Preuve en est : si l’on peut « masculiniser » le mort infirmière, le peut-on du mot médecin ? Une médecine ? C’est un remède, pas la personne qui l’ordonne ! Il n’en reste pas moins que le second épisode de chasse aux sorcières qui se déroula dès le milieu du XIXe siècle aux États-Unis eut pour conséquence très nette, qu’à l’époque où les deux autrices écrivirent cet essai, c’est-à-dire au début des années 1970, une sur-représentation des hommes dans le milieu médical : en effet, il y a 50 ans, on comptait seulement 7 % de femmes médecins aux États-Unis contre 34,10 % en 2015 (à titre de comparaison, pour la Grande-Bretagne : 24 % en 1970, 45,80 % en 2015).

Pour aller plus loin, des mêmes autrices chez le même éditeur : Fragiles et contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes.

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  1. p. 116.
  2. p. 81.
  3. p. 63.
  4. p. 93.

© Books of Dante – 2022